Desglaçons pour Alger ! Lâun des plus importants chantiers de glace du 19e siĂšcle se situait au lac de Sylans, dans lâAin (Le Poizat-Lalleyriat). De vieux bĂątiments tĂ©moignent encore dâune activitĂ© Ă©conomique passĂ©e qui nous rappelle la place majeure de la glace naturelle dans la vie quotidienne avant la crĂ©ation des
ĆUVRES COMPLĂTES DE GUSTAVE FLAUBERT BOUVARD ET PĂCUCHET ĆUVRE POSTHUME PARIS LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ĂDITEUR 17, BOULEVARD DE LA MADELEINE, 17 MDCCCCX I Comme il faisait une chaleur de 33 degrĂ©s, le boulevard Bourdon se trouvait absolument dĂ©sert. Plus bas, le canal Saint-Martin, fermĂ© par les deux Ă©cluses, Ă©talait en ligne droite son eau couleur dâencre. Il y avait au milieu un bateau plein de bois, et sur la berge deux rangs de barriques. Au delĂ du canal, entre les maisons que sĂ©parent des chantiers, le grand ciel pur se dĂ©coupait en plaques dâoutremer, et sous la rĂ©verbĂ©ration du soleil, les façades blanches, les toits dâardoises, les quais de granit Ă©blouissaient. Une rumeur confuse montait au loin dans lâatmosphĂšre tiĂšde ; et tout semblait engourdi par le dĂ©sĆuvrement du dimanche et la tristesse des jours dâĂ©tĂ©. Deux hommes parurent. Lâun venait de la Bastille, lâautre du Jardin des Plantes. Le plus grand, vĂȘtu de toile, marchait le chapeau en arriĂšre, le gilet dĂ©boutonnĂ© et sa cravate Ă la main. Le plus petit, dont le corps disparaissait dans une redingote marron, baissait la tĂȘte sous une casquette Ă visiĂšre pointue. Quand ils furent arrivĂ©s au milieu du boulevard, ils sâassirent, Ă la mĂȘme minute, sur le mĂȘme banc. Pour sâessuyer le front, ils retirĂšrent leurs coiffures, que chacun posa prĂšs de soi ; et le petit homme aperçut, Ă©crit dans le chapeau de son voisin Bouvard ; pendant que celui-ci distinguait aisĂ©ment dans la casquette du particulier en redingote le mot PĂ©cuchet. â Tiens, dit-il, nous avons eu la mĂȘme idĂ©e, celle dâinscrire notre nom dans nos couvre-chefs. â Mon Dieu, oui, on pourrait prendre le mien Ă mon bureau ! â Câest comme moi, je suis employĂ©. Alors ils se considĂ©rĂšrent. Lâaspect aimable de Bouvard charma de suite PĂ©cuchet. Ses yeux bleuĂątres, toujours entre-clos, souriaient dans son visage colorĂ©. Un pantalon Ă grand-pont, qui godait par le bas sur des souliers de castor, moulait son ventre, faisait bouffer sa chemise Ă la ceinture ; et ses cheveux blonds, frisĂ©s dâeux-mĂȘmes en boucles lĂ©gĂšres, lui donnaient quelque chose dâenfantin. Il poussait du bout des lĂšvres une espĂšce de sifflement continu. Lâair sĂ©rieux de PĂ©cuchet frappa Bouvard. On aurait dit quâil portait une perruque, tant les mĂšches garnissant son crĂąne Ă©levĂ© Ă©taient plates et noires. Sa figure semblait toute en profil, Ă cause du nez qui descendait trĂšs bas. Ses jambes, prises dans des tuyaux de lasting, manquaient de proportion avec la longueur du buste, et il avait une voix forte, caverneuse. Cette exclamation lui Ă©chappa â Comme on serait bien Ă la campagne ! Mais la banlieue, selon Bouvard, Ă©tait assommante par le tapage des guinguettes. PĂ©cuchet pensait de mĂȘme. Il commençait nĂ©anmoins Ă se sentir fatiguĂ© de la capitale, Bouvard aussi. Et leurs yeux erraient sur des tas de pierres Ă bĂątir, sur lâeau hideuse oĂč une botte de paille flottait, sur la cheminĂ©e dâune usine se dressant Ă lâhorizon ; des miasmes dâĂ©gout sâexhalaient. Ils se tournĂšrent de lâautre cĂŽtĂ©. Alors ils eurent devant eux les murs du Grenier dâabondance. DĂ©cidĂ©ment et PĂ©cuchet en Ă©tait surpris on avait encore plus chaud dans les rues que chez soi ! Bouvard lâengagea Ă mettre bas sa redingote. Lui, il se moquait du quâen-dira-t-on ! Tout Ă coup un ivrogne traversa en zigzag le trottoir ; et, Ă propos des ouvriers, ils entamĂšrent une conversation politique. Leurs opinions Ă©taient les mĂȘmes, bien que Bouvard fĂ»t peut-ĂȘtre plus libĂ©ral. Un bruit de ferrailles sonna sur le pavĂ© dans un tourbillon de poussiĂšre câĂ©taient trois calĂšches de remise qui sâen allaient vers Bercy, promenant une mariĂ©e avec son bouquet, des bourgeois en cravate blanche, des dames enfouies jusquâaux aisselles dans leur jupon, deux ou trois petites filles, un collĂ©gien. La vue de cette noce amena Bouvard et PĂ©cuchet Ă parler des femmes, quâils dĂ©clarĂšrent frivoles, acariĂątres, tĂȘtues. MalgrĂ© cela, elles Ă©taient souvent meilleures que les hommes ; dâautres fois elles Ă©taient pires. Bref, il valait mieux vivre sans elles ; aussi PĂ©cuchet Ă©tait restĂ© cĂ©libataire. â Moi, je suis veuf, dit Bouvard, et sans enfants ! â Câest peut-ĂȘtre un bonheur pour vous ? Mais la solitude Ă la longue Ă©tait bien triste. Puis, au bord du quai parut une fille de joie avec un soldat. BlĂȘme, les cheveux noirs et marquĂ©e de petite vĂ©role, elle sâappuyait sur le bras du militaire, en traĂźnant des savates et balançant les hanches. Quand elle fut plus loin, Bouvard se permit une rĂ©flexion obscĂšne. PĂ©cuchet devint trĂšs rouge, et sans doute pour sâĂ©viter de rĂ©pondre, lui dĂ©signa du regard un prĂȘtre qui sâavançait. LâecclĂ©siastique descendit avec lenteur lâavenue des maigres ormeaux jalonnant le trottoir, et Bouvard, dĂšs quâil nâaperçut plus le tricorne, se dĂ©clara soulagĂ©, car il exĂ©crait les jĂ©suites. PĂ©cuchet, sans les absoudre, montra quelque dĂ©fĂ©rence pour la religion. Cependant le crĂ©puscule tombait, et des persiennes en face sâĂ©taient relevĂ©es. Les passants devinrent plus nombreux. Sept heures sonnĂšrent. Leurs paroles coulaient intarissablement, les remarques succĂ©dant aux anecdotes, les aperçus philosophiques aux considĂ©rations individuelles. Ils dĂ©nigrĂšrent le corps des ponts et chaussĂ©es, la rĂ©gie des tabacs, le commerce, les théùtres, notre marine et tout le genre humain, comme des gens qui ont subi de grands dĂ©boires. Chacun en Ă©coutant lâautre retrouvait des parties de lui-mĂȘme oubliĂ©es. Et bien quâils eussent passĂ© lâĂąge des Ă©motions naĂŻves, ils Ă©prouvaient un plaisir nouveau, une sorte dâĂ©panouissement, le charme des tendresses Ă leur dĂ©but. Vingt fois ils sâĂ©taient levĂ©s, sâĂ©taient rassis et avaient fait la longueur du boulevard, depuis lâĂ©cluse dâamont jusquâĂ lâĂ©cluse dâaval, chaque fois voulant sâen aller, nâen ayant pas la force, retenus par une fascination. Ils se quittaient pourtant, et leurs mains Ă©taient jointes, quand Bouvard dit tout Ă coup â Ma foi ! si nous dĂźnions ensemble ? â Jâen avais lâidĂ©e ! reprit PĂ©cuchet, mais je nâosais pas vous le proposer ! Et il se laissa conduire en face de lâHĂŽtel de Ville, dans un petit restaurant oĂč lâon serait bien. Bouvard commanda le menu. PĂ©cuchet avait peur des Ă©pices comme pouvant lui incendier le corps. Ce fut lâobjet dâune discussion mĂ©dicale. Ensuite, ils glorifiĂšrent les avantages des sciences que de choses Ă connaĂźtre ! que de recherches⊠si on avait le temps ! HĂ©las, le gagne-pain lâabsorbait ; et ils levĂšrent les bras dâĂ©tonnement, ils faillirent sâembrasser par-dessus la table en dĂ©couvrant quâils Ă©taient tous les deux copistes, Bouvard dans une maison de commerce, PĂ©cuchet au ministĂšre de la marine ; ce qui ne lâempĂȘchait pas de consacrer, chaque soir, quelques moments Ă lâĂ©tude. Il avait notĂ© des fautes dans lâouvrage de M. Thiers, et il parla avec le plus grand respect dâun certain Dumouchel, professeur. Bouvard lâemportait par dâautres cĂŽtĂ©s. Sa chaĂźne de montre en cheveux et la maniĂšre dont il battait la rĂ©molade dĂ©celaient le roquentin plein dâexpĂ©rience, et il mangeait, le coin de la serviette dans lâaisselle, en dĂ©bitant des choses qui faisaient rire PĂ©cuchet. CâĂ©tait un rire particulier, une seule note trĂšs basse, toujours la mĂȘme, poussĂ©e Ă de longs intervalles. Celui de Bouvard Ă©tait contenu, sonore, dĂ©couvrait ses dents, lui secouait les Ă©paules, et les consommateurs Ă la porte sâen retournaient. Le repas fini, ils allĂšrent prendre le cafĂ© dans un autre Ă©tablissement. PĂ©cuchet, en contemplant les becs de gaz, gĂ©mit sur le dĂ©bordement du luxe, puis, dâun geste dĂ©daigneux, Ă©carta les journaux. Bouvard Ă©tait plus indulgent Ă leur endroit. Il aimait tous les Ă©crivains en gĂ©nĂ©ral et avait eu dans sa jeunesse des dispositions pour ĂȘtre acteur. Il voulut faire des tours dâĂ©quilibre avec une queue de billard et deux boules dâivoire, comme en exĂ©cutait Barberou, un de ses amis. Invariablement elles tombaient, et, roulant sur le plancher entre les jambes des personnes, allaient se perdre au loin. Le garçon, qui se levait toutes les fois pour les chercher Ă quatre pattes sous les banquettes, finit par se plaindre. PĂ©cuchet eut une querelle avec lui ; le limonadier survint, il nâĂ©couta pas ses excuses et mĂȘme chicana sur la consommation. Il proposa ensuite de terminer la soirĂ©e paisiblement dans son domicile, qui Ă©tait tout prĂšs, rue Saint-Martin. Ă peine entrĂ©, il endossa une maniĂšre de camisole en indienne et fit les honneurs de son appartement. Un bureau de sapin, placĂ© juste dans le milieu, incommodait par ses angles ; et tout autour, sur des planchettes, sur les trois chaises, sur le vieux fauteuil et dans les coins se trouvaient pĂȘle-mĂȘle plusieurs volumes de lâEncyclopĂ©die Roret, le Manuel du magnĂ©tiseur, un FĂ©nelon, dâautres bouquins, avec des tas de paperasses, deux noix de coco, diverses mĂ©dailles, un bonnet turc et des coquilles rapportĂ©es du Havre par Dumouchel. Une couche de poussiĂšre veloutait les murailles, autrefois peintes en jaune. La brosse pour les souliers traĂźnait au bord du lit, dont les draps pendaient. On voyait au plafond une grande tache noire produite par la fumĂ©e de la lampe. Bouvard, Ă cause de lâodeur sans doute, demanda la permission dâouvrir la fenĂȘtre. â Les papiers sâenvoleraient ! sâĂ©cria PĂ©cuchet, qui redoutait, en plus, les courants dâair. Cependant il haletait dans cette petite chambre, chauffĂ©e depuis le matin par les ardoises de la toiture. Bouvard lui dit â Ă votre place, jâĂŽterais ma flanelle ! â Comment ! Et PĂ©cuchet baissa la tĂȘte, sâeffrayant Ă lâhypothĂšse de ne plus avoir son gilet de santĂ©. â Faites-moi la conduite, reprit Bouvard, lâair extĂ©rieur vous rafraĂźchira. Enfin PĂ©cuchet repassa ses bottes en grommelant â Vous mâensorcelez, ma parole dâhonneur ! Et malgrĂ© la distance, il lâaccompagna jusque chez lui, au coin de la rue de BĂ©thune, en face le pont de la Tournelle. La chambre de Bouvard, bien cirĂ©e, avec des rideaux de percale et des meubles en acajou, jouissait dâun balcon ayant vue sur la riviĂšre. Les deux ornements principaux Ă©taient un porte-liqueurs au milieu de la commode, et, le long de la glace, des daguerrĂ©otypes reprĂ©sentant des amis ; une peinture Ă lâhuile occupait lâalcĂŽve. â Mon oncle ! dit Bouvard. Et le flambeau quâil tenait Ă©claira un monsieur. Des favoris rouges Ă©largissaient son visage surmontĂ© dâun toupet frisant par la pointe. Sa haute cravate, avec le triple col de la chemise, du gilet de velours et de lâhabit noir, lâengonçaient. On avait figurĂ© des diamants sur le jabot. Ses yeux Ă©taient bridĂ©s aux pommettes, et il souriait dâun petit air narquois. PĂ©cuchet ne put sâempĂȘcher de dire â On le prendrait plutĂŽt pour votre pĂšre ! â Câest mon parrain, rĂ©pliqua Bouvard nĂ©gligemment, ajoutant quâil sâappelait de ses noms de baptĂȘme François-Denys-BartholomĂ©e. Ceux de PĂ©cuchet Ă©taient Juste-Romain-Cyrille, â et ils avaient le mĂȘme Ăąge quarante-sept ans. Cette coĂŻncidence leur fit plaisir, mais les surprit, chacun ayant cru lâautre beaucoup moins jeune. Ensuite, ils admirĂšrent la Providence, dont les combinaisons parfois sont merveilleuses. â Car, enfin, si nous nâĂ©tions pas sortis tantĂŽt pour nous promener, nous aurions pu mourir avant de nous connaĂźtre ! Et sâĂ©tant donnĂ© lâadresse de leurs patrons, ils se souhaitĂšrent une bonne nuit. â Nâallez pas voir les dames ! cria Bouvard dans lâescalier. PĂ©cuchet descendit les marches sans rĂ©pondre Ă la gaudriole. Le lendemain, dans la cour de MM. Descambos frĂšres tissus dâAlsace, rue Hautefeuille, 92, une voix appela â Bouvard ! Monsieur Bouvard ! Celui-ci passa la tĂȘte par les carreaux et reconnut PĂ©cuchet qui articula plus fort â Je ne suis pas malade ! Je lâai retirĂ©e ! â Quoi donc ? â Elle ! dit PĂ©cuchet, en dĂ©signant sa poitrine. Tous les propos de la journĂ©e, avec la tempĂ©rature de lâappartement et les labeurs de la digestion, lâavaient empĂȘchĂ© de dormir, si bien que, nây tenant plus, il avait rejetĂ© loin de lui sa flanelle. Le matin, il sâĂ©tait rappelĂ© son action, heureusement sans consĂ©quence, et il venait en instruire Bouvard, qui, par lĂ , fut placĂ© dans son estime Ă une prodigieuse hauteur. Il Ă©tait le fils dâun petit marchand et nâavait pas connu sa mĂšre, morte trĂšs jeune. On lâavait, Ă quinze ans, retirĂ© de pension pour le mettre chez un huissier. Les gendarmes y survinrent, et le patron fut envoyĂ© aux galĂšres ; histoire farouche qui lui causait encore de lâĂ©pouvante. Ensuite, il avait essayĂ© de plusieurs Ă©tats Ă©lĂšve en pharmacie, maĂźtre dâĂ©tudes, comptable sur un des paquebots de la haute Seine. Enfin, un chef de division, sĂ©duit par son Ă©criture, lâavait engagĂ© comme expĂ©ditionnaire ; mais la conscience dâune instruction dĂ©fectueuse, avec les besoins dâesprit quâelle lui donnait, irritaient son humeur ; et il vivait complĂštement seul, sans parents, sans maĂźtresse. Sa distraction Ă©tait, le dimanche, dâinspecter les travaux publics. Les plus vieux souvenirs de Bouvard le reportaient sur les bords de la Loire, dans une cour de ferme. Un homme, qui Ă©tait son oncle, lâavait emmenĂ© Ă Paris pour lui apprendre le commerce. Ă sa majoritĂ©, on lui versa quelques mille francs. Alors il avait pris femme et ouvert une boutique de confiseur. Six mois plus tard, son Ă©pouse disparaissait en emportant la caisse. Les amis, la bonne chĂšre, et surtout la paresse, avaient promptement achevĂ© sa ruine. Mais il eut lâinspiration dâutiliser sa belle main ; et depuis douze ans, il se tenait dans la mĂȘme place, chez MM. Descambos frĂšres tissus, rue Hautefeuille, 92. Quant Ă son oncle, qui autrefois lui avait expĂ©diĂ© comme souvenir le fameux portrait, Bouvard ignorait mĂȘme sa rĂ©sidence et nâen attendait plus rien. Quinze cents livres de revenu et ses gages de copiste lui permettaient dâaller, tous les soirs, faire un somme dans un estaminet. Ainsi leur rencontre avait eu lâimportance dâune aventure. Ils sâĂ©taient, tout de suite, accrochĂ©s par des fibres secrĂštes. Dâailleurs, comment expliquer les sympathies ? Pourquoi telle particularitĂ©, telle imperfection, indiffĂ©rente ou odieuse dans celui-ci enchante-t-elle dans celui-lĂ ? Ce quâon appelle le coup de foudre est vrai pour toutes les passions. Avant la fin de la semaine, ils se tutoyĂšrent. Souvent, ils venaient se chercher Ă leur comptoir. DĂšs que lâun paraissait, lâautre fermait son pupitre, et ils sâen allaient ensemble dans les rues. Bouvard marchait Ă grandes enjambĂ©es, tandis que PĂ©cuchet, multipliant les pas, avec sa redingote qui lui battait les talons, semblait glisser sur des roulettes. De mĂȘme leurs goĂ»ts particuliers sâharmonisaient. Bouvard fumait la pipe, aimait le fromage, prenait rĂ©guliĂšrement sa demi-tasse. PĂ©cuchet prisait, ne mangeait au dessert que des confitures et trempait un morceau de sucre dans le cafĂ©. Lâun Ă©tait confiant, Ă©tourdi, gĂ©nĂ©reux ; lâautre discret, mĂ©ditatif, Ă©conome. Pour lui ĂȘtre agrĂ©able, Bouvard voulut faire Ă PĂ©cuchet la connaissance de Barberou. CâĂ©tait un ancien commis voyageur, actuellement boursier, trĂšs bon enfant, patriote, ami des dames, et qui affectait le langage faubourien. PĂ©cuchet le trouva dĂ©plaisant et il conduisit Bouvard chez Dumouchel. Cet auteur car il avait publiĂ© une petite mnĂ©motechnie donnait des leçons de littĂ©rature dans un pensionnat de jeunes personnes, avait des opinions orthodoxes et la tenue sĂ©rieuse. Il ennuya Bouvard. Aucun des deux nâavait cachĂ© Ă lâautre son opinion. Chacun en reconnut la justesse. Leurs habitudes changĂšrent et, quittant leur pension bourgeoise, ils finirent par dĂźner ensemble tous les jours. Ils faisaient des rĂ©flexions sur les piĂšces de théùtre dont on parlait, sur le gouvernement, la chertĂ© des vivres, les fraudes du commerce. De temps Ă autre, lâhistoire du Collier ou le procĂšs de FualdĂšs revenait dans leurs discours ; et puis, ils cherchaient les causes de la RĂ©volution. Ils flĂąnaient le long des boutiques de bric-Ă -brac. Ils visitĂšrent le Conservatoire des arts et mĂ©tiers, Saint-Denis, les Gobelins, les Invalides et toutes les collections publiques. Quand on demandait leur passeport, ils faisaient mine de lâavoir perdu, se donnant pour deux Ă©trangers, deux Anglais. Dans les galeries du MusĂ©um, ils passĂšrent avec Ă©bahissement devant les quadrupĂšdes empaillĂ©s, avec plaisir devant les papillons, avec indiffĂ©rence devant les mĂ©taux ; les fossiles les firent rĂȘver, la conchyliologie les ennuya. Ils examinĂšrent les serres chaudes par les vitres, et frĂ©mirent en songeant que tous ces feuillages distillaient des poisons. Ce quâils admirĂšrent du cĂšdre, câest quâon lâeĂ»t rapportĂ© dans un chapeau. Ils sâefforcĂšrent au Louvre de sâenthousiasmer pour RaphaĂ«l. Ă la grande bibliothĂšque, ils auraient voulu connaĂźtre le nombre exact des volumes. Une fois, ils entrĂšrent au cours dâarabe du CollĂšge de France, et le professeur fut Ă©tonnĂ© de voir ces deux inconnus qui tĂąchaient de prendre des notes. GrĂące Ă Barberou, ils pĂ©nĂ©trĂšrent dans les coulisses dâun petit théùtre. Dumouchel leur procura des billets pour une sĂ©ance de lâAcadĂ©mie. Ils sâinformaient des dĂ©couvertes, lisaient les prospectus, et, par cette curiositĂ©, leur intelligence se dĂ©veloppa. Au fond dâun horizon plus lointain chaque jour ils apercevaient des choses Ă la fois confuses et merveilleuses. En admirant un vieux meuble, ils regrettaient de nâavoir pas vĂ©cu Ă lâĂ©poque oĂč il servait, bien quâils ignorassent absolument cette Ă©poque-lĂ . DâaprĂšs de certains noms, ils imaginaient des pays dâautant plus beaux quâils nâen pouvaient rien prĂ©ciser. Les ouvrages dont les titres Ă©taient pour eux inintelligibles leur semblaient contenir un mystĂšre. Et ayant plus dâidĂ©es, ils eurent plus de souffrances. Quand une malle-poste les croisait dans les rues, ils sentaient le besoin de partir avec elle. Le quai aux Fleurs les faisait soupirer pour la campagne. Un dimanche ils se mirent en marche dĂšs le matin, et, passant par Meudon, Bellevue, Suresnes, Auteuil, tout le long du jour ils vagabondĂšrent entre les vignes, arrachĂšrent des coquelicots au bord des champs, dormirent sur lâherbe, burent du lait, mangĂšrent sous les acacias des guinguettes, et rentrĂšrent fort tard, poudreux, extĂ©nuĂ©s, ravis. Ils renouvelĂšrent souvent ces promenades. Les lendemains Ă©taient si tristes, quâils finirent par sâen priver. La monotonie du bureau leur devenait odieuse. Continuellement le grattoir et la sandaraque, le mĂȘme encrier, les mĂȘmes plumes et les mĂȘmes compagnons ! Les jugeant stupides, ils leur parlaient de moins en moins. Cela leur valut des taquineries. Ils arrivaient tous les jours aprĂšs lâheure, et reçurent des semonces. Autrefois, ils se trouvaient presque heureux ; mais leur mĂ©tier les humiliait depuis quâils sâestimaient davantage, et ils se renforçaient dans ce dĂ©goĂ»t, sâexaltaient mutuellement, se gĂątaient. PĂ©cuchet contracta la brusquerie de Bouvard, Bouvard prit quelque chose de la morositĂ© de PĂ©cuchet. â Jâai envie de me faire saltimbanque sur les places publiques ! disait lâun. â Autant ĂȘtre chiffonnier ! sâĂ©criait lâautre. Quelle situation abominable ! Et nul moyen dâen sortir ! Pas mĂȘme dâespĂ©rance ! Un aprĂšs-midi câĂ©tait le 20 janvier 1839, Bouvard Ă©tant Ă son comptoir reçut une lettre, apportĂ©e par le facteur. Ses bras se levĂšrent, sa tĂȘte peu Ă peu se renversait et il tomba Ă©vanoui sur le carreau. Les commis se prĂ©cipitĂšrent, on lui ĂŽta sa cravate. On envoya chercher un mĂ©decin. Il rouvrit les yeux ; puis aux questions quâon lui faisait â Ah !⊠câest que⊠câest que⊠un peu dâair me soulagera. Non ! laissez-moi ! permettez ! Et malgrĂ© sa corpulence, il courut tout dâune haleine jusquâau ministĂšre de la Marine, se passant la main sur le front, croyant devenir fou, tĂąchant de se calmer. Il fit demander PĂ©cuchet. PĂ©cuchet parut. â Mon oncle est mort ! jâhĂ©rite ! â Pas possible ! Bouvard montre les lignes suivantes ĂTUDE DE Me TARDIVEL NOTAIRE Savigny-en-Septaine, 14 janvier 1839. Monsieur, Je vous prie de vous rendre en mon Ă©tude, pour y prendre connaissance du testament de votre pĂšre naturel, M. François-Denys-BartholomĂ©e Bouvard, ex-nĂ©gociant dans la ville de Nantes, dĂ©cĂ©dĂ© en cette commune le 10 du prĂ©sent mois. Ce testament contient en votre faveur une disposition trĂšs importante. AgrĂ©ez, Monsieur, lâassurance de mes respects. TARDIVEL, notaire. » PĂ©cuchet fut obligĂ© de sâasseoir sur une borne dans la cour. Puis il rendit le papier en disant lentement â Pourvu⊠que ce ne soit pas⊠quelque farce ! â Tu crois que câest une farce ! reprit Bouvard dâune voix Ă©tranglĂ©e, pareille Ă un rĂąle de moribond. Mais le timbre de la poste, le nom de lâĂ©tude en caractĂšres dâimprimerie, la signature du notaire, tout prouvait lâauthenticitĂ© de la nouvelle ; â et ils se regardĂšrent avec un tremblement du coin de la bouche et une larme qui roulait dans leurs yeux fixes. Lâespace leur manquait. Ils allĂšrent jusquâĂ lâArc de Triomphe, revinrent par le bord de lâeau, dĂ©passĂšrent Notre-Dame. Bouvard Ă©tait trĂšs rouge. Il donna Ă PĂ©cuchet des coups de poing dans le dos, et pendant cinq minutes, dĂ©raisonna complĂštement. Ils ricanaient malgrĂ© eux. Cet hĂ©ritage, bien sĂ»r, devait se monter⊠â Ah ! ce serait trop beau ! nâen parlons plus. Ils en reparlaient. Rien nâempĂȘchait de demander tout de suite des explications. Bouvard Ă©crivit au notaire pour en avoir. Le notaire envoya la copie du testament, lequel se terminait ainsi En consĂ©quence, je donne Ă François-Denys-BartholomĂ©e Bouvard, mon fils naturel reconnu, la portion de mes biens disponible par la loi. » Le bonhomme avait eu ce fils dans sa jeunesse, mais il lâavait tenu Ă lâĂ©cart soigneusement, le faisant passer pour un neveu ; et le neveu lâavait toujours appelĂ© mon oncle, bien que sachant Ă quoi sâen tenir. Vers la quarantaine, M. Bouvard sâĂ©tait mariĂ©, puis Ă©tait devenu veuf. Ses deux fils lĂ©gitimes ayant tournĂ© contrairement Ă ses vues, un remords lâavait pris sur lâabandon oĂč il laissait depuis tant dâannĂ©es son autre enfant. Il lâeĂ»t mĂȘme fait venir chez lui, sans lâinfluence de sa cuisiniĂšre. Elle le quitta, grĂące aux manĆuvres de la famille, et, dans son isolement, prĂšs de mourir, il voulut rĂ©parer ses torts en lĂ©guant au fruit de ses premiĂšres amours tout ce quâil pouvait de sa fortune. Elle sâĂ©levait Ă la moitiĂ© dâun million, ce qui faisait pour le copiste deux cent cinquante mille francs. LâaĂźnĂ© des frĂšres, M. Ătienne, avait annoncĂ© quâil respecterait le testament. Bouvard tomba dans une sorte dâhĂ©bĂ©tude. Il rĂ©pĂ©tait Ă voix basse, en souriant du sourire paisible des ivrognes â Quinze mille livres de rente ! Et PĂ©cuchet, dont la tĂȘte pourtant Ă©tait plus forte, nâen revenait pas. Ils furent secouĂ©s brusquement par une lettre de Tardivel. Lâautre fils, M. Alexandre, dĂ©clarait son intention de rĂ©gler tout devant la justice, et mĂȘme dâattaquer le legs sâil le pouvait, exigeant au prĂ©alable scellĂ©s, inventaire, nomination dâun sĂ©questre, etc.! Bouvard en eut une maladie bilieuse. Ă peine convalescent, il sâembarqua pour Savigny, dâoĂč il revint, sans conclusion dâaucune sorte et dĂ©plorant ses frais de voyage. Puis ce furent des insomnies, des alternatives de colĂšre et dâespoir, dâexaltation et dâabattement. Enfin, au bout de six mois, le sieur Alexandre sâapaisant, Bouvard entra en possession de lâhĂ©ritage. Son premier cri avait Ă©tĂ© â Nous nous retirerons Ă la campagne ! Et ce mot qui liait son ami Ă son bonheur, PĂ©cuchet lâavait trouvĂ© tout simple. Car lâunion de ces deux hommes Ă©tait absolue et profonde. Mais comme il ne pouvait point vivre aux crochets de Bouvard, il ne partirait pas avant sa retraite. Encore deux ans ; nâimporte ! Il demeura inflexible et la chose fut dĂ©cidĂ©e. Pour savoir oĂč sâĂ©tablir, ils passĂšrent en revue toutes les provinces. Le Nord Ă©tait fertile, mais trop froid ; le Midi enchanteur par son climat, mais incommode vu les moustiques, et le Centre, franchement, nâavait rien de curieux. La Bretagne leur aurait convenu, sans lâesprit cagot des habitants. Quant aux rĂ©gions de lâEst, Ă cause du patois germanique, il nây fallait pas songer. Mais il y avait dâautres pays. QuâĂ©tait-ce, par exemple, que le Forez, le Bugey, le Roumois ? Les cartes de gĂ©ographie nâen disaient rien. Du reste, que leur maison fĂ»t dans tel endroit ou dans tel autre, lâimportant câest quâils en auraient une. DĂ©jĂ ils se voyaient en manches de chemise, au bord dâune plate-bande, Ă©mondant des rosiers, et bĂȘchant, binant, maniant de la terre, dĂ©potant des tulipes. Ils se rĂ©veilleraient au chant de lâalouette pour suivre les charrues, iraient avec un panier cueillir des pommes, regarderaient faire le beurre, battre le grain, tondre les moutons, soigner les ruches, et se dĂ©lecteraient au mugissement des vaches et Ă la senteur des foins coupĂ©s. Plus dâĂ©critures ! plus de chefs ! plus mĂȘme de terme Ă payer ! Car ils possĂšderaient un domicile Ă eux ! Et ils mangeraient les poules de leur basse-cour, les lĂ©gumes de leur jardin, et dĂźneraient en gardant leurs sabots ! â Nous ferons tout ce qui nous plaira ! nous laisserons pousser notre barbe ! Ils sâachetĂšrent des instruments horticoles, puis un tas de choses qui pourraient peut-ĂȘtre servir », telles quâune boĂźte Ă outils il en faut toujours dans une maison, ensuite des balances, une chaĂźne dâarpenteur, une baignoire en cas quâils ne fussent malades, un thermomĂštre et mĂȘme un baromĂštre systĂšme Gay-Lussac » pour des expĂ©riences de physique, si la fantaisie leur en prenait. Il ne serait pas mal, non plus car on ne peut pas toujours travailler dehors, dâavoir quelques bons ouvrages de littĂ©rature, et ils en cherchĂšrent, fort embarrassĂ©s parfois de savoir si tel livre Ă©tait vraiment un livre de bibliothĂšque ». Bouvard tranchait la question â Eh ! nous nâaurons pas besoin de bibliothĂšque. â Dâailleurs jâai la mienne, disait PĂ©cuchet. Dâavance, ils sâorganisaient. Bouvard emporterait ses meubles, PĂ©cuchet sa grande table noire ; on tirerait parmi des rideaux et avec un peu de batterie de cuisine ce serait bien suffisant. Ils sâĂ©taient jurĂ© de taire tout cela, mais leur figure rayonnait. Aussi leurs collĂšgues les trouvaient drĂŽles. Bouvard, qui Ă©crivait Ă©talĂ© sur son pupitre et les coudes en dehors pour mieux arrondir sa bĂątarde, poussait son espĂšce de sifflement tout en clignant dâun air malin ses lourdes paupiĂšres. PĂ©cuchet, juchĂ© sur un grand tabouret de paille, soignait toujours les jambages de sa longue Ă©criture, mais en gonflant les narines, pinçait les lĂšvres, comme sâil avait peur de lĂącher son secret. AprĂšs dix-huit mois de recherches, ils nâavaient rien trouvĂ©. Ils firent des voyages dans tous les environs de Paris, et depuis Amiens jusquâĂ Ăvreux, et de Fontainebleau jusquâau Havre. Ils voulaient une campagne qui fĂ»t bien la campagne, sans tenir prĂ©cisĂ©ment Ă un site pittoresque, mais un horizon bornĂ© les attristait. Ils fuyaient le voisinage des habitations et redoutaient pourtant la solitude. Quelquefois ils se dĂ©cidaient, puis craignant de se repentir plus tard, ils changeaient dâavis, lâendroit leur ayant paru malsain, ou exposĂ© au vent de mer, ou trop prĂšs dâune manufacture ou dâun abord difficile. Barberou les sauva. Il connaissait leur rĂȘve, et un beau jour vint leur dire quâon lui avait parlĂ© dâun domaine, Ă Chavignolles, entre Caen et Falaise. Cela consistait en une ferme de trente-huit hectares, avec une maniĂšre de chĂąteau et un jardin en plein rapport. Ils se transportĂšrent dans le Calvados et ils furent enthousiasmĂ©s. Seulement, tant de la ferme que de la maison lâune ne serait pas vendue sans lâautre, on exigeait cent quarante-trois mille francs. Bouvard nâen donnait que cent vingt mille. PĂ©cuchet combattit sont entĂȘtement, le pria de cĂ©der, enfin dĂ©clara quâil complĂšterait le surplus. CâĂ©tait toute sa fortune, provenant du patrimoine de sa mĂšre et de ses Ă©conomies. Jamais il nâen avait soufflĂ© mot, rĂ©servant ce capital pour une grande occasion. Tout fut payĂ© vers la fin de 1840, six mois avant sa retraite. Bouvard nâĂ©tait plus copiste. Dâabord, il avait continuĂ© ses fonctions par dĂ©fiance de lâavenir, mais sâen Ă©tait dĂ©mis une fois certain de lâhĂ©ritage. Cependant il retournait volontiers chez les MM. Descambos, et la veille de son dĂ©part il offrit un punch Ă tout le comptoir. PĂ©cuchet, au contraire, fut maussade pour ses collĂšgues, et sortit, le dernier jour, en claquant la porte brutalement. Il avait Ă surveiller les emballages, faire un tas de commissions, dâemplettes encore, et prendre congĂ© de Dumouchel ! Le professeur lui proposa un commerce Ă©pistolaire, oĂč il le tiendrait au courant de la littĂ©rature ; et aprĂšs des fĂ©licitations nouvelles, lui souhaita une bonne santĂ©. Barberou se montra plus sensible en recevant lâadieu de Bouvard. Il abandonna exprĂšs une partie de dominos, promit dâaller le voir lĂ -bas, commanda deux anisettes et lâembrassa. Bouvard, rentrĂ© chez lui, aspira sur son balcon une large bouffĂ©e dâair en se disant Enfin. » Les lumiĂšres des quais tremblaient dans lâeau, le roulement des omnibus au loin sâapaisait. Il se rappela des jours heureux passĂ©s dans cette grande ville, des pique-niques au restaurant, des soirs au théùtre, les commĂ©rages de sa portiĂšre, toutes ses habitudes ; et il sentit une dĂ©faillance de cĆur, une tristesse quâil nâosait pas sâavouer. PĂ©cuchet, jusquâĂ deux heures du matin, se promena dans sa chambre. Il ne reviendrait plus lĂ ; tant mieux ! et cependant, pour laisser quelque chose de lui, il grava son nom sur le plĂątre de la cheminĂ©e. Le plus gros du bagage Ă©tait parti dĂšs la veille. Les instruments de jardin, les couchettes, les matelas, les tables, les chaises, un calĂ©facteur, la baignoire et trois fĂ»ts de Bourgogne iraient par la Seine, jusquâau Havre, et de lĂ seraient expĂ©diĂ©s sur Caen, oĂč Bouvard qui les attendrait les ferait parvenir Ă Chavignolles. Mais le portrait de son pĂšre, les fauteuils, la cave Ă liqueurs, les bouquins, la pendule, tous les objets prĂ©cieux furent mis dans une voiture de dĂ©mĂ©nagement qui sâacheminerait par Nonancourt, Verneuil et Falaise. PĂ©cuchet voulut lâaccompagner. Il sâinstalla auprĂšs du conducteur, sur la banquette, et, couvert de sa plus vieille redingote, avec un cache-nez, des mitaines et sa chanceliĂšre de bureau, le dimanche 20 mars, au petit jour, il sortit de la capitale. Le mouvement et la nouveautĂ© du voyage lâoccupĂšrent les premiĂšres heures. Puis les chevaux se ralentirent, ce qui amena des disputes avec le conducteur et le charretier. Ils choisissaient dâexĂ©crables auberges, et, bien quâils rĂ©pondissent de tout, PĂ©cuchet, par excĂšs de prudence, couchait dans les mĂȘmes gĂźtes. Le lendemain, on repartait dĂšs lâaube ; et la route, toujours la mĂȘme, sâallongeait en montant jusquâau bord de lâhorizon. Les mĂštres de cailloux se succĂ©daient, les fossĂ©s Ă©taient pleins dâeau, la campagne sâĂ©talait par grandes surfaces dâun vert monotone et froid, des nuages couraient dans le ciel, de temps Ă autre la pluie tombait. Le troisiĂšme jour, des bourrasques sâĂ©levĂšrent. La bĂąche du chariot, mal attachĂ©e, claquait au vent comme la voile dâun navire. PĂ©cuchet baissait la figure sous sa casquette, et chaque fois quâil ouvrait sa tabatiĂšre, il lui fallait, pour garantir ses yeux, se retourner complĂštement. Pendant les cahots, il entendait osciller derriĂšre lui tout son bagage et prodiguait les recommandations. Voyant quâelles ne servaient Ă rien, il changea de tactique ; il fit le bon enfant, eut des complaisances ; dans les montĂ©es pĂ©nibles, il poussait Ă la roue avec les hommes ; il en vint jusquâĂ leur payer le gloria aprĂšs les repas. DĂšs lors, ils filĂšrent plus lestement, si bien quâaux environs de Gauburge lâessieu se rompit et le chariot resta penchĂ©. PĂ©cuchet visita tout de suite lâintĂ©rieur ; les tasses de porcelaine gisaient en morceaux. Il leva les bras, en grinçant des dents, maudit ces deux imbĂ©ciles ; et la journĂ©e suivante fut perdue Ă cause du charretier qui se grisa ; mais il nâeut pas la force de se plaindre, la coupe dâamertume Ă©tant remplie. Bouvard nâavait quittĂ© Paris que le surlendemain, pour dĂźner encore une fois avec Barberou. Il arriva dans la cour des Messageries Ă la derniĂšre minute, puis se rĂ©veilla devant la cathĂ©drale de Rouen ; il sâĂ©tait trompĂ© de diligence. Le soir, toutes les places pour Caen Ă©taient retenues ; ne sachant que faire, il alla au théùtre des Arts, et il souriait Ă ses voisins, disant quâil Ă©tait retirĂ© du nĂ©goce et nouvellement acquĂ©reur dâun domaine aux alentours. Quand il dĂ©barqua le vendredi Ă Caen, ses ballots nây Ă©taient pas. Il les reçut le dimanche et les expĂ©dia sur une charrette, ayant prĂ©venu le fermier quâil les suivrait de quelques heures. Ă Falaise, le neuviĂšme jour de son voyage, PĂ©cuchet prit un cheval de renfort, et jusquâau coucher du soleil on marcha bien. Au delĂ de Bretteville, ayant quittĂ© la grandâroute, il sâengagea dans un chemin de traverse, croyant voir Ă chaque minute le pignon de Chavignolles. Cependant les orniĂšres sâeffaçaient ; elles disparurent, et ils se trouvĂšrent au milieu des champs labourĂ©s. La nuit tombait. Que devenir ? PĂ©cuchet abandonna le chariot, et, pataugeant dans la boue, sâavança devant lui Ă la dĂ©couverte. Quand il approchait des fermes, les chiens aboyaient. Il criait de toutes ses forces pour demander sa route. On ne rĂ©pondait pas. Il avait peur et regagnait le large. Tout Ă coup deux lanternes brillĂšrent. Il aperçut un cabriolet, sâĂ©lança pour le rejoindre. Bouvard Ă©tait dedans. Mais oĂč pouvait ĂȘtre la voiture de dĂ©mĂ©nagement ? Pendant une heure ils la hĂ©lĂšrent dans les tĂ©nĂšbres. Enfin elle se retrouva, et ils arrivĂšrent Ă Chavignolles. Un grand feu de broussailles et de pommes de pin flambait dans la salle. Deux couverts y Ă©taient mis. Les meubles arrivĂ©s sur la charrette encombraient le vestibule. Rien ne manquait. Ils sâattablĂšrent. On leur avait prĂ©parĂ© une soupe Ă lâoignon, un poulet, du lard et des Ćufs durs. La vieille femme qui faisait la cuisine venait de temps Ă autre sâinformer de leurs goĂ»ts. Ils rĂ©pondaient Oh ! trĂšs bon, trĂšs bon ! et le gros pain difficile Ă couper, la crĂšme, les noix, tout les dĂ©lecta. Le carrelage avait des trous, les murs suintaient. Cependant ils promenaient autour dâeux un regard de satisfaction, en mangeant sur la petite table oĂč brĂ»lait une chandelle. Leurs figures Ă©taient rougies par le grand air. Ils tendaient leur ventre ; ils sâappuyaient sur le dossier de leur chaise, qui en craquait, et ils se rĂ©pĂ©taient â Nous y voilĂ donc ! quel bonheur ! il me semble que câest un rĂȘve ! Bien quâil fĂ»t minuit, PĂ©cuchet eut lâidĂ©e de faire un tour dans le jardin. Bouvard ne sây refusa pas. Ils prirent la chandelle et, lâabritant avec un vieux journal, se promenĂšrent le long des plates-bandes. Ils avaient plaisir Ă nommer tout haut les lĂ©gumes â Tiens, des carottes ! Ah ! des choux ! Ensuite ils inspectĂšrent les espaliers. PĂ©cuchet tĂącha de dĂ©couvrir des bourgeons. Quelquefois une araignĂ©e fuyait tout Ă coup sur le mur, et les deux ombres de leur corps sây dessinaient agrandies, en rĂ©pĂ©tant leurs gestes. Les pointes des herbes dĂ©gouttelaient de rosĂ©e. La nuit Ă©tait complĂštement noire, et tout se tenait immobile dans un grand silence, une grande douceur. Au loin un coq chanta. Leurs deux chambres avaient entre elles une petite porte que le papier de la tenture masquait. En la heurtant avec une commode, on venait dâen faire sauter les clous. Ils la trouvĂšrent bĂ©ante. Ce fut une surprise. DĂ©shabillĂ©s et dans leur lit, ils bavardĂšrent quelque temps, puis sâendormirent, Bouvard sur le dos, la bouche ouverte, tĂȘte nue ; PĂ©cuchet sur le flanc droit, les genoux au ventre, affublĂ© dâun bonnet de coton, et tous les deux ronflaient sous le clair de la lune, qui entrait par les fenĂȘtres. II Quelle joie, le lendemain en se rĂ©veillant ! Bouvard fuma une pipe et PĂ©cuchet huma une prise, quâils dĂ©clarĂšrent la meilleure de leur existence. Puis ils se mirent Ă la croisĂ©e, pour voir le paysage. On avait en face de soi les champs, Ă droite une grange, avec le clocher de lâĂ©glise ; et Ă gauche un rideau de peupliers. Deux allĂ©es principales, formant la croix, divisaient le jardin en quatre morceaux. Les lĂ©gumes Ă©taient compris dans les plates-bandes, oĂč se dressaient, de place en place, des cyprĂšs nains et des quenouilles. Dâun cĂŽtĂ© une tonnelle aboutissait Ă un vigneau ; de lâautre un mur soutenait les espaliers ; et une claire-voie, dans le fond, donnait sur la campagne. Il y avait au delĂ du mur un verger, aprĂšs la charmille, un bosquet ; derriĂšre la claire-voie, un petit chemin. Ils contemplaient cet ensemble, quand un homme Ă chevelure grisonnante et vĂȘtu dâun paletot noir longea le sentier, en raclant avec sa canne tous les barreaux de la claire-voie. La vieille servante leur apprit que câĂ©tait M. Vaucorbeil, un docteur fameux dans lâarrondissement. Les autres notables Ă©taient le comte de Faverges, autrefois dĂ©putĂ©, et dont on citait les vacheries ; le maire, M. Foureau, qui vendait du bois, du plĂątre, toute espĂšce de choses ; M. Marescot le notaire ; lâabbĂ© Jeufroy, et Mme veuve Bordin, vivant de son revenu. Quant Ă elle, on lâappelait Germaine, Ă cause de feu Germain son mari. Elle faisait des journĂ©es ; mais aurait voulu passer au service de ces messieurs. Ils lâacceptĂšrent, et partirent pour leur ferme, situĂ©e Ă un kilomĂštre de distance. Quand ils entrĂšrent dans la cour, le fermier, maĂźtre Gouy, vocifĂ©rait contre un garçon et la fermiĂšre, sur un escabeau, serrait entre ses jambes une dinde quâelle empĂątait avec des gobes de farine. Lâhomme avait le front bas, le nez fin, le regard en dessous, et les Ă©paules robustes. La femme Ă©tait trĂšs blonde, avec les pommettes tachetĂ©es de son, et cet air de simplicitĂ© que lâon voit aux manants sur le vitrail des Ă©glises. Dans la cuisine, des bottes de chanvre Ă©taient suspendues au plafond. Trois vieux fusils sâĂ©chelonnaient sur la haute cheminĂ©e. Un dressoir chargĂ© de faĂŻence Ă fleurs, occupait le milieu de la muraille ; et les carreaux en verre de bouteille jetaient sur les ustensiles de fer-blanc et de cuivre rouge une lumiĂšre blafarde. Les deux Parisiens dĂ©siraient faire leur inspection, nâayant vu la propriĂ©tĂ© quâune fois, sommairement. MaĂźtre Gouy et son Ă©pouse les escortĂšrent et la kyrielle des plaintes commença. Tous les bĂątiments, depuis la charretterie jusquâĂ la bouillerie, avaient besoin de rĂ©parations. Il aurait fallu construire une succursale pour les fromages, mettre aux barriĂšres des ferrements neufs, relever les hauts-bords, creuser la mare et replanter considĂ©rablement de pommiers dans les trois cours. Ensuite on visita les cultures maĂźtre Gouy les dĂ©prĂ©cia. Elles mangeaient trop de fumier, les charrois Ă©taient dispendieux ; impossible dâextraire les cailloux, la mauvaise herbe empoisonnait les prairies ; et ce dĂ©nigrement de sa terre attĂ©nua le plaisir que Bouvard sentait Ă marcher dessus. Ils sâen revinrent par la cavĂ©e, sous une avenue de hĂȘtres. La maison montrait, de ce cĂŽtĂ©-lĂ , sa cour dâhonneur et sa façade. Elle Ă©tait peinte en blanc, avec des rĂ©champis de couleur jaune. Le hangar et le cellier, le fournil et le bĂ»cher faisaient en retour deux ailes plus basses. La cuisine communiquait avec une petite salle. On rencontrait ensuite le vestibule, une deuxiĂšme salle plus grande, le salon. Les quatre chambres au premier sâouvraient sur le corridor qui regardait la cour. PĂ©cuchet en prit une pour ses collections ; la derniĂšre fut destinĂ©e Ă la bibliothĂšque ; et comme ils ouvraient les armoires, ils trouvĂšrent dâautres bouquins, mais nâeurent pas la fantaisie dâen lire les titres. Le plus pressĂ©, câĂ©tait le jardin. Bouvard, en passant prĂšs de la charmille, dĂ©couvrit sous les branches une dame en plĂątre. Avec deux doigts, elle Ă©cartait sa jupe, les genoux pliĂ©s, la tĂȘte sur lâĂ©paule, comme craignant dâĂȘtre surprise. â Ah ! pardon ! ne vous gĂȘnez pas ! Et cette plaisanterie les amusa tellement, que, vingt fois par jour, pendant plus de trois semaines ils la rĂ©pĂ©tĂšrent. Cependant les bourgeois de Chavignolles dĂ©siraient les connaĂźtre on venait les observer par la claire-voie. Ils en bouchĂšrent les ouvertures avec des planches. La population fut contrariĂ©e. Pour se garantir du soleil, Bouvard portait sur la tĂȘte un mouchoir nouĂ© en turban, PĂ©cuchet sa casquette ; et il avait un grand tablier avec une poche par devant, dans laquelle ballotaient un sĂ©cateur, son foulard et sa tabatiĂšre. Les bras nus, et cĂŽte Ă cĂŽte, ils labouraient, sarclaient, Ă©mondaient, sâimposaient des tĂąches, mangeaient le plus vite possible ; mais allaient prendre le cafĂ© sur le vigneau, pour jouir du point de vue. Sâils rencontraient un limaçon, ils sâapprochaient de lui, et lâĂ©crasaient en faisant une grimace du coin de la bouche, comme pour casser une noix. Ils ne sortaient pas sans leur louchet, et coupaient en deux les vers blancs, dâune telle force que le fer de lâoutil sâen enfonçait de trois pouces. Pour se dĂ©livrer des chenilles, ils battaient les arbres, Ă grands coups de gaule, furieusement. Bouvard planta une pivoine au milieu du gazon et des pommes dâamour qui devaient retomber comme des lustres, sous lâarceau de la tonnelle. PĂ©cuchet fit creuser devant la cuisine un large trou, et le disposa en trois compartiments, oĂč il fabriquerait des composts qui feraient pousser un tas de choses dont les dĂ©tritus amĂšneraient dâautres rĂ©coltes procurant dâautres engrais, tout cela indĂ©finiment, et il rĂȘvait au bord de la fosse, apercevant dans lâavenir des montagnes de fruits, des dĂ©bordements de fleurs, des avalanches de lĂ©gumes. Mais le fumier de cheval si utile pour les couches lui manquait. Les cultivateurs nâen vendaient pas les aubergistes en refusĂšrent. Enfin, aprĂšs beaucoup de recherches, malgrĂ© les instances de Bouvard, et abjurant toute pudeur, il prit le parti dâaller lui-mĂȘme au crottin ! ». Câest au milieu de cette occupation que Mme Bordin, un jour, lâaccosta sur la grande route. Quand elle lâeut complimentĂ©, elle sâinforma de son ami. Les yeux noirs de cette personne, trĂšs brillants bien que petits, ses hautes couleurs, son aplomb elle avait mĂȘme un peu de moustache, intimidĂšrent PĂ©cuchet. Il rĂ©pondit briĂšvement et tourna le dos. Impolitesse que blĂąma Bouvard. Puis les mauvais jours survinrent, la neige, les grands froids. Ils sâinstallĂšrent dans la cuisine, et faisaient du treillage ; ou bien parcouraient les chambres, causaient au coin du feu, regardaient la pluie tomber. DĂšs la mi-carĂȘme, ils guettĂšrent le printemps, et rĂ©pĂ©taient chaque matin Tout part ! » Mais la saison fut tardive, et ils consolaient leur impatience, en disant Tout va partir ». Ils virent enfin lever les petits pois. Les asperges donnĂšrent beaucoup. La vigne promettait. Puisquâils sâentendaient au jardinage, ils devaient rĂ©ussir dans lâagriculture ; et lâambition les prit de cultiver leur ferme. Avec du bon sens et de lâĂ©tude ils sâen tireraient, sans aucun doute. Dâabord, il fallait voir comment on opĂ©rait chez les autres ; et ils rĂ©digĂšrent une lettre, oĂč ils demandaient Ă M. de Faverges lâhonneur de visiter son exploitation. Le comte leur donna tout de suite un rendez-vous. AprĂšs une heure de marche, ils arrivĂšrent sur le versant dâun coteau qui domine la vallĂ©e de lâOrne. La riviĂšre coulait au fond, avec des sinuositĂ©s. Des blocs de grĂšs rouge sây dressaient de place en place, et des roches plus grandes formaient au loin comme une falaise surplombant la campagne, couverte de blĂ©s mĂ»rs. En face, sur lâautre colline, la verdure Ă©tait si abondante, quâelle cachait les maisons. Des arbres la divisaient en carrĂ©s inĂ©gaux, se marquant au milieu de lâherbe par des lignes plus sombres. Lâensemble du domaine apparut tout Ă coup. Des toits de tuiles indiquaient la ferme. Le chĂąteau Ă façade blanche se trouvait sur la droite, avec un bois au delĂ , et une pelouse descendait jusquâĂ la riviĂšre, oĂč des platanes alignĂ©s reflĂ©taient leur ombre. Les deux amis entrĂšrent dans une luzerne quâon fanait. Des femmes portant des chapeaux de paille, des marmottes dâindienne ou des visiĂšres de papier, soulevaient avec des rĂąteaux le foin laissĂ© par terre ; et Ă lâautre bout de la plaine, auprĂšs des meules, on jetait des bottes vivement dans une longue charrette, attelĂ©e de trois chevaux. M. le comte sâavança suivi de son rĂ©gisseur. Il avait un costume de basin, la taille raide et les favoris en cĂŽtelette, lâair Ă la fois dâun magistrat et dâun dandy. Les traits de sa figure, mĂȘme quand il parlait, ne remuaient pas. Les premiĂšres politesses Ă©changĂ©es, il exposa son systĂšme relativement aux fourrages ; on retournait les andains sans les Ă©parpiller ; les meules devaient ĂȘtre coniques et les bottes faites immĂ©diatement sur place, puis entassĂ©es par dizaines. Quant au rĂąteleur anglais, la prairie Ă©tait trop inĂ©gale pour un pareil instrument. Une petite fille, les pieds nus dans des savates, et dont le corps se montrait par les dĂ©chirures de sa robe, donnait Ă boire aux femmes, en versant du cidre dâun broc quâelle appuyait contre sa hanche. Le comte demanda dâoĂč venait cette enfant ; on nâen savait rien. Les faneuses lâavaient recueillie pour les servir pendant la moisson. Il haussa les Ă©paules et, tout en sâĂ©loignant, profĂ©ra quelques plaintes sur lâimmoralitĂ© de nos campagnes. Bouvard fit lâĂ©loge de sa luzerne. Elle Ă©tait assez bonne, en effet, malgrĂ© les ravages de la cuscute ; les futurs agronomes ouvrirent les yeux au mot cuscute. Vu le nombre de ses bestiaux, il sâappliquait aux prairies artificielles ; câĂ©tait dâailleurs un bon prĂ©cĂ©dent pour les autres rĂ©coltes, ce qui nâa pas toujours lieu avec les racines fourragĂšres. â Cela du moins me paraĂźt incontestable. Bouvard et PĂ©cuchet reprirent ensemble â Oh ! incontestable. Ils Ă©taient sur la limite dâun champ soigneusement ameubli un cheval que lâon conduisait Ă la main traĂźnait un large coffre montĂ© sur trois roues. Sept coutres, disposĂ©s en bas, ouvraient parallĂšlement des raies fines, dans lesquelles le grain tombait par des tuyaux descendant jusquâau sol. â Ici, dit le comte, je sĂšme mes turneps. Le turnep est la base de ma culture quadriennale. Et il entamait la dĂ©monstration du semoir. Mais un domestique vint le chercher. On avait besoin de lui au chĂąteau. Son rĂ©gisseur le remplaça, homme Ă figure chafouine et de façons obsĂ©quieuses. Il conduisit ces messieurs » vers un autre champ, oĂč quatorze moissonneurs, la poitrine nue et les jambes Ă©cartĂ©es, fauchaient des seigles. Les fers sifflaient dans la paille qui se versait Ă droite. Chacun dĂ©crivait devant soi un large demi-cercle, et tous sur la mĂȘme ligne, ils avançaient en mĂȘme temps. Les deux Parisiens admirĂšrent leurs bras et se sentaient pris dâune vĂ©nĂ©ration presque religieuse pour lâopulence de la terre. Ils longĂšrent ensuite plusieurs piĂšces en labour. Le crĂ©puscule tombait, des corneilles sâabattaient dans les sillons. Puis ils rencontrĂšrent le troupeau. Les moutons, çà et lĂ , pĂąturaient et on entendait leur continuel broutement. Le berger, assis sur un tronc dâarbre, tricotait un bas de laine, ayant son chien prĂšs de lui. Le rĂ©gisseur aida Bouvard et PĂ©cuchet Ă franchir un Ă©chalier, et ils traversĂšrent deux masures, oĂč des vaches ruminaient sous les pommiers. Tous les bĂątiments de la ferme Ă©taient contigus et occupaient les trois cĂŽtĂ©s de la cour. Le travail sây faisait Ă la mĂ©canique, au moyen dâune turbine, utilisant un ruisseau quâon avait exprĂšs dĂ©tournĂ©. Des bandelettes de cuir allaient dâun toit Ă lâautre, et au milieu du fumier une pompe de fer manĆuvrait. Le rĂ©gisseur fit observer dans les bergeries de petites ouvertures Ă ras du sol, et dans les cases aux cochons, des portes ingĂ©nieuses, pouvant dâelles-mĂȘmes se fermer. La grange Ă©tait voĂ»tĂ©e comme une cathĂ©drale avec des arceaux de briques reposant sur des murs de pierre. Pour divertir les messieurs, une servante jeta devant les poules des poignĂ©es dâavoine. Lâarbre du pressoir leur parut gigantesque, et ils montĂšrent dans le pigeonnier. La laiterie spĂ©cialement les Ă©merveilla. Des robinets dans les coins fournissaient assez dâeau pour inonder les dalles ; et en entrant, une fraĂźcheur vous surprenait. Des jarres brunes, alignĂ©es sur des claires-voies, Ă©taient pleines de lait jusquâaux bords. Des terrines moins profondes contenaient de la crĂšme. Les pains de beurre se suivaient, pareils aux tronçons dâune colonne de cuivre, et de la mousse dĂ©bordait des seaux de fer-blanc, quâon venait de poser par terre. Mais le bijou de la ferme, câĂ©tait la bouverie. Des barreaux de bois scellĂ©s perpendiculairement dans toute sa longueur la divisaient en deux sections la premiĂšre pour le bĂ©tail, la seconde pour le service. On y voyait Ă peine, toutes les meurtriĂšres Ă©tant closes. Les bĆufs mangeaient, attachĂ©s Ă des chaĂźnettes, et leurs corps exhalaient une chaleur que le plafond bas rabattait. Mais quelquâun donna du jour, un filet dâeau tout Ă coup se rĂ©pandit dans la rigole qui bordait les rĂąteliers. Des mugissements sâĂ©levĂšrent ; les cornes faisaient comme un cliquetis de bĂątons. Tous les bĆufs avancĂšrent leurs mufles entre les barreaux et buvaient lentement. Les grands attelages entrĂšrent dans la cour et des poulains hennirent. Au rez-de-chaussĂ©e, deux ou trois lanternes sâallumĂšrent, puis disparurent. Les gens de travail passaient en traĂźnant leurs sabots sur les cailloux, et la cloche pour le souper tinta. Les deux visiteurs sâen allĂšrent. Tout ce quâils avaient vu les enchantait ; leur dĂ©cision fut prise. DĂšs le soir, ils tirĂšrent de leur bibliothĂšque les quatre volumes de la Maison rustique, se firent expĂ©dier le cours de Gasparin et sâabonnĂšrent Ă un journal dâagriculture. Pour se rendre aux foires plus commodĂ©ment, ils achetĂšrent une carriole que Bouvard conduisait. HabillĂ©s dâune blouse bleue, avec un chapeau Ă larges bords, des guĂȘtres jusquâaux genoux et un bĂąton de maquignon Ă la main, ils rĂŽdaient autour des bestiaux, questionnaient les laboureurs et ne manquaient pas dâassister Ă tous les comices agricoles. BientĂŽt ils fatiguĂšrent maĂźtre Gouy de leurs conseils, dĂ©plorant principalement son systĂšme de jachĂšres. Mais le fermier tenait Ă sa routine. Il demanda la remise dâun terme sous prĂ©texte de la grĂȘle. Quant aux redevances, il nâen fournit aucune. Devant les rĂ©clamations les plus justes, sa femme poussait des cris. Enfin, Bouvard dĂ©clara son intention de ne pas renouveler le bail. DĂšs lors maĂźtre Gouy Ă©pargna les fumiers, laissa pousser les mauvaises herbes, ruina le fonds et il sâen alla dâun air farouche qui indiquait des plans de vengeance. Bouvard avait pensĂ© que 20 000 francs, câest-Ă -dire plus de quatre fois le prix du fermage, suffiraient au dĂ©but. Son notaire de Paris les envoya. Leur exploitation comprenait quinze hectares en cours et prairies, vingt-trois en terres arables et cinq en friches situĂ©es sur un monticule couvert de cailloux et quâon appelait la Butte. Ils se procurĂšrent tous les instruments indispensables, quatre chevaux, douze vaches, six porcs, cent soixante moutons et, comme personnel, deux charretiers, deux femmes, un berger ; de plus, un gros chien. Pour avoir tout de suite de lâargent, ils vendirent leurs fourrages on les paya chez eux ; lâor des napolĂ©ons comptĂ©s sur le coffre Ă lâavoine leur parut plus reluisant quâun autre, extraordinaire et meilleur. Au mois de novembre ils brassĂšrent du cidre. CâĂ©tait Bouvard qui fouettait le cheval et PĂ©cuchet, montĂ© dans lâauge, retournait le marc avec une pelle. Ils haletaient en serrant la vis, puchaient dans la cuve, surveillaient les bondes, portaient de lourds sabots, sâamusaient Ă©normĂ©ment. Partant de ce principe quâon ne saurait avoir trop de blĂ©, ils supprimĂšrent la moitiĂ© environ de leurs prairies artificielles ; et, comme ils nâavaient pas dâengrais, ils se servirent de tourteaux quâils enterrĂšrent sans les concasser, si bien que le rendement fut pitoyable. LâannĂ©e suivante ils firent les semailles trĂšs dru. Des orages survinrent. Les Ă©pis versĂšrent. NĂ©anmoins, ils sâacharnaient au froment et ils entreprirent dâĂ©pierrer la Butte. Un banneau emportait les cailloux. Tout le long de lâannĂ©e, du matin jusquâau soir, par la pluie, par le soleil, on voyait lâĂ©ternel banneau avec le mĂȘme homme et le mĂȘme cheval, gravir, descendre et remonter la petite colline. Quelquefois Bouvard marchait derriĂšre, faisant des haltes Ă mi-cĂŽte pour sâĂ©ponger le front. Ne se fiant Ă personne, ils traitaient eux-mĂȘmes les animaux, leur administraient des purgations, des clystĂšres. De graves dĂ©sordres eurent lieu. La fille de basse-cour devint enceinte. Ils prirent des gens mariĂ©s ; les enfants pullulĂšrent, les cousins, les cousines, les oncles, les belles-sĆurs ; une horde vivait Ă leurs dĂ©pens, et ils rĂ©solurent de coucher dans la ferme Ă tour de rĂŽle. Mais le soir ils Ă©taient tristes. La malpropretĂ© de la chambre les offusquaient, et Germaine, qui apportait les repas, grommelait Ă chaque voyage. On les dupait de toutes les façons. Les batteurs en grange fourraient du blĂ© dans leur cruche Ă boire. PĂ©cuchet en surprit un, et sâĂ©cria, en le poussant dehors par les Ă©paules â MisĂ©rable ! tu es la honte du village qui tâa vu naĂźtre ! Sa personne nâinspirait aucun respect. Dâailleurs, il avait des remords Ă lâencontre du jardin. Tout son temps ne serait pas de trop pour le tenir en bon Ă©tat. Bouvard sâoccuperait de la ferme. Ils en dĂ©libĂ©rĂšrent, et cet arrangement fut dĂ©cidĂ©. Le premier point Ă©tait dâavoir de bonnes couches. PĂ©cuchet en fit construire une en briques. Il peignit lui-mĂȘme les chĂąssis, et redoutant les coups de soleil barbouilla de craie toutes les cloches. Il eut la prĂ©caution pour les boutures dâenlever les tĂȘtes avec les feuilles. Ensuite, il sâappliqua aux marcottages. Il essaya plusieurs sortes de greffes, greffes en flĂ»te, en couronne, en Ă©cusson, greffe herbacĂ©e, greffe anglaise. Avec quel soin il ajustait les deux libers ! comme il serrait les ligatures ! Quel amas dâonguent pour les recouvrir ! Deux fois par jour, il prenait son arrosoir et le balançait sur les plantes, comme sâil les eĂ»t encensĂ©es. Ă mesure quâelles verdissaient sous lâeau qui tombait en pluie fine, il lui semblait se dĂ©saltĂ©rer et renaĂźtre avec elles. Puis, cĂ©dant Ă une ivresse, il arrachait la pomme de lâarrosoir et versait Ă plein goulot, copieusement. Au bout de la charmille, prĂšs de la dame en plĂątre, sâĂ©levait une maniĂšre de cahute faite en rondins. PĂ©cuchet y enfermait ses instruments, et il passait lĂ des heures dĂ©licieuses Ă Ă©plucher les graines, Ă Ă©crire les Ă©tiquettes, Ă mettre en ordre ses petits pots. Pour se reposer, il sâasseyait devant la porte, sur une caisse, et alors projetait des embellissements. Il avait créé au bas du perron deux corbeilles de gĂ©raniums ; entre les cyprĂšs et les quenouilles, il planta des tournesols ; et comme les plates-bandes Ă©taient couvertes de boutons dâor, et toutes les allĂ©es de sable neuf, le jardin Ă©blouissait par une abondance de couleurs jaunes. Mais la couche fourmilla de larves ; malgrĂ© les rĂ©chauds de feuilles mortes, sous les chĂąssis peints et sous les cloches barbouillĂ©es, il ne poussa que des vĂ©gĂ©tations rachitiques. Les boutures ne reprirent pas, les greffes se dĂ©collĂšrent, la sĂšve des marcottes sâarrĂȘta, les arbres avaient le blanc dans leurs racines ; les semis furent une dĂ©solation. Le vent sâamusait Ă jeter bas les rames des haricots. Lâabondance de la gadoue nuisit aux fraisiers, le dĂ©faut de pinçage aux tomates. Il manqua les brocolis, les aubergines, les navets, et du cresson de fontaine, quâil avait voulu Ă©lever dans un baquet. AprĂšs le dĂ©gel, tous les artichauts Ă©taient perdus. Les choux le consolĂšrent. Un, surtout, lui donna des espĂ©rances. Il sâĂ©panouissait, montait, finit par ĂȘtre prodigieux et absolument incomestible. Nâimporte, PĂ©cuchet fut content de possĂ©der un monstre. Alors il tenta ce qui lui semblait ĂȘtre le summum de lâart lâĂ©lĂšve du melon. Il sema les graines de plusieurs variĂ©tĂ©s dans des assiettes remplies de terreau, quâil enfouit dans sa couche. Puis il dressa une autre couche ; et quand elle eut jetĂ© son feu, repiqua les plants les plus beaux, avec des cloches par-dessus. Il fit toutes les tailles suivant les prĂ©ceptes du bon jardinier, respecta les fleurs, laissa se nouer les fruits, en choisit un sur chaque bras, supprima les autres, et dĂšs quâils eurent la grosseur dâune noix, il glissa sous leur Ă©corce une planchette pour les empĂȘcher de pourrir au contact du crottin. Il les bassinait, les aĂ©rait, enlevait avec son mouchoir la brume des cloches, et si des nuages paraissaient, il apportait vivement des paillassons. La nuit, il nâen dormait plus. Plusieurs fois mĂȘme il se releva ; et pieds nus dans ses bottes, en chemise, grelottant, il traversait tout le jardin pour aller mettre sur les bĂąches la couverture de son lit. Les cantaloups mĂ»rirent. Au premier, Bouvard fit la grimace. Le second ne fut pas meilleur, le troisiĂšme non plus ; PĂ©cuchet trouvait pour chacun une excuse nouvelle, jusquâau dernier quâil jeta par la fenĂȘtre, dĂ©clarant nây rien comprendre. En effet, comme il avait cultivĂ© les unes prĂšs des autres des espĂšces diffĂ©rentes, les sucrins sâĂ©taient confondus avec les maraĂźchers, le gros Portugal avec le grand Mongol, et le voisinage des pommes dâamour complĂ©tant lâanarchie, il en Ă©tait rĂ©sultĂ© dâabominables mulets qui avaient le goĂ»t de citrouille. Alors PĂ©cuchet se tourna vers les fleurs. Il Ă©crivit Ă Dumouchel pour avoir des arbustes avec des graines, acheta une provision de terre de bruyĂšre, et se mit Ă lâĆuvre rĂ©solument. Mais il planta des passiflores Ă lâombre, des pensĂ©es au soleil, couvrit de fumier les jacinthes, arrosa les lis aprĂšs leur floraison, dĂ©truisit les rhododendrons par des excĂšs de rabatage, stimula les fuchsias avec de la colle forte, et rĂŽtit un grenadier, en lâexposant au feu de la cuisine. Aux approches du froid, il abrita les Ă©glantiers sous des dĂŽmes de papiers forts enduits de chandelle cela faisait comme des pains de sucre tenus en lâair par des bĂątons. Les tuteurs des dahlias Ă©taient gigantesques ; et on apercevait, entre ces lignes droites, les rameaux tortueux dâun sophora japonica qui demeurait immuable, sans dĂ©pĂ©rir, ni sans pousser. Cependant, puisque les arbres les plus rares prospĂšrent dans les jardins de la capitale, ils devaient rĂ©ussir Ă Chavignolles ; et PĂ©cuchet se procura le lilas des Indes, la rose de Chine et lâeucalyptus, alors dans la primeur de sa rĂ©putation. Toutes ses expĂ©riences ratĂšrent. Il Ă©tait chaque fois fort Ă©tonnĂ©. Bouvard, comme lui, rencontrait des obstacles. Ils se consultaient mutuellement, ouvraient un livre, passaient Ă un autre, puis ne savaient que rĂ©soudre devant la divergence des opinions. Ainsi pour la marne, Puvis la recommande ; le manuel Roret la combat. Quant au plĂątre, malgrĂ© lâexemple de Franklin, RiĂ©fel et M. Rigaud nâen paraissent pas enthousiasmĂ©s. Les jachĂšres, selon Bouvard, Ă©taient un prĂ©jugĂ© gothique. Cependant Leclerc note les cas oĂč elles sont presque indispensables. Gasparin cite un Lyonnais qui, pendant un demi-siĂšcle, a cultivĂ© des cĂ©rĂ©ales sur le mĂȘme champ cela renverse la thĂ©orie des assolements. Tull exalte les labours au prĂ©judice des engrais ; et voilĂ le major Beetson qui supprime les engrais avec les labours ! Pour se connaĂźtre aux signes des temps, ils Ă©tudiĂšrent les nuages dâaprĂšs la classification Luke-Howard. Ils contemplaient ceux qui sâallongent comme des criniĂšres, ceux qui ressemblent Ă des Ăźles, ceux quâon prendrait pour des montagnes de neige, tĂąchant de distinguer les nimbus des cirrus, les stratus des cumulus ; les formes changeaient avant quâils eussent trouvĂ© les noms. Le baromĂštre les trompa, le thermomĂštre nâapprenait rien ; et ils recoururent Ă lâexpĂ©dient imaginĂ© sous Louis XV par un prĂȘtre de Touraine. Une sangsue dans un bocal devait monter en cas de pluie, se tenir au fond par beau fixe, sâagiter aux menaces de la tempĂȘte. Mais lâatmosphĂšre, presque toujours, contredit la sangsue. Ils en mirent trois autres avec celle-lĂ . Toutes les quatre se comportĂšrent diffĂ©remment. AprĂšs force mĂ©ditations, Bouvard reconnut quâil sâĂ©tait trompĂ©. Son domaine exigeait la grande culture, le systĂšme intensif, et il aventura ce qui lui restait de capitaux disponibles ; trente mille francs. ExcitĂ© par PĂ©cuchet, il eut le dĂ©lire de lâengrais. Dans la fosse aux composts furent entassĂ©s des branchages, du sang, des boyaux, des plumes, tout ce quâil pouvait dĂ©couvrir. Il employa la liqueur belge, le lizier suisse, la lessive, des harengs saurs, du varech, des chiffons, fit venir du guano, tĂącha dâen fabriquer, et, poussant jusquâau bout ses principes, ne tolĂ©rait pas quâon perdĂźt lâurine ; il supprima les lieux dâaisances. On apportait dans sa cour des cadavres dâanimaux, dont il fumait ses terres. Leurs charognes dĂ©pecĂ©es parsemaient la campagne. Bouvard souriait au milieu de cette infection. Une pompe installĂ©e dans un tombereau crachait du purin sur les rĂ©coltes. Ă ceux qui avaient lâair dĂ©goĂ»tĂ©, il disait â Mais câest de lâor ! câest de lâor ! Et il regrettait de nâavoir pas encore plus de fumiers. Heureux les pays oĂč lâon trouve des grottes naturelles pleines dâexcrĂ©ments dâoiseaux ! Le colza fut chĂ©tif, lâavoine mĂ©diocre, et le blĂ© se vendit fort mal, Ă cause de son odeur. Une chose Ă©trange, câest que la Butte, enfin Ă©pierrĂ©e, donnait moins quâautrefois. Il crut bon de renouveler son matĂ©riel. Il acheta un scarificateur Guillaume, un extirpateur Valcourt, un semoir anglais et la grande araire de Mathieu de Dombasle, mais le charretier la dĂ©nigra. â Apprends Ă tâen servir ! â Eh bien ! montrez-moi. Il essayait de montrer, se trompait, et les paysans ricanaient. Jamais il ne put les astreindre au commandement de la cloche. Sans cesse il criait derriĂšre eux, courait dâun endroit Ă lâautre, notait ses observations sur un calepin, donnait des rendez-vous, nây pensait plus, et sa tĂȘte bouillonnait dâidĂ©es industrielles. Il se promettait de cultiver le pavot, en vue de lâopium, et surtout lâastragale, quâil vendrait sous le nom de cafĂ© des familles ». Afin dâengraisser plus vite ses bĆufs, il les saignait tous les quinze jours. Il ne tua aucun de ses cochons et les gorgeait dâavoine salĂ©e. BientĂŽt la porcherie fut trop Ă©troite. Ils embarrassaient la cour, dĂ©fonçaient les clĂŽtures, mordaient le monde. Durant les grandes chaleurs, vingt-cinq moutons se mirent Ă tourner, et, peu de temps aprĂšs, crevĂšrent. La mĂȘme semaine, trois bĆufs expiraient, consĂ©quence des phlĂ©botomies de Bouvard. Il imagina, pour dĂ©truire les mans, dâenfermer des poules dans une cage Ă roulettes, que deux hommes poussaient derriĂšre la charrue ; ce qui ne manqua point de leur briser les pattes. Il fabriqua de la biĂšre avec des feuilles de petit-chĂȘne et la donna aux moissonneurs en guise de cidre. Des maux dâentrailles se dĂ©clarĂšrent. Les enfants pleuraient, les femmes geignaient, les hommes Ă©taient furieux. Ils menaçaient tous de partir, et Bouvard leur cĂ©da. Cependant, pour les convaincre de lâinnocuitĂ© de son breuvage, il en absorba devant eux plusieurs bouteilles, se sentit gĂȘnĂ©, mais cacha ses douleurs sous un air dâenjouement. Il fit de mĂȘme transporter la mixture chez lui. Il en buvait le soir avec PĂ©cuchet, et tous deux sâefforçaient de la trouver bonne. Dâailleurs, il ne fallait pas quâelle fĂ»t perdue. Les coliques de Bouvard devenant trop fortes, Germaine alla chercher le docteur. CâĂ©tait un homme sĂ©rieux, Ă front convexe, et qui commença par effrayer son malade. La cholĂ©rine de monsieur devait tenir Ă cette biĂšre dont on parlait dans le pays. Il voulut en savoir la composition, et la blĂąma en termes scientifiques, avec des haussements dâĂ©paules. PĂ©cuchet, qui avait fourni la recette, fut mortifiĂ©. En dĂ©pit des chaulages pernicieux, des binages Ă©pargnĂ©s et des Ă©chardonnages intempestifs, Bouvard, lâannĂ©e suivante, avait devant lui une belle rĂ©colte de froment. Il imagina de la dessĂ©cher par la fermentation, genre hollandais, systĂšme Clap-Mayer ; câest-Ă -dire quâil la fit abattre dâun seul coup et tasser en meules, qui seraient dĂ©molies dĂšs que le gaz sâen Ă©chapperait, puis exposĂ©es au grand air ; aprĂšs quoi, Bouvard se retira sans la moindre inquiĂ©tude. Le lendemain, pendant quâils dĂźnaient, ils entendirent sous la hĂȘtrĂ©e le battement dâun tambour. Germaine sortit pour voir ce quâil y avait ; mais lâhomme Ă©tait dĂ©jĂ loin. Presque aussitĂŽt, la cloche de lâĂ©glise tinta violemment. Une angoisse saisit Bouvard et PĂ©cuchet. Ils se levĂšrent, et, impatients dâĂȘtre renseignĂ©s, sâavancĂšrent tĂȘte nue du cĂŽtĂ© de Chavignolles. Une vieille femme passa. Elle ne savait rien. Ils arrĂȘtĂšrent un petit garçon, qui rĂ©pondit â Je crois que câest le feu ! Et le tambour continuait Ă battre, la cloche tintait plus fort. Enfin ils atteignirent les premiĂšres maisons du village. LâĂ©picier leur cria de loin â Le feu est chez vous ! PĂ©cuchet prit le pas de gymnastique ; et il disait Ă Bouvard, courant du mĂȘme train Ă son cĂŽtĂ© â Une, deux ; une, deux ! en mesure, comme les chasseurs de Vincennes. La route quâils suivaient montait toujours ; le terrain, en pente, leur cachait lâhorizon. Ils arrivĂšrent en haut, prĂšs de la Butte ; et, dâun seul coup dâĆil ; le dĂ©sastre leur apparut. Toutes les meules, çà et lĂ , flambaient comme des volcans, au milieu de la plaine dĂ©nudĂ©e, dans le calme du soir. Il y avait autour de la plus grande, trois cents personnes, peut-ĂȘtre ; et sous les ordres de M. Foureau, le maire, en Ă©charpe tricolore, des gars avec des perches et des crocs tiraient la paille du sommet, afin de prĂ©server le reste. Bouvard, dans son empressement, faillit renverser Mme Bordin, qui se trouvait lĂ . Puis, apercevant un de ses valets, il lâaccabla dâinjures pour ne lâavoir pas averti. Le valet, au contraire, par excĂšs de zĂšle, avait dâabord couru Ă la maison, Ă lâĂ©glise, puis chez Monsieur, et Ă©tait revenu par lâautre route. Bouvard perdait la tĂȘte. Ses domestiques lâentouraient, parlant Ă la fois, et il dĂ©fendait dâabattre les meules, suppliait quâon le secourĂ»t, exigeait de lâeau, rĂ©clamait des pompiers. â Est-ce que nous en avons ! sâĂ©cria le maire. â Câest de votre faute ! reprit Bouvard. Il sâemportait, profĂ©ra des choses inconvenantes, et tous admirĂšrent la patience de M. Foureau, qui Ă©tait brutal cependant, comme lâindiquaient ses grosses lĂšvres et sa mĂąchoire de bouledogue. La chaleur des meules devint si forte, quâon ne pouvait plus en approcher. Sous les flammes dĂ©vorantes la paille se tordait avec des crĂ©pitations, les grains de blĂ© vous cinglaient la figure comme des grains de plomb. Puis la meule sâĂ©croulait par terre en un large brasier, dâoĂč sâenvolaient des Ă©tincelles ; et des moires ondulaient sur cette masse rouge, qui offrait dans les alternances de sa couleur des parties roses comme du vermillon, et dâautres brunes comme du sang caillĂ©. La nuit Ă©tait venue, le vent soufflait ; des tourbillons de fumĂ©e enveloppaient la foule. Une flammĂšche, de temps Ă autre, passait sur le ciel noir. Bouvard contemplait lâincendie en pleurant doucement. Ses yeux disparaissaient sous leurs paupiĂšres gonflĂ©es, et il avait tout le visage comme Ă©largi par la douleur. Mme Bordin, en jouant avec les franges de son chĂąle vert, lâappelait Pauvre Monsieur », tĂąchait de le consoler. Puisquâon nây pouvait rien, il devait se faire une raison. PĂ©cuchet ne pleurait pas. TrĂšs pĂąle, ou plutĂŽt livide, la bouche ouverte et les cheveux collĂ©s par la sueur froide, il se tenait Ă lâĂ©cart, dans ses rĂ©flexions. Mais le curĂ©, survenu tout Ă coup, murmura dâune voix cĂąline â Ah ! quel malheur, vĂ©ritablement ; câest bien fĂącheux ! Soyez sĂ»r que je participe !⊠Les autres nâaffectaient aucune tristesse. Ils causaient en riant, la main Ă©tendue devant les flammes. Un vieux ramassa des brins qui brĂ»laient pour allumer sa pipe. Des enfants se mirent Ă danser. Un polisson sâĂ©cria mĂȘme que câĂ©tait bien amusant. â Oui, il est beau, lâamusement ! reprit PĂ©cuchet, qui venait de lâentendre. Le feu diminua, les tas sâabaissĂšrent, et une heure aprĂšs, il ne restait plus que des cendres, faisant sur la plaine des marques rondes et noires. Alors, on se retira. Mme Bordin et lâabbĂ© Jeufroy reconduisirent MM. Bouvard et PĂ©cuchet jusquâĂ leur domicile. Pendant la route, la veuve adressa Ă son voisin des reproches fort aimables sur sa sauvagerie, et lâecclĂ©siastique exprima toute sa surprise de nâavoir pu connaĂźtre jusquâĂ prĂ©sent un de ses paroissiens aussi distinguĂ©. Seul Ă seul, ils cherchĂšrent la cause de lâincendie, et, au lieu de reconnaĂźtre avec tout le monde que la paille humide sâĂ©tait enflammĂ©e spontanĂ©ment, ils soupçonnĂšrent une vengeance. Elle venait sans doute de maĂźtre Gouy ou peut-ĂȘtre du taupier. Six mois auparavant, Bouvard avait refusĂ© ses services, et mĂȘme soutenu dans un cercle dâauditeurs que son industrie Ă©tant funeste, le gouvernement devrait lâinterdire. Lâhomme, depuis ce temps-lĂ , rĂŽdait aux environs. Il portait sa barbe entiĂšre, et leur semblait effrayant, surtout le soir, quand il apparaissait au bord des cours en secouant sa longue perche garnie de taupes suspendues. Le dommage Ă©tait considĂ©rable, et, pour se reconnaĂźtre dans leur situation, PĂ©cuchet, pendant huit jours, travailla les registres de Bouvard qui lui parurent un vĂ©ritable labyrinthe ». AprĂšs avoir collationnĂ© le journal, la correspondance et le grand-livre couvert de notes au crayon et de renvois, il reconnut la vĂ©ritĂ© pas de marchandises Ă vendre, aucun effet Ă recevoir, et en caisse, zĂ©ro. Le capital se marquait par un dĂ©ficit de trente-trois mille francs. Bouvard nâen voulut rien croire, et plus de vingt fois ils recommencĂšrent les calculs. Ils arrivaient toujours Ă la mĂȘme conclusion. Encore deux ans dâune agronomie pareille, leur fortune y passait ! Le seul remĂšde Ă©tait de vendre. Au moins fallait-il consulter un notaire. La dĂ©marche Ă©tait trop pĂ©nible ; PĂ©cuchet sâen chargea. DâaprĂšs les opinions de M. Marescot, mieux valait ne point faire dâaffiches. Il parlerait de la ferme Ă des clients sĂ©rieux et laisserait venir leurs propositions. â TrĂšs bien, dit Bouvard, on a du temps devant soi. Il allait prendre un fermier, ensuite on verrait. â Nous ne serons pas plus malheureux quâautrefois ; seulement nous voilĂ forcĂ©s Ă des Ă©conomies. Elles contrariaient PĂ©cuchet Ă cause du jardinage, et quelques jours aprĂšs, il dit â Nous devrions nous livrer exclusivement Ă lâarboriculture, non pour le plaisir, mais comme spĂ©culation. Une poire qui revient Ă trois sols est quelquefois vendue dans la capitale jusquâĂ des cinq et six francs ! Des jardiniers se font avec des abricots vingt-cinq mille livres de rentes ! Ă Saint-PĂ©tersbourg, pendant lâhiver, on paye un raisin un napolĂ©on la grappe ! Câest une belle industrie, tu en conviendras ! Et quâest-ce que ça coĂ»te ? des soins, du fumier, et le repassage dâune serpette ! Il monta tellement lâimagination de Bouvard que, tout de suite, ils cherchĂšrent dans leurs livres une nomenclature de plants Ă acheter, et, ayant choisi des noms qui leur paraissaient merveilleux, ils sâadressĂšrent Ă un pĂ©piniĂ©riste de Falaise, lequel sâempressa de leur fournir trois cents tiges dont il ne trouvait pas le placement. Ils avaient fait venir un serrurier pour les tuteurs, un quincaillier pour les raidisseurs, un charpentier pour les supports. Les formes des arbres Ă©taient dâavance dessinĂ©es. Des morceaux de latte sur le mur figuraient des candĂ©labres. Deux poteaux Ă chaque bout des plates-bandes guindaient horizontalement des fils de fer ; et dans le verger, des cerceaux indiquaient la structure des vases, des baguettes en cĂŽne, celle des pyramides, si bien quâen arrivant chez eux, on croyait voir les piĂšces de quelque machine inconnue ou la carcasse dâun feu dâartifice. Les trous Ă©tant creusĂ©s, ils coupĂšrent lâextrĂ©mitĂ© de toutes les racines, bonnes ou mauvaises, et les enfouirent dans un compost. Six mois aprĂšs, les plants Ă©taient morts. Nouvelles commandes au pĂ©piniĂ©riste, et plantations nouvelles dans des trous encore plus profonds. Mais la pluie dĂ©trempant le sol, les greffes dâelles-mĂȘmes sâenterrĂšrent et les arbres sâaffranchirent. Le printemps venu, PĂ©cuchet se mit Ă la taille des poiriers. Il nâabattit pas les flĂšches, respecta les lambourdes, et, sâobstinant Ă vouloir coucher dâĂ©querre les duchesses qui devaient former les cordons unilatĂ©raux, il les cassait ou les arrachait invariablement. Quant aux pĂȘchers, il sâembrouilla dans les sur-mĂšres, les sous-mĂšres et les deuxiĂšmes sous-mĂšres. Des vides et des pleins se prĂ©sentaient toujours oĂč il nâen fallait pas, et impossible dâobtenir sur lâespalier un rectangle parfait, avec six branches Ă droite et six Ă gauche, non compris les deux principales, le tout formant une belle arĂȘte de poisson. Bouvard tĂącha de conduire les abricotiers ; ils se rĂ©voltĂšrent. Il rabattit leurs troncs Ă ras du sol ; aucun ne repoussa. Les cerisiers, auxquels il avait fait des entailles, produisirent de la gomme. Dâabord ils taillĂšrent trĂšs long, ce qui Ă©teignait les yeux de la base ; puis trop court, ce qui amenait des gourmands ; et souvent ils hĂ©sitaient, ne sachant distinguer les boutons Ă bois des boutons Ă fleurs. Ils sâĂ©taient rĂ©jouis dâavoir des fleurs ; mais ayant reconnu leur faute, ils en arrachaient les trois quarts pour fortifier le reste. Incessamment ils parlaient de la sĂšve et du cambium, du palissage, du cassage, de lâĂ©borgnage. Ils avaient, au milieu de leur salle Ă manger, dans un cadre, la liste de leurs Ă©lĂšves, avec un numĂ©ro qui se rĂ©pĂ©tait dans le jardin sur un petit morceau de bois, au pied de lâarbre. LevĂ©s dĂšs lâaube, ils travaillaient jusquâĂ la nuit, le porte-jonc Ă la ceinture. Par les froides matinĂ©es de printemps, Bouvard gardait sa veste de tricot sous sa blouse, PĂ©cuchet sa vieille redingote sous sa serpilliĂšre, et les gens qui passaient le long de la claire-voie les entendaient tousser dans le brouillard. Quelquefois PĂ©cuchet tirait de sa poche son manuel ; et il en Ă©tudiait un paragraphe, debout, avec sa bĂąche auprĂšs de lui, dans la pose du jardinier qui dĂ©corait le frontispice du livre. Cette ressemblance le flatta mĂȘme beaucoup. Il en conçut plus dâestime pour lâauteur. Bouvard Ă©tait continuellement juchĂ© sur une haute Ă©chelle devant les pyramides. Un jour, il fut pris dâun Ă©tourdissement, et nâosant plus descendre, cria pour que PĂ©cuchet vĂźnt Ă son secours. Enfin des poires parurent ; et le verger avait des prunes. Alors ils employĂšrent contre les oiseaux tous les artifices recommandĂ©s. Mais les fragments de glace miroitaient Ă Ă©blouir, la cliquette du moulin Ă vent les rĂ©veillait pendant la nuit, et les moineaux perchaient sur le mannequin. Ils en firent un second, et mĂȘme un troisiĂšme, dont ils variĂšrent le costume, inutilement. Cependant, ils pouvaient espĂ©rer quelques fruits. PĂ©cuchet venait dâen remettre la note Ă Bouvard, quand tout Ă coup le tonnerre retentit et la pluie tomba, une pluie lourde et violente. Le vent, par intervalles, secouait toute la surface de lâespalier, les tuteurs sâabattaient lâun aprĂšs lâautre, et les malheureuses quenouilles en se balançant entre-choquaient leurs poires. PĂ©cuchet surpris par lâaverse sâĂ©tait rĂ©fugiĂ© dans la cahute. Bouvard se tenait dans la cuisine. Ils voyaient tourbillonner devant eux des Ă©clats de bois, des branches, des ardoises ; et les femmes de marin qui, sur la cĂŽte, Ă dix lieues de lĂ , regardaient la mer, nâavaient pas lâĆil plus tendre et le cĆur plus serrĂ©. Puis, tout Ă coup, les supports et les barres des contre-espaliers, avec le treillage, sâabattirent sur les plates-bandes. Quel tableau quand ils firent leur inspection ! Les cerises et les prunes couvraient lâherbe entre les grĂȘlons qui fondaient. Les passe-colmar Ă©taient perdus, comme le bĂ©si-des-vĂ©tĂ©rans et les triomphes-de-jordoigne. Ă peine sâil restait parmi les pommes quelques bons-papas ; et douze tĂȘtons-de-VĂ©nus, toute la rĂ©colte des pĂȘches, roulaient dans les flaques dâeau, au bord des buis dĂ©racinĂ©s. AprĂšs le dĂźner, oĂč ils mangĂšrent fort peu, PĂ©cuchet dit avec douceur â Nous ferions bien de voir Ă la ferme sâil nâest pas arrivĂ© quelque chose ? â Bah ! pour dĂ©couvrir encore des sujets de tristesse ! â Peut-ĂȘtre ! car nous ne sommes guĂšre favorisĂ©s. Et ils se plaignirent de la Providence et de la nature. Bouvard, le coude sur la table, poussait sa petite susurration, et, comme toutes les douleurs se tiennent, les anciens projets agricoles lui revinrent Ă la mĂ©moire, particuliĂšrement la fĂ©culerie et un nouveau genre de fromages. PĂ©cuchet respirait bruyamment ; et tout en se fourrant dans les narines des prises de tabac, il songeait que si le sort lâavait voulu, il ferait maintenant partie dâune sociĂ©tĂ© dâagriculture, brillerait aux expositions, serait citĂ© dans les journaux. Bouvard promena autour de lui des yeux chagrins. â Ma foi ! jâai envie de me dĂ©barrasser de tout cela pour nous Ă©tablir autre part ! â Comme tu voudras, dit PĂ©cuchet. Et un instant aprĂšs â Les auteurs nous recommandent de supprimer tout canal direct. La sĂšve, par lĂ , se trouve contrariĂ©e, et lâarbre forcĂ©ment en souffre. Pour se bien porter, il faudrait quâil nâeĂ»t pas de fruits. Cependant ceux quâon ne taille et quâon ne fume jamais en produisent, de moins gros, câest vrai, mais de plus savoureux. Jâexige quâon mâen donne la raison ! Et non seulement chaque espĂšce rĂ©clame des soins particuliers, mais encore chaque individu, suivant le climat, la tempĂ©rature, un tas de choses ! oĂč est la rĂšgle, alors ? et quel espoir avons-nous dâaucun succĂšs ou bĂ©nĂ©fice ? Bouvard lui rĂ©pondit â Tu verras dans Gasparin que le bĂ©nĂ©fice ne peut dĂ©passer le dixiĂšme du capital. Donc on ferait mieux de placer ce capital dans une maison de banque. Au bout de quinze ans, par lâaccumulation des intĂ©rĂȘts, on aurait le double sans sâĂȘtre foulĂ© le tempĂ©rament. PĂ©cuchet baissa la tĂȘte. â Lâarboriculture pourrait bien ĂȘtre une blague ! â Comme lâagronomie ! rĂ©pliqua Bouvard. Ensuite, ils sâaccusĂšrent dâavoir Ă©tĂ© trop ambitieux, et ils rĂ©solurent de mĂ©nager dĂ©sormais leur peine et leur argent. Un Ă©mondage de temps Ă autre suffirait au verger. Les contre-espaliers furent proscrits et ils ne remplaceraient pas les arbres morts ou abattus ; mais il allait se prĂ©senter des intervalles fort vilains, Ă moins de dĂ©truire tous les autres qui restaient debout. Comment sây prendre ? PĂ©cuchet fit plusieurs Ă©pures, en se servant de sa boĂźte de mathĂ©matiques. Bouvard lui donnait des conseils. Ils nâarrivaient Ă rien de satisfaisant. Heureusement quâils trouvĂšrent dans leur bibliothĂšque lâouvrage de Boitard, intitulĂ© lâArchitecte des Jardins. Lâauteur les divise en une infinitĂ© de genres. Il y a, dâabord, le genre mĂ©lancolique et romantique, que se signale par des immortelles, des ruines, des tombeaux, et un ex-voto Ă la vierge, indiquant la place oĂč un seigneur est tombĂ© sous le fer dâun assassin ». On compose le genre terrible avec des rocs suspendus, des arbres fracassĂ©s, des cabanes incendiĂ©es ; le genre exotique, en plantant des cierges du PĂ©rou pour faire naĂźtre des souvenirs Ă un colon ou Ă un voyageur ». Le genre grave doit offrir, comme Ermenonville, un temple Ă la philosophie. Les obĂ©lisques et les arcs de triomphe caractĂ©risent le genre majestueux ; de la mousse et des grottes, le genre mystĂ©rieux ; un lac, le genre rĂȘveur. Il y a mĂȘme le genre fantastique, dont le plus beau spĂ©cimen se voyait naguĂšre dans un jardin wurtembergeois â car on y rencontrait successivement un sanglier, un ermite, plusieurs sĂ©pulcres, et une barque se dĂ©tachant dâelle-mĂȘme du rivage, pour vous conduire dans un boudoir oĂč des jets dâeau vous inondaient quand on se posait sur le sofa. Devant cet horizon de merveilles, Bouvard et PĂ©cuchet eurent comme un Ă©blouissement. Le genre fantastique leur parut rĂ©servĂ© aux princes. Le temple Ă la philosophie serait encombrant. Lâex-voto Ă la madone nâaurait pas de signification, vu le manque dâassassins ; et, tant pis pour les colons et les voyageurs, les plantes amĂ©ricaines coĂ»taient trop cher. Mais les rocs Ă©taient possibles, comme les arbres fracassĂ©s, les immortelles et la mousse, et dans un enthousiasme progressif, aprĂšs beaucoup de tĂątonnements, avec lâaide dâun seul valet et pour une somme minime, ils se fabriquĂšrent une rĂ©sidence qui nâavait pas dâanalogue dans tout le dĂ©partement. La charmille ouverte çà et lĂ donnait jour sur le bosquet, rempli dâallĂ©es sinueuses en façon de labyrinthe. Dans le mur de lâespalier, ils avaient voulu faire un arceau sous lequel on dĂ©couvrirait la perspective. Comme le chaperon ne pouvait se tenir suspendu, il en Ă©tait rĂ©sultĂ© une brĂšche Ă©norme, avec des ruines par terre. Ils avaient sacrifiĂ© les asperges pour bĂątir Ă la place un tombeau Ă©trusque, câest-Ă -dire un quadrilatĂšre en plĂątre noir, ayant six pieds de hauteur, et lâapparence dâune niche Ă chien. Quatre sapinettes aux angles flanquaient ce monument, qui serait surmontĂ© par une urne et enrichi dâune inscription. Dans lâautre partie du potager, une espĂšce de Rialto enjambait un bassin offrant sur ses bords des coquilles de moules incrustĂ©es. La terre buvait lâeau, nâimporte ! Il se formerait un fond de glaise qui la retiendrait. La cahute avait Ă©tĂ© transformĂ©e en cabane rustique, grĂące Ă des verres de couleur. Au sommet du vigneau, six arbres Ă©quarris supportaient un chapeau de fer-blanc Ă pointes retroussĂ©es, et le tout signifiait une pagode chinoise. Ils avaient Ă©tĂ© sur les rives de lâOrne choisir des granits, les avaient cassĂ©s, numĂ©rotĂ©s, rapportĂ©s eux-mĂȘmes dans une charrette, puis avaient joint les morceaux avec du ciment, en les accumulant les uns par-dessus les autres ; et au milieu du gazon se dressait un rocher, pareil Ă une gigantesque pomme de terre. Quelque chose manquait au delĂ pour complĂ©ter lâharmonie. Ils abattirent le plus gros tilleul de la charmille aux trois quarts mort, du reste, et le couchĂšrent dans toute la longueur du jardin, de telle sorte quâon pouvait le croire apportĂ© par un torrent ou renversĂ© par la foudre. La besogne finie, Bouvard, qui Ă©tait sur le perron, cria de loin â Ici ! on voit mieux ! â Voit mieux, fut rĂ©pĂ©tĂ© dans lâair. PĂ©cuchet rĂ©pondit â Jây vais ! â Y vais ! â Tiens, un Ă©cho ! â Ăcho ! Le tilleul, jusquâalors, lâavait empĂȘchĂ© de se produire, et il Ă©tait favorisĂ© par la pagode, faisant face Ă la grange, dont le pignon surmontait la charmille. Pour essayer lâĂ©cho, ils sâamusaient Ă lancer des mots plaisants ; Bouvard en hurla de polissons, dâobscĂšnes. Il avait Ă©tĂ© plusieurs fois Ă Falaise, sous prĂ©texte dâargent Ă recevoir, et il en revenait toujours avec de petits paquets quâil enfermait dans sa commode. PĂ©cuchet partit un matin pour se rendre Ă Bretteville, et rentra fort tard, avec un panier quâil cacha sous son lit. Le lendemain, Ă son rĂ©veil, Bouvard fut surpris. Les deux premiers ifs de la grande allĂ©e, qui, la veille encore, Ă©taient sphĂ©riques, avaient la forme de paons, et un cornet avec deux boutons de porcelaine figuraient le bec et les yeux. PĂ©cuchet sâĂ©tait levĂ© dĂšs lâaube, et, tremblant dâĂȘtre dĂ©couvert, il avait taillĂ© les deux arbres Ă la mesure des appendices expĂ©diĂ©s par Dumouchel. Depuis six mois, les autres derriĂšre ceux-lĂ imitaient plus ou moins des pyramides, des cubes, des cylindres, des cerfs ou des fauteuils, mais rien nâĂ©galait les paons. Bouvard le reconnut avec de grands Ă©loges. Sous prĂ©texte dâavoir oubliĂ© sa bĂȘche, il entraĂźna son compagnon dans le labyrinthe, car il avait profitĂ© de lâabsence de PĂ©cuchet pour faire, lui aussi, quelque chose de sublime. La porte des champs Ă©tait recouverte dâune couche de plĂątre, sur laquelle sâalignaient en bel ordre cinq cents fourneaux de pipes, reprĂ©sentant des Abd-el-Kader, des nĂšgres, des femmes nues, des pieds de cheval et des tĂȘtes de mort. â Comprends-tu mon impatience ? â Je crois bien ! Et, dans leur Ă©motion, ils sâembrassĂšrent. Comme tous les artistes, ils eurent le besoin dâĂȘtre applaudis, et Bouvard songea Ă offrir un grand dĂźner. â Prends garde ! dit PĂ©cuchet, tu vas te lancer dans les rĂ©ceptions. Câest un gouffre ! La chose fut pourtant dĂ©cidĂ©e. Depuis quâils habitaient le pays, ils se tenaient Ă lâĂ©cart. Tout le monde, par dĂ©sir de les connaĂźtre, accepta leur invitation, sauf le comte de Faverges, appelĂ© dans la capitale pour affaires. Ils se rabattirent sur M. Hurel, son factotum. Beljambe, lâaubergiste, ancien chef Ă Lisieux, devait cuisiner certains plats. Il fournissait un garçon. Germaine avait requis la fille de basse-cour. Marianne, la servante de Mme Bordin, viendrait aussi. DĂšs quatre heures, la grille Ă©tait grande ouverte, et les deux propriĂ©taires, pleins dâimpatience, attendaient leurs convives. Hurel sâarrĂȘta sous la hĂȘtrĂ©e pour remettre sa redingote. Puis le curĂ© sâavança, revĂȘtu dâune soutane neuve, et, un moment aprĂšs, M. Foureau, avec un gilet de velours. Le docteur donnait le bras Ă sa femme, qui marchait pĂ©niblement en sâabritant sous son ombrelle. Un flot de rubans roses sâagita derriĂšre eux ; câĂ©tait le bonnet de Mme Bordin, habillĂ©e dâune belle robe de soie gorge-de-pigeon. La chaĂźne dâor de sa montre lui battait la poitrine, et les bagues brillaient Ă ses deux mains couvertes de mitaines noires. Enfin parut le notaire, un panama sur la tĂȘte, un lorgnon dans lâĆil, car lâofficier ministĂ©riel nâĂ©touffait pas en lui lâhomme du monde. Le salon Ă©tait cirĂ© Ă ne pouvoir sây tenir debout. Les huit fauteuils dâUtrecht sâadossaient le long de la muraille ; une table ronde, dans le milieu, supportait la cave Ă liqueur, et on voyait au-dessus de la cheminĂ©e le portrait du pĂšre Bouvard. Les embus reparaissant Ă contre-jour faisaient grimacer la bouche, loucher les yeux, et un peu de moisissure aux pommettes ajoutait Ă lâillusion des favoris. Les invitĂ©s lui trouvaient une ressemblance avec son fils, et Mme Bordin ajouta, en regardant Bouvard, quâil avait dĂ» ĂȘtre un fort bel homme. AprĂšs une heure dâattente, PĂ©cuchet annonça quâon pouvait passer dans la salle. Les rideaux de calicot blanc Ă bordure rouge Ă©taient, comme ceux du salon, complĂštement tirĂ©s devant les fenĂȘtres, et le soleil, traversant la toile, jetait une lumiĂšre blonde sur le lambris, qui avait pour tout ornement un baromĂštre. Bouvard plaça les deux dames auprĂšs de lui ; PĂ©cuchet le maire Ă sa gauche, le curĂ© Ă sa droite, et lâon entama les huĂźtres. Elles sentaient la vase. Bouvard fut dĂ©solĂ©, prodigua les excuses, et PĂ©cuchet se leva pour aller dans la cuisine faire une scĂšne Ă Beljambe. Pendant tout le premier service, composĂ© dâune barbue entre un vol-au-vent et des pigeons en compote, la conversation roula sur la maniĂšre de fabriquer le cidre. AprĂšs quoi on en vint aux mets digestes ou indigestes. Le docteur, naturellement, fut consultĂ©. Il jugeait les choses avec scepticisme, comme un homme qui a vu le fond de la science, et cependant ne tolĂ©rait pas la moindre contradiction. En mĂȘme temps que lâaloyau, on servit du bourgogne. Il Ă©tait trouble. Bouvard, attribuant cet accident au rinçage de la bouteille, en fit goĂ»ter trois autres sans plus de succĂšs, puis versa du Saint-Julien, trop jeune Ă©videmment, et tous les convives se turent. Hurel souriait sans discontinuer ; les pas lourds du garçon rĂ©sonnaient sur les dalles. Mme Vaucorbeil, courtaude et lâair bougon elle Ă©tait dâailleurs vers la fin de sa grossesse, avait gardĂ© un mutisme absolu. Bouvard, ne sachant de quoi lâentretenir, lui parla du théùtre de Caen. â Ma femme ne va jamais au spectacle, reprit le docteur. M. Marescot, quand il habitait Paris, ne frĂ©quentait que les Italiens. â Moi, dit Bouvard, je me payais quelquefois un parterre au Vaudeville pour entendre des farces ! Foureau demanda Ă Mme Bordin si elle aimait les farces ! â Ăa dĂ©pend de quelle espĂšce, dit-elle. Le maire la lutinait. Elle ripostait aux plaisanteries. Ensuite elle indiqua une recette pour les cornichons. Du reste, ses talents de mĂ©nagĂšre Ă©taient connus, et elle avait une petite ferme admirablement soignĂ©e. Foureau interpella Bouvard â Est-ce que vous ĂȘtes dans lâintention de vendre la vĂŽtre ? â Mon Dieu, jusquâĂ prĂ©sent, je ne sais trop⊠â Comment ! pas mĂȘme la piĂšce des Ăcalles ? reprit le notaire ; ce serait Ă votre convenance, madame Bordin. La veuve rĂ©pliqua en minaudant â Les prĂ©tentions de M. Bouvard seraient trop fortes. â On pourrait peut-ĂȘtre lâattendrir. â Je nâessayerai pas ! â Bah ! si vous lâembrassiez ? â Essayons tout de mĂȘme, dit Bouvard. Et il la baisa sur les deux joues, aux applaudissements de la sociĂ©tĂ©. Presque aussitĂŽt on dĂ©boucha le champagne, dont les dĂ©tonations amenĂšrent un redoublement de joie. PĂ©cuchet fit un signe, les rideaux sâouvrirent et le jardin apparut. CâĂ©tait, dans le crĂ©puscule, quelque chose dâeffrayant. Le rocher, comme une montagne, occupait le gazon, le tombeau faisait un cube au milieu des Ă©pinards, le pont vĂ©nitien un accent circonflexe par-dessus les haricots, et la cabane, au delĂ , une grande tache noire, car ils avaient incendiĂ© son toit de paille pour la rendre plus poĂ©tique. Les ifs, en forme de cerfs ou de fauteuils, se suivaient jusquâĂ lâarbre foudroyĂ©, qui sâĂ©tendait transversalement de la charmille Ă la tonnelle, oĂč des pommes dâamour pendaient comme des stalactites. Un tournesol, çà et lĂ , Ă©talait son disque jaune. La pagode chinoise, peinte en rouge, semblait un phare sur le vigneau. Les becs des paons, frappĂ©s par le soleil, se renvoyaient des feux, et derriĂšre la claire-voie, dĂ©barrassĂ©e de ses planches, la campagne toute plate terminait lâhorizon. Devant lâĂ©tonnement de leurs convives, Bouvard et PĂ©cuchet ressentirent une vĂ©ritable jouissance. Mme Bordin surtout admira les paons ; mais le tombeau ne fut pas compris, ni la cabane incendiĂ©e, ni le mur de ruines. Puis chacun, Ă tour de rĂŽle, passa sur le pont. Pour emplir le bassin, Bouvard et PĂ©cuchet avaient charriĂ© de lâeau pendant toute la matinĂ©e. Elle avait fui entre les pierres du fond, mal jointes, et de la vase les recouvrait. Tout en se promenant, on se permit des critiques â Ă votre place jâaurais fait cela. Les petits pois sont en retard. Ce coin, franchement, nâest pas propre. Avec une taille pareille, jamais vous nâobtiendrez de fruits. Bouvard fut obligĂ© de rĂ©pondre quâil se moquait des fruits. Comme on longeait la charmille, il dit dâun air finaud â Ah ! voilĂ une personne que nous dĂ©rangeons ; mille excuses ! La plaisanterie ne fut pas relevĂ©e. Tout le monde connaissait la dame en plĂątre. Enfin, aprĂšs plusieurs dĂ©tours dans le labyrinthe, on arriva devant la porte aux pipes. Des regards de stupĂ©faction sâĂ©changĂšrent. Bouvard observait le visage de ses hĂŽtes, et impatient de connaĂźtre leur opinion â Quâen dites-vous ? Mme Bordin Ă©clata de rire. Tous firent comme elle, M. le curĂ© poussait une sorte de gloussement, Hurel toussait, le docteur en pleurait, sa femme fut prise dâun spasme nerveux, et Foureau, homme sans gĂȘne, cassa un Abd-el-Kader quâil mit dans sa poche, comme souvenir. Quand on fut sorti de la charmille, Bouvard, pour Ă©tonner son monde avec lâĂ©cho, cria de toutes ses forces â Serviteur ! Mesdames ! Rien ! pas dâĂ©cho. Cela tenait Ă des rĂ©parations faites Ă la grange, le pignon et la toiture Ă©tant dĂ©molis. Le cafĂ© fut servi sur le vigneau, et les messieurs allaient commencer une partie de boules, quand ils virent en face, derriĂšre la claire-voie, un homme qui les regardait. Il Ă©tait maigre et hĂąlĂ©, avec un pantalon rouge en lambeaux, une veste bleue, sans chemise, la barbe noire taillĂ©e en brosse ; et il articula dâune voix rauque â Donnez-moi un verre de vin ! Le maire et lâabbĂ© Jeufroy lâavaient tout de suite reconnu. CâĂ©tait un ancien menuisier de Chavignolles. â Allons, Gorju ! Ă©loignez-vous, dit M. Foureau, on ne demande pas lâaumĂŽne. â Moi ! lâaumĂŽne ! sâĂ©cria lâhomme exaspĂ©rĂ©. Jâai fait sept ans la guerre en Afrique. Je relĂšve de lâhĂŽpital. Pas dâouvrage ! Faut-il que jâassassine ? nom de nom ! Sa colĂšre dâelle-mĂȘme tomba, et, les deux poings sur les hanches, il considĂ©rait les bourgeois dâun air mĂ©lancolique et gouailleur. La fatigue des bivouacs, lâabsinthe et les fiĂšvres, toute une existence de misĂšre et de crapule se rĂ©vĂ©lait dans ses yeux troubles. Ses lĂšvres pĂąles tremblaient en lui dĂ©couvrant les gencives. Le grand ciel empourprĂ© lâenveloppait dâune lueur sanglante, et son obstination Ă rester lĂ causait une sorte dâeffroi. Bouvard, pour en finir, alla chercher le fond dâune bouteille. Le vagabond lâabsorba gloutonnement, puis disparut dans les avoines, en gesticulant. Ensuite on blĂąma M. Bouvard. De telles complaisances favorisaient le dĂ©sordre. Mais Bouvard, irritĂ© par lâinsuccĂšs de son jardin, prit la dĂ©fense du peuple ; tous parlĂšrent Ă la fois. Foureau exaltait le gouvernement, Hurel ne voyait dans le monde que la propriĂ©tĂ© fonciĂšre. LâabbĂ© Jeufroy se plaignit de ce quâon ne protĂ©geait pas la religion. PĂ©cuchet attaqua les impĂŽts. Mme Bordin criait par intervalle â Moi, dâabord, je dĂ©teste la RĂ©publique. Et le docteur se dĂ©clara pour le progrĂšs â Car enfin, monsieur, nous avons besoin de rĂ©formes. â Possible ! rĂ©pondit Foureau, mais toutes ces idĂ©es-lĂ nuisent aux affaires. â Je me fiche de vos affaires ! sâĂ©cria PĂ©cuchet. Vaucorbeil poursuivit â Au moins, donnez-nous lâadjonction des capacitĂ©s. Bouvard nâallait pas jusque-lĂ . â Câest votre opinion ? reprit le docteur, vous ĂȘtes toisĂ© ! Bonsoir ! et je vous souhaite un dĂ©luge pour naviguer dans votre bassin ! â Moi aussi, je mâen vais, dit un moment aprĂšs M. Foureau. Et dĂ©signant sa poche oĂč Ă©tait lâAbd-el-Kader â Si jâai besoin dâun autre, je reviendrai. Le curĂ©, avant de partir, confia timidement Ă PĂ©cuchet quâil ne trouvait pas convenable ce simulacre de tombeau au milieu des lĂ©gumes. Hurel, en se retirant, salua trĂšs bas la compagnie. M. Marescot avait disparu aprĂšs le dessert. Mme Bordin recommença le dĂ©tail de ses cornichons, promit une seconde recette pour les prunes Ă lâeau-de-vie, et fit encore trois tours dans la grande allĂ©e ; mais, en passant prĂšs du tilleul, le bas de sa robe sâaccrocha, et ils lâentendirent qui murmurait â Mon Dieu ! quelle bĂȘtise que cet arbre ! JusquâĂ minuit, les amphitryons, sous la tonnelle, exhalĂšrent leur ressentiment. Sans doute, on pouvait reprendre dans le dĂźner deux ou trois petites choses par-ci par-lĂ ; et cependant les convives sâĂ©taient gorgĂ©s comme des ogres, preuve quâil nâĂ©tait pas si mauvais. Mais pour le jardin, tant de dĂ©nigrement provenait de la plus noire jalousie ; et sâĂ©chauffant tous les deux â Ah ! lâeau manque dans le bassin ! Patience, on y verra jusquâĂ un cygne et des poissons ! â Ă peine sâils ont remarquĂ© la pagode ! â PrĂ©tendre que les ruines ne sont pas propres est une opinion dâimbĂ©cile ! â Et le tombeau une inconvenance ! Pourquoi inconvenance ? Est-ce quâon nâa pas le droit dâen construire un dans son domaine ? Je veux mĂȘme mây faire enterrer ! â Ne parle pas de ça ! dit PĂ©cuchet. Puis ils passĂšrent en revue les convives. â Le mĂ©decin mâa lâair dâun joli poseur ! â As-tu observĂ© le ricanement de Marescot devant le portrait ? â Quel goujat que M. le maire ! Quand on dĂźne dans une maison, que diable ! on respecte les curiositĂ©s. â Mme Bordin ? dit Bouvard. â Eh ! câest une intrigante ! Laisse-moi tranquille. DĂ©goĂ»tĂ©s du monde, ils rĂ©solurent de ne plus voir personne, de vivre exclusivement chez eux, pour eux seuls. Et ils passaient des jours dans la cave Ă enlever le tartre des bouteilles, revernirent tous les meubles, encaustiquĂšrent les chambres ; chaque soir, en regardant le bois brĂ»ler, ils dissertaient sur le meilleur systĂšme de chauffage. Ils tĂąchĂšrent par Ă©conomie de fumer des jambons, de couler eux-mĂȘmes la lessive. Germaine, quâils incommodaient, haussait les Ă©paules. Ă lâĂ©poque des confitures, elle se fĂącha, et ils sâĂ©tablirent dans le fournil. CâĂ©tait une ancienne buanderie, oĂč il y avait, sous les fagots, une grande cuve maçonnĂ©e excellente pour leurs projets, lâambition leur Ă©tant venue de fabriquer des conserves. Quatorze bocaux furent emplis de tomates et de petits pois ; ils en lutĂšrent les bouchons avec de la chaux vive et du fromage, appliquĂšrent sur les bords des bandelettes de toile, puis les plongĂšrent dans lâeau bouillante. Elle sâĂ©vaporait ; ils en versĂšrent de la froide ; la diffĂ©rence de tempĂ©rature fit Ă©clater les bocaux. Trois seulement furent sauvĂ©s. Ensuite ils se procurĂšrent de vieilles boĂźtes Ă sardines, y mirent des cĂŽtelettes de veau et les enfoncĂšrent dans le bain-marie. Elles sortirent rondes comme des ballons ; le refroidissement les aplatirait. Pour continuer lâexpĂ©rience, ils enfermĂšrent dans dâautres boĂźtes des Ćufs, de la chicorĂ©e, du homard, une matelote, un potage ! et ils sâapplaudissaient, comme M. Appert, dâavoir fixĂ© les saisons » de pareilles dĂ©couvertes, selon PĂ©cuchet, lâemportaient sur les exploits des conquĂ©rants. Ils perfectionnĂšrent les achars de Mme Bordin, en Ă©piçant le vinaigre avec du poivre ; et leurs prunes Ă lâeau-de-vie Ă©taient bien supĂ©rieures ! Ils obtinrent par la macĂ©ration des ratafias de framboise et dâabsinthe. Avec du miel et de lâangĂ©lique dans un tonneau de Bagnols, ils voulurent faire du vin de Malaga ; et ils entreprirent Ă©galement la confection dâun champagne ! Les bouteilles de chablis, coupĂ©es de moĂ»t, Ă©clatĂšrent dâelles-mĂȘmes. Alors ils ne doutĂšrent plus de la rĂ©ussite. Leurs Ă©tudes se dĂ©veloppant, ils en vinrent Ă soupçonner des fraudes dans toutes les denrĂ©es alimentaires. Ils chicanaient le boulanger sur la couleur de son pain. Ils se firent un ennemi de lâĂ©picier, en lui soutenant quâil adultĂ©rait ses chocolats. Ils se transportĂšrent Ă Falaise, pour demander du jujube, et sous les yeux mĂȘmes du pharmacien, soumirent sa pĂąte Ă lâĂ©preuve de lâeau. Elle prit lâapparence dâune couenne de lard, ce qui dĂ©notait de la gĂ©latine. AprĂšs ce triomphe, leur orgueil sâexalta. Ils achetĂšrent le matĂ©riel dâun distillateur en faillite, et bientĂŽt arrivĂšrent dans la maison, des tamis, des barils, des entonnoirs, des Ă©cumoires, des chausses et des balances, sans compter une sĂ©bile Ă boulet et un alambic tĂȘte-de-maure, lequel exigea un fourneau rĂ©flecteur, avec une hotte de cheminĂ©e. Ils apprirent comment on clarifie le sucre, et les diffĂ©rentes sortes de cuites, le grand et le petit perlĂ©, le soufflĂ©, le boulĂ©, le morve et le caramel. Mais il leur tardait dâemployer lâalambic ; et ils abordĂšrent les liqueurs fines, en commençant par lâanisette. Le liquide presque toujours entraĂźnait avec lui les substances, ou bien elles se collaient dans le fond ; dâautres fois, ils sâĂ©taient trompĂ©s sur le dosage. Autour dâeux les grandes bassines de cuivre reluisaient, les matras avançaient leur bec pointu, les poĂȘlons pendaient au mur. Souvent lâun triait des herbes sur la table, tandis que lâautre faisait osciller le boulet de canon dans la sĂ©bile suspendue ; ils mouvaient les cuillers, ils dĂ©gustaient les mĂ©langes. Bouvard, toujours en sueur, nâavait pour vĂȘtement que sa chemise et son pantalon tirĂ© jusquâau creux de lâestomac par ses courtes bretelles ; mais, Ă©tourdi comme un oiseau, il oubliait le diagramme de la cucurbite, ou exagĂ©rait le feu. PĂ©cuchet marmottait des calculs, immobile dans sa longue blouse, une espĂšce de sarreau dâenfant avec des manches ; et ils se considĂ©raient comme des gens trĂšs sĂ©rieux, occupĂ©s de choses utiles. Enfin ils rĂȘvĂšrent une crĂšme qui devait enfoncer toutes les autres. Ils y mettraient de la coriandre comme dans le kummel, du kirsch comme dans le marasquin, de lâhysope comme dans la chartreuse, de lâambrette comme dans le vespetro, du calamus aromaticus comme dans le krambambuly ; et elle serait colorĂ©e en rouge avec du bois de santal. Mais sous quel nom lâoffrir au commerce ? car il fallait un nom facile Ă retenir et pourtant bizarre. Ayant longtemps cherchĂ©, ils dĂ©cidĂšrent quâelle se nommerait la Bouvarine ». Vers la fin de lâautomne, des taches parurent dans les trois bocaux de conserves. Les tomates et les petits pois Ă©taient pourris. Cela devait dĂ©pendre du bouchage. Alors le problĂšme du bouchage les tourmenta. Pour essayer les mĂ©thodes nouvelles, ils manquaient dâargent. Leur ferme les rongeait. Plusieurs fois, des tenanciers sâĂ©taient offerts, Bouvard nâen avait pas voulu. Mais son premier garçon cultivait dâaprĂšs ses ordres, avec une Ă©pargne dangereuse, si bien que les rĂ©coltes diminuaient, tout pĂ©riclitait ; et ils causaient de leurs embarras, quand maĂźtre Gouy entra dans le laboratoire, escortĂ© de sa femme qui se tenait en arriĂšre, timidement. GrĂące Ă toutes les façons quâelles avaient reçues, les terres sâĂ©taient amĂ©liorĂ©es, et il venait pour reprendre sa ferme. Il la dĂ©prĂ©cia. MalgrĂ© tous leurs travaux, les bĂ©nĂ©fices Ă©taient chanceux ; bref, sâil la dĂ©sirait, câĂ©tait par amour du pays et regret dâaussi bons maĂźtres. On le congĂ©dia dâune maniĂšre froide. Il revint le soir mĂȘme. PĂ©cuchet avait sermonnĂ© Bouvard ; ils allaient flĂ©chir. Gouy demanda une diminution de fermage ; et comme les autres se rĂ©criaient, il se mit Ă beugler plutĂŽt quâĂ parler, attestant le bon Dieu, Ă©numĂ©rant ses peines, vantant ses mĂ©rites. Quand on le sommait de dire son prix, il baissait la tĂȘte au lieu de rĂ©pondre. Alors, sa femme, assise prĂšs de la porte, avec un grand panier sur les genoux, recommençait les mĂȘmes protestations, en piaillant dâune voix aiguĂ« comme une poule blessĂ©e. Enfin le bail fut arrĂȘtĂ© aux conditions de trois mille francs par an, un tiers de moins quâautrefois. SĂ©ance tenante, maĂźtre Gouy proposa dâacheter le matĂ©riel, et les dialogues recommencĂšrent. Lâestimation des objets dura quinze jours. Bouvard sâen mourait de fatigue. Il lĂącha tout pour une somme tellement dĂ©risoire, que Gouy, dâabord Ă©carquilla les yeux, et sâĂ©criant Convenu », lui frappa dans la main. AprĂšs quoi, les propriĂ©taires, suivant lâusage, offrirent de casser une croĂ»te Ă la maison, et PĂ©cuchet ouvrit une bouteille de son malaga, moins par gĂ©nĂ©rositĂ© que dans lâespoir dâen obtenir des Ă©loges. Mais le laboureur dit en rechignant â Câest comme du sirop de rĂ©glisse. Et sa femme, pour se faire passer le goĂ»t », rĂ©clama un verre dâeau-de-vie. Une chose plus grave les occupait ! Tous les Ă©lĂ©ments de la Bouvarine » Ă©taient enfin rassemblĂ©s. Ils les entassĂšrent dans la cucurbite, avec de lâalcool ; allumĂšrent le feu et attendirent. Cependant PĂ©cuchet, tourmentĂ© par la mĂ©saventure du malaga, prit dans lâarmoire les boĂźtes de fer-blanc, fit sauter le couvercle de la premiĂšre, puis de la seconde, de la troisiĂšme. Il les rejetait avec fureur et appela Bouvard. Bouvard ferma le robinet du serpentin pour se prĂ©cipiter vers les conserves. La dĂ©sillusion fut complĂšte. Les tranches de veau ressemblaient Ă des semelles bouillies. Un liquide fangeux remplaçait le homard. On ne reconnaissait plus la matelote. Des champignons avaient poussĂ© sur le potage, et une intolĂ©rable odeur empestait le laboratoire. Tout Ă coup, avec un bruit dâobus, lâalambic Ă©clata en vingt morceaux qui bondirent jusquâau plafond, crevant les marmites, aplatissant les Ă©cumoires, fracassant les verres ; le charbon sâĂ©parpilla, le fourneau fut dĂ©moli, et, le lendemain, Germaine retrouva une spatule dans la cour. La force de la vapeur avait rompu lâinstrument, dâautant que la cucurbite se trouvait boulonnĂ©e au chapiteau. PĂ©cuchet, tout de suite, sâĂ©tait accroupi derriĂšre la cuve, et Bouvard, comme Ă©croulĂ© sur un tabouret. Pendant dix minutes ils demeurĂšrent dans cette posture, nâosant se permettre un seul mouvement, pĂąles de terreur, au milieu des tessons. Quand ils purent recouvrer la parole, ils se demandĂšrent quelle Ă©tait la cause de tant dâinfortunes, de la derniĂšre surtout ? et ils nây comprenaient rien, sinon quâils avaient manquĂ© pĂ©rir. PĂ©cuchet termina par ces mots â Câest que, peut-ĂȘtre, nous ne savons pas la chimie ! III Pour savoir la chimie, ils se procurĂšrent le cours de Regnault et apprirent dâabord que les corps simples sont peut-ĂȘtre composĂ©s ». On les distingue en mĂ©talloĂŻdes et en mĂ©taux, diffĂ©rence qui nâa rien dâabsolu », dit lâauteur. De mĂȘme pour les acides et pour les bases, un corps pouvant se comporter Ă la maniĂšre des acides ou des bases, suivant les circonstances ». La notation leur parut baroque. Les proportions multiples troublĂšrent PĂ©cuchet. â Puisquâune molĂ©cule A, je suppose, se combine avec plusieurs parties de B, il me semble que cette molĂ©cule doit se diviser en autant de parties ; mais si elle se divise, elle cesse dâĂȘtre lâunitĂ©, la molĂ©cule primordiale. Enfin, je ne comprends pas. â Moi non plus ! disait Bouvard. Et ils recoururent Ă un ouvrage moins difficile, celui de Girardin, oĂč ils acquirent la certitude que dix litres dâair pĂšsent cent grammes, quâil nâentre pas de plomb dans les crayons, que le diamant nâest que du carbone. Ce qui les Ă©bahit par-dessus tout, câest que la terre, comme Ă©lĂ©ment, nâexiste pas. Ils saisirent la manĆuvre du chalumeau, lâor, lâargent, la lessive du linge, lâĂ©tamage des casseroles ; puis, sans le moindre scrupule, Bouvard et PĂ©cuchet se lancĂšrent dans la chimie organique. Quelle merveille que de retrouver chez les ĂȘtres vivants les mĂȘmes substances qui composent les minĂ©raux ! NĂ©anmoins ils Ă©prouvaient une sorte dâhumiliation Ă lâidĂ©e que leur individu contenait du phosphore comme les allumettes, de lâalbumine comme les blancs dâĆufs, du gaz hydrogĂšne comme les rĂ©verbĂšres. AprĂšs les couleurs et les corps gras, ce fut le tour de la fermentation. Elle les conduisit aux acides, et la loi des Ă©quivalents les embarrassa encore une fois. Ils tĂąchĂšrent de lâĂ©lucider avec la thĂ©orie des atomes ; ce qui acheva de les perdre. Pour entendre tout cela, selon Bouvard, il aurait fallu des instruments. La dĂ©pense Ă©tait considĂ©rable, et ils en avaient trop fait. Mais le docteur Vaucorbeil pouvait, sans doute, les Ă©clairer. Ils se prĂ©sentĂšrent au moment de ses consultations. â Messieurs, je vous Ă©coute ! quel est votre mal ? PĂ©cuchet rĂ©pliqua quâils nâĂ©taient pas malades, et ayant exposĂ© le but de leur visite â Nous dĂ©sirons connaĂźtre premiĂšrement lâatomicitĂ© supĂ©rieure. Le mĂ©decin rougit beaucoup, puis les blĂąma de vouloir apprendre la chimie. â Je ne nie pas son importance, soyez-en sĂ»rs ! mais actuellement, on la fourre partout ! Elle exerce sur la mĂ©decine une action dĂ©plorable. Et lâautoritĂ© de sa parole se renforçait au spectacle des choses environnantes. Du diachylum et des bandes traĂźnaient sur la cheminĂ©e. La boĂźte chirurgicale posait au milieu du bureau, des sondes emplissaient une cuvette dans un coin, et il y avait contre le mur la reprĂ©sentation dâun Ă©corchĂ©. PĂ©cuchet en fit compliment au docteur. â Ce doit ĂȘtre une belle Ă©tude que lâanatomie ? M. Vaucorbeil sâĂ©tendit sur le charme quâil Ă©prouvait autrefois dans les dissections ; et Bouvard demanda quels sont les rapports entre lâintĂ©rieur de la femme et celui de lâhomme. Afin de le satisfaire, le mĂ©decin tira de sa bibliothĂšque un recueil de planches anatomiques. â Emportez-les ! Vous les regarderez chez vous plus Ă votre aise ! Le squelette les Ă©tonna par la proĂ©minence de sa mĂąchoire, les trous de ses yeux, la longueur effrayante de ses mains. Un ouvrage explicatif leur manquait ; ils retournĂšrent chez M. Vaucorbeil, et, grĂące au manuel dâAlexandre Lauth, ils apprirent les divisions de la charpente, en sâĂ©bahissant de lâĂ©pine dorsale, seize fois plus forte, dit-on, que si le CrĂ©ateur lâeĂ»t faite droite. â Pourquoi seize fois, prĂ©cisĂ©ment ? Les mĂ©tacarpiens dĂ©solĂšrent Bouvard ; et PĂ©cuchet, acharnĂ© sur le crĂąne, perdit courage devant le sphĂ©noĂŻde, bien quâil ressemble Ă une selle turque ou turquesque ». Quant aux articulations, trop de ligaments les cachaient, et ils attaquĂšrent les muscles. Mais les insertions nâĂ©taient pas commodes Ă dĂ©couvrir, et, parvenus aux gouttiĂšres vertĂ©brales, ils y renoncĂšrent complĂštement. PĂ©cuchet dit alors â Si nous reprenions la chimie, ne serait-ce que pour utiliser le laboratoire ? Bouvard protesta, et il crut se rappeler que lâon fabriquait Ă lâusage des pays chauds des cadavres postiches. Barberou, auquel il Ă©crivit, lui donna lĂ -dessus des renseignements. Pour dix francs par mois, on pouvait avoir un des bonshommes de M. Auzoux, et, la semaine suivante, le messager de Falaise dĂ©posa devant leur grille une caisse oblongue. Ils la transportĂšrent dans le fournil, pleins dâĂ©motion. Quand les planches furent dĂ©clouĂ©es, la paille tomba, les papiers de soie glissĂšrent, le mannequin apparut. Il Ă©tait couleur brique, sans chevelure, sans peau, avec dâinnombrables filets bleus, rouges et blancs le bariolant. Cela ne ressemblait point Ă un cadavre, mais Ă une espĂšce de joujou, fort vilain, trĂšs propre, et qui sentait le vernis. Puis ils enlevĂšrent le thorax, et ils aperçurent les deux poumons, pareils Ă deux Ă©ponges ; le cĆur tel quâun gros Ćuf, un peu de cĂŽtĂ© par derriĂšre, le diaphragme, les reins, tout le paquet des entrailles. â Ă la besogne ! dit PĂ©cuchet. La journĂ©e et le soir y passĂšrent. Ils avaient mis des blouses, comme font les carabins dans les amphithéùtres, et, Ă la lueur de trois chandelles, ils travaillaient leurs morceaux de carton, quand un coup de poing heurta la porte. Ouvrez ! » CâĂ©tait M. Foureau, suivi du garde champĂȘtre. Les maĂźtres de Germaine sâĂ©taient plu Ă lui montrer le bonhomme. Elle avait couru de suite chez lâĂ©picier pour conter la chose, et tout le village croyait maintenant quâils recelaient dans leur maison un vĂ©ritable mort. Foureau, cĂ©dant Ă la rumeur publique, venait sâassurer du fait ; des curieux se tenaient dans la cour. Le mannequin, quand il entra, reposait sur le flanc, et les muscles de la face Ă©tant dĂ©crochĂ©s, lâĆil faisait une saillie monstrueuse, avait quelque chose dâeffrayant. â Qui vous amĂšne ? dit PĂ©cuchet. Foureau balbutia â Rien, rien du tout. Et, prenant une des piĂšces sur la table â Quâest-ce que câest ? â Le buccinateur, rĂ©pondit Bouvard. Foureau se tut, mais souriait dâune façon narquoise, jaloux de ce quâils avaient un divertissement au-dessus de sa compĂ©tence. Les deux anatomistes feignaient de poursuivre leurs investigations. Les gens, qui sâennuyaient sur le seuil, avaient pĂ©nĂ©trĂ© dans le fournil, et comme on se poussait un peu, la table trembla. â Ah ! câest trop fort ! sâĂ©cria PĂ©cuchet ; dĂ©barrassez-nous du public ! Le garde champĂȘtre fit partir les curieux. â TrĂšs bien ! dit Bouvard, nous nâavons besoin de personne. Foureau comprit lâallusion, et lui demanda sâils avaient le droit, nâĂ©tant pas mĂ©decins, de dĂ©tenir un objet pareil. Il allait, du reste, Ă©crire au prĂ©fet. â Quel pays ! on nâĂ©tait pas plus inepte, sauvage et rĂ©trograde. La comparaison quâils firent dâeux-mĂȘmes avec les autres les consola ; ils ambitionnaient de souffrir pour la science. Le docteur aussi vint les voir. Il dĂ©nigra le mannequin comme trop Ă©loignĂ© de la nature, mais profita de la circonstance pour faire une leçon. Bouvard et PĂ©cuchet furent charmĂ©s, et, sur leur dĂ©sir, M. Vaucorbeil leur prĂȘta plusieurs volumes de sa bibliothĂšque, affirmant toutefois quâils nâiraient pas jusquâau bout. Ils prirent en note, dans le Dictionnaire de sciences mĂ©dicales, les exemples dâaccouchement, de longĂ©vitĂ©, dâobĂ©sitĂ© et de constipation extraordinaires. Que nâavaient-ils connu le fameux Canadien de Beaumont, les polyphages Tarare et Bijou, la femme hydropique du dĂ©partement de lâEure, le PiĂ©montais qui allait Ă la garde-robe tous les vingt jours, Simon de Mirepoix, mort ossifiĂ©, et cet ancien maire dâAngoulĂȘme, dont le nez pesait trois livres ! Le cerveau leur inspira des rĂ©flexions philosophiques. Ils distinguaient fort bien dans lâintĂ©rieur le septum lucidum, composĂ© de deux lamelles, et la glande pinĂ©ale, qui ressemble Ă un petit pois rouge ; mais il y avait des pĂ©doncules et des ventricules, des arcs, des piliers, des Ă©tages, des ganglions et des fibres de toutes sortes, et le foramen de Pacchioni, et le corps de Paccini, bref, un amas inextricable, de quoi user leur existence. Quelquefois, dans un vertige, ils dĂ©montaient complĂštement le cadavre, puis se trouvaient embarrassĂ©s pour remettre en place les morceaux. Cette besogne Ă©tait rude, aprĂšs le dĂ©jeuner surtout, et ils ne tardaient pas Ă sâendormir, Bouvard, le menton baissĂ©, lâabdomen en avant, PĂ©cuchet, la tĂȘte dans les mains, avec ses deux coudes sur la table. Souvent, Ă ce moment-lĂ , M. Vaucorbeil, qui terminait ses premiĂšres visites, entrâouvrait la porte. â Eh bien, les confrĂšres, comment va lâanatomie ? â Parfaitement, rĂ©pondaient-ils. Alors il posait des questions pour le plaisir de les confondre. Quand ils Ă©taient las dâun organe, ils passaient Ă un autre, abordant ainsi et dĂ©laissant tour Ă tour le cĆur, lâestomac, lâoreille, les intestins, car le bonhomme en carton les assommait, malgrĂ© leurs efforts pour sây intĂ©resser. Enfin le docteur les surprit comme ils le reclouaient dans sa boĂźte. â Bravo ! je mây attendais. On ne pouvait Ă leur Ăąge entreprendre ces Ă©tudes ; et le sourire accompagnant ces paroles les blessa profondĂ©ment. De quel droit les juger incapables ? Est-ce que la science appartenait Ă ce monsieur ? comme sâil Ă©tait lui-mĂȘme un personnage bien supĂ©rieur ! Donc, acceptant son dĂ©fi, ils allĂšrent jusquâĂ Bayeux pour y acheter des livres. Ce qui leur manquait, câĂ©tait la physiologie, et un bouquiniste leur procura les traitĂ©s de Richerand et dâAdelon, cĂ©lĂšbres Ă lâĂ©poque. Tous les lieux communs sur les Ăąges, les sexes et les tempĂ©raments leur semblĂšrent de la plus haute importance ; ils furent bien aises de savoir quâil y a dans le tartre des dents trois espĂšces dâanimalcules, que le siĂšge du goĂ»t est sur la langue, et la sensation de la faim dans lâestomac. Pour en saisir mieux les fonctions, ils regrettaient de nâavoir pas la facultĂ© de ruminer, comme lâavaient eue MontĂšgre, M. Gosse et le frĂšre de BĂ©rard, et ils mĂąchaient avec lenteur, trituraient, insalivaient, accompagnant de la pensĂ©e le bol alimentaire dans leurs entrailles, le suivaient mĂȘme jusquâĂ ses derniĂšres consĂ©quences, pleins de scrupule mĂ©thodique, dâune attention presque religieuse. Afin de produire artificiellement des digestions, ils tassĂšrent de la viande dans une fiole oĂč Ă©tait le suc gastrique dâun canard, et ils la portĂšrent sous leurs aisselles durant quinze jours, sans autre rĂ©sultat que dâinfecter leurs personnes. On les vit courir le long de la grande route, revĂȘtus dâhabits mouillĂ©s et Ă lâardeur du soleil. CâĂ©tait pour vĂ©rifier si la soif sâapaise par lâapplication de lâeau sur lâĂ©piderme. Ils rentrĂšrent haletants et tous les deux avec un rhume. Lâaudition, la phonation, la vision furent expĂ©diĂ©es lestement ; mais Bouvard sâĂ©tala sur la gĂ©nĂ©ration. Les rĂ©serves de PĂ©cuchet, en cette matiĂšre, lâavaient toujours surpris. Son ignorance lui parut si complĂšte, quâil le pressa de sâexpliquer, et PĂ©cuchet, en rougissant, finit par faire un aveu. Des farceurs, autrefois, lâavaient entraĂźnĂ© dans une mauvaise maison, dâoĂč il sâĂ©tait enfui, se gardant pour la femme quâil aimerait plus tard. Une circonstance heureuse nâĂ©tait jamais venue, si bien que, par fausse honte, gĂȘne pĂ©cuniaire, crainte des maladies, entĂȘtement, habitude, Ă cinquante-deux ans, et malgrĂ© le sĂ©jour de la capitale, il possĂ©dait encore sa virginitĂ©. Bouvard eut peine Ă le croire, puis il rit Ă©normĂ©ment, mais sâarrĂȘta en apercevant des larmes dans les yeux de PĂ©cuchet ; car les passions ne lui avaient pas manquĂ©, sâĂ©tant tout Ă tour Ă©pris dâune danseuse de corde, de la belle-sĆur dâun architecte, dâune demoiselle de comptoir, enfin dâune petite blanchisseuse, et le mariage allait mĂȘme se conclure, quand il avait dĂ©couvert quâelle Ă©tait enceinte dâun autre. Bouvard lui dit â Il y a moyen toujours de rĂ©parer le temps perdu. Pas de tristesse, voyons. Je me charge⊠si tu veux. PĂ©cuchet rĂ©pliqua, en soupirant, quâil ne fallait plus y penser ; et ils continuĂšrent leur physiologie. Est-il vrai que la surface de notre corps dĂ©gage perpĂ©tuellement une vapeur subtile ? La preuve, câest que le poids dâun homme dĂ©croĂźt Ă chaque minute. Si chaque jour sâopĂšre lâaddition de ce qui manque et la soustraction de ce qui excĂšde, la santĂ© se maintiendra en parfait Ă©quilibre. Sanctorius, lâinventeur de cette loi, employa un demi-siĂšcle Ă peser quotidiennement sa nourriture avec toutes ses excrĂ©tions, et se pesait lui-mĂȘme, ne prenant de relĂąche que pour Ă©crire ses calculs. Ils essayĂšrent dâimiter Sanctorius. Mais comme leur balance ne pouvait les supporter tous les deux, ce fut PĂ©cuchet qui commença. Il retira ses habits, afin de ne pas gĂȘner la perspiration, et il se tenait sur le plateau, complĂštement nu, laissant voir, malgrĂ© la pudeur, son torse trĂšs long, pareil Ă un cylindre, avec des jambes courtes, les pieds plats et la peau brune. Ă ses cĂŽtĂ©s, sur une chaise, son ami lui faisait la lecture. Des savants prĂ©tendent que la chaleur animale se dĂ©veloppe par les contractions musculaires, et quâil est possible en agitant le thorax et les membres pelviens de hausser la tempĂ©rature dâun bain tiĂšde. Bouvard alla chercher leur baignoire, et quand tout fut prĂȘt, il sây plongea, muni dâun thermomĂštre. Les ruines de la distillerie, balayĂ©es vers le fond de lâappartement, dessinaient dans lâombre un vague monticule. On entendait par intervalles le grignotement des souris ; une vieille odeur de plantes aromatiques sâexhalait, et se trouvant lĂ fort bien, ils causaient avec sĂ©rĂ©nitĂ©. Cependant Bouvard sentait un peu de fraĂźcheur. â Agite tes membres ! dit PĂ©cuchet. Il les agita, sans rien changer au thermomĂštre. â Câest froid dĂ©cidĂ©ment. â Je nâai pas chaud non plus, reprit PĂ©cuchet saisi lui-mĂȘme par un frisson. Mais agite tes membres pelviens ! agite-les ! Bouvard ouvrait les cuisses, se tordait les flancs, balançait son ventre, soufflait comme un cachalot, puis regardait le thermomĂštre, qui baissait toujours â Je nây comprends rien ! je me remue pourtant ! â Pas assez ! Et il reprenait sa gymnastique. Elle avait durĂ© trois heures, quand une fois encore il empoigna le tube. â Comment ! douze degrĂ©s ! Ah ! bonsoir ! je me retire ! Un chien entra, moitiĂ© dogue, moitiĂ© braque, le poil jaune, galeux, la langue pendante. Que faire ? pas de sonnettes ! et leur domestique Ă©tait sourde. Ils grelottaient, mais nâosaient bouger, dans la peur dâĂȘtre mordus. PĂ©cuchet crut habile de lancer des menaces, en roulant des yeux. Alors le chien aboya ; et il sautait autour de la balance, oĂč PĂ©cuchet, se cramponnant aux cordes et pliant les genoux, tĂąchait de sâĂ©lever le plus haut possible. â Tu tây prends mal, dit Bouvard. Et il se mit Ă faire des risettes au chien en profĂ©rant des douceurs. Le chien, sans doute, les comprit. Il sâefforçait de le caresser, lui collait ses pattes sur les Ă©paules, les Ă©raflait avec ses ongles. â Allons ! maintenant ! voilĂ quâil a emportĂ© ma culotte ! Il se coucha dessus et demeura tranquille. Enfin, avec les plus grandes prĂ©cautions, ils se hasardĂšrent, lâun Ă descendre du plateau, lâautre Ă sortir de la baignoire ; et quand PĂ©cuchet fut rhabillĂ©, cette exclamation lui Ă©chappa â Toi, mon bonhomme, tu serviras Ă nos expĂ©riences. Quelles expĂ©riences ? On pouvait lui injecter du phosphore, puis lâenfermer dans une cave pour voir sâil rendrait du feu par les naseaux. Mais comment injecter ? et du reste, on ne leur vendrait pas du phosphore. Ils songĂšrent Ă lâenfermer sous une cloche pneumatique, Ă lui faire respirer des gaz, Ă lui donner pour breuvage des poisons. Tout cela peut-ĂȘtre ne serait pas drĂŽle. Enfin, ils choisirent lâaimantation de lâacier par le contact de la moelle Ă©piniĂšre. Bouvard, refoulant son Ă©motion, tendait sur une assiette des aiguilles Ă PĂ©cuchet, qui les plantait contre les vertĂšbres. Elles se cassaient, glissaient, tombaient par terre ; il en prenait dâautres, et les enfonçait vivement, au hasard. Le chien rompit ses attaches, passa comme un boulet de canon par les carreaux, traversa la cour, le vestibule et se prĂ©senta dans la cuisine. Germaine poussa des cris en le voyant tout ensanglantĂ©, avec des ficelles autour des pattes. Ses maĂźtres, qui le poursuivaient, entrĂšrent au mĂȘme moment. Il fit un bond et disparut. La vieille servante les apostropha. â Câest encore une de vos bĂȘtises, jâen suis sĂ»re ! â Et ma cuisine, elle est propre ! â Ăa le rendra peut-ĂȘtre enragĂ© ! On en fourre en prison qui ne vous valent pas ! Ils regagnĂšrent le laboratoire, pour Ă©prouver les aiguilles. Pas une nâattira la moindre limaille. Puis, lâhypothĂšse de Germaine les inquiĂ©ta. Il pouvait avoir la rage, revenir Ă lâimproviste, se prĂ©cipiter sur eux. Le lendemain, ils allĂšrent partout aux informations, et pendant plusieurs annĂ©es, ils se dĂ©tournaient dans la campagne, sitĂŽt quâapparaissait un chien ressemblant Ă celui-lĂ . Les autres expĂ©riences Ă©chouĂšrent. Contrairement aux auteurs, les pigeons quâils saignĂšrent, lâestomac plein ou vide, moururent dans le mĂȘme espace de temps. Des petits chats enfoncĂ©s sous lâeau pĂ©rirent au bout de cinq minutes ; et une oie, quâils avaient bourrĂ©e de garance, offrit des pĂ©riostes dâune entiĂšre blancheur. La nutrition les tourmentait. Comment se fait-il que le mĂȘme suc produise des os, du sang, de la lymphe et des matiĂšres excrĂ©mentielles ? Mais on ne peut suivre les mĂ©tamorphoses dâun aliment. Lâhomme qui nâuse que dâun seul est chimiquement pareil Ă celui qui en absorbe plusieurs. Vauquelin, ayant calculĂ© toute la chaux contenue dans lâavoine dâune poule, en retrouva davantage dans les coquilles de ses Ćufs. Donc, il se fait une crĂ©ation de substance. De quelle maniĂšre ? on nâen sait rien. On ne sait mĂȘme pas quelle est la force du cĆur. Borelli admet celle quâil faut pour soulever un poids de cent quatre-vingt mille livres, et Kiell lâĂ©value Ă huit onces environ, dâoĂč ils conclurent que la physiologie est suivant un vieux mot le roman de la mĂ©decine. Nâayant pu la comprendre, ils nây croyaient pas. Un mois se passa dans le dĂ©sĆuvrement. Puis ils songĂšrent Ă leur jardin. Lâarbre mort, Ă©talĂ© dans le milieu, Ă©tait gĂȘnant ; ils lâĂ©quarrirent. Cet exercice les fatigua. Bouvard avait, trĂšs souvent, besoin de faire arranger ses outils chez le forgeron. Un jour quâil sây rendait, il fut accostĂ© par un homme portant sur le dos un sac de toile, et qui lui proposa des almanachs, des livres pieux, des mĂ©dailles bĂ©nites, enfin le Manuel de la SantĂ©, par François Raspail. Cette brochure lui plut tellement, quâil Ă©crivit Ă Barberou de lui envoyer le grand ouvrage. Barberou lâexpĂ©dia, et indiquait, dans sa lettre, une pharmacie pour les mĂ©dicaments. La clartĂ© de la doctrine les sĂ©duisit. Toutes les affections proviennent des vers. Ils gĂątent les dents, creusent les poumons, dilatent le foie, ravagent les intestins, et y causent des bruits. Ce quâil y a de mieux pour sâen dĂ©livrer, câest le camphre. Bouvard et PĂ©cuchet lâadoptĂšrent. Ils en prisaient, ils en croquaient et distribuaient des cigarettes, des flacons dâeau sĂ©dative et des pilules dâaloĂšs. Ils entreprirent mĂȘme la cure dâun bossu. CâĂ©tait un enfant quâils avaient rencontrĂ© un jour de foire. Sa mĂšre, une mendiante, lâamenait chez eux tous les matins. Ils frictionnaient sa bosse avec de la graisse camphrĂ©e, y mettaient pendant vingt minutes un cataplasme de moutarde, puis la recouvraient de diachylum, et pour ĂȘtre sĂ»rs quâil reviendrait, lui donnaient Ă dĂ©jeuner. Ayant lâesprit tendu vers les helminthes, PĂ©cuchet observa sur la joue de Mme Bordin une tache bizarre. Le docteur, depuis longtemps, la traitait par les amers ; ronde au dĂ©but comme une piĂšce de vingt sols, cette tache avait grandi, et formait un cercle rose. Ils voulurent lâen guĂ©rir. Elle accepta, mais exigeait que ce fĂ»t Bouvard qui lui fĂźt les onctions. Elle se posait devant la fenĂȘtre, dĂ©grafait le haut de son corsage et restait la joue tendue, en le regardant avec un Ćil qui aurait Ă©tĂ© dangereux sans la prĂ©sence de PĂ©cuchet. Dans les doses permises et malgrĂ© lâeffroi du mercure ils administrĂšrent du calomel. Un mois plus tard, Mme Bordin Ă©tait sauvĂ©e. Elle leur fit de la propagande, et le percepteur des contributions, le secrĂ©taire de la mairie, le maire lui-mĂȘme, tout le monde dans Chavignolles suçait des tuyaux de plume. Cependant le bossu ne se redressait pas. Le percepteur lĂącha la cigarette, elle redoublait ses Ă©touffements. Foureau se plaignit des pilules dâaloĂšs qui lui occasionnaient des hĂ©morroĂŻdes ; Bouvard eut des maux dâestomac et PĂ©cuchet dâatroces migraines. Ils perdirent confiance dans Raspail, mais eurent soin de nâen rien dire, craignant de diminuer leur considĂ©ration. Et ils montrĂšrent beaucoup de zĂšle pour la vaccine, apprirent Ă saigner sur des feuilles de chou, firent mĂȘme lâacquisition dâune paire de lancettes. Ils accompagnaient le mĂ©decin chez les pauvres, puis consultaient leurs livres. Les symptĂŽmes notĂ©s par les auteurs nâĂ©taient pas ceux quâils venaient de voir. Quant aux noms des maladies, du latin, du grec, du français, une bigarrure de toutes les langues. On les compte par milliers, et la classification linnĂ©enne est bien commode, avec ses genres et ses espĂšces ; mais comment Ă©tablir les espĂšces ? Alors ils sâĂ©garĂšrent dans la philosophie de la mĂ©decine. Ils rĂȘvaient sur lâarchĂ©e de Van Helmont, le vitalisme, le Brownisme, lâorganicisme ; demandaient au docteur dâoĂč vient le germe de la scrofule, vers quel endroit se porte le miasme contagieux, et le moyen, dans tous les cas morbides, de distinguer la cause de ses effets. â La cause et lâeffet sâembrouillent, rĂ©pondait Vaucorbeil. Son manque de logique les dĂ©goĂ»ta, et ils visitĂšrent les malades tout seuls, pĂ©nĂ©trant dans les maisons, sous prĂ©texte de philanthropie. Au fond des chambres, sur de sales matelas, reposaient des gens dont la figure pendait dâun cĂŽtĂ© ; dâautres lâavaient bouffie et dâun rouge Ă©carlate, ou couleur de citron, ou bien violette, avec des les narines pincĂ©es, la bouche tremblante, et des rĂąles, des hoquets, des sueurs, des exhalaisons de cuir et de vieux fromage. Ils lisaient les ordonnances de leurs mĂ©decins, et Ă©taient fort surpris que les calmants soient parfois des excitants, les vomitifs des purgatifs, quâun mĂȘme remĂšde convienne Ă des affections diverses, et quâune maladie sâen aille sous des traitements opposĂ©s. NĂ©anmoins ils donnaient des conseils, remontaient le moral, avaient lâaudace dâausculter. Leur imagination travaillait. Ils Ă©crivirent au Roi, pour quâon Ă©tablĂźt dans le Calvados un institut de garde-malades, dont ils seraient les professeurs. Ils se transportĂšrent chez le pharmacien de Bayeux celui de Falaise leur en voulait toujours Ă cause de son jujube, et ils lâengagĂšrent Ă fabriquer comme les Anciens des pila purgatoria, câest-Ă -dire des boulettes de mĂ©dicaments, qui, Ă force dâĂȘtre maniĂ©es, sâabsorbent dans lâindividu. DâaprĂšs ce raisonnement quâen diminuant la chaleur on entrave les phlegmasies, ils suspendirent dans son fauteuil, aux poutrelles du plafond, une femme affectĂ©e de mĂ©ningite, et ils la balançaient Ă tour de bras, quand le mari survenant les flanqua dehors. Enfin, au grand scandale de M. le curĂ©, ils avaient pris la mode nouvelle dâintroduire les thermomĂštres dans les derriĂšres. Une fiĂšvre typhoĂŻde se rĂ©pandit aux environs ; Bouvard dĂ©clara quâil ne sâen mĂȘlerait pas. Mais la femme de Gouy, leur fermier, vint gĂ©mir chez eux. Son homme Ă©tait malade depuis quinze jours, et M. Vaucorbeil le nĂ©gligeait. PĂ©cuchet se dĂ©voua. Taches lenticulaires sur la poitrine, douleurs aux articulations, ventre ballonnĂ©, langue rouge, câĂ©taient tous les symptĂŽmes de la dothiĂ©nentĂ©rie. Se rappelant le mot de Raspail quâen ĂŽtant la diĂšte on supprime la fiĂšvre, il ordonna des bouillons, un peu de viande. Tout Ă coup le docteur parut. Son malade Ă©tait en train de manger, deux oreillers derriĂšre le dos, entre la fermiĂšre et PĂ©cuchet qui le renforçaient. Il sâapprocha du lit, et jeta lâassiette par la fenĂȘtre, en sâĂ©criant â Câest un vĂ©ritable meurtre ! â Pourquoi ? â Vous perforez lâintestin, puisque la fiĂšvre typhoĂŻde est une altĂ©ration de sa membrane folliculaire. â Pas toujours ! Et une dispute sâengagea sur la nature de fiĂšvres. PĂ©cuchet croyait Ă leur essence. Vaucorbeil les faisait dĂ©pendre des organes â Aussi jâĂ©loigne tout ce qui peut surexciter ! â Mais la diĂšte affaiblit le principe vital ! â Quâest-ce que vous me chantez avec votre principe vital ? Comment est-il ? qui lâa vu ? PĂ©cuchet sâembrouilla. â Dâailleurs, disait le mĂ©decin, Gouy ne veut pas de nourriture. Le malade fit un geste dâassentiment sous son bonnet de coton. â Nâimporte ! il en a besoin ! â Jamais ! son pouls donne quatre-vingt-dix-huit pulsations. â Quâimportent les pulsations ? Et PĂ©cuchet nomma ses autoritĂ©s. â Laissons les systĂšmes ! dit le docteur. PĂ©cuchet croisa les bras. â Vous ĂȘtes un empirique, alors ? â Nullement ! mais en observant⊠â Et si on observe mal ? Vaucorbeil prit cette parole pour une allusion Ă lâherpĂšs de Mme Bordin, histoire clabaudĂ©e par la veuve, et dont le souvenir lâagaçait. â Dâabord, il faut avoir fait de la pratique. â Ceux qui ont rĂ©volutionnĂ© la science nâen faisaient pas ! Van Helmont, Boerhave, Broussais lui-mĂȘme. Vaucorbeil, sans rĂ©pondre, se pencha vers Gouy, et haussant la voix â Lequel de nous deux choisissez-vous pour mĂ©decin ? Le malade, somnolent, aperçut des visages en colĂšre, et se mit Ă pleurer. Sa femme non plus ne savait que rĂ©pondre ; car lâun Ă©tait habile, mais lâautre avait peut-ĂȘtre un secret ? â TrĂšs bien ! dit Vaucorbeil, puisque vous balancez entre un homme nanti dâun diplĂŽme⊠PĂ©cuchet ricana â Pourquoi riez-vous ? â Câest quâun diplĂŽme nâest pas toujours un argument ! Le docteur Ă©tait attaquĂ© dans son gagne-pain, dans sa prĂ©rogative, dans son importance sociale. Sa colĂšre Ă©clata â Nous le verrons quand vous irez devant les tribunaux pour exercice illĂ©gal de la mĂ©decine ! Puis, se tournant vers la fermiĂšre â Faites-le tuer par monsieur tout Ă votre aise, et que je sois pendu si je reviens jamais dans votre maison ! Et il sâenfonça sous la hĂȘtrĂ©e, en gesticulant avec sa canne. Bouvard, quand PĂ©cuchet rentra, Ă©tait lui-mĂȘme dans une grande agitation. Il venait de recevoir Foureau, exaspĂ©rĂ© par ses hĂ©morroĂŻdes. Vainement avait-il soutenu quâelles prĂ©servent de toutes les maladies. Foureau, nâĂ©coutant rien, lâavait menacĂ© de dommages et intĂ©rĂȘts. Il en perdait la tĂȘte. PĂ©cuchet lui conta lâautre histoire, quâil jugeait plus sĂ©rieuse, et fut un peu choquĂ© de son indiffĂ©rence. Gouy, le lendemain, eut une douleur dans lâabdomen. Cela pouvait tenir Ă lâingestion de la nourriture. Peut-ĂȘtre que Vaucorbeil ne sâĂ©tait pas trompĂ© ? Un mĂ©decin, aprĂšs tout, doit sây connaĂźtre ! Et des remords assaillirent PĂ©cuchet. Il avait peur dâĂȘtre homicide. Par prudence, ils congĂ©diĂšrent le bossu. Mais, Ă cause du dĂ©jeuner lui Ă©chappant, sa mĂšre cria beaucoup. Ce nâĂ©tait pas la peine de les avoir fait venir tous les jours de Barneval Ă Chavignolles ! Foureau se calma et Gouy reprenait des forces. Ă prĂ©sent, la guĂ©rison Ă©tait certaine un tel succĂšs enhardit PĂ©cuchet. â Si nous travaillions les accouchements, avec un de ces mannequins⊠â Assez de mannequins ! â Ce sont des demi-corps en peau, inventĂ©s pour les Ă©lĂšves sages-femmes. Il me semble que je retournerais le fĆtus ! Mais Bouvard Ă©tait las de la mĂ©decine. â Les ressorts de la vie nous sont cachĂ©s, les affections trop nombreuses, les remĂšdes problĂ©matiques, et on ne dĂ©couvre dans les auteurs aucune dĂ©finition raisonnable de la santĂ©, de la maladie, de la diathĂšse, ni mĂȘme du pus ! Cependant toutes ces lectures avaient Ă©branlĂ© leur cervelle. Bouvard, Ă lâoccasion dâun rhume, se figura quâil commençait une fluxion de poitrine. Des sangsues nâayant pas affaibli le point de cĂŽtĂ©, il eut recours Ă un vĂ©sicatoire, dont lâaction se porta sur les reins. Alors, il se crut attaquĂ© de la pierre. PĂ©cuchet prit une courbature Ă lâĂ©lagage de la charmille, et vomit aprĂšs son dĂźner, ce qui lâeffraya beaucoup ; puis, observant quâil avait le teint un peu jaune, suspecta une maladie de foie, se demandait â Ai-je des douleurs ? Et finit par en avoir. Sâattristant mutuellement, ils regardaient leur langue, se tĂątaient le pouls, changeaient dâeau minĂ©rale, se purgeaient et redoutaient le froid, la chaleur, le vent, la pluie, les mouches, principalement les courants dâair. PĂ©cuchet imagina que lâusage de la prise Ă©tait funeste. Dâailleurs, un Ă©ternĂ»ment occasionne parfois la rupture dâun anĂ©vrisme, et il abandonna la tabatiĂšre. Par habitude, il y plongeait les doigts ; puis, tout Ă coup, se rappelait son imprudence. Comme le cafĂ© noir secoue les nerfs, Bouvard voulut renoncer Ă la demi-tasse ; mais il dormait aprĂšs ses repas et avait peur en se rĂ©veillant, car le sommeil prolongĂ© est une menace dâapoplexie. Leur idĂ©al Ă©tait Cornaro, ce gentilhomme vĂ©nitien, qui, Ă force de rĂ©gime, atteignit une extrĂȘme vieillesse. Sans lâimiter absolument, on peut avoir les mĂȘmes prĂ©cautions, et PĂ©cuchet tira de sa bibliothĂšque un Manuel dâhygiĂšne, par le docteur Morin. Comment avaient-ils fait pour vivre jusque-lĂ ? Les plats quâils aimaient sây trouvent dĂ©fendus. Germaine, embarrassĂ©e, ne savait plus que leur servir. Toutes les viandes ont des inconvĂ©nients. Le boudin et la charcuterie, le hareng saur, le homard et le gibier sont rĂ©fractaires ». Plus un poisson est gros, plus il contient de gĂ©latine, et, par consĂ©quent, est lourd. Les lĂ©gumes causent des aigreurs, le macaroni donne des rĂȘves, les fromages considĂ©rĂ©s gĂ©nĂ©ralement, sont dâune digestion difficile ». Un verre dâeau le matin est dangereux ». Chaque boisson ou comestible Ă©tant suivi dâun avertissement pareil, ou bien de ces mots mauvais ! â gardez-vous de lâabus ! â ne convient pas Ă tout le monde ! » Pourquoi mauvais ? oĂč est lâabus ? comment savoir si telle chose vous convient ? Quel problĂšme que celui du dĂ©jeuner ! Ils quittĂšrent le cafĂ© au lait, sur sa dĂ©testable rĂ©putation, et ensuite le chocolat ; â car câest un amas de substances indigestes ». Restait donc le thĂ©. Mais les personnes nerveuses doivent se lâinterdire complĂštement ». Cependant Decker, au XVIIe siĂšcle, en prescrivait vingt dĂ©calitres par jour, afin de nettoyer les marais du pancrĂ©as. Ce renseignement Ă©branla Morin dans leur estime, dâautant plus quâil condamne toutes les coiffures, chapeaux, bonnets et casquettes, exigence qui rĂ©volta PĂ©cuchet. Alors ils achetĂšrent le traitĂ© de Becquerel, oĂč ils virent que le porc est en soi-mĂȘme un bon aliment », le tabac dâune innocence parfaite, et le cafĂ© indispensable aux militaires ». Jusquâalors ils avaient cru Ă lâinsalubritĂ© des endroits humides. Pas du tout ! Casper les dĂ©clare moins mortels que les autres. On ne se baigne pas dans la mer sans avoir rafraĂźchi sa peau ; BĂ©gin veut quâon sây jette en pleine transpiration. Le vin pur aprĂšs la soupe passe pour excellent Ă lâestomac ; LĂ©vy lâaccuse dâaltĂ©rer les dents. Enfin, le gilet de flanelle, cette sauvegarde, ce tuteur de la santĂ©, ce palladium chĂ©ri de Bouvard et inhĂ©rent Ă PĂ©cuchet, sans ambages ni crainte de lâopinion, des auteurs le dĂ©conseillent aux hommes plĂ©thoriques et sanguins. Quâest-ce donc que lâhygiĂšne ? â VĂ©ritĂ© en deçà des PyrĂ©nĂ©es, erreur au delà », affirme M. LĂ©vy, et Becquerel ajoute quâelle nâest pas une science. Alors ils se commandĂšrent pour leur dĂźner des huĂźtres, un canard, du porc aux choux, de la crĂšme, un pont-lâĂ©vĂȘque et une bouteille de bourgogne. Ce fut un affranchissement, presque une revanche, et ils se moquaient de Cornaro ! Fallait-il ĂȘtre imbĂ©cile pour se tyranniser comme lui ! Quelle bassesse que de penser toujours au prolongement de son existence ! La vie nâest bonne quâĂ condition dâen jouir. â Encore un morceau ? â Je veux bien. â Moi de mĂȘme ! â Ă ta santĂ© ! â Ă la tienne ! â Et fichons-nous du reste ! Ils sâexaltaient. Bouvard annonça quâil voulait trois tasses de cafĂ©, bien quâil ne fĂ»t pas un militaire. PĂ©cuchet, la casquette sur les oreilles, prisait coup sur coup, Ă©ternuait sans peur ; et, sentant le besoin dâun peu de champagne, ils ordonnĂšrent Ă Germaine dâaller de suite au cabaret leur en acheter une bouteille. Le village Ă©tait trop loin. Elle refusa. PĂ©cuchet fut indignĂ©. â Je vous somme, entendez-vous ! je vous somme dây courir. Elle obĂ©it, mais en bougonnant, rĂ©solue Ă lĂącher bientĂŽt ses maĂźtres, tant ils Ă©taient incomprĂ©hensibles et fantasques. Puis, comme autrefois, ils allĂšrent prendre le gloria sur le vigneau. La moisson venait de finir, et des meules, au milieu des champs, dressaient leurs masses noires sur la couleur de la nuit bleuĂątre et douce. Les fermes Ă©taient tranquilles. On nâentendait mĂȘme plus les grillons. Toute la campagne dormait. Ils digĂ©raient en humant la brise, qui rafraĂźchissait leurs pommettes. Le ciel, trĂšs haut, Ă©tait couvert dâĂ©toiles ; les unes brillent par groupes, dâautres Ă la file, ou bien seules Ă des intervalles Ă©loignĂ©s. Une zone de poussiĂšre lumineuse, allant du septentrion au midi, se bifurquait au-dessus de leurs tĂȘtes. Il y avait entre ces clartĂ©s de grands espaces vides, et le firmament semblait une mer dâazur, avec des archipels et des Ăźlots. â Quelle quantitĂ© ! sâĂ©cria Bouvard. â Nous ne voyons pas tout ! reprit PĂ©cuchet. DerriĂšre la voie lactĂ©e, ce sont les nĂ©buleuses ; au delĂ des nĂ©buleuses, des Ă©toiles encore la plus voisine est sĂ©parĂ©e de nous par trois cents billions de myriamĂštres. Il avait regardĂ© souvent dans le tĂ©lescope de la place VendĂŽme et se rappelait les chiffres. â Le Soleil est un million de fois plus gros que la Terre, Sirius a douze fois la grandeur du Soleil, des comĂštes mesurent trente-quatre millions de lieues ! â Câest Ă rendre fou, dit Bouvard. Il dĂ©plora son ignorance, et mĂȘme regrettait de nâavoir pas Ă©tĂ©, dans sa jeunesse, Ă lâĂcole polytechnique. Alors PĂ©cuchet, le tournant vers la Grande-Ourse, lui montra lâĂ©toile polaire, puis CassiopĂ©e, dont la constellation forme un Y, VĂ©ga de la Lyre, toute scintillante, et, au bas de lâhorizon, le rouge Aldebaran. Bouvard, la tĂȘte renversĂ©e, suivait pĂ©niblement les triangles, quadrilatĂšres et pentagones quâil faut imaginer pour se reconnaĂźtre dans le ciel. PĂ©cuchet continua â La vitesse de la lumiĂšre est de quatre-vingt mille lieues dans une seconde. Un rayon de la voie lactĂ©e met six siĂšcles Ă nous parvenir. Si bien quâune Ă©toile, quand on lâobserve, peut avoir disparu. Plusieurs sont intermittentes, dâautres ne reviennent jamais ; et elles changent de position ; tout sâagite, tout passe. â Cependant le Soleil est immobile ! â On le croyait autrefois. Mais, les savants, aujourdâhui, annoncent quâil se prĂ©cipite vers la constellation dâHercule ! Cela dĂ©rangeait les idĂ©es de Bouvard, et, aprĂšs une minute de rĂ©flexion â La science est faite suivant les donnĂ©es fournies par un coin de lâĂ©tendue. Peut-ĂȘtre ne convient-elle pas Ă tout le reste quâon ignore, qui est beaucoup plus grand, et quâon ne peut dĂ©couvrir. Ils parlaient ainsi, debout sur le vigneau, Ă la lueur des astres, et leurs discours Ă©taient coupĂ©s par de longs silences. Enfin ils se demandĂšrent sâil y avait des hommes dans les Ă©toiles. Pourquoi pas ? Et comme la crĂ©ation est harmonique, les habitants de Sirius devaient ĂȘtre dĂ©mesurĂ©s, ceux de Mars dâune taille moyenne, ceux de VĂ©nus trĂšs petits. Ă moins que ce ne soit partout la mĂȘme chose. Il existe lĂ -haut des commerçants, des gendarmes ; on y trafique, on sây bat, on y dĂ©trĂŽne des rois. Quelques Ă©toiles filantes glissĂšrent tout Ă coup, dĂ©crivant sur le ciel comme la parabole dâune monstrueuse fusĂ©e. â Tiens, dit Bouvard, voilĂ des mondes qui disparaissent. PĂ©cuchet reprit â Si le nĂŽtre, Ă son tour, faisait la cabriole, les citoyens des Ă©toiles ne seraient pas plus Ă©mus que nous ne le sommes maintenant. De pareilles idĂ©es vous renfoncent lâorgueil. â Quel est le but de tout cela ? â Peut-ĂȘtre quâil nây a pas de but. â Cependant⊠Et PĂ©cuchet rĂ©pĂ©ta deux ou trois fois cependant » sans trouver rien de plus Ă dire. â Nâimporte, je voudrais bien savoir comment lâunivers sâest fait. â Cela doit ĂȘtre dans Buffon, rĂ©pondit Bouvard, dont les yeux se fermaient. Je nâen peux plus, je vais me coucher. Les Ăpoques de la nature leur apprirent quâune comĂšte, en heurtant le soleil, en avait dĂ©tachĂ© une portion, qui devint la terre. Dâabord les pĂŽles sâĂ©taient refroidis. Toutes les eaux avaient enveloppĂ© le globe ; elles sâĂ©taient retirĂ©es dans les cavernes ; puis les continents se divisĂšrent, les animaux et lâhomme parurent. La majestĂ© de la crĂ©ation leur causa un Ă©bahissement infini comme elle. Leur tĂȘte sâĂ©largissait. Ils Ă©taient fiers de rĂ©flĂ©chir sur de si grands objets. Les minĂ©raux ne tardĂšrent pas Ă les fatiguer, et ils recoururent, comme distraction, aux Harmonies de Bernardin de Saint-Pierre. Harmonies vĂ©gĂ©tales et terrestres, aĂ©riennes, aquatiques, humaines, fraternelles et mĂȘme conjugales, tout y passa, sans omettre les invocations Ă VĂ©nus, aux ZĂ©phirs et aux Amours. Ils sâĂ©tonnaient que les poissons eussent des nageoires, les oiseaux des ailes, les semences une enveloppe ; pleins de cette philosophie qui dĂ©couvre dans la nature des intentions vertueuses et la considĂšre comme une espĂšce de saint Vincent de Paul toujours occupĂ© Ă rĂ©pandre des bienfaits ! Ils admirĂšrent ensuite ses prodiges, les trombes, les volcans, les forĂȘts vierges, et ils achetĂšrent lâouvrage de M. Depping sur les Merveilles et beautĂ©s de la nature en France. Le Cantal en possĂšde trois, lâHĂ©rault cinq, la Bourgogne deux, pas davantage, tandis que le DauphinĂ© compte Ă lui seul jusquâĂ quinze merveilles. Mais bientĂŽt on nâen trouvera plus. Les grottes Ă stalactites se bouchent, les montagnes ardentes sâĂ©teignent, les glaciĂšres naturelles sâĂ©chauffent, et les vieux arbres dans lesquels on disait la messe tombent sous la cognĂ©e de niveleurs ou sont en train de mourir. Puis leur curiositĂ© se tourna vers les bĂȘtes. Ils rouvrirent leur Buffon et sâextasiĂšrent devant les goĂ»ts bizarres de certains animaux. Mais tous les livres ne valant pas une observation personnelle, ils entraient dans les cours et demandaient aux laboureurs sâils avaient vu des taureaux se joindre Ă des juments, les cochons rechercher les vaches, et les mĂąles des perdrix commettre entre eux des turpitudes. â Jamais de la vie. On trouvait mĂȘme ces questions un peu drĂŽles pour des messieurs de leur Ăąge. Ils voulurent tenter des alliances anormales. La moins difficile est celle du bouc et de la brebis. Leur fermier ne possĂ©dait pas de bouc, une voisine prĂȘta le sien, et lâĂ©poque du rut Ă©tant venue, ils enfermĂšrent les deux bĂȘtes dans le pressoir en se cachant derriĂšre les futailles, pour que lâĂ©vĂ©nement pĂ»t sâaccomplir en paix. Chacune dâabord mangea son petit tas de foin, puis elles ruminĂšrent ; la brebis se coucha, et elle bĂȘlait sans discontinuer, pendant que le bouc, dâaplomb sur ses jambes torses, avec sa grande barbe et ses oreilles pendantes, fixait sur eux ses prunelles, qui luisaient dans lâombre. Enfin, le soir du troisiĂšme jour, ils jugĂšrent convenable de faciliter la nature ; mais le bouc, se retournant contre PĂ©cuchet, lui flanqua un coup de cornes au bas du ventre. La brebis, saisie de peur, se mit Ă tourner dans le pressoir comme dans un manĂšge. Bouvard courut aprĂšs, se jeta dessus pour la retenir, et tomba par terre avec des poignĂ©es de laine dans les deux mains. Ils renouvelĂšrent leurs tentatives sur des poules et un canard, sur un dogue et une truie, avec lâespoir quâil en sortirait des monstres, ne comprenant rien Ă la question de lâespĂšce. Ce mot dĂ©signe un groupe dâindividus dont les descendants se reproduisent ; mais des animaux classĂ©s comme dâespĂšces diffĂ©rentes peuvent se reproduire, et dâautres, compris dans la mĂȘme, en ont perdu la facultĂ©. Ils se flattĂšrent dâobtenir lĂ -dessus des idĂ©es nettes en Ă©tudiant le dĂ©veloppement des germes, et PĂ©cuchet Ă©crivit Ă Dumouchel pour avoir un microscope. Tour Ă tour ils mirent sur la plaque de verre des cheveux, du tabac, des ongles, une patte de mouche ; mais ils avaient oubliĂ© la goutte dâeau indispensable ; câĂ©tait, dâautres fois, la petite lamelle, et ils se poussaient, dĂ©rangeaient lâinstrument ; puis, nâapercevant que du brouillard, accusaient lâopticien. Ils en arrivĂšrent Ă douter du microscope. Les dĂ©couvertes quâon lui attribue ne sont peut-ĂȘtre pas si positives ? Dumouchel, en leur adressant la facture, les pria de recueillir Ă son intention des ammonites et des oursins, curiositĂ©s dont il Ă©tait toujours amateur, et frĂ©quentes dans leur pays. Pour les exciter Ă la gĂ©ologie, il leur envoyait les Lettres de Bertrand avec le Discours de Cuvier sur les rĂ©volutions du globe. AprĂšs ces deux lectures, ils se figurĂšrent les choses suivantes Dâabord une immense nappe dâeau, dâoĂč Ă©mergeaient des promontoires tachetĂ©s par des lichens, et pas un ĂȘtre vivant, pas un cri. CâĂ©tait un monde silencieux, immobile et nu ; puis de longues plantes se balançaient dans un brouillard qui ressemblait Ă la vapeur dâune Ă©tuve. Un soleil tout rouge surchauffait lâatmosphĂšre humide. Alors des volcans Ă©clatĂšrent, les roches ignĂ©es jaillissaient des montagnes, et la pĂąte des porphyres et des basaltes, qui coulait, se figea. TroisiĂšme tableau dans des mers peu profondes, des Ăźles de madrĂ©pores ont surgi ; un bouquet de palmiers, de place en place, les domine. Il y a des coquilles pareilles Ă des roues de chariot, des tortues qui ont trois mĂštres, des lĂ©zards de soixante pieds ; des amphibies allongent entre les roseaux leur col dâautruche Ă mĂąchoire de crocodile ; des serpents ailĂ©s sâenvolent. Enfin, sur les grands continents, de grands mammifĂšres parurent, les membres difformes comme des piĂšces de bois mal Ă©quarries, le cuir plus Ă©pais que des plaques de bronze, ou bien velus, lippus, avec des criniĂšres et des dĂ©fenses contournĂ©es. Des troupeaux de mammouths broutaient les plaines oĂč fut depuis lâAtlantique ; le palĂ©othĂ©rium, moitiĂ© cheval, moitiĂ© tapir, bouleversait de son groin les fourmiliĂšres de Montmartre, et le cervus giganteus tremblait sous les chĂątaigniers Ă la voix de lâours des cavernes, qui faisait japper dans sa taniĂšre le chien de Beaugency, trois fois haut comme un loup. Toutes ces Ă©poques avaient Ă©tĂ© sĂ©parĂ©es les unes des autres par des cataclysmes, dont le dernier Ă©tait notre dĂ©luge. CâĂ©tait comme une fĂ©erie en plusieurs actes, ayant lâhomme pour apothĂ©ose. Ils furent stupĂ©faits dâapprendre quâil existait sur des pierres des empreintes de libellules, de pattes dâoiseaux ; et, ayant feuilletĂ© un des manuels Roret, ils cherchĂšrent des fossiles. Un aprĂšs-midi, comme ils retournaient des silex au milieu de la grande route, M. le curĂ© passa, et, les abordant dâune voix pateline â Ces messieurs sâoccupent de gĂ©ologie ? Fort bien. Car il estimait cette science. Elle confirme lâautoritĂ© des Ăcritures en prouvant le dĂ©luge. Bouvard parla des coprolithes, lesquels sont des excrĂ©ments de bĂȘtes, pĂ©trifiĂ©s. LâabbĂ© Jeufroy parut surpris du fait ; aprĂšs tout, sâil avait lieu, câĂ©tait une raison de plus dâadmirer la Providence. PĂ©cuchet avoua que leurs enquĂȘtes jusquâalors nâavaient pas Ă©tĂ© fructueuses ; et cependant les environs de Falaise, comme tous les terrains jurassiques, devaient abonder en dĂ©bris dâanimaux. â Jâai entendu dire, rĂ©pliqua lâabbĂ© Jeufroy, quâautrefois on avait trouvĂ© Ă Villers la mĂąchoire dâun Ă©lĂ©phant. Du reste, un de ses amis, M. Larsoneur, avocat, membre du barreau de Lisieux et archĂ©ologue, leur fournirait peut-ĂȘtre des renseignements ! Il avait fait une histoire de Port-en-Bessin, oĂč Ă©tait notĂ©e la dĂ©couverte dâun crocodile. Bouvard et PĂ©cuchet Ă©changĂšrent un coup dâĆil ; le mĂȘme espoir leur Ă©tait venu ; et malgrĂ© la chaleur, ils restĂšrent debout pendant longtemps, Ă interroger lâecclĂ©siastique, qui sâabritait sous un parapluie de coton bleu. Il avait le bas du visage un peu lourd, avec le nez pointu, souriait continuellement, ou penchait la tĂȘte en fermant les paupiĂšres. La cloche de lâĂ©glise tinta lâangĂ©lus. â Bien le bonsoir, messieurs ! Vous permettez, nâest-ce pas ? RecommandĂ©s par lui, ils attendirent durant trois semaines la rĂ©ponse de Larsoneur. Enfin elle arriva. Lâhomme de Villers qui avait dĂ©terrĂ© la dent de mastodonte sâappelait Louis Bloche ; les dĂ©tails manquaient. Quant Ă son histoire, elle occupait un des volumes de lâAcadĂ©mie Lexovienne, et il ne prĂȘtait point son exemplaire, dans la peur de dĂ©pareiller sa collection. Pour ce qui Ă©tait de lâalligator, on lâavait dĂ©couvert au mois de novembre 1825, sous la falaise des Hachettes, Ă Sainte-Honorine, prĂšs de Port-en-Bessin, arrondissement de Bayeux. Suivaient des compliments. LâobscuritĂ© enveloppant le mastodonte irrita le dĂ©sir de PĂ©cuchet. Il aurait voulu se rendre tout de suite Ă Villers. Bouvard objecta que, pour sâĂ©pargner un dĂ©placement peut-ĂȘtre inutile, et Ă coup sĂ»r dispendieux, il convenait de prendre des informations, et ils Ă©crivirent au maire de lâendroit une lettre, oĂč ils lui demandaient ce quâĂ©tait devenu un certain Louis Bloche. Dans lâhypothĂšse de sa mort, ses descendants ou collatĂ©raux pouvaient-ils les instruire sur sa prĂ©cieuse dĂ©couverte ? Quand il la fit, Ă quelle place de la commune gisait ce document des Ăąges primitifs ? Avait-on des chances dâen trouver dâanalogues ? Quel Ă©tait, par jour, le prix dâun homme ou dâune charrette ? Et ils eurent beau sâadresser Ă lâadjoint, puis au premier conseiller municipal, ils ne reçurent de Villers aucune nouvelle. Sans doute les habitants Ă©taient jaloux de leurs fossiles ? Ă moins quâils ne les vendissent aux Anglais. Le voyage des Hachettes fut rĂ©solu. Bouvard et PĂ©cuchet prirent la diligence de Falaise pour Caen. Ensuite une carriole les transporta de Caen Ă Bayeux ; de Bayeux ils allĂšrent Ă pied jusquâĂ Port-en-Bessin. On ne les avait pas trompĂ©s. La cĂŽte des Hachettes offrait des cailloux bizarres, et, sur les indications de lâaubergiste, ils atteignirent la grĂšve. La marĂ©e Ă©tant basse, elle dĂ©couvrait tous ses galets, avec une prairie de goĂ©mons jusquâaux bords des flots. Des vallonnements herbeux dĂ©coupaient la falaise, composĂ©e dâune terre molle et brune et qui, se durcissant, devenait, dans ses strates infĂ©rieures, une muraille de pierre grise. Des filets dâeau en tombaient sans discontinuer, pendant que la mer, au loin, grondait. Elle semblait parfois suspendre son battement ; et on nâentendait plus que le petit bruit des sources. Ils titubaient sur des herbes gluantes, ou bien ils avaient Ă sauter des trous. Bouvard sâassit prĂšs du rivage, et contempla les vagues, ne pensant Ă rien, fascinĂ©, inerte. PĂ©cuchet le ramena vers la cĂŽte pour lui faire voir un ammonite incrustĂ© dans la roche, comme un diamant dans sa gangue. Leurs ongles sây brisĂšrent, il aurait fallu des instruments, la nuit venait dâailleurs. Le ciel Ă©tait empourprĂ© Ă lâoccident et toute la plage couverte dâune ombre. Au milieu des varechs presque noirs, les flaques dâeau sâĂ©largissaient. La mer montait vers eux ; il Ă©tait temps de rentrer. Le lendemain dĂšs lâaube, avec une pioche et un pic, ils attaquĂšrent leur fossile dont lâenveloppe Ă©clata. CâĂ©tait un ammonites nodosus », rongĂ© par les bouts, mais pesant bien seize livres, et PĂ©cuchet, dans lâenthousiasme, sâĂ©cria â Nous ne pouvons pas faire moins que de lâoffrir Ă Dumouchel ! Puis ils rencontrĂšrent des Ă©ponges, des tĂ©rĂ©bratules, des orques, et pas de crocodile ! Ă son dĂ©faut, ils espĂ©raient une vertĂšbre dâhippopotame ou dâichtyosaure, nâimporte quel ossement contemporain du dĂ©luge, quand ils distinguĂšrent Ă hauteur dâhomme, contre la falaise, des contours qui figuraient le galbe dâun poisson gigantesque. Ils dĂ©libĂ©rĂšrent sur les moyens de lâobtenir. Bouvard le dĂ©gagerait par le haut, tandis que PĂ©cuchet, en dessous, dĂ©molirait la roche pour le faire descendre doucement, sans lâabĂźmer. Comme ils reprenaient haleine, ils virent au-dessus de leur tĂȘte, dans la campagne, un douanier en manteau, qui gesticulait dâun air de commandement. â Eh bien ! quoi ! fiche-nous la paix. Et ils continuĂšrent leur besogne ; Bouvard sur la pointe des orteils, tapant avec sa pioche ; PĂ©cuchet, les reins pliĂ©s, creusant avec son pic. Mais le douanier reparut plus bas, dans un vallon, en multipliant les signaux ; ils sâen moquaient bien ! Un corps ovale se bombait sous la terre amincie, et penchait, allait glisser. Un autre individu, avec un sabre, se montra tout Ă coup. â Vos passeports ? CâĂ©tait le garde champĂȘtre en tournĂ©e, et au mĂȘme moment survint lâhomme de la douane, accouru par une ravine. â Empoignez-les, pĂšre Morin ! ou la falaise va sâĂ©crouler ! â Câest dans un but scientifique, rĂ©pondit PĂ©cuchet. Alors une masse tomba, en les frĂŽlant de si prĂšs, tous les quatre, quâun peu plus ils Ă©taient morts. Quand la poussiĂšre fut dissipĂ©e, ils reconnurent un mĂąt de navire, qui sâĂ©mietta sous la botte du douanier. Bouvard dit en soupirant â Nous ne faisions pas grand mal ! â On ne doit rien faire dans les limites du GĂ©nie ! reprit le garde champĂȘtre. Dâabord qui ĂȘtes-vous pour que je vous dresse procĂšs ? PĂ©cuchet se rebiffa, criant Ă lâinjustice. â Pas de raisons ! suivez-moi ! DĂšs quâils arrivĂšrent sur le port, une foule de gamins les escorta. Bouvard, rouge comme un coquelicot, affectait un air digne ; PĂ©cuchet, trĂšs pĂąle, lançait des regards furieux ; et ces deux Ă©trangers, portant des cailloux dans leurs mouchoirs, nâavaient pas bonne figure. Provisoirement, on les colloqua dans lâauberge, dont le maĂźtre, sur le seuil, barrait lâentrĂ©e. Puis le maçon rĂ©clama ses outils. Ils les payĂšrent, encore des frais ! et le garde champĂȘtre ne revenait pas ! pourquoi ? Enfin un monsieur, qui avait la croix dâhonneur, les dĂ©livra ; et ils sâen allĂšrent, ayant donnĂ© leurs noms, prĂ©noms et domicile, avec lâengagement dâĂȘtre Ă lâavenir plus circonspects. Outre un passeport, il leur manquait bien des choses, et, avant dâentreprendre des explorations nouvelles, ils consultĂšrent le Guide du voyageur gĂ©ologue, par BonĂ©. Il faut avoir, premiĂšrement, un bon havresac de soldat, puis une chaĂźne dâarpenteur, une lime, des pinces, une boussole et trois marteaux, passĂ©s dans une ceinture qui se dissimule sous la redingote et vous prĂ©serve ainsi de cette apparence originale, que lâon doit Ă©viter en voyage ». Comme bĂąton, PĂ©cuchet adopta franchement le bĂąton de touriste, haut de six pieds, Ă longue pointe de fer. Bouvard prĂ©fĂ©rait une canne-parapluie ou parapluie-polybranches, dont le pommeau se retire pour agrafer la soie, contenue Ă part dans un petit sac. Ils nâoubliĂšrent pas de forts souliers avec des guĂȘtres, chacun deux paires de bretelles, Ă cause de la transpiration », et, bien quâon ne puisse se prĂ©senter partout en casquette », ils reculĂšrent devant la dĂ©pense dâun de ces chapeaux qui se plient, et qui portent le nom du chapelier Gibus, leur inventeur ». Le mĂȘme ouvrage donne des prĂ©ceptes de conduite Savoir la langue du pays que lâon visitera » ; ils la savaient. Garder une tenue modeste » ; câĂ©tait leur usage. Ne pas avoir trop dâargent sur soi » ; rien de plus simple. Enfin, pour sâĂ©pargner toutes sortes dâembarras, il est bon de prendre la qualitĂ© dâingĂ©nieur ! ». â Eh bien ! nous la prendrons ! Ainsi prĂ©parĂ©s, ils commencĂšrent leurs courses, Ă©taient absents quelquefois pendant huit jours, passaient leur vie au grand air. TantĂŽt, sur les bords de lâOrne, ils apercevaient, dans une dĂ©chirure, des pans de rocs dressant leurs lames obliques entre des peupliers et des bruyĂšres, ou bien ils sâattristaient de ne rencontrer le long du chemin que des couches dâargile. Devant un paysage, ils nâadmiraient ni la sĂ©rie des plans, ni la profondeur des lointains, ni les ondulations de la verdure, mais ce quâon ne voyait pas, le dessous, la terre ; et toutes les collines Ă©taient pour eux encore une preuve du dĂ©luge. Ă la manie du dĂ©luge succĂ©da celle des blocs erratiques. Les grosses pierres, seules dans les champs, devaient provenir de glaciers disparus, et ils cherchaient des moraines et des faluns. Plusieurs fois on les prit pour des porte-balles, vu leur accoutrement ; et quand ils avaient rĂ©pondu quâils Ă©taient des ingĂ©nieurs », une crainte leur venait lâusurpation dâun titre pareil pouvait leur attirer des dĂ©sagrĂ©ments. Ă la fin du jour, ils haletaient sous le poids de leurs Ă©chantillons, mais intrĂ©pides, les rapportaient chez eux. Il y en avait le long des marches, dans lâescalier, dans la chambre, dans la salle, dans la cuisine, et Germaine se lamentait sur la quantitĂ© de poussiĂšre. Ce nâĂ©tait pas une mince besogne, avant de coller les Ă©tiquettes, que de savoir le nom des roches ; la variĂ©tĂ© des couleurs et du grenu leur faisait confondre lâargile avec la marne, le granit et le gneiss, le quartz et le calcaire. Et puis la nomenclature les irritait. Pourquoi dĂ©vonien, cambrien, jurassique, comme si les terres dĂ©signĂ©es par ces mots nâĂ©taient pas ailleurs quâen Devonshire, prĂšs de Cambridge, et dans le Jura ? Impossible de sây reconnaĂźtre ; ce qui est systĂšme pour lâun est pour lâautre un Ă©tage, pour un troisiĂšme une simple assise. Les feuillets des couches sâentremĂȘlent, sâembrouillent ; mais Omalius dâHalloy vous prĂ©vient quâil ne faut pas croire aux divisions gĂ©ologiques. Cette dĂ©claration les soulagea, et quand ils eurent vu des calcaires Ă polypiers dans la plaine de Caen, des phyllades Ă Balleroy, du kaolin Ă Saint-Blaise, de lâoolithe partout, et cherchĂ© de la houille Ă Cartigny et du mercure Ă la Chapelle-en-Juger, prĂšs Saint-LĂŽ, ils dĂ©cidĂšrent une excursion plus lointaine, un voyage au Havre, pour Ă©tudier le quartz pyromaque et lâargile de Kimmeridge. Ă peine descendus du paquebot, ils demandĂšrent le chemin qui conduit sous les phares ; des Ă©boulements lâobstruaient, il Ă©tait dangereux de sây hasarder. Un loueur de voiture les accosta et leur offrit des promenades aux environs Ingouville, Octeville, FĂ©camp, Lillebonne, Rome sâil le fallait ». Ses prix Ă©taient dĂ©raisonnables, mais le nom de FĂ©camp les avait frappĂ©s ; en se dĂ©tournant un peu sur la route, on pouvait voir Ătretat, et ils prirent la gondole de FĂ©camp pour se rendre au plus loin dâabord. Dans la gondole, Bouvard et PĂ©cuchet firent la conversation avec trois paysans, deux bonnes femmes, un sĂ©minariste, et nâhĂ©sitĂšrent pas Ă se qualifier dâingĂ©nieurs. On sâarrĂȘta devant le bassin. Ils gagnĂšrent la falaise, et cinq minutes aprĂšs la frĂŽlĂšrent pour Ă©viter une grande flaque dâeau avançant comme un golfe au milieu du rivage. Ensuite, ils virent une arcade qui sâouvrait sur une grotte profonde ; elle Ă©tait sonore, trĂšs claire, pareille Ă une Ă©glise, avec des colonnes de haut en bas et un tapis de varech tout le long de ses dalles. Cet ouvrage de la nature les Ă©tonna, et, continuant leur chemin en ramassant des coquilles, ils sâĂ©levĂšrent Ă des considĂ©rations sur lâorigine du monde. Bouvard penchait vers le neptunisme ; PĂ©cuchet, au contraire, Ă©tait plutonien. Le feu central avait brisĂ© la croĂ»te du globe, soulevĂ© les terrains, fait des crevasses. Câest comme une mer intĂ©rieure ayant son flux et reflux, ses tempĂȘtes ; une mince pellicule nous en sĂ©pare. On ne dormirait pas si lâon songeait Ă tout ce quâil y a sous nos talons. Cependant le feu central diminue et le soleil sâaffaiblit, si bien que la terre un jour pĂ©rira de refroidissement. Elle deviendra stĂ©rile ; tout le bois et toute la houille se seront convertis en acide carbonique, et aucun ĂȘtre ne pourra subsister. â Nous nây sommes pas encore, dit Bouvard. â EspĂ©rons-le, reprit PĂ©cuchet. Nâimporte, cette fin du monde, si lointaine quâelle fĂ»t, les assombrit, et, cĂŽte Ă cĂŽte, ils marchaient silencieusement sur les galets. La falaise, perpendiculaire, toute blanche et rayĂ©e en noir, çà et lĂ , par des lignes de silex, sâen allait vers lâhorizon, telle que la courbe dâun rempart ayant cinq lieues dâĂ©tendue. Un vent dâest, Ăąpre et froid, soufflait. Le ciel Ă©tait gris, la mer verdĂątre et comme enflĂ©e. Du sommet des roches, des oiseaux sâenvolaient, tournoyaient, rentraient vite dans leurs trous. Quelquefois une pierre, se dĂ©tachant, rebondissait de place en place avant de descendre jusquâĂ eux. PĂ©cuchet poursuivait Ă haute voix ses pensĂ©es â Ă moins que la terre ne soit anĂ©antie par un cataclysme ! On ignore la longueur de notre pĂ©riode. Le feu central nâa quâĂ dĂ©border. â Pourtant il diminue. â Cela nâempĂȘche pas ses explosions dâavoir produit lâĂźle Julia, le Monte-Nuovo, bien dâautres encore. Bouvard se rappelait avoir lu ces dĂ©tails dans Bertrand. â Mais de pareils bouleversements nâarrivent pas en Europe. â Mille excuses, tĂ©moin celui de Lisbonne. Quant Ă nos pays, les mines de houille et de pyrite martiale sont nombreuses et peuvent trĂšs bien, en se dĂ©composant, former les bouches volcaniques. Les volcans, dâailleurs, Ă©clatent toujours prĂšs de la mer. Bouvard promena sa vue sur les flots, et crut distinguer au loin une fumĂ©e qui montait vers le ciel. â Puisque lâĂźle Julia, reprit PĂ©cuchet, a disparu, des terrains produits par la mĂȘme cause auront peut-ĂȘtre le mĂȘme sort. Un Ăźlot de lâArchipel est aussi important que la Normandie, et mĂȘme que lâEurope. Bouvard se figura lâEurope engloutie dans un abĂźme. â Admets, dit PĂ©cuchet, quâun tremblement de terre ait lieu sous la Manche ; les eaux se ruent dans lâAtlantique ; les cĂŽtes de la France et de lâAngleterre, en chancelant sur leur base, sâinclinent, se rejoignent, et vâlan ! tout lâentre-deux est Ă©crasĂ©. Au lieu de rĂ©pondre, Bouvard se mit Ă marcher tellement vite quâil fut bientĂŽt Ă cent pas de PĂ©cuchet. Ătant seul, lâidĂ©e dâun cataclysme le troubla. Il nâavait pas mangĂ© depuis le matin ses tempes bourdonnaient. Tout Ă coup le sol lui parut tressaillir et la falaise, au-dessus de sa tĂȘte, pencher par le sommet. Ă ce moment, une pluie de graviers dĂ©roula dâen haut. PĂ©cuchet lâaperçut qui dĂ©talait avec violence, comprit sa terreur, cria de loin â ArrĂȘte ! arrĂȘte ! la pĂ©riode nâest pas accomplie. Et pour le rattraper, il faisait des sauts Ă©normes, avec son bĂąton de touriste, tout en vocifĂ©rant â La pĂ©riode nâest pas accomplie ! la pĂ©riode nâest pas accomplie ! Bouvard, en dĂ©mence, courait toujours. Le parapluie polybranches tomba, les pans de sa redingote sâenvolaient, le havresac ballottait Ă son dos. CâĂ©tait comme une tortue avec des ailes qui aurait galopĂ© parmi les roches ; une plus grosse le cacha. PĂ©cuchet y parvint hors dâhaleine, ne vit personne, puis retourna en arriĂšre pour gagner les champs par une valleuse » que Bouvard avait prise, sans doute. Ce raidillon Ă©troit Ă©tait taillĂ© Ă grandes marches dans la falaise, de la largeur de deux hommes, et luisant comme de lâalbĂątre poli. Ă cinquante pieds dâĂ©lĂ©vation, PĂ©cuchet voulut descendre. La mer battant son plein, il se remit Ă grimper. Au second tournant, quand il aperçut le vide, la peur le glaça. Ă mesure quâil approchait du troisiĂšme, ses jambes devenaient molles. Les couches de lâair vibraient autour de lui, une crampe le pinçait Ă lâĂ©pigastre ; il sâassit par terre, les yeux fermĂ©s, nâayant plus conscience que des battements de son cĆur qui lâĂ©touffaient ; puis il jeta son bĂąton de touriste, et avec les genoux et les mains reprit son ascension. Mais les trois marteaux tenus Ă la ceinture lui entraient dans le ventre ; les cailloux dont ses poches Ă©taient bourrĂ©es tapaient ses flancs ; la visiĂšre de sa casquette lâaveuglait ; le vent redoublait de force. Enfin il atteignit le plateau et y trouva Bouvard, qui Ă©tait montĂ© plus loin, par une valleuse moins difficile. Une charrette les recueillit. Ils oubliĂšrent Ătretat. Le lendemain soir, au Havre, en attendant le paquebot, ils virent au bas dâun journal, un feuilleton intitulĂ© De lâenseignement de la gĂ©ologie. Cet article, plein de faits, exposait la question comme elle Ă©tait comprise Ă lâĂ©poque. Jamais il nây eut un cataclysme complet du globe, mais la mĂȘme espĂšce nâa pas toujours la mĂȘme durĂ©e, et sâĂ©teint plus vite dans tel endroit que dans tel autre. Des terrains de mĂȘme Ăąge contiennent des fossiles diffĂ©rents, comme des dĂ©pĂŽts trĂšs Ă©loignĂ©s en renferment de pareils. Les fougĂšres dâautrefois sont identiques aux fougĂšres dâĂ prĂ©sent. Beaucoup de zoophytes contemporains se retrouvent dans les couches les plus anciennes. En rĂ©sumĂ©, les modifications actuelles expliquent les bouleversements antĂ©rieurs. Les mĂȘmes causes agissent toujours, la Nature ne fait pas de sauts, et les pĂ©riodes, affirme Brongniart, ne sont aprĂšs tout que des abstractions. Cuvier, jusquâĂ prĂ©sent, leur avait apparu dans lâĂ©clat dâune aurĂ©ole, au sommet dâune science indiscutable. Elle Ă©tait sapĂ©e. La CrĂ©ation nâavait plus la mĂȘme discipline, et leur respect pour ce grand homme diminua. Par des biographies et des extraits, ils apprirent quelque chose des doctrines de Lamarck et de Geoffroy Saint-Hilaire. Tout cela contrariait les idĂ©es reçues, lâautoritĂ© de lâĂglise. Bouvard en Ă©prouva comme lâallĂ©gement dâun joug brisĂ©. â Je voudrais voir, maintenant, ce que le citoyen Jeufroy me rĂ©pondrait sur le dĂ©luge ! Ils le trouvĂšrent dans son petit jardin, oĂč il attendait les membres du conseil de fabrique, qui devaient se rĂ©unir tout Ă lâheure pour lâacquisition dâune chasuble. â Ces messieurs souhaitent⊠? â Un Ă©claircissement, sâil vous plaĂźt. Et Bouvard commença â Que signifiaient, dans la GenĂšse, lâabĂźme qui se rompit » et les cataractes du ciel » ? Car un abĂźme ne se rompt pas, et le ciel nâa point de cataractes ! LâabbĂ© ferma les paupiĂšres, puis rĂ©pondit quâil fallait distinguer toujours entre le sens et la lettre. Des choses, qui dâabord vous choquent, deviennent lĂ©gitimes en les approfondissant. â TrĂšs bien ! mais comment expliquer la pluie qui dĂ©passait les plus hautes montagnes, lesquelles mesurent deux lieues ! Y pensez-vous ? deux lieues ! une Ă©paisseur dâeau ayant deux lieues ! Et le maire, survenant, ajouta â Saprelotte, quel bain ! â Convenez, dit Bouvard, que MoĂŻse exagĂšre diablement. Le curĂ© avait lu Bonald, et rĂ©pliqua â Jâignore ses motifs ; câĂ©tait, sans doute, pour inspirer un effroi salutaire aux peuples quâil dirigeait ! â Enfin cette masse dâeau, dâoĂč venait-elle ? â Que sais-je ! Lâair sâĂ©tait changĂ© en pluie, comme il arrive tous les jours. Par la porte du jardin, on vit entrer M. Girbal, directeur des contributions, avec le capitaine Heurteaux, propriĂ©taire ; et Beljambe lâaubergiste donnait le bras Ă Langlois lâĂ©picier, qui marchait pĂ©niblement Ă cause de son catarrhe. PĂ©cuchet, sans souci dâeux, prit la parole â Pardon, monsieur Jeufroy. Le poids de lâatmosphĂšre, la science nous le dĂ©montre, est Ă©gal Ă celui dâune masse dâeau qui ferait autour du globe une enveloppe de dix mĂštres. Par consĂ©quent, si tout lâair condensĂ© tombait dessus Ă lâĂ©tat liquide, il augmenterait bien peu la masse des eaux existantes. Et les fabriciens ouvraient de grands yeux, Ă©coutaient. Le curĂ© sâimpatienta. â Nierez-vous quâon ait trouvĂ© des coquilles sur les montagnes ? Qui les y a mises, sinon le dĂ©luge ? Elles nâont pas coutume, je crois, de pousser toutes seules dans la terre comme des carottes ! Et ce mot ayant fait rire lâassemblĂ©e, il ajouta en pinçant les lĂšvres â Ă moins que ce ne soit encore une des dĂ©couvertes de la science ? Bouvard voulut rĂ©pondre par le soulĂšvement des montagnes, la thĂ©orie dâĂlie de Beaumont. â Connais pas, rĂ©pondit lâabbĂ©. Foureau sâempressa de dire â Il est de Caen ! Je lâai vu une fois Ă la PrĂ©fecture ! â Mais si votre dĂ©luge, repartit Bouvard, avait charriĂ© des coquilles, on les trouverait brisĂ©es Ă la surface, et non Ă des profondeurs de trois cents mĂštres quelquefois. Le prĂȘtre se rejeta sur la vĂ©racitĂ© des Ăcritures, la tradition du genre humain, et les animaux dĂ©couverts dans la glace, en SibĂ©rie. Cela ne prouve pas que lâhomme ait vĂ©cu en mĂȘme temps quâeux ! La Terre, selon PĂ©cuchet, Ă©tait considĂ©rablement plus vieille. â Le Delta du Mississipi remonte Ă des dizaines de milliers dâannĂ©es. LâĂ©poque actuelle en a cent mille, pour le moins. Les listes de ManĂ©thon⊠Le comte de Faverges sâavança. Tous firent silence Ă son approche. â Continuez, je vous prie ! Que disiez-vous ? â Ces messieurs me querellaient, rĂ©pondit lâabbĂ©. â Ă propos de quoi ? â Sur la sainte Ăcriture, monsieur le comte ! Bouvard, de suite, allĂ©gua quâils avaient droit, comme gĂ©ologues, Ă discuter religion. â Prenez garde, dit le comte ; vous savez le mot, cher monsieur un peu de science en Ă©loigne, beaucoup y ramĂšne. Et dâun ton Ă la fois hautain et paternel â Croyez-moi ! vous y reviendrez ! vous y reviendrez ! â Peut-ĂȘtre ! mais que penser dâun livre oĂč lâon prĂ©tend que la lumiĂšre a Ă©tĂ© créée avant le soleil, comme si le soleil nâĂ©tait pas la seule cause de la lumiĂšre ! â Vous oubliez celle quâon appelle borĂ©ale, dit lâecclĂ©siastique. Bouvard, sans rĂ©pondre Ă lâobjection, nia fortement quâelle ait pu ĂȘtre dâun cĂŽtĂ© et les tĂ©nĂšbres de lâautre ; quâil y ait eu un soir et un matin, quand les astres nâexistaient pas, et que les animaux aient apparu tout Ă coup, au lieu de se former par cristallisation. Comme les allĂ©es Ă©taient trop petites, en gesticulant, on marchait dans les plates-bandes. Langlois fut pris dâune quinte de toux. Le capitaine criait â Vous ĂȘtes des rĂ©volutionnaires ! Girbal â La paix ! la paix ! Le prĂȘtre â Quel matĂ©rialisme ! Foureau â Occupons-nous plutĂŽt de notre chasuble ! â Non ! Laissez-moi parler ! Et Bouvard, sâĂ©chauffant, alla jusquâĂ dire que lâhomme descendait du singe ! Tous les fabriciens se regardĂšrent, fort Ă©bahis et comme pour sâassurer quâils nâĂ©taient pas des singes. Bouvard reprit â En comparant le fĆtus dâune femme, dâune chienne, dâun oiseau, dâune grenouille⊠â Assez ! â Moi je vais plus loin ! sâĂ©cria PĂ©cuchet ; lâhomme descend des poissons ! Des rires Ă©clatĂšrent. Mais sans se troubler â Le Telliamed ! un livre arabe !⊠â Allons, messieurs, en sĂ©ance ! Et on entra dans la sacristie. Les deux compagnons nâavaient pas roulĂ© lâabbĂ© Jeufroy comme ils lâauraient cru ; aussi PĂ©cuchet lui trouva-t-il le cachet du jĂ©suitisme ». Sa lumiĂšre borĂ©ale les inquiĂ©tait cependant ; ils la cherchĂšrent dans le manuel de dâOrbigny. Câest une hypothĂšse pour expliquer comment les vĂ©gĂ©taux fossiles de la baie de Baffin ressemblent aux plantes Ă©quatoriales. On suppose, Ă la place du soleil, un grand foyer lumineux, maintenant disparu, et dont les aurores borĂ©ales ne sont peut-ĂȘtre que les vestiges. Puis un doute leur vint sur la provenance de lâHomme, et, embarrassĂ©s, il songĂšrent Ă Vaucorbeil. Ses menaces nâavaient pas eu de suites. Comme autrefois, il passait le matin devant leur grille, en raclant avec sa canne tous les barreaux lâun aprĂšs lâautre. Bouvard lâĂ©pia, et lâayant arrĂȘtĂ©, dit quâil voulait lui soumettre un point curieux dâanthropologie. â Croyez-vous que le genre humain descende des poissons ? â Quelle bĂȘtise ! â PlutĂŽt des singes, nâest-ce pas ? â Directement, câest impossible ! Ă qui se fier ? Car enfin, le docteur nâĂ©tait pas un catholique ! Ils continuĂšrent leurs Ă©tudes, mais sans passion, Ă©tant las de lâĂ©ocĂšne et du miocĂšne, du Mont-Jurillo, de lâĂźle Julia, des mammouths de SibĂ©rie et des fossiles invariablement comparĂ©s, dans tous les auteurs, Ă des mĂ©dailles qui sont des tĂ©moignages authentiques », si bien quâun jour Bouvard jeta son havresac par terre, en dĂ©clarant quâil nâirait pas plus loin. La gĂ©ologie Ă©tait trop dĂ©fectueuse ! Ă peine connaissons-nous quelques endroits de lâEurope. Quant au reste, avec le fond des ocĂ©ans, on lâignorera toujours. Enfin PĂ©cuchet ayant prononcĂ© le mot de rĂšgne minĂ©ral â Je nây crois pas au rĂšgne minĂ©ral ! puisque des matiĂšres organiques ont pris part Ă la formation du silex, de la craie, de lâor peut-ĂȘtre ! Le diamant nâa-t-il pas Ă©tĂ© du charbon ? la houille un assemblage de vĂ©gĂ©taux ? En la chauffant Ă je ne sais plus combien de degrĂ©s, on obtient de la sciure de bois, tellement que tout passe, tout croule, tout se transforme. La crĂ©ation est faite dâune maniĂšre ondoyante et fugace ; mieux vaudrait nous occuper dâautre chose ! Il se coucha sur le dos et se mit Ă sommeiller, pendant que PĂ©cuchet, la tĂȘte basse et un genou dans les mains, se livrait Ă ses rĂ©flexions. Une lisiĂšre de mousse bordait un chemin creux, ombragĂ© par des frĂȘnes, dont les cimes lĂ©gĂšres tremblaient ; des angĂ©liques, des menthes, des lavandes exhalaient des senteurs chaudes, Ă©picĂ©es ; lâatmosphĂšre Ă©tait lourde ; et PĂ©cuchet, dans une sorte dâabrutissement, rĂȘvait aux existences innombrables Ă©parses autour de lui, aux insectes qui bourdonnaient, aux sources cachĂ©es sous le gazon, Ă la sĂšve des plantes, aux oiseaux dans leurs nids, au vent, aux nuages, Ă toute la nature, sans chercher Ă dĂ©couvrir ses mystĂšres, sĂ©duit par sa force, perdu dans sa grandeur. â Jâai soif ! dit Bouvard en se rĂ©veillant. â Moi de mĂȘme ! Je boirais volontiers quelque chose ! â Câest facile, reprit un homme qui passait en manches de chemise, avec une planche sur lâĂ©paule. Et ils reconnurent ce vagabond, Ă qui Bouvard autrefois avait donnĂ© un verre de vin. Il semblait de dix ans plus jeune, portait les cheveux en accroche-cĆur, la moustache bien cirĂ©e, et dandinait sa taille dâune façon parisienne. AprĂšs cent pas environ, il ouvrit la barriĂšre dâune cour, jeta sa planche contre un mur, et les fit entrer dans une haute cuisine. â MĂ©lie ! es-tu lĂ , MĂ©lie ? Une jeune fille parut ; sur son commandement, alla tirer de la boisson », et revint prĂšs de la table servir ces messieurs. Ses bandeaux, de la couleur des blĂ©s, dĂ©passaient un bĂ©guin de toile grise. Tous ses pauvres vĂȘtements descendaient le long de son corps sans un pli et, le nez droit, les yeux bleus, elle avait quelque chose de dĂ©licat, de champĂȘtre et dâingĂ©nu. â Elle est gentille, hein ! dit le menuisier, pendant quâelle apportait des verres. Si on ne jurerait pas une demoiselle costumĂ©e en paysanne ! et rude Ă lâouvrage, pourtant ! Pauvre petit cĆur, va ! quand je serai riche, je tâĂ©pouserai ! â Vous dites toujours des bĂȘtises, monsieur Gorju, rĂ©pondit-elle dâune voix douce, sur un accent traĂźnard. Un valet dâĂ©curie vint prendre de lâavoine dans un vieux coffre, et laissa retomber le couvercle si brutalement quâun Ă©clat de bois en jaillit. Gorju sâemporta contre la lourdeur de tous ces gars de la campagne », puis, Ă genoux devant le meuble, il cherchait la place du morceau. PĂ©cuchet, en voulant lâaider, distingua sous la poussiĂšre des figures de personnages. CâĂ©tait un bahut de la Renaissance, avec une torsade en bas, des pampres dans les coins ; et des colonnettes divisaient sa devanture en cinq compartiments. On voyait au milieu VĂ©nus-AnadyomĂšne debout sur une coquille, puis Hercule et Omphale, Samson et Dalila, CircĂ© et ses pourceaux, les filles de Loth enivrant leur pĂšre ; tout cela dĂ©labrĂ©, rongĂ© de mites, et mĂȘme le panneau de droite manquait. Gorju prit une chandelle pour mieux faire voir Ă PĂ©cuchet celui de gauche, qui prĂ©sentait, sous lâarbre du Paradis, Adam et Ăve dans une posture fort indĂ©cente. Bouvard Ă©galement admira le bahut. â Si vous y tenez, on vous le cĂšderait Ă bon compte. Ils hĂ©sitaient, vu les rĂ©parations. Gorju pouvait les faire, Ă©tant de son mĂ©tier Ă©bĂ©niste. â Allons ! Venez ! Et il entraĂźna PĂ©cuchet vers la masure, oĂč Mme Castillon, la maĂźtresse, Ă©tendait du linge. MĂ©lie, quand elle eut lavĂ© ses mains, prit sur le bord de la fenĂȘtre son mĂ©tier Ă dentelles, sâassit en pleine lumiĂšre, et travailla. Le linteau de la porte lâencadrait. Les fuseaux se dĂ©brouillaient sous ses doigts avec un claquement de castagnettes. Son profil restait penchĂ©. Bouvard la questionna sur ses parents, sur son pays, les gages quâon lui donnait. Elle Ă©tait de Ouistreham, nâavait plus de famille, gagnait une pistole par mois ; enfin, elle lui plut tellement, quâil dĂ©sira la prendre Ă son service pour aider la vieille Germaine. PĂ©cuchet reparut avec la fermiĂšre, et pendant quâils continuaient leur marchandage, Bouvard demanda tout bas Ă Gorju si la petite bonne consentirait Ă devenir sa servante. â Parbleu ! â Toutefois, dit Bouvard, il faut que je consulte mon ami. â Eh bien, je ferai en sorte ; mais nâen parlez pas ! Ă cause de la bourgeoise. Le marchĂ© venait de se conclure, moyennant trente-cinq francs. Pour le raccommodage on sâentendrait. Ă peine dans la cour, Bouvard dit son intention relativement Ă MĂ©lie. PĂ©cuchet sâarrĂȘta afin de mieux rĂ©flĂ©chir, ouvrit sa tabatiĂšre, huma une prise, et, sâĂ©tant mouchĂ© â Au fait, câest une idĂ©e ! mon Dieu, oui ! pourquoi pas ? Dâailleurs, tu es le maĂźtre ! Dix minutes aprĂšs, Gorju se montra sur le haut-bord dâun fossĂ©, et les interpellant â Quand faut-il que je vous apporte le meuble ? â Demain ! â Et pour lâautre question, ĂȘtes-vous dĂ©cidĂ©s ? â Convenu ! rĂ©pondit PĂ©cuchet. IV Six mois plus tard, ils Ă©taient devenus des archĂ©ologues ; et leur maison ressemblait Ă un musĂ©e. Une vieille poutre de bois se dressait dans le vestibule. Les spĂ©cimens de gĂ©ologie encombraient lâescalier ; et une chaĂźne Ă©norme sâĂ©tendait par terre tout le long du corridor. Ils avaient dĂ©crochĂ© la porte entre les deux chambres oĂč ils ne couchaient pas et condamnĂ© lâentrĂ©e extĂ©rieure de la seconde, pour ne faire de ces deux piĂšces quâun mĂȘme appartement. Quand on avait franchi le seuil, on se heurtait Ă une auge de pierre un sarcophage gallo-romain, puis les yeux Ă©taient frappĂ©s par de la quincaillerie. Contre le mur en face, une bassinoire dominait deux chenets et une plaque de foyer qui reprĂ©sentait un moine caressant une bergĂšre. Sur des planchettes tout autour, on voyait des flambeaux, des serrures, des boulons, des Ă©crous. Le sol disparaissait sous des tessons de tuiles rouges. Une table au milieu exhibait les curiositĂ©s les plus rares la carcasse dâun bonnet de Cauchoise, deux urnes dâargile, des mĂ©dailles, une fiole de verre opalin. Un fauteuil en tapisserie avait sur son dossier un triangle de guipure. Un morceau de cote de mailles ornait la cloison Ă droite ; et en dessous, des pointes maintenaient horizontalement une hallebarde, piĂšce unique. La seconde chambre, oĂč lâon descendait par deux marches, renfermait les anciens livres apportĂ©s de Paris, et ceux quâen arrivant ils avaient dĂ©couverts dans une armoire. Les vantaux en Ă©taient retirĂ©s. Ils lâappelaient la bibliothĂšque. Lâarbre gĂ©nĂ©alogique de la famille Croixmare occupait seul tout le revers de la porte. Sur le lambris en retour, la figure au pastel dâune dame en costume Louis XV faisait pendant au portrait du pĂšre Bouvard. Le chambranle de la glace avait pour dĂ©coration un sombrero de feutre noir, et une monstrueuse galoche, pleine de feuilles, les restes dâun nid. Deux noix de coco appartenant Ă PĂ©cuchet depuis sa jeunesse flanquaient sur la cheminĂ©e un tonneau de faĂŻence, que chevauchait un paysan. AuprĂšs, dans une corbeille de paille, il y avait un dĂ©cime rendu par un canard. Devant la bibliothĂšque se carrait une commode en coquillages, avec des ornements de peluche. Son couvercle supportait un chat tenant une souris dans sa gueule, pĂ©trification de Saint-Allyre, une boĂźte Ă ouvrage en coquilles mĂȘmement, et sur cette boĂźte, une carafe dâeau-de-vie contenait une poire de bon-chrĂ©tien. Mais le plus beau, câĂ©tait, dans lâembrasure de la fenĂȘtre, une statue de saint Pierre ! Sa main droite couverte dâun gant serrait la clef du Paradis, de couleur vert-pomme. Sa chasuble, que des fleurs de lis agrĂ©mentaient, Ă©tait bleu-ciel, et sa tiare, trĂšs jaune, pointue comme une pagode. Il avait les joues fardĂ©es, de gros yeux ronds, la bouche bĂ©ante, le nez de travers et en trompette. Au-dessus pendait un baldaquin fait dâun vieux tapis oĂč lâon distinguait deux Amours dans un cercle de roses, et Ă ses pieds, comme une colonne, se levait un pot Ă beurre, portant ces mots en lettres blanches sur un fond chocolat ExĂ©cutĂ© devant S. A. R. Monseigneur le duc dâAngoulĂȘme, Ă Noron, le 3 octobre 1817 ». PĂ©cuchet, de son lit, apercevait tout cela en enfilade, et parfois mĂȘme il allait jusque dans la chambre de Bouvard, pour allonger la perspective. Une place demeurait vide en face de la cotte de mailles, celle du bahut Renaissance. Il nâĂ©tait pas achevĂ©, Gorju y travaillait encore, varlopant les panneaux dans le fournil, et les ajustant, les dĂ©montant. Ă onze heures, il dĂ©jeunait, causait ensuite avec MĂ©lie, et souvent ne reparaissait plus de toute la journĂ©e. Pour avoir des morceaux dans le genre du meuble, Bouvard et PĂ©cuchet sâĂ©taient mis en campagne. Ce quâils rapportaient ne convenait pas. Mais ils avaient rencontrĂ© une foule de choses curieuses. Le goĂ»t des bibelots leur Ă©tait venu, puis lâamour du moyen Ăąge. Dâabord ils visitĂšrent les cathĂ©drales ; et les hautes nefs se mirant dans lâeau des bĂ©nitiers, les verreries Ă©blouissantes comme des tentures de pierreries, les tombeaux au fond des chapelles, le jour incertain des cryptes, tout, jusquâĂ la fraĂźcheur des murailles, leur causa un frĂ©missement de plaisir, une Ă©motion religieuse. BientĂŽt ils furent capables de distinguer les Ă©poques, et, dĂ©daigneux des sacristains, ils disaient â Ah ! une abside romane !⊠Cela est du XIIe siĂšcle ! voilĂ que nous retombons dans le flamboyant ! Ils tĂąchaient de comprendre les symboles sculptĂ©s sur les chapiteaux, comme les deux griffons de Marigny becquetant un arbre en fleurs. PĂ©cuchet vit une satire dans les chantres Ă mĂąchoire grotesque qui terminent les ceintures de Feugerolles ; et pour lâexubĂ©rance de lâhomme obscĂšne couvrant un des meneaux dâHĂ©rouville, cela prouvait, suivant Bouvard, que nos aĂŻeux avaient chĂ©ri la gaudriole. Ils arrivĂšrent Ă ne plus tolĂ©rer la moindre marque de dĂ©cadence. Tout Ă©tait de la dĂ©cadence et ils dĂ©ploraient le vandalisme, tonnaient contre le badigeon. Mais le style dâun monument ne sâaccorde pas toujours avec la date quâon lui suppose. Le plein cintre, au XIIIe siĂšcle, domine encore dans la Provence. Lâogive est peut-ĂȘtre fort ancienne ! et des auteurs contestent lâantĂ©rioritĂ© du roman sur le gothique. Ce dĂ©faut de certitude les contrariait. AprĂšs les Ă©glises ils Ă©tudiĂšrent les chĂąteaux forts, ceux de Domfront et de Falaise. Ils admiraient sous la porte les rainures de la herse, et parvenus au sommet, ils voyaient dâabord toute la campagne, puis les toits de la ville, les rues sâentrecroisant, des charrettes sur la place, des femmes au lavoir. Le mur dĂ©valait Ă pic jusquâaux broussailles des douves et ils pĂąlissaient en songeant que des hommes avaient montĂ© lĂ , suspendus Ă des Ă©chelles. Ils se seraient risquĂ©s dans les souterrains ; mais Bouvard avait pour obstacle son ventre, et PĂ©cuchet la crainte des vipĂšres. Ils voulurent connaĂźtre les vieux manoirs, Curcy, Bully, Fontenay, Lemarnion, Argouge. Parfois Ă lâangle des bĂątiments, derriĂšre le fumier se dresse une tour carlovingienne. La cuisine garnie de bancs en pierre, fait songer Ă des ripailles fĂ©odales. Dâautres ont un aspect exclusivement farouche, avec leurs trois enceintes encore visibles, des meurtriĂšres sous lâescalier, de longues tourelles Ă pans aigus. Puis on arrive dans un appartement, oĂč une fenĂȘtre du temps des Valois, ciselĂ©e comme un ivoire, laisse entrer le soleil qui chauffe sur le parquet des grains de colza rĂ©pandus. Des abbayes servent de granges. Les inscriptions des pierres tombales sont effacĂ©es. Au milieu des champs, un pignon reste debout, et du haut en bas est revĂȘtu dâun lierre que le vent fait trembler. QuantitĂ© de choses excitaient leurs convoitises, un pot dâĂ©tain, une boucle de strass, des indiennes Ă grands ramages. Le manque dâargent les retenait. Par un hasard providentiel, ils dĂ©terrĂšrent Ă Balleroy, chez un Ă©tameur, un vitrail gothique et il fut assez grand pour couvrir, prĂšs du fauteuil, la partie droite de la croisĂ©e jusquâau deuxiĂšme carreau. Le clocher de Chavignolles se montrait dans le lointain, produisant un effet splendide. Avec un bas dâarmoire, Gorju fabriqua un prie-Dieu pour mettre sous le vitrail, car il flattait leur manie. Elle Ă©tait si forte quâils regrettaient des monuments sur lesquels on ne sait rien du tout, comme la maison de plaisance des Ă©vĂȘques de SĂ©ez. Bayeux, dit M. de Caumont, devait avoir un théùtre. Ils en cherchĂšrent la place inutilement. Le village de Montrecy contient un prĂ© cĂ©lĂšbre par des trouvailles de mĂ©dailles quâon y a dĂ©couvertes autrefois. Ils comptaient y faire une belle rĂ©colte. Le gardien leur en refusa lâentrĂ©e. Ils ne furent pas plus heureux sur la communication qui existait entre une citerne de Falaise et le faubourg de Caen. Des canards quâon y avait introduits, reparurent Ă Vaucelles, en grognant Can, can, can », dâoĂč est venu le nom de la ville. Aucune dĂ©marche ne leur coĂ»tait, aucun sacrifice. Ă lâauberge de Mesnil-Villement, en 1816, M. Galeron eut un dĂ©jeuner pour la somme de quatre sols. Ils y firent le mĂȘme repas, et constatĂšrent avec surprise que les choses ne se passaient plus comme ça ! Quel est le fondateur de lâabbaye de Sainte-Anne ? Existe-t-il une parentĂ© entre Marin Onfroy, qui importa, au XIIe siĂšcle, une nouvelle sorte de pomme de terre, et Onfroy, gouverneur dâHastings, Ă lâĂ©poque de la conquĂȘte ? Comment se procurer lâAstucieuse Pythonisse, comĂ©die en vers dâun certain Dutrezor, faite Ă Bayeux, et actuellement des plus rares ? Sous Louis XIV, HĂ©rambert Dupaty, ou Dupastis HĂ©rambert composa un ouvrage, qui nâa jamais paru, plein dâanecdotes sur Argentan il sâagissait de retrouver ces anecdotes. Que sont devenus les mĂ©moires autographes de Mme Dubois de la Pierre, consultĂ©s pour lâhistoire inĂ©dite de Laigle, par Louis DasprĂšs, desservant de Saint-Martin ? Autant de problĂšmes, de points curieux Ă Ă©claircir. Mais souvent un faible indice met sur la voie dâune dĂ©couverte inapprĂ©ciable. Donc, ils revĂȘtirent leurs blouses, afin de ne pas donner lâĂ©veil, et, sous lâapparence de colporteurs, ils se prĂ©sentaient dans les maisons, demandant Ă acheter de vieux papiers. On leur en vendit des tas. CâĂ©taient des cahiers dâĂ©cole, des factures, dâanciens journaux, rien dâutile. Enfin, Bouvard et PĂ©cuchet sâadressĂšrent Ă Larsoneur. Il Ă©tait perdu dans le celticisme, et, rĂ©pondant sommairement Ă leurs questions, en fit dâautres. Avaient-ils observĂ© autour dâeux des traces de la religion du chien, comme on en voit Ă Montargis ? et des dĂ©tails spĂ©ciaux, sur les feux de la Saint-Jean, les mariages, les dictons populaires, etc. ? Il les priait mĂȘme de recueillir pour lui quelques-unes de ces haches en silex, appelĂ©es alors des celtae et que les druides employaient dans leurs criminels holocaustes ». Par Gorju, ils sâen procurĂšrent une douzaine, lui expĂ©diĂšrent la moins grande, les autres enrichirent le musĂ©um. Ils sây promenaient avec amour, le balayaient eux-mĂȘmes, en avaient parlĂ© Ă toutes leurs connaissances. Un aprĂšs-midi, Mme Bordin et M. Marescot se prĂ©sentĂšrent pour le voir. Bouvard les reçut, et commença la dĂ©monstration par le vestibule. La poutre nâĂ©tait rien moins que lâancien gibet de Falaise, dâaprĂšs le menuisier qui lâavait vendue, lequel tenait ce renseignement de son grand-pĂšre. La grosse chaĂźne, dans le corridor, provenait des oubliettes du donjon de Torteval. Elle ressemblait, suivant le notaire, aux chaĂźnes des bornes devant les cours dâhonneur. Bouvard Ă©tait convaincu quâelle servait autrefois Ă lier les captifs, et il ouvrit la porte de la premiĂšre chambre. â Pourquoi toutes ces tuiles ? sâĂ©cria Mme Bordin. â Pour chauffer les Ă©tuves ; mais un peu dâordre, sâil vous plaĂźt. Ceci est un tombeau dĂ©couvert dans une auberge oĂč on lâemployait comme abreuvoir. Ensuite Bouvard prit les deux urnes pleines dâune terre qui Ă©tait de la cendre humaine, et il approcha de ses yeux la fiole, afin de montrer par quelle mĂ©thode les Romains y versaient des pleurs. â Mais on ne voit chez vous que des choses lugubres ! Effectivement câĂ©tait un peu sĂ©rieux pour une dame, et alors il tira dâun carton plusieurs monnaies de cuivre, avec un denier dâargent. Mme Bordin demanda au notaire quelle somme aujourdâhui cela pourrait valoir. La cotte de maille quâil examinait lui Ă©chappa des doigts, des anneaux se rompirent. Bouvard dissimula son mĂ©contentement. Il eut mĂȘme lâobligeance de dĂ©crocher la hallebarde, et, se courbant, levant les bras, battant du talon, il faisait mine de faucher les jarrets dâun cheval, de pointer comme Ă la baĂŻonnette, dâassommer un ennemi. La veuve, intĂ©rieurement, le trouvait un rude gaillard. Elle fut enthousiasmĂ©e par la commode en coquillages. Le chat de Saint-Allyre lâĂ©tonna beaucoup, la poire dans la carafe un peu moins ; puis, arrivant Ă la cheminĂ©e â Ah ! voilĂ un chapeau qui aurait besoin de raccommodage. Trois trous, des marques de balles, en perçaient les bords. CâĂ©tait celui dâun chef de voleurs sous le Directoire, David de La Bazoque, pris en trahison et tuĂ© immĂ©diatement. â Tant mieux, on a bien fait, dit Mme Bordin. Marescot souriait devant les objets dâune façon dĂ©daigneuse. Il ne comprenait pas cette galoche qui avait Ă©tĂ© lâenseigne dâun marchand de chaussures, ni pourquoi le tonneau de faĂŻence, un vulgaire pichet de cidre, et le Saint-Pierre, franchement, Ă©tait lamentable avec sa physionomie dâivrogne. Mme Bordin fit cette remarque â Il a dĂ» vous coĂ»ter bon, tout de mĂȘme. â Oh ! pas trop, pas trop. Un couvreur dâardoises lâavait donnĂ© pour quinze francs. Ensuite elle blĂąma, vu lâinconvenance, le dĂ©colletage de la dame en perruque poudrĂ©e. â OĂč est le mal ? reprit Bouvard, quand on possĂšde quelque chose de beau. Et il ajouta plus bas â Comme vous, je suis sĂ»r. Le notaire leur tournait le dos, Ă©tudiant les branches de la famille Croixmare. Elle ne rĂ©pondit rien, mais se mit Ă jouer avec sa longue chaĂźne de montre. Ses seins bombaient le taffetas noir de son corsage, et, les cils un peu rapprochĂ©s, elle baissait le menton, comme une tourterelle qui se rengorge ; puis, dâun air ingĂ©nu â Comment sâappelait cette dame ? On lâignore ; câest une maĂźtresse du RĂ©gent, vous savez, celui qui a fait tant de farces. â Je crois bien ; les mĂ©moires du temps⊠Et le notaire, sans finir sa phrase, dĂ©plora cet exemple dâun prince entraĂźnĂ© par ses passions. â Mais vous ĂȘtes tous comme ça ! Les deux hommes se rĂ©criĂšrent, et un dialogue sâensuivit sur les femmes, sur lâamour. Marescot affirma quâil existe beaucoup dâunions heureuses ; parfois mĂȘme, sans quâon sâen doute, on a prĂšs de soi ce quâil faudrait pour son bonheur. Lâallusion Ă©tait directe. Les joues de la veuve sâempourprĂšrent ; mais se remettant presque aussitĂŽt â Nous nâavons plus lâĂąge des folies, nâest-ce pas monsieur Bouvard ? â Eh ! eh ! moi, je ne dis pas ça. Et il offrit son bras pour revenir dans lâautre chambre. â Faites attention aux marches. TrĂšs bien. Maintenant, observez le vitrail. On y distinguait un manteau dâĂ©carlate et les deux ailes dâun ange. Tout le reste se perdait sous les plombs qui tenaient en Ă©quilibre les nombreuses cassures du verre. Le jour diminuait, des ombres sâallongeaient, Mme Bordin Ă©tait devenue sĂ©rieuse. Bouvard sâĂ©loigna et reparut affublĂ© dâune couverture de laine, puis sâagenouilla devant le prie-Dieu, les coudes en dehors, la face dans les mains, la lueur du soleil tombant sur sa calvitie ; et il avait conscience de cet effet, car il dit â Est-ce que je nâai pas lâair dâun moine du moyen Ăąge ? Ensuite il leva le front obliquement, les yeux noyĂ©s ; faisant prendre Ă sa figure une expression mystique. On entendit dans le corridor la voix grave de PĂ©cuchet â Nâaie pas peur, câest moi. Et il entra la tĂȘte complĂštement recouverte dâun casque un pot de fer Ă oreillons pointus. Bouvard ne quitta pas le prie-Dieu. Les deux autres restaient debout. Une minute se passa dans lâĂ©bahissement. Mme Bordin parut un peu froide Ă PĂ©cuchet. Cependant il voulut savoir si on lui avait tout montrĂ©. â Il me semble. Et dĂ©signant la muraille â Ah ! pardon, nous aurons ici un objet que lâon restaure en ce moment. La veuve et Marescot se retirĂšrent. Les deux amis avaient imaginĂ© de feindre une concurrence. Ils allaient en courses lâun sans lâautre, le second faisant des offres supĂ©rieures Ă celles du premier. PĂ©cuchet ainsi venait dâobtenir le casque. Bouvard lâen fĂ©licita et reçut des Ă©loges Ă propos de la couverture. MĂ©lie, avec des cordons, lâarrangea en maniĂšre de froc. Ils le mettaient Ă tour de rĂŽle, pour recevoir les visites. Ils eurent celles de Girbal, de Foureau, du capitaine Heurteaux, puis de personnes infĂ©rieures Langlois, Beljambe, leurs fermiers, jusquâaux servantes des voisins ; et chaque fois ils recommençaient leurs explications, montraient la place oĂč serait le bahut, affectaient de la modestie, rĂ©clamaient de lâindulgence pour lâencombrement. PĂ©cuchet, ces jours-lĂ , portait le bonnet de zouave quâil avait autrefois Ă Paris, lâestimant plus en rapport avec le milieu artistique. Ă un certain moment, il se coiffait du casque et le penchait sur la nuque, afin de dĂ©gager son visage. Bouvard nâoubliait pas la manĆuvre de la hallebarde ; enfin, dâun coup dâĆil, ils se demandaient si le visiteur mĂ©ritait que lâon fĂźt le moine du moyen Ăąge ». Quelle Ă©motion quand sâarrĂȘta devant leur grille la voiture de M. de Faverges ! Il nâavait quâun mot Ă dire. Voici la chose Hurel, son homme dâaffaires, lui avait appris que, cherchant partout des documents, ils avaient achetĂ© de vieux papiers Ă la ferme de la Aubrye. Rien de plus vrai. Nây avaient-ils pas dĂ©couvert des lettres du baron de Gonneval, ancien aide de camp du duc dâAngoulĂȘme, et qui avait sĂ©journĂ© Ă la Aubrye ? On dĂ©sirait cette correspondance pour des intĂ©rĂȘts de famille. Elle nâĂ©tait pas chez eux, mais ils dĂ©tenaient une chose qui lâintĂ©ressait, sâil daignait les suivre jusquâĂ leur bibliothĂšque. Jamais pareilles bottes vernies nâavaient craquĂ© dans le corridor. Elles se heurtĂšrent contre le sarcophage. Il faillit mĂȘme Ă©craser plusieurs tuiles, tourna le fauteuil, descendit deux marches, â et parvenus dans la seconde chambre, ils lui firent voir sous le baldaquin, devant le saint Pierre, le pot Ă beurre exĂ©cutĂ© Ă Noron. Bouvard et PĂ©cuchet avaient cru que la date, quelquefois, pouvait servir. Le gentilhomme, par politesse, inspecta leur musĂ©e. Il rĂ©pĂ©tait Charmant ! trĂšs bien ! » tout en se donnant sur la bouche de petits coups avec le pommeau de sa badine, et, pour sa part, il les remerciait dâavoir sauvĂ© ces dĂ©bris du moyen Ăąge, Ă©poque de foi religieuse et de dĂ©vouements chevaleresques. Il aimait le progrĂšs, et se fĂ»t livrĂ©, comme eux, Ă ces Ă©tudes intĂ©ressantes ; mais la politique, le conseil gĂ©nĂ©ral, lâagriculture, un vĂ©ritable tourbillon lâen dĂ©tournait. â AprĂšs vous, toutefois, on nâaurait que des glanes, car bientĂŽt vous aurez pris toutes les curiositĂ©s du dĂ©partement. â Sans amour-propre, nous le pensons, dit PĂ©cuchet. Cependant on pouvait en dĂ©couvrir encore Ă Chavignolles, par exemple ; il y avait contre le mur du cimetiĂšre, dans la ruelle, un bĂ©nitier enfoui sous les herbes depuis un temps immĂ©morial. Ils furent heureux du renseignement, puis Ă©changĂšrent un regard signifiant est-ce la peine ? » mais dĂ©jĂ le comte ouvrait la porte. MĂ©lie, qui se trouvait derriĂšre, sâenfuit brusquement. Comme il passait dans la cour, il remarqua Gorju en train de fumer sa pipe, les bras croisĂ©s. â Vous employez ce garçon ? Hum ! un jour dâĂ©meute je ne mây fierais pas. Et M. de Faverges remonta dans son tilbury. Pourquoi leur bonne semblait-elle en avoir peur ? Ils la questionnĂšrent, et elle conta quâelle avait servi dans sa ferme. CâĂ©tait cette petite fille qui versait Ă boire aux moissonneurs quand ils Ă©taient venus, deux ans plus tĂŽt. On lâavait prise comme aide au chĂąteau et renvoyĂ©e par suite de faux rapports ». Pour Gorju, que lui reprocher ? Il Ă©tait fort habile et leur marquait infiniment de considĂ©ration. Le lendemain, dĂšs lâaube, ils se rendirent au cimetiĂšre. Bouvard, avec sa canne, tĂąta Ă la place indiquĂ©e. Un corps dur sonna. Ils arrachĂšrent quelques orties et dĂ©couvrirent une cuvette en grĂšs, un font baptismal oĂč des plantes poussaient. On nâa pas coutume cependant dâenfouir les fonts baptismaux hors des Ă©glises. PĂ©cuchet en fit un dessin, Bouvard la description, et ils envoyĂšrent le tout Ă Larsoneur. Sa rĂ©ponse fut immĂ©diate. â Victoire, mes chers confrĂšres ! Incontestablement câest une cuve druidique. Toutefois quâils y prissent garde ! La hache Ă©tait douteuse, et autant pour lui que pour eux-mĂȘmes il leur indiquait une sĂ©rie dâouvrages Ă consulter. Larsoneur confessait en post-scriptum son envie de connaĂźtre cette cuve, ce qui aurait lieu, Ă quelques jours, quand il ferait le voyage de la Bretagne. Alors Bouvard et PĂ©cuchet se plongĂšrent dans lâarchĂ©ologie celtique. DâaprĂšs cette science, les anciens Gaulois, nos aĂŻeux, adoraient Kirk et Kron, Taranis Ăsus, NĂ©talemnia, le Ciel et la Terre, le Vent, les Eaux, et par-dessus tout, le grand TeutatĂšs, qui est le Saturne des paĂŻens. Car Saturne, quand il rĂ©gnait en PhĂ©nicie, Ă©pousa une nymphe nommĂ©e Anobret, dont il eut un enfant appelĂ© JeĂŒd, et Anobret a les traits de Sara, JeĂŒd fut sacrifiĂ© ou prĂšs de lâĂȘtre comme Isaac ; donc Saturne est Abraham, dâoĂč il faut conclure que la religion des Gaulois avait les mĂȘmes principes que celle des Juifs. Leur sociĂ©tĂ© Ă©tait fort bien organisĂ©e. La premiĂšre classe de personnes comprenait le peuple, la noblesse et le roi ; la deuxiĂšme les jurisconsultes, et dans la troisiĂšme, la plus haute, se rangeaient, suivant Taillepied, les diverses maniĂšres de philosophes », câest-Ă -dire les Druides ou Saronides, eux-mĂȘmes divisĂ©s en Eubages, Bardes et Vates. Les uns prophĂ©tisaient, les autres chantaient, dâautres enseignaient la Botanique, la MĂ©decine, lâHistoire et la LittĂ©rature, bref tous les arts de leur Ă©poque ». Pythagore et Platon furent leurs Ă©lĂšves. Ils apprirent la mĂ©taphysique aux Grecs, la sorcellerie aux Persans, lâaruspicine aux Ătrusques, et, aux Romains, lâĂ©tamage du cuivre et le commerce des jambons. Mais de ce peuple, qui dominait lâancien monde, il ne reste que des pierres, soit toutes seules, ou par groupes de trois, ou disposĂ©es en galeries, ou formant des enceintes. Bouvard et PĂ©cuchet, pleins dâardeur, Ă©tudiĂšrent successivement la pierre du Post Ă Ussy, la Pierre-CouplĂ©e au Guest, la Pierre du Darier, prĂšs de Laigle, dâautres encore ! Tous ces blocs, dâune Ă©gale insignifiance, les ennuyĂšrent promptement ; et un jour quâils venaient de voir le menhir du Passais, ils allaient sâen retourner, quand leur guide les mena dans un bois de hĂȘtres, encombrĂ© par des masses de granit pareilles Ă des piĂ©destaux ou Ă de monstrueuses tortues. La plus considĂ©rable est creusĂ©e comme un bassin. Un des bords se relĂšve, et du fond partent deux entailles qui descendent jusquâĂ terre ; câĂ©tait pour lâĂ©coulement du sang, impossible dâen douter ! Le hasard ne fait pas de ces choses. Les racines des arbres sâentremĂȘlaient Ă ces socles abrupts. Un peu de pluie tombait ; au loin, les flocons de brume montaient, comme de grands fantĂŽmes. Il Ă©tait facile dâimaginer sous les feuillages les prĂȘtres en tiare dâor et en robe blanche, avec leurs victimes humaines, les bras attachĂ©s dans le dos, et, sur le bord de la cuve, la druidesse observant le ruisseau rouge, pendant quâautour dâelle la foule hurlait, au tapage des cymbales et des buccins faits dâune corne dâauroch. Tout de suite, leur plan fut arrĂȘtĂ©. Et une nuit, par un clair de lune, ils prirent le chemin du cimetiĂšre, marchant comme des voleurs, dans lâombre des maisons. Les persiennes Ă©taient closes et les masures tranquilles ; pas un chien nâaboya. Gorju les accompagnait ; ils se mirent Ă lâouvrage. On nâentendait que le bruit des cailloux heurtĂ©s par la bĂȘche qui creusait le gazon. Le voisinage des morts leur Ă©tait dĂ©sagrĂ©able ; lâhorloge de lâĂ©glise poussait un rĂąle continu, et la rosace de son tympan avait lâair dâun Ćil Ă©piant les sacrilĂšges. Enfin, ils emportĂšrent la cuve. Le lendemain, ils revinrent au cimetiĂšre pour voir les traces de lâopĂ©ration. LâabbĂ©, qui prenait le frais sur sa porte, les pria de lui faire lâhonneur dâune visite ; et les ayant introduits dans sa petite salle, il les regarda singuliĂšrement. Au milieu du dressoir, entre les assiettes, il y avait une soupiĂšre dĂ©corĂ©e de bouquets jaunes. PĂ©cuchet la vanta, ne sachant que dire. â Câest un vieux Rouen, reprit le curĂ©, un meuble de famille. Les amateurs le considĂšrent, M. Marescot surtout. Pour lui, grĂące Ă Dieu, il nâavait pas lâamour des curiositĂ©s ; et comme ils semblaient ne pas comprendre, il dĂ©clara les avoir aperçus lui-mĂȘme dĂ©robant le font baptismal. Les deux archĂ©ologues furent trĂšs penauds, balbutiĂšrent. Lâobjet en question nâĂ©tait plus dâusage. Nâimporte ! ils devaient le rendre. Sans doute ! Mais au moins, quâon leur permĂźt de faire venir un peintre pour le dessiner. â Soit, messieurs. â Entre nous, nâest-ce pas ? dit Bouvard, sous le sceau de la confession ! LâecclĂ©siastique, en souriant les rassura dâun geste. Ce nâĂ©tait pas lui quâils craignaient, mais plutĂŽt Larsoneur. Quand il passerait par Chavignolles, il aurait envie de la cuve, et ses bavardages iraient jusquâaux oreilles du gouvernement. Par prudence, ils la cachĂšrent dans le fournil, puis dans la tonnelle, dans la cahute, dans une armoire. Gorju Ă©tait las de la trimbaler. La possession dâun tel morceau les attachait au celticisme de la Normandie. Ses origines sont Ă©gyptiennes. SĂ©ez, dans le dĂ©partement de lâOrne, sâĂ©crit parfois SaĂŻs, comme la ville du Delta. Les Gaulois juraient par le taureau, importation du bĆuf Apis. Le nom latin de Bellocastes, qui Ă©tait celui des gens de Bayeux, vient de Beli Casa, demeure, sanctuaire de BĂ©lus. BĂ©lus et Osiris mĂȘme divinitĂ©. Rien ne sâoppose », dit Mangou de la Londe, Ă ce quâil y ait eu, prĂšs de Bayeux, des monuments druidiques. » Ce pays, ajoute M. Roussel, ressemble au pays oĂč les Ăgyptiens bĂątirent le temple de Jupiter-Ammon. » Donc, il y avait un temple, et qui enfermait des richesses. Tous les monuments celtiques en renferment. En 1715, relate dom Martin, un sieur HĂ©ribel exhuma, aux environs de Bayeux, plusieurs vases dâargile pleins dâossements, et conclut dâaprĂšs la tradition et les autoritĂ©s Ă©vanouies que cet endroit, une nĂ©cropole, Ă©tait le mont Faunus, oĂč lâon a enterrĂ© le Veau dâor. Cependant le Veau dâor fut brĂ»lĂ© et avalĂ©, Ă moins que la Bible ne se trompe ! PremiĂšrement, oĂč est le mont Faunus ? Les auteurs ne lâindiquent pas. Les indigĂšnes nâen savent rien. Il aurait fallu se livrer Ă des fouilles ; et, dans ce but, ils envoyĂšrent Ă M. le PrĂ©fet une pĂ©tition qui nâeut pas de rĂ©ponse. Peut-ĂȘtre que le mont Faunus a disparu, et que ce nâĂ©tait pas une colline, mais un tumulus ? Que signifiaient les tumulus ? Plusieurs contiennent des squelettes ayant la position du fĆtus dans le sein de sa mĂšre. Cela veut dire que le tombeau Ă©tait pour eux comme une seconde gestation les prĂ©parant Ă une autre vie. Donc le tumulus symbolise lâorgane femelle, comme la pierre levĂ©e est lâorgane mĂąle. En effet, oĂč il y a des menhirs, un culte obscĂšne a persistĂ©. TĂ©moin ce qui se faisait Ă GuĂ©rande, Ă Chichebouche, au Croisic, Ă Livarot. Anciennement, les tours, les pyramides, les cierges, les bornes des routes, et mĂȘme les arbres avaient la signification de phallus, et pour Bouvard et PĂ©cuchet, tout devint phallus. Ils recueillirent des palonniers de voiture, des jambes de fauteuil, des verrous de cave, des pilons de pharmacien. Quand on venait les voir, ils demandaient â Ă qui trouvez-vous que cela ressemble ? Puis confiaient le mystĂšre, et, si lâon se rĂ©criait, ils levaient de pitiĂ© les Ă©paules. Un soir quâils rĂȘvaient aux dogmes des druides, lâabbĂ© se prĂ©senta, discrĂštement. Tout de suite ils montrĂšrent le musĂ©e, en commençant par le vitrail ; mais il leur tardait dâarriver Ă un compartiment nouveau, celui des phallus. LâecclĂ©siastique les arrĂȘta, jugeant lâexhibition indĂ©cente. Il venait rĂ©clamer ses fonts baptismaux. Bouvard et PĂ©cuchet implorĂšrent quinze jours encore, le temps dâen prendre un moulage. â Le plus tĂŽt sera le mieux, dit lâabbĂ©. Puis il causa de choses indiffĂ©rentes. PĂ©cuchet qui sâĂ©tait absentĂ© une minute, lui glissa dans la main un napolĂ©on. Le prĂȘtre fit un mouvement en arriĂšre. â Ah ! pour vos pauvres ! Et M. Jeufroy, en rougissant fourra la piĂšce dâor dans sa soutane. Rendre la cuve, la cuve aux sacrifices ! jamais de la vie ! Ils voulaient mĂȘme apprendre lâhĂ©breu, qui est la langue mĂšre du celtique, Ă moins quâelle nâen dĂ©rive ! et ils allaient faire le voyage de la Bretagne, en commençant par Rennes, oĂč ils avaient un rendez-vous avec Larsoneur, pour Ă©tudier cette urne mentionnĂ©e dans les mĂ©moires de lâAcadĂ©mie celtique et qui paraĂźt avoir contenu les cendres de la reine ArtĂ©mise, quand le maire entra, le chapeau sur la tĂȘte, sans façon, en homme grossier quâil Ă©tait. â Ce nâest pas tout ça, mes petits pĂšres ! Il faut le rendre ! â Quoi donc ! â Farceurs ! je sais bien que vous le cachez ! On les avait trahis. Ils rĂ©pliquĂšrent quâils le dĂ©tenaient avec la permission de monsieur le curĂ©. â Nous allons voir. Et Foureau sâĂ©loigna. Il revint, une heure aprĂšs. â Le curĂ© dit que non ! Venez vous expliquer. Ils sâobstinĂšrent. Dâabord, on nâavait pas besoin de ce bĂ©nitier, qui nâĂ©tait pas un bĂ©nitier. Ils le prouveraient par une foule de raisons scientifiques. Puis, ils offrirent de reconnaĂźtre, dans leur testament, quâil appartenait Ă la commune. Ils proposĂšrent mĂȘme de lâacheter. â Et dâailleurs, câest mon bien ! rĂ©pĂ©tait PĂ©cuchet. Les vingt francs, acceptĂ©s par M. Jeufroy, Ă©taient une preuve du contrat ; et sâil fallait comparaĂźtre devant le juge de paix, tant pis, il ferait un faux serment ! Pendant ces dĂ©bats, il avait revu la soupiĂšre, plusieurs fois ; et dans son Ăąme sâĂ©tait dĂ©veloppĂ© le dĂ©sir, la soif de possĂ©der cette faĂŻence. Si on voulait la lui donner, il remettrait la cuve. Autrement, non. Par fatigue ou peur du scandale, M. Jeufroy la cĂ©da. Elle fut mise dans leur collection, prĂšs du bonnet de Cauchoise. La cuve dĂ©cora le porche de lâĂ©glise ; et ils se consolĂšrent de ne plus lâavoir par cette idĂ©e que les gens de Chavignolles en ignoraient la valeur. Mais la soupiĂšre leur inspira le goĂ»t des faĂŻences nouveau sujet dâĂ©tudes et dâexplorations dans la campagne. CâĂ©tait lâĂ©poque oĂč les gens distinguĂ©s recherchaient les vieux plats de Rouen. Le notaire en possĂ©dait quelques-uns, et tirait de lĂ comme une rĂ©putation dâartiste, prĂ©judiciable Ă son mĂ©tier, mais quâil rachetait par des cĂŽtĂ©s sĂ©rieux. Quand il sut que Bouvard et PĂ©cuchet avaient acquis la soupiĂšre, il vint leur proposer un Ă©change. PĂ©cuchet sây refusa. â Nâen parlons plus ! Et Marescot examina leur cĂ©ramique. Toutes les piĂšces accrochĂ©es le long des murs Ă©taient bleues sur un fond dâune blancheur malpropre, et quelques-unes Ă©talaient leur corne dâabondance aux tons verts et rougeĂątres, plats Ă barbe, assiettes et soucoupes, objets longtemps poursuivis et rapportĂ©s sur le cĆur, dans le sinus de la redingote. Marescot en fit lâĂ©loge, parla des autres faĂŻences, de lâhispano-arabe, de la hollandaise, de lâanglaise, de lâitalienne ; et les ayant Ă©blouis par son Ă©rudition â Si je revoyais votre soupiĂšre ? Il la fit sonner dâun coup de doigt, puis contempla les deux S peints sous le couvercle. â La marque de Rouen ! dit PĂ©cuchet. â Oh ! oh ! Rouen, Ă proprement parler, nâavait pas de marque. Quand on ignorait Moustiers, toutes les faĂŻences françaises Ă©taient de Nevers. De mĂȘme pour Rouen, aujourdâhui ! Dâailleurs on lâimite dans la perfection Ă Elbeuf. â Pas possible ! â On imite bien les majoliques ! Votre piĂšce nâa aucune valeur, et jâallais faire, moi, une belle sottise ! Quand le notaire eut disparu, PĂ©cuchet sâaffaissa dans le fauteuil, prostrĂ© ! â Il ne fallait pas rendre la cuve, dit Bouvard, mais tu tâexaltes ! tu tâemportes toujours. â Oui ! je mâemporte. Et PĂ©cuchet empoignant la soupiĂšre, la jeta loin de lui, contre le sarcophage. Bouvard, plus calme, ramassa les morceaux, un Ă un ; et, quelque temps aprĂšs, eut cette idĂ©e â Marescot, par jalousie, pourrait bien sâĂȘtre moquĂ© de nous ! â Comment ? â Rien ne mâassure que la soupiĂšre ne soit pas authentique ! tandis que les autres piĂšces, quâil a fait semblant dâadmirer, sont fausses peut-ĂȘtre ? Et la fin du jour se passa dans les incertitudes, les regrets. Ce nâĂ©tait pas une raison pour abandonner le voyage de la Bretagne. Ils comptaient mĂȘme emmener Gorju, qui les aiderait dans leurs fouilles. Depuis quelque temps, il couchait Ă la maison, afin de terminer plus vite le raccommodage du meuble. La perspective dâun dĂ©placement le contraria, et comme ils parlaient des menhirs et des tumulus quâils comptaient voir â Je connais mieux, leur dit-il ; en AlgĂ©rie, dans le Sud, prĂšs des sources de Bou-Mursoug, on en rencontre des quantitĂ©s. Il fit mĂȘme la description dâun tombeau, ouvert devant lui, par hasard, et qui contenait un squelette, accroupi comme un singe, les deux bras autour des jambes. Larsoneur, quâils instruisirent du fait, nâen voulut rien croire. Bouvard approfondit la matiĂšre, et le relança. Comment se fait-il que les monuments des Gaulois soient informes, tandis que ces mĂȘmes Gaulois Ă©taient civilisĂ©s au temps de Jules CĂ©sar ? Sans doute ils proviennent dâun peuple plus ancien. Une telle hypothĂšse, selon Larsoneur, manquait de patriotisme. Nâimporte ! rien ne dit que ces monuments soient lâĆuvre des Gaulois. Montrez-nous un texte ! » LâacadĂ©micien se fĂącha, ne rĂ©pondit plus ; et ils en furent bien aises, tant les Druides les ennuyaient. Sâils ne savaient Ă quoi sâen tenir sur la cĂ©ramique et sur le celticisme, câest quâils ignoraient lâhistoire, particuliĂšrement lâhistoire de France. Lâouvrage dâAnquetil se trouvait dans leur bibliothĂšque ; mais la suite des rois fainĂ©ants les amusa fort peu. La scĂ©lĂ©ratesse des maires du palais ne les indigna point ; et ils lĂąchĂšrent Anquetil, rebutĂ©s par lâineptie de ses rĂ©flexions. Alors ils demandĂšrent Ă Dumouchel quelle est la meilleure Histoire de France ». Dumouchel prit, en leur nom, un abonnement Ă un cabinet de lecture et leur expĂ©dia les lettres dâAugustin Thierry, avec deux volumes de M. de Genoude. DâaprĂšs cet Ă©crivain, la royautĂ©, la religion et les assemblĂ©es nationales, voilĂ les principes » de la nation française, lesquels remontent aux MĂ©rovingiens. Les Carlovingiens y ont dĂ©rogĂ©. Les CapĂ©tiens, dâaccord avec le peuple, sâefforcĂšrent de les maintenir. Sous Louis XIII, le pouvoir absolu fut Ă©tabli, pour vaincre le protestantisme, dernier effort de la fĂ©odalitĂ©, et 89 est un retour vers la constitution de nos aĂŻeux. PĂ©cuchet admira ses idĂ©es. Elles faisaient pitiĂ© Ă Bouvard, qui avait lu Augustin Thierry, dâabord â Quâest-ce que tu me chantes, avec ta nation française ! puisquâil nâexistait pas de France, ni dâassemblĂ©es nationales ! et les Carlovingiens nâont rien usurpĂ© du tout ! et les rois nâont pas affranchi les communes ! Lis toi-mĂȘme. PĂ©cuchet se soumit Ă lâĂ©vidence, et bientĂŽt le dĂ©passa en rigueur scientifique ! Il se serait cru dĂ©shonorĂ© sâil avait dit Charlemagne et non Karl le Grand, Clovis au lieu de Clodowig. NĂ©anmoins, il Ă©tait sĂ©duit par Genoude, trouvant habile de faire se rejoindre les deux bouts de lâhistoire de France, si bien que le milieu est du remplissage ; et pour en avoir le cĆur net, ils prirent la collection de Buchez et Roux. Mais le pathos des prĂ©faces, cet amalgame de socialisme et de catholicisme les Ă©cĆura ; les dĂ©tails trop nombreux empĂȘchaient de voir lâensemble. Ils recoururent Ă M. Thiers. CâĂ©tait pendant lâĂ©tĂ© de 1845, dans le jardin, sous la tonnelle. PĂ©cuchet, un petit banc sous les pieds, lisait tout haut de sa voix caverneuse, sans fatigue, ne sâarrĂȘtant que pour plonger les doigts dans sa tabatiĂšre. Bouvard lâĂ©coutait la pipe Ă la bouche, les jambes ouvertes, le haut du pantalon dĂ©boutonnĂ©. Des vieillards leur avaient parlĂ© de 93 ; et des souvenirs presque personnels animaient les plates descriptions de lâauteur. Dans ce temps-lĂ , les grandes routes Ă©taient couvertes de soldats qui chantaient la Marseillaise. Sur le seuil des portes, des femmes assises cousaient de la toile pour faire des tentes. Quelquefois arrivait un flot dâhommes en bonnet rouge, inclinant au bout dâune pique une tĂȘte dĂ©colorĂ©e, dont les cheveux pendaient. La haute tribune de la Convention dominait un nuage de poussiĂšre, oĂč des visages furieux hurlaient des cris de mort. Quand on passait au milieu du jour, prĂšs du bassin des Tuileries, on entendait le heurt de la guillotine, pareil Ă des coups de mouton. Et la brise remuait les pampres de la tonnelle, les orges mĂ»rs se balançaient par intervalles, un merle sifflait. En portant des regards autour dâeux, ils savouraient cette tranquillitĂ©. Quel dommage que dĂšs le commencement, on nâait pu sâentendre ! Car si les royalistes avaient pensĂ© comme les patriotes, si la Cour y avait mis plus de franchise, et les adversaires moins de violence, bien des malheurs ne seraient pas arrivĂ©s ! Ă force de bavarder lĂ -dessus, ils se passionnĂšrent. Bouvard, esprit libĂ©ral et cĆur sensible, fut constitutionnel, girondin, thermidorien. PĂ©cuchet, bilieux et de tendances autoritaires, se dĂ©clara sans-culotte et mĂȘme robespierriste. Il approuvait la condamnation du roi, les dĂ©crets les plus violents, le culte de lâĂtre SuprĂȘme. Bouvard prĂ©fĂ©rait celui de la Nature. Il aurait saluĂ© avec plaisir lâimage dâune grosse femme, versant de ses mamelles Ă ses adorateurs, non pas de lâeau, mais du chambertin. Pour avoir plus de faits Ă lâappui de leurs arguments, ils se procurĂšrent dâautres ouvrages. Montgaillard, Prudhomme, Gallois, Lacretelle, etc. ; et les contradictions de ces livres ne les embarrassaient nullement. Chacun y prenait ce qui pouvait dĂ©fendre sa cause. Ainsi Bouvard ne doutait pas que Danton eĂ»t acceptĂ© cent mille Ă©cus pour faire des motions qui perdraient la RĂ©publique, et selon PĂ©cuchet, Vergniaud aurait demandĂ© six mille francs par mois. â Jamais de la vie ! Explique-moi plutĂŽt pourquoi la sĆur de Robespierre avait une pension de Louis XVIII ? â Pas du tout ! câĂ©tait de Bonaparte, et puisque tu le prends comme ça, quel est le personnage qui, peu de temps avant la mort dâĂgalitĂ©, eut avec lui une confĂ©rence secrĂšte ? Je veux quâon rĂ©imprime, dans les mĂ©moires de la Campan, les paragraphes supprimĂ©s ! Le dĂ©cĂšs du dauphin me paraĂźt louche. La poudriĂšre de Grenelle en sautant tua deux mille personnes ! Cause inconnue, dit-on, quelle bĂȘtise ! Car PĂ©cuchet nâĂ©tait pas loin de la connaĂźtre, et rejetait tous les crimes sur les manĆuvres des aristocrates, lâor de lâĂ©tranger. Dans lâesprit de Bouvard, Montez au ciel, fils de saint Louis », les vierges de Verdun et les culottes en peau humaine Ă©taient indiscutables. Il acceptait les listes de Prudhomme, un million de victimes tout juste. Mais la Loire, rouge de sang depuis Saumur jusquâĂ Nantes, dans une longueur de dix-huit lieues, le fit songer. PĂ©cuchet Ă©galement conçut des doutes, et ils prirent en mĂ©fiance les historiens. La rĂ©volution est, pour les uns, un Ă©vĂ©nement satanique. Dâautres la proclament une exception sublime. Les vaincus de chaque cĂŽtĂ©, naturellement, sont des martyrs. Thierry dĂ©montre, Ă propos des Barbares, combien il est sot de rechercher si tel prince fut bon ou fut mauvais. Pourquoi ne pas suivre cette mĂ©thode dans lâexamen des Ă©poques plus rĂ©centes ? Mais lâhistoire doit venger la morale ; on est reconnaissant Ă Tacite dâavoir dĂ©chirĂ© TibĂšre. AprĂšs tout, que la reine ait eu des amants ; que Dumouriez, dĂšs Valmy, se proposĂąt de trahir ; en prairial que ce soit la Montagne ou la Gironde qui ait commencĂ©, et en thermidor les Jacobins ou la Plaine, quâimporte au dĂ©veloppement de la RĂ©volution, dont les origines sont profondes et les rĂ©sultats incalculables ? Donc, elle devait sâaccomplir, ĂȘtre ce quâelle fut, mais supposez la fuite du Roi sans entrave, Robespierre sâĂ©chappant ou Bonaparte assassinĂ©, hasards qui dĂ©pendaient dâun aubergiste moins scrupuleux, dâune porte ouverte, dâune sentinelle endormie, et le train du monde changeait. Ils nâavaient plus sur les hommes et les faits de cette Ă©poque, une seule idĂ©e dâaplomb. Pour la juger impartialement, il faudrait avoir lu toutes les histoires, tous les mĂ©moires, tous les journaux et toutes les piĂšces manuscrites, car de la moindre omission, une erreur peut dĂ©pendre qui en amĂšnera dâautres Ă lâinfini. Ils y renoncĂšrent. Mais le goĂ»t de lâhistoire leur Ă©tait venu, le besoin de la vĂ©ritĂ© pour elle-mĂȘme. Peut-ĂȘtre est-elle plus facile Ă dĂ©couvrir dans les Ă©poques anciennes ? les auteurs, Ă©tant loin des choses, doivent en parler sans passion. Et ils commencĂšrent le bon Rollin. â Quel tas de balivernes ! sâĂ©cria Bouvard, dĂšs le premier chapitre. â Attends un peu, dit PĂ©cuchet, en fouillant dans le bas de leur bibliothĂšque, oĂč sâentassaient les livres du dernier propriĂ©taire, un vieux jurisconsulte, maniaque et bel esprit. Et ayant dĂ©placĂ© beaucoup de romans et de piĂšces de théùtre, avec un Montesquieu et des traductions dâHorace, il atteignit ce quâil cherchait lâouvrage de Beaufort sur lâHistoire romaine. Tite-Live attribue la fondation de Rome Ă Romulus. Salluste en fait honneur aux Troyens dâĂnĂ©e. Coriolan mourut en exil selon Fabius Pictor, par les stratagĂšmes dâAttius Tullus si lâon en croit Denys ; SĂ©nĂšque affirme quâHoratius CoclĂšs sâen retourna victorieux, et Dion quâil fut blessĂ© Ă la jambe. Et La Mothe le Vayer Ă©met des doutes pareils, relativement aux autres peuples. On nâest pas dâaccord sur lâantiquitĂ© des ChaldĂ©ens, le siĂšcle dâHomĂšre, lâexistence de Zoroastre, les deux empires dâAssyrie. Quinte-Curce a fait des contes. Plutarque dĂ©ment HĂ©rodote. Nous aurions de CĂ©sar une autre idĂ©e, si le VercingĂ©torix avait Ă©crit ses commentaires. LâHistoire ancienne est obscure par le dĂ©faut de documents, ils abondent dans la moderne ; et Bouvard et PĂ©cuchet revinrent Ă la France, entamĂšrent Sismondi. La succession de tant dâhommes leur donnait envie de les connaĂźtre plus profondĂ©ment, de sây mĂȘler. Ils voulaient parcourir les originaux, GrĂ©goire de Tours, Monstrelet, Commines, tous ceux dont les noms Ă©taient bizarres ou agrĂ©ables. Mais les Ă©vĂ©nements sâembrouillĂšrent, faute de savoir les dates. Heureusement quâils possĂ©daient la mnĂ©motechnie de Dumouchel, un in-12 cartonnĂ©, avec cette Ă©pigraphe Instruire en amusant ». Elle combinait les trois systĂšmes dâAllevy, de PĂąris et de Fenaigle. Allevy transforme les chiffres en figures, le nombre 1 sâexprimant par une tour, 2 par un oiseau, 3 par un chameau, ainsi du reste. PĂąris frappe lâimagination au moyen de rĂ©bus ; un fauteuil garni de clous Ă vis donnera Clou, vis â Clovis ; et comme le bruit de la friture fait ric, ric », des merlans dans une poĂȘle rappelleront ChilpĂ©ric. Fenaigle divise lâunivers en maisons, qui contiennent des chambres, ayant chacune quatre parois Ă neuf panneaux, chaque panneau portant un emblĂšme. Donc, le premier roi de la premiĂšre dynastie occupera dans la premiĂšre chambre le premier panneau. Un phare sur un mont dira comment il sâappelait Phar a mond », systĂšme PĂąris, et dâaprĂšs le conseil dâAllevy, en plaçant au-dessus un miroir qui signifie 4, un oiseau 2, et un cerceau 0, on obtiendra 420, date de lâavĂšnement de ce prince. Pour plus de clartĂ©, ils prirent comme base mnĂ©motechnique leur propre maison, leur domicile, attachant Ă chacune de ses parties un fait distinct, et la cour, le jardin, les environs, tout le pays, nâavaient plus dâautre sens que de faciliter la mĂ©moire. Les bornages dans la campagne limitaient certaines Ă©poques, les pommiers Ă©taient des arbres gĂ©nĂ©alogiques, les buissons des batailles, le monde devenait symbole. Ils cherchaient sur les murs, des quantitĂ©s de choses absentes, finissaient par les voir, mais ne savaient plus les dates quâelles reprĂ©sentaient. Dâailleurs, les dates ne sont pas toujours authentiques. Ils apprirent dans un manuel pour les collĂšges, que la naissance de JĂ©sus doit ĂȘtre reportĂ©e cinq ans plus tĂŽt quâon ne la met ordinairement ; quâil y avait chez les Grecs trois maniĂšres de compter les Olympiades, et huit chez les Latins de faire commencer lâannĂ©e. Autant dâoccasions pour les mĂ©prises, outre celles qui rĂ©sultent des zodiaques, des Ăšres et des calendriers diffĂ©rents. Et de lâinsouciance des dates, ils passĂšrent au dĂ©dain des faits. Ce quâil y a dâimportant, câest la philosophie de lâhistoire ! Bouvard ne put achever le cĂ©lĂšbre discours de Bossuet. â Lâaigle de Meaux est un farceur ! Il oublie la Chine, les Indes et lâAmĂ©rique ! mais il a soin de nous apprendre que ThĂ©odose Ă©tait la joie de lâunivers », quâAbraham traitait dâĂ©gal avec les rois », et que la philosophie des Grecs descend des HĂ©breux. Sa prĂ©occupation des HĂ©breux mâagace ! PĂ©cuchet partagea cette opinion, et voulut lui faire lire Vico. â Comment admettre, objectait Bouvard, que des fables soient plus vraies que les vĂ©ritĂ©s des historiens ? PĂ©cuchet tĂącha dâexpliquer les mythes, se perdait dans la Scienza Nuova. â Nieras-tu le plan de la Providence ? â Je ne le connais pas ! dit Bouvard. Et ils dĂ©cidĂšrent de sâen rapporter Ă Dumouchel. Le professeur avoua quâil Ă©tait maintenant dĂ©routĂ© en fait dâhistoire. â Elle change tous les jours. On conteste les rois de Rome et les voyages de Pythagore. On attaque BĂ©lisaire, Guillaume Tell et jusquâau Cid, devenu, grĂące aux derniĂšres dĂ©couvertes, un simple bandit. Câest Ă souhaiter quâon ne fasse plus de dĂ©couvertes, et mĂȘme lâInstitut devrait Ă©tablir une sorte de canon prescrivant ce quâil faut croire ! Il envoyait en post-scriptum des rĂšgles de critique prises dans le cours de Daunou Citer comme preuve le tĂ©moignage des foules, mauvaise preuve ; elles ne sont pas lĂ pour rĂ©pondre. Rejetez les choses impossibles. On fit voir Ă Pausanias la pierre avalĂ©e par Saturne. Lâarchitecture peut mentir, exemple lâarc du Forum, oĂč Titus est appelĂ© le premier vainqueur de JĂ©rusalem, conquise avant lui par PompĂ©e. Les mĂ©dailles trompent quelquefois. Sous Charles IX, on battit des monnaies avec le coin de Henri II. Tenez en compte lâadresse des faussaires, lâintĂ©rĂȘt des apologistes et des calomniateurs. » Peu dâhistoriens ont travaillĂ© dâaprĂšs ces rĂšgles, mais tous en vue dâune cause spĂ©ciale, dâune religion, dâune nation, dâun parti, dâun systĂšme, ou pour gourmander les rois, conseiller le peuple, offrir des exemples moraux. Les autres, qui prĂ©tendent narrer seulement, ne valent pas mieux ; car on ne peut tout dire, il faut un choix. Mais dans le choix des documents, un certain esprit dominera, et comme il varie, suivant les conditions de lâĂ©crivain, jamais lâhistoire ne sera fixĂ©e. Câest triste, » pensaient-ils. Cependant, on pourrait prendre un sujet, Ă©puiser les sources, en faire bien lâanalyse, puis le condenser dans une narration, qui serait comme un raccourci des choses, reflĂ©tant la vĂ©ritĂ© tout entiĂšre. Une telle Ćuvre semblait exĂ©cutable Ă PĂ©cuchet. â Veux-tu que nous essayions de composer une histoire ? â Je ne demande pas mieux ! Mais laquelle ? â Effectivement, laquelle ? Bouvard sâĂ©tait assis, PĂ©cuchet marchait de long en large dans le musĂ©e. Quand le pot Ă beurre frappa ses yeux, et sâarrĂȘtant tout Ă coup â Si nous Ă©crivions la vie du duc dâAngoulĂȘme ? â Mais câĂ©tait un imbĂ©cile ! rĂ©pliqua Bouvard. â Quâimporte ! les personnages du second plan ont parfois une influence Ă©norme, et celui-lĂ peut-ĂȘtre tenait le rouage des affaires. Les livres leur donneraient des renseignements, et M. de Faverges en possĂ©dait sans doute par lui-mĂȘme ou par de vieux gentilshommes de ses amis. Ils mĂ©ditĂšrent ce projet, le dĂ©battirent, et rĂ©solurent enfin de passer quinze jours Ă la bibliothĂšque municipale de Caen pour y faire des recherches. Le bibliothĂ©caire mit Ă leur disposition des histoires gĂ©nĂ©rales et des brochures, avec une lithographie coloriĂ©e reprĂ©sentant de trois quarts Mgr le duc dâAngoulĂȘme. Le drap bleu de son habit dâuniforme disparaissait sous les Ă©paulettes, les crachats et le grand cordon rouge de la LĂ©gion dâhonneur. Un collet extrĂȘmement haut enfermait son long cou. Sa tĂȘte piriforme Ă©tait encadrĂ©e par les frisons de sa chevelure et de ses minces favoris, et de lourdes paupiĂšres, un nez trĂšs fort et de grosses lĂšvres donnaient Ă sa figure une expression de bontĂ© insignifiante. Quand ils eurent pris des notes, ils rĂ©digĂšrent un programme Naissance et enfance peu curieuses. Un de ses gouverneurs est lâabbĂ© GuĂ©nĂ©e, lâennemi de Voltaire. Ă Turin, on lui fait fondre un canon, et il Ă©tudie les campagnes de Charles VIII. Aussi, est-il nommĂ©, malgrĂ© sa jeunesse, colonel dâun rĂ©giment de gardes-nobles. 1797. Son mariage. 1814. Les Anglais sâemparent de Bordeaux. Il accourt derriĂšre eux et montre sa personne aux habitants. Description de la personne du prince. 1815. Bonaparte le surprend. Tout de suite il appelle le roi dâEspagne, et Toulon, sans MassĂ©na, Ă©tait livrĂ© Ă lâAngleterre. OpĂ©rations dans le Midi. â Il est battu, mais relĂąchĂ© sous la promesse de rendre les diamants de la couronne, emportĂ©s au grand galop par le roi, son oncle. AprĂšs les Cent-Jours, il revient avec ses parents et vit tranquille. Plusieurs annĂ©es sâĂ©coulent. Guerre dâEspagne. â DĂšs quâil a franchi les PyrĂ©nĂ©es, la Victoire suit partout le petit-fils de Henri IV. Il enlĂšve le TrocadĂ©ro, atteint les colonnes dâHercule, Ă©crase les factions, embrasse Ferdinand et sâen retourne. Arcs de triomphe, fleurs que prĂ©sentent les jeunes filles, dĂźners dans les prĂ©fectures, Te Deum dans les cathĂ©drales. Les Parisiens sont au comble de lâivresse. La ville lui offre un banquet. On chante sur les théùtres des allusions au hĂ©ros. Lâenthousiasme diminue. Car en 1827, Ă Cherbourg, un bal organisĂ© par souscription rate. Comme il est grand-amiral de France, il inspecte la flotte qui va partir pour Alger. Juillet 1830. Marmont lui apprend lâĂ©tat des affaires. Alors il entre dans une telle fureur quâil se blesse la main Ă lâĂ©pĂ©e du gĂ©nĂ©ral. Le roi lui confie le commandement de toutes les forces. Il rencontre au bois de Boulogne des dĂ©tachements de la ligne et ne trouve pas un seul mot Ă leur dire. De Saint-Cloud, il vole au pont de SĂšvres. Froideur des troupes. Ăa ne lâĂ©branle pas. La famille royale quitte Trianon. Il sâassoit au pied dâun chĂȘne, dĂ©ploie une carte, mĂ©dite, remonte Ă cheval, passe devant Saint-Cyr et envoie aux Ă©lĂšves des paroles dâespĂ©rance. Ă Rambouillet, les gardes du corps font leurs adieux. Il sâembarque, et pendant toute la traversĂ©e est malade. Fin de sa carriĂšre. On doit y relever lâimportance quâeurent les ponts. Dâabord il sâexpose inutilement sur le pont de lâInn ; il enlĂšve le pont Saint-Esprit et le pont de Lauriol ; Ă Lyon, les deux ponts lui sont funestes, et sa fortune expire devant le pont de SĂšvres. Tableau de ses vertus. Inutile de vanter son courage, auquel il joignait une grande politique. Car il offrit Ă chaque soldat soixante francs pour abandonner lâempereur, et en Espagne, il tĂącha de corrompre Ă prix dâargent les constitutionnels. Sa rĂ©serve Ă©tait si profonde quâil consentit au mariage projetĂ© entre son pĂšre et la reine dâĂtrurie ; Ă la formation dâun cabinet nouveau aprĂšs les ordonnances ; Ă lâabdication en faveur de Chambord, Ă tout ce que lâon voulait. La fermetĂ© pourtant ne lui manquait pas. Ă Angers, il cassa lâinfanterie de la garde nationale, qui, jalouse de la cavalerie et au moyen dâune manĆuvre, Ă©tait parvenue Ă lui faire escorte, tellement que Son Altesse se trouva prise dans les fantassins Ă en avoir les genoux comprimĂ©s. Mais il blĂąma la cavalerie, cause du dĂ©sordre, et pardonna Ă lâinfanterie ; vĂ©ritable jugement de Salomon. Sa piĂ©tĂ© se signala par de nombreuses dĂ©votions, et sa clĂ©mence en obtenant la grĂące du gĂ©nĂ©ral Debelle, qui avait portĂ© les armes contre lui. DĂ©tails intimes, traits du prince Au chĂąteau de Beauregard, dans son enfance, il prit plaisir, avec son frĂšre, Ă creuser une piĂšce dâeau que lâon voit encore. Une fois, il visita la caserne des chasseurs, demanda un verre de vin et le but Ă la santĂ© du roi. Tout en se promenant pour marquer le pas, il se rĂ©pĂ©tait Ă lui-mĂȘme Une, deux, une, deux, une, deux ! » On a conservĂ© quelques-uns de ses mots Ă une dĂ©putation de Bordelais Ce qui me console de nâĂȘtre pas Ă Bordeaux, câest de me trouver au milieu de vous ! » Aux protestants de Nismes Je suis bon catholique, mais je nâoublierai jamais que le plus illustre de mes ancĂȘtres fut protestant. » Aux Ă©lĂšves de Saint-Cyr, quand tout est perdu Bien, mes amis ! Les nouvelles sont bonnes ! Ăa va bien ! trĂšs bien ! » AprĂšs lâabdication de Charles X Puisquâils ne veulent pas de moi, quâils sâarrangent ! » Et en 1814, Ă tout propos, dans le moindre village Plus de guerre, plus de conscription, plus de droits rĂ©unis. » Son style valait sa parole. Ses proclamations dĂ©passent tout. La premiĂšre du comte dâArtois dĂ©butait ainsi Français, le frĂšre de votre roi est arrivĂ© ! » Celle du prince Jâarrive. Je suis le fils de vos rois ! Vous ĂȘtes Français. » Ordre du jour, datĂ© de Bayonne Soldats, jâarrive ! » Une autre, en pleine dĂ©fection Continuez Ă soutenir, avec la vigueur qui convient au soldat français, la lutte que vous avez commencĂ©e. La France lâattend de vous ! » DerniĂšre Ă Rambouillet Le roi est entrĂ© en arrangement avec le gouvernement Ă©tabli Ă Paris, et tout porte Ă croire que cet arrangement est sur le point dâĂȘtre conclu. » Tout porte Ă croire » Ă©tait sublime. â Une chose me chiffonne, dit Bouvard, câest quâon ne mentionne pas ses affaires de cĆur ? Et ils notĂšrent en marge Chercher les amours du prince ! » Au moment de partir, le bibliothĂ©caire se ravisant, leur fit voir un autre portrait du duc dâAngoulĂȘme. Sur celui-lĂ , il Ă©tait en colonel de cuirassiers, de profil, lâĆil encore plus petit, la bouche ouverte, avec des cheveux plats, voltigeant. Comment concilier les deux portraits ? Avait-il les cheveux plats, ou bien crĂ©pus, Ă moins quâil ne poussĂąt la coquetterie jusquâĂ se faire friser ? Question grave, suivant PĂ©cuchet, car la chevelure donne le tempĂ©rament, le tempĂ©rament lâindividu. Bouvard pensait quâon ne sait rien dâun homme tant quâon ignore ses passions ; et pour Ă©claircir ces deux points, ils se prĂ©sentĂšrent au chĂąteau de Faverges. Le comte nây Ă©tait pas, cela retardait leur ouvrage. Ils rentrĂšrent chez eux, vexĂ©s. La porte de la maison Ă©tait grande ouverte, personne dans la cuisine. Ils montĂšrent lâescalier ; et que virent-ils au milieu de la chambre de Bouvard ? Mme Bordin qui regardait de droite et de gauche. â Excusez-moi, dit-elle, en sâefforçant de rire. Depuis une heure je cherche votre cuisiniĂšre, dont jâaurais besoin, pour mes confitures. Ils la trouvĂšrent dans le bĂ»cher, sur une chaise, et dormant profondĂ©ment. On la secoua. Elle ouvrit les yeux. â Quâest-ce encore ? Vous ĂȘtes toujours Ă me diguer avec vos questions ! Il Ă©tait clair quâen leur absence, Mme Bordin lui en faisait. Germaine sortit de sa torpeur et dĂ©clara une indigestion. â Je reste pour vous soigner, dit la veuve. Alors ils aperçurent dans la cour un grand bonnet, dont les barbes sâagitaient. CâĂ©tait Mme Castillon, la fermiĂšre. Elle cria â Gorju ! Gorju ! Et du grenier, la voix de leur petite bonne rĂ©pondit hautement â Il nâest pas lĂ ! Elle descendit au bout de cinq minutes, les pommettes rouges, en Ă©moi. Bouvard et PĂ©cuchet lui reprochĂšrent sa lenteur. Elle dĂ©boucla leurs guĂȘtres sans murmurer. Ensuite, ils allĂšrent voir le bahut. Ses morceaux Ă©pars jonchaient le fournil ; les sculptures Ă©taient endommagĂ©es, les battants rompus. Ă ce spectacle, devant cette dĂ©ception nouvelle, Bouvard retint ses pleurs et PĂ©cuchet en avait un tremblement. Gorju, se montrant presque aussitĂŽt, exposa le fait il venait de mettre le bahut dehors pour le vernir, quand une vache errante lâavait jetĂ© par terre. â Ă qui la vache ? dit PĂ©cuchet. â Je ne sais pas. â Eh ! vous aviez laissĂ© la porte ouverte comme tout Ă lâheure ! Câest de votre faute ! Ils y renonçaient, du reste depuis trop longtemps il les lanternait, et ne voulaient plus de sa personne ni de son travail. Ces messieurs avaient tort. Le dommage nâĂ©tait pas si grand. Avant trois semaines tout serait fini, et Gorju les accompagna jusque dans la cuisine, oĂč Germaine arrivait, en se traĂźnant, pour faire le dĂźner. Ils remarquĂšrent sur la table une bouteille de Calvados, aux trois quarts vidĂ©e. â Sans doute par vous ! dit PĂ©cuchet Ă Gorju. â Moi ! jamais. Bouvard objecta â Vous Ă©tiez le seul homme dans la maison. â Eh bien, et les femmes ? reprit lâouvrier, avec un clin dâĆil oblique. Germaine le surprit â Dites plutĂŽt que câest moi ! â Certainement câest vous ! â Et câest moi, peut-ĂȘtre qui ai dĂ©moli lâarmoire ! Gorju fit une pirouette. â Vous ne voyez donc pas quâelle est soĂ»le ! Alors ils se chamaillĂšrent violemment, lui pĂąle, gouailleur, elle empourprĂ©e, et arrachant ses touffes de cheveux gris sous son bonnet de coton. Mme Bordin parlait pour Germaine, MĂ©lie pour Gorju. La vieille Ă©clata. â Si ce nâest pas une abomination ! que vous passiez des journĂ©es ensemble dans le bosquet, sans compter la nuit ! espĂšce de Parisien, mangeur de bourgeoises ! qui vient chez nos maĂźtres pour leur faire accroire des farces ! Les prunelles de Bouvard sâĂ©carquillĂšrent. â Quelles farces ! â Je dis quâon se fiche de vous ! â On ne se fiche pas de moi ! sâĂ©cria PĂ©cuchet. Et, indignĂ© de son insolence, exaspĂ©rĂ© par les dĂ©boires, il la chassa ; quâelle eĂ»t Ă dĂ©guerpir. Bouvard ne sâopposa point Ă cette dĂ©cision et ils se retirĂšrent, laissant Germaine pousser des sanglots sur son malheur, tandis que Mme Bordin tĂąchait de la consoler. Le soir, quand ils furent calmes, ils reprirent ces Ă©vĂ©nements, se demandĂšrent qui avait bu le Calvados, comment le meuble sâĂ©tait brisĂ©, que rĂ©clamait Mme Castillon en appelant Gorju, et sâil avait dĂ©shonorĂ© MĂ©lie ? â Nous ne savons pas, dit Bouvard, ce qui se passe dans notre mĂ©nage, et nous prĂ©tendons dĂ©couvrir quels Ă©taient les cheveux et les amours du duc dâAngoulĂȘme ! PĂ©cuchet ajouta â Combien de questions autrement considĂ©rables, et encore plus difficiles ! DâoĂč ils conclurent que les faits extĂ©rieurs ne sont pas tout. Il faut les complĂ©ter par la psychologie. Sans lâimagination, lâhistoire est dĂ©fectueuse. â Faisons venir quelques romans historiques ! V Ils lurent dâabord Walter Scott. Ce fut comme la surprise dâun monde nouveau. Les hommes du passĂ©, qui nâĂ©taient pour eux que des fantĂŽmes ou des noms, devinrent des ĂȘtres vivants, rois, princes, sorciers, valets, garde-chasses, moines, bohĂ©miens, marchands et soldats, qui dĂ©libĂšrent, combattent, voyagent, trafiquent, mangent et boivent, chantent et prient, dans la salle dâarmes des chĂąteaux, sur le banc noir des auberges, par les rues tortueuses des villes, sous lâauvent des Ă©choppes, dans le cloĂźtre des monastĂšres. Des paysages artistement composĂ©s entourent les scĂšnes comme un dĂ©cor de théùtre. On suit des yeux un cavalier qui galope le long des grĂšves. On aspire au milieu des genĂȘts la fraĂźcheur du vent, la lune Ă©claire des lacs oĂč glisse un bateau, le soleil fait reluire les cuirasses, la pluie tombe sur les huttes de feuillage. Sans connaĂźtre les modĂšles, ils trouvaient ces peintures ressemblantes, et lâillusion Ă©tait complĂšte. Lâhiver sây passa. Leur dĂ©jeuner fini, ils sâinstallaient dans la petite salle, aux deux bouts de la cheminĂ©e ; et en face lâun de lâautre, avec un livre Ă la main, ils lisaient silencieusement. Quand le jour baissait, ils allaient se promener sur la grande route, dĂźnaient en hĂąte et continuaient leur lecture dans la nuit. Pour se garantir de la lampe, Bouvard avait des conserves bleues ; PĂ©cuchet portait la visiĂšre de sa casquette inclinĂ©e sur le front. Germaine nâĂ©tait pas partie, et Gorju, de temps Ă autre, venait fouir au jardin, car ils avaient cĂ©dĂ©, par indiffĂ©rence, oubli des choses matĂ©rielles. AprĂšs Walter Scott, Alexandre Dumas les divertit Ă la maniĂšre dâune lanterne magique. Ses personnages, alertes comme des singes, forts comme des bĆufs, gais comme des pinsons, entrent et partent brusquement, sautent des toits sur le pavĂ©, reçoivent dâaffreuses blessures dont ils guĂ©rissent, sont crus morts et reparaissent. Il y a des trappes sous les planchers, des antidotes, des dĂ©guisements et tout se mĂȘle, court et se dĂ©brouille, sans une minute pour la rĂ©flexion. Lâamour conserve de la dĂ©cence, le fanatisme est gai, les massacres font sourire. Rendus difficiles par ces deux maĂźtres, ils ne purent tolĂ©rer le fatras de BĂ©lisaire, la niaiserie de Numa Pompilius, de Marchangy, du vicomte dâArlincourt. La couleur de FrĂ©dĂ©ric SouliĂ© comme celle du bibliophile Jacob leur parut insuffisante, et M. Villemain les scandalisa en montrant, page 85 de son Lascaris, une Espagnole qui fume une pipe, une longue pipe arabe », au milieu du XVe siĂšcle. PĂ©cuchet consultait la Biographie universelle et entreprit de reviser Dumas au point de vue de la science. Lâauteur, dans les Deux Diane, se trompe de dates. Le mariage du Dauphin François eut lieu le 15 octobre 1548, et non le 20 mars 1549. Comment sait-il voir le Page du duc de Savoie que Catherine de MĂ©dicis, aprĂšs la mort de son Ă©poux, voulait recommencer la guerre ? Il est peu probable quâon ait couronnĂ© le duc dâAnjou, la nuit, dans une Ă©glise, Ă©pisode qui agrĂ©mente la Dame de Montsoreau. La Reine Margot, principalement, fourmille dâerreurs. Le duc de Nevers nâĂ©tait pas absent. Il opina au conseil avant la Saint-BarthĂ©lĂ©my, et Henri de Navarre ne suivit pas la procession quatre jours aprĂšs. Henri III ne revint pas de Pologne aussi vite. Dâailleurs, combien de rengaines ! Le miracle de lâaubĂ©pine, le balcon de Charles IX, les gants empoisonnĂ©s de Jeanne dâAlbret ; PĂ©cuchet nâeut plus confiance en Dumas. Il perdit mĂȘme tout respect pour Walter Scott, Ă cause des bĂ©vues de son Quentin Durward. Le meurtre de lâĂ©vĂȘque de LiĂšge est avancĂ© de quinze ans. La femme de Robert de Lamarck Ă©tait Jeanne dâArschel et non Hameline de Croy. Loin dâĂȘtre tuĂ© par un soldat, il fut mis Ă mort par Maximilien, et la figure du TĂ©mĂ©raire, quand on trouva son cadavre, nâexprimait aucune menace, puisque les loups lâavaient Ă demi dĂ©vorĂ©e. Bouvard nâen continua pas moins Walter Scott, mais finit par sâennuyer de la rĂ©pĂ©tition des mĂȘmes effets. LâhĂ©roĂŻne, ordinairement, vit Ă la campagne avec son pĂšre, et lâamoureux, un enfant volĂ©, est rĂ©tabli dans ses droits et triomphe de ses rivaux. Il y a toujours un mendiant philosophe, un chĂątelain bourru, des jeunes filles pures, des valets facĂ©tieux et dâinterminables dialogues, une pruderie bĂȘte, manque complet de profondeur. En haine du bric-Ă -brac, Bouvard prit George Sand. Il sâenthousiasma pour les belles adultĂšres et les nobles amants, aurait voulu ĂȘtre Jacques, Simon, BĂ©nĂ©dict, LĂ©lio, et habiter Venise ! Il poussait des soupirs, ne savait pas ce quâil avait, se trouvait lui-mĂȘme changĂ©. PĂ©cuchet, travaillant la littĂ©rature historique, Ă©tudiait les piĂšces de théùtre. Il avala deux Pharamond, trois Clovis, quatre Charlemagne, plusieurs Philippe Auguste, une foule de Jeanne dâArc, et bien des marquises de Pompadour, et des conspirations de Cellamare. Presque toutes lui parurent encore plus bĂȘtes que les romans. Car il existe pour le théùtre une histoire convenue, que rien ne peut dĂ©truire. Louis XI ne manquera pas de sâagenouiller devant les figurines de son chapeau ; Henri IV sera constamment jovial ; Marie Stuart pleureuse, Richelieu cruel ; enfin, tous les caractĂšres se montrent dâun seul bloc, par amour des idĂ©es simples et respect de lâignorance, si bien que le dramaturge, loin dâĂ©lever abaisse au lieu dâinstruire, abrutit. Comme Bouvard lui avait vantĂ© George Sand, PĂ©cuchet se mit Ă lire Consuelo, Horace, Mauprat, fut sĂ©duit par la dĂ©fense des opprimĂ©s, le cĂŽtĂ© social et rĂ©publicain, les thĂšses. Suivant Bouvard, elles gĂątaient la fiction et il demanda au cabinet de lecture des romans dâamour. Ă haute voix et lâun aprĂšs lâautre, ils parcoururent la Nouvelle HĂ©loĂŻse, Delphine, Adolphe, Ourika. Mais les bĂąillements de celui qui Ă©coutait gagnaient son compagnon, dont les mains bientĂŽt laissaient tomber le livre par terre. Ils reprochaient Ă tous ceux-lĂ de ne rien dire sur le milieu, lâĂ©poque, le costume des personnages. Le cĆur seul est traitĂ© ; toujours du sentiment ! Comme si le monde ne contenait pas autre chose ! Ensuite ils tĂątĂšrent des romans humoristiques, tels que le Voyage autour de ma chambre, par Xavier de Maistre ; Sous les Tilleuls, dâAlphonse Karr. Dans ce genre de livres, on doit interrompre la narration pour parler de son chien, de ses pantoufles ou de sa maĂźtresse. Un tel sans-gĂȘne dâabord les charma, puis leur parut stupide, car lâauteur efface son Ćuvre en y Ă©talant sa personne. Par besoin de dramatique, ils se plongĂšrent dans les romans dâaventures ; lâintrigue les intĂ©ressait dâautant plus quâelle Ă©tait enchevĂȘtrĂ©e, extraordinaire et impossible. Ils sâĂ©vertuaient Ă prĂ©voir les dĂ©nouements, devinrent lĂ -dessus trĂšs forts, et se lassĂšrent dâune amusette, indigne dâesprits sĂ©rieux. LâĆuvre de Balzac les Ă©merveilla, tout Ă la fois comme une Babylone et comme des grains de poussiĂšre sous le microscope. Dans les choses les plus banales, des aspects nouveaux surgirent. Ils nâavaient pas soupçonnĂ© la vie moderne aussi profonde. â Quel observateur ! sâĂ©criait Bouvard. â Moi je le trouve chimĂ©rique, finit par dire PĂ©cuchet. Il croit aux sciences occultes, Ă la monarchie, Ă la noblesse, est Ă©bloui par les coquins, vous remue les millions comme des centimes, et ses bourgeois ne sont pas des bourgeois, mais des colosses. Pourquoi gonfler ce qui est plat, et dĂ©crire tant de sottises ! Il a fait un roman sur la chimie, un autre sur la Banque, un autre sur les machines Ă imprimer, comme un certain Ricard avait fait le cocher de fiacre », le porteur dâeau », le marchand de coco ». Nous en aurions sur tous les mĂ©tiers et sur toutes les provinces, puis sur toutes les villes et les Ă©tages de chaque maison et chaque individu, ce qui ne sera plus de la littĂ©rature, mais de la statistique ou de lâethnographie. Peu importait Ă Bouvard le procĂ©dĂ©. Il voulait sâinstruire, descendre plus avant dans la connaissance des mĆurs. Il relut Paul de Kock, feuilleta de vieux ermites de la ChaussĂ©e dâAntin. â Comment perdre son temps Ă des inepties pareilles ! disait PĂ©cuchet. â Mais par la suite ce sera fort curieux, comme documents. â Va te promener avec tes documents ! Je demande quelque chose qui mâexalte, qui mâenlĂšve aux misĂšres de ce monde ! Et PĂ©cuchet, portĂ© Ă lâidĂ©al, tourna Bouvard, insensiblement, vers la tragĂ©die. Le lointain oĂč elle se passe, les intĂ©rĂȘts quâon y dĂ©bat et la condition de ses personnages leur imposaient comme un sentiment de grandeur. Un jour, Bouvard prit Athalie, et dĂ©bita le songe tellement bien que PĂ©cuchet voulut Ă son tour lâessayer. DĂšs la premiĂšre phrase, sa voix se perdit dans une espĂšce de bourdonnement. Elle Ă©tait monotone et, bien que forte, indistincte. Bouvard, plein dâexpĂ©rience, lui conseilla, pour lâassouplir, de la dĂ©ployer depuis le ton le plus bas jusquâau plus haut, et de la replier, Ă©mettant deux gammes, lâune montante, lâautre descendante ; et lui-mĂȘme se livrait Ă cet exercice, le matin, dans son lit, couchĂ© sur le dos, selon le prĂ©cepte des Grecs. PĂ©cuchet, pendant ce temps-lĂ , travaillait de la mĂȘme façon ; leur porte Ă©tait close et ils braillaient sĂ©parĂ©ment. Ce qui leur plaisait de la tragĂ©die, câĂ©tait lâemphase, les discours sur la politique, les maximes de perversitĂ©. Ils apprirent par cĆur les dialogues les plus fameux de Racine et de Voltaire, et ils les dĂ©clamaient dans le corridor. Bouvard, comme au Théùtre-Français, marchait la main sur lâĂ©paule de PĂ©cuchet en sâarrĂȘtant par intervalles, et, roulant ses yeux, ouvrait les bras, accusait les destins. Il avait de beaux cris de douleur dans le PhiloctĂšte de La Harpe, un joli hoquet dans Gabrielle de Vergy, et quand il faisait Denys, tyran de Syracuse, une maniĂšre de considĂ©rer son fils en lâappelant Monstre, digne de moi ! » qui Ă©tait vraiment terrible. PĂ©cuchet en oubliait son rĂŽle. Les moyens lui manquaient, non la bonne volontĂ©. Une fois, dans la ClĂ©opĂątre de Marmontel, il imagina de reproduire le sifflement de lâaspic, tel quâavait dĂ» le faire lâautomate inventĂ© exprĂšs par Vaucanson. Cet effet manquĂ© les fit rire jusquâau soir. La tragĂ©die tomba dans leur estime. Bouvard en fut las le premier et, y mettant de la franchise, dĂ©montra combien elle est artificielle et podagre, la niaiserie de ses moyens, lâabsurditĂ© des confidents. Ils abordĂšrent la comĂ©die, qui est lâĂ©cole des nuances. Il faut disloquer la phrase, souligner les mots, peser les syllabes. PĂ©cuchet nâen put venir Ă bout et Ă©choua complĂštement dans CĂ©limĂšne. Du reste, il trouvait les amoureux bien froids, les raisonneurs assommants, les valets intolĂ©rables, Clitandre et Sganarelle aussi faux quâĂgisthe et quâAgamemnon. Restait la comĂ©die sĂ©rieuse, ou tragĂ©die bourgeoise, celle oĂč lâon voit des pĂšres de famille dĂ©solĂ©s, des domestiques sauvant leurs maĂźtres, des richards offrant leur fortune, des couturiĂšres innocentes et dâinfĂąmes suborneurs, genre qui se prolonge de Diderot jusquâĂ PixĂ©rĂ©court. Toutes ces piĂšces prĂȘchant la vertu les choquĂšrent comme triviales. Le drame de 1830 les enchanta par son mouvement, sa couleur, sa jeunesse. Ils ne faisaient guĂšre de diffĂ©rence entre Victor Hugo, Dumas ou Bouchardy, et la diction ne devait plus ĂȘtre pompeuse ou fine, mais lyrique, dĂ©sordonnĂ©e. Un jour que Bouvard tĂąchait de faire comprendre Ă PĂ©cuchet le jeu de FrĂ©dĂ©rick LemaĂźtre, Mme Bordin se montra tout Ă coup avec son chĂąle vert et un volume de Pigault-Lebrun quâelle rapportait, ces messieurs ayant lâobligeance de lui prĂȘter des romans quelquefois. â Mais continuez ! Car elle Ă©tait lĂ depuis une minute, et avait plaisir Ă les entendre. Ils sâexcusĂšrent. Elle insistait. â Mon Dieu ! dit Bouvard, rien ne nous empĂȘche !⊠PĂ©cuchet allĂ©gua, par fausse honte, quâils ne pouvaient jouer Ă lâimproviste, sans costume. â Effectivement ! nous aurions besoin de nous dĂ©guiser ! Et Bouvard chercha un objet quelconque, ne trouva que le bonnet grec et le prit. Comme le corridor manquait de largeur, ils descendirent dans le salon. Des araignĂ©es couraient le long des murs et les spĂ©cimens gĂ©ologiques encombrant le sol avaient blanchi de leur poussiĂšre le velours des fauteuils. On Ă©tala sur le moins malpropre un torchon pour que Mme Bordin pĂ»t sâasseoir. Il fallait lui servir quelque chose de bien. Bouvard Ă©tait partisan de la Tour de Nesle. Mais PĂ©cuchet avait peur des rĂŽles qui demandent trop dâaction. â Elle aimera mieux du classique ! PhĂšdre, par exemple ? â Soit. Bouvard conta le sujet. â Câest une reine, dont le mari a, dâune autre femme, un fils. Elle est devenue folle du jeune homme, y sommes-nous ? En route ! Oui, prince, je languis, je brĂ»le pour ThĂ©sĂ©e, Je lâaime ! Et parlant au profil de PĂ©cuchet, il admirait son port, son visage, cette tĂȘte charmante », se dĂ©solait de ne lâavoir pas rencontrĂ© sur la flotte des Grecs, aurait voulu se perdre avec lui dans le labyrinthe. La mĂšche du bonnet rouge sâinclinait amoureusement, et sa voix tremblante, et sa figure bonne conjuraient le cruel de prendre en pitiĂ© sa flamme. PĂ©cuchet, en se dĂ©tournant, haletait pour marquer de lâĂ©motion. Mme Bordin, immobile, Ă©carquillait les yeux, comme devant les faiseurs de tours ; MĂ©lie Ă©coutait derriĂšre la porte. Gorju, en manches de chemises, les regardait par la fenĂȘtre. Bouvard entama la seconde tirade. Son jeu exprimait le dĂ©lire des sens, le remords, le dĂ©sespoir, et il se prĂ©cipita sur le glaive idĂ©al de PĂ©cuchet avec tant de violence que, trĂ©buchant dans les cailloux, il faillit tomber par terre. â Ne faites pas attention ! Puis, ThĂ©sĂ©e arrive, et elle sâempoisonne ! â Pauvre femme ! dit Mme Bordin. Ensuite ils la priĂšrent de leur dĂ©signer un morceau. Le choix lâembarrassait. Elle nâavait vu que trois piĂšces Robert le Diable dans la capitale, le Jeune Mari Ă Rouen, et une autre Ă Falaise qui Ă©tait bien amusante et quâon appelait la Brouette du Vinaigrier. Enfin Bouvard lui proposa la grande scĂšne de Tartufe, au troisiĂšme acte. PĂ©cuchet crut une explication nĂ©cessaire â Il faut savoir que Tartufe⊠Mme Bordin lâinterrompit â On sait ce que câest quâun Tartufe ! Bouvard eĂ»t dĂ©sirĂ©, pour un certain passage, une robe. â Je ne vois que la robe de moine, dit PĂ©cuchet. â Nâimporte ! mets-la ! Il reparut avec elle et un MoliĂšre. Le commencement fut mĂ©diocre. Mais Tartufe venant Ă caresser les genoux dâElmire, PĂ©cuchet prit un ton de gendarme. â Que fait lĂ votre main ? Bouvard, bien vite, rĂ©pliqua dâune voix sucrĂ©e â Je tĂąte votre habit, lâĂ©toffe en est moelleuse. Et il dardait ses prunelles, tendait la bouche, reniflait, avait un air extrĂȘmement lubrique, finit mĂȘme par sâadresser Ă Mme Bordin. Les regards de cet homme la gĂȘnaient, et quand il sâarrĂȘta, humble et palpitant, elle cherchait presque une rĂ©ponse. PĂ©cuchet eut recours au livre â La dĂ©claration est tout Ă fait galante. â Ah ! oui, sâĂ©cria-t-elle, câest un fier enjĂŽleur. â Nâest-ce pas ? reprit fiĂšrement Bouvard. Mais en voilĂ une autre, dâun chic plus moderne. Et, ayant dĂ©fait sa redingote, il sâaccroupit sur un moellon, et dĂ©clama, la tĂȘte renversĂ©e Des flammes de tes yeux inonde ma paupiĂšre. Chante-moi quelque chant, comme parfois, le soir, Tu mâen chantais, avec des pleurs dans ton Ćil noir. Ăa me ressemble », pensa-t-elle. Soyons heureux ! buvons ! car la coupe est remplie, Car cette heure est Ă nous et le reste est folie ! â Comme vous ĂȘtes drĂŽle ! Et elle riait dâun petit rire, qui lui remontait la gorge et dĂ©couvrait ses dents. Dâaimer, Nâest-ce pas quâil est doux Dâaimer, et de savoir quâon vous aime Ă genoux ? Il sâagenouilla. â Finissez donc ! Oh ! laisse-moi dormir et rĂȘver sur ton sein, Doña Sol, ma beautĂ©, mon amour ! â Ici on entend les cloches, un montagnard les dĂ©range. â Heureusement ! car sans cela⊠! Et Mme Bordin sourit, au lieu de terminer sa phrase. Le jour baissait. Elle se leva. Il avait plu tout Ă lâheure, et le chemin par la hĂȘtrĂ©e nâĂ©tant pas facile, mieux valait sâen retourner par les champs. Bouvard lâaccompagna dans le jardin, pour lui ouvrir la porte. Dâabord ils marchĂšrent le long des quenouilles, sans parler. Il Ă©tait encore Ă©mu de sa dĂ©clamation, et elle Ă©prouvait au fond de lâĂąme comme une surprise, un charme qui venait de la littĂ©rature. Lâart, en de certaines occasions, Ă©branle les esprits mĂ©diocres, et des mondes peuvent ĂȘtre rĂ©vĂ©lĂ©s par ses interprĂštes les plus lourds. Le soleil avait reparu, faisait luire les feuilles, jetait des taches lumineuses dans les fourrĂ©s, çà et lĂ . Trois moineaux avec de petits cris sautillaient sur le tronc dâun vieux tilleul abattu. Une Ă©pine en fleurs Ă©talait sa gerbe rose, des lilas alourdis se penchaient. â Ah ! cela fait bien ! dit Bouvard, en humant lâair Ă pleins poumons. â Aussi, vous vous donnez un mal ! â Ce nâest pas que jâaie du talent, mais pour du feu, jâen possĂšde. â On voitâŠ, reprit-elle et mettant un espace entre les mots, que vous avez⊠aimé⊠autrefois. â Autrefois, seulement vous croyez ! Elle sâarrĂȘta. â Je nâen sais rien ! Que veut-elle dire ? » Et Bouvard sentait battre son cĆur. Une flaque au milieu du sable, obligeant Ă un dĂ©tour, les fit monter sous la charmille. Alors ils causĂšrent de la reprĂ©sentation. Comment sâappelle votre dernier morceau ? â Câest tirĂ© de Hernani, un drame. â Ah ! Puis lentement, et se parlant Ă elle-mĂȘme â Ce doit ĂȘtre bien agrĂ©able, un monsieur qui vous dit des choses pareilles, pour tout de bon. â Je suis Ă vos ordres, rĂ©pondit Bouvard. â Vous ? â Oui ! moi ! â Quelle plaisanterie ! â Pas le moins du monde ! Et ayant jetĂ© un regard autour dâeux, il la prit Ă la ceinture, par derriĂšre, et la baisa sur la nuque, fortement. Elle devint trĂšs pĂąle comme si elle allait sâĂ©vanouir, et sâappuya dâune main contre un arbre ; puis, ouvrit les paupiĂšres, et secoua la tĂȘte. â Câest passĂ©. Il la regardait, avec Ă©bahissement. La grille ouverte, elle monta sur le seuil de la petite porte. Une rigole coulait de lâautre cĂŽtĂ©. Elle ramassa tous les plis de sa jupe, et se tenait au bord, indĂ©cise â Voulez-vous mon aide ? â Inutile. â Pourquoi pas ? â Ah ! vous ĂȘtes trop dangereux ! Et, dans le saut quâelle fit, son bas blanc parut. Bouvard se blĂąma dâavoir ratĂ© lâoccasion. Bah ! elle se retrouverait, et puis les femmes ne sont pas toutes les mĂȘmes. Il faut brusquer les unes, lâaudace vous perd avec les autres. En somme, il Ă©tait content de lui, et sâil ne confia pas son espoir Ă PĂ©cuchet, ce fut dans la peur des observations, et nullement par dĂ©licatesse. Ă partir de ce jour-lĂ , ils dĂ©clamĂšrent devant MĂ©lie et Gorju, tout en regrettant de nâavoir pas un théùtre de sociĂ©tĂ©. La petite bonne sâamusait sans y rien comprendre, Ă©bahie du langage, fascinĂ©e par le ronron des vers. Gorju applaudissait les tirades philosophiques des tragĂ©dies et tout ce qui Ă©tait pour le peuple dans les mĂ©lodrames ; si bien que, charmĂ©s de son goĂ»t, ils pensĂšrent Ă lui donner des leçons, pour en faire plus tard un acteur. Cette perspective Ă©blouissait lâouvrier. Le bruit de leurs travaux sâĂ©tait rĂ©pandu. Vaucorbeil leur en parla dâune façon narquoise. GĂ©nĂ©ralement on les mĂ©prisait. Ils sâen estimaient davantage. Ils se sacrĂšrent artistes. PĂ©cuchet porta des moustaches, et Bouvard ne trouva rien de mieux, avec sa mine ronde et sa calvitie, que de se faire une tĂȘte Ă la BĂ©ranger ! » Enfin, ils rĂ©solurent de composer une piĂšce. Le difficile câĂ©tait le sujet. Ils le cherchaient en dĂ©jeunant, et buvaient du cafĂ©, liqueur indispensable au cerveau, puis deux ou trois petits verres. Ils allaient dormir sur leur lit ; aprĂšs quoi, ils descendaient dans le verger, sây promenaient, enfin sortaient pour trouver dehors lâinspiration, cheminaient cĂŽte Ă cĂŽte, et rentraient extĂ©nuĂ©s. Ou bien, ils sâenfermaient Ă double tour. Bouvard nettoyait la table, mettait du papier devant lui, trempait sa plume et restait les yeux au plafond, pendant que PĂ©cuchet, dans le fauteuil, mĂ©ditait, les jambes droites et la tĂȘte basse. Parfois ils sentaient un frisson et comme le vent dâune idĂ©e ; au moment de la saisir, elle avait disparu. Mais il existe des mĂ©thodes pour dĂ©couvrir des sujets. On prend un titre au hasard, et un fait en dĂ©coule ; on dĂ©veloppe un proverbe, on combine des aventures en une seule. Pas un de ces moyens nâaboutit. Ils feuilletĂšrent vainement des recueils dâanecdotes, plusieurs volumes des causes cĂ©lĂšbres, un tas dâhistoires. Et ils rĂȘvaient dâĂȘtre jouĂ©s Ă lâOdĂ©on, pensaient aux spectacles, regrettaient Paris. â JâĂ©tais fait pour ĂȘtre auteur, et ne pas mâenterrer Ă la campagne ! disait Bouvard. â Moi de mĂȘme, rĂ©pondait PĂ©cuchet. Une illumination lui vint sâils avaient tant de mal, câest quâils ne savaient pas les rĂšgles. Ils les Ă©tudiĂšrent, dans la Pratique du Théùtre par dâAubignac, et dans quelques ouvrages moins dĂ©modĂ©s. On y dĂ©bat des questions importantes Si la comĂ©die peut sâĂ©crire en vers ; si la tragĂ©die nâexcĂšde point les bornes, en tirant sa fable de lâhistoire moderne ; si les hĂ©ros doivent ĂȘtre vertueux ; quel genre de scĂ©lĂ©rats elle comporte ; jusquâĂ quel point les horreurs y sont permises ; que les dĂ©tails concourent Ă un seul but, que lâintĂ©rĂȘt grandisse, que la fin rĂ©ponde au commencement, sans doute ! Inventez des ressorts qui puissent mâattacher, dit Boileau. Par quel moyen inventer des ressorts ? Que dans tous vos discours la passion Ă©mue Aille chercher le cĆur, lâĂ©chauffe et le remue. Comment Ă©chauffer le cĆur ? Donc les rĂšgles ne suffisent pas ; il faut, de plus, le gĂ©nie. Et le gĂ©nie ne suffit pas. Corneille, suivant lâAcadĂ©mie française, nâentend rien au théùtre. Geoffroy dĂ©nigra Voltaire. Racine fut bafouĂ© par Subligny. La Harpe rugissait au nom de Shakespeare. La vieille critique les dĂ©goĂ»tant, ils voulurent connaĂźtre la nouvelle, et firent venir les comptes rendus de piĂšces dans les journaux. Quel aplomb ! Quel entĂȘtement ! Quelle improbitĂ© ! Des outrages Ă des chefs-dâĆuvre, des rĂ©vĂ©rences faites Ă des platitudes ; et les Ăąneries de ceux qui passent pour savants, et la bĂȘtise des autres que lâon proclame spirituels ! Câest peut-ĂȘtre au public quâil faut sâen rapporter ? Mais des Ćuvres applaudies parfois leur dĂ©plaisaient, et, dans les sifflĂ©es, quelque chose leur agrĂ©ait. Ainsi, lâopinion des gens de goĂ»t est trompeuse et le jugement de la foule inconcevable. Bouvard posa le dilemme Ă Barberou ; PĂ©cuchet, de son cĂŽtĂ©, Ă©crivit Ă Dumouchel. Lâancien commis voyageur sâĂ©tonna du ramollissement causĂ© par la province, son vieux Bouvard tournait Ă la bedolle, bref nây Ă©tait plus du tout ». Le théùtre est un objet de consommation comme un autre. Cela entre dans lâarticle Paris. On va au spectacle pour se divertir. Ce qui est bien, câest ce qui amuse. â Mais, imbĂ©cile, sâĂ©cria PĂ©cuchet, ce qui tâamuse nâest pas ce qui mâamuse, et les autres et toi-mĂȘme sâen fatigueront plus tard. Si les piĂšces sont absolument Ă©crites pour ĂȘtre jouĂ©es, comment se fait-il que les meilleures soient toujours lues ? Et il attendit la rĂ©ponse de Dumouchel. Suivant le professeur, le sort immĂ©diat dâune piĂšce ne prouvait rien. Le Misanthrope et Athalie tombĂšrent. ZaĂŻre nâest plus comprise. Qui parle aujourdâhui de Ducange et de Picard ? Et il rappelait tous les grands succĂšs contemporains, depuis Fanchon la Vielleuse jusquâĂ Gaspardo le PĂȘcheur, dĂ©plorait la dĂ©cadence de notre scĂšne. Elle a pour cause le mĂ©pris de la littĂ©rature, ou plutĂŽt du style. Alors ils se demandĂšrent en quoi consiste prĂ©cisĂ©ment le style ? et, grĂące Ă des auteurs indiquĂ©s par Dumouchel, ils apprirent le secret de tous ses genres. Comment on obtient le majestueux, le tempĂ©rĂ©, le naĂŻf, les tournures qui sont nobles, les mots qui sont bas. Chiens se relĂšve par dĂ©vorants. Vomir ne sâemploie quâau figurĂ©. FiĂšvre sâapplique aux passions. Vaillance est beau en vers. â Si nous faisions des vers ? dit PĂ©cuchet. â Plus tard ! Occupons-nous de la prose dâabord. On recommande formellement de choisir un classique pour se mouler sur lui, mais tous ont leurs dangers, et non seulement ils ont pĂ©chĂ© par le style, mais encore par la langue. Une telle assertion dĂ©concerta Bouvard et PĂ©cuchet et ils se mirent Ă Ă©tudier la grammaire. Avons-nous dans notre idiome des articles dĂ©finis et indĂ©finis comme en latin ? Les uns pensent que oui, les autres que non. Ils nâosĂšrent se dĂ©cider. Le sujet sâaccorde toujours avec le verbe, sauf les occasions oĂč le sujet ne sâaccorde pas. Nulle distinction, autrefois, entre lâadjectif verbal et le participe prĂ©sent ; mais lâAcadĂ©mie en pose une peu commode Ă saisir. Ils furent bien aises dâapprendre que leur, pronom, sâemploie pour les personnes, mais aussi pour les choses, tandis que oĂč et en sâemploient pour les choses et quelquefois pour les personnes. Doit-on dire Cette femme a lâair bon » ou lâair bonne » ? une bĂ»che de bois sec » ou de bois sĂšche » ? ne pas laisser de » ou que de » ? une troupe de voleurs survint », ou survinrent » ? Autres difficultĂ©s Autour et Ă lâentour » dont Racine et Boileau ne voyaient pas la diffĂ©rence ; imposer » ou en imposer » synonymes chez Massillon et chez Voltaire ; croasser » et coasser », confondus par Lafontaine, qui pourtant savait reconnaĂźtre un corbeau dâune grenouille. Les grammairiens, il est vrai, sont en dĂ©saccord. Ceux-ci voient une beautĂ© oĂč ceux-lĂ dĂ©couvrent une faute. Ils admettent des principes dont ils repoussent les consĂ©quences, proclament les consĂ©quences dont ils refusent les principes, sâappuient sur la tradition, rejettent les maĂźtres, et ont des raffinements bizarres. MĂ©nage, au lieu de lentilles et cassonade, prĂ©conise nentilles et castonade. Bouhours, jĂ©rarchie et non pas hiĂ©rarchie, et M. Chapsal les Ćils de la soupe. PĂ©cuchet surtout fut Ă©bahi par JĂ©nin. Comment ? des zâhannetons vaudrait mieux que des hannetons ? des zâaricots que des haricots ? et, sous Louis XIV, on prononçait Roume et Monsieur de Lioune pour Rome et Monsieur de Lionne ! LittrĂ© leur porta le coup de grĂące en affirmant que jamais il nây eut dâorthographe positive, et quâil ne saurait y en avoir. Ils en conclurent que la syntaxe est une fantaisie et la grammaire une illusion. En ce temps-lĂ dâailleurs, une rhĂ©torique nouvelle annonçait quâil faut Ă©crire comme on parle et que tout sera bien, pourvu quâon ait senti, observĂ©. Comme ils avaient senti et croyaient avoir observĂ©, ils se jugĂšrent capables dâĂ©crire une piĂšce est gĂȘnante par lâĂ©troitesse du cadre, mais le roman a plus de libertĂ©s. Pour en faire un, ils cherchĂšrent dans leurs souvenirs. PĂ©cuchet se rappela un de ses chefs de bureau, un trĂšs vilain monsieur, et il ambitionnait de sâen venger par un livre. Bouvard avait connu, Ă lâestaminet, un vieux maĂźtre dâĂ©criture ivrogne et misĂ©rable. Rien ne serait drĂŽle comme ce personnage. Au bout de la semaine, ils imaginĂšrent de fondre ces deux sujets en un seul, en demeurĂšrent lĂ , passĂšrent aux suivants Une femme qui cause le malheur dâune famille ; une femme, son mari et son amant ; une femme qui serait vertueuse par dĂ©faut de conformation ; un ambitieux, un mauvais prĂȘtre. Ils tĂąchaient de relier Ă ces conceptions incertaines des choses fournies par leur mĂ©moire, retranchaient, ajoutaient. PĂ©cuchet Ă©tait pour le sentiment et lâidĂ©e, Bouvard pour lâimage et la couleur ; et ils commençaient Ă ne plus sâentendre, chacun sâĂ©tonnant que lâautre fĂ»t si bornĂ©. La science quâon nomme esthĂ©tique trancherait peut-ĂȘtre leurs diffĂ©rends. Un ami de Dumouchel, professeur de philosophie, leur envoya une liste dâouvrages sur la matiĂšre. Ils travaillaient Ă part, et se communiquaient leurs rĂ©flexions. Dâabord quâest-ce que le beau ? Pour Schelling, câest lâinfini sâexprimant par le fini ; pour Reid, une qualitĂ© occulte ; pour Jouffroy, un trait indĂ©composable ; pour De Maistre, ce qui plaĂźt Ă la vertu ; pour le P. AndrĂ©, ce qui convient Ă la raison. Et il existe plusieurs sortes de Beau un beau dans les sciences, la gĂ©omĂ©trie est belle ; un beau dans les mĆurs, on ne peut nier que la mort de Socrate ne soit belle. Un beau dans le rĂšgne animal la beautĂ© du chien consiste dans son odorat. Un cochon ne saurait ĂȘtre beau, vu ses habitudes immondes ; un serpent non plus, car il Ă©veille en nous des idĂ©es de bassesse. Les fleurs, les papillons, les oiseaux peuvent ĂȘtre beaux. Enfin la condition premiĂšre du Beau, câest lâunitĂ© dans la variĂ©tĂ©, voilĂ le principe. â Cependant, dit Bouvard, deux yeux louches sont plus variĂ©s que deux yeux droits et produisent moins bon effet, ordinairement. Ils abordĂšrent la question du sublime. Certains objets sont dâeux-mĂȘmes sublimes, le fracas dâun torrent, des tĂ©nĂšbres profondes, un arbre battu par la tempĂȘte. Un caractĂšre est beau quand il triomphe, et sublime quand il lutte. â Je comprends, dit Bouvard, le Beau est le Beau, et le Sublime le trĂšs Beau. Comment les distinguer ? â Au moyen du tact, rĂ©pondit PĂ©cuchet. â Et le tact, dâoĂč vient-il ? â Du goĂ»t ! â Quâest-ce que le goĂ»t ? On le dĂ©finit un discernement spĂ©cial, un jugement rapide, lâavantage de distinguer certains rapports. â Enfin le goĂ»t câest le goĂ»t, et tout cela ne dit pas la maniĂšre dâen avoir. Il faut observer les biensĂ©ances, mais les biensĂ©ances varient ; et si parfaite que soit une Ćuvre, elle ne sera pas toujours irrĂ©prochable. Il y a pourtant un Beau indestructible, et dont nous ignorons les lois, car sa genĂšse est mystĂ©rieuse. Puisquâune idĂ©e ne peut se traduire par toutes les formes, nous devons reconnaĂźtre des limites entre les arts, et, dans chacun des arts, plusieurs genres ; mais des combinaisons surgissent oĂč le style de lâun entrera dans lâautre, sous peine de dĂ©vier du but, de ne pas ĂȘtre vrai. Lâapplication trop exacte du Vrai nuit Ă la BeautĂ©, et la prĂ©occupation de la BeautĂ© empĂȘche le Vrai ; cependant sans idĂ©al pas de Vrai ; câest pourquoi les types sont dâune rĂ©alitĂ© plus continue que les portraits. Lâart dâailleurs ne traite que la vraisemblance, mais la vraisemblance dĂ©pend de qui lâobserve, est une chose relative, passagĂšre. Ils se perdaient ainsi dans les raisonnements. Bouvard, de moins en moins, croyait Ă lâesthĂ©tique. â Si elle nâest pas une blague, sa rigueur se dĂ©montrera par des exemples. Or Ă©coute ! Et il lut une note qui lui avait demandĂ© bien des recherches. Bouhours accuse Tacite de nâavoir pas la simplicitĂ© que rĂ©clame lâHistoire. M. Droz, un professeur, blĂąme Shakespeare pour son mĂ©lange du sĂ©rieux et du bouffon. Nisard, autre professeur, trouve quâAndrĂ© ChĂ©nier est comme poĂšte, au-dessous du XVIIe siĂšcle. Blair, Anglais, dĂ©plore dans Virgile le tableau des Harpies. Marmontel gĂ©mit sur les licences dâHomĂšre. Lamotte nâadmet point lâimmortalitĂ© de ses hĂ©ros. Vida sâindigne de ses comparaisons. Enfin, tous les faiseurs de rhĂ©toriques, de poĂ©tiques et dâesthĂ©tiques me paraissent des imbĂ©ciles ! » â Tu exagĂšres ! dit PĂ©cuchet. Des doutes lâagitaient, car si les esprits mĂ©diocres comme observe Longin sont incapables de fautes, les fautes appartiennent aux maĂźtres, et on devra les admirer ? Câest trop fort ! Cependant les maĂźtres sont les maĂźtres ! Il aurait voulu faire sâaccorder les doctrines avec les Ćuvres, les critiques et les poĂštes, saisir lâessence du Beau ; et ces questions le travaillĂšrent tellement que sa bile en fut remuĂ©e. Il y gagna une jaunisse. Elle Ă©tait Ă son plus haut pĂ©riode, quand Marianne, la cuisiniĂšre de Mme Bordin, vint demander Ă Bouvard un rendez-vous pour sa maĂźtresse. La veuve nâavait pas reparu depuis la sĂ©ance dramatique. Ătait-ce une avance ? Mais pourquoi lâintermĂ©diaire de Marianne ? Et pendant toute la nuit, lâimagination de Bouvard sâĂ©gara. Le lendemain, vers deux heures, il se promenait dans le corridor et regardait de temps Ă autre par la fenĂȘtre ; un coup de sonnette retentit. CâĂ©tait le notaire. Il traversa la cour, monta lâescalier, se mit dans le fauteuil, et les premiĂšres politesses Ă©changĂ©es, dit que, las dâattendre Mme Bordin, il avait pris les devants. Elle dĂ©sirait lui acheter les Ăcalles. Bouvard sentit comme un refroidissement et passa dans la chambre de PĂ©cuchet. PĂ©cuchet ne sut que rĂ©pondre. Il Ă©tait soucieux, M. Vaucorbeil devant venir tout Ă lâheure. Enfin elle arriva. Son retard sâexpliquait par lâimportance de sa toilette un cachemire, un chapeau, des gants glacĂ©s, la tenue qui sied aux occasions sĂ©rieuses. AprĂšs beaucoup dâambages, elle demanda si mille Ă©cus ne seraient pas suffisants. â Un acre ! Mille Ă©cus ? jamais ! Elle cligna ses paupiĂšres â Ah ! pour moi ! Et tous les trois restaient silencieux. M. de Faverges entra. Il tenait sous le bras, comme un avouĂ©, une serviette de maroquin, et en la posant sur la table â Ce sont des brochures ! Elles ont trait Ă la RĂ©forme, question brĂ»lante ; mais voici une chose qui vous appartient sans doute ! Et il tendit Ă Bouvard le second volume des MĂ©moires du Diable. MĂ©lie, tout Ă lâheure, le lisait dans la cuisine ; et comme on doit surveiller les mĆurs de ces gens-lĂ , il avait cru bien faire en confisquant le livre. Bouvard lâavait prĂȘtĂ© Ă sa servante. On causa des romans. Mme Bordin les aimait quand ils nâĂ©taient pas lugubres. â Les Ă©crivains, dit M. de Faverges, nous peignent la vie sous des couleurs flatteuses ! â Il faut peindre ! objecta Bouvard. â Alors, on nâa plus quâĂ suivre lâexemple ! ⊠â Il ne sâagit pas dâexemple ! â Au moins, conviendrez-vous quâils peuvent tomber entre les mains dâune jeune fille. Moi, jâen ai une. â Charmante ! dit le notaire, en prenant la figure quâil avait les jours de contrat de mariage. â Eh bien ! Ă cause dâelle, ou plutĂŽt des personnes qui lâentourent, je les prohibe dans ma maison, car le Peuple, cher monsieur ! ⊠â Quâa-t-il fait, le Peuple ? dit Vaucorbeil, paraissant tout Ă coup sur le seuil. PĂ©cuchet, qui avait reconnu sa voix, vint se mĂȘler Ă la compagnie. â Je soutiens, reprit le comte, quâil faut Ă©carter de lui certaines lectures. Vaucorbeil rĂ©pliqua â Vous nâĂȘtes donc pas pour lâinstruction ? â Si fait ! Permettez ! â Quand tous les jours, dit Marescot, on attaque le gouvernement ! â OĂč est le mal ? Et le gentilhomme et le mĂ©decin se mirent Ă dĂ©nigrer Louis-Philippe, rappelant lâaffaire Pritchard, les lois de septembre contre la libertĂ© de la presse. â Et celle du théùtre ! ajouta PĂ©cuchet. Marescot nây tenait plus. â Il va trop loin, votre théùtre ! â Pour cela, je vous lâaccorde ! dit le comte, des piĂšces qui exaltent le suicide ! â Le suicide est beau ! tĂ©moin Caton, objecta PĂ©cuchet. Sans rĂ©pondre Ă lâargument, M. de Faverges stigmatisa ces Ćuvres oĂč lâon bafoue les choses les plus saintes, la famille, la propriĂ©tĂ©, le mariage ! â Eh bien, et MoliĂšre ? dit Bouvard. Marescot, homme de goĂ»t, riposta que MoliĂšre ne passerait plus, et dâailleurs Ă©tait un peu surfait. â Enfin, dit le comte, Victor Hugo a Ă©tĂ© sans pitiĂ©, oui sans pitiĂ©, pour Marie-Antoinette, en traĂźnant sur la claie le type de la reine dans le personnage de Marie Tudor ! â Comment ! sâĂ©cria Bouvard, moi, auteur, je nâai pas le droit ⊠â Non, monsieur, vous nâavez pas le droit de nous montrer le crime sans mettre Ă cĂŽtĂ© un correctif, sans nous offrir une leçon. Vaucorbeil trouvait aussi que lâart devait avoir un but viser Ă lâamĂ©lioration des masses ! â Chantez-nous la science, nos dĂ©couvertes, le patriotisme. Et il admirait Casimir Delavigne. Mme Bordin vanta le marquis de Foudras. Le notaire reprit â Mais la langue, y pensez-vous ? â La langue ? comment ? â On vous parle du style ! cria PĂ©cuchet. Trouvez-vous ses ouvrages bien Ă©crits ? â Sans doute, fort intĂ©ressants ! Il leva les Ă©paules, et elle rougit sous lâimpertinence. Plusieurs fois, Mme Bordin avait tĂąchĂ© de revenir Ă son affaire. Il Ă©tait trop tard pour la conclure. Elle sortit au bras de Marescot. Le comte distribua ses pamphlets, en recommandant de les propager. Vaucorbeil allait partir, quand PĂ©cuchet lâarrĂȘta. â Vous mâoubliez, docteur. Sa mine jaune Ă©tait lamentable, avec ses moustaches et ses cheveux noirs qui pendaient sous un foulard mal attachĂ©. â Purgez-vous, dit le mĂ©decin. Et lui donnant deux petites claques comme Ă un enfant â Trop de nerfs, trop artiste ! Cette familiaritĂ© lui fit plaisir. Elle le rassurait, et dĂšs quâils furent seuls â Tu crois que ce nâest pas sĂ©rieux ? â Non ! bien sĂ»r ! Ils rĂ©sumĂšrent ce quâils venaient dâentendre. La moralitĂ© de lâart se renferme, pour chacun, dans le cĂŽtĂ© qui flatte ses intĂ©rĂȘts. On nâaime pas la littĂ©rature. Ensuite ils feuilletĂšrent les imprimĂ©s du comte. Tous rĂ©clamaient le suffrage universel. â Il me semble, dit PĂ©cuchet, que nous aurons bientĂŽt du grabuge ? Car il voyait tout en noir, peut-ĂȘtre Ă cause de sa jaunisse. VI Dans la matinĂ©e du 25 fĂ©vrier 1848, on apprit Ă Chavignolles, par un individu venant de Falaise, que Paris Ă©tait couvert de barricades, et, le lendemain, la proclamation de la RĂ©publique fut affichĂ©e sur la mairie. Ce grand Ă©vĂ©nement stupĂ©fia les bourgeois. Mais quand on sut que la Cour de cassation, la Cour dâappel, la Cour des comptes, le Tribunal de commerce, la Chambre des notaires, lâOrdre des avocats, le Conseil dâĂtat, lâUniversitĂ©, les gĂ©nĂ©raux et M. de la Rochejacquelein lui-mĂȘme donnaient leur adhĂ©sion au gouvernement provisoire, les poitrines se desserrĂšrent ; et, comme Ă Paris on plantait des arbres de la libertĂ©, le conseil municipal dĂ©cida quâil en fallait Ă Chavignolles. Bouvard en offrit un, rĂ©joui dans son patriotisme par le triomphe du peuple ; quant Ă PĂ©cuchet, la chute de la royautĂ© confirmait trop ses prĂ©visions pour quâil ne fĂ»t pas content. Gorju, leur obĂ©issant avec zĂšle, dĂ©planta un des peupliers qui bordaient la prairie au-dessus de la Butte, et le transporta jusquâau Pas de la Vaque », Ă lâentrĂ©e du bourg, endroit dĂ©signĂ©. Avant lâheure de la cĂ©rĂ©monie, tous les trois attendaient le cortĂšge. Un tambour retentit, une croix dâargent se montra ; ensuite, parurent deux flambeaux que tenaient des chantres, et M. le curĂ© avec lâĂ©tole, le surplis, la chape et la barrette. Quatre enfants de chĆur lâescortaient, un cinquiĂšme portait le seau pour lâeau bĂ©nite, et le sacristain le suivait. Il monta sur le rebord de la fosse oĂč se dressait le peuplier, garni de bandelettes tricolores. On voyait, en face, le maire et ses deux adjoints, Beljambe et Marescot, puis les notables, M. de Faverges, Vaucorbeil, Coulon, le juge de paix, bonhomme Ă figure somnolente ; Heurtaux sâĂ©tait coiffĂ© dâun bonnet de police, et Alexandre Petit, le nouvel instituteur, avait mis sa redingote, une pauvre redingote verte, celle des dimanches. Les pompiers, que commandait Girbal, sabre au poing, formaient un seul rang ; de lâautre cĂŽtĂ© brillaient les plaques blanches de quelques vieux shakos du temps de Lafayette, cinq ou six, pas plus, la garde nationale Ă©tant tombĂ©e en dĂ©suĂ©tude Ă Chavignolles. Des paysans et leurs femmes, des ouvriers des fabriques voisines, des gamins se tassaient par derriĂšre ; et Placquevent, le garde champĂȘtre, haut de cinq pieds huit pouces, les contenait du regard, en se promenant les bras croisĂ©s. Lâallocution du curĂ© fut comme celle des autres prĂȘtres dans la mĂȘme circonstance. AprĂšs avoir tonnĂ© contre les rois, il glorifia la RĂ©publique. Ne dit-on pas la rĂ©publique des lettres, la rĂ©publique chrĂ©tienne ? Quoi de plus innocent que lâune, de plus beau que lâautre ? JĂ©sus-Christ formula notre sublime devise ; lâarbre du peuple câĂ©tait lâarbre de la croix. Pour que la religion donne ses fruits, elle a besoin de la charitĂ© et, au nom de la charitĂ©, lâecclĂ©siastique conjura ses frĂšres de ne commettre aucun dĂ©sordre, de rentrer chez eux paisiblement. Puis il aspergea lâarbuste, en implorant la bĂ©nĂ©diction de Dieu. â Quâil se dĂ©veloppe et quâil nous rappelle lâaffranchissement de toute servitude, et cette fraternitĂ© plus bienfaisante que lâombrage de ses rameaux ! Amen ! Des voix rĂ©pĂ©tĂšrent Amen ! et, aprĂšs un battement de tambour, le clergĂ©, poussant un Te Deum, reprit le chemin de lâĂ©glise. Son intervention avait produit un excellent effet. Les simples y voyaient une promesse de bonheur, les patriotes une dĂ©fĂ©rence, un hommage rendu Ă leurs principes. Bouvard et PĂ©cuchet trouvaient quâon aurait dĂ» les remercier pour leur cadeau, y faire une allusion, tout au moins ; et ils sâen ouvrirent Ă Faverges et au docteur. Quâimportaient de pareilles misĂšres ! Vaucorbeil Ă©tait charmĂ© de la RĂ©volution, le comte aussi. Il exĂ©crait les dâOrlĂ©ans. On ne les reverrait plus ; bon voyage ! Tout pour le peuple, dĂ©sormais ! et, suivi de Hurel, son factotum, il alla rejoindre M. le curĂ©. Foureau marchait la tĂȘte basse, entre le notaire et lâaubergiste, vexĂ© par la cĂ©rĂ©monie, ayant peur dâune Ă©meute ; et instinctivement il se retournait vers le garde champĂȘtre, qui dĂ©plorait avec le capitaine lâinsuffisance de Girbal et la mauvaise tenue de ses hommes. Des ouvriers passĂšrent sur la route, en chantant la Marseillaise. Gorju, au milieu dâeux, brandissait une canne ; Petit les escortait, lâĆil animĂ©. â Je nâaime pas cela ! dit Marescot, on vocifĂšre, on sâexalte ! â Eh ! bon Dieu, reprit Coulon, il faut que jeunesse sâamuse ! Foureau soupira â DrĂŽle dâamusement ! et puis la guillotine au bout. Il avait des visions dâĂ©chafaud, sâattendait Ă des horreurs. Chavignolles reçut le contre-coup des agitations de Paris. Les bourgeois sâabonnĂšrent Ă des journaux. Le matin, on sâencombrait au bureau de la poste, et la directrice ne sâen fĂ»t pas tirĂ©e sans le capitaine, qui lâaidait quelquefois. Ensuite, on restait sur la place, Ă causer. La premiĂšre discussion violente eut pour objet la Pologne. Heurtaux et Bouvard demandaient quâon la dĂ©livrĂąt. M. de Faverges pensait autrement â De quel droit irions-nous lĂ -bas ? CâĂ©tait dĂ©chaĂźner lâEurope contre nous ! Pas dâimprudence ! Et tout le monde lâapprouvant, les deux Polonais se turent. Une autre fois, Vaucorbeil dĂ©fendit les circulaires de Ledru-Rollin. Foureau riposta par les 45 centimes. â Mais le gouvernement, dit PĂ©cuchet, avait supprimĂ© lâesclavage. â Quâest-ce que ça me fait, lâesclavage. â Eh bien, et lâabolition de la peine de mort, en matiĂšre politique ? â Parbleu ! reprit Foureau, on voudrait tout abolir. Cependant, qui sait ? Les locataires dĂ©jĂ se montrent dâune exigence ! â Tant mieux ! les propriĂ©taires, selon PĂ©cuchet, Ă©taient favorisĂ©s. Celui qui possĂšde un immeuble ⊠Foureau et Marescot lâinterrompirent, criant quâil Ă©tait un communiste. â Moi ! communiste ! Et tous parlaient Ă la fois. Quand PĂ©cuchet proposa de fonder un club, Foureau eut la hardiesse de rĂ©pondre que jamais on nâen verrait Ă Chavignolles. Ensuite Gorju rĂ©clama des fusils pour la garde nationale, lâopinion lâayant dĂ©signĂ© comme instructeur. Les seuls fusils quâil y eĂ»t Ă©taient ceux des pompiers. Girbal y tenait. Foureau ne se souciait pas dâen dĂ©livrer. Gorju le regarda â On trouve pourtant que je sais mâen servir. Car il joignait Ă toutes ses industries celle du braconnage et souvent M. le maire et lâaubergiste lui achetaient un liĂšvre ou un lapin. â Ma foi ! prenez-les, dit Foureau. Le soir mĂȘme, on commença les exercices. CâĂ©tait sur la pelouse, devant lâĂ©glise. Gorju, en bourgeron bleu, une cravate autour des reins, exĂ©cutait les mouvements dâune façon automatique. Sa voix, quand il commandait, Ă©tait brutale. â Rentrez les ventres ! Et tout de suite, Bouvard sâempĂȘchant de respirer, creusait son abdomen, tendait la croupe. â On ne vous dit pas de faire un arc, nom de Dieu ! PĂ©cuchet confondait les files et les rangs, demi-tour Ă droite, demi-tour Ă gauche ; mais le plus lamentable Ă©tait lâinstituteur dĂ©bile et de taille exiguĂ«, avec un collier de barbe blonde, il chancelait sous le poids de son fusil, dont la baĂŻonnette incommodait ses voisins. On portait des pantalons de toutes les couleurs, des baudriers crasseux, de vieux habits dâuniforme trop courts, laissant voir la chemise sur les flancs ; et chacun prĂ©tendait nâavoir pas le moyen de faire autrement ». Une souscription fut ouverte pour habiller les plus pauvres. Foureau lĂ©sina, tandis que des femmes se signalĂšrent. Mme Bordin offrit 5 francs, malgrĂ© sa haine de la RĂ©publique. M. de Faverges Ă©quipa douze hommes et ne manquait pas Ă la manĆuvre. Puis il sâinstallait chez lâĂ©picier et payait des petits verres au premier venu. Les puissants alors flagornaient la basse classe. Tout passait aprĂšs les ouvriers. On briguait lâavantage de leur appartenir. Ils devenaient des nobles. Ceux du canton, pour la plupart, Ă©taient tisserands ; dâautres travaillaient dans les manufactures dâindiennes ou Ă une fabrique de papiers, nouvellement Ă©tablie. Gorju les fascinait par son bagout, leur apprenait la savate, menait boire les intimes chez Mme Castillon. Mais les paysans Ă©taient plus nombreux et, les jours de marchĂ©, M. de Faverges, se promenant sur la place, sâinformait de leurs besoins, tĂąchait de les convertir Ă ses idĂ©es. Ils Ă©coutaient sans rĂ©pondre, comme le pĂšre Gouy, prĂȘt Ă accepter tout gouvernement pourvu quâon diminuĂąt les impĂŽts. Ă force de bavarder, Gorju se fit un nom. Peut-ĂȘtre quâon le porterait Ă lâAssemblĂ©e. M. de Faverges y pensait comme lui, tout en cherchant Ă ne pas se compromettre. Les conservateurs balançaient entre Foureau et Marescot. Mais le notaire tenant Ă son Ă©tude, Foureau fut choisi ; un rustre, un crĂ©tin. Le docteur sâen indigna. Fruit sec des concours, il regrettait Paris, et câĂ©tait la conscience de sa vie manquĂ©e qui lui donnait un air morose. Une carriĂšre plus vaste allait se dĂ©velopper ; quelle revanche ! Il rĂ©digea une profession de foi et vint la lire Ă MM. Bouvard et PĂ©cuchet. Ils lâen fĂ©licitĂšrent ; leurs doctrines Ă©taient les mĂȘmes. Cependant, ils Ă©crivaient mieux, connaissaient lâhistoire, pouvaient aussi bien que lui figurer Ă la Chambre. Pourquoi pas ? Mais lequel devait se prĂ©senter ? Et une lutte de dĂ©licatesse sâengagea. PĂ©cuchet prĂ©fĂ©rait Ă lui-mĂȘme, son ami. â Non, ça te revient ! tu as plus de prestance ! â Peut-ĂȘtre, rĂ©pondait Bouvard, mais toi plus de toupet ! Et, sans rĂ©soudre la difficultĂ©, ils dressĂšrent des plans de conduite. Ce vertige de la dĂ©putation en avait gagnĂ© dâautres. Le capitaine y rĂȘvait sous son bonnet de police, tout en fumant sa bouffarde, et lâinstituteur aussi, dans son Ă©cole, et le curĂ© aussi, entre deux priĂšres, tellement que parfois il se surprenait les yeux au ciel, en train de dire â Faites, ĂŽ mon Dieu ! que je sois dĂ©putĂ© ! Le docteur, ayant reçu des encouragements, se rendit chez Heurtaux, et lui exposa les chances quâil avait. Le capitaine nây mit pas de façons. Vaucorbeil Ă©tait connu sans doute, mais peu chĂ©ri de ses confrĂšres et spĂ©cialement des pharmaciens. Tous clabauderaient contre lui ; le peuple ne voulait pas dâun Monsieur ; ses meilleurs malades le quitteraient ; et, ayant pesĂ© ces arguments, le mĂ©decin regretta sa faiblesse. DĂšs quâil fut parti, Heurtaux alla voir Placquevent. Entre vieux militaires, on sâoblige. Mais le garde champĂȘtre, tout dĂ©vouĂ© Ă Foureau, refusa net de le servir. Le curĂ© dĂ©montra Ă M. de Faverges que lâheure nâĂ©tait pas venue. Il fallait donner Ă la RĂ©publique le temps de sâuser. Bouvard et PĂ©cuchet reprĂ©sentĂšrent Ă Gorju quâil ne serait jamais assez fort pour vaincre la coalition des paysans et des bourgeois, lâemplirent dâincertitudes, lui ĂŽtĂšrent toute confiance. Petit, par orgueil, avait laissĂ© voir son dĂ©sir. Beljambe le prĂ©vint que, sâil Ă©chouait, sa destitution Ă©tait certaine. Enfin Monseigneur ordonna au curĂ© de se tenir tranquille. Donc, il ne restait que Foureau. Bouvard et PĂ©cuchet le combattirent, rappelant sa mauvaise volontĂ© pour les fusils, son opposition au club, ses idĂ©es rĂ©trogrades, son avarice, et mĂȘme persuadĂšrent Ă Gouy quâil voulait rĂ©tablir lâancien rĂ©gime. Si vague que fĂ»t cette chose-lĂ pour le paysan, il lâexĂ©crait dâune haine accumulĂ©e dans lâĂąme de ses aĂŻeux pendant dix siĂšcles, et il tourna contre Foureau tous ses parents et ceux de sa femme, beaux-frĂšres, cousins, arriĂšre-neveux, une horde. Gorju, Vaucorbeil et Petit continuaient la dĂ©molition de M. le maire ; et, le terrain ainsi dĂ©blayĂ©, Bouvard et PĂ©cuchet, sans que personne sâen doutĂąt, pouvaient rĂ©ussir. Ils tirĂšrent au sort pour savoir qui se prĂ©senterait. Le sort ne trancha rien, et ils allĂšrent consulter lĂ -dessus le docteur. Il leur apprit une nouvelle Flacardoux, rĂ©dacteur du Calvados, avait dĂ©clarĂ© sa candidature. La dĂ©ception des deux amis fut grande chacun, outre la sienne, ressentait celle de lâautre. Mais la politique les Ă©chauffait. Le jour des Ă©lections, ils surveillĂšrent les urnes. Flacardoux lâemporta. M. le comte sâĂ©tait rejetĂ© sur la garde nationale, sans obtenir lâĂ©paulette de commandant. Les Chavignollais imaginĂšrent de nommer Beljambe. Cette faveur du public, bizarre et imprĂ©vue, consterna Heurtaux. Il avait nĂ©gligĂ© ses devoirs, se bornant Ă inspecter parfois les manĆuvres, et Ă©mettre des observations. Nâimporte ! Il trouvait monstrueux quâon prĂ©fĂ©rĂąt un aubergiste Ă un ancien capitaine de lâEmpire, et il dit, aprĂšs lâenvahissement de la Chambre au 15 mai â Si les grades militaires se donnent comme ça dans la capitale, je ne mâĂ©tonne plus de ce qui arrive ! La rĂ©action commençait. On croyait aux purĂ©es dâananas de Louis Blanc, au lit dâor de Flocon, aux orgies royales de Ledru-Rollin, et comme la province prĂ©tend connaĂźtre tout ce qui se passe Ă Paris, les bourgeois de Chavignolles ne doutaient pas de ses intentions, et admettaient les rumeurs les plus absurdes. M. de Faverges, un soir, vint trouver le curĂ© pour lui apprendre lâarrivĂ©e en Normandie du Comte de Chambord. Joinville, dâaprĂšs Foureau, se disposait, avec ses marins, Ă vous rĂ©duire les socialistes. Heurtaux affirmait que prochainement Louis Bonaparte serait consul. Les fabriques chĂŽmaient. Des pauvres, par bandes nombreuses, erraient dans la campagne. Un dimanche câĂ©tait dans les premiers jours de juin, un gendarme, tout Ă coup, partit vers Falaise. Les ouvriers dâAcqueville, Liffard, Pierre-Pont et Saint-RĂ©my marchaient sur Chavignolles. Les auvents se fermĂšrent, le conseil municipal sâassembla, et rĂ©solut, pour prĂ©venir des malheurs, quâon ne ferait aucune rĂ©sistance. La gendarmerie fut mĂȘme consignĂ©e, avec lâinjonction de ne pas se montrer. BientĂŽt on entendit comme un grondement dâorage. Puis le chant des Girondins Ă©branla les carreaux ; et des hommes, bras dessus, bras dessous, dĂ©bouchĂšrent par la route de Caen, poudreux, en sueur, dĂ©penaillĂ©s. Ils emplissaient la place. Un grand brouhaha sâĂ©levait. Gorju et deux de ses compagnons entrĂšrent dans la salle. Lâun Ă©tait maigre et Ă figure chafouine, avec un gilet de tricot, dont les rosettes pendaient. Lâautre, noir de charbon, un mĂ©canicien sans doute, avait les cheveux en brosse, de gros sourcils, et des savates de lisiĂšre. Gorju, comme un hussard, portait sa veste sur lâĂ©paule. Tous les trois restaient debout, et les conseillers, siĂ©geant autour de la table couverte dâun tapis bleu, les regardaient blĂȘmes dâangoisse. â Citoyens ! dit Gorju, il nous faut de lâouvrage ! Le maire tremblait ; la voix lui manqua. Marescot rĂ©pondit Ă sa place que le conseil aviserait immĂ©diatement ; et, les compagnons Ă©tant sortis, on discuta plusieurs idĂ©es. La premiĂšre fut de tirer du caillou. Pour utiliser les cailloux, Girbal proposa un chemin dâAngleville Ă Tournebu. Celui de Bayeux rendait absolument le mĂȘme service. On pouvait curer la mare ! ce nâĂ©tait pas un travail suffisant ; ou bien creuser une seconde mare ! mais Ă quelle place ? Langlois Ă©tait dâavis de faire un remblai le long des Mortins, en cas dâinondation ; mieux valait, selon Beljambe, dĂ©fricher les bruyĂšres. Impossible de rien conclure ! ⊠Pour calmer la foule, Coulon descendit sur le pĂ©ristyle, et annonça quâils prĂ©paraient des ateliers de charitĂ©. â La charitĂ© ? Merci ! sâĂ©cria Gorju. Ă bas les aristos ! Nous voulons le droit au travail ! CâĂ©tait la question de lâĂ©poque, il sâen faisait un moyen de gloire, on applaudit. En se retournant, il coudoya Bouvard, que PĂ©cuchet avait entraĂźnĂ© jusque-lĂ , et ils engagĂšrent une conversation. Rien ne pressait ; la mairie Ă©tait cernĂ©e ; le conseil nâĂ©chapperait pas. â OĂč trouver de lâargent ? disait Bouvard. â Chez les riches ! Dâailleurs, le gouvernement ordonnera des travaux. â Et si on nâa pas besoin de travaux ? â On en fera par avance ! â Mais les salaires baisseront ! riposta PĂ©cuchet. Quand lâouvrage vient Ă manquer, câest quâil y a trop de produits ! et vous rĂ©clamez pour quâon les augmente ! Gorju se mordait la moustache. â Cependant âŠ, avec lâorganisation du travail ⊠â Alors le gouvernement sera le maĂźtre ! Quelques-uns, autour dâeux, murmurĂšrent â Non ! non ! plus de maĂźtres ! Gorju sâirrita. â Nâimporte ! on doit fournir aux travailleurs un capital, ou bien instituer le crĂ©dit ! â De quelle maniĂšre ? â Ah ! je ne sais pas ! mais on doit instituer le crĂ©dit ! â En voilĂ assez, dit le mĂ©canicien, ils nous embĂȘtent, ces farceurs-lĂ . Et il gravit le perron, dĂ©clarant quâil enfoncerait la porte. Placquevent lây reçut, le jarret droit flĂ©chi, les poings serrĂ©s â Avance un peu ! Le mĂ©canicien recula. Une huĂ©e de la foule parvint dans la salle ; tous se levĂšrent, ayant envie de sâenfuir. Le secours de Falaise nâarrivait pas ! On dĂ©plorait lâabsence de M. le comte. Marescot tortillait une plume, le pĂšre Coulon gĂ©missait. Heurtaux sâemporta pour quâon fĂźt donner les gendarmes. â Commandez-les ! dit Foureau. â Je nâai pas dâordre ! Le bruit redoublait, cependant. La place Ă©tait couverte de monde ; et tous observaient le premier Ă©tage de la mairie, quand, Ă la croisĂ©e du milieu, sous lâhorloge, on vit paraĂźtre PĂ©cuchet. Il avait pris adroitement lâescalier de service, et, voulant faire comme Lamartine, il se mit Ă haranguer le peuple â Citoyens ! Mais sa casquette, son nez, sa redingote, tout son individu manquait de prestige. Lâhomme au tricot lâinterpella â Est-ce que vous ĂȘtes ouvrier ? â Non. â Patron, alors ? â Pas davantage. â Eh bien, retirez-vous ! â Pourquoi ? reprit fiĂšrement PĂ©cuchet. Et aussitĂŽt, il disparut dans lâembrasure, empoignĂ© par le mĂ©canicien. Gorju vint Ă son aide. â Laisse-le ! câest un brave ! Ils se colletaient. La porte sâouvrit, et Marescot, sur le seuil, proclama la dĂ©cision municipale. Hurel lâavait suggĂ©rĂ©e. Le chemin de Tournebu aurait un embranchement sur Angleville, et qui mĂšnerait au chĂąteau de Faverges. Câest un sacrifice que sâimposait la commune dans lâintĂ©rĂȘt des travailleurs. Ils se dispersĂšrent. En rentrant chez eux, Bouvard et PĂ©cuchet eurent les oreilles frappĂ©es par des voix de femmes. Les servantes et Mme Bordin poussaient des exclamations, la veuve criait plus fort, et Ă leur aspect â Ah ! câest bien heureux ! depuis trois heures que je vous attends ! Mon pauvre jardin, plus une seule tulipe ! des cochonneries partout sur le gazon ! Pas moyen de le faire dĂ©marrer. â Qui cela ? â Le pĂšre Gouy ! Il Ă©tait venu avec une charrette de fumier, et lâavait jetĂ©e tout Ă vrac au milieu de lâherbe. Il laboure maintenant ! DĂ©pĂȘchez-vous pour quâil finisse ! â Je vous accompagne ! dit Bouvard. Au bas des marches, en dehors, un cheval, dans les brancards dâun tombereau, mordait une touffe de lauriers-roses. Les roues, en frĂŽlant les plates-bandes, avaient pilĂ© les buis, cassĂ© un rhododendron, abattu les dahlias, et des mottes de fumier noir, comme des taupiniĂšres, bosselaient le gazon. Gouy le bĂȘchait avec ardeur. Un jour, Mme Bordin avait dit nĂ©gligemment quâelle voulait le retourner. Il sâĂ©tait mis Ă la besogne, et malgrĂ© sa dĂ©fense continuait. Câest de cette maniĂšre quâil entendait le droit au travail, les discours de Gorju lui ayant tournĂ© la cervelle. Il ne partit que sur les menaces violentes de Bouvard. Mme Bordin, comme dĂ©dommagement, ne paya pas sa main-dâĆuvre et garda le fumier. Elle Ă©tait judicieuse lâĂ©pouse du mĂ©decin, et mĂȘme celle du notaire, bien que dâun rang supĂ©rieur, la considĂ©raient. Les ateliers de charitĂ© durĂšrent une semaine. Aucun trouble nâadvint. Gorju avait quittĂ© le pays. Cependant, la garde nationale Ă©tait toujours sur pied le dimanche, une revue, promenades militaires quelquefois et, chaque nuit, des rondes. Elles inquiĂ©taient le village. On tirait les sonnettes des maisons, par facĂ©tie ; on pĂ©nĂ©trait dans les chambres oĂč des Ă©poux ronflaient sur le mĂȘme traversin ; alors on disait des gaudrioles, et le mari, se levant, allait vous chercher des petits verres. Puis on revenait au corps de garde jouer un cent de dominos, on y buvait du cidre, on y mangeait du fromage, et le factionnaire qui sâennuyait Ă la porte lâentre-bĂąillait Ă chaque minute. Lâindiscipline rĂ©gnait, grĂące Ă la mollesse de Beljambe. Quand Ă©clatĂšrent les journĂ©es de Juin, tout le monde fut dâaccord pour voler au secours de Paris » ; mais Foureau ne pouvait quitter la mairie, Marescot son Ă©tude, le docteur sa clientĂšle, Girbal ses pompiers, M. de Faverges Ă©tait Ă Cherbourg. Beljambe sâalita. Le capitaine grommelait â On nâa pas voulu de moi, tant pis ! Et Bouvard eut la sagesse de retenir PĂ©cuchet. Les rondes dans la campagne furent Ă©tendues plus loin. Des paniques survenaient, causĂ©es par lâombre dâune meule, ou les formes des branches une fois, tous les gardes nationaux sâenfuirent. Sous le clair de la lune, ils avaient aperçu, dans un pommier, un homme avec un fusil, et qui les tenait en joue. Une autre fois, par une nuit obscure, la patrouille, faisant halte sous la hĂȘtrĂ©e, entendit quelquâun devant elle. â Qui vive ? Pas de rĂ©ponse ! On laissa lâindividu continuer sa route, en le suivant Ă distance, car il pouvait avoir un pistolet ou un casse-tĂȘte ; mais quand on fut dans le village, Ă portĂ©e des secours, les douze hommes du peloton, tous Ă la fois, se prĂ©cipitĂšrent sur lui, en criant â Vos papiers ! Ils le houspillaient, lâaccablaient dâinjures. Ceux du corps de garde Ă©taient sortis. On lây traĂźna, et, Ă la lueur de la chandelle brĂ»lant sur le poĂȘle, on reconnut enfin Gorju. Un mĂ©chant paletot de lasting craquait Ă ses Ă©paules. Ses orteils se montraient par les trous de ses bottes. Des Ă©raflures et des contusions faisaient saigner son visage. Il Ă©tait amaigri prodigieusement, et roulait des yeux, comme un loup. Foureau, accouru bien vite, lui demanda comment il se trouvait sous la hĂȘtrĂ©e, ce quâil revenait faire Ă Chavignolles, lâemploi de son temps depuis six semaines. Ăa ne les regardait pas. Il Ă©tait libre. Placquevent le fouilla pour dĂ©couvrir des cartouches. On allait provisoirement le coffrer. Bouvard sâinterposa. â Inutile ! reprit le maire. On connaĂźt vos opinions. â Cependant ? â Ah ! prenez garde, je vous en avertis ! Prenez garde. Bouvard nâinsista plus. Gorju alors se tourna vers PĂ©cuchet â Et vous, patron, vous ne dites rien ? PĂ©cuchet baissa la tĂȘte, comme sâil eĂ»t doutĂ© de son innocence. Le pauvre diable eut un sourire dâamertume. â Je vous ai dĂ©fendu pourtant ! Au petit jour, deux gendarmes lâemmenĂšrent Ă Falaise. Il ne fut pas traduit devant un conseil de guerre, mais condamnĂ© par la correctionnelle Ă trois mois de prison, pour dĂ©lit de paroles tendant au bouleversement de la sociĂ©tĂ©. De Falaise, il Ă©crivit Ă ses anciens maĂźtres de lui envoyer prochainement un certificat de bonne vie et mĆurs et, leur signature devant ĂȘtre lĂ©galisĂ©e par le maire ou par lâadjoint, ils prĂ©fĂ©rĂšrent demander ce petit service Ă Marescot. On les introduisit dans une salle Ă manger, que dĂ©coraient des plats de vieille faĂŻence, une horloge de Boule occupait le panneau le plus Ă©troit. Sur la table dâacajou, sans nappe, il y avait deux serviettes, une thĂ©iĂšre, des bols. Mme Marescot traversa lâappartement dans un peignoir de cachemire bleu. CâĂ©tait une Parisienne qui sâennuyait Ă la campagne. Puis le notaire entra, une toque Ă la main, un journal de lâautre ; et tout de suite, dâun air aimable, il apposa son cachet, bien que leur protĂ©gĂ© fĂ»t un homme dangereux. â Vraiment, dit Bouvard, pour quelques paroles !⊠â Quand la parole amĂšne des crimes, cher monsieur, permettez ! â Cependant, reprit PĂ©cuchet, quelle dĂ©marcation Ă©tablir entre les phrases innocentes et les coupables ? Telle chose dĂ©fendue maintenant sera, par la suite, applaudie. Et il blĂąma la maniĂšre fĂ©roce dont on traitait les insurgĂ©s. Marescot allĂ©gua naturellement la dĂ©fense de la sociĂ©tĂ©, le salut public, loi suprĂȘme. â Pardon, dit PĂ©cuchet, le droit dâun seul est aussi respectable que celui de tous et vous nâavez rien Ă lui objecter que la force, sâil retourne contre vous lâaxiome. Marescot, au lieu de rĂ©pondre, leva les sourcils dĂ©daigneusement. Pourvu quâil continuĂąt Ă faire des actes, et Ă vivre au milieu de ses assiettes, dans son petit intĂ©rieur confortable, toutes les injustices pouvaient se prĂ©senter sans lâĂ©mouvoir. Les affaires le rĂ©clamaient. Il sâexcusa. Sa doctrine du salut public les avait indignĂ©s. Les conservateurs parlaient maintenant comme Robespierre. Autre sujet dâĂ©tonnement Cavaignac baissait. La garde mobile devint suspecte. Ledru-Rollin sâĂ©tait perdu, mĂȘme dans lâesprit de Vaucorbeil. Les dĂ©bats sur la constitution nâintĂ©ressĂšrent personne et, au 10 dĂ©cembre, tous les Chavignollais votĂšrent pour Bonaparte. Les six millions de voix refroidirent PĂ©cuchet Ă lâencontre du Peuple, et Bouvard et lui Ă©tudiĂšrent la question du suffrage universel. Appartenant Ă tout le monde, il ne peut avoir dâintelligence. Un ambitieux le mĂšnera toujours, les autres obĂ©iront comme un troupeau, les Ă©lecteurs nâĂ©tant pas mĂȘme contraints de savoir lire câest pourquoi, suivant PĂ©cuchet, il y avait eu tant de fraudes dans lâĂ©lection prĂ©sidentielle. â Aucune, reprit Bouvard ; je crois plutĂŽt Ă la sottise du Peuple. Pense Ă tous ceux qui achĂštent la RevalesciĂšre, la pommade Dupuytren, lâeau des chĂątelaines, etc. Ces nigauds forment la masse Ă©lectorale, et nous subissons leur volontĂ©. Pourquoi ne peut-on se faire, avec des lapins, trois mille livres de rentes ? Câest quâune agglomĂ©ration trop nombreuse est une cause de mort. De mĂȘme, par le fait seul de la foule, les germes de bĂȘtise quâelle contient se dĂ©veloppent et il en rĂ©sulte des effets incalculables. â Ton scepticisme mâĂ©pouvante ! dit PĂ©cuchet. Plus tard, au printemps, ils rencontrĂšrent M. de Faverges, qui leur apprit lâexpĂ©dition de Rome. On nâattaquerait pas les Italiens, mais il nous fallait des garanties. Autrement, notre influence Ă©tait ruinĂ©e. Rien de plus lĂ©gitime que cette intervention. Bouvard Ă©carquilla les yeux. â Ă propos de la Pologne, vous souteniez le contraire ? â Ce nâest plus la mĂȘme chose ! Maintenant, il sâagissait du pape. Et M. de Faverges, en disant Nous voulons, nous ferons, nous comptons bien », reprĂ©sentait un groupe. Bouvard et PĂ©cuchet furent dĂ©goĂ»tĂ©s du petit nombre comme du grand. La plĂšbe, en somme, valait lâaristocratie. Le droit dâintervention leur semblait louche. Ils en cherchĂšrent les principes dans Calvo, Martens, Vatel ; et Bouvard conclut â On intervient pour remettre un prince sur le trĂŽne, pour affranchir un peuple, ou, par prĂ©caution, en vue dâun danger. Dans les deux cas, câest un attentat au droit dâautrui, un abus de la force, une violence hypocrite ! â Cependant, dit PĂ©cuchet, les peuples, comme les hommes, sont solidaires. â Peut-ĂȘtre ! Et Bouvard se mit Ă rĂȘver. BientĂŽt commença lâexpĂ©dition de Rome. Ă lâintĂ©rieur, en haine des idĂ©es subversives, lâĂ©lite des bourgeois parisiens saccagea deux imprimeries. Le grand parti de lâordre se formait. Il avait pour chefs dans lâarrondissement, M. le comte, Foureau, Marescot, le curĂ©. Tous les jours, vers 4 heures, ils se promenaient dâun bout Ă lâautre de la place, et causaient des Ă©vĂ©nements. Lâaffaire principale Ă©tait la distribution des brochures. Les titres ne manquaient pas de saveur Dieu le voudra ; le Partageux ; Sortons du gĂąchis ; OĂč allons-nous ? Ce quâil y avait de plus beau, câĂ©tait les dialogues en style villageois, avec des jurons et des fautes de français, pour Ă©lever le moral des paysans. Par une loi nouvelle, le colportage se trouvait aux mains des prĂ©fets, et on venait de fourrer Proudhon Ă Sainte-PĂ©lagie immense victoire. Les arbres de la libertĂ© furent abattus gĂ©nĂ©ralement. Chavignolles obĂ©it Ă la consigne. Bouvard vit de ses yeux les morceaux de son peuplier sur une brouette. Ils servirent Ă chauffer les gendarmes, et on offrit la souche Ă M. le curĂ©, qui lâavait bĂ©ni pourtant ! quelle dĂ©rision ! Lâinstituteur ne cacha pas sa maniĂšre de penser. Bouvard et PĂ©cuchet lâen fĂ©licitĂšrent un jour quâils passaient devant sa porte. Le lendemain, il se prĂ©senta chez eux. Ă la fin de la semaine, ils lui rendirent sa visite. Le jour tombait, les gamins venaient de partir, et le maĂźtre dâĂ©cole, en bouts de manche, balayait la cour. Sa femme, coiffĂ©e dâun madras, allaitait un enfant. Une petite fille se cacha derriĂšre sa jupe, un mioche hideux jouait par terre, Ă ses pieds ; lâeau du savonnage quâelle faisait dans la cuisine coulait au bas de la maison. â Vous voyez, dit lâinstituteur, comme le gouvernement nous traite. Et tout de suite, il sâen prit Ă lâinfĂąme capital. Il fallait le dĂ©mocratiser, affranchir la matiĂšre ! â Je ne demande pas mieux ! dit PĂ©cuchet. Au moins, on aurait dĂ» reconnaĂźtre le droit Ă lâassistance. â Encore un droit ! dit Bouvard. Nâimporte ! le provisoire avait Ă©tĂ© mollasse, en nâordonnant pas la fraternitĂ©. â TĂąchez donc de lâĂ©tablir ! Comme il ne faisait plus clair, Petit commanda brutalement Ă sa femme de monter un flambeau dans son cabinet. Des Ă©pingles fixaient aux murs de plĂątre les portraits lithographiĂ©s des orateurs de la Gauche. Un casier avec des livres dominait un bureau de sapin. On avait, pour sâasseoir, une chaise, un tabouret et une vieille caisse Ă savon ; il affectait dâen rire. Mais la misĂšre plaquait ses joues, et ses tempes Ă©troites dĂ©notaient un entĂȘtement de bĂ©lier, un intraitable orgueil. Jamais il ne calerait. â VoilĂ , dâailleurs, ce qui me soutient ! CâĂ©tait un amas de journaux, sur une planche, et il exposa, en paroles fiĂ©vreuses, les articles de sa foi dĂ©sarmement des troupes, abolition de la magistrature, Ă©galitĂ© des salaires, niveau moyen par lequel on obtiendrait lâĂąge dâor, sous la forme de la RĂ©publique, avec un dictateur Ă la tĂȘte, un gaillard pour vous mener ça, rondement ! Puis il atteignit une bouteille dâanisette et trois verres, afin de porter un toast au hĂ©ros, Ă lâimmortelle victime, au grand Maximilien ! Sur le seuil, la robe noire du curĂ© parut. Ayant saluĂ© vivement la compagnie, il aborda lâinstituteur et lui dit presque Ă voix basse â Notre affaire de Saint-Joseph, oĂč en est-elle ? â Ils nâont rien donnĂ©, reprit le maĂźtre dâĂ©cole. â Câest de votre faute ! â Jâai fait ce que jâai pu ! â Ah ! vraiment ? Bouvard et PĂ©cuchet se levĂšrent par discrĂ©tion. Petit les fit se rasseoir, et sâadressant au curĂ© â Est-ce tout ? LâabbĂ© Jeufroy hĂ©sita ; puis, avec un sourire qui tempĂ©rait sa rĂ©primande â On trouve que vous nĂ©gligez un peu lâhistoire sainte. â Oh ! lâhistoire sainte ! reprit Bouvard. â Que lui reprochez-vous, monsieur ? â Moi, rien. Seulement il y a peut-ĂȘtre des choses plus utiles que lâanecdote de Jonas et les rois dâIsraĂ«l ! â Libre Ă vous ! rĂ©pliqua sĂšchement le prĂȘtre. Et, sans souci des Ă©trangers, ou Ă cause dâeux â Lâheure du catĂ©chisme est trop courte ! Petit leva les Ă©paules. â Faites attention. Vous perdrez vos pensionnaires ! Les 10 francs par mois de ces Ă©lĂšves Ă©taient le meilleur de sa place. Mais la soutane lâexaspĂ©rait â Tant pis, vengez-vous ! â Un homme de mon caractĂšre ne se venge pas, dit le prĂȘtre, sans sâĂ©mouvoir. Seulement, je vous rappelle que la loi du 15 mars nous attribue la surveillance de lâinstruction primaire. â Eh ! je le sais bien, sâĂ©cria lâinstituteur. Elle appartient mĂȘme aux colonels de gendarmerie ! Pourquoi pas au garde-champĂȘtre ! ce serait complet ! Et il sâaffaissa sur lâescabeau, mordant son poing, retenant sa colĂšre, suffoquĂ© par le sentiment de son impuissance. LâecclĂ©siastique le toucha lĂ©gĂšrement sur lâĂ©paule. â Je nâai pas voulu vous affliger, mon ami ! Calmez-vous ! Un peu de raison !⊠VoilĂ PĂąques bientĂŽt jâespĂšre que vous donnerez lâexemple en communiant avec les autres. â Ah ! câest trop fort ! moi ! moi ! me soumettre Ă de pareilles bĂȘtises ! Devant ce blasphĂšme, le curĂ© pĂąlit. Ses prunelles fulguraient. Sa mĂąchoire tremblait â Taisez-vous, malheureux ! taisez-vous !⊠Et câest sa femme qui soigne les linges de lâĂ©glise ! â Eh bien ! quoi ? Quâa-t-elle fait ? â Elle manque toujours la messe ! Comme vous, dâailleurs ! â Eh ! on ne renvoie pas un maĂźtre dâĂ©cole pour ça ! â On peut le dĂ©placer ! Le prĂȘtre ne parla plus. Il Ă©tait au fond de la piĂšce, dans lâombre. Petit, la tĂȘte sur la poitrine, songeait. Ils arriveraient Ă lâautre bout de la France, leur dernier sou mangĂ© par le voyage, et il retrouverait lĂ -bas, sous des noms diffĂ©rents, le mĂȘme curĂ©, le mĂȘme recteur, le mĂȘme prĂ©fet ; tous jusquâau ministre, Ă©taient comme les anneaux de sa chaĂźne accablante ! Il avait reçu dĂ©jĂ un avertissement, dâautres viendraient. Ensuite ? et dans une sorte dâhallucination, il se vit marchant sur une grande route, un sac au dos, ceux quâil aimait prĂšs de lui, la main tendue vers une chaise de poste ! Ă ce moment-lĂ , sa femme dans la cuisine fut prise dâune quinte de toux ; le nouveau-nĂ© se mit Ă vagir et le marmot pleurait. â Pauvres enfants ! dit le prĂȘtre dâune voix douce. Le pĂšre alors Ă©clata en sanglots â Oui ! oui ! tout ce que lâon voudra ! â Jây compte, reprit le curĂ©. Et, ayant fait la rĂ©vĂ©rence â Messieurs, bien le bonsoir ! Le maĂźtre dâĂ©cole restait la figure dans les mains. Il repoussa Bouvard. â Non ! laissez-moi ! jâai envie de crever ! je suis un misĂ©rable ! Les deux amis regagnĂšrent leur domicile, en se fĂ©licitant de leur indĂ©pendance. Le pouvoir du clergĂ© les effrayait. On lâappliquait maintenant Ă raffermir lâordre social. La RĂ©publique allait bientĂŽt disparaĂźtre. Trois millions dâĂ©lecteurs se trouvĂšrent exclus du suffrage universel. Le cautionnement des journaux fut Ă©levĂ©, la censure rĂ©tablie. On en voulait aux romans-feuilletons. La philosophie classique Ă©tait rĂ©putĂ©e dangereuse. Les bourgeois prĂȘchaient le dogme des intĂ©rĂȘts matĂ©riels et le peuple semblait content. Celui des campagnes revenait Ă ses anciens maĂźtres. M. de Faverges, qui avait des propriĂ©tĂ©s dans lâEure, fut portĂ© Ă la LĂ©gislative, et sa réélection au conseil gĂ©nĂ©ral du Calvados Ă©tait dâavance certaine. Il jugea bon dâoffrir un dĂ©jeuner aux notables du pays. Le vestibule oĂč trois domestiques les attendaient pour prendre leurs paletots, le billard et les deux salons en enfilade, les plantes dans les vases de la Chine, les bronzes sur les cheminĂ©es, les baguettes dâor aux lambris, les rideaux Ă©pais, les larges fauteuils, ce luxe immĂ©diatement les frappa comme une politesse quâon leur faisait ; et en entrant dans la salle Ă manger, au spectacle de la table couverte de viandes sur les plats dâargent, avec la rangĂ©e des verres devant chaque assiette, les hors-dâĆuvre çà et lĂ , et un saumon au milieu, tous les visages sâĂ©panouirent. Ils Ă©taient dix-sept, y compris deux forts cultivateurs, le sous-prĂ©fet de Bayeux et un individu de Cherbourg. M. de Faverges pria ses hĂŽtes dâexcuser la comtesse, empĂȘchĂ©e par une migraine ; et, aprĂšs des compliments sur les poires et les raisins qui emplissaient quatre corbeilles aux angles, il fut question de la grande nouvelle le projet dâune descente en Angleterre par Changarnier. Heurtaux la dĂ©sirait comme soldat, le curĂ© en haine des protestants, Foureau dans lâintĂ©rĂȘt du commerce. â Vous exprimez, dit PĂ©cuchet, des sentiments du moyen Ăąge ! â Le moyen Ăąge avait du bon ! reprit Marescot. Ainsi, nos cathĂ©drales !⊠â Cependant, monsieur, les abus !⊠â Nâimporte, la RĂ©volution ne serait pas arrivĂ©e !⊠â Ah ! la RĂ©volution, voilĂ le malheur ! dit lâecclĂ©siastique, en soupirant. â Mais tout le monde y a contribuĂ© ! et excusez-moi, monsieur le comte les nobles eux-mĂȘmes par leur alliance avec les philosophes ! â Que voulez-vous ! Louis XVIII a lĂ©galisĂ© la spoliation ! Depuis ce temps-lĂ , le rĂ©gime parlementaire vous sape les bases !⊠Un roastbeef parut, et durant quelques minutes on nâentendit que le bruit des fourchettes et des mĂąchoires, avec le pas des servants sur le parquet et ces deux mots rĂ©pĂ©tĂ©s MadĂšre ! Sauterne ! » La conversation fut reprise par le monsieur de Cherbourg. Comment sâarrĂȘter sur le penchant de lâabĂźme ? â Chez les AthĂ©niens, dit Marescot, chez les AthĂ©niens, avec lesquels nous avons des rapports, Solon mata les dĂ©mocrates, en Ă©levant le cens Ă©lectoral. â Mieux vaudrait, dit Hurel, supprimer la Chambre ; tout le dĂ©sordre vient de Paris. â DĂ©centralisons ! dit le notaire. â Largement ! reprit le comte. DâaprĂšs Foureau, la commune devait ĂȘtre maĂźtresse absolue, jusquâĂ interdire ses routes aux voyageurs, si elle le juge convenable. Et pendant que les plats se succĂ©daient, poule au jus, Ă©crevisses, champignons, lĂ©gumes en salade, rĂŽtis dâalouettes, bien des sujets furent traitĂ©s le meilleur systĂšme dâimpĂŽts, les avantages de la grande culture, lâabolition de la peine de mort ; le sous-prĂ©fet nâoublia pas de citer ce mot charmant dâun homme dâesprit Que messieurs les assassins commencent ! » Bouvard Ă©tait surpris par le contraste des choses qui lâentouraient avec celles que lâon disait, car il semble toujours que les paroles doivent correspondre aux milieux, et que les hauts plafonds soient faits pour les grandes pensĂ©es. NĂ©anmoins, il Ă©tait rouge au dessert, et entrevoyait les compotiers dans un brouillard. On avait pris des vins de Bordeaux, de Bourgogne et de Malaga⊠M. de Faverges, qui connaissait son monde, fit dĂ©boucher du champagne. Les convives, en trinquant, burent au succĂšs de lâĂ©lection, et il Ă©tait plus de 3 heures quand ils passĂšrent dans le fumoir, pour prendre le cafĂ©. Une caricature du Charivari traĂźnait sur une console, entre des numĂ©ros de lâUnivers ; cela reprĂ©sentait un citoyen, dont les basques de la redingote laissaient voir une queue, se terminant par un Ćil. Marescot en donna lâexplication. On rit beaucoup. Ils absorbaient des liqueurs, et la cendre des cigares tombait dans les capitons des meubles. LâabbĂ©, voulant convaincre Girbal, attaqua Voltaire. Coulon sâendormit. M. de Faverges dĂ©clara son dĂ©vouement pour Chambord. â Les abeilles prouvent la monarchie. â Mais les fourmiliĂšres, la RĂ©publique ! Du reste, le mĂ©decin nây tenait plus. â Vous avez raison ! dit le sous-prĂ©fet. La forme du gouvernement importe peu ! â Avec la libertĂ© ! objecta PĂ©cuchet. â Un honnĂȘte homme nâen a pas besoin, rĂ©pliqua Foureau. Je ne fais pas de discours, moi ! Je ne suis pas journaliste ! et je vous soutiens que la France veut ĂȘtre gouvernĂ©e par un bras de fer ! Tous rĂ©clamaient un sauveur. Et en sortant, Bouvard et PĂ©cuchet entendirent M. de Faverges qui disait Ă lâabbĂ© Jeufroy â Il faut rĂ©tablir lâobĂ©issance. LâautoritĂ© se meurt si on la discute ! Le droit divin, il nây a que ça ! â Parfaitement, Monsieur le comte ! Les pĂąles rayons dâun soleil dâoctobre sâallongeaient derriĂšre les bois, un vent humide soufflait ; et en marchant sur les feuilles mortes, ils respiraient comme dĂ©livrĂ©s. Tout ce quâils nâavaient pu dire sâĂ©chappa en exclamations ! â Quels idiots ! quelle bassesse ! Comment imaginer tant dâentĂȘtement ! Dâabord que signifie le droit divin ? Lâami de Dumouchel, ce professeur qui les avait Ă©clairĂ©s sur lâesthĂ©tique, rĂ©pondit Ă leur question dans une lettre savante. La thĂ©orie du droit divin a Ă©tĂ© formulĂ©e sous Charles II par lâanglais Filmer. La voici Le CrĂ©ateur donna au premier homme la souverainetĂ© du monde. Elle fut transmise Ă ses descendants, et la puissance du roi Ă©mane de Dieu Il est son image », Ă©crit Bossuet. Lâempire paternel accoutume Ă la domination dâun seul. On a fait les rois dâaprĂšs le modĂšle des pĂšres. Locke rĂ©futa cette doctrine. Le pouvoir paternel se distingue du monarchique, tout sujet ayant le mĂȘme droit sur ses enfants que le monarque sur les siens. La royautĂ© nâexiste que par le choix populaire, et mĂȘme lâĂ©lection Ă©tait rappelĂ©e dans la cĂ©rĂ©monie du sacre, oĂč deux Ă©vĂȘques, en montrant le roi, demandaient aux nobles et aux manants sâils lâacceptaient pour tel. Donc le pouvoir vient du peuple. Il a le droit de faire tout ce quâil veut », dit HelvĂ©tius, de changer sa constitution », dit Vatel, de se rĂ©volter contre lâinjustice, prĂ©tendent Glafey, Hotman, Mably, etc. ! et saint Thomas dâAquin lâautorise Ă se dĂ©livrer dâun tyran. Il est mĂȘme, dit Jurieu, dispensĂ© dâavoir raison. » ĂtonnĂ©s de lâaxiome, ils prirent le Contrat social de Rousseau. PĂ©cuchet alla jusquâau bout ; puis, fermant les yeux et se renversant la tĂȘte, il en fit lâanalyse On suppose une convention par laquelle lâindividu aliĂ©na sa libertĂ©. Le Peuple, en mĂȘme temps, sâengageait Ă le dĂ©fendre contre les inĂ©galitĂ©s de la Nature, et le rendait propriĂ©taire des choses quâil dĂ©tient. OĂč est la preuve du contrat ? Nulle part ! et la communautĂ© nâoffre pas de garantie. Les citoyens sâoccuperont exclusivement de politique. Mais comme il faut des mĂ©tiers, Rousseau conseille lâesclavage. Les sciences ont perdu le genre humain. Le théùtre est corrupteur, lâargent funeste, et lâĂtat doit imposer une religion, sous peine de mort. Comment ! se dirent-ils, voilĂ le pontife de la dĂ©mocratie ! » Tous les rĂ©formateurs lâont copiĂ© ; et ils se procurĂšrent lâExamen du socialisme, par Morant. Le chapitre premier expose la doctrine saint-simonienne. Au sommet le PĂšre, Ă la fois pape et empereur. Abolition des hĂ©ritages, tous les biens, meubles et immeubles composant un fonds social, qui sera exploitĂ© hiĂ©rarchiquement. Les industriels gouverneront la fortune publique. Mais rien Ă craindre ; on aura pour chef celui qui aime le plus ». Il manque une chose, la femme. De lâarrivĂ©e de la femme dĂ©pend le salut du monde. â Je ne comprends pas. â Ni moi ! Et ils abordĂšrent le fouriĂ©risme. Tous les malheurs viennent de la contrainte. Que lâattraction soit libre, et lâharmonie sâĂ©tablira. Notre Ăąme enferme douze passions principales cinq Ă©goĂŻstes, quatre animiques, trois distributives. Elles tendent, les premiĂšres Ă lâindividu, les suivantes aux groupes, les derniĂšres aux groupes de groupes, ou sĂ©ries, dont lâensemble est la phalange, sociĂ©tĂ© de dix-huit cents personnes, habitant un palais. Chaque matin, des voitures emmĂšnent les travailleurs dans la campagne, et les ramĂšnent le soir. On porte des Ă©tendards, on se donne des fĂȘtes, on mange des gĂąteaux. Toute femme, si elle y tient, possĂšde trois hommes le mari, lâamant et le gĂ©niteur. Pour les cĂ©libataires, le bayadĂ©risme est instituĂ©. â Ăa me va ! dit Bouvard. Et il se perdit dans les rĂȘves du monde harmonien. Par la restauration des climatures, la terre deviendra plus belle ; par le croisement des races, la vie humaine plus longue. On dirigera les nuages comme on fait maintenant de la foudre, il pleuvra la nuit sur les villes pour les nettoyer. Des navires traverseront les mers polaires, dĂ©gelĂ©es sous les aurores borĂ©ales. Car tout se produit par la conjonction des deux fluides mĂąle et femelle, jaillissant des pĂŽles, et les aurores borĂ©ales sont un symptĂŽme du rut de la planĂšte, une Ă©mission prolifique. â Cela me passe, dit PĂ©cuchet. AprĂšs Saint-Simon et Fourier, le problĂšme se rĂ©duit Ă des questions de salaire. Louis Blanc, dans lâintĂ©rĂȘt des ouvriers, veut quâon abolisse le commerce extĂ©rieur ; Lafarelle quâon impose les machines ; un autre, quâon dĂ©grĂšve les boissons, ou quâon refasse les jurandes, ou quâon distribue des soupes. Proudhon imagine un tarif uniforme, et rĂ©clame pour lâĂtat le monopole du sucre. â Ces socialistes, disait Bouvard, demandent toujours la tyrannie. â Mais non ! â Si fait ! â Tu es absurde ! â Toi, tu me rĂ©voltes ! Ils firent venir les ouvrages dont ils ne connaissaient que les rĂ©sumĂ©s. Bouvard nota plusieurs endroits, et les montrant â Lis toi-mĂȘme ! Ils nous proposent comme exemple les EssĂ©niens, les FrĂšres Moraves, les jĂ©suites du Paraguay, et jusquâau rĂ©gime des prisons. Chez les Icariens, le dĂ©jeuner se fait en vingt minutes, les femmes accouchent Ă lâhĂŽpital ; quant aux livres, dĂ©fense dâen imprimer sans lâautorisation de la RĂ©publique. â Mais Cabet est un idiot. â Maintenant, voilĂ du Saint-Simon les publicistes soumettront leurs travaux Ă un comitĂ© dâindustriels ; et du Pierre Leroux la loi forcera les citoyens Ă entendre un orateur ; et de lâAuguste Comte les prĂȘtres Ă©duqueront la jeunesse, dirigeront toutes les Ćuvres de lâesprit, et engageront le pouvoir Ă rĂ©gler la procrĂ©ation. Ces documents affligĂšrent PĂ©cuchet. Le soir, au dĂźner, il rĂ©pliqua. â Quâil y ait, chez les utopistes, des choses ridicules, jâen conviens ; cependant ils mĂ©ritent notre amour. La hideur du monde les dĂ©solait, et, pour le rendre plus beau, ils ont tout souffert. Rappelle-toi Morus dĂ©capitĂ©, Campanella mis sept fois Ă la torture, Buonarotti avec une chaĂźne autour du cou, Saint-Simon crevant de misĂšre, bien dâautres. Ils auraient pu vivre tranquilles ; mais non ! ils ont marchĂ© dans leur voie, la tĂȘte au ciel, comme des hĂ©ros. â Crois-tu que le monde, reprit Bouvard, changera grĂące aux thĂ©ories dâun monsieur ? â Quâimporte ! dit PĂ©cuchet, il est temps de ne plus croupir dans lâĂ©goĂŻsme ! Cherchons le meilleur systĂšme ! â Alors, tu comptes le trouver ? â Certainement ! â Toi ? Et, dans le rire dont Bouvard fut pris, ses Ă©paules et son ventre sautaient dâaccord. Plus rouge que les confitures, avec sa serviette sous lâaisselle, il rĂ©pĂ©tait â Ah ! ah ! ah ! dâune façon irritante. PĂ©cuchet sortit de lâappartement, en faisant claquer la porte. Germaine le hĂ©la par toute la maison, et on le dĂ©couvrit au fond de sa chambre, dans une bergĂšre, sans feu ni chandelle et la casquette sur les sourcils. Il nâĂ©tait pas malade, mais se livrait Ă ses rĂ©flexions. La brouille Ă©tant passĂ©e, ils reconnurent quâune base manquait Ă leurs Ă©tudes lâĂ©conomie politique. Ils sâenquirent de lâoffre et de la demande, du capital et du loyer, de lâimportation, de la prohibition. Une nuit, PĂ©cuchet fut rĂ©veillĂ© par le craquement dâune botte dans le corridor. La veille, comme dâhabitude, il avait tirĂ© lui-mĂȘme tous les verrous, et il appela Bouvard qui dormait profondĂ©ment. Ils restĂšrent immobiles sous leurs couvertures. Le bruit ne recommença pas. Les servantes, interrogĂ©es, nâavaient rien entendu. Mais en se promenant dans leur jardin, ils remarquĂšrent au milieu dâune plate-bande, prĂšs de la claire-voie, lâempreinte dâune semelle, et deux bĂątons du treillage Ă©taient rompus. On lâavait escaladĂ©, Ă©videmment. Il fallait prĂ©venir le garde champĂȘtre. Comme il nâĂ©tait pas Ă la mairie, PĂ©cuchet se rendit chez lâĂ©picier. Que vit-il dans lâarriĂšre-boutique, Ă cĂŽtĂ© de Placquevent, parmi les buveurs ? Gorju ! Gorju nippĂ© comme un bourgeois, et rĂ©galant la compagnie. Cette rencontre Ă©tait insignifiante. BientĂŽt ils arrivĂšrent Ă la question du ProgrĂšs. Bouvard nâen doutait pas dans le domaine scientifique. Mais, en littĂ©rature, il est moins clair ; et si le bien-ĂȘtre augmente, la splendeur de la vie a disparu. PĂ©cuchet, pour le convaincre, prit un morceau de papier â Je trace obliquement une ligne ondulĂ©e. Ceux qui pourraient la parcourir, toutes les fois quâelle sâabaisse, ne verraient plus lâhorizon. Elle se relĂšve pourtant, et malgrĂ© ses dĂ©tours, ils atteindront le sommet. Telle est lâimage du ProgrĂšs. Mme Bordin entra. CâĂ©tait le 3 dĂ©cembre 1851. Elle apportait le journal. Ils lurent bien vite, et cĂŽte Ă cĂŽte, lâappel au peuple, la dissolution de la Chambre, lâemprisonnement des dĂ©putĂ©s. PĂ©cuchet devint blĂȘme. Bouvard considĂ©rait la veuve. â Comment ? vous ne dites rien ! â Que voulez-vous que jây fasse ? Ils oubliaient de lui offrir un siĂšge. â Moi qui suis venue, croyant vous faire plaisir ! Ah ! vous nâĂȘtes guĂšre aimables aujourdâhui ! Et elle sortit, choquĂ©e de leur impolitesse. La surprise les avait rendus muets. Puis ils allĂšrent dans le village Ă©pandre leur indignation. Marescot, qui les reçut au milieu des contrats, pensait diffĂ©remment. Le bavardage de la Chambre Ă©tait fini, grĂące au ciel. On aurait dĂ©sormais une politique dâaffaires. Beljambe ignorait les Ă©vĂ©nements, et sâen moquait dâailleurs. Sous les halles, ils arrĂȘtĂšrent Vaucorbeil. Le mĂ©decin Ă©tait revenu de tout ça. â Vous avez bien tort de vous tourmenter ! Foureau passa prĂšs dâeux, en disant dâun air narquois â EnfoncĂ©s les dĂ©mocrates ! Et le capitaine, au bras de Girbal, cria de loin â Vive lâempereur ! Mais Petit devait les comprendre, et, Bouvard ayant frappĂ© au carreau, le maĂźtre dâĂ©cole quitta sa classe. Il trouvait extrĂȘmement drĂŽle que Thiers fĂ»t en prison. Cela vengeait le peuple. â Ah ! ah ! messieurs les dĂ©putĂ©s, Ă votre tour ! La fusillade, sur les boulevards, eut lâapprobation de Chavignolles. Pas de grĂące aux vaincus, pas de pitiĂ© pour les victimes ! DĂšs quâon se rĂ©volte, on est un scĂ©lĂ©rat. â Remercions la Providence ! disait le curĂ©, et aprĂšs elle Louis Bonaparte. Il sâentoure des hommes les plus distinguĂ©s ! Le comte de Faverges deviendra sĂ©nateur. Le lendemain, ils eurent la visite de Placquevent. Ces messieurs avaient beaucoup parlĂ©. Il les engageait Ă se taire. â Veux-tu savoir mon opinion ? dit PĂ©cuchet. Puisque les bourgeois sont fĂ©roces, les ouvriers jaloux, les prĂȘtres serviles, et que le Peuple enfin accepte tous les tyrans, pourvu quâon lui laisse le museau dans sa gamelle, NapolĂ©on a bien fait ! quâil le bĂąillonne, le foule et lâextermine ! ce ne sera jamais trop pour sa haine du droit, sa lĂąchetĂ©, son ineptie, son aveuglement ! Bouvard songeait â Hein, le ProgrĂšs, quelle blague ! Il ajouta â Et la Politique, une belle saletĂ© ! â Ce nâest pas une science, reprit PĂ©cuchet. Lâart militaire vaut mieux, on prĂ©voit ce qui arrive, nous devrions nous y mettre ? â Ah ! merci ! rĂ©pliqua Bouvard. Tout me dĂ©goĂ»te. Vendons plutĂŽt notre baraque et allons au tonnerre de Dieu, chez les sauvages ! » â Comme tu voudras ! MĂ©lie, dans la cour, tirait de lâeau. La pompe en bois avait un long levier. Pour le faire descendre, elle courbait les reins, et on voyait alors ses bas bleus jusquâĂ la hauteur de son mollet. Puis, dâun geste rapide, elle levait son bras droit, tandis quâelle tournait un peu la tĂȘte, et PĂ©cuchet, en la regardant, sentait quelque chose de tout nouveau, un charme, un plaisir infini. VII Des jours tristes commencĂšrent. Ils nâĂ©tudiaient plus dans la peur de dĂ©ceptions ; les habitants de Chavignolles sâĂ©cartaient dâeux, les journaux tolĂ©rĂ©s nâapprenaient rien, et leur solitude Ă©tait profonde, leur dĂ©sĆuvrement complet. Quelquefois ils ouvraient un livre, et le refermaient ; Ă quoi bon ? En dâautres jours, ils avaient lâidĂ©e de nettoyer le jardin, au bout dâun quart dâheure une fatigue les prenait ; ou de voir leur ferme, ils en revenaient Ă©cĆurĂ©s ; ou de sâoccuper de leur mĂ©nage, Germaine poussait des lamentations ; ils y renoncĂšrent. Bouvard voulut dresser le catalogue du musĂ©um, et dĂ©clara ces bibelots stupides. PĂ©cuchet emprunta la canardiĂšre de Langlois pour tirer des alouettes ; lâarme, Ă©clatant du premier coup, faillit le tuer. Donc ils vivaient dans cet ennui de la campagne, si lourd quand le ciel blanc Ă©crase de sa monotonie un cĆur sans espoir. On Ă©coute le pas dâun homme en sabots qui longe le mur, ou les gouttes de la pluie tomber du toit par terre. De temps Ă autre, une feuille morte vient frĂŽler la vitre, puis tournoie et sâen va. Des glas indistincts sont apportĂ©s par le vent. Au fond de lâĂ©table, une vache mugit. Ils bĂąillaient lâun devant lâautre, consultaient le calendrier, regardaient la pendule, attendaient les repas ; et lâhorizon Ă©tait toujours le mĂȘme des champs en face, Ă droite lâĂ©glise, Ă gauche un rideau de peupliers ; leurs cimes se balançaient dans la brume, perpĂ©tuellement, dâun air lamentable. Des habitudes, quâils avaient tolĂ©rĂ©es, les faisaient souffrir. PĂ©cuchet devenait incommode avec sa manie de poser sur la nappe son mouchoir, Bouvard ne quittait plus la pipe, et causait en se dandinant. Des contestations sâĂ©levaient, Ă propos des plats ou de la qualitĂ© du beurre. Dans leur tĂȘte-Ă -tĂȘte ils pensaient Ă des choses diffĂ©rentes. Un Ă©vĂ©nement avait bouleversĂ© PĂ©cuchet. Deux jours aprĂšs lâĂ©meute de Chavignolles, comme il promenait son dĂ©boire politique, il arriva dans un chemin, couvert par des ormes touffus, et il entendit derriĂšre son dos une voix crier â ArrĂȘte ! CâĂ©tait Mme Castillon. Elle courait de lâautre cĂŽtĂ©, sans lâapercevoir. Un homme qui marchait devant elle se retourna. CâĂ©tait Gorju ; et ils sâabordĂšrent Ă une toise de PĂ©cuchet, la rangĂ©e des arbres les sĂ©parant de lui. â Est-ce vrai ? dit-elle, tu vas te battre ? PĂ©cuchet se coula dans le fossĂ©, pour entendre â Eh bien ! oui, rĂ©pliqua Gorju, je vais me battre ! Quâest-ce que ça te fait ? â Il le demande ! sâĂ©cria-t-elle en se tordant les bras. Mais si tu es tuĂ©, mon amour ! Oh reste ! Et ses yeux bleus, plus encore que ses paroles, le suppliaient. â Laisse-moi tranquille ! je dois partir ! Elle eut un ricanement de colĂšre. â Lâautre lâa permis, hein ? â Nâen parle pas ! Il leva son poing fermĂ©. â Non ! mon ami, non ! je me tais, je ne dis rien. Et de grosses larmes descendaient le long de ses joues dans les ruches de sa collerette. Il Ă©tait midi. Le soleil brillait sur la campagne, couverte de blĂ©s jaunes. Tout au loin, la bĂąche dâune voiture glissait lentement. Une torpeur sâĂ©talait dans lâair ; pas un cri dâoiseau, pas un bourdonnement dâinsecte. Gorju sâĂ©tait coupĂ© une badine, et en raclait lâĂ©corce. Mme Castillon ne relevait pas la tĂȘte. Elle songeait, la pauvre femme, Ă la vanitĂ© de ses sacrifices, les dettes quâelle avait soldĂ©es, ses engagements dâavenir, sa rĂ©putation perdue. Au lieu de se plaindre, elle lui rappela les premiers temps de leur amour, quand elle allait, toutes les nuits, le rejoindre dans la grange ; si bien quâune fois son mari, croyant Ă un voleur, avait lĂąchĂ©, par la fenĂȘtre, un coup de pistolet. La balle Ă©tait encore dans le mur. â Du moment que je tâai connu, tu mâas semblĂ© beau comme un prince. Jâaime tes yeux, ta voix, ta dĂ©marche, ton odeur ! Elle ajouta plus bas â Je suis en folie de ta personne ! Il souriait, flattĂ© dans son orgueil. Elle le prit Ă deux mains par les flancs, et la tĂȘte renversĂ©e, comme en adoration. â Mon cher cĆur ! mon cher amour ! mon Ăąme ! ma vie ! Voyons, parle, que veux-tu ? Est-ce de lâargent ? On en trouvera. Jâai eu tort ! je tâennuyais ! pardon ! et commande-toi des habits chez le tailleur, bois du champagne, fais la noce, je te permets tout, tout. Elle murmura dans un effort suprĂȘme â JusquâĂ elle !⊠pourvu que tu reviennes Ă moi. Il se pencha sur sa bouche, un bras autour de ses reins, pour lâempĂȘcher de tomber, et elle balbutiait â Cher cĆur ! cher amour ! comme tu es beau ! mon Dieu, que tu es beau ! PĂ©cuchet, immobile, et la terre du fossĂ© Ă la hauteur de son menton, les regardait, en haletant. â Pas de faiblesse ! dit Gorju, je nâaurais quâĂ manquer la diligence ! on prĂ©pare un fameux coup de chien ; jâen suis ! Donne-moi dix sous, pour que je paye un gloria au conducteur. Elle tira cinq francs de sa bourse. â Tu me les rendras bientĂŽt. Aie un peu de patience ! Depuis le temps quâil est paralysĂ© ! songe donc ! Et si tu voulais, nous irions Ă la chapelle de la Croix-Janval, et lĂ , mon amour, je jurerais, devant la sainte Vierge, de tâĂ©pouser, dĂšs quâil sera mort ! â Eh ! il ne meurt jamais, ton mari ! Gorju avait tournĂ© les talons. Elle le rattrapa ; et se cramponnant Ă ses Ă©paules â Laisse-moi partir avec toi ! je serai ta domestique ! Tu as besoin de quelquâun. Mais ne tâen va pas ! ne me quitte pas ! La mort plutĂŽt ! Tue-moi ! Elle se traĂźnait Ă ses genoux, tĂąchant de saisir ses mains pour les baiser ; son bonnet tomba, son peigne ensuite, et ses cheveux courts sâĂ©parpillĂšrent. Ils Ă©taient blancs sous les oreilles, et comme elle le regardait de bas en haut, toute sanglotante, avec ses paupiĂšres rouges et ses lĂšvres tumĂ©fiĂ©es, une exaspĂ©ration le prit, il la repoussa. â ArriĂšre, la vieille ! Bonsoir ! Quand elle se fut relevĂ©e, elle arracha la croix dâor qui pendait Ă son cou, et la jetant vers lui â Tiens ! canaille ! Gorju sâĂ©loignait, en tapant avec sa badine les feuilles des arbres. Mme Castillon ne pleurait pas. La mĂąchoire ouverte et les prunelles Ă©teintes, elle resta sans faire un mouvement, pĂ©trifiĂ©e dans son dĂ©sespoir ; nâĂ©tant plus un ĂȘtre, mais une chose en ruines. Ce quâil venait de surprendre fut, pour PĂ©cuchet, comme la dĂ©couverte dâun monde, tout un monde ! qui avait des lueurs Ă©blouissantes, des floraisons dĂ©sordonnĂ©es, des ocĂ©ans, des tempĂȘtes, des trĂ©sors, et des abĂźmes dâune profondeur infinie ; un effroi sâen dĂ©gageait, quâimporte ! Il rĂȘva lâamour, ambitionnait de le sentir comme elle, de lâinspirer comme lui. Pourtant il exĂ©crait Gorju, et, au corps de garde, avait eu peine Ă ne pas le trahir. Lâamant de Mme Castillon lâhumiliait par sa taille mince, ses accroche-cĆurs Ă©gaux, sa barbe floconneuse, un air de conquĂ©rant ; tandis que sa chevelure, Ă luiâŠ, se collait sur son crĂąne comme une perruque mouillĂ©e ; son torse, dans sa houppelande, ressemblait Ă un traversin, deux canines manquaient et sa physionomie Ă©tait sĂ©vĂšre. Il trouvait le ciel injuste, se sentait comme dĂ©shĂ©ritĂ©, et son ami ne lâaimait plus. Bouvard lâabandonnait tous les soirs. AprĂšs la mort de sa femme, rien ne lâeĂ»t empĂȘchĂ© dâen prendre une autre, et qui maintenant le dorloterait, soignerait sa maison. Il Ă©tait trop vieux pour y songer. Mais Bouvard se considĂ©ra dans la glace. Ses pommettes gardaient leurs couleurs, ses cheveux frisaient comme autrefois, pas une dent nâavait bougĂ©, et, Ă lâidĂ©e quâil pouvait plaire, il eut un retour de jeunesse. Mme Bordin surgit dans sa mĂ©moire. Elle lui avait fait des avances la premiĂšre fois, lors de lâincendie des meules ; la seconde, Ă leur dĂźner ; puis dans le musĂ©um, pendant la dĂ©clamation, et derniĂšrement elle Ă©tait venue sans rancune, trois dimanches de suite. Il alla donc chez elle, et y retourna, se promettant de la sĂ©duire. Depuis le jour oĂč PĂ©cuchet avait observĂ© la petite bonne tirant de lâeau, il lui parlait plus souvent ; et soit quâelle balayĂąt le corridor, ou quâelle Ă©tendĂźt du linge, ou quâelle tournĂąt les casseroles, il ne pouvait se rassasier du bonheur de la voir, surpris lui-mĂȘme de ses Ă©motions, comme dans lâadolescence. Il en avait les fiĂšvres et les langueurs, et Ă©tait persĂ©cutĂ© par le souvenir de Mme Castillon, Ă©treignant Gorju. Il questionna Bouvard sur la maniĂšre dont les libertins sây prennent pour avoir des femmes. â On leur fait des cadeaux, on les rĂ©gale au restaurant. â TrĂšs bien ! Mais ensuite ? â Il y en a qui feignent de sâĂ©vanouir, pour quâon les porte sur un canapĂ© ; dâautres laissent tomber par terre leur mouchoir. Les meilleures vous donnent un rendez-vous, franchement. Et Bouvard se rĂ©pandit en descriptions, qui incendiĂšrent lâimagination de PĂ©cuchet comme des gravures obscĂšnes. â La premiĂšre rĂšgle, câest de ne pas croire Ă ce quâelles disent. Jâen ai connu qui, sous lâapparence de saintes, Ă©taient de vĂ©ritables Messalines ! Avant tout, il faut ĂȘtre hardi ! Mais la hardiesse ne se commande pas. PĂ©cuchet, quotidiennement, ajournait sa dĂ©cision, Ă©tait dâailleurs intimidĂ© par la prĂ©sence de Germaine. EspĂ©rant quâelle demanderait son compte, il en exigea un surcroĂźt de besogne, notait les fois quâelle Ă©tait grise, remarquait tout haut sa malpropretĂ©, sa paresse, et fit si bien quâon la renvoya. Alors PĂ©cuchet fut libre ! Avec quelle impatience il attendait la sortie de Bouvard ! Quel battement de cĆur, dĂšs que la porte Ă©tait refermĂ©e ! MĂ©lie travaillait sur un guĂ©ridon, prĂšs de la fenĂȘtre, Ă la clartĂ© dâune chandelle ; de temps Ă autre, elle cassait son fil avec ses dents, puis clignait les yeux, pour lâajuster dans la fente de lâaiguille. Dâabord, il voulut savoir quels hommes lui plaisaient. Ătait-ce, par exemple, ceux du genre de Bouvard ? Pas du tout ; elle prĂ©fĂ©rait les maigres. Il osa lui demander si elle avait eu des amoureux ? â Jamais ! Puis, se rapprochant, il contemplait son nez fin, sa bouche Ă©troite, le tour de sa figure. Il lui adressa des compliments et lâexhortait Ă la sagesse. En se penchant sur elle, il apercevait dans son corsage des formes blanches, dâoĂč Ă©manait une tiĂšde senteur, qui lui chauffait la joue. Un soir, il toucha des lĂšvres les cheveux follets de sa nuque, et il en ressentit un Ă©branlement jusquâĂ la moelle des os. Une autre fois, il la baisa sur le menton, en se retenant de ne pas mordre sa chair, tant elle Ă©tait savoureuse. Elle lui rendit son baiser. Lâappartement tourna. Il nây voyait plus. Il lui fit cadeau dâune paire de bottines, et la rĂ©galait souvent dâun verre dâanisette⊠Pour lui Ă©viter du mal, il se levait de bonne heure, cassait le bois, allumait le feu, poussait lâattention jusquâĂ nettoyer les chaussures de Bouvard. MĂ©lie ne sâĂ©vanouit pas, ne laissa pas tomber son mouchoir, et PĂ©cuchet ne savait Ă quoi se rĂ©soudre, son dĂ©sir augmentant par la peur de le satisfaire. Bouvard faisait assidĂ»ment la cour Ă Mme Bordin. Elle le recevait, un peu sanglĂ©e dans sa robe de soie gorge-de-pigeon, qui craquait comme le harnais dâun cheval, tout en maniant par contenance sa longue chaĂźne dâor. Leurs dialogues roulaient sur les gens de Chavignolles ou dĂ©funt son mari », autrefois huissier Ă Livarot. Puis elle sâinforma du passĂ© de Bouvard, curieuse de connaĂźtre ses farces de jeune homme », sa fortune incidemment, par quels intĂ©rĂȘts il Ă©tait liĂ© Ă PĂ©cuchet. Il admirait la tenue de sa maison, et, quand il dĂźnait chez elle, la nettetĂ© du service, lâexcellence de la table. Une suite de plats dâune saveur profonde, que coupait par intervalles Ă©gaux un vieux pomard, les menait jusquâau dessert, oĂč ils Ă©taient fort longtemps Ă prendre le cafĂ© ; et Mme Bordin, en dilatant les narines, trempait dans la soucoupe sa lĂšvre charnue, ombrĂ©e lĂ©gĂšrement dâun duvet noir. Un jour, elle apparut dĂ©colletĂ©e. Ses Ă©paules fascinĂšrent Bouvard. Comme il Ă©tait sur une petite chaise devant elle, il se mit Ă lui passer les deux mains le long des bras. La veuve se fĂącha. Il ne recommença plus, mais il se figurait des rondeurs dâune amplitude et dâune consistance merveilleuse. Un soir que la cuisine de MĂ©lie lâavait dĂ©goĂ»tĂ©, il eut une joie en entrant dans le salon de Mme Bordin. Câest lĂ quâil aurait fallu vivre ! Le globe de la lampe, couvert dâun papier rose, Ă©pandait une lumiĂšre tranquille. Elle Ă©tait assise auprĂšs du feu ; et son pied passait le bord de sa robe. DĂšs les premiers mots, lâentretien tomba. Cependant elle le regardait, les cils Ă demi fermĂ©s, dâune maniĂšre langoureuse, avec obstination. Bouvard nây tint plus ! et sâagenouillant sur le parquet, il bredouilla â Je vous aime ! Marions-nous ! Mme Bordin respira fortement, puis, dâun air ingĂ©nu, dit quâil plaisantait ; sans doute, on allait se moquer, ce nâĂ©tait pas raisonnable. Cette dĂ©claration lâĂ©tourdissait. Bouvard objecta quâils nâavaient besoin du consentement de personne. â Qui vous arrĂȘte ? est-ce le trousseau ? Notre linge a une marque pareille, un B ! nous unirons nos majuscules. Lâargument lui plut. Mais une affaire majeure lâempĂȘchait de se dĂ©cider avant la fin du mois. Et Bouvard gĂ©mit. Elle eut la dĂ©licatesse de le reconduire, escortĂ©e de Marianne, qui portait un falot. Les deux amis sâĂ©taient cachĂ© leur passion. PĂ©cuchet comptait voiler toujours son intrigue avec la bonne. Si Bouvard sây opposait, il lâemmĂšnerait vers dâautres lieux, fĂ»t-ce en AlgĂ©rie, oĂč lâexistence nâest pas chĂšre ! Mais rarement il formait de ces hypothĂšses, plein de son amour, sans penser aux consĂ©quences. Bouvard projetait de faire du musĂ©um la chambre conjugale, Ă moins que PĂ©cuchet ne sây refusĂąt ; alors il habiterait le domicile de son Ă©pouse. Un aprĂšs-midi de la semaine suivante, câĂ©tait chez elle, dans son jardin, les bourgeons commençaient Ă sâouvrir, et il y avait, entre les nuĂ©es, de grands espaces bleus ; elle se baissa pour cueillir des violettes, et dit, en les prĂ©sentant â Saluez Mme Bouvard ! â Comment ! Est-ce vrai ? â Parfaitement vrai. Il voulut la saisir dans ses bras, elle le repoussa. â Quel homme ! Puis, devenue sĂ©rieuse, lâavertit que bientĂŽt elle lui demanderait une faveur. â Je vous lâaccorde ! Ils fixĂšrent la signature de leur contrat Ă jeudi prochain. Personne, jusquâau dernier moment, nâen devait rien savoir. â Convenu ! Et il sortit les yeux au ciel, lĂ©ger comme un chevreuil. PĂ©cuchet, le matin du mĂȘme jour, sâĂ©tait promis de mourir sâil nâobtenait pas les faveurs de sa bonne, et il lâavait accompagnĂ©e dans la cave, espĂ©rant que les tĂ©nĂšbres lui donneraient de lâaudace. Plusieurs fois, elle avait voulu sâen aller ; mais il la retenait pour compter les bouteilles ; choisir des lattes, ou voir le fond des tonneaux, cela durait depuis longtemps. Elle se trouvait, en face de lui, sous la lumiĂšre du soupirail, droite, les paupiĂšres basses, le coin de la bouche un peu relevĂ©. â Mâaimes-tu ? dit brusquement PĂ©cuchet. â Oui ! je vous aime. â Eh bien, alors, prouve-le-moi ! Et lâenveloppant du bras gauche, il commença de lâautre main Ă dĂ©grafer son corset. â Vous allez me faire du mal ? â Non ! mon petit ange ! Nâaie pas peur ! â Si M. Bouvard⊠â Je ne lui dirai rien ! Sois tranquille ! Un tas de fagots se trouvait derriĂšre. Elle sây laissa tomber, les seins hors de la chemise, la tĂȘte renversĂ©e ; puis se cacha la figure sous un bras ; et un autre eĂ»t compris quâelle ne manquait pas dâexpĂ©rience. Bouvard, bientĂŽt, arriva pour dĂźner. Le repas se fit en silence, chacun ayant peur de se trahir ; MĂ©lie les servait, impassible comme dâhabitude ; PĂ©cuchet tournait les yeux, pour Ă©viter les siens, tandis que Bouvard, considĂ©rant les murs, songeait Ă des amĂ©liorations. Huit jours aprĂšs, le jeudi, il rentra furieux. â La sacrĂ©e garce ! â Qui donc ? â Mme Bordin. Et il conta quâil avait poussĂ© la dĂ©mence jusquâĂ vouloir en faire sa femme ; mais tout Ă©tait fini, depuis un quart dâheure chez Marescot. Elle avait prĂ©tendu recevoir en dot les Ăcalles, dont il ne pouvait disposer, lâayant comme la ferme, soldĂ©e en partie avec lâargent dâun autre. â Effectivement ! dit PĂ©cuchet. â Et moi ! qui ai eu la bĂȘtise de lui promettre une faveur Ă son choix ! CâĂ©tait celle-lĂ ! jây ai mis de lâentĂȘtement ; si elle mâaimait, elle mâeĂ»t cĂ©dĂ© ! La veuve, au contraire, sâĂ©tait emportĂ©e en injures, avait dĂ©nigrĂ© son physique, sa bedaine. â Ma bedaine ! je te demande un peu ! PĂ©cuchet cependant Ă©tait sorti plusieurs fois, marchait les jambes Ă©cartĂ©es. â Tu souffres ? dit Bouvard. â Oh ! oui ! je souffre ! Et ayant fermĂ© la porte, PĂ©cuchet, aprĂšs beaucoup dâhĂ©sitations, confessa quâil venait de se dĂ©couvrir une maladie secrĂšte. â Toi ? â Moi-mĂȘme ! â Ah ! mon pauvre garçon ! qui te lâa donnĂ©e ! Il devint encore plus rouge, et dit dâune voix encore plus basse â Ce ne peut ĂȘtre que MĂ©lie ! Bouvard en demeura stupĂ©fait. La premiĂšre chose Ă©tait de renvoyer la jeune personne. Elle protesta dâun air candide. Le cas de PĂ©cuchet Ă©tait grave, pourtant ; mais, honteux de sa turpitude, il nâosait voir le mĂ©decin. Bouvard imagina de recourir Ă Barberou. Ils lui adressĂšrent le dĂ©tail de la maladie, pour le montrer Ă un docteur qui la soignerait par correspondance. Barberou y mit du zĂšle, persuadĂ© quâelle concernait Bouvard, et lâappela vieux roquentin, tout en le fĂ©licitant. â Ă mon Ăąge ! disait PĂ©cuchet, nâest-ce pas lugubre ! Mais pourquoi mâa-t-elle fait ça ? â Tu lui plaisais. â Elle aurait dĂ» me prĂ©venir. â Est-ce que la passion raisonne ! Et Bouvard se plaignait de Mme Bordin. Souvent, il lâavait surprise arrĂȘtĂ©e devant les Ăcalles, dans la compagnie de Marescot, en confĂ©rence avec Germaine, tant de manĆuvres pour un peu de terre ! â Elle est avare ! VoilĂ lâexplication ! Ils ruminaient ainsi leurs mĂ©comptes, dans la petite salle, au coin du feu. PĂ©cuchet, tout en avalant ses remĂšdes, Bouvard, en fumant des pipes, et ils dissertaient sur les femmes. â Ătrange besoin, est-ce un besoin ? Elles poussent au crime, Ă lâhĂ©roĂŻsme et Ă lâabrutissement. Lâenfer sous un jupon, le paradis dans un baiser ; ramage de tourterelle, ondulations de serpent, griffe de chat ; perfidie de la mer, variĂ©tĂ© de la lune. Ils dirent tous les lieux communs quâelles ont fait rĂ©pandre. CâĂ©tait le dĂ©sir dâen avoir qui avait suspendu leur amitiĂ©. Un remords les prit. â Plus de femmes, nâest-ce pas ? Vivons sans elles ! Et ils sâembrassĂšrent avec attendrissement. Il fallait rĂ©agir ; et Bouvard, aprĂšs la guĂ©rison de PĂ©cuchet, estima que lâhydrothĂ©rapie leur serait avantageuse. Germaine, revenue dĂšs le dĂ©part de lâautre, charriait tous les matins, la baignoire dans le corridor. Les deux bonshommes, nus comme des sauvages, se lançaient de grands seaux dâeau, puis ils couraient pour rejoindre leurs chambres. On les vit par la claire-voie ; et des personnes furent scandalisĂ©es. VIII Satisfaits de leur rĂ©gime, ils voulurent sâamĂ©liorer le tempĂ©rament par de la gymnastique. Et ayant pris le manuel dâAmoros, ils en parcoururent lâatlas. Tous ces jeunes garçons, accroupis, renversĂ©s, debout, pliant les jambes, Ă©cartant les bras, montrant le poing, soulevant des fardeaux, chevauchant des poutres, grimpant Ă des Ă©chelles, cabriolant sur des trapĂšzes, un tel dĂ©ploiement de force et dâagilitĂ© excita leur envie. Cependant ils Ă©taient contristĂ©s par les splendeurs du gymnase, dĂ©crites dans la prĂ©face. Car jamais ils ne pourraient se procurer un vestibule pour les Ă©quipages, un hippodrome pour les courses, un bassin pour la natation, ni une montagne de gloire », colline artificielle, ayant trente-deux mĂštres de hauteur. Un cheval de voltige en bois avec le rembourrage eĂ»t Ă©tĂ© dispendieux, ils y renoncĂšrent ; le tilleul abattu dans le jardin leur servit de mĂąt horizontal ; et quand ils furent habiles Ă le parcourir dâun bout Ă lâautre, pour en avoir un vertical, ils replantĂšrent une poutrelle des contre-espaliers, PĂ©cuchet gravit jusquâau haut. Bouvard glissait, retombait toujours, finalement, y renonça. Les bĂątons orthosomĂ©tiques » lui plurent davantage, câest-Ă -dire deux manches Ă balai reliĂ©s par deux cordes, dont la premiĂšre se passe sous les aisselles, la seconde sur les poignets ; et pendant des heures, il gardait cet appareil, le menton levĂ©, la poitrine en avant, les coudes le long du corps. Ă dĂ©faut dâhaltĂšres, le charron tourna quatre morceaux de frĂȘne, qui ressemblaient Ă des pains de sucre se terminant en goulot de bouteille. On doit porter ces massues Ă droite, Ă gauche, par devant, par derriĂšre ; mais trop lourdes, elles Ă©chappaient de leurs doigts, au risque de leur broyer les jambes. Nâimporte, ils sâacharnĂšrent aux mils persanes » et mĂȘme craignant quâelles nâĂ©clatassent, tous les soirs ils les frottaient avec de la cire et un morceau de drap. Ensuite, ils recherchĂšrent des fossĂ©s. Quand ils en avaient trouvĂ© un Ă leur convenance, ils appuyaient au milieu une longue perche, sâĂ©lançaient du pied gauche, atteignaient lâautre bord, puis recommençaient. La campagne Ă©tant plate, on les apercevait au loin ; et les villageois se demandaient quelles Ă©taient ces deux choses extraordinaires, bondissant Ă lâhorizon. Lâautomne venu, ils se mirent Ă la gymnastique de chambre ; elle les ennuya. Que nâavaient-ils le trĂ©moussoir ou fauteuil de poste, imaginĂ© sous Louis XIV par lâabbĂ© de Saint-Pierre. Comment Ă©tait-ce construit, oĂč se renseigner ? Dumouchel ne daigna pas mĂȘme leur rĂ©pondre. Alors, ils Ă©tablirent dans le fournil une bascule brachiale. Sur deux poulies vissĂ©es au plafond, passait une corde, tenant une traverse Ă chaque bout. SitĂŽt quâils lâavaient prise, lâun poussait la terre de ses orteils, lâautre baissait les bras jusquâau niveau du sol ; le premier, par sa pesanteur, attirait le second qui, lĂąchant un peu la cordelette, montait Ă son tour ; en moins de cinq minutes, leurs membres dĂ©gouttelaient de sueur. Pour suivre les prescriptions du manuel, ils tĂąchĂšrent de devenir ambidextres, jusquâĂ se priver de la main droite, temporairement. Ils firent plus Amoros indique les piĂšces de vers quâil faut chanter dans les manĆuvres, et Bouvard et PĂ©cuchet, en marchant, rĂ©pĂ©taient lâhymne no 9 Un roi, un roi juste est un bien sur la terre. Quand ils se battaient les pectoraux Amis, la couronne et la gloire, etc. Au pas de course Ă nous lâanimal timide ! Atteignons le cerf rapide ! Oui ! nous vaincrons ! Courons ! courons ! courons ! Et plus haletants que des chiens, ils sâanimaient au bruit de leurs voix. Un cĂŽtĂ© de la gymnastique les exaltait son emploi comme moyen de sauvetage. Mais il aurait fallu des enfants, pour apprendre Ă les porter dans des sacs, et ils priĂšrent le maĂźtre dâĂ©cole de leur en fournir quelques-uns. Petit objecta que les familles se fĂącheraient. Ils se rabattirent sur les secours aux blessĂ©s. Lâun feignait dâĂȘtre Ă©vanoui, et lâautre le charriait dans une brouette, avec toutes sortes de prĂ©cautions. Quant aux escalades militaires, lâauteur prĂ©conise lâĂ©chelle de Bois-RosĂ©, ainsi nommĂ©e du capitaine qui surprit FĂ©camp autrefois, en montant par la falaise. DâaprĂšs la gravure du livre, ils garnirent de bĂątonnets un cĂąble, et lâattachĂšrent sous le hangar. DĂšs quâon a enfourchĂ© le premier bĂąton, et saisi le troisiĂšme, on jette ses jambes en dehors, pour que le deuxiĂšme, qui Ă©tait tout Ă lâheure contre la poitrine, se trouve juste sous les cuisses. On se redresse, on empoigne le quatriĂšme et lâon continue. MalgrĂ© de prodigieux dĂ©hanchements, il leur fut impossible dâatteindre le deuxiĂšme Ă©chelon. Peut-ĂȘtre a-t-on moins de mal en sâaccrochant aux pierres avec les mains, comme firent les soldats de Bonaparte Ă lâattaque du Fort-Chambray ? et pour vous rendre capable dâune telle action, Amoros possĂšde une tour dans son Ă©tablissement. Le mur en ruines pouvait la remplacer. Ils en tentĂšrent lâassaut. Mais Bouvard, ayant retirĂ© trop vite son pied dâun trou, eut peur et fut pris dâĂ©tourdissement. PĂ©cuchet en accusa leur mĂ©thode ils avaient nĂ©gligĂ© ce qui concerne les phalanges, si bien quâils devaient se remettre aux principes. Ses exhortations furent vaines ; et, dans son orgueil et sa prĂ©somption, il aborda les Ă©chasses. La nature semblait lây avoir destinĂ©, car il employa tout de suite le grand modĂšle, ayant des palettes Ă quatre pieds du sol, et, en Ă©quilibre lĂ -dessus, il arpentait le jardin, pareil Ă une gigantesque cigogne qui se fĂ»t promenĂ©e. Bouvard, Ă la fenĂȘtre, le vit tituber, puis sâabattre dâun bloc sur les haricots, dont les rames, en se fracassant, amortirent sa chute. On le ramassa couvert de terreau, les narines saignantes, livide, et il croyait sâĂȘtre donnĂ© un effort. DĂ©cidĂ©ment la gymnastique ne convenait point Ă des hommes de leur Ăąge ; ils lâabandonnĂšrent, nâosaient plus se mouvoir par crainte des accidents, et ils restaient tout le long du jour assis dans le musĂ©um, Ă rĂȘver dâautres occupations. Ce changement dâhabitudes influa sur la santĂ© de Bouvard. Il devint trĂšs lourd, soufflait aprĂšs ses repas comme un cachalot, voulut se faire maigrir, mangea moins, et sâaffaiblit. PĂ©cuchet, Ă©galement, se sentait minĂ© », avait des dĂ©mangeaisons Ă la peau et des plaques dans la gorge. â Ăa ne va pas, disait-il, ça ne va pas. Bouvard imagina dâaller choisir Ă lâauberge quelques bouteilles de vin dâEspagne, afin de se remonter la machine. Comme il en sortait, le clerc de Marescot et trois hommes apportaient Ă Beljambe une grande table de noyer ; Monsieur » lâen remerciait beaucoup. Elle sâĂ©tait parfaitement conduite. Bouvard connut ainsi la mode nouvelle des tables tournantes. Il en plaisanta le clerc. Cependant, par toute lâEurope, en AmĂ©rique, en Australie et dans les Indes, des millions de mortels passaient leur vie Ă faire tourner des tables, et on dĂ©couvrait la maniĂšre de rendre les serins prophĂštes, de donner des concerts sans instruments, de correspondre aux moyens des escargots. La Presse offrant avec sĂ©rieux ces bourdes au public, le renforçait dans sa crĂ©dulitĂ©. Les esprits frappeurs avaient dĂ©barquĂ© au chĂąteau de Faverges, de lĂ sâĂ©taient rĂ©pandus dans le village, et le notaire principalement les questionnait. ChoquĂ© du scepticisme de Bouvard, il convia les deux amis Ă une soirĂ©e de tables tournantes. Ătait-ce un piĂšge ? Mme Bordin se trouverait lĂ . PĂ©cuchet, seul, sây rendit. Il y avait comme assistants, le maire, le percepteur, le capitaine, dâautres bourgeois et leurs Ă©pouses, Mme Vaucorbeil, Mme Bordin effectivement ; de plus, une ancienne sous-maĂźtresse de Mme Marescot, Mlle LaverriĂšre, personne un peu louche, avec des cheveux gris tombant en spirales sur les Ă©paules, Ă la façon de 1830. Dans un fauteuil se tenait un cousin de Paris, costumĂ© dâun habit bleu et lâair impertinent. Les deux lampes de bronze, lâĂ©tagĂšre de curiositĂ©s, des romances Ă vignette sur le piano, et des aquarelles minuscules dans des cadres exorbitants faisaient toujours lâĂ©tonnement de Chavignolles. Mais ce soir-lĂ les yeux se portaient vers la table dâacajou. On lâĂ©prouverait tout Ă lâheure, et elle avait lâimportance des choses qui contiennent un mystĂšre. Douze invitĂ©s prirent place autour dâelle, les mains Ă©tendues, les petits doigts se touchant. On nâentendait que le battement de la pendule. Les visages dĂ©notaient une attention profonde. Au bout de dix minutes, plusieurs se plaignirent de fourmillements dans les bras. PĂ©cuchet Ă©tait incommodĂ©. â Vous poussez ! dit le capitaine Ă Foureau. â Pas du tout ! â Si fait ! â Ah ! Monsieur ! Le notaire les calma. Ă force de tendre lâoreille, on crut distinguer des craquements de bois. Illusion ! Rien ne bougeait. Lâautre jour, quand les familles Aubert et Lormeau Ă©taient venues de Lisieux et quâon avait empruntĂ© exprĂšs la table de Beljambe, tout avait si bien marchĂ© ! Mais celle-lĂ aujourdâhui montrait un entĂȘtement⊠Pourquoi ? Le tapis sans doute la contrariait, et on passa dans la salle Ă manger. Le meuble choisi fut un large guĂ©ridon oĂč sâinstallĂšrent PĂ©cuchet, Girbal, Mme Marescot, et son cousin M. Alfred. Le guĂ©ridon, qui avait des roulettes, glissa vers la droite ; les opĂ©rateurs, sans dĂ©ranger leurs doigts, suivirent son mouvement, et de lui-mĂȘme il fit encore deux tours. On fut stupĂ©fait. Alors M. Alfred articula dâune voix haute â Esprit, comment trouves-tu ma cousine ? Le guĂ©ridon, en oscillant avec lenteur, frappa neuf coups. DâaprĂšs une pancarte, oĂč le nombre des coups se traduisait par des lettres, cela signifiait charmante ». Des bravos Ă©clatĂšrent. Puis Marescot, taquinant Mme Bordin, somma lâesprit de dĂ©clarer lâĂąge exact quâelle avait. Le pied du guĂ©ridon retomba cinq fois. â Comment ? cinq ans ! sâĂ©cria Girbal. â Les dizaines ne comptent pas, reprit Foureau. La veuve sourit, intĂ©rieurement vexĂ©e. Les rĂ©ponses aux autres questions manquĂšrent, tant lâalphabet Ă©tait compliquĂ©. Mieux valait la planchette, moyen expĂ©ditif et dont Mlle LaverriĂšre sâĂ©tait mĂȘme servie pour noter sur un album les communications directes de Louis XII, ClĂ©mence Isaure, Franklin, Jean-Jacques Rousseau, etc. Ces mĂ©caniques se vendaient rue dâAumale ; M. Alfred en promit une, puis sâadressant Ă la sous-maĂźtresse â Mais pour le quart dâheure, un peu de piano, nâest-ce pas ? Une mazurke ! Deux accords plaquĂ©s vibrĂšrent. Il prit sa cousine Ă la taille, disparut avec elle, revint. On Ă©tait rafraĂźchi par le vent de la robe qui frĂŽlait les portes en passant. Elle se renversait la tĂȘte, il arrondissait son bras. On admirait la grĂące de lâune, lâair fringant de lâautre ; et, sans attendre les petits fours, PĂ©cuchet se retira, Ă©bahi de la soirĂ©e. Il eut beau rĂ©pĂ©ter â Mais jâai vu ! jâai vu ! Bouvard niait les faits et nĂ©anmoins consentit Ă expĂ©rimenter lui-mĂȘme. Pendant quinze jours, ils passĂšrent leurs aprĂšs-midi en face lâun de lâautre les mains sur une table, puis sur un chapeau, sur une corbeille, sur des assiettes. Tous ces objets demeurĂšrent immobiles. Le phĂ©nomĂšne des tables tournantes nâen est pas moins certain. Le vulgaire lâattribue Ă des esprits, Faraday au prolongement de lâaction nerveuse, Chevreul Ă lâinconscience des efforts, ou peut-ĂȘtre, comme admet SĂ©gouin, se dĂ©gage-t-il de lâassemblage des personnes une impulsion, un courant magnĂ©tique ? Cette hypothĂšse fit rĂȘver PĂ©cuchet. Il prit dans sa bibliothĂšque le Guide du magnĂ©tiseur par MontacabĂšre, le relut attentivement, et initia Bouvard Ă la thĂ©orie. Tous les corps animĂ©s reçoivent et communiquent lâinfluence des astres. PropriĂ©tĂ© analogue Ă la vertu de lâaimant. En dirigeant cette force on peut guĂ©rir les malades, voilĂ le principe. La science, depuis Mesmer, sâest dĂ©veloppĂ©e, mais il importe toujours de verser le fluide et de faire des passes qui, premiĂšrement, doivent endormir. â Eh bien, endors-moi ! dit Bouvard. â Impossible, rĂ©pliqua PĂ©cuchet, pour subir lâaction magnĂ©tique et pour la transmettre, la foi est indispensable. Puis considĂ©rant Bouvard â Ah ! quel dommage. â Comment ? â Oui, si tu voulais, avec un peu de pratique, il nây aurait pas de magnĂ©tiseur comme toi ! Car il possĂ©dait tout ce quâil faut lâabord prĂ©venant, une constitution robuste et un moral solide. Cette facultĂ© quâon venait de lui dĂ©couvrir flatta Bouvard. Il se plongea sournoisement dans MontacabĂšre. Puis, comme Germaine avait des bourdonnements dâoreilles qui lâassourdissaient, il dit un soir dâun ton nĂ©gligĂ© â Si on essayait du magnĂ©tisme ? Elle ne sây refusa pas. Il sâassit devant elle, lui prit les deux pouces dans ses mains et la regarda fixement, comme sâil nâeĂ»t fait autre chose de toute sa vie. La bonne femme, une chaufferette sous les talons, commença par flĂ©chir le cou ; ses yeux se fermĂšrent et, tout doucement, elle se mit Ă ronfler. Au bout dâune heure quâils la contemplaient, PĂ©cuchet dit Ă voix basse â Que sentez-vous ? Elle se rĂ©veilla. Plus tard sans doute la luciditĂ© viendrait. Ce succĂšs les enhardit, et, reprenant avec aplomb lâexercice de la mĂ©decine, ils soignĂšrent Chamberlan, le bedeau, pour ses douleurs intercostales ; Migraine, le maçon, affectĂ© dâune nĂ©vrose de lâestomac ; la mĂšre Varin, dont lâencĂ©phaloĂŻde sous la clavicule exigeait, pour se nourrir, des emplĂątres de viande ; un goutteux, le pĂšre Lemoine, qui se traĂźnait au bord des cabarets ; un phtisique, un hĂ©miplĂ©gique, bien dâautres. Ils traitĂšrent aussi des coryzas et des engelures. AprĂšs lâexploration de la maladie, ils sâinterrogeaient du regard pour savoir quelles passes employer, si elles devaient ĂȘtre Ă grands ou Ă petits courants, ascendantes ou descendantes, longitudinales, transversales, biditiges, triditiges ou mĂȘme quinditiges. Quand lâun en avait trop, lâautre le remplaçait. Puis, revenus chez eux, ils notaient les observations sur le journal du traitement. Leurs maniĂšres onctueuses captĂšrent le monde. Cependant on prĂ©fĂ©rait Bouvard, et sa rĂ©putation parvint jusquâĂ Falaise, quand il eut guĂ©ri la BarbĂ©e, la fille du pĂšre Barbey, un ancien capitaine au long cours. Elle sentait comme un clou Ă lâocciput, parlait dâune voix rauque, restait souvent plusieurs jours sans manger, puis dĂ©vorait du plĂątre ou du charbon. Ses crises nerveuses, dĂ©butant par des sanglots, se terminaient dans un flux de larmes ; et on avait pratiquĂ© tous les remĂšdes, depuis les tisanes jusquâaux moxas, si bien que, par lassitude, elle accepta les offres de Bouvard. Quand il eut congĂ©diĂ© la servante et poussĂ© les verrous, il se mit Ă frictionner son abdomen en appuyant sur la place des ovaires. Un bien-ĂȘtre se manifesta par des soupirs et des bĂąillements. Il lui posa un doigt entre les sourcils au haut du nez ; tout Ă coup elle devint inerte. Si on levait ses bras, ils retombaient ; sa tĂȘte garda les attitudes quâil voulut, et les paupiĂšres Ă demi closes, en vibrant dâun mouvement spasmodique, laissaient apercevoir les globes des yeux, qui roulaient avec lenteur ; ils se fixĂšrent dans les angles, convulsĂ©s. Bouvard lui demanda si elle souffrait, elle rĂ©pondit que non ; ce quâelle Ă©prouvait maintenant, elle distinguait lâintĂ©rieur de son corps. â Quây voyez-vous ? â Un ver. â Que faut-il pour le tuer ? Son front se plissa â Je cherche⊠; je ne peux pas, je ne peux pas. Ă la deuxiĂšme sĂ©ance, elle se prescrivit un bouillon dâorties ; Ă la troisiĂšme, de lâherbe au chat. Les crises sâattĂ©nuĂšrent, disparurent. CâĂ©tait vraiment comme un miracle. Lâaddigitation nasale ne rĂ©ussit point avec les autres, et pour amener le somnambulisme, ils projetĂšrent de construire un baquet mesmĂ©rien. DĂ©jĂ mĂȘme PĂ©cuchet avait recueilli de la limaille et nettoyĂ© une vingtaine de bouteilles, quand un scrupule lâarrĂȘta. Parmi les malades, il viendrait des personnes du sexe. â Et que ferons-nous sâil leur prend des accĂšs dâĂ©rotisme furieux ? Cela nâeĂ»t pas arrĂȘtĂ© Bouvard ; mais Ă cause des potins et du chantage peut-ĂȘtre, mieux valait sâabstenir. Ils se contentĂšrent dâun harmonica et le portaient avec eux dans les maisons, ce qui rĂ©jouissait les enfants. Un jour que Migraine Ă©tait plus mal, ils y recoururent. Les sons cristallins lâexaspĂ©rĂšrent ; mais Deleuze ordonne de ne pas sâeffrayer des plaintes ; la musique continua. â Assez ! assez ! criait-il. Un peu de patience, rĂ©pĂ©tait Bouvard. PĂ©cuchet tapotait plus vite sur les lames de verre, et lâinstrument vibrait, et le pauvre homme hurlait, quand le mĂ©decin parut attirĂ© par le vacarme â Comment, encore vous ? sâĂ©cria-t-il, furieux de les retrouver toujours chez ses clients. Ils expliquĂšrent leur moyen magnĂ©tique. Alors il tonna contre le magnĂ©tisme, un tas de jongleries, et dont les effets proviennent de lâimagination. Cependant on magnĂ©tise des animaux, MontacabĂšre lâaffirme, et M. Fontaine est parvenu Ă magnĂ©tiser une lionne. Ils nâavaient pas de lionne, mais le hasard leur offrit une autre bĂȘte. Car le lendemain Ă six heures un valet de charrue vint leur dire quâon les rĂ©clamait Ă la ferme, pour une vache dĂ©sespĂ©rĂ©e. Ils y coururent. Les pommiers Ă©taient en fleurs et lâherbe, dans la cour, fumait sous le soleil levant. Au bord de la mare, Ă demi couverte dâun drap, une vache beuglait, grelottante des seaux dâeau quâon lui jetait sur le corps, et, dĂ©mesurĂ©ment gonflĂ©e, elle ressemblait Ă un hippopotame. Sans doute, elle avait pris du venin » en pĂąturant dans les trĂšfles. Le pĂšre et la mĂšre Gouy se dĂ©solaient, car le vĂ©tĂ©rinaire ne pouvait venir, et un charron qui savait des mots contre lâenflure ne voulait pas se dĂ©ranger ; mais ces messieurs dont la bibliothĂšque Ă©tait cĂ©lĂšbre, devaient connaĂźtre un secret. Ayant retroussĂ© leurs manches, ils se placĂšrent lâun devant les cornes, lâautre Ă la croupe, et, avec de grands efforts intĂ©rieurs et une gesticulation frĂ©nĂ©tique, ils Ă©cartaient les doigts pour Ă©pandre sur lâanimal des ruisseaux de fluide, tandis que le fermier, son Ă©pouse, leur garçon et des voisins, les regardaient presque effrayĂ©s. Les gargouillements que lâon entendait dans le ventre de la vache provoquĂšrent des borborygmes au fond de ses entrailles. Elle Ă©mit un vent. PĂ©cuchet dit alors â Câest une porte ouverte Ă lâespĂ©rance, un dĂ©bouchĂ©, peut-ĂȘtre. Le dĂ©bouchĂ© sâopĂ©ra, lâespĂ©rance jaillit dans un paquet de matiĂšres jaunes Ă©clatant avec la force dâun obus. Les cuirs se desserrĂšrent, la vache dĂ©gonfla ; une heure aprĂšs il nây paraissait plus. Ce nâĂ©tait pas lâeffet de lâimagination, certainement. Donc le fluide contient une vertu particuliĂšre. Elle se laisse enfermer dans des objets oĂč on ira la prendre sans quâelle se trouve affaiblie. Un tel moyen Ă©pargne les dĂ©placements. Ils lâadoptĂšrent, et ils envoyaient Ă leurs pratiques des jetons magnĂ©tisĂ©s, des mouchoirs magnĂ©tisĂ©s, de lâeau magnĂ©tisĂ©e, du pain magnĂ©tisĂ©. Puis, continuant leurs Ă©tudes, ils abandonnĂšrent les passes pour le systĂšme de PuysĂ©gur, qui remplace le magnĂ©tiseur par un vieil arbre, au tronc duquel une corde sâenroule. Un poirier dans leur masure semblait fait tout exprĂšs. Ils le prĂ©parĂšrent en lâembrassant fortement Ă plusieurs reprises. Un banc fut Ă©tabli en dessous. Leurs habituĂ©s sây rangeaient et ils obtinrent des rĂ©sultats si merveilleux que, pour enfoncer Vaucorbeil, ils le conviĂšrent Ă une sĂ©ance, avec les notables du pays. Pas un nây manqua. Germaine les reçut dans la petite salle, en priant de faire excuse », ses maĂźtres allaient venir. De temps Ă autre, on entendait un coup de sonnette. CâĂ©taient des malades quâelle introduisait ailleurs. Les invitĂ©s se montraient du coude les fenĂȘtres poussiĂ©reuses, les taches sur les lambris, la peinture sâĂ©raillant ; et le jardin Ă©tait lamentable. Du bois mort partout ! Deux bĂątons, devant la brĂšche du mur, barraient le verger. PĂ©cuchet se prĂ©senta. â Ă vos ordres, messieurs ! Et lâon vit au fond, sous le poirier dâĂdouĂŻn, plusieurs personnes assises. Chamberlan, sans barbe, comme un prĂȘtre, et en soutanelle de lasting avec une calotte de cuir, sâabandonnait Ă des frissons occasionnĂ©s par sa douleur intercostale ; Migraine, souffrant toujours de lâestomac, grimaçait prĂšs de lui ; la mĂšre Varin, pour cacher sa tumeur, portait un chĂąle Ă plusieurs tours ; le pĂšre Lemoine, pieds nus dans des savates, avait ses bĂ©quilles sous les jarrets, et la BarbĂ©e, en costume des dimanches, Ă©tait pĂąle extraordinairement. De lâautre cĂŽtĂ© de lâarbre, on trouva dâautres personnes une femme Ă figure dâalbinos Ă©pongeait les glandes suppurantes de son cou ; le visage dâune petite fille disparaissait Ă moitiĂ© sous des lunettes bleues ; un vieillard, dont une contracture dĂ©formait lâĂ©chine, heurtait de ses mouvements involontaires Marcel, une espĂšce dâidiot, couvert dâune blouse en loques et dâun pantalon rapiĂ©cĂ©. Son bec-de-liĂšvre, mal recousu, laissait voir ses incisives, et des linges embobelinaient sa joue, tumĂ©fiĂ©e par une Ă©norme fluxion. Tous tenaient Ă la main une ficelle descendant de lâarbre, et des oiseaux chantaient ; lâodeur du gazon attiĂ©di se roulait dans lâair. Le soleil passait entre les branches. On marchait sur de la mousse. Cependant les sujets, au lieu de dormir, Ă©carquillaient leurs paupiĂšres. â JusquâĂ prĂ©sent, ce nâest pas drĂŽle, dit Foureau. Commencez, je mâĂ©loigne une minute. Et il revint, en fumant dans un Abd-el-Kader, reste dernier de la porte aux pipes. PĂ©cuchet se rappela un excellent moyen de magnĂ©tisation. Il mit dans sa bouche tous les nez des malades et aspira leur haleine pour tirer Ă lui lâĂ©lectricitĂ©, et en mĂȘme temps Bouvard Ă©treignait lâarbre, dans le but dâaccroĂźtre le fluide. Le maçon interrompit ses hoquets, le bedeau fut moins agitĂ©, lâhomme Ă la contracture ne bougea plus. On pouvait maintenant sâapprocher dâeux, leur faire subir toutes les Ă©preuves. Le mĂ©decin, avec sa lancette, piqua sous lâoreille Chamberlan, qui tressaillit un peu. La sensibilitĂ© chez les autres fut Ă©vidente ; le goutteux poussa un cri. Quant Ă la BarbĂ©e, elle souriait comme dans un rĂȘve, et un filet de sang lui coulait sous la mĂąchoire. Foureau, pour lâĂ©prouver lui-mĂȘme, voulut saisir la lancette, et le docteur lâayant refusĂ©e, il pinça la malade fortement. Le capitaine lui chatouilla les narines avec une plume, le percepteur allait lui enfoncer une Ă©pingle sous la peau. â Laissez-la donc, dit Vaucorbeil, rien dâĂ©tonnant, aprĂšs tout ! une hystĂ©rique ! le diable y perdrait son latin ! â Celle-lĂ , dit PĂ©cuchet, en dĂ©signant Victoire, la femme scrofuleuse, est un mĂ©decin ! elle reconnaĂźt les affections et indique les remĂšdes. Langlois brĂ»lait de la consulter sur son catarrhe ; il nâosa ; mais Coulon, plus brave, demanda quelque chose pour ses rhumatismes. PĂ©cuchet lui mit la main droite dans la main gauche de Victoire, et, les cils toujours clos, les pommettes un peu rouges, les lĂšvres frĂ©missantes, la somnambule, aprĂšs avoir divaguĂ©, ordonna du valum bĂ©cum. Elle avait servi Ă Bayeux chez un apothicaire. Vaucorbeil en infĂ©ra quâelle voulait dire de lâalbum grĂŠcum, mot entrevu, peut-ĂȘtre, dans la pharmacie. Puis il aborda le pĂšre Lemoine qui, selon Bouvard, percevait les objets Ă travers les corps opaques. CâĂ©tait un ancien maĂźtre dâĂ©cole tombĂ© dans la crapule. Des cheveux blancs sâĂ©parpillaient autour de sa figure, et, adossĂ© contre lâarbre, les paumes ouvertes, il dormait en plein soleil dâune façon majestueuse. Le mĂ©decin attacha sur ses paupiĂšres une double cravate, et Bouvard, lui prĂ©sentant un journal, dit impĂ©rieusement â Lisez ! Il baissa le front, remua les muscles de sa face, puis se renversa la tĂȘte et finit par Ă©peler â Cons-ti-tu-tion-nel. â Mais avec de lâadresse on fait glisser tous les bandeaux ! Ces dĂ©nĂ©gations du mĂ©decin rĂ©voltaient PĂ©cuchet. Il sâaventura jusquâĂ prĂ©tendre que la BarbĂ©e pourrait dĂ©crire ce qui se passait actuellement dans sa propre maison. â Soit, rĂ©pondit le docteur. Et ayant tirĂ© sa montre â Ă quoi ma femme sâoccupe-t-elle ? La BarbĂ©e hĂ©sita longtemps ; puis, dâun air maussade â Hein ! quoi ? Ah ! jây suis ! Elle coud des rubans Ă un chapeau de paille. Vaucorbeil arracha une feuille de son calepin et Ă©crivit un billet, que le clerc de Marescot sâempressa de porter. La sĂ©ance Ă©tait finie. Les malades sâen allĂšrent. Bouvard et PĂ©cuchet, en somme, nâavaient pas rĂ©ussi. Cela tenait-il Ă la tempĂ©rature ou Ă lâodeur du tabac, ou au parapluie de lâabbĂ© Jeufroy, qui avait une garniture de cuivre, mĂ©tal contraire Ă lâĂ©mission fluidique ? Vaucorbeil haussa les Ă©paules. Cependant il ne pouvait contester la bonne foi de MM. Deleuze, Bertrand, Morin, Jules Cloquet. Or, ces maĂźtres affirment que des somnambules ont prĂ©dit des Ă©vĂ©nements, subi, sans douleur, des opĂ©rations cruelles. LâabbĂ© rapporta des histoires plus Ă©tonnantes. Un missionnaire a vu des brahmanes parcourir une route la tĂȘte en bas ; le Grand-Lama au Thibet se fend les boyaux, pour rendre des oracles. â Plaisantez-vous ? dit le mĂ©decin. â Nullement ! â Allons donc ! Quelle farce ! Et la question se dĂ©tournant, chacun produisit des anecdotes. â Moi, dit lâĂ©picier, jâai eu un chien qui Ă©tait toujours malade quand le mois commençait par un vendredi. â Nous Ă©tions quatorze enfants, reprit le juge de paix. Je suis nĂ© un 14, mon mariage eut lieu un 14 et le jour de ma fĂȘte tombe un 14 ! Expliquez-moi ça. Beljambe avait rĂȘvĂ©, bien des fois, le nombre des voyageurs quâil aurait le lendemain dans son auberge, et Petit conta le souper de Cazotte. Le curĂ© alors fit cette rĂ©flexion â Pourquoi ne pas voir lĂ dedans, tout simplement⊠â Les dĂ©mons, nâest-ce pas ? dit Vaucorbeil. LâabbĂ©, au lieu de rĂ©pondre, eut un signe de tĂȘte. Marescot parla de la Pythie de Delphes. â Sans aucun doute, des miasmes. â Ah ! les miasmes, maintenant. â Moi, jâadmets un fluide, reprit Bouvard. â Nervoso-sidĂ©ral, ajouta PĂ©cuchet. â Mais prouvez-le ! montrez-le ! votre fluide ! Dâailleurs les fluides sont dĂ©modĂ©s, Ă©coutez-moi. Vaucorbeil alla plus loin se mettre Ă lâombre. Les bourgeois le suivirent. â Si vous dites Ă un enfant Je suis un loup, je vais te manger, » il se figure que vous ĂȘtes un loup et il a peur ; câest donc un rĂȘve commandĂ© par des paroles. De mĂȘme le somnambule accepte les fantaisies que lâon voudra. Il se souvient et nâimagine pas, obĂ©it toujours, nâa que des sensations quand il croit penser. De cette maniĂšre, des crimes sont suggĂ©rĂ©s et des gens vertueux pourront se voir bĂȘtes fĂ©roces et devenir anthropophages involontairement. On regarda Bouvard et PĂ©cuchet. Leur science avait des pĂ©rils pour la sociĂ©tĂ©. Le clerc de Marescot reparut dans le jardin, en brandissant une lettre de Mme Vaucorbeil. Le docteur la dĂ©cacheta, pĂąlit et enfin lut ces mots Je couds des rubans Ă un chapeau de paille. » La stupĂ©faction empĂȘcha de rire. â Une coĂŻncidence, parbleu ! Ăa ne prouve rien. Et comme les deux magnĂ©tiseurs avaient un air de triomphe, il se retourna sous la porte pour leur dire â Ne continuez plus ! ce sont des amusements dangereux ! Le curĂ©, en emmenant son bedeau, le tança vertement. â Ătes-vous fou ! sans ma permission ! Des manĆuvres dĂ©fendues par lâĂglise ! Tout le monde venait de partir ; Bouvard et PĂ©cuchet causaient sur le vigneau avec lâinstituteur, quand Marcel dĂ©busqua du verger, la mentonniĂšre dĂ©faite, et il bredouillait â GuĂ©ri ! guĂ©ri ! Bons messieurs ! â Bien ! assez ! laisse-nous tranquilles ! â Ah ! bons messieurs, je vous aime ! serviteur ! Petit, homme de progrĂšs, avait trouvĂ© lâexplication du mĂ©decin terre Ă terre, bourgeoise. La science est un monopole aux mains des riches. Elle exclut le peuple Ă la vieille analyse du moyen Ăąge, il est temps que succĂšde une synthĂšse large et primesautiĂšre. La vĂ©ritĂ© doit sâobtenir par le cĆur, et, se dĂ©clarant spiritiste, il indiqua plusieurs ouvrages, dĂ©fectueux sans doute, mais qui Ă©taient le signe dâune aurore. Ils se les firent envoyer. Le spiritisme pose en dogme lâamĂ©lioration fatale de notre espĂšce. La terre un jour deviendra le ciel, et câest pourquoi cette doctrine charmait lâinstituteur. Sans ĂȘtre catholique, elle se rĂ©clame de saint Augustin et de saint Louis. Allan-Kardec publie mĂȘme des fragments dictĂ©s par eux et qui sont au niveau des opinions contemporaines. Elle est pratique, bienfaisante et nous rĂ©vĂšle, comme le tĂ©lescope, les mondes supĂ©rieurs. Les esprits, aprĂšs la mort et dans lâextase, y sont transportĂ©s. Mais quelquefois ils descendent sur notre globe, oĂč ils font craquer les meubles, se mĂȘlent Ă nos divertissements, goĂ»tent les beautĂ©s de la nature et les plaisirs des arts. Cependant plusieurs dâentre nous possĂšdent une trompe aromale, câest-Ă -dire derriĂšre le crĂąne un long tuyau qui monte depuis les cheveux jusquâaux planĂštes et nous permet de converser avec les esprits de Saturne ; les choses intangibles nâen sont pas moins rĂ©elles, et de la terre aux astres, des astres Ă la terre, câest un va-et-vient, une transmission, un Ă©change continu. Alors le cĆur de PĂ©cuchet se gonfla dâaspirations dĂ©sordonnĂ©es, et, quand la nuit Ă©tait venue, Bouvard le surprenait Ă sa fenĂȘtre contemplant ces espaces lumineux qui sont peuplĂ©s dâesprits. Swedenborg y a fait de grands voyages. Car, en moins dâun an, il a explorĂ© VĂ©nus, Mars, Saturne et vingt-trois fois Jupiter. De plus, il a vu Ă Londres JĂ©sus-Christ, il a vu saint Paul, il a vu saint Jean, il a vu MoĂŻse, et, en 1736, il a mĂȘme vu le jugement dernier. Aussi nous donne-t-il des descriptions du ciel. On y trouve des fleurs, des palais, des marchĂ©s et des Ă©glises, absolument comme chez nous. Les anges, hommes autrefois, couchent leurs pensĂ©es sur des feuillets, devisent des choses du mĂ©nage ou bien de matiĂšres spirituelles, et les emplois ecclĂ©siastiques appartiennent Ă ceux qui, dans leur vie terrestre, ont cultivĂ© lâĂcriture sainte. Quant Ă lâenfer, il est plein dâune odeur nausĂ©abonde, avec des cahutes, des tas dâimmondices, des personnes mal habillĂ©es. Et PĂ©cuchet sâabĂźmait lâintellect pour comprendre ce quâil y a de beau dans ces rĂ©vĂ©lations. Elles parurent Ă Bouvard le dĂ©lire dâun imbĂ©cile. Tout cela dĂ©passe les bornes de la nature ! Qui les connaĂźt cependant ? Et ils se livrĂšrent aux rĂ©flexions suivantes Des bateleurs peuvent illusionner une foule ; un homme ayant des passions violentes en remuera dâautres ; mais comment la seule volontĂ© agirait-elle sur de la matiĂšre inerte ? Un Bavarois, dit-on, mĂ»rit les raisins ; M. Gervais a ranimĂ© un hĂ©liotrope ; un plus fort, Ă Toulouse, Ă©carte les nuages. Faut-il admettre une substance intermĂ©diaire entre le monde et nous ? Lâod, un nouvel impondĂ©rable, une sorte dâĂ©lectricitĂ©, nâest pas autre chose, peut-ĂȘtre ? Ses Ă©missions expliquent la lueur que les magnĂ©tisĂ©s croient voir, les feux errants des cimetiĂšres, la forme des fantĂŽmes. Ces images ne seraient donc pas une illusion, et les dons extraordinaires des possĂ©dĂ©s, pareils Ă ceux des somnambules, auraient une cause physique ? Quelle quâen soit lâorigine, il y a une essence, un agent secret et universel. Si nous pouvions le tenir, on nâaurait pas besoin de la force, de la durĂ©e. Ce qui demande des siĂšcles se dĂ©velopperait en une minute ; tout miracle serait praticable et lâunivers Ă notre disposition. La magie provenait de cette convoitise Ă©ternelle de lâesprit humain. On a, sans doute, exagĂ©rĂ© sa valeur, mais elle nâest pas un mensonge. Des Orientaux qui la connaissent exĂ©cutent des prodiges. Tous les voyageurs le dĂ©clarent, et, au Palais-Royal, M. Dupotet trouble avec son doigt lâaiguille aimantĂ©e. Comment devenir magicien ? Cette idĂ©e leur parut folle dâabord, mais elle revint, les tourmenta, et ils y cĂ©dĂšrent, tout en affectant dâen rire. Un rĂ©gime prĂ©paratoire est indispensable. Afin de mieux sâexalter, ils vivaient la nuit, jeĂ»naient, et, voulant faire de Germaine un mĂ©dium plus dĂ©licat, rationnĂšrent sa nourriture. Elle se dĂ©dommageait sur la boisson, et but tant dâeau-de-vie quâelle acheva promptement de sâalcooliser. Leurs promenades dans le corridor la rĂ©veillaient. Elle confondait le bruit de leurs pas avec ses bourdonnements dâoreilles et les voix imaginaires quâelle entendait sortir des murs. Un jour quâelle avait mis, le matin, un carrelet dans la cave, elle eut peur en le voyant tout couvert de feu, se trouva dĂ©sormais plus mal et finit par croire quâils lui avaient jetĂ© un sort. EspĂ©rant gagner des visions, ils se comprimĂšrent la nuque rĂ©ciproquement, ils se firent des sachets de belladone, enfin ils adoptĂšrent la boĂźte magique une petite boĂźte dâoĂč sâĂ©lĂšve un champignon hĂ©rissĂ© de clous et que lâon garde sur le cĆur par le moyen dâun ruban attachĂ© Ă la poitrine. Tout rata ; mais ils pouvaient employer le cercle de Dupotet. PĂ©cuchet, avec du charbon, barbouilla sur le sol une rondelle noire afin dây enclore les esprits animaux que devaient aider les esprits ambiants, et, heureux de dominer Bouvard, il lui dit dâun air pontifical â Je te dĂ©fie de le franchir ! Bouvard considĂ©ra cette place ronde. BientĂŽt son cĆur battit, ses yeux se troublaient. â Ah ! finissons ! Et il sauta par-dessus pour fuir un malaise inexprimable. PĂ©cuchet, dont lâexaltation allait croissant, voulut faire apparaĂźtre un mort. Sous le Directoire, un homme, rue de lâĂchiquier, montrait les victimes de la Terreur. Les exemples de revenants sont innombrables. Que ce soit une apparence, quâimporte ! il sâagit de la produire. Plus le dĂ©funt nous touche de prĂšs, mieux il accourt Ă notre appel ; mais il nâavait aucune relique de sa famille, ni bague, ni miniature, pas un cheveu, tandis que Bouvard Ă©tait dans les conditions Ă Ă©voquer son pĂšre ; et comme il tĂ©moignait de la rĂ©pugnance, PĂ©cuchet lui demanda â Que crains-tu ? â Moi ? Oh ! rien du tout ! Fais ce que tu voudras ! Ils soudoyĂšrent Chamberlan, qui leur fournit en cachette une vieille tĂȘte de mort. Un couturier leur tailla deux houppelandes noires, avec un capuchon comme Ă la robe de moine. La voiture de Falaise leur apporta un long rouleau dans une enveloppe. Puis ils se mirent Ă lâĆuvre, lâun curieux de lâexĂ©cuter, lâautre ayant peur dây croire. Le musĂ©um Ă©tait tendu comme un catafalque. Trois flambeaux brĂ»laient au bord de la table poussĂ©e contre le mur, sous le portrait du pĂšre Bouvard que dominait la tĂȘte de mort. Ils avaient mĂȘme fourrĂ© une chandelle dans lâintĂ©rieur du crĂąne, et des rayons se projetaient par les deux orbites. Au milieu, sur une chaufferette, de lâencens fumait. Bouvard se tenait derriĂšre ; et PĂ©cuchet, lui tournant le dos, jetait dans lâĂątre des poignĂ©es de soufre. Avant dâappeler un mort, il faut le consentement des dĂ©mons. Or, ce jour-lĂ Ă©tait un vendredi, jour qui appartient Ă BĂ©chet on devait sâoccuper de BĂ©chet premiĂšrement. Bouvard ayant saluĂ© de droite et de gauche, flĂ©chi le menton et levĂ© les bras, commença â Par Ăthaniel, Anazin, Ischyros⊠Il avait oubliĂ© le reste. PĂ©cuchet, bien vite, souffla les mots, notĂ©s sur un carton â Ischyros, Athanatos, AdonaĂŻ, SadaĂŻ, Ăloy, Messiasos la kyrielle Ă©tait longue, je te conjure, je tâobserve, je tâordonne, ĂŽ BĂ©chet ! Puis baissant la voix â OĂč es-tu, BĂ©chet ? BĂ©chet ! BĂ©chet ! BĂ©chet ! Bouvard sâaffaissa dans le fauteuil, et il Ă©tait bien aise de ne pas voir BĂ©chet, un instinct lui reprochant sa tentative comme un sacrilĂšge. OĂč Ă©tait lâĂąme de son pĂšre ? Pouvait-elle lâentendre ? Si tout Ă coup elle allait venir ? Les rideaux se remuaient avec lenteur, sous le vent qui entrait par un carreau fĂȘlĂ©, et les cierges balançaient des ombres sur le crĂąne de mort et sur la figure peinte. Une couleur terreuse les brunissait Ă©galement. De la moisissure dĂ©vorait les pommettes, les yeux nâavaient plus de lumiĂšre, mais une flamme brillait au-dessus, dans les trous de la tĂȘte vide. Elle semblait quelquefois prendre la place de lâautre, poser sur le collet de la redingote, avoir ses favoris ; et la toile, Ă demi dĂ©clouĂ©e, oscillait, palpitait. Peu Ă peu, ils sentirent comme lâeffleurement dâune haleine, lâapproche dâun ĂȘtre impalpable. Des gouttes de sueur mouillaient le front de PĂ©cuchet, et voilĂ que Bouvard se mit Ă claquer des dents, une crampe lui serrait lâĂ©pigastre ; le plancher, comme une onde, fuyait sous ses talons ; le soufre qui brĂ»lait dans la cheminĂ©e se rabattit Ă grosses volutes ; des chauves-souris en mĂȘme temps tournoyaient ; un cri sâĂ©leva ; qui Ă©tait-ce ? Et ils avaient sous leurs capuchons des figures tellement dĂ©composĂ©es que leur effroi en redoublait, nâosant faire un geste ni mĂȘme parler ; quand derriĂšre la porte ils entendirent des gĂ©missements comme ceux dâune Ăąme en peine. Enfin ils se hasardĂšrent. CâĂ©tait leur vieille bonne qui, les espionnant par une fente de la cloison, avait cru voir le diable, et, Ă genoux dans le corridor, elle multipliait les signes de croix. Tout raisonnement fut inutile. Elle les quitta le soir mĂȘme, ne voulant plus servir des gens pareils. Germaine bavarda. Chamberlan perdit sa place, et il se forma contre eux une sourde coalition entretenue par lâabbĂ© Jeufroy, Mme Bordin et Foureau. Leur maniĂšre de vivre, qui nâĂ©tait pas celle des autres, dĂ©plaisait. Ils devinrent suspects et mĂȘme inspiraient une vague terreur. Ce qui les ruina surtout dans lâopinion, ce fut le choix de leur domestique. Ă dĂ©faut dâun autre, ils avaient pris Marcel. Son bec-de-liĂšvre, sa hideur et son baragouin Ă©cartaient de sa personne. Enfant abandonnĂ©, il avait grandi au hasard dans les champs et conservait de sa longue misĂšre une faim irrassasiable. Les bĂȘtes mortes de maladie, du lard en pourriture, un chien Ă©crasĂ©, tout lui convenait, pourvu que le morceau fĂ»t gros ; et il Ă©tait doux comme un mouton, mais entiĂšrement stupide. La reconnaissance lâavait poussĂ© Ă sâoffrir comme serviteur chez MM. Bouvard et PĂ©cuchet ; et puis, les croyant sorciers, il espĂ©rait des gains extraordinaires. DĂšs les premiers jours, il leur confia un secret. Sur la bruyĂšre de Poligny, autrefois, un homme avait trouvĂ© un lingot dâor. Lâanecdote est rapportĂ©e dans les historiens de Falaise ; ils ignoraient la suite douze frĂšres, avant de partir pour un voyage, avaient cachĂ© douze lingots pareils, tout le long de la route, depuis Chavignolles jusquâĂ Bretteville, et Marcel supplia ses maĂźtres de recommencer les recherches. Ces lingots, se dirent-ils, avaient peut-ĂȘtre Ă©tĂ© enfouis au moment de lâĂ©migration. CâĂ©tait le cas dâemployer la baguette divinatoire. Les vertus en sont douteuses. Ils Ă©tudiĂšrent la question cependant, et apprirent quâun certain Pierre Garnier donne, pour les dĂ©fendre, des raisons scientifiques les sources et les mĂ©taux projetteraient des corpuscules en affinitĂ© avec le bois. Cela nâest guĂšre probable. Qui sait pourtant ? Essayons ! Ils se taillĂšrent une fourchette de coudrier, et un matin partirent Ă la dĂ©couverte du trĂ©sor. â Il faudra le rendre, dit Bouvard. â Ah ! non ! par exemple ! AprĂšs trois heures de marche, une rĂ©flexion les arrĂȘta La route de Chavignolles Ă Bretteville ! Ă©tait-ce lâancienne, ou la nouvelle ? Ce devait ĂȘtre lâancienne ! Ils rebroussĂšrent chemin, et parcoururent les alentours, au hasard, le tracĂ© de la vieille route nâĂ©tant pas facile Ă reconnaĂźtre. Marcel courait de droite et de gauche, comme un Ă©pagneul en chasse. Toutes les cinq minutes, Bouvard Ă©tait contraint de le rappeler ; PĂ©cuchet avançait pas Ă pas, tenant la baguette par les deux branches, la pointe en haut. Souvent il lui semblait quâune force, et comme un crampon, la tirait vers le sol, et Marcel bien vite faisait une entaille aux arbres voisins pour retrouver la place plus tard. PĂ©cuchet cependant se ralentissait. Sa bouche sâouvrit, ses prunelles se convulsĂšrent. Bouvard lâinterpella, le secoua par les Ă©paules ; il ne remua pas et demeurait inerte, absolument comme la BarbĂ©e. Puis il conta quâil avait senti autour du cĆur une sorte de dĂ©chirement, Ă©tat bizarre, provenant de la baguette, sans doute ; et il ne voulait plus y toucher. Le lendemain, ils revinrent devant les marques faites aux arbres. Marcel avec une bĂȘche creusait des trous ; jamais la fouille nâamenait rien, et ils Ă©taient chaque fois extrĂȘmement penauds. PĂ©cuchet sâassit au bord dâun fossĂ© ; et comme il rĂȘvait, la tĂȘte levĂ©e, sâefforçant dâentendre la voix des esprits par sa trompe aromale, se demandant mĂȘme sâil en avait une, il fixa ses regards sur la visiĂšre de sa casquette ; lâextase de la veille le reprit. Elle dura longtemps, devenait effrayante. Au-dessus des avoines, dans un sentier, un chapeau de feutre parut câĂ©tait M. Vaucorbeil trottinant sur sa jument. Bouvard et Marcel le hĂ©lĂšrent. La crise allait finir quand arriva le mĂ©decin. Pour mieux examiner PĂ©cuchet, il lui souleva sa casquette, et apercevant un front couvert de plaques cuivrĂ©es â Ah ! ah ! fructus belli ! ce sont des syphilides mon bonhomme ! soignez-vous ! diable ! ne badinons pas avec lâamour. PĂ©cuchet, honteux, remit sa casquette, une sorte de bĂ©ret bouffant sur une visiĂšre en forme de demi-lune, et dont il avait pris le modĂšle dans lâatlas dâAmoros. Les paroles du docteur le stupĂ©fiĂšrent. Il y songeait, les yeux en lâair, et tout Ă coup fut ressaisi. Vaucorbeil lâobservait, puis dâune chiquenaude il fit tomber sa casquette. PĂ©cuchet recouvra ses facultĂ©s. â Je mâen doutais, dit le mĂ©decin, la visiĂšre vernie vous hypnotise comme un miroir, et ce phĂ©nomĂšne nâest pas rare chez les personnes qui considĂšrent un corps brillant avec trop dâattention. Il indiqua comment pratiquer lâexpĂ©rience sur des poules, enfourcha son bidet et disparut lentement. Une demi-lieue plus loin, ils remarquĂšrent un objet pyramidal dressĂ© Ă lâhorizon, dans une cour de ferme. On aurait dit une grappe de raisin noir monstrueuse, piquĂ©e de points rouges çà et lĂ . CâĂ©tait, suivant lâusage normand, un long mĂąt garni de traverses, oĂč juchaient les dindes se rengorgeant au soleil. â Entrons. Et PĂ©cuchet aborda le fermier, qui consentit Ă leur demande. Avec du blanc dâEspagne, ils tracĂšrent une ligne au milieu du pressoir, liĂšrent les pattes dâun dindon, puis lâĂ©tendirent Ă plat ventre, le bec posĂ© sur la raie. La bĂȘte ferma les yeux, et bientĂŽt sembla morte. Il en fut de mĂȘme des autres. Bouvard les repassait vivement Ă PĂ©cuchet, qui les rangeait de cĂŽtĂ© dĂšs quâelles Ă©taient engourdies. Les gens de la ferme tĂ©moignĂšrent des inquiĂ©tudes. La maĂźtresse cria, une petite fille pleurait. Bouvard dĂ©tacha toutes les volailles. Elles se ranimaient, progressivement, mais on ne savait pas les consĂ©quences. Ă une objection un peu rĂȘche de PĂ©cuchet, le fermier empoigna sa fourche. â Filez, nom de Dieu ! ou je vous crĂšve la paillasse ! Ils dĂ©talĂšrent. Nâimporte ! le problĂšme Ă©tait rĂ©solu ; lâextase dĂ©pend dâune cause matĂ©rielle. Quâest donc la matiĂšre ? Quâest-ce que lâesprit ? DâoĂč vient lâinfluence de lâune sur lâautre, et rĂ©ciproquement ? Pour sâen rendre compte, ils firent des recherches dans Voltaire, dans Bossuet, dans FĂ©nelon, et mĂȘme ils reprirent un abonnement Ă un cabinet de lecture. Les maĂźtres anciens Ă©taient inaccessibles par la longueur des Ćuvres ou la difficultĂ© de lâidiome, mais Jouffroy et Damiron les initiĂšrent Ă la philosophie moderne, et ils avaient des auteurs touchant celle du siĂšcle passĂ©. Bouvard tirait ses arguments de Lamettrie, de Locke, dâHelvĂ©tius ; PĂ©cuchet de M. Cousin, Thomas Reid et GĂ©rando. Le premier sâattachait Ă lâexpĂ©rience, lâidĂ©al Ă©tait tout pour le second. Il y avait de lâAristote dans celui-ci, du Platon dans celui-lĂ , et ils discutaient. â LâĂąme est immatĂ©rielle ! disait lâun. â Nullement ! disait lâautre, la folie, le chloroforme, une saignĂ©e la bouleversent et puisquâelle ne pense pas toujours, et elle nâest point une substance ne faisant que penser. â Cependant, objecta PĂ©cuchet, jâai en moi-mĂȘme quelque chose de supĂ©rieur Ă mon corps, et qui parfois le contredit. â Un ĂȘtre dans lâĂȘtre ? lâhomo duplex ! allons donc ! des tendances diffĂ©rentes rĂ©vĂšlent des motifs opposĂ©s. VoilĂ tout. â Mais ce quelque chose, cette Ăąme, demeure identique sous les changements du dehors ! Donc elle est simple, indivisible et partant spirituelle ! â Si lâĂąme Ă©tait simple, rĂ©pliqua Bouvard, le nouveau-nĂ© se rappellerait, imaginerait comme lâadulte. La pensĂ©e, au contraire, suit le dĂ©veloppement du cerveau. Quant Ă ĂȘtre indivisible, le parfum dâune rose ou lâappĂ©tit dâun loup, pas plus quâune volition ou une affirmation ne se coupent en deux. â Ăa nây fait rien ! dit PĂ©cuchet, lâĂąme est exempte des qualitĂ©s de la matiĂšre ! â Admets-tu la pesanteur ? reprit Bouvard. Or, si la matiĂšre peut tomber, elle peut de mĂȘme penser. Ayant eu un commencement, notre Ăąme doit finir et, dĂ©pendante des organes, disparaĂźtre avec eux. â Moi, je la prĂ©tends immortelle ! Dieu ne peut vouloir⊠â Mais si Dieu nâexiste pas ? â Comment ? Et PĂ©cuchet dĂ©bita les trois preuves cartĂ©siennes â Primo, Dieu est compris dans lâidĂ©e que nous en avons ; secundo, lâexistence lui est possible ; tertio, ĂȘtre fini, comment aurais-je une idĂ©e de lâinfini ? et puisque nous avons cette idĂ©e, elle nous vient de Dieu, donc Dieu existe ! Il passa au tĂ©moignage de la conscience, Ă la tradition des peuples, au besoin dâun crĂ©ateur. â Quand je vois une horloge⊠â Oui ! oui ! connu ! mais oĂč est le pĂšre de lâhorloger ? â Il faut une cause, pourtant ! Bouvard doutait des causes. â De ce quâun phĂ©nomĂšne succĂšde Ă un phĂ©nomĂšne on conclut quâil en dĂ©rive. Prouvez-le. â Mais le spectacle de lâunivers dĂ©note une intention, un plan ! â Pourquoi ? Le mal est organisĂ© aussi parfaitement que le bien. Le ver qui pousse dans la tĂȘte du mouton et le fait mourir Ă©quivaut, comme anatomie, au mouton lui-mĂȘme. Les monstruositĂ©s surpassent les fonctions normales. Le corps humain pouvait ĂȘtre mieux bĂąti. Les trois quarts du globe sont stĂ©riles. La Lune, ce lampadaire, ne se montre pas toujours ! Crois-tu lâOcĂ©an destinĂ© aux navires, et le bois des arbres au chauffage de nos maisons ? PĂ©cuchet rĂ©pondit â Cependant lâestomac est fait pour digĂ©rer, la jambe pour marcher, lâĆil pour voir, bien quâon ait des dyspepsies, des fractures et des cataractes. Pas dâarrangements sans but ! Les effets surviennent actuellement, ou plus tard. Tout dĂ©pend de lois. Donc, il y a des causes finales. Bouvard imagina que Spinoza peut-ĂȘtre lui fournirait des arguments, et il Ă©crivit Ă Dumouchel pour avoir la traduction de Saisset. Dumouchel lui envoya un exemplaire, appartenant Ă son ami le professeur Varlot, exilĂ© au 2 DĂ©cembre. LâĂ©thique les effraya avec ses axiomes, ses corollaires. Ils lurent seulement les endroits marquĂ©s dâun coup de crayon, et comprirent ceci La substance est ce qui est de soi, par soi, sans cause, sans origine. Cette substance est Dieu. Il est seul lâĂ©tendue, et lâĂ©tendue nâa pas de bornes. Avec quoi la borner ? Mais, bien quâelle soit infinie, elle nâest pas lâinfini absolu, car elle ne contient quâun genre de perfection, et lâabsolu les contient tous. » Souvent ils sâarrĂȘtaient, pour mieux rĂ©flĂ©chir. PĂ©cuchet absorbait des prises de tabac et Bouvard Ă©tait rouge dâattention. â Est-ce que cela tâamuse ? â Oui ! sans doute ! va toujours ! Dieu se dĂ©veloppe en une infinitĂ© dâattributs, qui expriment, chacun Ă sa maniĂšre, lâinfinitĂ© de son ĂȘtre. Nous nâen connaissons que deux lâĂ©tendue et la pensĂ©e. De la pensĂ©e et de lâĂ©tendue dĂ©coulent des modes innombrables, lesquels en contiennent dâautres. Celui qui embrasserait, Ă la fois, toute lâĂ©tendue et toute la pensĂ©e nây verrait aucune contingence, rien dâaccidentel, mais une suite gĂ©omĂ©trique de termes, liĂ©s entre eux par des lois nĂ©cessaires. » â Ah ! ce serait beau ! dit PĂ©cuchet. Donc il nây a pas de libertĂ© chez lâhomme, ni chez Dieu. » â Tu lâentends ! sâĂ©cria Bouvard. Si Dieu avait une volontĂ©, un but, sâil agissait pour une cause, câest quâil aurait un besoin, câest quâil manquerait dâune perfection. Il ne serait pas Dieu. Ainsi notre monde nâest quâun point dans lâensemble des choses, et lâunivers, impĂ©nĂ©trable Ă notre connaissance, une portion dâune infinitĂ© dâunivers Ă©mettant prĂšs du nĂŽtre des modifications infinies. LâĂ©tendue enveloppe notre univers, mais est enveloppĂ©e par Dieu, qui contient dans sa pensĂ©e tous les univers possibles, et sa pensĂ©e elle-mĂȘme est enveloppĂ©e dans sa substance. » Il leur semblait ĂȘtre en ballon, la nuit, par un froid glacial, emportĂ©s dâune course sans fin, vers un abĂźme sans fond, et sans rien autour dâeux que lâinsaisissable, lâimmobile, lâĂ©ternel. CâĂ©tait trop fort. Ils y renoncĂšrent. Et dĂ©sirant quelque chose de moins rude, ils achetĂšrent le Cours de philosophie Ă lâusage des classes, par M. Guesnier. Lâauteur se demande quelle sera la bonne mĂ©thode, lâontologique ou la psychologique ? La premiĂšre convenait Ă lâenfance des sociĂ©tĂ©s, quand lâhomme portait son attention vers le monde extĂ©rieur. Mais Ă prĂ©sent quâil la replie sur lui-mĂȘme, nous croyons la seconde plus scientifique », et Bouvard et PĂ©cuchet se dĂ©cidĂšrent pour elle. Le but de la psychologie est dâĂ©tudier les faits qui se passent au sein du moi » ; on les dĂ©couvre en observant. â Observons ! Et pendant quinze jours, aprĂšs le dĂ©jeuner, habituellement, ils cherchaient dans leur conscience, au hasard, espĂ©rant y faire de grandes dĂ©couvertes, et nâen firent aucune, ce qui les Ă©tonna beaucoup. Un phĂ©nomĂšne occupe le moi, Ă savoir lâidĂ©e. De quelle nature est-elle ? On a supposĂ© que les objets se mirent dans le cerveau et le cerveau envoie ces images Ă notre esprit, qui nous en donne la connaissance. Mais si lâidĂ©e est spirituelle, comment reprĂ©senter la matiĂšre ? De lĂ , scepticisme quant aux perceptions externes. Si elle est matĂ©rielle, les objets spirituels ne seraient pas reprĂ©sentĂ©s ? De lĂ , scepticisme en fait de notions internes. Dâailleurs quâon y prenne garde ! cette hypothĂšse nous mĂšnerait Ă lâathĂ©isme. Car une image Ă©tant une chose finie, il lui est impossible de reprĂ©senter lâinfini. â Cependant, objecta Bouvard, quand je songe Ă une forĂȘt, Ă une personne, Ă un chien, je vois cette forĂȘt, cette personne, ce chien. Donc les idĂ©es les reprĂ©sentent. Et ils abordĂšrent lâorigine des idĂ©es. DâaprĂšs Locke, il y en a deux, la sensation, la rĂ©flexion, et Condillac rĂ©duit tout Ă la sensation. Mais alors, la rĂ©flexion manquera de base. Elle a besoin dâun sujet, dâun ĂȘtre sentant, et elle est impuissante Ă nous fournir les grandes vĂ©ritĂ©s fondamentales Dieu, le mĂ©rite et le dĂ©mĂ©rite, le juste, le beau, etc., notions quâon nomme innĂ©es, câest-Ă -dire antĂ©rieures aux faits, Ă lâexpĂ©rience, et universelles. â Si elles Ă©taient universelles, nous les aurions dĂšs notre naissance. â On veut dire, par ce mot, des dispositions Ă les avoir, et Descartes⊠â Ton Descartes patauge ! car il soutient que le fĆtus les possĂšde, et il avoue dans un autre endroit que câest dâune façon implicite. PĂ©cuchet fut Ă©tonnĂ©. â OĂč cela se trouve-t-il ? â Dans GĂ©rando ! Et Bouvard lui frappa lĂ©gĂšrement sur le ventre. â Finis donc ! dit PĂ©cuchet. Puis venant Ă Condillac â Nos pensĂ©es ne sont pas des mĂ©tamorphoses de la sensation ! Elle les occasionne, les met en jeu. Pour les mettre en jeu, il faut un moteur. Car la matiĂšre, de soi-mĂȘme, ne peut produire le mouvement⊠Et jâai trouvĂ© cela dans ton Voltaire, ajouta PĂ©cuchet, en lui faisant une salutation profonde. Ils rabĂąchaient ainsi les mĂȘmes arguments, chacun mĂ©prisant lâopinion de lâautre, sans le convaincre de la sienne. Mais la philosophie les grandissait dans leur estime. Ils se rappelaient avec pitiĂ© leurs prĂ©occupations dâagriculture, de politique. Ă prĂ©sent le musĂ©um les dĂ©goĂ»tait. Ils nâauraient pas mieux demandĂ© que dâen vendre les bibelots, et ils passĂšrent au chapitre deuxiĂšme des facultĂ©s de lâĂąme. On en compte trois, pas davantage ! celle de sentir, celle de connaĂźtre, celle de vouloir. Dans la facultĂ© de sentir, distinguons la sensibilitĂ© physique de la sensibilitĂ© morale. Les sensations physiques se classent naturellement en cinq espĂšces, Ă©tant amenĂ©es par les organes des sens. Les faits de la sensibilitĂ© morale, au contraire, ne doivent rien au corps. Quây a-t-il de commun entre le plaisir dâArchimĂšde trouvant les lois de la pesanteur et la voluptĂ© immonde dâApicius dĂ©vorant une hure de sanglier ! » Cette sensibilitĂ© morale a quatre genres, et son deuxiĂšme genre, dĂ©sirs moraux », se divise en cinq espĂšces, et les phĂ©nomĂšnes du quatriĂšme genre, affection », se subdivisent en deux autres espĂšces, parmi lesquelles lâamour de soi, penchant lĂ©gitime, sans doute, mais qui, devenu exagĂ©rĂ©, prend le nom dâĂ©goĂŻsme ». Dans la facultĂ© de connaĂźtre, se trouve la perception rationnelle, oĂč lâon trouve deux mouvements principaux et quatre degrĂ©s. Lâabstraction peut offrir des Ă©cueils aux intelligences bizarres. La mĂ©moire fait correspondre avec le passĂ© comme la prĂ©voyance avec lâavenir. Lâimagination est plutĂŽt une facultĂ© particuliĂšre sui generis. Tant dâembarras pour dĂ©montrer les platitudes, le ton pĂ©dantesque de lâauteur, la monotonie des tournures. Nous sommes prĂȘts Ă le reconnaĂźtre, â Loin de nous la pensĂ©e, â Interrogeons notre conscience », lâĂ©loge sempiternel de Dugald-Stewart, enfin tout ce verbiage, les Ă©cĆura tellement que, sautant par-dessus la facultĂ© de vouloir, ils entrĂšrent dans la logique. Elle leur apprit ce quâest lâanalyse, la synthĂšse, lâinduction, la dĂ©duction et les causes principales de nos erreurs. Presque toutes viennent du mauvais emploi des mots. Le soleil se couche, â le temps se rembrunit, â lâhiver approche », locutions vicieuses et qui feraient croire Ă des entitĂ©s personnelles, quand il ne sâagit que dâĂ©vĂ©nements bien simples ! Je me souviens de tel objet, de tel axiome, de telle vĂ©ritĂ© », illusion ! ce sont les idĂ©es, et pas du tout les choses, qui restent dans le moi, et la rigueur du langage exige Je me souviens de tel acte de mon esprit par lequel jâai perçu cet objet, par lequel jâai dĂ©duit cet axiome, par lequel jâai admis cette vĂ©ritĂ© ». Comme le terme qui dĂ©signe un accident ne lâembrasse pas dans tous ses modes, ils tĂąchĂšrent de nâemployer que des mots abstraits, si bien quâau lieu de dire Faisons un tour, â il est temps de dĂźner, â jâai la colique », ils Ă©mettaient ces phrases Une promenade serait salutaire, â voici lâheure dâabsorber des aliments, â jâĂ©prouve un besoin dâexonĂ©ration ». Une fois maĂźtres de la logique, ils passĂšrent en revue les diffĂ©rents critĂ©riums, dâabord celui du sens commun. Si lâindividu ne peut rien savoir, pourquoi tous les individus en sauraient-ils davantage ? Une erreur, fĂ»t-elle vieille de cent mille ans, par cela mĂȘme quâelle est vieille, ne constitue pas la vĂ©ritĂ© ! La foule invariablement suit la routine. Câest, au contraire, le petit nombre qui mĂšne le progrĂšs. Vaut-il mieux se fier au tĂ©moignage des sens ? Ils trompent parfois, et ne renseignent jamais que sur lâapparence. Le fond leur Ă©chappe. La raison offre plus de garanties, Ă©tant immuable et impersonnelle ; mais pour se manifester, il lui faut sâincarner. Alors la raison devient ma raison, une rĂšgle importe peu si elle est fausse. Rien ne prouve que celle-lĂ soit juste. On recommande de la contrĂŽler avec les sens ; mais ils peuvent Ă©paissir les tĂ©nĂšbres. Dâune sensation confuse, une loi dĂ©fectueuse sera induite, et qui, plus tard, empĂȘchera la vue nette des choses. Reste la morale. Câest faire descendre Dieu au niveau de lâutile, comme si nos besoins Ă©taient la mesure de lâabsolu ! Quant Ă lâĂ©vidence, niĂ©e par lâun, affirmĂ©e par lâautre, elle est Ă elle-mĂȘme son critĂ©rium. M. Cousin lâa dĂ©montrĂ©. â Je ne vois plus que la rĂ©vĂ©lation, dit Bouvard. Mais, pour y croire, il faut admettre deux connaissances prĂ©alables celle du corps qui a senti, celle de lâintelligence qui a perçu ; admettre le sens et la raison, tĂ©moignages humains et par consĂ©quent suspects. PĂ©cuchet rĂ©flĂ©chit, se croisa les bras. â Mais nous allons tomber dans lâabĂźme effrayant du scepticisme. Il nâeffrayait, selon Bouvard, que les pauvres cervelles. â Merci du compliment, rĂ©pliqua PĂ©cuchet. Cependant il y a des faits indiscutables. On peut atteindre la vĂ©ritĂ© dans une certaine limite. â Laquelle ? Deux et deux font-ils quatre toujours ? Le contenu est-il, en quelque sorte, moindre que le contenant ? Que veut dire un Ă peu prĂšs du vrai, une fraction de Dieu, la partie dâune chose indivisible ? â Ah ! tu nâes quâun sophiste ! Et PĂ©cuchet, vexĂ©, bouda pendant trois jours. Ils les employĂšrent Ă parcourir les tables de plusieurs volumes. Bouvard souriait de temps Ă autre, et renouant la conversation â Câest quâil est difficile de ne pas douter. Ainsi, pour Dieu, les preuves de Descartes, de Kant et de Leibnitz ne sont pas les mĂȘmes, et mutuellement se ruinent. La crĂ©ation du monde par les atomes, ou par un esprit, demeure inconcevable. Je me sens Ă la fois matiĂšre et pensĂ©e, tout en ignorant ce quâest lâune et lâautre. LâimpĂ©nĂ©trabilitĂ©, la soliditĂ©, la pesanteur me paraissent des mystĂšres aussi bien que mon Ăąme, Ă plus forte raison lâunion de lâĂąme et du corps. Pour en rendre compte, Leibnitz a imaginĂ© son harmonie, Malebranche la prĂ©motion, Cudworth un mĂ©diateur, et Bossuet y voit un miracle perpĂ©tuel, ce qui est une bĂȘtise un miracle perpĂ©tuel ne serait plus un miracle. â Effectivement ! dit PĂ©cuchet. Et tous deux sâavouĂšrent quâils Ă©taient las des philosophes. Tant de systĂšmes vous embrouillent. La mĂ©taphysique ne sert Ă rien. On peut vivre sans elle. Dâailleurs leur gĂȘne pĂ©cuniaire augmentait. Ils devaient trois barriques de vin Ă Beljambe, douze kilogrammes de sucre Ă Langlois, cent vingt francs au tailleur, soixante au cordonnier. La dĂ©pense allait toujours et maĂźtre Gouy ne payait pas. Ils se rendirent chez Marescot, pour quâil leur trouvĂąt de lâargent, soit par la vente des Ăcalles, ou par une hypothĂšque sur leur ferme, ou en aliĂ©nant leur maison, qui serait payĂ©e en rentes viagĂšres et dont ils garderaient lâusufruit. Moyen impraticable, dit Marescot, mais une affaire meilleure se combinait et ils seraient prĂ©venus. Ensuite, ils pensĂšrent Ă leur pauvre jardin. Bouvard entreprit lâĂ©mondage de la charmille, PĂ©cuchet la taille de lâespalier. Marcel devait fouir les plates-bandes. Au bout dâun quart dâheure, ils sâarrĂȘtaient, lâun fermait sa serpette, lâautre dĂ©posait ses ciseaux, et ils commençaient doucement Ă se promener Bouvard, Ă lâombre des tilleuls, sans gilet, la poitrine en avant, les bras nus ; PĂ©cuchet, tout le long du mur, la tĂȘte basse, les mains dans le dos, la visiĂšre de sa casquette tournĂ©e sur le cou par prĂ©caution ; et ils marchaient ainsi parallĂšlement, sans mĂȘme voir Marcel, qui, se reposant au bord de la cahute, mangeait une chiffe de pain. Dans cette mĂ©ditation, des pensĂ©es avaient surgi ; ils sâabordaient, craignant de les perdre ; et la mĂ©taphysique revenait. Elle revenait Ă propos de la pluie et du soleil, dâun gravier dans leur soulier, dâune fleur sur le gazon, Ă propos de tout. En regardant brĂ»ler la chandelle, ils se demandaient si la lumiĂšre est dans lâobjet ou dans notre Ćil. Puisque des Ă©toiles peuvent avoir disparu quand leur Ă©clat nous arrive, nous admirons, peut-ĂȘtre, des choses qui nâexistent pas. Ayant retrouvĂ© au fond dâun gilet une cigarette Raspail, ils lâĂ©miettĂšrent sur de lâeau et le camphre tourna. VoilĂ donc le mouvement dans la matiĂšre ! un degrĂ© supĂ©rieur du mouvement amĂšnerait la vie. Mais si la matiĂšre en mouvement suffisait Ă crĂ©er les ĂȘtres, ils ne seraient pas si variĂ©s. Car il nâexistait, Ă lâorigine, ni terres, ni eaux, ni hommes, ni plantes. Quâest donc cette matiĂšre primordiale, quâon nâa jamais vue, qui nâest rien des choses du monde, et qui les a toutes produites ? Quelquefois ils avaient besoin dâun livre. Dumouchel, fatiguĂ© de les servir, ne leur rĂ©pondait plus, et ils sâacharnaient Ă la question, principalement PĂ©cuchet. Son besoin de vĂ©ritĂ© devenait une soif ardente. Ămu des discours de Bouvard, il lĂąchait le spiritualisme, le reprenait bientĂŽt pour le quitter, et sâĂ©criait, la tĂȘte dans les mains â Oh ! le doute ! le doute ! jâaimerais mieux le nĂ©ant ! Bouvard apercevait lâinsuffisance du matĂ©rialisme et tĂąchait de sây retenir, dĂ©clarant, du reste, quâil en perdait la boule. Ils commençaient des raisonnements sur une base solide ; elle croulait ; et tout Ă coup plus dâidĂ©e ; comme une mouche sâenvole, dĂšs quâon veut la saisir. Pendant les soirs dâhiver, ils causaient dans le musĂ©um, au coin du feu, en regardant les charbons. Le vent qui sifflait dans le corridor faisait trembler les carreaux, les masses noires des arbres se balançaient, et la tristesse de la nuit augmentait le sĂ©rieux de leurs pensĂ©es. Bouvard, de temps Ă autre, allait jusquâau bout de lâappartement, puis revenait. Les flambeaux et les bassines contre les murs posaient sur le sol des ombres obliques ; et le saint Pierre, vu de profil, Ă©talait, au plafond, la silhouette de son nez, pareille Ă un monstrueux cor de chasse. On avait peine Ă circuler entre les objets, et souvent Bouvard, nây prenant garde, se cognait Ă la statue. Avec ses gros yeux, sa lippe tombante, et son air dâivrogne, elle gĂȘnait aussi PĂ©cuchet. Depuis longtemps, ils voulaient sâen dĂ©faire, mais, par nĂ©gligence, remettaient cela de jour en jour. Un soir, au milieu dâune dispute sur la monade, Bouvard se frappa lâorteil au pouce de saint Pierre, et tournant contre lui son irritation. â Il mâembĂȘte, ce coco-lĂ flanquons-le dehors ! CâĂ©tait difficile par lâescalier. Ils ouvrirent la fenĂȘtre, et lâinclinĂšrent sur le bord, doucement. PĂ©cuchet Ă genoux tĂącha de soulever ses talons, pendant que Bouvard pesait sur ses Ă©paules. Le bonhomme de pierre ne branlait pas ; ils durent recourir Ă la hallebarde, comme levier, et arrivĂšrent enfin Ă lâĂ©tendre tout droit. Alors, ayant basculĂ©, il piqua dans le vide, la tiare en avant, un bruit mat retentit, et, le lendemain, ils le trouvĂšrent, cassĂ© en douze morceaux, dans lâancien trou aux composts. Une heure aprĂšs, le notaire entra, leur apportant une bonne nouvelle. Une personne de la localitĂ© avancerait mille Ă©cus, moyennant une hypothĂšque sur leur ferme ; et comme ils se rĂ©jouissaient â Pardon ! elle y met une clause ; câest que vous lui vendrez les Ăcalles pour francs. Le prĂȘt sera soldĂ© aujourdâhui mĂȘme. Lâargent est chez moi dans mon Ă©tude. Ils avaient envie de cĂ©der lâun et lâautre. Bouvard finit par rĂ©pondre â Mon Dieu⊠soit ! â Convenu ! dit Marescot. Et il leur apprit le nom de la personne, qui Ă©tait Mme Bordin. â Je mâen doutais ! sâĂ©cria PĂ©cuchet. Bouvard, humiliĂ©, se tut. Elle ou un autre, quâimportait ! le principal Ă©tant de sortir dâembarras. Lâargent touchĂ© celui des Ăcalles le serait plus tard, ils payĂšrent immĂ©diatement toutes les notes, et regagnaient leur domicile quand, au dĂ©tour des halles, le pĂšre Gouy les arrĂȘta. Il allait chez eux, pour leur faire part dâun malheur. Le vent, la nuit derniĂšre, avait jetĂ© bas vingt pommiers dans les cours, abattu la bouillerie, enlevĂ© le toit de la grange. Ils passĂšrent le reste de lâaprĂšs-midi Ă constater les dĂ©gĂąts, et le lendemain, avec le charpentier, le maçon et le couvreur. Les rĂ©parations monteraient Ă francs, pour le moins. Puis le soir, Gouy se prĂ©senta. Marianne, elle-mĂȘme, lui avait contĂ© tout Ă lâheure la vente des Ăcalles. Une piĂšce dâun rendement magnifique, Ă sa convenance, qui nâavait presque pas besoin de culture, le meilleur morceau de toute la ferme ! et il demandait une diminution. Ces messieurs la refusĂšrent. On soumit le cas au juge de paix, et il conclut pour le fermier. La perte des Ăcalles, lâacre estimĂ© francs, lui faisait un tort annuel de 70, et devant les tribunaux il gagnerait certainement. Leur fortune se trouvait diminuĂ©e. Que faire ? Et bientĂŽt comment vivre ? Ils se mirent tous les deux Ă table, pleins de dĂ©couragement. Marcel nâentendait rien Ă la cuisine ; son dĂźner, cette fois, dĂ©passa les autres. La soupe ressemblait Ă de lâeau de vaisselle, le lapin sentait mauvais, les haricots Ă©taient incuits, les assiettes crasseuses et, au dessert, Bouvard Ă©clata, menaçant de lui casser tout sur la tĂȘte. â Soyons philosophes, dit PĂ©cuchet, un peu moins dâargent, les intrigues dâune femme, la maladresse dâun domestique, quâest-ce que tout cela ? Tu es trop plongĂ© dans la matiĂšre ! â Mais quand elle me gĂȘne, dit Bouvard. â Moi, je ne lâadmets pas ! repartit PĂ©cuchet. Il avait lu derniĂšrement une analyse de Berkeley, et ajouta â Je nie lâĂ©tendue, le temps, lâespace, voire la substance ! car la vraie substance, câest lâesprit percevant les qualitĂ©s. â Parfait, dit Bouvard ; mais le monde supprimĂ©, les preuves manqueront pour lâexistence de Dieu. PĂ©cuchet se rĂ©cria, et longuement, bien quâil eĂ»t un rhume de cerveau, causĂ© par lâiodure de potassium, et une fiĂšvre permanente contribuait Ă son exaltation. Bouvard, sâen inquiĂ©tant, fit venir le mĂ©decin. Vaucorbeil ordonna du sirop dâorange avec lâiodure, et pour plus tard des bains de cinabre. â Ă quoi bon ? reprit PĂ©cuchet. Un jour ou lâautre la forme sâen ira. Lâessence ne pĂ©rit pas ! â Sans doute, dit le mĂ©decin, la matiĂšre est indestructible ! Cependant⊠â Mais non ! mais non ! Lâindestructible, câest lâĂȘtre. Ce corps qui est lĂ devant moi, le vĂŽtre, docteur, mâempĂȘche de connaĂźtre votre personne, nâest pour ainsi dire quâun vĂȘtement, ou plutĂŽt un masque. Vaucorbeil le crut fou â Bonsoir ! Soignez votre masque ! PĂ©cuchet nâenraya pas. Il se procura une introduction Ă la philosophie hĂ©gĂ©lienne, et voulut lâexpliquer Ă Bouvard. â Tout ce qui est rationnel est rĂ©el. Il nây a mĂȘme de rĂ©el que lâidĂ©e. Les lois de lâesprit sont les lois de lâunivers, la raison de lâhomme est identique Ă celle de Dieu. Bouvard feignait de comprendre. â Donc, lâabsolu, câest Ă la fois le sujet et lâobjet, lâunitĂ© oĂč viennent se rejoindre toutes les diffĂ©rences. Ainsi les contradictoires sont rĂ©solus. Lâombre permet la lumiĂšre, le froid mĂȘlĂ© au chaud produit la tempĂ©rature, lâorganisme ne se maintient que par la destruction de lâorganisme, partout un principe qui divise, un principe qui enchaĂźne. Ils Ă©taient sur le vigneau et le curĂ© passa le long de la claire-voie, son brĂ©viaire Ă la main. PĂ©cuchet le pria dâentrer, pour finir devant lui lâexposition dâHĂ©gel et voir un peu ce quâil en dirait. Lâhomme Ă la soutane sâassit prĂšs dâeux, et PĂ©cuchet aborda le christianisme. â Aucune religion nâa Ă©tabli aussi bien cette vĂ©ritĂ© La nature nâest quâun moment de lâidĂ©e ! » â Un moment de lâidĂ©e ! murmura le prĂȘtre, stupĂ©fait. â Mais oui ! Dieu, en prenant une enveloppe visible, a montrĂ© son union consubstantielle avec elle. â Avec la nature ? oh ! oh ! â Par son dĂ©cĂšs, il a rendu tĂ©moignage Ă lâessence de la mort ; donc, la mort Ă©tait en lui, faisait, fait partie de Dieu. LâecclĂ©siastique se renfrogna. â Pas de blasphĂšmes ! câĂ©tait pour le salut du genre humain quâil a endurĂ© les souffrances. â Erreur ! On considĂšre la mort dans lâindividu, oĂč elle est un mal sans doute, mais relativement aux choses, câest diffĂ©rent. Ne sĂ©parez pas lâesprit de la matiĂšre ! â Cependant, monsieur, avant la crĂ©ation⊠â Il nây a pas eu de crĂ©ation. Elle a toujours existĂ©. Autrement ce serait un ĂȘtre nouveau sâajoutant Ă la pensĂ©e divine, ce qui est absurde. Le prĂȘtre se leva, des affaires lâappelaient ailleurs. â Je me flatte de lâavoir crossĂ© ! dit PĂ©cuchet. Encore un mot ! Puisque lâexistence du monde nâest quâun passage continuel de la vie Ă la mort, et de la mort Ă la vie, loin que tout soit, rien nâest. Mais tout devient, comprends-tu ? â Oui ! je comprends, ou plutĂŽt non ! LâidĂ©alisme, Ă la fin, exaspĂ©rait Bouvard. â Je nâen veux plus ; le fameux cogito mâembĂȘte. On prend les idĂ©es des choses pour les choses elles-mĂȘmes. On explique ce quâon entend fort peu au moyen de mots quâon nâentend pas du tout ! Substance, Ă©tendue, force, matiĂšre et Ăąme. Autant dâabstractions, dâimaginations. Quant Ă Dieu, impossible de savoir comment il est, si mĂȘme il est ! Autrefois, il causait le vent, la foudre, les rĂ©volutions. Ă prĂ©sent, il diminue. Dâailleurs, je nâen vois pas lâutilitĂ©. â Et la morale, dans tout cela ! â Ah ! tant pis ! â Elle manque de base, effectivement », se dit PĂ©cuchet. Et il demeura silencieux, acculĂ© dans une impasse, consĂ©quence des prĂ©misses quâil avait lui-mĂȘme posĂ©es. Ce fut une surprise, un Ă©crasement. Bouvard ne croyait mĂȘme plus Ă la matiĂšre. La certitude que rien nâexiste si dĂ©plorable quâelle soit nâen est pas moins une certitude. Peu de gens sont capables de lâavoir. Cette transcendance leur inspira de lâorgueil, et ils auraient voulu lâĂ©taler ; une occasion sâoffrit. Un matin, en allant acheter du tabac, ils virent un attroupement devant la porte de Langlois. On entourait la gondole de Falaise, et il Ă©tait question de Touache, un galĂ©rien qui vagabondait dans le pays. Le conducteur lâavait rencontrĂ© Ă la Croix-Verte entre deux gendarmes et les Chavignollais exhalĂšrent un soupir de dĂ©livrance. Girbal et le capitaine restĂšrent sur la place ; puis arriva le juge de paix, curieux dâavoir des renseignements, et M. Marescot en toque de velours et pantoufles de basane. Langlois les invita Ă honorer sa boutique de leur prĂ©sence. Ils seraient plus Ă leur aise, et, malgrĂ© les chalands et le bruit de la sonnette, ces messieurs continuĂšrent Ă discuter les forfaits de Touache. â Mon Dieu ! dit Bouvard, il avait de mauvais instincts, voilĂ tout ! â On en triomphe par la vertu, rĂ©pliqua le notaire. â Mais si on nâa pas de vertu ? Et Bouvard nia positivement le libre arbitre. â Cependant, dit le capitaine, je peux faire ce que je veux ! je suis libre, par exemple, de remuer la jambe. â Non, monsieur, car vous avez un motif pour la remuer ! Le capitaine chercha une rĂ©ponse, nâen trouva pas. Mais Girbal dĂ©cocha ce trait â Un rĂ©publicain qui parle contre la libertĂ© ! câest drĂŽle ! â Histoire de rire ! dit Langlois. Bouvard lâinterpella â DâoĂč vient que vous ne donnez pas votre fortune aux pauvres ? LâĂ©picier, dâun regard inquiet, parcourut toute sa boutique. â Tiens ! pas si bĂȘte ! je la garde pour moi ! â Si vous Ă©tiez saint Vincent de Paul, vous agiriez diffĂ©remment, puisque vous auriez son caractĂšre. Vous obĂ©issez au vĂŽtre. Donc vous nâĂȘtes pas libre ! â Câest une chicane, rĂ©pondit en chĆur lâassemblĂ©e. Bouvard ne broncha pas, et dĂ©signant la balance sur le comptoir â Elle se tiendra inerte, tant quâun des plateaux sera vide. De mĂȘme, la volontĂ© ; et lâoscillation de la balance entre deux poids qui semblent Ă©gaux figure le travail de notre esprit, quand il dĂ©libĂšre sur les motifs, jusquâau moment oĂč le plus fort lâemporte, le dĂ©termine. â Tout cela, dit Girbal, ne fait rien pour Touache et ne lâempĂȘche pas dâĂȘtre un gaillard joliment vicieux. PĂ©cuchet prit la parole â Les vices sont des propriĂ©tĂ©s de la nature, comme les inondations, les tempĂȘtes. Le notaire lâarrĂȘta, et se haussant Ă chaque mot sur la pointe des orteils â Je trouve votre systĂšme dâune immoralitĂ© complĂšte. Il donne carriĂšre Ă tous les dĂ©bordements, excuse les crimes, innocente les coupables. â Parfaitement, dit Bouvard. Le malheureux qui suit ses appĂ©tits est dans son droit, comme lâhonnĂȘte homme qui Ă©coute la raison. â Ne dĂ©fendez pas les monstres ! â Pourquoi monstres ? Quand il naĂźt un aveugle, un idiot, un homicide, cela nous paraĂźt du dĂ©sordre, comme si lâordre nous Ă©tait connu, comme si la nature agissait pour une fin ! â Alors vous contestez la Providence ? â Oui, je la conteste ! â Voyez plutĂŽt lâhistoire, sâĂ©cria PĂ©cuchet. Rappelez-vous les assassinats de rois, les massacres de peuples, les dissensions dans les familles, le chagrin des particuliers. â Et en mĂȘme temps, ajouta Bouvard, car ils sâexcitaient lâun lâautre, cette Providence soigne les petits oiseaux et fait repousser les pattes des Ă©crevisses. Ah ! si vous entendez par Providence une loi qui rĂšgle tout, je veux bien, et encore ! â Cependant, monsieur, dit le notaire, il y a des principes ! â Quâest-ce que vous me chantez ! Une science, dâaprĂšs Condillac, est dâautant meilleure quâelle nâen a pas besoin ! Ils ne font que rĂ©sumer des connaissances acquises et nous reportent vers ces notions, qui, prĂ©cisĂ©ment, sont discutables. â Avez-vous comme nous, poursuivit PĂ©cuchet, scrutĂ©, fouillĂ© les arcanes de la mĂ©taphysique ? â Il est vrai, messieurs, il est vrai ! Et la sociĂ©tĂ© se dispersa. Mais Coulon, les tirant Ă lâĂ©cart, leur dit dâun ton paterne quâil nâĂ©tait pas dĂ©vot, certainement, et mĂȘme il dĂ©testait les jĂ©suites. Cependant il nâallait pas si loin quâeux ! Oh non ! bien sĂ»r ; et, au coin de la place, ils passĂšrent devant le capitaine, qui rallumait sa pipe en grommelant â Je fais pourtant ce que je veux, nom de Dieu ! Bouvard et PĂ©cuchet profĂ©rĂšrent en dâautres occasions leurs abominables paradoxes. Ils mettaient en doute la probitĂ© des hommes, la chastetĂ© des femmes, lâintelligence du gouvernement, le bon sens du peuple, enfin sapaient les bases. Foureau sâen Ă©mut et les menaça de la prison, sâils continuaient de tels discours. LâĂ©vidence de leur supĂ©rioritĂ© blessait. Comme ils soutenaient des thĂšses immorales, ils devaient ĂȘtre immoraux ; des calomnies furent inventĂ©es. Alors une facultĂ© pitoyable se dĂ©veloppa dans leur esprit, celle de voir la bĂȘtise et de ne plus la tolĂ©rer. Des choses insignifiantes les attristaient les rĂ©clames des journaux, le profil dâun bourgeois, une sotte rĂ©flexion entendue par hasard. En songeant Ă ce quâon disait dans leur village, et quâil y avait jusquâaux antipodes dâautres Coulon, dâautres Marescot, dâautres Foureau, ils sentaient peser sur eux comme la lourdeur de toute la Terre. Ils ne sortaient plus, ne recevaient personne. Un aprĂšs-midi, un dialogue sâĂ©leva dans la cour, entre Marcel et un monsieur ayant un chapeau Ă larges bords avec des conserves noires. CâĂ©tait lâacadĂ©micien Larsoneur. Il ne fut pas sans observer un rideau entrâouvert, des portes quâon fermait. Sa dĂ©marche Ă©tait une tentative de raccommodement, et il sâen alla furieux, chargeant le domestique de dire Ă ses maĂźtres quâil les regardait comme des goujats. Bouvard et PĂ©cuchet ne sâen souciĂšrent. Le monde diminuait dâimportance ; ils lâapercevaient comme dans un nuage, descendu de leur cerveau sur leurs prunelles. Nâest-ce pas, dâailleurs, une illusion, un mauvais rĂȘve ? Peut-ĂȘtre quâen somme les prospĂ©ritĂ©s et les malheurs sâĂ©quilibrent ! Mais le bien de lâespĂšce ne console pas lâindividu. â Et que mâimportent les autres ! disait PĂ©cuchet. Son dĂ©sespoir affligeait Bouvard. CâĂ©tait lui qui lâavait poussĂ© jusque-lĂ , et le dĂ©labrement de leur domicile avivait leur chagrin par des irritations quotidiennes. Pour se remonter, ils se faisaient des raisonnements, se prescrivaient des travaux, et retombaient vite dans une paresse plus forte, dans un dĂ©couragement profond. Ă la fin des repas, ils restaient les coudes sur la table, Ă gĂ©mir dâun air lugubre. Marcel en Ă©carquillait les yeux, puis retournait dans sa cuisine, oĂč il sâempiffrait solitairement. Au milieu de lâĂ©tĂ©, ils reçurent un billet de faire part annonçant le mariage de Dumouchel avec Mme veuve Olympe-Zulma Poulet. â Que Dieu le bĂ©nisse ! Et ils se rappelĂšrent le temps oĂč ils Ă©taient heureux. Pourquoi ne suivaient-ils plus les moissonneurs ? OĂč Ă©taient les jours quâils entraient dans les fermes, cherchant partout des antiquitĂ©s ? Rien, maintenant, nâoccasionnerait ces heures si douces que remplissaient la distillerie ou la littĂ©rature. Un abĂźme les en sĂ©parait. Quelque chose dâirrĂ©vocable Ă©tait venu. Ils voulurent faire, comme autrefois, une promenade dans les champs, allĂšrent trĂšs loin, se perdirent. De petits nuages moutonnaient dans le ciel, le vent balançait les clochettes des avoines, le long dâun prĂ© un ruisseau murmurait, quand tout Ă coup une odeur infecte les arrĂȘta, et ils virent sur des cailloux, entre des joncs, la charogne dâun chien. Les quatre membres Ă©taient dessĂ©chĂ©s. Le rictus de la gueule dĂ©couvrait sous des babines bleuĂątres des crocs dâivoire ; Ă la place du ventre, câĂ©tait un amas de couleur terreuse, et qui semblait palpiter, tant grouillait dessus la vermine. Elle sâagitait, frappĂ©e par le soleil, sous le bourdonnement des mouches, dans cette intolĂ©rable odeur, odeur fĂ©roce et comme dĂ©vorante. Cependant Bouvard plissait le front et des larmes mouillĂšrent ses yeux. PĂ©cuchet dit stoĂŻquement â Nous serons un jour comme ça ! LâidĂ©e de la mort les avait saisis. Ils en causĂšrent, en revenant. AprĂšs tout, elle nâexiste pas. On sâen va dans la rosĂ©e, dans la brise, dans les Ă©toiles. On devient quelque chose de la sĂšve des arbres, de lâĂ©clat des pierres fines, du plumage des oiseaux. On redonne Ă la Nature ce quâelle vous a prĂȘtĂ© et le NĂ©ant qui est devant nous nâa rien de plus affreux que le NĂ©ant qui se trouve derriĂšre. Ils tĂąchaient de lâimaginer sous la forme dâune nuit intense, dâun trou sans fond, dâun Ă©vanouissement continu ; nâimporte quoi valait mieux que cette existence monotone, absurde et sans espoir. Ils rĂ©capitulĂšrent leurs besoins inassouvis. Bouvard avait toujours dĂ©sirĂ© des chevaux, des Ă©quipages, les grands crus de Bourgogne, et de belles femmes complaisantes dans une habitation splendide. Lâambition de PĂ©cuchet Ă©tait le savoir philosophique. Or le plus vaste des problĂšmes, celui qui contient les autres, peut se rĂ©soudre en une minute. Quand donc arriverait-elle ? â Autant tout de suite en finir. â Comme tu voudras, dit Bouvard. Et ils examinĂšrent la question du suicide. OĂč est le mal de rejeter un fardeau qui vous Ă©crase ? et de commettre une action ne nuisant Ă personne ? Si elle offensait Dieu, aurions-nous ce pouvoir ? Ce nâest point une lĂąchetĂ©, bien quâon dise, et lâinsolence est belle de bafouer, mĂȘme Ă son dĂ©triment, ce que les hommes estiment le plus. Ils dĂ©libĂ©rĂšrent sur le genre de mort. Le poison fait souffrir. Pour sâĂ©gorger, il faut trop de courage. Avec lâasphyxie, on se rate souvent. Enfin, PĂ©cuchet monta dans le grenier deux cĂąbles de la gymnastique. Puis, les ayant liĂ©s Ă la mĂȘme traverse du toit, laissa pendre un nĆud coulant et avança dessous deux chaises pour atteindre aux cordes. Ce moyen fut rĂ©solu. Ils se demandaient quelle impression cela causerait dans lâarrondissement, oĂč iraient ensuite leur bibliothĂšque, leurs paperasses, leurs collections. La pensĂ©e de la mort les faisait sâattendrir sur eux-mĂȘmes. Cependant ils ne lĂąchaient point leur projet, et, Ă force dâen parler, sây accoutumĂšrent. Le soir du 24 dĂ©cembre, entre dix et onze heures, ils rĂ©flĂ©chissaient dans le musĂ©um, habillĂ©s diffĂ©remment. Bouvard portait une blouse sur son gilet de tricot ; et PĂ©cuchet, depuis trois mois, ne quittait plus la robe de moine, par Ă©conomie. Comme ils avaient grandâfaim car Marcel, sorti dĂšs lâaube, nâavait pas reparu, Bouvard crut hygiĂ©nique de boire un carafon dâeau-de-vie, et PĂ©cuchet de prendre du thĂ©. En soulevant la bouilloire, il rĂ©pandit de lâeau sur le parquet. â Maladroit ! sâĂ©cria Bouvard. Puis, trouvant lâinfusion mĂ©diocre, il voulut la renforcer par deux cuillerĂ©es de plus. â Ce sera exĂ©crable, dit PĂ©cuchet. â Pas du tout ! Et chacun tirant Ă soi la boĂźte, le plateau tomba ; une des tasses fut brisĂ©e, la derniĂšre du beau service en porcelaine. Bouvard pĂąlit. â Continue ! saccage ! ne te gĂȘne pas ! â Grand malheur, vraiment ! â Oui ! un malheur ! Je la tenais de mon pĂšre ! â Naturel, ajouta PĂ©cuchet en ricanant. â Ah ! tu mâinsultes ! â Non, mais je te fatigue ! je le vois bien ! avoue-le ! Et PĂ©cuchet fut pris de colĂšre, ou plutĂŽt de dĂ©mence. Bouvard aussi. Ils criaient Ă la fois tous les deux, lâun irritĂ© par la faim, lâautre par lâalcool. La gorge de PĂ©cuchet nâĂ©mettait plus quâun rĂąle. â Câest infernal, une vie pareille ; jâaime mieux la mort. Adieu ! Il prit le flambeau, tourna les talons, claqua la porte. Bouvard, au milieu des tĂ©nĂšbres, eut peine Ă lâouvrir, courut derriĂšre lui, arriva dans le grenier. La chandelle Ă©tait par terre, et PĂ©cuchet debout sur une des chaises, avec le cĂąble dans sa main. Lâesprit dâimitation emporta Bouvard â Attends-moi ! Et il montait sur lâautre chaise, quand, sâarrĂȘtant tout Ă coup â Mais⊠nous nâavons pas fait notre testament. â Tiens ! câest juste. Des sanglots gonflaient leur poitrine. Ils se mirent Ă la lucarne pour respirer. Lâair Ă©tait froid, et des astres nombreux brillaient dans le ciel noir comme de lâencre. La blancheur de la neige qui couvrait la terre se perdait dans les brumes de lâhorizon. Ils aperçurent de petites lumiĂšres Ă ras du sol, et, grandissant, se rapprochant, toutes allaient du cĂŽtĂ© de lâĂ©glise. Une curiositĂ© les y poussa. CâĂ©tait la messe de minuit. Ces lumiĂšres provenaient des lanternes des bergers. Quelques-uns, sous le porche, secouaient leurs manteaux. Le serpent ronflait, lâencens fumait. Des verres, suspendus dans la longueur de la nef, dessinaient trois couronnes de feux multicolores, et, au bout de la perspective, des deux cĂŽtĂ©s du tabernacle, des cierges gĂ©ants dressaient des flammes rouges. Par-dessus les tĂȘtes de la foule et les capelines des femmes, au delĂ des chantres, on distinguait le prĂȘtre, dans sa chasuble dâor ; Ă sa voix aiguĂ« rĂ©pondaient les voix fortes des hommes emplissant le jubĂ©, et la voĂ»te de bois tremblait sur ses arceaux de pierre. Des images, reprĂ©sentant le chemin de la croix, dĂ©coraient les murs. Au milieu du chĆur, devant lâautel, un agneau Ă©tait couchĂ©, les pattes sous le ventre, les oreilles toutes droites. La tiĂšde tempĂ©rature leur procura un singulier bien-ĂȘtre, et leurs pensĂ©es, orageuses tout Ă lâheure, se faisaient douces, comme des vagues qui sâapaisent. Ils Ă©coutĂšrent lâĂvangile et le Credo, observaient les mouvements du prĂȘtre. Cependant les vieux, les jeunes, les pauvresses en guenilles, les fermiĂšres en haut bonnet, les robustes gars Ă blonds favoris, tous priaient, absorbĂ©s dans la mĂȘme joie profonde, et voyaient sur la paille dâune Ă©table rayonner comme un soleil le corps de lâEnfant-Dieu. Cette foi des autres touchait Bouvard en dĂ©pit de sa raison, et PĂ©cuchet malgrĂ© la duretĂ© de son cĆur. Il y eut un silence ; tous les dos se courbĂšrent, et, au tintement dâune clochette, le petit agneau bĂȘla. Lâhostie fut montrĂ©e par le prĂȘtre, au bout de ses deux bras, le plus haut possible. Alors Ă©clata un chant dâallĂ©gresse qui conviait le monde aux pieds du Roi des Anges. Bouvard et PĂ©cuchet, involontairement, sây mĂȘlĂšrent, et ils sentaient comme une aurore se lever dans leur Ăąme. IX Marcel reparut le lendemain Ă trois heures, la face verte, les yeux rouges, une bigne au front, le pantalon dĂ©chirĂ©, empestant lâeau-de-vie, immonde. Il avait Ă©tĂ©, selon sa coutume annuelle, Ă six lieues de lĂ , prĂšs dâIqueville, faire le rĂ©veillon chez un ami ; et bĂ©gayant plus que jamais, pleurant, voulant se battre, il implorait sa grĂące, comme sâil eĂ»t commis un crime. Ses maĂźtres lâoctroyĂšrent. Un calme singulier les portait Ă lâindulgence. La neige avait fondu tout Ă coup, et ils se promenaient dans leur jardin, humant lâair tiĂšde, heureux de vivre. Ătait-ce le hasard seulement qui les avait dĂ©tournĂ©s de la mort ? Bouvard se sentait attendri. PĂ©cuchet se rappela sa premiĂšre communion ; et, pleins de reconnaissance pour la Force, la Cause dont ils dĂ©pendaient, lâidĂ©e leur vint de faire des lectures pieuses. LâĂvangile dilata leur Ăąme, les Ă©blouit comme un soleil. Ils apercevaient JĂ©sus, debout sur la montagne, un bras levĂ©, la foule en dessous lâĂ©coutant ; ou bien au bord du lac, parmi les ApĂŽtres qui tirent des filets ; puis sur lâĂąnesse, dans la clameur des alleluia, la chevelure Ă©ventĂ©e par les palmes frĂ©missantes ; enfin, au haut de la croix, inclinant sa tĂȘte, dâoĂč tombe Ă©ternellement une rosĂ©e sur le monde. Ce qui les gagna, ce qui les dĂ©lectait, câest la tendresse pour les humbles, la dĂ©fense des pauvres, lâexaltation des opprimĂ©s. Et dans ce livre oĂč le ciel se dĂ©ploie, rien de thĂ©ologal au milieu de tant de prĂ©ceptes ; pas un dogme, nulle exigence que la puretĂ© du cĆur. Quant aux miracles, leur raison nâen fut pas surprise ; dĂšs lâenfance, ils les connaissaient. La hauteur de saint Jean ravit PĂ©cuchet et le disposa Ă mieux comprendre lâImitation. Ici plus de paraboles, de fleurs, dâoiseaux ; mais des plaintes, un resserrement de lâĂąme sur elle-mĂȘme. Bouvard sâattrista en feuilletant ces pages, qui semblent Ă©crites par un temps de brume, au fond dâun cloĂźtre, entre un clocher et un tombeau. Notre vie mortelle y apparaĂźt si lamentable quâil faut, lâoubliant, se retourner vers Dieu ; et les deux bonshommes, aprĂšs toutes leurs dĂ©ceptions, Ă©prouvaient le besoin dâĂȘtre simples, dâaimer quelque chose, de se reposer lâesprit. Ils abordĂšrent lâEcclĂ©siaste, IsaĂŻe, JĂ©rĂ©mie. Mais la Bible les effrayait avec ses prophĂštes Ă voix de lion, le fracas du tonnerre dans les nues, tous les sanglots de la GĂ©henne, et son Dieu dispersant les empires, comme le vent fait des nuages. Ils lisaient cela le dimanche, Ă lâheure des vĂȘpres, pendant que la cloche tintait. Un jour, ils se rendirent Ă la messe, puis y retournĂšrent. CâĂ©tait une distraction au bout de la semaine. Le comte et la comtesse de Faverges les saluĂšrent de loin, ce qui fut remarquĂ©. Le juge de paix leur dit, en clignant de lâĆil â Parfait ! je vous approuve. Toutes les bourgeoises, maintenant, leur envoyaient le pain bĂ©nit. LâabbĂ© Jeufroy leur fit une visite ; ils la rendirent, on se frĂ©quenta ; et le prĂȘtre ne parlait pas de religion. Ils furent Ă©tonnĂ©s de cette rĂ©serve, si bien que PĂ©cuchet, dâun air indiffĂ©rent, lui demanda comment sây prendre pour obtenir la foi. â Pratiquez dâabord. Ils se mirent Ă pratiquer, lâun avec espoir, lâautre par dĂ©fi, Bouvard Ă©tant convaincu quâil ne serait jamais un dĂ©vot. Un mois durant, il suivit rĂ©guliĂšrement tous les offices ; mais, Ă lâencontre de PĂ©cuchet, ne voulut pas sâastreindre au maigre. Ătait-ce une mesure dâhygiĂšne ? On sait ce que vaut lâhygiĂšne ! Une affaire de convenances ? Ă bas les convenances ! Une marque de soumission envers lâĂglise ? Il sâen fichait Ă©galement ! bref, dĂ©clarait cette rĂšgle absurde, pharisaĂŻque, et contraire Ă lâesprit de lâĂvangile. Le vendredi saint des autres annĂ©es, ils mangeaient ce que Germaine leur servait. Mais Bouvard, cette fois, sâĂ©tait commandĂ© un beafsteck. Il sâassit, coupa la viande ; et Marcel le regardait scandalisĂ©, tandis que PĂ©cuchet dĂ©piautait gravement sa tranche de morue. Bouvard restait la fourchette dâune main, le couteau de lâautre. Enfin, se dĂ©cidant, il monta une bouchĂ©e Ă ses lĂšvres. Tout Ă coup ses mains tremblĂšrent, sa grosse mine pĂąlit, sa tĂȘte se renversait. â Tu te trouves mal ? â Non ! Mais ! Et il fit un aveu. Par suite de son Ă©ducation câĂ©tait plus fort que lui, il ne pouvait manger du gras ce jour-lĂ , dans la crainte de mourir. PĂ©cuchet, sans abuser de sa victoire, en profita pour vivre Ă sa guise. Un soir, il rentra la figure empreinte dâune joie sĂ©rieuse, et, lĂąchant le mot, dit quâil venait de se confesser. Alors ils discutĂšrent lâimportance de la confession. Bouvard admettait celle des premiers chrĂ©tiens qui se faisait en public la moderne est trop facile. Cependant il ne niait pas que cette enquĂȘte sur nous-mĂȘmes ne fĂ»t un Ă©lĂ©ment de progrĂšs, un levain de moralitĂ©. PĂ©cuchet, dĂ©sireux de la perfection, chercha ses vices ; les bouffĂ©es dâorgueil depuis longtemps Ă©taient parties. Son goĂ»t du travail lâexemptait de la paresse ; quant Ă la gourmandise, personne de plus sobre. Quelquefois des colĂšres lâemportaient. Il se jura de nâen plus avoir. Ensuite, il faudrait acquĂ©rir les vertus, premiĂšrement lâhumilitĂ© ; câest-Ă -dire se croire incapable de tout mĂ©rite, indigne de la moindre rĂ©compense, immoler son esprit, et se mettre tellement bas que lâon vous foule aux pieds comme la boue des chemins. Il Ă©tait loin encore de ces dispositions. Une autre vertu lui manquait la chastetĂ©. Car, intĂ©rieurement, il regrettait MĂ©lie, et le pastel de la dame en robe Louis XV le gĂȘnait avec son dĂ©colletage. Il lâenferma dans une armoire, redoubla de pudeur jusques Ă craindre de porter ses regards sur lui-mĂȘme, et couchait avec un caleçon. Tant de soins autour de la luxure la dĂ©veloppĂšrent. Le matin principalement il avait Ă subir de grands combats, comme en eurent saint Paul, saint Benoist et saint JĂ©rĂŽme, dans un Ăąge fort avancĂ© ; de suite, ils recouraient Ă des pĂ©nitences furieuses. La douleur est une expiation, un remĂšde et un moyen, un hommage Ă JĂ©sus-Christ. Tout amour veut des sacrifices, et quel plus pĂ©nible que celui de notre corps ! Afin de se mortifier, PĂ©cuchet supprima le petit verre aprĂšs les repas, se rĂ©duisit Ă quatre prises dans la journĂ©e, par les froids extrĂȘmes ne mettait plus de casquette. Un jour, Bouvard, qui rattachait la vigne, posa une Ă©chelle contre le mur de la terrasse prĂšs de la maison et, sans le vouloir, se trouva plonger dans la chambre de PĂ©cuchet. Son ami, nu jusquâau ventre, avec le martinet aux habits, se frappait les Ă©paules doucement ; puis sâanimant, retira sa culotte, cingla ses fesses et tomba sur une chaise, hors dâhaleine. Bouvard fut troublĂ© comme Ă la dĂ©couverte dâun mystĂšre, quâon ne doit pas surprendre. Depuis quelque temps, il remarquait plus de nettetĂ© sur les carreaux, moins de trous aux serviettes, une nourriture meilleure ; changements qui Ă©taient dus Ă lâintervention de Reine, la servante de M. le curĂ©. MĂȘlant les choses de lâĂ©glise Ă celles de sa cuisine, forte comme un valet de charrue et dĂ©vouĂ©e bien quâirrespectueuse, elle sâintroduisait dans les mĂ©nages, donnait des conseils, y devenait maĂźtresse. PĂ©cuchet se fiait absolument Ă son expĂ©rience. Une fois, elle lui amena un individu replet, ayant de petits yeux Ă la chinoise, un nez en bec de vautour. CâĂ©tait M. Gouttman, nĂ©gociant en articles de piĂ©tĂ© ; il en dĂ©balla quelques-uns, enfermĂ©s dans des boĂźtes, sous le hangar croix, mĂ©dailles et chapelets de toutes les dimensions, candĂ©labres pour oratoires, autels portatifs, bouquets de clinquant, et des sacrĂ©s-cĆurs en carton bleu, des saint Joseph Ă barbe rouge, des calvaires de porcelaine. PĂ©cuchet les convoita. Le prix seul lâarrĂȘtait. Gouttman ne demandait pas dâargent. Il prĂ©fĂ©rait les Ă©changes, et, montĂ© dans le musĂ©um, il offrit, contre des vieux fers et tous les plombs, un stock de ses marchandises. Elles parurent hideuses Ă Bouvard. Mais lâĆil de PĂ©cuchet, les instances de Reine et le bagout du brocanteur finirent par le convaincre. Quand il le vit si coulant, Gouttman voulut, en outre, la hallebarde ; Bouvard, las dâen avoir dĂ©montrĂ© la manĆuvre, lâabandonna. Lâestimation totale Ă©tant faite, ces messieurs devaient encore cent francs. On sâarrangea, moyennant quatre billets Ă trois mois dâĂ©chĂ©ance, et ils sâapplaudirent du bon marchĂ©. Leurs acquisitions furent distribuĂ©es dans tous les appartements. Une crĂšche remplie de foin et une cathĂ©drale de liĂšge dĂ©corĂšrent le musĂ©um. Il y eut sur la cheminĂ©e de PĂ©cuchet un saint Jean-Baptiste en cire ; le long du corridor, les portraits des gloires Ă©piscopales, et, au bas de lâescalier, sous une lampe Ă chaĂźnettes, une sainte Vierge en manteau dâazur et couronnĂ©e dâĂ©toiles. Marcel nettoyait ces splendeurs, nâimaginant au paradis rien de plus beau. Quel dommage que le saint Pierre fĂ»t brisĂ©, et comme il aurait fait bien dans le vestibule ! PĂ©cuchet sâarrĂȘtait parfois devant lâancienne fosse aux composts, oĂč lâon reconnaissait la tiare, une sandale, un bout dâoreille ; lĂąchait des soupirs, puis continuait Ă jardiner, car maintenant il joignait les travaux manuels aux exercices religieux et bĂȘchait la terre, vĂȘtu de la robe de moine, en se comparant Ă saint Bruno. Ce dĂ©guisement pouvait ĂȘtre un sacrilĂšge ; il y renonça. Mais il prenait le genre ecclĂ©siastique, sans doute par la frĂ©quentation du curĂ©. Il en avait le sourire, la voix, et, dâun air frileux, glissait comme lui dans ses manches ses deux mains jusquâaux poignets. Un jour vint oĂč le chant du coq lâimportuna, les roses lâĂ©cĆuraient ; il ne sortait plus ou jetait sur la campagne des regards farouches. Bouvard se laissa conduire au mois de Marie. Les enfants qui chantaient des hymnes, les gerbes de lilas, les festons de verdure lui avaient donnĂ© comme le sentiment dâune jeunesse impĂ©rissable. Dieu se manifestait Ă son cĆur par la forme des nids, la clartĂ© des sources, la bienfaisance du soleil, et la dĂ©votion de son ami lui semblait extravagante, fastidieuse. â Pourquoi gĂ©mis-tu pendant le repas ? â Nous devons manger en gĂ©missant, rĂ©pondit PĂ©cuchet, car lâhomme, par cette voie, a perdu son innocence, phrase quâil avait lue dans le Manuel du sĂ©minariste, deux volumes in-12 empruntĂ©s Ă M. Jeufroy, et il buvait de lâeau de la Salette, se livrait, portes closes, Ă des oraisons jaculatoires, espĂ©rait entrer dans la confrĂ©rie de Saint-François. Pour obtenir le don de persĂ©vĂ©rance, il rĂ©solut de faire un pĂšlerinage Ă la sainte Vierge. Le choix des localitĂ©s lâembarrassa. Serait-ce Ă Notre-Dame de FourviĂšres, de Chartres, dâEmbrun, de Marseille ou dâAuray ? Celle de la DĂ©livrande, plus proche, convenait aussi bien. â Tu mâaccompagneras ! â Jâaurais lâair dâun cornichon ! dit Bouvard. AprĂšs tout, il pouvait en revenir croyant, ne refusait pas de lâĂȘtre, et cĂ©da par complaisance. Les pĂšlerinages doivent sâaccomplir Ă pied. Mais quarante-trois kilomĂštres seraient durs ; et les gondoles nâĂ©tant pas congruentes Ă la mĂ©ditation, ils louĂšrent un vieux cabriolet, qui, aprĂšs douze heures de route, les dĂ©posa devant lâauberge. Ils eurent une piĂšce Ă deux lits, avec deux commodes supportant deux pots Ă lâeau dans des petites cuvettes ovales, et lâhĂŽtelier leur apprit que câĂ©tait la chambre des capucins » sous la Terreur. On y avait cachĂ© la dame de la DĂ©livrande avec tant de prĂ©caution que les bons PĂšres y disaient la messe clandestinement. Cela fit plaisir Ă PĂ©cuchet, et il lut tout haut une notice sur la chapelle, prise en bas dans la cuisine. Elle a Ă©tĂ© fondĂ©e au commencement du IIe siĂšcle par saint RĂ©gnobert, premier Ă©vĂȘque de Lisieux, ou par saint Ragnebert, qui vivait au VIIe, ou par Robert le Magnifique, au milieu du XIe. Les Danois, les Normands et surtout les protestants lâont incendiĂ©e et ravagĂ©e Ă diffĂ©rentes Ă©poques. Vers 1112, la statue primitive fut dĂ©couverte par un mouton, qui, en frappant du pied, dans un herbage, indiqua lâendroit oĂč elle Ă©tait, et sur cette place le comte Baudoin Ă©rigea un sanctuaire. Ses miracles sont innombrables. Un marchand de Bayeux, captif chez les Sarrasins, lâinvoqua ses fers tombent et il sâĂ©chappe. Un avare dĂ©couvre dans son grenier un troupeau de rats, lâappelle Ă son secours et les rats sâĂ©loignent. Le contact dâune mĂ©daille ayant effleurĂ© son effigie fit se repentir au lit de mort un vieux matĂ©rialiste de Versailles. Elle rendit la parole au sieur Adeline, qui lâavait perdue pour avoir blasphĂ©mĂ© ; et, par sa protection, M. et Mme de Becqueville eurent assez de force pour vivre chastement en Ă©tat de mariage. On cite, parmi ceux quâelle a guĂ©ris dâaffections irrĂ©mĂ©diables, Mlle de Palfresne, Anne Lirieux, Marie Duchemin, François Dufai, et Mme de Jumillac, nĂ©e dâOsseville. Des personnages considĂ©rables lâont visitĂ©e Louis XI, Louis XIII, deux filles de Gaston dâOrlĂ©ans, le cardinal Wiseman, Samirrhi, patriarche dâAntioche ; Mgr VĂ©roles, vicaire apostolique de la Mantchourie ; et lâarchevĂȘque de QuĂ©len vint lui rendre grĂące pour la conversion du prince de Talleyrand. â Elle pourra, dit PĂ©cuchet, te convertir aussi ! Bouvard, dĂ©jĂ couchĂ©, eut une sorte de grognement et sâendormit tout Ă fait. Le lendemain, Ă six heures, ils entraient dans la chapelle. On en construisait une autre ; des toiles et des planches embarrassaient la nef, et le monument, de style rococo, dĂ©plut Ă Bouvard, surtout lâautel de marbre rouge, avec ses pilastres corinthiens. La statue miraculeuse, dans une niche Ă gauche du chĆur, est enveloppĂ©e dâune robe Ă paillettes ; le bedeau survint, ayant pour chacun dâeux un cierge. Il le planta sur une maniĂšre de herse dominant la balustrade, demanda trois francs, fit une rĂ©vĂ©rence, et disparut. Ensuite ils regardĂšrent les ex-voto. Des inscriptions sur plaques tĂ©moignent de la reconnaissance des fidĂšles. On admire deux Ă©pĂ©es en sautoir offertes par un ancien Ă©lĂšve de lâĂcole polytechnique, des bouquets de mariĂ©e, des mĂ©dailles militaires, des cĆurs dâargent, et, dans lâangle, au niveau du sol, une forĂȘt de bĂ©quilles. De la sacristie dĂ©boucha un prĂȘtre portant le saint-ciboire. Quand il fut restĂ© quelques minutes au bas de lâautel, il monta les trois marches, dit lâOremus, lâIntroĂŻt et le Kyrie, que lâenfant de chĆur, Ă genoux, rĂ©cita tout dâune haleine. Les assistants Ă©taient rares, douze ou quinze vieilles femmes. On entendait le froissement de leurs chapelets et le bruit dâun marteau cognant des pierres. PĂ©cuchet, inclinĂ© sur son prie-Dieu, rĂ©pondait aux Amen. Pendant lâĂ©lĂ©vation, il supplia Notre-Dame de lui envoyer une foi constante et indestructible. Bouvard, dans un fauteuil Ă ses cĂŽtĂ©s, lui prit son Eucologe et sâarrĂȘta aux litanies de la Vierge. TrĂšs pure, trĂšs chaste, vĂ©nĂ©rable, aimable, puissante, clĂ©mente, tour dâivoire, maison dâor, porte du matin. » Ces mots dâadoration, ces hyperboles lâemportĂšrent vers celle qui est cĂ©lĂ©brĂ©e par tant dâhommages. Il la rĂȘva comme on la figure dans les tableaux dâĂ©glise, sur un amoncellement de nuages, des chĂ©rubins Ă ses pieds, lâEnfant-Dieu Ă sa poitrine ; mĂšre des tendresses que rĂ©clament toutes les afflictions de la terre ; idĂ©al de la femme transportĂ©e dans le ciel ; car, sorti de ses entrailles, lâhomme exalte son amour et nâaspire quâĂ reposer sur son cĆur. La messe Ă©tant finie, ils longĂšrent les boutiques qui sâadossent contre le mur du cĂŽtĂ© de la place. On y voit des images, des bĂ©nitiers, des urnes Ă filets dâor, des JĂ©sus-Christ en noix de coco, des chapelets dâivoire ; et le soleil, frappant les verres des cadres, Ă©blouissait les yeux, faisait ressortir la brutalitĂ© des peintures, la hideur des dessins. Bouvard, qui, chez lui, trouvait ces choses abominables, fut indulgent pour elles. Il acheta une petite Vierge en pĂąte bleue. PĂ©cuchet, comme souvenir, se contenta dâun rosaire. Les marchands criaient â Allons ! allons ! pour cinq francs, pour trois francs, pour soixante centimes, pour deux sols, ne refusez pas Notre-Dame ! Les deux pĂšlerins flĂąnaient sans rien choisir. Des remarques dĂ©sobligeantes sâĂ©levĂšrent. â Quâest-ce quâils veulent, ces oiseaux-lĂ ? â Ils sont peut-ĂȘtre des Turcs ! â Des protestants plutĂŽt ! Une grande fille tira PĂ©cuchet par la redingote ; un vieux en lunettes lui posa la main sur lâĂ©paule ; tous braillaient Ă la fois ; puis, quittant leurs baraques, ils vinrent les entourer, redoublaient de sollicitations et dâinjures. Bouvard nây tint plus. â Laissez-nous tranquilles, nom de Dieu ! La tourbe sâĂ©carta. Mais une grosse femme les suivit quelque temps sur la place et cria quâils sâen repentiraient. En rentrant Ă lâauberge, ils trouvĂšrent, dans le cafĂ©, Gouttman. Son nĂ©goce lâappelait en ces parages, et il causait avec un individu examinant des bordereaux sur la table devant eux. Cet individu avait une casquette de cuir, un pantalon trĂšs large, le teint rouge et la taille fine malgrĂ© ses cheveux blancs, lâair Ă la fois dâun officier en retraite et dâun vieux cabotin. De temps Ă autre, il lĂąchait un juron, puis, sur un mot de Gouttman dit plus bas, se calmait de suite, et passait Ă un autre papier. Bouvard qui lâobservait, au bout dâun quart dâheure sâapprocha de lui. â Barberou, je crois ? â Bouvard ! sâĂ©cria lâhomme Ă la casquette. Et ils sâembrassĂšrent. Barberou, depuis vingt ans, avait endurĂ© toutes sortes de fortunes. GĂ©rant dâun journal, commis dâassurances, directeur dâun parc aux huĂźtres. â Je vous conterai cela. Enfin, revenu Ă son premier mĂ©tier, il voyageait pour une maison de Bordeaux, et Gouttman, qui faisait le diocĂšse », lui plaçait des vins chez les ecclĂ©siastiques. â Mais permettez ; dans une minute, je suis Ă vous ! Il avait repris ses comptes, quand, bondissant sur la banquette â Comment, deux mille ? â Sans doute ! â Ah ! elle est forte, celle-lĂ ! â Vous dites ? â Je dis que jâai vu HĂ©rambert, moi-mĂȘme, rĂ©pliqua Barberou furieux. La facture porte quatre mille ; pas de blagues ! Le brocanteur ne perdit point contenance. â Eh bien ; elle vous libĂšre ! aprĂšs ? Barberou se leva, et, Ă sa figure blĂȘme dâabord, puis violette, Bouvard et PĂ©cuchet croyaient quâil allait Ă©trangler Gouttman. Il se rassit, croisa les bras. â Vous ĂȘtes une rude canaille, convenez-en ! â Pas dâinjures, monsieur Barberou, il y a des tĂ©moins ; prenez garde ! â Je vous flanquerai un procĂšs ! â Ta ! ta ! ta ! Puis ayant bouclĂ© son portefeuille, Gouttman souleva le bord de son chapeau â Ă lâavantage ! Et il sortit. Barberou exposa les faits Pour une crĂ©ance de mille francs doublĂ©e par suite de manĆuvres usuraires, il avait livrĂ© Ă Gouttman trois mille francs de vins, ce qui payerait sa dette avec mille francs de bĂ©nĂ©fices ; mais, au contraire, il en devait trois mille. Ses patrons le renverraient, on le poursuivrait ! â Crapule ! brigand ! sale juif ! Et ça dĂźne dans les presbytĂšres ! Dâailleurs, tout ce qui touche Ă la calotte⊠! Il dĂ©blatĂ©ra contre les prĂȘtres, et tapait sur la table avec tant de violence que la statuette faillit tomber. â Doucement ! dit Bouvard. â Tiens ! Quâest-ce que ça ? Et Barberou ayant dĂ©fait lâenveloppe de la petite Vierge â Un bibelot du pĂšlerinage ! Ă vous ? Bouvard, au lieu de rĂ©pondre, sourit dâune maniĂšre ambiguĂ«. â Câest Ă moi ! dit PĂ©cuchet. â Vous mâaffligez, reprit Barberou, mais je vous Ă©duquerai lĂ -dessus, nâayez pas peur ! Et comme on doit ĂȘtre philosophe, et que la tristesse ne sert Ă rien, il leur offrit Ă dĂ©jeuner. Tous les trois sâattablĂšrent. Barberou fut aimable, rappela le vieux temps, prit la taille de la bonne, voulut toiser le ventre de Bouvard. Il irait chez eux bientĂŽt, et leur apporterait un livre farce. LâidĂ©e de sa visite les rĂ©jouissait mĂ©diocrement. Ils en causĂšrent dans la voiture pendant une heure, au trot du cheval. Ensuite PĂ©cuchet ferma les paupiĂšres. Bouvard se taisait aussi. IntĂ©rieurement, il penchait vers la religion. M. Marescot sâĂ©tait prĂ©sentĂ© la veille pour leur faire une communication importante. Marcel nâen savait pas davantage. Le notaire ne put les recevoir que trois jours aprĂšs, et de suite exposa la chose. Pour une rente de sept mille cinq cents francs, Mme Bordin proposait Ă M. Bouvard de lui acheter leur ferme. Elle la reluquait depuis sa jeunesse, en connaissait les tenants et aboutissants, dĂ©fauts et avantages ; et ce dĂ©sir Ă©tait comme un cancer qui la minait. Car la bonne dame, en vraie Normande, chĂ©rissait, par-dessus tout, le bien, moins pour la sĂ©curitĂ© du capital que pour le bonheur de fouler le sol vous appartenant. Dans lâespoir de celui-lĂ , elle avait pratiquĂ© des enquĂȘtes, une surveillance journaliĂšre, de longues Ă©conomies, et elle attendait, avec impatience, la rĂ©ponse de Bouvard. Il fut embarrassĂ©, ne voulant pas que PĂ©cuchet, un jour, se trouvĂąt sans fortune ; mais il fallait saisir lâoccasion, qui Ă©tait lâeffet du pĂšlerinage la Providence, pour la seconde fois, se manifestait en leur faveur. Ils offrirent les conditions suivantes La rente, non pas de sept mille cinq cents francs, mais de six mille, serait dĂ©volue au dernier survivant. Marescot fit valoir que lâun Ă©tait faible de santĂ©. Le tempĂ©rament de lâautre le disposait Ă lâapoplexie, et Mme Bordin signa le contrat, emportĂ©e par la passion. Bouvard en resta mĂ©lancolique. Quelquâun dĂ©sirait sa mort, et cette rĂ©flexion lui inspira des pensĂ©es graves, des idĂ©es de Dieu et dâĂ©ternitĂ©. Trois jours aprĂšs, M. Jeufroy les invita au repas de cĂ©rĂ©monie quâil donnait une fois par an Ă des collĂšgues. Le dĂźner commença vers deux heures de lâaprĂšs-midi, pour finir Ă onze heures du soir. On y but du poirĂ©, on y dĂ©bita des calembours. LâabbĂ© Pruneau composa, sĂ©ance tenante, un acrostiche, M. Bougon fit des tours de carte, et Cerpet, jeune vicaire, chanta une petite romance qui frisait la galanterie. Un pareil milieu divertit Bouvard. Il fut moins sombre le lendemain. Le curĂ© vint le voir frĂ©quemment. Il prĂ©sentait la Religion sous des couleurs gracieuses. Que risque-t-on, du reste ? et Bouvard consentit bientĂŽt Ă sâapprocher de la sainte table. PĂ©cuchet, en mĂȘme temps que lui, participerait au sacrement. Le grand jour arriva. LâĂ©glise, Ă cause des premiĂšres communions, Ă©tait pleine de monde. Les bourgeois et les bourgeoises encombraient leurs bancs, et le menu peuple se tenait debout par derriĂšre, ou dans le jubĂ©, au-dessus de la porte. Ce qui allait se passer tout Ă lâheure Ă©tait inexplicable, songeait Bouvard, mais la raison ne suffit pas Ă comprendre certaines choses. De trĂšs grands hommes ont admis celle-lĂ . Autant faire comme eux, et, dans une sorte dâengourdissement, il contemplait lâautel, lâencensoir, les flambeaux, la tĂȘte un peu vide, car il nâavait rien mangĂ©, et Ă©prouvait une singuliĂšre faiblesse. PĂ©cuchet, en mĂ©ditant la Passion de JĂ©sus-Christ, sâexcitait Ă des Ă©lans dâamour. Il aurait voulu lui offrir son Ăąme, celle des autres, et les ravissements, les transports, les illuminations des saints, tous les ĂȘtres, lâunivers entier. Bien quâil priĂąt avec ferveur, les diffĂ©rentes parties de la messe lui semblĂšrent un peu longues. Enfin, les petits garçons sâagenouillĂšrent sur la premiĂšre marche de lâautel, formant avec leurs habits une bande noire, que surmontaient inĂ©galement des chevelures blondes ou brunes. Les petites filles les remplacĂšrent, ayant, sous leurs couronnes, des voiles qui tombaient ; de loin, on aurait dit un alignement de nuĂ©es blanches au fond du chĆur. Puis ce fut le tour des grandes personnes. La premiĂšre du cĂŽtĂ© de lâĂ©vangile Ă©tait PĂ©cuchet, mais trop Ă©mu, sans doute, il oscillait la tĂȘte de droite et de gauche. Le curĂ© eut peine Ă lui mettre lâhostie dans la bouche, et il la reçut en tournant les prunelles. Bouvard, au contraire, ouvrit si largement les mĂąchoires, que sa langue lui pendait sur la lĂšvre comme un drapeau. En se relevant, il coudoya Mme Bordin. Leurs yeux se rencontrĂšrent. Elle souriait ; sans savoir pourquoi, il rougit. AprĂšs Mme Bordin communiĂšrent ensemble Mlle de Faverges, la comtesse, leur dame de compagnie, et un monsieur que lâon ne connaissait pas Ă Chavignolles. Les deux derniers furent Placquevent et Petit, lâinstituteur, quand, tout Ă coup, on vit paraĂźtre Gorju. Il nâavait plus de barbiche ; et il regagna sa place, les bras en croix sur la poitrine, dâune maniĂšre fort Ă©difiante. Le curĂ© harangua les petits garçons. Quâils aient soin plus tard de ne point faire comme Judas qui trahit son Dieu, et de conserver toujours leur robe dâinnocence. PĂ©cuchet regretta la sienne. Mais on remuait des chaises, les mĂšres avaient hĂąte dâembrasser leurs enfants. Les paroissiens, Ă la sortie, Ă©changĂšrent des fĂ©licitations. Quelques-uns pleuraient. Mme de Faverges, en attendant sa voiture, se tourna vers Bouvard et PĂ©cuchet et prĂ©senta son futur gendre â M. le baron de Mahurot, ingĂ©nieur ! Le comte se plaignait de ne pas les voir. Il serait revenu la semaine prochaine. â Notez-le ! je vous prie. La calĂšche Ă©tant arrivĂ©e, les dames du chĂąteau partirent, et la foule se dispersa. Ils trouvĂšrent dans leur cour un paquet au milieu de lâherbe. Le facteur, comme la maison Ă©tait close, lâavait jetĂ© par-dessus le mur. CâĂ©tait lâouvrage que Barberou avait promis Examen du Christianisme, par Louis Hervieu, ancien Ă©lĂšve de lâĂcole normale. PĂ©cuchet le repoussa. Bouvard ne dĂ©sirait pas le connaĂźtre. On lui avait rĂ©pĂ©tĂ© que le sacrement le transformerait durant plusieurs jours, il guetta des floraisons dans sa conscience. Il Ă©tait toujours le mĂȘme, et un Ă©tonnement douloureux le saisit. Comment ! la chair de Dieu se mĂȘle Ă notre chair et elle nây cause rien ! La pensĂ©e qui gouverne les mondes nâĂ©claire pas notre esprit ! Le suprĂȘme pouvoir nous abandonne Ă lâimpuissance ! M. Jeufroy, en le rassurant, lui ordonna le CatĂ©chisme de lâabbĂ© Gaume. Au contraire, la dĂ©votion de PĂ©cuchet sâĂ©tait dĂ©veloppĂ©e. Il aurait voulu communier sous les deux espĂšces, chantait des psaumes en se promenant dans le corridor, arrĂȘtait les Chavignollais pour discuter et les convertir. Vaucorbeil lui rit au nez, Girbal haussa les Ă©paules et le capitaine lâappela Tartufe. On trouvait maintenant quâils allaient trop loin. Une excellente habitude, câest dâenvisager les choses comme autant de symboles. Si le tonnerre gronde, figurez-vous le jugement dernier ; devant un ciel sans nuages, pensez au sĂ©jour des bienheureux ; dites-vous dans vos promenades que chaque pas vous rapproche de la mort. PĂ©cuchet observa cette mĂ©thode. Quand il prenait ses habits, il songeait Ă lâenveloppe charnelle dont la seconde personne de la TrinitĂ© sâest revĂȘtue, le tic tac de lâhorloge lui rappelait les battements de son cĆur, une piqĂ»re dâĂ©pingle les clous de la croix ; mais il eut beau se tenir Ă genoux, pendant des heures, et multiplier les jeĂ»nes, et se pressurer lâimagination, le dĂ©tachement de soi-mĂȘme ne se faisait pas ; impossible dâatteindre Ă la contemplation parfaite. Il recourut Ă des auteurs mystiques sainte ThĂ©rĂšse, Jean de la Croix, Louis de Grenade, Simpoli, et de plus modernes, Mgr Chaillot. Au lieu des sublimitĂ©s quâil attendait, il ne rencontra que des platitudes, un style trĂšs lĂąche, de froides images et force comparaisons tirĂ©es de la boutique des lapidaires. Il apprit cependant quâil y a une purgation active et une purgation passive, une vision interne et une vision externe, quatre espĂšces dâoraisons, neuf excellences dans lâamour, six degrĂ©s dans lâhumilitĂ©, et que la blessure de lâĂąme ne diffĂšre pas beaucoup du vol spirituel. Des points lâembarrassaient Puisque la chair est maudite, comment se fait-il que lâon doive remercier Dieu pour le bienfait de lâexistence ? Quelle mesure garder entre la crainte indispensable au salut, et lâespĂ©rance qui ne lâest pas moins ? OĂč est le signe de la grĂące ? etc. Les rĂ©ponses de M. Jeufroy Ă©taient simples â Ne vous tourmentez pas. Ă vouloir tout approfondir, on court sur une pente dangereuse. Le CatĂ©chisme de persĂ©vĂ©rance, par Gaume, avait tellement dĂ©goĂ»tĂ© Bouvard quâil prit le volume de Louis Hervieu. CâĂ©tait un sommaire de lâexĂ©gĂšse moderne dĂ©fendu par le gouvernement. Barberou, comme rĂ©publicain, lâavait achetĂ©. Il Ă©veilla des doutes dans lâesprit de Bouvard, et dâabord sur le pĂ©chĂ© originel. â Si Dieu a créé lâhomme peccable, il ne devait pas le punir, et le mal est antĂ©rieur Ă la chute puisquâil y avait dĂ©jĂ des volcans, des bĂȘtes fĂ©roces. Enfin ce dogme bouleverse mes notions de justice. â Que voulez-vous ? disait le curĂ©, câest une de ces vĂ©ritĂ©s dont tout le monde est dâaccord, sans quâon puisse en fournir de preuves ; et nous-mĂȘmes, nous faisons rejaillir sur les enfants les crimes de leurs pĂšres. Ainsi les mĆurs et les lois justifient ce dĂ©cret de la Providence, que lâon retrouve dans la nature. Bouvard hocha la tĂȘte. Il doutait aussi de lâenfer. â Car tout chĂątiment doit viser Ă lâamĂ©lioration du coupable, ce qui devient impossible avec une peine Ă©ternelle ; et combien lâendurent ! Songez donc, tous les anciens, les juifs, les musulmans, les idolĂątres, les hĂ©rĂ©tiques et les enfants morts sans baptĂȘme, ces enfants créés par Dieu, et dans quel but ? pour les punir dâune faute quâils nâont pas commise ! â Telle est lâopinion de saint Augustin, ajouta le curĂ©, et saint Fulgence enveloppe dans la damnation jusquâaux fĆtus. LâĂglise, il est vrai, nâa rien dĂ©cidĂ© Ă cet Ă©gard. Une remarque pourtant ce nâest pas Dieu, mais le pĂ©cheur qui se damne lui-mĂȘme, et lâoffense Ă©tant infinie, puisque Dieu est infini, la punition doit ĂȘtre infinie. Est-ce tout, monsieur ? â Expliquez-moi la TrinitĂ©, dit Bouvard. â Avec plaisir. Prenons une comparaison les trois cĂŽtĂ©s du triangle, ou plutĂŽt notre Ăąme, qui contient ĂȘtre, connaĂźtre et vouloir ; ce quâon appelle facultĂ© chez lâhomme, est personne en Dieu. VoilĂ le mystĂšre. â Mais les trois cĂŽtĂ©s du triangle ne sont pas chacun le triangle ; ces trois facultĂ©s de lâĂąme ne font pas trois Ăąmes, et vos personnes de la TrinitĂ© sont trois Dieux. â BlasphĂšme ! â Alors il nây a quâune personne, un Dieu, une substance affectĂ©e de trois maniĂšres ! â Adorons sans comprendre, dit le curĂ©. â Soit, dit Bouvard. Il avait peur de passer pour un impie, dâĂȘtre mal vu au chĂąteau. Maintenant ils y venaient trois fois la semaine, vers cinq heures, en hiver, et la tasse de thĂ© les rĂ©chauffait. M. le comte, par ses allures, rappelait le chic de lâancienne cour » ; la comtesse, placide et grasse, montrait sur toutes choses un grand discernement. Mlle Yolande, leur fille, Ă©tait le type de la jeune personne », lâange des keepsakes, et Mme de Noares, leur dame de compagnie, ressemblait Ă PĂ©cuchet, ayant son nez pointu. La premiĂšre fois quâils entrĂšrent dans le salon elle dĂ©fendait quelquâun. â Je vous assure quâil est changĂ© ! Son cadeau le prouve. Ce quelquâun Ă©tait Gorju. Il venait dâoffrir aux futurs Ă©poux un prie-Dieu gothique. On lâapporta. Les armes des deux maisons sây Ă©talaient en relief de couleur. M. de Mahurot en parut content, et Mme de Noares lui dit â Vous vous souviendrez de mon protĂ©gĂ© ? Ensuite, elle amena deux enfants, un gamin dâune douzaine dâannĂ©es, et sa sĆur, qui en avait peut-ĂȘtre dix. Par les trous de leurs guenilles, on voyait leurs membres rouges de froid. Lâun Ă©tait chaussĂ© de vieilles pantoufles, lâautre nâavait plus quâun sabot. Leurs fronts disparaissaient sous leurs chevelures, et ils regardaient autour dâeux avec des prunelles ardentes comme de jeunes loups effarĂ©s. Mme de Noares conta quâelle les avait rencontrĂ©s le matin sur la grande route. Placquevent ne pouvait fournir aucun dĂ©tail. On leur demanda leur nom. â Victor, Victorine. â OĂč Ă©tait leur pĂšre ? â En prison. â Et avant, que faisait-il ? â Rien. â Leur pays ? â Saint-Pierre. â Mais quel Saint-Pierre ? Les deux petits, pour toute rĂ©ponse, disaient, en reniflant â Sais pas, sais pas. Leur mĂšre Ă©tait morte, et ils mendiaient. Mme de Noares exposa combien il serait dangereux de les abandonner ; elle attendrit la comtesse, piqua dâhonneur le comte, fut soutenue par Mademoiselle, sâobstina, rĂ©ussit. La femme du garde-chasse en prendrait soin. On leur trouverait de lâouvrage plus tard, et, comme ils ne savaient ni lire ni Ă©crire, Mme de Noares leur donnerait elle-mĂȘme des leçons, afin de les prĂ©parer au catĂ©chisme. Quand M. Jeufroy venait au chĂąteau, on allait quĂ©rir les deux mioches ; il les interrogeait, puis faisait une confĂ©rence oĂč il mettait de la prĂ©tention, Ă cause de lâauditoire. Une fois quâil avait discouru sur les patriarches, Bouvard, en sâen retournant avec lui et PĂ©cuchet, les dĂ©nigra fortement. Jacob sâest distinguĂ© par des filouteries, David par les meurtres, Salomon par ses dĂ©bauches. LâabbĂ© lui rĂ©pondit quâil fallait voir au delĂ . Le sacrifice dâAbraham est la figure de la Passion ; Jacob une autre figure du Messie, comme Joseph, comme le serpent dâairain, comme MoĂŻse. â Croyez-vous, dit Bouvard, quâil ait composĂ© le Pentateuque ? â Oui, sans doute ! â Cependant on y raconte sa mort ; mĂȘme observation pour JosuĂ©, et quant aux Juges, lâauteur nous prĂ©vient quâĂ lâĂ©poque dont il fait lâhistoire, IsraĂ«l nâavait pas encore de rois. Lâouvrage fut donc Ă©crit sous les Rois. Les prophĂštes aussi mâĂ©tonnent. â Il va nier les prophĂštes, maintenant ! â Pas du tout ! mais leur esprit Ă©chauffĂ© percevait JĂ©hovah sous des formes diverses, celle dâun feu, dâune broussaille, dâun vieillard, dâune colombe, et ils nâĂ©taient pas certains de la rĂ©vĂ©lation puisquâils demandent toujours un signe. â Ah ! et vous avez dĂ©couvert ces belles choses ?⊠â Dans Spinoza. Ă ce mot, le curĂ© bondit. â Lâavez-vous lu ? â Dieu mâen garde ! â Pourtant, monsieur, la science⊠â Monsieur, on nâest pas savant si lâon nâest chrĂ©tien. La science lui inspirait des sarcasmes â Fera-t-elle pousser un Ă©pi de grain, votre science ? Que savons-nous ? disait-il. Mais il savait que le monde a Ă©tĂ© créé pour nous ; il savait que les archanges sont au-dessus des anges ; il savait que le corps humain ressuscitera tel quâil Ă©tait vers la trentaine. Son aplomb sacerdotal agaçait Bouvard, qui, par mĂ©fiance de Louis Hervieu, Ă©crivit Ă Varlot, et PĂ©cuchet, mieux informĂ©, demanda Ă M. Jeufroy des explications sur lâĂcriture. Les six jours de la GenĂšse veulent dire six grandes Ă©poques. Le rapt des vases prĂ©cieux fait par les Juifs aux Ăgyptiens doit sâentendre des richesses intellectuelles, les arts dont ils avaient dĂ©robĂ© le secret. IsaĂŻe ne se dĂ©pouilla pas complĂštement, nudus, en latin, signifiant nu jusquâaux hanches ; ainsi Virgile conseille de se mettre nu pour labourer, et cet Ă©crivain nâeĂ»t pas donnĂ© un prĂ©cepte contraire Ă la pudeur ! ĂzĂ©chiel dĂ©vorant un livre nâa rien dâextraordinaire ; ne dit-on pas dĂ©vorer une brochure, un journal ? Mais si lâon voit partout des mĂ©taphores, que deviendront les faits ? LâabbĂ© soutenait, cependant, quâils Ă©taient rĂ©els. Cette maniĂšre de les entendre parut dĂ©loyale Ă PĂ©cuchet. Il poussa plus loin ses recherches et apporta une note sur les contradictions de la Bible. LâExode nous apprend que pendant quarante ans on fit des sacrifices dans le dĂ©sert, on nâen fit aucun suivant Amos et JĂ©rĂ©mie. Les ParalipomĂšnes et le livre dâEsdras ne sont point dâaccord sur le dĂ©nombrement du peuple. Dans le DeutĂ©ronome, MoĂŻse voit le Seigneur face Ă face ; dâaprĂšs lâExode, jamais il ne put le voir. OĂč est alors lâinspiration ? â Motif de plus pour lâadmettre, rĂ©pliquait en souriant M. Jeufroy. Les imposteurs ont besoin de connivence, les sincĂšres nây prennent garde ! Dans lâembarras recourons Ă lâĂglise. Elle est toujours infaillible. De qui relĂšve lâinfaillibilitĂ© ? Les conciles de BĂąle et de Constance lâattribuent aux conciles. Mais souvent les conciles diffĂšrent, tĂ©moin ce qui se passa pour Athanase et pour Arius ; ceux de Florence et de Latran, la dĂ©cernent au pape. Mais Adrien VI dĂ©clare que le pape, comme un autre, peut se tromper. Chicanes ! Tout cela ne fait rien Ă la permanence du dogme. Lâouvrage de Louis Hervieu en signale les variations le baptĂȘme, autrefois, Ă©tait rĂ©servĂ© pour les adultes. LâextrĂȘme-onction ne fut un sacrement quâau IXe siĂšcle ; la prĂ©sence rĂ©elle a Ă©tĂ© dĂ©crĂ©tĂ©e au VIIIe, le purgatoire reconnu au XVe, lâImmaculĂ©e Conception est dâhier. Et PĂ©cuchet en arriva Ă ne plus savoir que penser de JĂ©sus. Trois Ă©vangiles en font un homme. Dans un passage de saint Jean, il paraĂźt sâĂ©galer Ă Dieu ; dans un autre, du mĂȘme, se reconnaĂźtre son infĂ©rieur. LâabbĂ© ripostait par la lettre du roi Abgar, les actes de Pilate et le tĂ©moignage des Sibylles dont le fond est vĂ©ritable ». Il retrouvait la vierge dans les Gaules, lâannonce dâun rĂ©dempteur en Chine, la TrinitĂ© partout, la croix sur le bonnet du grand-lama, en Ăgypte au poing des dieux ; et, mĂȘme, il fit voir une gravure, reprĂ©sentant un nilomĂštre, lequel Ă©tait un phallus, suivant PĂ©cuchet. M. Jeufroy consultait secrĂštement son ami Pruneau, qui lui cherchait des preuves dans les auteurs. Une lutte dâĂ©rudition sâengagea ; et, fouettĂ© par lâamour-propre, PĂ©cuchet devint transcendant, mythologue. Il comparait la Vierge Ă Isis, lâeucharistie au homa des Perses, Bacchus Ă MoĂŻse, lâarche de NoĂ© au vaisseau de Xithuros ; ces ressemblances pour lui dĂ©montraient lâidentitĂ© des religions. Mais il ne peut y avoir plusieurs religions, puisquâil nây a quâun Dieu ; et quand il Ă©tait Ă bout dâarguments, lâhomme Ă la soutane sâĂ©criait â Câest un mystĂšre ! Que signifie ce mot ? DĂ©faut de savoir ; trĂšs bien. Mais sâil dĂ©signe une chose dont le seul Ă©noncĂ© implique contradiction, câest une sottise ; et PĂ©cuchet ne quittait plus M. Jeufroy. Il le surprenait dans son jardin, lâattendait au confessionnal, le relançait dans la sacristie. Le prĂȘtre imaginait des ruses pour le fuir. Un jour, quâil Ă©tait parti Ă Sassetot administrer quelquâun, PĂ©cuchet se porta au-devant de lui sur la route, maniĂšre de rendre la conversation inĂ©vitable. CâĂ©tait le soir, vers la fin dâaoĂ»t. Le ciel Ă©carlate se rembrunit, et un gros nuage sây forma, rĂ©gulier dans le bas, avec des volutes au sommet. PĂ©cuchet, dâabord, parla de choses indiffĂ©rentes ; puis, ayant glissĂ© le mot martyr â Combien pensez-vous quâil y en ait eu ? â Une vingtaine de millions, pour le moins. â Leur nombre nâest pas si grand, dit OrigĂšne. â OrigĂšne, vous savez, est suspect ! Un large coup de vent passa, inclinant lâherbe des fossĂ©s, et les deux rangs dâormeaux jusquâau bout de lâhorizon. PĂ©cuchet reprit â On classe, dans les martyrs, beaucoup dâĂ©vĂȘques gaulois, tuĂ©s en rĂ©sistant aux Barbares, ce qui nâest plus la question. â Allez-vous dĂ©fendre les empereurs ? Suivant PĂ©cuchet, on les avait calomniĂ©s. Lâhistoire de la lĂ©gion thĂ©baine est une fable. Je conteste Ă©galement Symphorose et ses sept fils, FĂ©licitĂ© et ses sept filles, et les sept vierges dâAncyre, condamnĂ©es au viol, bien que septuagĂ©naires, et les onze mille vierges de sainte Ursule, dont une compagne sâappelait Undecemilla, un nom pris pour un chiffre ; encore plus les dix martyrs dâAlexandrie ! â Cependant !⊠Cependant, ils se trouvent dans des auteurs dignes de crĂ©ance. Des gouttes dâeau tombĂšrent. Le curĂ© dĂ©ploya son parapluie ; et PĂ©cuchet, quand il fut dessous, osa prĂ©tendre que les catholiques avaient fait plus de martyrs chez les juifs, les musulmans, les protestants et les libres penseurs que tous les Romains autrefois. LâecclĂ©siastique se rĂ©cria â Mais on compte dix persĂ©cutions depuis NĂ©ron jusquâau CĂ©sar Galba ! â Eh bien ! et les massacres des Albigeois ? et la Saint-BarthĂ©lemy ? et la RĂ©vocation de lâĂ©dit de Nantes ? â ExcĂšs dĂ©plorables sans doute, mais vous nâallez pas comparer ces gens-lĂ Ă saint Ătienne, saint Laurent, Cyprien, Polycarpe, une foule de missionnaires. â Pardon ! je vous rappellerai Hypathie, JĂ©rĂŽme de Prague, Jean Huss, Bruno, Vanini, Anne Dubourg ! La pluie augmentait, et ses rayons dardaient si fort, quâils rebondissaient du sol, comme de petites fusĂ©es blanches. PĂ©cuchet et M. Jeufroy marchaient avec lenteur serrĂ©s lâun contre lâautre, et le curĂ© disait â AprĂšs des supplices abominables, on les jetait dans des chaudiĂšres ! â LâInquisition employait de mĂȘme la torture, et elle vous brĂ»lait trĂšs bien. â On exposait les dames illustres dans les lupanars ! â Croyez-vous que les dragons de Louis XIV fussent dĂ©cents ? â Et notez que les chrĂ©tiens nâavaient rien fait contre lâĂtat ! â Les Huguenots pas davantage ! Le vent chassait, balayait la pluie dans lâair. Elle claquait sur les feuilles, ruisselait au bord du chemin, et le ciel, couleur de boue, se confondait avec les champs dĂ©nudĂ©s, la moisson Ă©tant finie. Pas un toit. Au loin seulement, la cabane dâun berger. Le maigre paletot de PĂ©cuchet nâavait plus un fil de sec. Lâeau coulait le long de son Ă©chine, entrait dans ses bottes, dans ses oreilles, dans ses yeux, malgrĂ© la visiĂšre de la casquette Amoros ; le curĂ©, en relevant dâun bras la queue de sa soutane, se dĂ©couvrait les jambes, et les pointes de son tricorne crachaient lâeau sur ses Ă©paules comme des gargouilles de cathĂ©drale. Il fallut sâarrĂȘter, et tournant le dos Ă la tempĂȘte, ils restĂšrent face Ă face, ventre contre ventre, en tenant Ă quatre mains le parapluie qui oscillait. M. Jeufroy nâavait pas interrompu la dĂ©fense des catholiques. â Ont-ils crucifiĂ© vos protestants, comme le fut saint SimĂ©on, ou fait dĂ©vorer un homme par deux tigres, comme il advint Ă saint Ignace ? â Mais comptez-vous pour quelque chose tant de femmes sĂ©parĂ©es de leurs maris, dâenfants arrachĂ©s Ă leurs mĂšres ! Et les exils des pauvres, Ă travers la neige, au milieu des prĂ©cipices ! On les entassait dans les prisons ; Ă peine morts, on les traĂźnait sur la claie. LâabbĂ© ricana â Vous me permettrez de nâen rien croire ! Et nos martyrs Ă nous sont moins douteux. Sainte Blandine a Ă©tĂ© livrĂ©e nue dans un filet Ă une vache furieuse. Sainte Julie pĂ©rit assommĂ©e de coups. Saint Taraque, saint Probus et saint Andronic, on leur a brisĂ© les dents avec un marteau, dĂ©chirĂ© les cĂŽtes avec des peignes en fer, traversĂ© les mains avec des clous rougis, enlevĂ© la peau du crĂąne. â Vous exagĂ©rez, dit PĂ©cuchet. La mort des martyrs Ă©tait, dans ce temps-lĂ , une amplification de rhĂ©torique ! â Comment, de la rhĂ©torique ? â Mais oui ! tandis que moi, monsieur, je vous raconte de lâhistoire. Les catholiques, en Irlande, Ă©ventrĂšrent des femmes enceintes pour prendre leurs enfants ! â Jamais. â Et les donner aux pourceaux ! â Allons donc ! â En Belgique, ils les enterraient toutes vives ! â Quelle plaisanterie ! â On a leurs noms ! â Et quand mĂȘme, objecta le prĂȘtre, en secouant de colĂšre son parapluie. On ne peut les appeler des martyrs. Il nây en a pas en dehors de lâĂglise. â Un mot. Si la valeur du martyr dĂ©pend de la doctrine, comment servirait-il Ă en dĂ©montrer lâexcellence ? La pluie se calmait ; jusquâau village ils ne parlĂšrent plus. Mais, sur le seuil du presbytĂšre, lâabbĂ© dit â Je vous plains ! vĂ©ritablement, je vous plains ! PĂ©cuchet conta de suite Ă Bouvard son altercation. Elle lui avait causĂ© une malveillance antireligieuse, et une heure aprĂšs, assis devant un feu de broussailles, il lisait le CurĂ© Meslier. Ces nĂ©gations lourdes le choquĂšrent ; puis, se reprochant dâavoir mĂ©connu peut-ĂȘtre des hĂ©ros, il feuilleta, dans la Biographie, lâhistoire des martyrs les plus illustres. Quelles clameurs du peuple, quand ils entraient dans lâarĂšne ! et si les lions et les jaguars Ă©taient trop doux, du geste et de la voix ils les excitaient Ă sâavancer. On les voyait tout couverts de sang, sourire debout, le regard au ciel ; sainte PerpĂ©tue renoua ses cheveux pour ne point paraĂźtre affligĂ©e. PĂ©cuchet se mit Ă rĂ©flĂ©chir. La fenĂȘtre Ă©tait ouverte, la nuit tranquille, beaucoup dâĂ©toiles brillaient. Il devait se passer dans leur Ăąme des choses dont nous nâavons plus lâidĂ©e, une joie, un spasme divin ! Et PĂ©cuchet, Ă force dây rĂȘver, dit quâil comprenait cela, aurait fait comme eux. â Toi ? â Certainement. â Pas de blague ! Crois-tu, oui ou non ? â Je ne sais. Il alluma une chandelle ; puis ses yeux tombant sur le crucifix dans lâalcĂŽve â Combien de misĂ©rables ont recouru Ă celui-lĂ ! Et aprĂšs un silence â On lâa dĂ©naturĂ© ! câest la faute de Rome la politique du Vatican ! Mais Bouvard admirait lâĂglise pour sa magnificence, et aurait souhaitĂ© au moyen Ăąge ĂȘtre un cardinal. â Jâaurais eu bonne mine sous la pourpre, conviens-en ! La casquette de PĂ©cuchet posĂ©e devant les charbons nâĂ©tait pas sĂšche encore. Tout en lâĂ©tirant, il sentit quelque chose dans la doublure et une mĂ©daille de saint Joseph tomba. Ils furent troublĂ©s, le fait leur paraissant inexplicable ! Mme de Noares voulut savoir de PĂ©cuchet sâil nâavait pas Ă©prouvĂ© comme un changement, un bonheur et se trahit par ses questions. Une fois, pendant quâil jouait au billard, elle lui avait cousu la mĂ©daille dans sa casquette. Ăvidemment, elle lâaimait ; ils auraient pu se marier elle Ă©tait veuve et il ne soupçonna pas cet amour, qui peut-ĂȘtre eĂ»t fait le bonheur de sa vie. Bien quâil se montrĂąt plus religieux que M. Bouvard, elle lâavait dĂ©diĂ© Ă saint Joseph, dont le secours est excellent pour les conversions. Personne, comme elle, ne connaissait tous les chapelets et les indulgences quâils procurent, lâeffet des reliques, les privilĂšges des eaux saintes. Sa montre Ă©tait retenue par une chaĂźnette qui avait touchĂ© aux liens de saint Pierre. Parmi ses breloques luisait une perle dâor, Ă lâimitation de celle qui contient, dans lâĂ©glise dâAllouagne, une larme de Notre-Seigneur ; un anneau Ă son petit doigt enfermait des cheveux du curĂ© dâArs et, comme elle cueillait des simples pour les malades, sa chambre ressemblait Ă une sacristie et Ă une officine dâapothicaire. Son temps se passait Ă Ă©crire des lettres, Ă visiter les pauvres, Ă dissoudre des concubinages, Ă rĂ©pandre des photographies du SacrĂ©-CĆur. Un monsieur devait lui envoyer de la pĂąte des martyrs », mĂ©lange de cire pascale et de poussiĂšre humaine prise aux catacombes, et qui sâemploie dans les cas dĂ©sespĂ©rĂ©s en mouches ou en pilules. Elle en promit Ă PĂ©cuchet. Il parut choquĂ© dâun tel matĂ©rialisme. Le soir, un valet du chĂąteau lui apporta une hottĂ©e dâopuscules, relatant des paroles pieuses du grand NapolĂ©on, des bons mots du curĂ© dans les auberges, des morts effrayantes advenues Ă des impies. Mme de Noares savait tout cela par cĆur, avec une infinitĂ© de miracles. Elle en contait de stupides, des miracles sans but, comme si Dieu les eĂ»t faits pour Ă©bahir le monde. Sa grandâmĂšre Ă elle-mĂȘme avait serrĂ© dans une armoire des pruneaux couverts dâun linge, et quand on ouvrit lâarmoire un an plus tard, on en vit treize sur la nappe, formant la croix. â Expliquez-moi cela. CâĂ©tait son mot aprĂšs ses histoires, quâelle soutenait avec un entĂȘtement de bourrique, bonne femme, dâailleurs, et dâhumeur enjouĂ©e. Une fois pourtant elle sortit de son caractĂšre ». Bouvard lui contestait le miracle de Pezilla un compotier oĂč lâon avait cachĂ© des hosties pendant la RĂ©volution, se dora de lui-mĂȘme tout seul. â Peut-ĂȘtre y avait-il au fond un peu de couleur jaune provenant de lâhumiditĂ© ? â Mais non ! je vous rĂ©pĂšte que non ! La dorure a pour cause le contact de lâEucharistie. Et elle donna en preuve lâattestation des Ă©vĂȘques. â Câest, disent-ils, comme un bouclier, un⊠un palladium sur le diocĂšse de Perpignan. Demandez plutĂŽt Ă M. Jeufroy ! Bouvard nây tint plus, et ayant repassĂ© son Louis Hervieu, emmena PĂ©cuchet. LâecclĂ©siastique finissait de dĂźner. Reine offrit des siĂšges, et, sur un geste, alla prendre deux petits verres quâelle emplit de Rosolio. AprĂšs quoi, Bouvard exposa ce qui lâamenait. LâabbĂ© ne rĂ©pondit pas franchement. â Tout est possible Ă Dieu, et les miracles sont une preuve de la religion. â Cependant il y a des lois. â Cela nây fait rien. Il les dĂ©range pour instruire, corriger. â Que savez-vous sâil les dĂ©range ? rĂ©pliqua Bouvard. Tant que la nature suit sa routine, on nây pense pas ; mais dans un phĂ©nomĂšne extraordinaire, nous voyons la main de Dieu. Elle peut y ĂȘtre, dit lâecclĂ©siastique, et quand un Ă©vĂ©nement se trouve certifiĂ© par des tĂ©moins ? â Les tĂ©moins gobent tout, car il y a de faux miracles ! Le prĂȘtre devint rouge. â Sans doute⊠quelquefois. â Comment les distinguer des vrais ? Et si les vrais donnĂ©s en preuves ont eux-mĂȘmes besoin de preuves, pourquoi en faire ? Reine intervint, et, prĂȘchant comme son maĂźtre, dit quâil fallait obĂ©ir. â La vie est un passage, mais la mort est Ă©ternelle ! â Bref, ajouta Bouvard en lampant le Rosolio, les miracles dâautrefois ne sont pas mieux dĂ©montrĂ©s que les miracles dâaujourdâhui ; des raisons analogues dĂ©fendent ceux des chrĂ©tiens et des paĂŻens. Le curĂ© jeta sa fourchette sur la table. â Ceux-lĂ Ă©taient faux, encore un coup ! Pas de miracles en dehors de lâĂglise ! â Tiens ! se dit PĂ©cuchet, mĂȘme argument que pour les martyrs la doctrine sâappuie sur les faits et les faits sur la doctrine. M. Jeufroy, ayant bu un verre dâeau, reprit â Tout en les niant, vous y croyez. Le monde que convertissent douze pĂȘcheurs, voilĂ , il me semble, un beau miracle ! â Pas du tout ! PĂ©cuchet en rendait compte dâune autre maniĂšre. â Le monothĂ©isme vient des HĂ©breux, la TrinitĂ© des Indiens, le Logos est Ă Platon, la Vierge mĂšre Ă lâAsie. Nâimporte ! M. Jeufroy tenait au surnaturel, ne voulait que le christianisme pĂ»t avoir humainement la moindre raison dâĂȘtre, bien quâil en vĂźt chez tous les peuples des prodromes ou des dĂ©formations. LâimpiĂ©tĂ© railleuse du XVIIIe siĂšcle, il lâeĂ»t tolĂ©rĂ©e ; mais la critique moderne, avec sa politesse, lâexaspĂ©rait. â Jâaime mieux lâathĂ©e qui blasphĂšme, que le sceptique qui ergote ! Puis il les regarda dâun air de bravade, comme pour les congĂ©dier. PĂ©cuchet sâen retourna mĂ©lancolique. Il avait espĂ©rĂ© lâaccord de la foi et de la raison. Bouvard lui fit lire ce passage de Louis Hervieu Pour connaĂźtre lâabĂźme qui les sĂ©pare, opposez leurs axiomes La raison vous dit Le tout enferme la partie, et la foi vous rĂ©pond Par la substantiation, JĂ©sus communiant avec ses apĂŽtres, avait son corps dans sa main, et sa tĂȘte dans sa bouche. La raison vous dit On nâest pas responsable du crime des autres, et la foi vous rĂ©pond Par le pĂ©chĂ© originel. La raison vous dit Trois câest trois, et la foi dĂ©clare que Trois câest un. » Ils ne frĂ©quentĂšrent plus lâabbĂ©. CâĂ©tait lâĂ©poque de la guerre dâItalie. Les honnĂȘtes gens tremblaient pour le pape. On tonnait contre Emmanuel. Mme de Noares allait jusquâĂ lui souhaiter la mort. Bouvard et PĂ©cuchet ne protestaient que timidement. Quand la porte du salon tournait devant eux et quâils se miraient en passant dans les hautes glaces, tandis que par les fenĂȘtres on apercevait les allĂ©es, oĂč tranchait, sur la verdure, le gilet rouge dâun domestique, ils Ă©prouvaient un plaisir ; et le luxe du milieu les faisait indulgents aux paroles qui sây dĂ©bitaient. Le comte leur prĂȘta tous les ouvrages de M. de Maistre. Il en dĂ©veloppait les principes devant un cercle dâintimes Hurel, le curĂ©, le juge de paix, le notaire et le baron, son futur gendre, qui venait de temps Ă autre pour vingt-quatre heures au chĂąteau. â Ce quâil y a dâabominable, disait le comte, câest lâesprit de 89 ! Dâabord, on conteste Dieu ; ensuite, on discute le gouvernement ; puis arrive la libertĂ©. LibertĂ© dâinjures, de rĂ©volte, de jouissances, ou plutĂŽt de pillage, si bien que la religion et le pouvoir doivent proscrire les indĂ©pendants, les hĂ©rĂ©tiques. On criera sans doute Ă la persĂ©cution, comme si les bourreaux persĂ©cutaient les criminels. Je me rĂ©sume Point dâĂtat sans Dieu ! la loi ne pouvant ĂȘtre respectĂ©e que si elle vient dâen haut, et, actuellement, il ne sâagit pas des Italiens, mais de savoir qui lâemportera de la rĂ©volution ou du pape, de Satan ou de JĂ©sus-Christ. M. Jeufroy approuvait par des monosyllabes, Hurel avec un sourire, le juge de paix en dodelinant la tĂȘte. Bouvard et PĂ©cuchet regardaient le plafond ; Mme de Noares, la comtesse et Yolande travaillaient pour les pauvres, et M. de Mahurot, prĂšs de sa fiancĂ©e, parcourait les feuilles. Puis il y avait des silences, oĂč chacun semblait plongĂ© dans la recherche dâun problĂšme. NapolĂ©on III nâĂ©tait plus un sauveur, et mĂȘme il donnait un exemple dĂ©plorable en laissant aux Tuileries les maçons travailler le dimanche. On ne devrait pas permettre », Ă©tait la phrase ordinaire de M. le comte. Ăconomie sociale, beaux-arts, littĂ©rature, histoire, doctrines scientifiques, il dĂ©cidait de tout, en sa qualitĂ© de chrĂ©tien et de pĂšre de famille ; et plĂ»t Ă Dieu que le gouvernement, Ă cet Ă©gard, eĂ»t la mĂȘme rigueur quâil dĂ©ployait dans sa maison ! Le pouvoir seul est juge des dangers de la science ; rĂ©pandue trop largement elle inspire au peuple des ambitions funestes. Il Ă©tait plus heureux, ce pauvre peuple, quand les seigneurs et les Ă©vĂȘques tempĂ©raient lâabsolutisme du roi. Les industriels maintenant lâexploitent. Il va tomber en esclavage. Et tous regrettaient lâancien rĂ©gime Hurel par bassesse, Coulon par ignorance, Marescot comme artiste. Bouvard, une fois chez lui, se retrempait avec Lamettrie, dâHolbach, etc. ; et PĂ©cuchet sâĂ©loigna dâune religion devenue un moyen de gouvernement. M. de Mahurot avait communiĂ© pour sĂ©duire mieux ces dames », et sâil pratiquait, câĂ©tait Ă cause des domestiques. MathĂ©maticien et dilettante, jouant des valses sur le piano et admirateur de Topffer, il se distinguait par un scepticisme de bon goĂ»t. Ce quâon rapporte des abus fĂ©odaux, de lâinquisition ou des jĂ©suites, prĂ©jugĂ©s ; et il vantait le progrĂšs, bien quâil mĂ©prisĂąt tout ce qui nâĂ©tait pas gentilhomme ou sorti de lâĂcole polytechnique ! M. Jeufroy, de mĂȘme, leur dĂ©plaisait. Il croyait aux sortilĂšges, faisait des plaisanteries sur les idoles, affirmait que tous les idiomes sont dĂ©rivĂ©s de lâhĂ©breu ; sa rhĂ©torique manquait dâimprĂ©vu ; invariablement, câĂ©tait le cerf aux abois, le miel et lâabsinthe, lâor et le plomb, des parfums, des urnes, et lâĂąme chrĂ©tienne comparĂ©e au soldat qui doit dire en face du pĂ©chĂ© Tu ne passes pas ! » Pour Ă©viter ses confĂ©rences, ils arrivaient au chĂąteau le plus tard possible. Un jour, pourtant, ils lây trouvĂšrent. Depuis une heure, il attendait ses deux Ă©lĂšves. Tout Ă coup, Mme de Noares entra. â La petite a disparu. JâamĂšne Victor. Ah ! le malheureux ! Elle avait saisi dans sa poche un dĂ© dâargent perdu depuis trois jours, puis suffoquĂ©e par les sanglots â Ce nâest pas tout ! ce nâest pas tout ! Pendant que je le grondais, il mâa montrĂ© son derriĂšre ! Et avant que le comte et la comtesse aient rien dit â Du reste, câest de ma faute ; pardonnez-moi ! Elle leur avait cachĂ© que les deux orphelins Ă©taient les enfants de Touache, maintenant au bagne. Que faire ? Si le comte les renvoyait, ils Ă©taient perdus, et son acte de charitĂ© passerait pour un caprice. M. Jeufroy ne fut pas surpris. Lâhomme Ă©tant corrompu naturellement, on doit le chĂątier pour lâamĂ©liorer. Bouvard protesta. La douceur valait mieux. Mais le comte, encore une fois, sâĂ©tendit sur le bras de fer indispensable aux enfants comme pour les peuples. Ces deux-lĂ Ă©taient pleins de vices la petite fille menteuse, le gamin brutal. Ce vol, aprĂšs tout, on lâexcuserait ; lâinsolence, jamais, lâĂ©ducation devant ĂȘtre lâĂ©cole du respect. Donc, Sorel, le garde-chasse, administrerait au jeune homme une bonne fessĂ©e immĂ©diatement. M. de Mahurot, qui avait Ă lui dire quelque chose, se chargea de la commission. Il prit un fusil dans lâantichambre et appela Victor, restĂ© au milieu de la cour, la tĂȘte basse â Suis-moi ! dit le baron. Comme la route pour aller chez le garde dĂ©tournait peu de Chavignolles, M. Jeufroy, Bouvard et PĂ©cuchet lâaccompagnĂšrent. Ă cent pas du chĂąteau, il les pria de ne plus parler tant quâil longerait le bois. Le terrain dĂ©valait jusquâau bord de la riviĂšre, oĂč se dressaient de grands quartiers de roches. Elle faisait des plaques dâor sous le soleil couchant. En face, les verdures des collines se couvraient dâombre. Un air vif soufflait. Des lapins sortirent de leurs terriers et broutaient le gazon. Un coup de feu partit, un deuxiĂšme, un autre, et les lapins sautaient, dĂ©boulaient. Victor se jetait dessus pour les saisir et haletait, trempĂ© de sueur. â Tu arranges bien tes nippes ! dit le baron. Sa blouse, en loques, avait du sang. La vue du sang rĂ©pugnait Ă Bouvard. Il nâadmettait pas quâon en pĂ»t verser. M. Jeufroy reprit â Les circonstances quelquefois lâexigent. Si ce nâest pas le coupable qui donne le sien, il faut celui dâun autre, vĂ©ritĂ© que nous enseigne la RĂ©demption. Suivant Bouvard, elle nâavait guĂšre servi, presque tous les hommes Ă©tant damnĂ©s, malgrĂ© le sacrifice de Notre-Seigneur. â Mais quotidiennement il le renouvelle dans lâEucharistie. â Et le miracle, dit PĂ©cuchet, se fait avec des mots, quelle que soit lâindignitĂ© du prĂȘtre. â LĂ est le mystĂšre, monsieur. Cependant Victor clouait ses yeux sur le fusil, tĂąchait mĂȘme dây toucher. â Ă bas les pattes ! Et M. de Mahurot prit un sentier sous bois. LâecclĂ©siastique avait PĂ©cuchet dâun cĂŽtĂ©, Bouvard de lâautre, et il lui dit â Attention, vous savez Debetur pueris. Bouvard lâassura quâil sâhumiliait devant le CrĂ©ateur, mais Ă©tait indignĂ© quâon en fĂźt un homme. On redoute sa vengeance, on travaille pour sa gloire, il a toutes les vertus, un bras, un Ćil, une politique, une habitation. Notre PĂšre, qui ĂȘtes aux cieux, quâest-ce que cela veut dire ? Et PĂ©cuchet ajouta â Le monde sâest Ă©largi, la Terre nâen fait plus le centre. Elle roule dans la multitude infinie de ses pareils. Beaucoup la dĂ©passent en grandeur, et ce rapetissement de notre globe prouve de Dieu un idĂ©al plus sublime. Donc, la religion devait changer. Le paradis est quelque chose dâenfantin avec ses bienheureux toujours contemplant, toujours chantant et qui regardent dâen haut les tortures des damnĂ©s. Quand on songe que le christianisme a pour base une pomme ! Le curĂ© se fĂącha. â Niez la rĂ©vĂ©lation, ce sera plus simple. â Comment voulez-vous que Dieu ait parlĂ© ? dit Bouvard. â Prouvez quâil nâa pas parlĂ© ! disait Jeufroy. â Encore une fois, qui vous lâaffirme ? â LâĂglise ! â Beau tĂ©moignage ! Cette discussion ennuyait M. de Mahurot, et tout en marchant â Ăcoutez donc le curĂ©, il en sait plus que vous ! Bouvard et PĂ©cuchet se firent des signes pour prendre un autre chemin, puis Ă la Croix-Verte â Bien le bonsoir ! â Serviteur ! dit le baron. Tout cela serait contĂ© Ă M. de Faverges, et peut-ĂȘtre quâune rupture sâensuivrait. Tant pis. Ils se sentaient mĂ©prisĂ©s par ces nobles. On ne les invitait jamais Ă dĂźner, et ils Ă©taient las de Mme de Noares, avec ses continuelles remontrances. Ils ne pouvaient cependant garder le De Maistre, et, une quinzaine aprĂšs, ils retournĂšrent au chĂąteau, croyant nâĂȘtre pas reçus. Ils le furent. Toute la famille se trouvait dans le boudoir, Hurel y compris, et par extraordinaire, Foureau. La correction nâavait point corrigĂ© Victor. Il refusait dâapprendre son catĂ©chisme, et Victorine profĂ©rait des mots sales. Bref, le garçon irait aux Jeunes DĂ©tenus, la petite fille dans un couvent. Foureau sâĂ©tait chargĂ© des dĂ©marches, et il sâen allait quand la comtesse le rappela. On attendait M. Jeufroy pour fixer ensemble la date du mariage, qui aurait lieu Ă la mairie bien avant de se faire Ă lâĂ©glise, afin de montrer que lâon honnissait le mariage civil. Foureau tĂącha de le dĂ©fendre. Le comte et Hurel lâattaquĂšrent. QuâĂ©tait une fonction municipale prĂšs dâun sacerdoce ! et le baron ne se fĂ»t pas cru mariĂ© sâil lâeĂ»t Ă©tĂ© seulement devant une Ă©charpe tricolore. â Bravo ! dit M. Jeufroy, qui entrait. Le mariage Ă©tant Ă©tabli par JĂ©sus⊠PĂ©cuchet lâarrĂȘta â Dans quel Ă©vangile ! Aux temps apostoliques on le considĂ©rait si peu, que Tertullien le compare Ă lâadultĂšre. â Ah ! par exemple ! â Mais oui ! et ce nâest pas un sacrement ! Il faut au sacrement un signe. Montrez-moi le signe dans le mariage ! Le curĂ© eut beau rĂ©pondre quâil figurait lâalliance de Dieu avec lâĂglise. â Vous ne comprenez plus le christianisme ! et la loi⊠â Elle en garde lâempreinte, dit M. de Faverges ; sans lui, elle autoriserait la polygamie ! Une voix rĂ©pliqua â OĂč serait le mal ? CâĂ©tait Bouvard, Ă demi cachĂ© par un rideau. â On peut avoir plusieurs Ă©pouses, comme les patriarches, les mormons, les musulmans et nĂ©anmoins ĂȘtre honnĂȘte homme ! â Jamais ! sâĂ©cria le prĂȘtre, lâhonnĂȘtetĂ© consiste Ă rendre ce qui est dĂ». Nous devons hommage Ă Dieu. Or qui nâest pas chrĂ©tien nâest pas honnĂȘte ! â Autant que dâautres, dit Bouvard. Le comte, croyant voir dans cette repartie une atteinte Ă la religion, lâexalta. Elle avait affranchi les esclaves. Bouvard fit des citations prouvant le contraire. â Saint Paul leur recommande dâobĂ©ir aux maĂźtres comme Ă JĂ©sus. Saint Ambroise nomme la servitude un don de Dieu. â Le LĂ©vitique, lâExode et les conciles lâont sanctionnĂ©e. Bossuet la classe parmi le droit des gens. Et Mgr Bouvier lâapprouve. Le comte objecta que le christianisme, pas moins, avait dĂ©veloppĂ© la civilisation. â Et la paresse, en faisant de la pauvretĂ© une vertu. â Cependant, monsieur, la morale de lâĂvangile ? â Eh ! eh ! pas si morale ! Les ouvriers de la derniĂšre heure sont autant payĂ©s que ceux de la premiĂšre. On donne Ă celui qui possĂšde, et on retire Ă celui qui nâa pas. Quant au prĂ©cepte de recevoir des soufflets sans les rendre et de se laisser voler, il encourage les audacieux, les lĂąches et les coquins. Le scandale redoubla, quand PĂ©cuchet eut dĂ©clarĂ© quâil aimait autant le Bouddhisme. Le prĂȘtre Ă©clata de rire â Ah ! ah ! ah ! le Bouddhisme ! Mme de Noares leva les bras â Le Bouddhisme ! â CommentâŠ, le Bouddhisme ! rĂ©pĂ©tait le comte. â Le connaissez-vous ? dit PĂ©cuchet Ă M. Jeufroy, qui sâembrouilla. â Eh bien, sachez-le ! mieux que le christianisme, et avant lui, il a reconnu le nĂ©ant des choses terrestres. Ses pratiques sont austĂšres, ses fidĂšles plus nombreux que tous les chrĂ©tiens, et pour lâincarnation, Vischnou nâen a pas une, mais neuf ! Ainsi, jugez ! â Des mensonges de voyageurs, dit Mme de Noares. â Soutenus par les francs-maçons, ajouta le curĂ©. Et tous parlant Ă la fois â Allez donc, continuez ! â Fort joli ! â Moi, je le trouve drĂŽle ! â Pas possible ! Si bien que PĂ©cuchet, exaspĂ©rĂ©, dĂ©clara quâil se ferait bouddhiste ! â Vous insultez des chrĂ©tiennes ! dit le baron. Mme de Noares sâaffaissa dans un fauteuil. La comtesse et Yolande se taisaient. Le comte roulait des yeux. Hurel attendait des ordres. LâabbĂ©, pour se contenir, lisait son brĂ©viaire. Cette vue apaisa M. de Faverges, et, considĂ©rant les deux bonshommes â Avant de blĂąmer lâĂvangile, et quand on a des taches dans sa vie, il est certaines rĂ©parations⊠â Des rĂ©parations ? â Des taches ? â Assez, messieurs ! vous devez me comprendre ! Puis sâadressant Ă Foureau â Sorel est prĂ©venu ! Allez-y ! Et Bouvard et PĂ©cuchet se retirĂšrent sans saluer. Au bout de lâavenue, ils exhalĂšrent, tous les trois, leur ressentiment â On me traite en domestique, grommelait Foureau. Et les autres lâapprouvant, malgrĂ© le souvenir des hĂ©morroĂŻdes, il avait pour eux comme de la sympathie. Des cantonniers travaillaient dans la campagne. Lâhomme qui les commandait se rapprocha, câĂ©tait Gorju. On se mit Ă causer. Il surveillait le cailloutage de la route, votĂ©e en 1848, et devait cette place Ă M. de Mahurot, lâingĂ©nieur. â Celui qui doit Ă©pouser Mlle de Faverges ! Vous sortez de lĂ -bas, sans doute ? â Pour la derniĂšre fois ! dit brutalement PĂ©cuchet. Gorju prit un air naĂŻf. â Une brouille ? Tiens ! tiens ! Et sâils avaient pu voir sa mine, quand ils eurent tournĂ© les talons, ils auraient compris quâil en flairait la cause. Un peu plus loin, ils sâarrĂȘtĂšrent devant un enclos de treillage, qui contenait des loges Ă chien, et une maisonnette en tuiles rouges. Victorine Ă©tait sur le seuil. Des aboiements retentirent. La femme du garde parut. Sachant pourquoi le maire venait, elle hĂ©la Victor. Tout dâavance Ă©tait prĂȘt, et leur trousseau dans deux mouchoirs que fermaient des Ă©pingles. â Bon voyage, leur dit-elle, trop heureuse de nâavoir plus cette vermine ! Ătait-ce leur faute, sâils Ă©taient nĂ©s dâun pĂšre forçat ? Au contraire, ils semblaient trĂšs doux, ne sâinquiĂ©taient mĂȘme pas de lâendroit oĂč on les menait. Bouvard et PĂ©cuchet les regardaient marcher devant eux. Victorine chantonnait des paroles indistinctes, son foulard au bras, comme une modiste qui porte un carton. Elle se retournait quelquefois, et PĂ©cuchet, devant ses frisettes blondes et sa gentille tournure, regrettait de nâavoir pas une enfant pareille. ĂlevĂ©e en dâautres conditions, elle serait charmante plus tard Quel bonheur que de la voir grandir, dâentendre tous les jours son ramage dâoiseau, quand il le voudrait de lâembrasser ; et un attendrissement, lui montant du cĆur aux lĂšvres, humecta ses paupiĂšres, lâoppressait un peu. Victor, comme un soldat, sâĂ©tait mis son bagage sur le dos. Il sifflait, jetait des pierres aux corneilles dans les sillons, allait sous les arbres pour se couper des badines. Foureau le rappela ; et Bouvard, en le retenant par la main, jouissait de sentir dans la sienne ces doigts dâenfant robustes et vigoureux. Le pauvre petit diable ne demandait quâĂ se dĂ©velopper librement, comme une fleur en plein air ! et il pourrirait entre des murs, avec des leçons, des punitions, un tas de bĂȘtises ! Bouvard fut saisi par une rĂ©volte de la pitiĂ©, une indignation contre le sort, une de ces rages oĂč lâon veut dĂ©truire le gouvernement. â Galope ! dit-il, amuse-toi ! jouis de ton reste ! Le gamin sâĂ©chappa. Sa sĆur et lui coucheraient Ă lâauberge, et, dĂšs lâaube, le messager de Falaise prendrait Victor pour le descendre au pĂ©nitencier de Beaubourg ; une religieuse de lâorphelinat de Grand-Camp emmĂšnerait Victorine. Foureau, ayant donnĂ© ces dĂ©tails, se replongea dans ses pensĂ©es. Mais Bouvard voulut savoir combien pouvait coĂ»ter lâentretien des deux mioches. â Bah⊠Lâaffaire, peut-ĂȘtre, de trois cents francs ! Le comte mâen a remis vingt-cinq pour les premiers dĂ©bours ! Quel pingre ! Et gardant sur le cĆur le mĂ©pris de son Ă©charpe, Foureau hĂątait le pas silencieusement. Bouvard murmura â Ils me font de la peine. Je mâen chargerais bien ! â Moi aussi, dit PĂ©cuchet, la mĂȘme idĂ©e leur Ă©tant venue. Il existait sans doute des empĂȘchements ? â Aucun ! rĂ©pliqua Foureau. Dâailleurs il avait le droit, comme maire, de confier Ă qui bon lui semblait, les enfants abandonnĂ©s. Et aprĂšs une longue hĂ©sitation â Eh bien, oui ! prenez-les ! ça le fera bisquer. Bouvard et PĂ©cuchet les emmenĂšrent. En rentrant chez eux, ils trouvĂšrent au bas de lâescalier, sous la madone, Marcel Ă genoux, et qui priait avec ferveur. La tĂȘte renversĂ©e, les yeux demi-clos, et dilatant son bec-de-liĂšvre, il avait lâair dâun fakir en extase. â Quelle brute ! dit Bouvard. â Pourquoi ? il assiste peut-ĂȘtre Ă des choses que tu lui jalouserais, si tu pouvais les voir. Nây a-t-il pas deux mondes tout Ă fait distincts ? Lâobjet dâun raisonnement a moins de valeur que la maniĂšre de raisonner. Quâimporte la croyance ! Le principal est de croire. Telles furent, Ă la remarque de Bouvard, les objections de PĂ©cuchet. X Ils se procurĂšrent plusieurs ouvrages touchant lâĂ©ducation, et leur systĂšme fut rĂ©solu. Il fallait bannir toute idĂ©e mĂ©taphysique, et, dâaprĂšs la mĂ©thode expĂ©rimentale, suivre le dĂ©veloppement de la nature. Rien ne pressait, les deux Ă©lĂšves devant oublier ce quâils avaient appris. Bien quâils eussent un tempĂ©rament solide, PĂ©cuchet voulait comme un Spartiate les endurcir encore, les accoutumer Ă la faim, Ă la soif, aux intempĂ©ries, et mĂȘme quâils portassent des chaussures trouĂ©es afin de prĂ©venir les rhumes. Bouvard sây opposa. Le cabinet noir au fond du corridor devint leur chambre Ă coucher. Elle avait pour meubles deux lits de sangle, deux couchettes, un broc ; lâĆil-de-bĆuf sâouvrait au-dessus de leur tĂȘte, et des araignĂ©es couraient le long du plĂątre. Souvent, ils se rappelaient lâintĂ©rieur dâune cabane oĂč lâon se disputait. Leur pĂšre Ă©tait rentrĂ© une nuit, avec du sang aux mains. Quelque temps aprĂšs, les gendarmes Ă©taient venus. Ensuite ils avaient logĂ© dans un bois. Des hommes qui faisaient des sabots embrassaient leur mĂšre. Elle Ă©tait morte, une charrette les avait emmenĂ©s. On les battait beaucoup, ils sâĂ©taient perdus. Puis ils revoyaient le garde champĂȘtre, Mme de Noares, Sorel, et, sans se demander pourquoi, cette autre maison, ils sây trouvaient heureux. Aussi leur Ă©tonnement fut pĂ©nible, quand, au bout de huit mois, les leçons recommencĂšrent. Bouvard se chargea de la petite, PĂ©cuchet du gamin. Victor distinguait ses lettres, mais nâarrivait pas Ă former les syllabes. Il en bredouillait, sâarrĂȘtait tout Ă coup et avait lâair idiot. Victorine posait des questions. DâoĂč vient que ch dans orchestre a le son dâun q et celui dâun k dans archĂ©ologique ? On doit par moments joindre deux voyelles, dâautres fois les dĂ©tacher. Tout cela nâest pas juste. Elle sâindignait. Les maĂźtres professaient Ă la mĂȘme heure, dans leurs chambres respectives, et, la cloison Ă©tant mince, ces quatre voix, une flĂ»tĂ©e, une profonde et deux aiguĂ«s, composaient un charivari abominable. Pour en finir et stimuler les mioches par lâĂ©mulation, ils eurent lâidĂ©e de les faire travailler ensemble dans le musĂ©um, et on aborda lâĂ©criture. Les deux Ă©lĂšves Ă chaque bout de la table copiaient un exemple ; mais la position du corps Ă©tait mauvaise. Il les fallait redresser, leurs pages tombaient, leurs plumes se fendaient, lâencre se renversait. Victorine, en de certains jours, allait bien pendant trois minutes, puis traçait des griffonnages et, prise de dĂ©couragement, restait les yeux au plafond. Victor ne tardait pas Ă sâendormir, vautrĂ© au milieu du bureau. Peut-ĂȘtre souffraient-ils ? Une tension trop forte nuit aux jeunes cervelles. â ArrĂȘtons-nous, dit Bouvard. Rien nâest stupide comme de faire apprendre par cĆur ; cependant si on nâexerce pas la mĂ©moire, elle sâatrophiera et ils leur serinĂšrent les premiĂšres fables de La Fontaine. Les enfants approuvaient la fourmi qui thĂ©saurise, le loup qui mange lâagneau, le lion qui prend toutes les parts. Devenus plus hardis, ils dĂ©vastaient le jardin. Mais quel amusement leur donner ? Jean-Jacques, dans Ămile, conseille au gouverneur de faire faire Ă lâĂ©lĂšve ses jouets lui-mĂȘme en lâaidant un peu, sans quâil sâen doute. Bouvard ne put rĂ©ussir Ă fabriquer un cerceau, PĂ©cuchet Ă coudre une balle. Ils passĂšrent aux jeux instructifs, tels que des dĂ©coupures ; PĂ©cuchet leur montra son microscope. La chandelle Ă©tant allumĂ©e, Bouvard dessinait, avec lâombre de ses doigts sur la muraille, le profil dâun liĂšvre ou dâun cochon. Le public sâen fatigua. Des auteurs exaltent, comme plaisir, un dĂ©jeuner champĂȘtre, une partie de bateau ; Ă©tait-ce praticable, franchement ? Et FĂ©nelon recommande de temps Ă autre une conversation innocente ». Impossible dâen imaginer une seule ! Ils revinrent aux leçons et les boules Ă facettes, les rayures, le bureau typographique, tout avait Ă©chouĂ©, quand ils avisĂšrent un stratagĂšme. Comme Victor Ă©tait enclin Ă la gourmandise, on lui prĂ©sentait le nom dâun plat ; bientĂŽt il lut couramment dans le Cuisinier français. Victorine Ă©tant coquette, une robe lui serait donnĂ©e, si, pour lâavoir, elle Ă©crivait Ă la couturiĂšre. En moins de trois semaines elle accomplit ce prodige. CâĂ©tait courtiser leurs dĂ©fauts, moyen pernicieux, mais qui avait rĂ©ussi. Maintenant quâils savaient Ă©crire et lire, que leur apprendre ? Autre embarras. Les filles nâont pas besoin dâĂȘtre savantes comme les garçons. Nâimporte, on les Ă©lĂšve ordinairement en vĂ©ritables brutes, tout leur bagage intellectuel se bornant Ă des sottises mystiques. Convient-il de leur enseigner les langues ? Lâespagnol et lâitalien, prĂ©tend le Cygne de Cambray, ne servent guĂšre quâĂ lire des ouvrages dangereux. » Un tel motif leur parut bĂȘte. Cependant Victorine nâaurait que faire de ces idiomes, tandis que lâanglais est dâun usage plus commun. PĂ©cuchet en Ă©tudia les rĂšgles ; il dĂ©montrait, avec sĂ©rieux, la façon dâĂ©mettre le th. â Tiens, comme cela, the, the, the ? Mais avant dâinstruire un enfant, il faudrait connaĂźtre ses aptitudes. On les devine par la phrĂ©nologie. Ils sây plongĂšrent ; puis voulurent en vĂ©rifier les assertions sur leurs personnes. Bouvard prĂ©sentait la bosse de la bienveillance, de lâimagination, de la vĂ©nĂ©ration et celle de lâĂ©nergie amoureuse vulgo Ă©rotisme. On sentait sur les temporaux de PĂ©cuchet la philosophie et lâenthousiasme joints Ă lâesprit de ruse. Effectivement, tels Ă©taient leurs caractĂšres. Ce qui les surprit davantage, ce fut de reconnaĂźtre chez lâun comme lâautre le penchant Ă lâamitiĂ©, et, charmĂ©s de la dĂ©couverte, ils sâembrassĂšrent avec attendrissement. Leur examen ensuite porta sur Marcel. Son plus grand dĂ©faut, et quâils nâignoraient pas, Ă©tait un extrĂȘme appĂ©tit. NĂ©anmoins Bouvard et PĂ©cuchet furent effrayĂ©s en constatant au-dessus du pavillon de lâoreille, Ă la hauteur de lâĆil, lâorgane de lâalimentivitĂ©. Avec lâĂąge leur domestique deviendrait peut-ĂȘtre comme cette femme de la SalpĂȘtriĂšre qui mangeait quotidiennement huit livres de pain, engloutit une fois quatorze potages et une autre soixante bols de cafĂ©. Ils ne pourraient y suffire. Les tĂȘtes de leurs Ă©lĂšves nâavaient rien de curieux ; ils sây prenaient mal sans doute. Un moyen trĂšs simple dĂ©veloppa leur expĂ©rience. Les jours de marchĂ©, ils se faufilaient au milieu des paysans sur la place entre les sacs dâavoine, les paniers de fromages, les veaux, les chevaux, insensibles aux bousculades ; et quand ils trouvaient un jeune garçon avec son pĂšre, ils demandaient Ă lui palper le crĂąne dans un but scientifique. Le plus grand nombre ne rĂ©pondait mĂȘme pas ; dâautres, croyant quâil sâagissait dâune pommade pour la teigne, refusaient, vexĂ©s ; quelques-uns, par indiffĂ©rence, se laissaient emmener sous le porche de lâĂ©glise, oĂč lâon serait tranquille. Un matin que Bouvard et PĂ©cuchet commençaient leur manĆuvre, le curĂ© tout Ă coup parut et, voyant ce quâils faisaient, accusa la phrĂ©nologie de pousser au matĂ©rialisme et au fatalisme. Le voleur, lâassassin, lâadultĂšre, nâont plus quâĂ rejeter leurs crimes sur la faute de leurs bosses. Bouvard objecta que lâorgane prĂ©dispose Ă lâaction sans pourtant y contraindre. De ce quâun homme a le germe dâun vice, rien ne prouve quâil sera vicieux. â Du reste, jâadmire les orthodoxes ; ils soutiennent les idĂ©es innĂ©es et repoussent les penchants. Quelle contradiction ! Mais la phrĂ©nologie, suivant M. Jeufroy, niait lâomnipotence divine, et il Ă©tait malsĂ©ant de la pratiquer Ă lâombre du saint-lieu, en face mĂȘme de lâautel. â Retirez-vous, non ! retirez-vous ! Ils sâĂ©tablirent chez Ganot, le coiffeur. Pour vaincre toute hĂ©sitation, Bouvard et PĂ©cuchet allaient jusquâĂ rĂ©galer les parents dâune barbe ou dâune frisure. Le docteur, un aprĂšs-midi, vint sây faire couper les cheveux. En sâasseyant dans le fauteuil, il aperçut, reflĂ©tĂ©s par la glace, les deux phrĂ©nologues qui promenaient leurs doigts sur des caboches dâenfant. â Vous en ĂȘtes Ă ces bĂȘtises-lĂ ? dit-il. â Pourquoi, bĂȘtise ? Vaucorbeil eut un sourire mĂ©prisant ; puis affirma quâil nây avait point dans le cerveau plusieurs organes. Ainsi, tel homme digĂšre un aliment que ne digĂšre pas tel autre ! Faut-il supposer dans lâestomac autant dâestomacs quâil sây trouve de goĂ»ts ? Cependant un travail dĂ©lasse dâun autre, un effort intellectuel ne tend pas Ă la fois toutes les facultĂ©s, chacune a donc un siĂšge distinct. â Les anatomistes ne lâont pas rencontrĂ©, dit Vaucorbeil. â Câest quâils ont mal dissĂ©quĂ©, reprit PĂ©cuchet. â Comment ? â Eh, oui. Ils coupent des tranches, sans Ă©gard Ă la connexion des parties, phrase dâun livre quâil se rappelait. â VoilĂ une balourdise, sâĂ©cria le mĂ©decin. Le crĂąne ne se moule pas sur le cerveau, lâextĂ©rieur sur lâintĂ©rieur. Gall se trompe, et je vous dĂ©fie de lĂ©gitimer sa doctrine en prenant, au hasard, trois personnes dans la boutique. La premiĂšre Ă©tait une paysanne avec de gros yeux bleus. PĂ©cuchet dit, en lâobservant â Elle a beaucoup de mĂ©moire. Son mari attesta le fait et sâoffrit lui-mĂȘme Ă lâexploration. â Oh ! vous, mon brave, on vous conduit difficilement. DâaprĂšs les autres, il nây avait point dans le monde un pareil tĂȘtu. La troisiĂšme Ă©preuve se fit sur un gamin escortĂ© de sa grandâmĂšre. PĂ©cuchet dĂ©clara quâil devait chĂ©rir la musique. â Je crois bien, dit la bonne femme, montre Ă ces messieurs pour voir. Il tira de sa blouse une guimbarde et se mit Ă souffler dedans. Un fracas sâĂ©leva, câĂ©tait la porte, claquĂ©e violemment par le docteur, qui sâen allait. Ils ne doutĂšrent plus dâeux-mĂȘmes, et, appelant les deux Ă©lĂšves, recommencĂšrent lâanalyse de leur boĂźte osseuse. Celle de Victorine Ă©tait gĂ©nĂ©ralement unie, marque de pondĂ©ration ; mais son frĂšre avait un crĂąne dĂ©plorable une Ă©minence trĂšs forte dans lâangle mastoĂŻdien des pariĂ©taux indiquait lâorgane de la destruction, du meurtre, et plus bas un renflement Ă©tait le signe de la convoitise, du vol. Bouvard et PĂ©cuchet en furent attristĂ©s pendant huit jours. Mais il faudrait comprendre le sens des mots ; ce quâon appelle la combativitĂ© implique le dĂ©dain de la mort. Sâil fait des homicides, il peut de mĂȘme produire des sauvetages. LâacquisivitĂ© englobe le tact des filous et lâardeur des commerçants. LâirrĂ©vĂ©rence est parallĂšle Ă lâesprit de critique, la ruse Ă la circonspection. Toujours un instinct se dĂ©double en deux parties une mauvaise, une bonne. On dĂ©truira la seconde en cultivant la premiĂšre, et par cette mĂ©thode, un enfant audacieux, loin dâĂȘtre un bandit, deviendra un gĂ©nĂ©ral. Le lĂąche nâaura seulement que de la prudence, lâavare de lâĂ©conomie, le prodigue de la gĂ©nĂ©rositĂ©. Un rĂȘve magnifique les occupa sâils menaient Ă bien lâĂ©ducation de leurs Ă©lĂšves, ils fonderaient plus tard un Ă©tablissement ayant pour but de redresser lâintelligence, dompter les caractĂšres, ennoblir le cĆur. DĂ©jĂ ils parlaient des souscriptions et de la bĂątisse. Leur triomphe chez Ganot les avait rendus cĂ©lĂšbres, et des gens les venaient consulter, afin quâon leur dise leurs chances de fortune. Il en dĂ©fila de toutes les espĂšces crĂąnes en boule, en poire, en pains de sucre, des carrĂ©s, dâĂ©levĂ©s, de resserrĂ©s, dâaplatis, avec des mĂąchoires de bĆuf, des figures dâoiseau, des yeux de cochon ; mais tant de monde gĂȘnait le perruquier dans son travail. Les coudes frĂŽlaient lâarmoire Ă vitres contenant la parfumerie ; on dĂ©rangeait les peignes, le lavabo fut brisĂ©, et il flanqua dehors tous les amateurs, en priant Bouvard et PĂ©cuchet de les suivre, ultimatum quâils acceptĂšrent sans murmurer, Ă©tant un peu fatiguĂ©s de la cranioscopie. Le lendemain, comme ils passaient devant le jardinet du capitaine, ils aperçurent causant avec lui, Girbal, Coulon, le garde champĂȘtre et son fils cadet, ZĂ©phyrin, habillĂ© en enfant de chĆur. Sa robe Ă©tait toute neuve ; il se promenait dessous avant de la remettre Ă la sacristie, et on le complimentait. Curieux de savoir ce quâils en pensaient, Placquevent pria ces messieurs de palper son jeune homme. La peau du front avait lâair comme tendue ; un nez mince, trĂšs cartilagineux du bout, tombait obliquement sur des lĂšvres pincĂ©es ; le menton Ă©tait pointu, le regard fuyant, lâĂ©paule droite trop haute. â Retire ta calotte, lui dit son pĂšre. Bouvard glissa les mains dans sa chevelure couleur de paille, puis ce fut le tour de PĂ©cuchet, et ils se communiquaient Ă voix basse leurs observations â Biophilie manifeste. Ah ! ah ! lâapprobativitĂ© ! conscienciositĂ© absente ! amativitĂ© nulle ! â Eh bien ? dit le garde champĂȘtre. PĂ©cuchet ouvrit sa tabatiĂšre et huma une prise. â Ma foi, rĂ©pliqua Bouvard, ce nâest guĂšre fameux. Placquevent rougit dâhumiliation â Il fera tout de mĂȘme ma volontĂ©. â Oh ! oh ! â Mais je suis son pĂšre, nom de Dieu ! et jâai bien le droit⊠â Dans une certaine mesure, reprit PĂ©cuchet. Girbal sâen mĂȘla â LâautoritĂ© paternelle est incontestable. â Mais si le pĂšre est un idiot ? â Nâimporte, dit le capitaine, son pouvoir nâen est pas moins absolu. â Dans lâintĂ©rĂȘt des enfants, ajouta Coulon. DâaprĂšs Bouvard et PĂ©cuchet, ils ne devaient rien aux auteurs de leurs jours, et les parents, au contraire, leur doivent la nourriture, lâinstruction, des prĂ©venances, enfin tout. Les bourgeois se rĂ©criĂšrent devant cette opinion immorale. Placquevent en Ă©tait blessĂ© comme dâune injure. â Avec cela, ils sont jolis ceux que vous ramassez sur les grandes routes ; ils iront loin ! Prenez garde ! â Garde Ă quoi ! dit aigrement PĂ©cuchet. â Oh ! je nâai pas peur de vous ! â Ni moi non plus ! Coulon intervint, modĂ©ra le garde champĂȘtre et le fit sâĂ©loigner. Pendant quelques minutes on resta silencieux. Puis il fut question des dahlias du capitaine, qui ne lĂącha point son monde sans les avoir exhibĂ©s lâun aprĂšs lâautre. Bouvard et PĂ©cuchet rejoignaient leur domicile, quand, Ă cent pas devant eux, ils distinguĂšrent Placquevent ; et ZĂ©phyrin, prĂšs de lui, levait le coude en maniĂšre de bouclier pour se garantir des gifles. Ce quâils venaient dâentendre exprimait, sous dâautres formes, les idĂ©es de M. le comte ; mais lâexemple de leurs Ă©lĂšves tĂ©moignerait combien la libertĂ© lâemporte sur la contrainte. Un peu de discipline Ă©tait cependant nĂ©cessaire. PĂ©cuchet cloua dans le musĂ©um un tableau pour les dĂ©monstrations ; on tiendrait un journal oĂč les actions de lâenfant, notĂ©es le soir, seraient relues le lendemain. Tout sâaccomplirait au son de la cloche. Comme Dupont de Nemours, ils useraient de lâinjonction paternelle dâabord, puis de lâinjonction militaire, et le tutoiement fut interdit. Bouvard tĂącha dâapprendre le calcul Ă Victorine. Quelquefois, il se trompait ; ils en riaient lâun et lâautre, puis, le baisant sur le cou, Ă la place qui nâa pas de barbe, elle demandait Ă sâen aller ; il la laissait partir. PĂ©cuchet, aux heures des leçons, avait beau tirer la cloche et crier par la fenĂȘtre lâinjonction militaire, le gamin nâarrivait pas. Ses chaussettes lui pendaient toujours sur les chevilles ; Ă table mĂȘme, il se fourrait les doigts dans le nez et ne retenait point ses gaz. Broussais, lĂ -dessus, dĂ©fend les rĂ©primandes, car il faut obĂ©ir aux sollicitations dâun instinct conservateur ». Victorine et lui employaient un affreux langage, disant mĂ© itou pour moi aussi », bĂšre pour boire », al pour elle » un deventiau, de lâiau ; mais comme la grammaire ne peut ĂȘtre comprise des enfants, et quâils la sauront sâils entendent parler correctement, les deux bonshommes surveillaient leurs discours jusquâĂ en ĂȘtre incommodĂ©s. Ils diffĂ©raient dâopinions quant Ă la gĂ©ographie. Bouvard pensait quâil est plus logique de dĂ©buter par la commune. PĂ©cuchet, par lâensemble du monde. Avec un arrosoir et du sable, il voulut dĂ©montrer ce quâĂ©tait un fleuve, une Ăźle, un golfe, et mĂȘme sacrifia trois plates-bandes pour les trois continents ; mais les points cardinaux nâentraient pas dans la tĂȘte de Victor. Par une nuit de janvier, PĂ©cuchet lâemmena en rase campagne. Tout en marchant, il prĂ©conisait lâastronomie les marins lâutilisent dans leurs voyages ; Christophe Colomb, sans elle, nâeĂ»t pas fait sa dĂ©couverte. Nous devons de la reconnaissance Ă Copernic, Ă GalilĂ©e et Ă Newton. Il gelait trĂšs fort, et sur le bleu noir du ciel, une infinitĂ© de lumiĂšres scintillaient. PĂ©cuchet leva les yeux. â Comment, pas de Grande Ourse ! La derniĂšre fois quâil lâavait vue, elle Ă©tait tournĂ©e dâun autre cĂŽtĂ© ; enfin, il la reconnut, puis montra lâĂ©toile polaire, toujours au Nord, et sur laquelle on sâoriente. Le lendemain, il posa au milieu du salon un fauteuil et se mit Ă valser autour. â Imagine que ce fauteuil est le soleil, et que moi je suis la terre ; elle se meut ainsi. Victor le considĂ©rait plein dâĂ©tonnement. Il prit ensuite une orange, y passa une baguette signifiant les pĂŽles, puis lâencercla dâun trait au charbon pour marquer lâĂ©quateur. AprĂšs quoi, il promena lâorange Ă lâentour dâune bougie, en faisant observer que tous les points de la surface nâĂ©taient pas Ă©clairĂ©s simultanĂ©ment, ce qui produit la diffĂ©rence des climats ; et pour celle des saisons, il pencha lâorange, car la terre ne se tient pas droite, ce qui amĂšne les Ă©quinoxes et les solstices. Victor nây avait rien compris. Il croyait que la terre pivote sur une longue aiguille et que lâĂ©quateur est un anneau, Ă©treignant sa circonfĂ©rence. Au moyen dâun atlas, PĂ©cuchet lui exposa lâEurope ; mais, Ă©bloui par tant de lignes et de couleurs, il ne retrouvait plus les noms. Les bassins et les montagnes ne sâaccordaient pas avec les royaumes, lâordre politique embrouillait lâordre physique. Tout cela, peut-ĂȘtre, sâĂ©claircirait en Ă©tudiant lâhistoire. Il eĂ»t Ă©tĂ© plus pratique de commencer par le village, ensuite lâarrondissement, le dĂ©partement, la province ; mais Chavignolles nâayant point dâannales, il fallait bien sâen tenir Ă lâhistoire universelle. Tant de matiĂšres lâembarrassent quâon doit seulement en prendre les beautĂ©s. Il y a pour la grecque Nous combattrons Ă lâombre » ; lâenvieux qui bannit Aristide, et la confiance dâAlexandre en son mĂ©decin. Pour la romaine les oies du Capitole, le trĂ©pied de ScĂ©vola, le tonneau de RĂ©gulus. Le lit de roses de Guatimozin est considĂ©rable pour lâAmĂ©rique. Quant Ă la France, elle comporte le vase de Soissons, le chĂȘne de saint Louis, la mort de Jeanne dâArc, la poule au pot du BĂ©arnais on nâa que lâembarras du choix, sans compter Ă moi dâAuvergne ! et le naufrage du Vengeur. Victor confondait les hommes, les siĂšcles et les pays. Cependant, PĂ©cuchet nâallait pas le jeter dans des considĂ©rations subtiles, et la masse des faits est un vrai labyrinthe. Il se rabattit sur la nomenclature des rois de France. Victor les oubliait, faute de connaĂźtre les dates. Mais si la mnĂ©motechnie de Dumouchel avait Ă©tĂ© insuffisante pour eux, que serait-ce pour lui ! Conclusion lâhistoire ne peut sâapprendre que par beaucoup de lectures. Il les ferait. Le dessin est utile dans une foule de circonstances ; or PĂ©cuchet eut lâaudace de lâenseigner lui-mĂȘme, dâaprĂšs nature, en abordant tout de suite le paysage. Un libraire de Bayeux lui envoya du papier, du caoutchouc, deux cartons, des crayons et du fixatif pour leurs Ćuvres qui, sous verre et dans des cadres, orneraient le musĂ©um. LevĂ©s dĂšs lâaurore, ils se mettaient en route avec un morceau de pain dans la poche ; et beaucoup de temps Ă©tait perdu Ă chercher un site. PĂ©cuchet voulait Ă la fois reproduire ce qui se trouvait sous ses pieds, lâextrĂȘme horizon et les nuages, mais les lointains dominaient toujours les premiers plans ; la riviĂšre dĂ©gringolait du ciel, le berger marchait sur le troupeau, un chien endormi avait lâair de courir. Pour sa part il y renonça, se rappelant avoir lu cette dĂ©finition Le dessin se compose de trois choses la ligne, le grain, le grainĂ© fin, de plus le trait de force. Mais le trait de force, il nây a que le maĂźtre seul qui le donne. » Il rectifiait la ligne, collaborait au grain, surveillait le grainĂ© fin, et attendait lâoccasion de donner le trait de force. Elle ne venait jamais, tant le paysage de lâĂ©lĂšve Ă©tait incomprĂ©hensible. Sa sĆur, paresseuse comme lui, bĂąillait devant la table de Pythagore. Mlle Reine lui montrait Ă coudre, et quand elle marquait du linge, elle levait les doigts si gentiment, que Bouvard, ensuite, nâavait pas le cĆur de la tourmenter avec sa leçon de calcul. Un de ces jours, ils sây remettraient. Sans doute, lâarithmĂ©tique et la couture sont nĂ©cessaires dans le mĂ©nage, mais il est cruel, objecta PĂ©cuchet, dâĂ©lever des filles en vue seulement du mari quâelles auront. Toutes ne sont pas destinĂ©es Ă lâhymen ; et si on veut que plus tard elles se passent des hommes, il faut leur apprendre bien des choses. On peut inculquer les sciences, Ă propos des objets les plus vulgaires dire, par exemple, en quoi consiste le vin ; et lâexplication fournie, Victor et Victorine devaient la rĂ©pĂ©ter. Il en fut de mĂȘme des Ă©pices, des meubles, de lâĂ©clairage ; mais la lumiĂšre câĂ©tait pour eux la lampe, et elle nâavait rien de commun avec lâĂ©tincelle dâun caillou, la flamme dâune bougie, la clartĂ© de la lune. Un jour Victorine demanda â DâoĂč vient que le bois brĂ»le ? Ses maĂźtres se regardĂšrent embarrassĂ©s, la thĂ©orie de la combustion les dĂ©passant. Une autre fois, Bouvard, depuis le potage jusquâau fromage, parla des Ă©lĂ©ments nourriciers et ahurit les deux petits sous la fibrine, la casĂ©ine, la graisse et le gluten. Ensuite, PĂ©cuchet voulut leur expliquer comment le sang se renouvelle, et il pataugea dans la circulation. Le dilemme nâest point commode ; si lâon part des faits, le plus simple exige des raisons trop compliquĂ©es, et en posant dâabord les principes, on commence par lâabsolu, la foi. Que rĂ©soudre ? Combiner les deux enseignements, le rationnel et lâempirique ; mais un double moyen vers un seul but est lâinverse de la mĂ©thode. Ah ! tant pis. Pour les initier Ă lâhistoire naturelle, ils tentĂšrent quelques promenades scientifiques. â Tu vois, disaient-ils en montrant un Ăąne, un cheval, un bĆuf, les bĂȘtes Ă quatre pieds, on les nomme des quadrupĂšdes. GĂ©nĂ©ralement, les oiseaux prĂ©sentent des plumes, les reptiles des Ă©cailles et les papillons appartiennent Ă la classe des insectes. Ils avaient un filet pour en prendre, et PĂ©cuchet, tenant la bestiole avec dĂ©licatesse, leur faisait observer les quatre ailes, les six pattes, les deux antennes et sa trompe osseuse qui aspire le nectar des fleurs. Il cueillait des simples au revers des fossĂ©s, disait leurs noms, et quand il ne les savait pas, en inventait, afin de garder son prestige. Dâailleurs, la nomenclature est le moins important de la botanique. Il Ă©crivit cet axiome sur le tableau Toute plante a des feuilles, un calice et une corolle enfermant un ovaire ou pĂ©ricarpe qui contient la graine. Puis il ordonna Ă ses Ă©lĂšves dâherboriser dans la campagne et de cueillir les premiĂšres venues. Victor lui apporta des boutons dâor. Victorine une touffe de fraisiers ; il y chercha vainement un pĂ©ricarpe. Bouvard qui se mĂ©fiait de son savoir, fouilla toute la bibliothĂšque, et dĂ©couvrit, dans le RedoutĂ© des Dames, le dessin dâun iris oĂč les ovaires nâĂ©taient pas situĂ©s dans la corolle, mais au-dessous des pĂ©tales, dans la tige. Il y avait dans leur jardin des graterons et des muguets en fleurs, ces rubiacĂ©es Ă©taient sans calice ; ainsi le principe posĂ© sur le tableau se trouvait faux. â Câest une exception, dit PĂ©cuchet. Mais un hasard fit quâils aperçurent dans lâherbe une shĂ©rarde et elle avait un calice. â Allons bon ! si les exceptions elles-mĂȘmes ne sont pas vraies, Ă qui se fier ? Un jour, dans une de ces promenades, ils entendirent crier des paons, jetĂšrent les yeux par-dessus le mur, et, au premier moment, ils ne reconnaissaient pas leur ferme. La grange avait un toit dâardoises, les barriĂšres Ă©taient neuves, les chemins empierrĂ©s. Le pĂšre Gouy parut â Pas possible ! est-ce vous ? Que dâhistoires depuis trois ans, la mort de sa femme entre autres. Quant Ă lui, il se portait toujours comme un chĂȘne. â Entrez donc une minute. On Ă©tait au commencement dâavril, et les pommiers en fleurs alignaient dans les trois masures leurs touffes blanches et roses ; le ciel, couleur de satin bleu, nâavait pas un nuage, des nappes, des draps et des serviettes pendaient, verticalement attachĂ©s par des fiches de bois Ă des cordes tendues. Le pĂšre Gouy les soulevait pour passer, quand tout Ă coup ils rencontrĂšrent Mme Bordin, nu-tĂȘte, en camisole, et Marianne lui offrait Ă pleins bras des paquets de linge. â Votre servante, messieurs ! Faites comme chez vous ! moi je vais mâasseoir, je suis rompue. Le fermier proposa Ă toute la compagnie un verre de boisson. â Pas maintenant, dit-elle, jâai trop chaud. PĂ©cuchet accepta et disparut vers le cellier avec le pĂšre Gouy, Marianne et Victor. Bouvard sâassit par terre, Ă cĂŽtĂ© de Mme Bordin. Il recevait ponctuellement sa rente, nâavait pas Ă sâen plaindre, ne lui en voulait plus. La grande lumiĂšre Ă©clairait son profil ; un de ses bandeaux noirs descendait trop bas, et les petits frisons de sa nuque se collaient Ă sa peau ambrĂ©e, moite de sueur. Chaque fois quâelle respirait, ses deux seins montaient. Le parfum du gazon se mĂȘlait Ă la bonne odeur de sa chair solide, et Bouvard eut un revif de tempĂ©rament qui le combla de joie. Alors il lui fit des compliments sur sa propriĂ©tĂ©. Elle en fut ravie et parla de ses projets. Pour agrandir les cours, elle abattrait le haut-bord. Victorine, en ce moment-lĂ , en grimpait le talus et cueillait des primevĂšres, des hyacinthes et des violettes, sans avoir peur dâun vieux cheval qui broutait lâherbe au pied. â Nâest-ce pas quâelle est gentille ? dit Bouvard. â Oui ! câest gentil, une petite fille ! Et la veuve poussa un soupir qui semblait exprimer le long chagrin de toute une vie. â Vous auriez pu en avoir. Elle baissa la tĂȘte. â Il nâa tenu quâĂ vous. â Comment ? Il eut un tel regard quâelle sâempourpra, comme Ă la sensation dâune caresse brutale ; mais de suite, en sâĂ©ventant avec son mouchoir â Vous avez manquĂ© le coche, mon cher. â Je ne comprends pas. Et, sans se lever, il se rapprochait. Elle le considĂ©ra de haut en bas longtemps ; puis souriant, et les prunelles humides â Câest de votre faute. Les draps, autour dâeux, les enfermaient comme les rideaux dâun lit. Il se pencha sur le coude, lui frĂŽlant les genoux de sa figure. â Pourquoi ? hein ? pourquoi ? Et comme elle se taisait et quâil Ă©tait dans un Ă©tat oĂč les serments ne coĂ»tent rien, il tĂącha de se justifier, sâaccusa de folie, dâorgueil â Pardon ! ce sera comme autrefois ! voulez-vous ? Et il avait pris sa main, quâelle laissait dans la sienne. Un coup de vent brusque fit se relever les draps, et ils virent deux paons, un mĂąle et une femelle. La femelle se tenait immobile, les jarrets pliĂ©s, la croupe en lâair. Le mĂąle se promenant autour dâelle, arrondissait sa queue en Ă©ventail, se rengorgeait, gloussait, puis sauta dessus en rabattant ses plumes, qui la couvrirent comme un berceau, et les deux grands oiseaux tremblĂšrent dâun seul frĂ©missement. Bouvard le sentit dans la paume de Mme Bordin. Elle se dĂ©gagea bien vite. Il y avait devant eux, bĂ©ant et comme pĂ©trifiĂ©, le jeune Victor qui regardait ; un peu plus loin, Victorine, Ă©talĂ©e sur le dos en plein soleil, aspirait toutes les fleurs quâelle sâĂ©tait cueillies. Le vieux cheval, effrayĂ© par les paons, cassa sous une ruade une des cordes, sây empĂȘtra les jambes, et galopant dans les trois cours, traĂźnait la lessive aprĂšs lui. Aux cris furieux de Mme Bordin, Marianne accourut. Le pĂšre Gouy injuriait son cheval Bougre de rosse ! carcan ! voleur » lui donnait des coups de pied dans le ventre, des coups sur les oreilles avec le manche dâun fouet. Bouvard fut indignĂ© de voir battre un animal. Le paysan rĂ©pondit â Jâen ai le droit il mâappartient ! Ce nâĂ©tait pas une raison. Et PĂ©cuchet, survenant, ajouta que les animaux avaient aussi leurs droits, car ils ont une Ăąme, comme nous, si toutefois la nĂŽtre existe ! â Vous ĂȘtes un impie ! sâĂ©cria Mme Bordin. Trois choses lâexaspĂ©raient la lessive Ă recommencer, ses croyances quâon outrageait et la crainte dâavoir Ă©tĂ© entrevue tout Ă lâheure dans une pose suspecte. â Je vous croyais plus forte, dit Bouvard. Elle rĂ©pliqua magistralement â Je nâaime pas les polissons ! Et Gouy sâen prit Ă eux dâavoir abĂźmĂ© son cheval, dont les naseaux saignaient. Il grommelait tout bas â SacrĂ©s gens de malheur ! jâallais lâentiĂ©rer quand ils sont venus. Les deux bonshommes se retirĂšrent en haussant les Ă©paules. Victor leur demanda pourquoi ils sâĂ©taient fĂąchĂ©s contre Gouy. â Il abuse de sa force, ce qui est mal. â Pourquoi est-ce mal ? Les enfants nâauraient-ils aucune notion du juste ? Peut-ĂȘtre ? Et le soir mĂȘme, PĂ©cuchet, ayant Bouvard Ă sa droite, sous la main quelques notes et en face de lui les deux Ă©lĂšves, commença un cours de morale. Cette science nous apprend Ă diriger nos actions. Elles ont deux motifs, le plaisir, lâintĂ©rĂȘt ; et un troisiĂšme plus impĂ©rieux le devoir. Les devoirs se divisent en deux classes 1° Devoirs envers nous-mĂȘmes, lesquels consistent Ă soigner notre corps, nous garantir de toute injure. Ils entendaient cela parfaitement ; 2° Devoirs envers les autres, câest-Ă -dire ĂȘtre toujours loyal, dĂ©bonnaire et mĂȘme fraternel, le genre humain nâĂ©tant quâune seule famille. Souvent une chose nous agrĂ©e qui nuit Ă nos semblables ; lâintĂ©rĂȘt diffĂšre du bien, car le bien est de soi-mĂȘme irrĂ©ductible. Les enfants ne comprenaient pas. Il remit Ă la fois prochaine la sanction des devoirs. Dans tout cela, suivant Bouvard, il nâavait pas dĂ©fini le bien. â Comment veux-tu le dĂ©finir ? On le sent. Alors les leçons de morale ne conviendraient quâaux gens moraux, et le cours de PĂ©cuchet nâalla pas plus loin. Ils firent lire Ă leurs Ă©lĂšves des historiettes tendant Ă inspirer lâamour de la vertu. Elles assommĂšrent Victor. Pour frapper son imagination, PĂ©cuchet suspendit aux murs de sa chambre des images exposant la vie du bon sujet et du mauvais sujet. Le premier, Adolphe, embrassait sa mĂšre, Ă©tudiait lâallemand, secourait un aveugle et Ă©tait reçu Ă lâĂcole polytechnique. Le mauvais, EugĂšne, commençait par dĂ©sobĂ©ir Ă son pĂšre, avait une querelle dans un cafĂ©, battait son Ă©pouse, tombait ivre-mort, fracturait une armoire, et un dernier tableau le reprĂ©sentait au bagne, oĂč un monsieur accompagnĂ© dâun jeune garçon, disait, en le montrant Tu vois, mon fils, les dangers de lâinconduite. » Mais pour les enfants lâavenir nâexiste pas. On avait beau les saturer de cette maxime Que le travail est honorable et que les riches parfois sont malheureux », ils avaient connu des travailleurs nullement honorĂ©s et se rappelaient le chĂąteau oĂč la vie semblait bonne. Les supplices du remords leur Ă©taient dĂ©peints avec tant dâexagĂ©ration quâils flairaient la blague et se mĂ©fiaient du reste. On essaya de les conduire par le point dâhonneur, lâidĂ©e de lâopinion publique et le sentiment de la gloire, en leur vantant les grands hommes, surtout les hommes utiles, tels que Belzunce, Franklin, Jacquard ! Victor ne tĂ©moignait aucune envie de leur ressembler. Un jour quâil avait fait une addition sans faute, Bouvard cousit Ă sa veste un ruban qui signifiait la croix. Il se pavana dessous ; mais ayant oubliĂ© la mort de Henri IV, PĂ©cuchet le coiffa dâun bonnet dâĂąne. Victor se mit Ă braire avec tant de violence et pendant si longtemps quâil fallut enlever ses oreilles de carton. Sa sĆur comme lui, se montrait fiĂšre des Ă©loges et indiffĂ©rente aux blĂąmes. Afin de les rendre plus sensibles, on leur donna un chat noir quâils devaient soigner, et on leur comptait deux ou trois sols pour quâils fissent lâaumĂŽne. Ils trouvĂšrent la prĂ©tention injuste, cet argent leur appartenait. Se conformant Ă un dĂ©sir des pĂ©dagogues, ils appelaient Bouvard mon oncle » et PĂ©cuchet bon ami » ; mais ils les tutoyaient, et la moitiĂ© des leçons ordinairement se passait en disputes. Victorine abusait de Marcel, montait sur son dos, le tirait par les cheveux ; pour se moquer de son bec-de-liĂšvre, parlait du nez comme lui ; et le pauvre homme nâosait se plaindre, tant il aimait la petite fille. Un soir, sa voix rauque sâĂ©leva extraordinairement. Bouvard et PĂ©cuchet descendirent dans la cuisine. Les deux Ă©lĂšves observaient la cheminĂ©e, et Marcel, joignant les mains, sâĂ©criait â Retirez-le ! câest trop ! câest trop ! Le couvercle de la marmite sauta comme un obus Ă©clate. Une masse grisĂątre bondit jusquâau plafond, puis tourna sur elle-mĂȘme frĂ©nĂ©tiquement en poussant dâabominables cris. On reconnut le chat, tout efflanquĂ©, sans poil, la queue pareille Ă un cordon ; des yeux Ă©normes lui sortaient de la tĂȘte ; ils Ă©taient couleur de lait, comme vidĂ©s, et pourtant regardaient. La bĂȘte hideuse hurlait toujours, se jeta dans lâĂątre, disparut, puis retomba au milieu des cendres, inerte. CâĂ©tait Victor qui avait commis cette atrocitĂ©, et les deux bonshommes se reculĂšrent, pĂąles de stupĂ©faction et dâhorreur. Aux reproches quâon lui adressa, il rĂ©pondit comme le garde champĂȘtre pour son fils et comme le fermier pour son cheval â Eh bien ! puisquâil est Ă moi ; sans gĂȘne, naĂŻvement, dans la placiditĂ© dâun instinct assouvi. Lâeau bouillante de la marmite Ă©tait rĂ©pandue par terre ; des casseroles, les pincettes, et des flambeaux jonchaient les dalles. Marcel fut quelque temps Ă nettoyer la cuisine, et ses maĂźtres et lui enterrĂšrent le pauvre chat dans le jardin, sous la pagode. Ensuite Bouvard et PĂ©cuchet causĂšrent longuement de Victor. Le sang paternel se manifestait. Que faire ? Le rendre Ă M. de Faverges ou le confier Ă dâautres serait un aveu dâimpuissance. Il sâamenderait peut-ĂȘtre. Nâimporte ! lâespoir Ă©tait douteux, la tendresse nâexistait plus. Quel plaisir que dâavoir prĂšs de soi un adolescent curieux de vos idĂ©es, dont on observe les progrĂšs, qui plus tard devient un frĂšre ; mais Victor manquait dâesprit, de cĆur encore plus ! et PĂ©cuchet soupira, le genou pliĂ© dans ses mains jointes. â La sĆur ne vaut pas mieux, dit Bouvard. Il imaginait une fille de quinze ans Ă peu prĂšs, lâĂąme dĂ©licate, lâhumeur enjouĂ©e, ornant la maison des Ă©lĂ©gances de sa jeunesse ; et comme sâil eĂ»t Ă©tĂ© son pĂšre et quâelle vĂźnt de mourir, le bonhomme en pleura. Puis, cherchant Ă excuser Victor, il allĂ©gua lâopinion de Rousseau Lâenfant nâa pas de responsabilitĂ©, ne peut ĂȘtre moral ou immoral. » Ceux-lĂ , suivant PĂ©cuchet, avaient lâĂąge du discernement, et ils Ă©tudiĂšrent les moyens de les corriger. Pour quâune punition soit bonne, dit Bentham, elle doit ĂȘtre proportionnĂ©e Ă la faute, sa consĂ©quence naturelle. Lâenfant a brisĂ© un carreau, on nâen remettra pas quâil souffre du froid ; si, nâayant plus faim, il demande dâun plat, cĂ©dez-lui ; une indigestion le fera vite se repentir. Il est paresseux, quâil reste sans travail lâennui de soi-mĂȘme lây ramĂšnera. Mais Victor ne souffrirait pas du froid, son tempĂ©rament pouvait endurer les excĂšs et la fainĂ©antise lui conviendrait. Ils adoptĂšrent le systĂšme inverse, la punition mĂ©dicinale, des pensums lui furent donnĂ©s, il devint plus paresseux ; on le privait de confitures, sa gourmandise en redoubla. Lâironie aurait peut-ĂȘtre du succĂšs ? Une fois, Ă©tant venu dĂ©jeuner les mains sales, Bouvard le railla, lâappelant joli cavalier, muscadin, gants jaunes. Victor Ă©coutait le front bas, blĂȘmit tout Ă coup, et jeta son assiette Ă la tĂȘte de Bouvard ; puis, furieux de lâavoir manquĂ©, se prĂ©cipita sur lui. Ce nâĂ©tait pas trop que trois hommes pour le contenir. Il se roulait par terre, tĂąchant de mordre. PĂ©cuchet lâarrosa de loin avec une carafe dâeau ; de suite, il fut calmĂ©, mais enrouĂ© pendant deux jours. Le moyen nâĂ©tait pas bon. Ils en prirent un autre au moindre symptĂŽme de colĂšre, le traitant comme un malade, ils le couchaient dans un lit ; Victor sây trouvait bien, et chantait. Un jour, il dĂ©nicha dans la bibliothĂšque une vieille noix de coco et commençait Ă la fendre, quand PĂ©cuchet survint â Mon coco ! CâĂ©tait un souvenir de Dumouchel ! Il lâavait apportĂ© de Paris Ă Chavignolles, en leva les bras dâindignation. Victor se mit Ă rire. Bon ami » nây tint plus, et dâune large calotte lâenvoya bouler au fond de lâappartement, puis tremblant dâĂ©motion, alla se plaindre Ă Bouvard. Bouvard lui fit des reproches. â Es-tu bĂȘte avec ton coco ! Les coups abrutissent, la terreur Ă©nerve. Tu te dĂ©grades toi-mĂȘme ! PĂ©cuchet objecta que les chĂątiments corporels sont quelquefois indispensables. Pestalozzi les employait, et le cĂ©lĂšbre MĂ©lanchton avoue que, sans eux, il nâeĂ»t rien appris. Mais des punitions cruelles ont poussĂ© des enfants au suicide, on en relate des exemples. Victor sâĂ©tait barricadĂ© dans sa chambre. Bouvard parlementa derriĂšre la porte, et, pour la faire ouvrir, lui promit une tarte aux prunes. DĂšs lors il empira. Restait un moyen prĂ©conisĂ© par Mgr Dupanloup le regard sĂ©vĂšre ». Ils tĂąchaient dâimprimer Ă leurs visages un aspect effrayant, et ne produisaient aucun effet. â Nous nâavons plus quâĂ essayer de la religion, dit Bouvard. PĂ©cuchet se rĂ©cria. Ils lâavaient bannie de leur programme. Mais le raisonnement ne satisfait pas tous les besoins. Le cĆur et lâimagination veulent autre chose. Le surnaturel pour bien des Ăąmes est indispensable, et ils rĂ©solurent dâenvoyer les enfants au catĂ©chisme. Reine proposa de les y conduire. Elle revenait dans la maison et savait se faire aimer par des maniĂšres caressantes. Victorine changea tout Ă coup, fut rĂ©servĂ©e, mielleuse, sâagenouillait devant la Madone, admirait le sacrifice dâAbraham, ricanait avec dĂ©dain au nom de protestant. Elle dĂ©clara quâon lui avait prescrit le jeĂ»ne ; ils sâen informĂšrent, ce nâĂ©tait pas vrai. Le jour de la FĂȘte-Dieu, des juliennes disparurent dâune plate-bande pour dĂ©corer le reposoir ; elle nia effrontĂ©ment les avoir coupĂ©es. Une autre fois, elle prit Ă Bouvard vingt sols quâelle mit, aux vĂȘpres, dans le plat du sacristain. Ils en conclurent que la morale se distingue de la religion ; quand elle nâa point dâautre base, son importance est secondaire. Un soir, pendant quâils dĂźnaient M. Marescot entra, Victor sâenfuit immĂ©diatement. Le notaire, ayant refusĂ© de sâasseoir, conta ce qui lâamenait le jeune Touache avait battu, presque tuĂ© son fils. Comme on savait les origines de Victor, et quâil Ă©tait dĂ©sagrĂ©able, les autres gamins lâappelaient forçat, et tout Ă lâheure, il avait flanquĂ© Ă M. Arnold Marescot une violente raclĂ©e. Le cher Arnold en portait des traces sur le corps â Sa mĂšre est au dĂ©sespoir, son costume en lambeaux, sa santĂ© compromise ! OĂč allons-nous ? Le notaire exigeait un chĂątiment rigoureux, et que Victor, entre autres, ne frĂ©quentĂąt plus le catĂ©chisme, afin de prĂ©venir des collisions nouvelles. Bouvard et PĂ©cuchet, bien que blessĂ©s par son ton rogue, promirent tout ce quâil voulut, calĂšrent. Victor avait-il obĂ©i au sentiment de lâhonneur ou de la vengeance ? En tout cas, ce nâĂ©tait point un lĂąche. Mais sa brutalitĂ© les effrayait ; la musique adoucissait les mĆurs, PĂ©cuchet imagina de lui apprendre le solfĂšge. Victor eut beaucoup de peine Ă lire couramment les notes et Ă ne pas confondre les termes adagio, presto et sforzando. Son maĂźtre sâĂ©vertua Ă lui expliquer la gamme, lâaccord parfait, la diatonique, la chromatique, et les deux espĂšces dâintervalles, appelĂ©s majeur et mineur. Il le fit se mettre tout droit, la poitrine en avant, les Ă©paules bien effacĂ©es, la bouche grande ouverte, et, pour lâinstruire par lâexemple, poussa des intonations dâune voix fausse ; celle de Victor lui sortait pĂ©niblement du larynx, tant il le contractait ; quand un soupir commençait la mesure, il partait tout de suite ou trop tard. PĂ©cuchet nĂ©anmoins aborda le chant en partie double. Il prit une baguette pour tenir lieu dâarchet, et faisait aller son bras magistralement, comme sâil avait eu un orchestre derriĂšre lui ; mais occupĂ© par deux besognes, il se trompait de temps, son erreur en amenait dâautres chez lâĂ©lĂšve, et, fronçant les sourcils, tendant les muscles de leur cou, ils continuaient au hasard, jusquâau bas de la page. Enfin PĂ©cuchet dit Ă Victor â Tu nâes pas prĂšs de briller aux orphĂ©ons. Et il abandonna lâenseignement de la musique. Locke, dâailleurs, a peut-ĂȘtre raison Elle engage dans des compagnies tellement dissolues quâil vaut mieux sâoccuper Ă autre chose. » Sans vouloir en faire un Ă©crivain, il serait commode pour Victor de savoir trousser une lettre. Une rĂ©flexion les arrĂȘta le style Ă©pistolaire ne peut sâapprendre, car il appartient exclusivement aux femmes. Ils songĂšrent ensuite Ă fourrer dans sa mĂ©moire quelques morceaux de littĂ©rature, et embarrassĂ©s du choix, consultĂšrent lâouvrage de Mme Campan. Elle recommande la scĂšne dâĂliacin, les chĆurs dâEsther, Jean-Baptiste Rousseau tout entier. Câest un peu vieux. Quant aux romans, elle les prohibe, comme peignant le monde sous des couleurs trop favorables. Cependant elle permet Clarisse Harlowe et le PĂšre de famille par miss Opy. Qui est-ce miss Opy ? Ils ne dĂ©couvrirent pas son nom dans la Biographie Michaud. Restait les contes de fĂ©es. â Ils vont espĂ©rer des palais de diamants, dit PĂ©cuchet. La littĂ©rature dĂ©veloppe lâesprit, mais exalte les passions. Victorine fut renvoyĂ©e du catĂ©chisme Ă cause des siennes. On lâavait surprise embrassant le fils du notaire, et Reine ne plaisantait pas sa figure Ă©tait sĂ©rieuse sous son bonnet Ă gros tuyaux. AprĂšs un scandale pareil, comment garder une jeune fille si corrompue ? Bouvard et PĂ©cuchet qualifiĂšrent le curĂ© de vieille bĂȘte. Sa bonne le dĂ©fendit en grommelant â On vous connaĂźt ! on vous connaĂźt ! Ils ripostĂšrent, et elle sâen alla en roulant des yeux terribles. Victorine effectivement sâĂ©tait prise de tendresse pour Arnold, tant elle le trouvait joli avec son col brodĂ©, sa veste de velours, ses cheveux sentant bon, et elle lui apportait des bouquets jusquâau moment oĂč elle fut dĂ©noncĂ©e par ZĂ©phyrin. Quelle niaiserie que cette aventure, les deux enfants Ă©taient dâune innocence parfaite ! Fallait-il leur apprendre le mystĂšre de la gĂ©nĂ©ration ? â Je nây verrais pas de mal, dit Bouvard. Le philosophe Basedow lâexposait Ă ses Ă©lĂšves, ne dĂ©taillant toutefois que la grossesse et la naissance. PĂ©cuchet pensa diffĂ©remment. Victor commençait Ă lâinquiĂ©ter. Il le soupçonnait dâavoir une mauvaise habitude. Pourquoi pas ? des hommes graves la conservent toute leur vie, et on prĂ©tend que le duc dâAngoulĂȘme sây livrait. Il interrogea son disciple dâune telle façon quâil lui ouvrit les idĂ©es, et peu de temps aprĂšs nâeut aucun doute. Alors, il lâappela criminel et voulait, comme traitement, lui faire lire Tissot. Ce chef-dâĆuvre, selon Bouvard, Ă©tait plus pernicieux quâutile. Mieux vaudrait lui inspirer un sentiment poĂ©tique ; AimĂ© Martin rapporte quâune mĂšre, en pareil cas, prĂȘta La Nouvelle HĂ©loĂŻse Ă son fils, et, pour se rendre digne de lâamour, le jeune homme se prĂ©cipita dans le chemin de la vertu. Mais Victor nâĂ©tait pas capable de rĂȘver une Sophie. â Si plutĂŽt nous le menions chez les dames ? PĂ©cuchet exprima son horreur des filles publiques. Bouvard la jugeait idiote et mĂȘme parla de faire exprĂšs un voyage au Havre. â Y penses-tu ? on nous verrait entrer ! â Eh bien ! achĂšte-lui un appareil ! â Mais un bandagiste croirait peut-ĂȘtre que câest pour moi, dit PĂ©cuchet. Il lui aurait fallu un plaisir Ă©mouvant comme la chasse, elle amĂšnerait la dĂ©pense dâun fusil, dâun chien ; ils prĂ©fĂ©rĂšrent le fatiguer, et entreprirent des courses dans la campagne. Le gamin leur Ă©chappait, bien quâils se relayassent ils nâen pouvaient plus, et, le soir, nâavaient pas la force de tenir le journal. Pendant quâils attendaient Victor ils causaient avec les passants, et, par besoin de pĂ©dagogie, tĂąchaient de leur apprendre lâhygiĂšne, dĂ©ploraient la perte des eaux, le gaspillage des fumiers, tonnaient contre les superstitions, le squelette dâun merle dans une grange, le buis bĂ©nit au fond de lâĂ©table, un sac de vers sur les orteils des fiĂ©vreux. Ils en vinrent Ă inspecter les nourrices et sâindignaient contre le rĂ©gime de leurs poupons ; les unes les abreuvent de gruau, ce qui les fait pĂ©rir de faiblesse ; dâautres les bourrent de viande avant six mois et ils crĂšvent dâindigestion ; plusieurs les nettoient avec leur propre salive, toutes les manient brutalement. Quand ils apercevaient sur une porte un hibou crucifiĂ©, ils entraient dans la ferme et disaient â Vous avez tort, ces animaux vivent de rats, de campagnols ; on a trouvĂ© dans lâestomac dâune chouette une quantitĂ© de larves de chenilles. Les villageois les connaissaient pour les avoir vus, premiĂšrement comme mĂ©decins, puis en quĂȘte de vieux meubles, puis Ă la recherche des cailloux, et ils rĂ©pondaient â Allez donc, farceurs ! nâessayez pas de nous en remontrer. Leur conviction sâĂ©branla ; car les moineaux purgent les potagers, mais gobent les cerises. Les hiboux dĂ©vorent les insectes, et en mĂȘme temps les chauves-souris qui sont utiles, et si les taupes mangent les limaces, elles bouleversent la terre. Une chose dont ils Ă©taient certains, câest quâil faut dĂ©truire tout le gibier funeste Ă lâagriculture. Un soir quâils passaient dans le bois de Faverges, ils arrivĂšrent devant la maison oĂč Sorel, au bord de la route, gesticulait entre trois individus. Le premier Ă©tait un certain Dauphin savetier, petit, maigre, et la figure sournoise. Le second, le pĂšre Aubain, commissionnaire dans les villages, portait une vieille redingote jaune avec un pantalon de coutil bleu. Le troisiĂšme, EugĂšne, domestique chez M. Marescot, se distinguait par sa barbe, taillĂ©e comme celle des magistrats. Sorel leur montrait un nĆud coulant, en fil de cuivre, qui sâattachait Ă un fil de soie retenu par une brique, ce quâon nomme un collet, et il avait dĂ©couvert le savetier en train de lâĂ©tablir. â Vous ĂȘtes tĂ©moins, nâest-ce pas ? EugĂšne baissa le menton dâune maniĂšre approbative, et le pĂšre Aubain rĂ©pliqua â Du moment que vous le dites. Ce qui enrageait Sorel, câĂ©tait le toupet dâavoir dressĂ© un piĂšge aux abords de son logement, le gredin se figurant quâon nâaurait pas lâidĂ©e dâen soupçonner dans cet endroit. Dauphin prit le genre pleurard â Je marchais dessus, je tĂąchais mĂȘme de le casser. On lâaccusait toujours, on lui en voulait, il Ă©tait bien malheureux ! Sorel, sans lui rĂ©pondre, avait tirĂ© de sa poche un calepin, une plume et de lâencre pour Ă©crire un procĂšs-verbal. â Oh ! non ! dit PĂ©cuchet. Bouvard ajouta â RelĂąchez-le, câest un brave homme ! â Lui, un braconnier ! â Eh bien, quand cela serait ? Et ils se mirent Ă dĂ©fendre le braconnage on sait dâabord que les lapins rongent les jeunes pousses, les liĂšvres abĂźment les cĂ©rĂ©ales, sauf la bĂ©casse peut-ĂȘtre⊠â Laissez-moi donc tranquille. Et le garde Ă©crivait, les dents serrĂ©es. â Quel entĂȘtement ! murmura Bouvard. â Un mot de plus et je fais venir les gendarmes ! â Vous ĂȘtes un grossier personnage ! dit PĂ©cuchet. â Vous des pas grandâchose, reprit Sorel. Bouvard sâoubliant, le traita de butor, dâestafier ! et EugĂšne rĂ©pĂ©tait â La paix ! la paix ! respectons la loi, tandis que le pĂšre Aubain gĂ©missait, Ă trois pas dâeux, sur un mĂštre de cailloux. TroublĂ©s par ces voix, tous les chiens de la meute sortirent de leurs cabanes, on voyait Ă travers le grillage leurs prunelles ardentes, leurs mufles noirs et courant çà et lĂ , ils aboyaient effroyablement. â Ne mâembĂȘtez plus, sâĂ©cria leur maĂźtre, ou bien je les lance sur vos culottes ! Les deux amis sâĂ©loignĂšrent, contents nĂ©anmoins, dâavoir soutenu le progrĂšs, la civilisation. DĂšs le lendemain, on leur envoya une citation Ă comparaĂźtre devant le tribunal de simple police, pour injures envers le garde, et sây entendre condamner Ă 100 francs de dommages et intĂ©rĂȘts sauf le recours du ministĂšre public, vu les contraventions par eux commises coĂ»t 6 fr. 75 c. Tiercelin, huissier. » Pourquoi un ministĂšre public ? La tĂȘte leur en tourna, puis se calmant, ils prĂ©parĂšrent leur dĂ©fense. Le jour dĂ©signĂ©, Bouvard et PĂ©cuchet se rendirent Ă la mairie une heure trop tĂŽt. Personne ; des chaises et trois fauteuils entouraient une table ovale couverte dâun tapis, une niche Ă©tait creusĂ©e dans le mur pour recevoir un poĂȘle, et le buste de lâempereur occupant un piĂ©douche, dominait lâensemble. Il flĂąnĂšrent jusquâau grenier, oĂč il y avait une pompe Ă incendie, plusieurs drapeaux, et dans un coin, par terre, dâautres bustes en plĂątre le grand NapolĂ©on sans diadĂšme, Louis XVIII avec des Ă©paulettes sur un frac, Charles X, reconnaissable Ă sa lĂšvre tombante, Louis-Philippe, les sourcils arquĂ©s et la chevelure en pyramide ; lâinclinaison du toit frĂŽlait sa nuque et tous Ă©taient salis par les mouches et la poussiĂšre. Ce spectacle dĂ©moralisa Bouvard et PĂ©cuchet. Les gouvernements leur faisaient pitiĂ© quand ils revinrent dans la grande salle. Ils y trouvĂšrent Sorel et le garde champĂȘtre, lâun ayant sa plaque au bras, et lâautre un kĂ©pi. Une douzaine de personnes causaient, incriminĂ©es pour dĂ©faut de balayage, chiens errants, manque de lanternes Ă des carrioles, ou avoir tenu, pendant la messe, un cabaret ouvert. Enfin Coulon se prĂ©senta affublĂ© dâune robe en serge noire et dâune toque ronde avec du velours dans le bas. Son greffier se mit Ă sa gauche, le maire en Ă©charpe Ă droite, et on appela peu de temps aprĂšs lâaffaire Sorel contre Bouvard et PĂ©cuchet. Louis-Martial-EugĂšne Lenepveur, valet de chambre Ă Chavignolles Calvados, profita de sa position de tĂ©moin pour Ă©pandre tout ce quâil savait sur une foule de choses Ă©trangĂšres au dĂ©bat. Nicolas-Juste Aubain, manouvrier, craignait de dĂ©plaire Ă Sorel et de nuire Ă ces messieurs ; il avait entendu de gros mots, en doutait cependant ; allĂ©gua sa surditĂ©. Le juge de paix le fit se rasseoir, puis sâadressant au garde â Persistez-vous dans vos dĂ©clarations ? â Certainement. Coulon ensuite demanda aux deux prĂ©venus ce quâils avaient Ă dire. Bouvard soutenait nâavoir pas injuriĂ© Sorel ; mais en prenant le parti du braconnier, avoir dĂ©fendu lâintĂ©rĂȘt de nos campagnes ; il rappela les abus fĂ©odaux, les chasses ruineuses des grands seigneurs. â Nâimporte ! la contravention⊠â Je vous arrĂȘte ! sâĂ©cria PĂ©cuchet. Les mots contravention, crime et dĂ©lit ne valent rien. Vouloir ainsi classer les faits punissables, câest prendre une base arbitraire. Autant dire aux citoyens Ne vous inquiĂ©tez pas de la valeur de vos actions, elle nâest dĂ©terminĂ©e que par le chĂątiment du pouvoir » ; le Code pĂ©nal, du reste, me paraĂźt une Ćuvre absurde, sans principes. â Cela se peut ! rĂ©pondit Coulon. Et il allait prononcer son jugement ; mais Foureau, qui Ă©tait ministĂšre public, se leva. On avait outragĂ© le garde dans lâexercice de ses fonctions. Si on ne respecte pas les propriĂ©tĂ©s, tout est perdu. â Bref, plaise Ă M. le juge de paix dâappliquer le maximum de la peine. Elle fut de dix francs, sous forme de dommages et intĂ©rĂȘts envers Sorel. â Bravo ! sâĂ©cria Bouvard. Coulon nâavait pas fini â Les condamne, en outre, Ă cinq francs dâamende comme coupables de la contravention relevĂ©e par le ministĂšre public. PĂ©cuchet se tourna vers lâauditoire â Lâamende est une bagatelle pour le riche, mais un dĂ©sastre pour le pauvre. Moi, ça ne me fait rien ! Et il avait lâair de narguer le tribunal. â Vraiment, dit Coulon, je mâĂ©tonne que des gens dâesprit⊠â La loi vous dispense dâen avoir ! rĂ©pliqua PĂ©cuchet. Le juge de paix siĂšge indĂ©finiment, tandis que le juge de la cour suprĂȘme est rĂ©putĂ© capable jusquâĂ soixante-quinze ans, et celui de premiĂšre instance ne lâest plus Ă soixante-dix. Mais sur un geste de Foureau, Placquevent sâavança. Ils protestĂšrent. â Ah ! si vous Ă©tiez nommĂ©s au concours ! â Ou par le conseil gĂ©nĂ©ral. â Ou un comitĂ© de prudâhommes, dâaprĂšs une liste sĂ©rieuse ! Placquevent les poussait ; et ils sortirent, huĂ©s des autres prĂ©venus, croyant se faire bien voir au moyen de cette bassesse. Pour Ă©pancher leur indignation, ils allĂšrent le soir chez Beljambe ; son cafĂ© Ă©tait vide, les notables ayant coutume dâen partir vers dix heures. On avait baissĂ© le quinquet, les murs et le comptoir apparaissaient dans un brouillard ; une femme survint. CâĂ©tait MĂ©lie. Elle ne parut pas troublĂ©e, et, en souriant, leur versa deux bocks. PĂ©cuchet, mal Ă son aise, quitta vite lâĂ©tablissement. Bouvard y retourna seul, divertit quelques bourgeois par des sarcasmes contre le maire, et dĂšs lors frĂ©quenta lâestaminet. Dauphin, six semaines aprĂšs, fut acquittĂ© faute de preuves. Quelle honte ! On suspectait ces mĂȘmes tĂ©moins, que lâon avait crus dĂ©posant contre eux. Et leur colĂšre nâeut plus de bornes quand lâenregistrement les avertit dâavoir Ă payer lâamende. Bouvard attaqua lâenregistrement comme nuisible Ă la propriĂ©tĂ©. â Vous vous trompez ! dit le percepteur. â Allons donc ! elle endure le tiers de la charge publique ! Je voudrais des procĂ©dĂ©s dâimpĂŽts moins vexatoires, un cadastre meilleur, des changements au rĂ©gime hypothĂ©caire et quâon supprimĂąt la Banque de France, qui a le privilĂšge de lâusure. Girbal nâĂ©tait pas de force, dĂ©gringola dans lâopinion et ne reparut plus. Cependant Bouvard plaisait Ă lâaubergiste ; il attirait du monde, et en attendant les habituĂ©s, causait familiĂšrement avec la bonne. Il Ă©mit des idĂ©es drĂŽles sur lâinstruction primaire. On devrait, en sortant de lâĂ©cole, pouvoir soigner les malades, comprendre les dĂ©couvertes scientifiques, sâintĂ©resser aux arts. Les exigences de son programme le fĂąchĂšrent avec Petit ; et il blessa le capitaine en prĂ©tendant que les soldats, au lieu de perdre leur temps Ă la manĆuvre, feraient mieux de cultiver des lĂ©gumes. Quand vint la question du libre Ă©change, il emmena PĂ©cuchet ; et pendant tout lâhiver, il y eut dans le cafĂ© des regards furieux, des attitudes mĂ©prisantes, des injures et des vocifĂ©rations avec des coups de poing sur les tables qui faisaient sauter les canettes. Langlois et les autres marchands dĂ©fendaient le commerce national ; Oudot, filateur, et Mathieu, orfĂšvre, lâindustrie nationale ; les propriĂ©taires et les fermiers, lâagriculture nationale ; chacun rĂ©clamant pour soi des privilĂšges au dĂ©triment du plus grand nombre. Les discours de Bouvard et de PĂ©cuchet alarmaient. Comme on les accusait de mĂ©connaĂźtre la pratique, de tendre au nivellement et Ă lâimmoralitĂ©, ils dĂ©veloppĂšrent ces trois conceptions remplacer le nom de famille par un numĂ©ro matricule ; hiĂ©rarchiser les Français, et, pour conserver son grade, il faudrait de temps Ă autre, subir un examen ; plus de chĂątiments, plus de rĂ©compenses, mais, dans tous les villages, une chronique individuelle qui passerait Ă la postĂ©ritĂ©. On dĂ©daigna leur systĂšme. Ils en firent un article pour le journal de Bayeux, rĂ©digĂšrent une note au prĂ©fet, une pĂ©tition aux Chambres, un mĂ©moire Ă lâempereur. Le journal nâinsĂ©ra pas leur article. Le prĂ©fet ne daigna rĂ©pondre. Les Chambres furent muettes, et ils attendirent longtemps un pli des Tuileries. De quoi sâoccupait lâempereur, de femmes sans doute ? Foureau, de la part du sous-prĂ©fet, leur conseilla plus de rĂ©serve. Ils se moquaient du sous-prĂ©fet, du prĂ©fet, des conseillers de prĂ©fecture, voire du Conseil dâĂtat. La justice administrative Ă©tait une monstruositĂ©, car lâadministration, par des faveurs et des menaces, gouverne injustement ses fonctionnaires. Bref, ils devenaient incommodes, et les notables enjoignirent Ă Beljambe de ne plus recevoir ces deux particuliers. Alors Bouvard et PĂ©cuchet brĂ»lĂšrent de se signaler par une Ćuvre qui Ă©blouirait leurs concitoyens, et ils ne trouvĂšrent pas autre chose que des projets dâembellissement pour Chavignolles. Les trois quarts des maisons seraient dĂ©molies, on ferait au milieu du bourg une place monumentale, un hospice du cĂŽtĂ© de Falaise, des abattoirs sur la route de Caen et au pas de la Vaque » une Ă©glise romane et polychrome. PĂ©cuchet composa un lavis Ă lâencre de Chine, nâoubliant pas de teinter les bois en jaune, les bĂątiments en rouge, et les prĂ©s en vert, car les tableaux dâun Chavignolles idĂ©al le poursuivaient dans ses rĂȘves ; il se retournait sur son matelas. Bouvard, une nuit, en fut rĂ©veillĂ©. â Souffres-tu ? PĂ©cuchet balbutia â Haussmann mâempĂȘche de dormir. Vers cette Ă©poque, il reçut une lettre de Dumouchel pour savoir le prix des bains de mer de la cĂŽte normande. â Quâil aille se promener avec ses bains ! Est-ce que nous avons le temps dâĂ©crire ? Et quand ils se furent procurĂ© une chaĂźne dâarpenteur, un graphomĂštre, un niveau dâeau et une boussole, dâautres Ă©tudes commencĂšrent. Ils envahissaient les propriĂ©tĂ©s ; souvent les bourgeois Ă©taient surpris de voir ces deux hommes plantant des jalons. Bouvard et PĂ©cuchet annonçaient dâun air tranquille leurs projets et ce qui en adviendrait. Les habitants sâinquiĂ©tĂšrent, car enfin lâautoritĂ© se rangerait peut-ĂȘtre Ă leur avis ? Quelquefois on les renvoyait brutalement. Victor escaladait les murs et montait dans les combles pour y appendre un signal, tĂ©moignait de la bonne volontĂ© et mĂȘme une certaine ardeur. Ils Ă©taient aussi plus contents de Victorine. Quand elle repassait le linge, elle poussait son fer sur la planche en chantonnant dâune voix douce, sâintĂ©ressait au mĂ©nage, fit une calotte pour Bouvard, et ses points de piquĂ© lui valurent les compliments de Romiche. CâĂ©tait un de ces tailleurs qui vont dans les fermes raccommoder les habits. On lâeut quinze jours Ă la maison. Bossu avec des yeux rouges, il rachetait ses dĂ©fauts corporels par une humeur bouffonne. Pendant que les maĂźtres Ă©taient dehors, il amusait Marcel et Victorine en leur contant des farces, tirait sa langue jusquâau menton, imitait le coucou, faisait le ventriloque, et, le soir, sâĂ©pargnant les frais dâauberge, allait coucher dans le fournil. Or, un matin, de trĂšs bonne heure, Bouvard ayant froid, vint y prendre des copeaux pour allumer son feu. Un spectacle le pĂ©trifia. DerriĂšre les dĂ©bris du bahut, sur une paillasse, Romiche et Victorine dormaient ensemble. Il lui avait passĂ© le bras autour de la taille, et son autre main, longue comme celle dâun singe, la tenait par un genou, les paupiĂšres entre-closes, le visage encore convulsĂ© dans un spasme de plaisir. Elle souriait, Ă©tendue sur le dos. Le bĂąillement de sa camisole laissait Ă dĂ©couvert sa gorge enfantine, marbrĂ©e de plaques rouges par les caresses du bossu ; ses cheveux blonds traĂźnaient, et la clartĂ© de lâaube jetait sur tous les deux une lumiĂšre blafarde. Bouvard, au premier moment, avait ressenti comme un heurt en pleine poitrine. Puis une pudeur lâempĂȘcha de faire un seul geste ; des rĂ©flexions douloureuses lâassaillaient. â Si jeune ! perdue ! perdue ! Ensuite il alla rĂ©veiller PĂ©cuchet, et, dâun mot lui apprit tout. â Ah ! le misĂ©rable ! â Nous nây pouvons rien ! Calme-toi. Et ils furent longtemps Ă soupirer lâun devant lâautre Bouvard, sans redingote les bras croisĂ©s ; PĂ©cuchet, au bord de sa couche, pieds nus et en bonnet de coton. Romiche devait partir ce jour-lĂ , ayant terminĂ© son ouvrage. Ils le payĂšrent dâune façon hautaine, silencieusement. Mais la Providence leur en voulait. Marcel les conduisit peu de temps aprĂšs dans la chambre de Victor et leur montra au fond de sa commode une piĂšce de vingt francs. Le gamin lâavait chargĂ© de lui en fournir la monnaie. DâoĂč provenait-elle ? Dâun vol, bien sĂ»r ! et commis durant leurs tournĂ©es dâingĂ©nieurs. Mais, pour la rendre, il eĂ»t fallu connaĂźtre la personne, et si on la rĂ©clamait, ils auraient lâair complices. Enfin, ayant appelĂ© Victor, ils lui commandĂšrent dâouvrir son tiroir ; le napolĂ©on nây Ă©tait plus. Il feignit de ne pas comprendre. TantĂŽt, pourtant, ils lâavaient vue, cette piĂšce, et Marcel Ă©tait incapable de mentir. Cette histoire le rĂ©volutionnait tellement que, depuis le matin, il gardait dans sa poche une lettre pour Bouvard. Monsieur, Craignant que M. PĂ©cuchet ne soit malade, jâai recours Ă votre obligeance⊠» â De qui donc la signature ? Olympe DUMOUCHEL, nĂ©e CHARPEAU. » Elle et son Ă©poux demandaient dans quelle localitĂ© balnĂ©aire, Courseulles, Langrune ou Lucques, se trouvait la meilleure compagnie, la moins bruyante, et tous les moyens de transport, le prix du blanchissage, etc., etc. Cette importunitĂ© les mit en colĂšre contre Dumouchel ; puis la fatigue les plongea dans un dĂ©couragement plus lourd. Ils rĂ©capitulĂšrent tout le mal quâils sâĂ©taient donnĂ© ; tant de leçons, de prĂ©cautions, de tourments ! â Et songer, disaient-ils, que nous voulions autrefois faire dâelle une sous-maĂźtresse ! et de lui, derniĂšrement, un piqueur de travaux ! â Ah ! quelle dĂ©ception ! â Si elle est vicieuse, ce nâest pas la faute de ses lectures. â Moi, pour le rendre honnĂȘte, je lui avais appris la biographie de Cartouche. â Peut-ĂȘtre ont-ils manquĂ© dâune famille, des soins dâune mĂšre. â Jâen Ă©tais une ! objecta Bouvard. â HĂ©las ! reprit PĂ©cuchet. Mais il y a des natures dĂ©nuĂ©es de sens moral, et lâĂ©ducation nây peut rien. â Ah ! oui, câest beau, lâĂ©ducation ! Comme les orphelins ne savaient aucun mĂ©tier, on leur chercherait deux places de domestiques ; et puis, Ă la grĂące de Dieu ! ils ne sâen mĂȘleraient plus. Et dĂ©sormais Mon oncle et Bon ami » les firent manger Ă la cuisine. Mais bientĂŽt ils sâennuyĂšrent, leur esprit ayant besoin dâun travail, leur existence dâun but. Dâailleurs que prouve un insuccĂšs ? Ce qui avait Ă©chouĂ© sur des enfants pouvait ĂȘtre moins difficile avec des hommes. Et ils imaginĂšrent dâĂ©tablir un cours dâadultes. Il aurait fallu une confĂ©rence pour exposer leurs idĂ©es. La grande salle de lâauberge conviendrait Ă cela, parfaitement. Beljambe, comme adjoint, eut peur de se compromettre, refusa dâabord, puis songeant quâil pouvait y gagner, changea dâopinion et le fit dire par la servante. Bouvard, dans lâexcĂšs de sa joie, la baisa sur les deux joues. Le maire Ă©tait absent ; lâautre adjoint, M. Marescot, pris tout entier par son Ă©tude, sâoccuperait peu de la confĂ©rence ; ainsi elle aurait lieu, et le tambour lâannonça pour le dimanche suivant, Ă trois heures. La veille, seulement, ils pensĂšrent Ă leur costume. PĂ©cuchet, grĂące au ciel, avait conservĂ© un vieil habit de cĂ©rĂ©monie Ă collet de velours, deux cravates blanches et des gants noirs. Bouvard mit sa redingote bleue, un gilet de nankin, des souliers de castor ; et ils Ă©taient fort Ă©mus quand ils traversĂšrent le village et arrivĂšrent Ă lâHĂŽtel de la Croix dâor.................................................. Ici sâarrĂȘte le manuscrit de Gustave Flaubert. Nous publions un extrait du plan, trouvĂ© dans ses papiers, et qui indique la conclusion de lâouvrage. ConfĂ©rence. Lâauberge de la Croix dâor, â deux galeries de bois latĂ©rales au premier avec balcon saillant, â corps de logis au fond, â cafĂ© au rez-de-chaussĂ©e, salle Ă manger, billard, les portes et les fenĂȘtres sont ouvertes. Foule notables, gens du peuple. Bouvard Il sâagit dâabord de dĂ©montrer lâutilitĂ© de notre projet, nos Ă©tudes nous donnent le droit de parler. » Discours de PĂ©cuchet, pĂ©dantesque. Sottises du gouvernement et de lâadministration, â trop dâimpĂŽts, deux Ă©conomies Ă faire suppression du budget des cultes et de celui de lâarmĂ©e. On lâaccuse dâimpiĂ©tĂ©. Au contraire ; mais il faut une rĂ©novation religieuse. » Foureau survient et veut dissoudre lâassemblĂ©e. Bouvard fait rire aux dĂ©pens du maire en rappelant ses primes imbĂ©ciles pour les hiboux. â Objection. Sâil faut dĂ©truire les animaux nuisibles aux plantes, il faudrait aussi dĂ©truire le bĂ©tail, qui mange de lâherbe. » Foureau se retire. Discours de Bouvard, familier. PrĂ©jugĂ©s cĂ©libat des prĂȘtres, futilitĂ© de lâadultĂšre, â Ă©mancipation de la femme Ses boucles dâoreille sont le signe de son ancienne servitude. » Haras dâhommes. On reproche Ă Bouvard et Ă PĂ©cuchet lâinconduite de leurs Ă©lĂšves. â Aussi pourquoi avoir adoptĂ© les enfants dâun forçat ? ThĂ©orie de la rĂ©habilitation. Ils dĂźneraient avec Touache. Foureau, revenu, lit, pour se venger de Bouvard, une pĂ©tition de lui au conseil municipal, oĂč il demande lâĂ©tablissement dâun bordel Ă Chavignolles. â Raisons de Robin. La sĂ©ance est levĂ©e dans le plus grand tumulte. En sâen retournant chez eux, Bouvard et PĂ©cuchet aperçoivent le domestique de Foureau, galopant sur la route de Falaise Ă franc Ă©trier. Ils se couchent trĂšs fatiguĂ©s, sans se douter de toutes les trames qui fermentent contre eux, â expliquer les motifs quâont de leur en vouloir le curĂ©, le mĂ©decin, le maire, Marescot, le peuple, tout le monde. Le lendemain, au dĂ©jeuner, ils reparlent de la confĂ©rence. PĂ©cuchet voit lâavenir de lâHumanitĂ© en noir Lâhomme moderne est amoindri et devenu une machine. Anarchie finale du genre humain Buchner, ImpossibilitĂ© de la Paix id.. Barbarie par lâexcĂšs de lâindividualisme et le dĂ©lire de la science. Trois hypothĂšses 1o le radicalisme panthĂ©iste rompra tout lien avec le passĂ©, et un despotisme inhumain sâensuivra ; 2o si lâabsolutisme thĂ©iste triomphe, le libĂ©ralisme dont lâhumanitĂ© sâest pĂ©nĂ©trĂ©e depuis la RĂ©forme succombe, tout est renversĂ© ; 3o si les convulsions qui existent depuis 89 continuent, sans fin entre deux issues, ces oscillations nous emporteront par leurs propres forces. Il nây aura plus dâidĂ©al, de religion, de moralitĂ©. LâAmĂ©rique aura conquis la terre. Avenir de la littĂ©rature. Pignouflisme universel. Tout ne sera plus quâune vaste ribote dâouvriers. Fin du monde par la cessation du calorique. Bouvard voit lâavenir de lâHumanitĂ© en beau. LâHomme moderne est en progrĂšs. LâEurope sera rĂ©gĂ©nĂ©rĂ©e par lâAsie. La loi historique Ă©tant que la civilisation aille dâOrient en Occident, â rĂŽle de la Chine, â les deux humanitĂ©s enfin seront fondues. Inventions futures maniĂšres de voyager. Ballon. â Bateaux sous-marins avec vitres, par un calme constant, lâagitation de la mer nâĂ©tant quâĂ la surface. â On verra passer les poissons et les paysages au fond de lâOcĂ©an. â Animaux domptĂ©s. â Toutes les cultures. Avenir de la littĂ©rature contre-partie de littĂ©rature industrielle. Sciences futures. â RĂ©gler la force magnĂ©tique. Paris deviendra un jardin dâhiver ; â espaliers Ă fruits sur le boulevard. La Seine filtrĂ©e et chaude, â abondance de pierres prĂ©cieuses factices, â prodigalitĂ© de la dorure, â Ă©clairage des maisons â on emmaganisera la lumiĂšre, car il y a des corps qui ont cette propriĂ©tĂ©, comme le sucre, la chair de certains mollusques et le phosphore de Bologne. On sera tenu de faire badigeonner les façades des maisons avec la substance phosphorescente, et leur radiation Ă©clairera les rues. Disparition du mal par la disparition du besoin. La philosophie sera une religion. Communion de tous les peuples. FĂȘtes publiques. On ira dans les astres, â et quand la terre sera usĂ©e, lâHumanitĂ© dĂ©mĂ©nagera vers les Ă©toiles. Ă peine a-t-il fini que les gendarmes apparaissent. â EntrĂ©e des gendarmes. Ă leur vue, effroi des enfants, par lâeffet de leurs vagues souvenirs. DĂ©solation de Marcel. Ămoi de Bouvard et PĂ©cuchet. â Veut-on arrĂȘter Victor ? Les gendarmes exhibent un mandat dâamener. Câest la confĂ©rence qui est en cause. On les accuse dâavoir attentĂ© Ă la religion, Ă lâordre, excitĂ© Ă la rĂ©volte, etc. ArrivĂ©e soudaine de M. et Mme Dumouchel, avec leurs bagages ; ils viennent prendre les bains de mer. Dumouchel nâest pas changĂ©, Madame porte des lunettes et compose des fables. â Leur ahurissement. Le maire, sachant que les gendarmes sont chez Bouvard et PĂ©cuchet, arrive, encouragĂ© par leur prĂ©sence. Gorju, voyant que lâautoritĂ© et lâopinion publique sont contre eux, a voulu en profiter et escorte Foureau. Supposant Bouvard le plus riche des deux, il lâaccuse dâavoir autrefois dĂ©bauchĂ© MĂ©lie. Moi, jamais ! » Et PĂ©cuchet tremble. Et mĂȘme de lui avoir donnĂ© du mal. » Bouvard se rĂ©crie. Au moins quâil lui fasse une pension pour lâenfant qui va naĂźtre, car elle est enceinte. » Cette seconde accusation est basĂ©e sur la privautĂ© de Bouvard au cafĂ©. Le public envahit peu Ă peu la maison. Barberou, appelĂ© dans le pays par une affaire de son commerce, tout Ă lâheure a appris Ă lâauberge ce qui se passe et survient. Il croit Bouvard coupable, le prend Ă lâĂ©cart, et lâengage Ă cĂ©der, Ă faire une pension. Arrivent le mĂ©decin, le comte, Reine, Mme Bordin, Mme Marescot sous son ombrelle, et dâautres notables. Les gamins du village, en dehors de la grille, crient, jettent des pierres dans le jardin. Il est maintenant bien tenu et la population en est jalouse. Foureau veut traĂźner Bouvard et PĂ©cuchet en prison. Barberou sâinterpose, et, comme lui, sâinterposent Marescot, le mĂ©decin et le comte avec une piĂ©tĂ© insultante. Expliquer le mandat dâamener. Le sous-prĂ©fet, au reçu de la lettre de Foureau, leur a expĂ©diĂ© un mandat dâamener pour leur faire peur, avec une lettre Ă Marescot et Ă Faverges, disant de les laisser tranquilles sâils tĂ©moignaient du repentir. Vaucorbeil cherche Ă©galement Ă les dĂ©fendre. Câest plutĂŽt dans une maison de fous quâil faudrait les mener ; ce sont des maniaques. â Jâen Ă©crirai au prĂ©fet. » Tout sâapaise. Bouvard fera une pension Ă MĂ©lie. On ne peut leur laisser la direction des enfants. â Ils se rebiffent ; mais comme ils nâont pas adoptĂ© lĂ©galement les orphelins, le maire les reprend. Ils montrent une insensibilitĂ© rĂ©voltante. â Bouvard et PĂ©cuchet en pleurent. M. et Mme Dumouchel sâen vont. Ainsi tout leur a craquĂ© dans la main. Ils nâont plus aucun intĂ©rĂȘt dans la vie. Bonne idĂ©e nourrie en secret par chacun dâeux. Ils se la dissimulent. â De temps Ă autre, ils sourient quand elle leur vient, â puis, enfin, se la communiquent simultanĂ©ment Copier comme autrefois. Confection du bureau Ă double pupitre. â Ils sâadressent pour cela Ă un menuisier. Gorju, qui a entendu parler de leur invention, leur propose de le faire. â Rappeler le bahut. Achat de livres et dâustensiles, sandaraque, grattoirs, etc. Ils sây mettent. FIN. NOTES ORIGINEDEBOUVARD ET PĂCUCHET. Tâaperçois-tu que je deviens moraliste ? est-ce un signe de vieillesse ? Mais je tourne certainement Ă la haute comĂ©die, jâai quelquefois des prurits atroces dâengueuler les humains, et je le ferai Ă quelque jour, dans dix ans dâici, dans quelque long roman Ă cadre large ; en attendant, une vieille idĂ©e mâest revenue, Ă savoir celle de mon Dictionnaire des idĂ©es reçues sais-tu ce que câest ? ; la prĂ©face surtout mâexcite fort, et de la maniĂšre dont je la conçois ce serait tout un livre, aucune loi ne pourrait me mordre quoique jây attaquerais tout. Ce serait la glorification historique de tout ce quâon approuve jây dĂ©montrerais que les majoritĂ©s ont toujours eu raison, les minoritĂ©s toujours tort ; jâimmolerais les grands hommes Ă tous les imbĂ©ciles, les martyrs Ă tous les bourreaux, et cela dans un style poussĂ© Ă outrance, Ă fusĂ©es. Ainsi, pour la littĂ©rature, jâĂ©tablirais, ce qui serait facile, Ă savoir que le mĂ©diocre Ă©tant Ă la portĂ©e de tous est le seul lĂ©gitime, et quâil faut donc honnir toute espĂšce dâoriginalitĂ© comme dangereuse, sotte, etc. Cette apologie de la canaillerie humaine sur toutes ses faces, ironique et hurlante dâun bout Ă lâautre, pleine de citations, de preuves qui prouveraient le contraire et de textes effrayants ce serait facile, est dans le but dâen finir une fois pour toutes avec les excentricitĂ©s, quelles quâelles soient. Je rentrerais, par lĂ , dans lâidĂ©e dĂ©mocratique moderne dâĂ©galitĂ©, dans le mot de Fourier que les grands hommes deviendront inutiles, et câest dans ce but, dirais-je, que ce livre est fait. On y trouverait donc par ordre alphabĂ©tique, sur tous les sujets possibles, tout ce quâil faut dire en sociĂ©tĂ© pour ĂȘtre un homme convenable et aimable. Ainsi on trouverait Artiste. Sont tous dĂ©sintĂ©ressĂ©s. Langouste. Femelle du homard. France. Veut un bras de fer pour ĂȘtre rĂ©gie. Ărection. Ne se dit quâen parlant des monuments, etc. Voir Dictionnaire des idĂ©es reçues, page 420. Je crois que lâensemble serait formidable comme plomb. Il faudrait que, dans tout le cours du livre, il nây eĂ»t pas un mot de mon cru, et quâune fois quâon lâaurait lu on nâosĂąt plus parler de peur de dire naturellement une phrase qui sây trouve. Quelques articles, du reste, pourraient prĂȘter Ă des dĂ©veloppements splendides, comme ceux de homme, femme, ami, politique, mĆurs, magistrat ; on pourrait, dâailleurs, en quelques lignes, faire des types et montrer non seulement ce quâil faut dire, mais ce quâil faut paraĂźtre. » Lettre Ă Louise Colet, dĂ©cembre 1852, voir Correspondance, II, p. 185. Le long roman Ă cadre large, câest Bouvard et PĂ©cuchet ; lâidĂ©e en apparaĂźt ici pour la premiĂšre fois, voisinant avec le projet du Dictionnaire des idĂ©es reçues, qui, lui, est antĂ©rieur Ă 1850. Ces deux Ćuvres, dans la pensĂ©e primitive de Flaubert, devaient faire lâobjet de deux publications distinctes ; mais elles ont quelque chose de commun lâesprit satirique, et peu Ă peu, pensant Ă lâun en prĂ©parant ses documents pour lâautre, lâauteur en vit lâesprit dâunitĂ© et, dans le plan du second volume, rĂ©unit le Dictionnaire des idĂ©es reçues Ă Bouvard. Il y est logiquement incorporĂ© et fait dâailleurs partie du dossier formidable de la bĂȘtise humaine dont nous publions plus loin la nomenclature. Bouvard et PĂ©cuchet, dĂ©couragĂ©s par leurs dĂ©boires scientifiques, renoncent Ă toute action personnelle, copient scrupuleusement toutes les Ăąneries qui, Ă leurs yeux, tiennent lieu de prĂ©ceptes philosophiques. Quand Bouvard et PĂ©cuchet, dĂ©goĂ»tĂ©s de tout, se remettaient Ă copier, ils ouvraient naturellement les livres quâils avaient lus et, reprenant lâordre naturel de leurs Ă©tudes, transcrivaient minutieusement des passages choisis par eux dans les ouvrages oĂč ils avaient puisĂ©. Alors commençait une effrayante sĂ©rie dâinepties, dâignorances, de contradictions flagrantes et monstrueuses, dâerreurs Ă©normes, dâaffirmations honteuses, dâinconcevables dĂ©faillances des plus hauts esprits, des plus vastes intelligences. Quiconque a Ă©crit sur un sujet quelconque a dit parfois une sottise. Cette sottise, Flaubert lâavait infailliblement trouvĂ©e et recueillie ; et, la rapprochant dâune autre, puis dâune autre, il en avait formĂ© un faisceau formidable qui dĂ©concerte toute croyance et toute affirmation. » Guy de Maupassant, Bouvard et PĂ©cuchet, Quantin, Ă©diteur. Malheureusement ce second volume ne fut pas dĂ©veloppĂ©, la mort surprit Flaubert Ă sa table de travail, penchĂ© sur ses documents. Câest de 1872 Ă 1874, aprĂšs avoir achevĂ© la Tentation de saint Antoine, au milieu des chagrins et des soucis de la vie, aprĂšs lâĂ©chec du Candidat et tout en sâoccupant de faire jouer le Sexe faible, que Flaubert rassembla les premiers Ă©lĂ©ments de la documentation de Bouvard et PĂ©cuchet. Je vais commencer un livre qui va mâoccuper pendant plusieurs annĂ©es. Quand il sera fini, si les temps sont plus prospĂšres, je le ferai paraĂźtre en mĂȘme temps que Saint Antoine. Câest lâhistoire de ces deux bonshommes qui copient une espĂšce dâencyclopĂ©die critique en farce. Vous devez en avoir une idĂ©e ! Pour cela il va me falloir Ă©tudier beaucoup de choses que jâignore la chimie, la mĂ©decine, lâagriculture. Je suis maintenant dans la mĂ©decine, mais il faut ĂȘtre fou et triplement frĂ©nĂ©tique pour entreprendre un pareil bouquin. » Lettre Ă Mme Roger des Genettes, Correspondance, IV, p. 121. Aimant, depuis lâenfance, Ă flĂ©trir lâesprit bourgeois, Ă critiquer chez ses contemporains les idĂ©es sans art, les pensĂ©es stupides et niaises, Flaubert avait trouvĂ©, dans Bouvard et PĂ©cuchet, le sujet convenant le mieux Ă sa nature. AveuglĂ© par un dĂ©sir inaltĂ©rable de raillerie, poussĂ© par la haine de la bĂȘtise humaine, le plan de son roman sâĂ©largit dĂ©mesurĂ©ment, et câest par morceaux que nous trouvons feuillets, journaux, notes, prospectus, circulaires, formules administratives, annonces commerciales, enseignes, phrases informes, notes sur la chimie, la mĂ©decine, le jardinage, fragments de discours politiques, bourrĂ©s de lieux communs, de termes impropres, formant la prodigieuse documentation de Bouvard et PĂ©cuchet. LâidĂ©e du livre est connue des amis qui lui restent encore MM. Laporte, Baudry, Guy de Maupassant et lâĂ©diteur Charpentier ; chacun lui envoie des trouvailles de niaiseries ou des renseignements demandĂ©s sur la chimie, la botanique et lâagriculture, etc. M. Laporte en particulier fut non seulement lâami le plus fidĂšle de ses derniĂšres annĂ©es, mais le collaborateur assidu de lâĆuvre en prĂ©paration ; câest lui qui rĂ©unit en grande partie la documentation de Bouvard et PĂ©cuchet. LâĂCRITUREDEBOUVARD ET PĂCUCHET. Je lis maintenant des livres dâhygiĂšne. Oh ! que câest comique ! Quel aplomb que celui des mĂ©decins ! quel toupet ! quels Ăąnes, pour la plupart ! Je viens de finir la Gaule poĂ©tique du sieur Marchangy. Ce bouquin mâa donnĂ© des accĂšs de rire. » Lettre Ă George Sand, Correspondance, IV, p. 195. Dans une quinzaine, je mâen retourne vers ma cabane, oĂč je vais me mettre Ă Ă©crire mes deux copistes. La semaine prochaine, jâirai Ă Clamart ouvrir des cadavres. Oui ! Madame, voilĂ jusquâoĂč mâentraĂźne lâamour de la littĂ©rature. » Lettre Ă Mme Roger des Genettes, Correspondance, IV, p. 206. Dans le courant de lâĂ©tĂ© 1874, Flaubert Ă©crit Ă George Sand quâau cours dâun petit voyage en basse Normandie, il a dĂ©couvert sur un plateau stupide » un endroit propice Ă loger ses deux bonshommes, entre la vallĂ©e de lâOrne et la vallĂ©e dâAuge. Jâaurai besoin dây retourner plusieurs fois. DĂšs le mois de septembre, je vais donc commencer cette rude besogne. Elle me fait peur, et jâen suis dâavance Ă©crasĂ© ». Au mois de juillet, Flaubert, pris de syncopes dâĂ©touffements, est envoyĂ© au Righi, oĂč il ne reste que trois semaines, et dĂšs sa rentrĂ©e il Ă©crit Ă Edmond de Goncourt Ă mon retour ici, jâai enfin commencĂ© mon roman, lequel va me demander trois ou quatre ans. Jâai cru dâabord que je ne pouvais plus Ă©crire une ligne. Le dĂ©but a Ă©tĂ© dur. Mais enfin, jây suis, ça marche, ou du moins ça va mieux. » Le 2 dĂ©cembre, il Ă©crit Ă George Sand Dans un mois jâespĂšre en avoir fini avec lâagriculture et le jardinage, et je ne serai quâaux deux tiers de mon premier chapitre. » Mais ici commence pour Flaubert, en raison de son caractĂšre loyal et orgueilleux, les angoisses morales les plus pĂ©nibles qui prĂ©cipiteront sa fin. Pour sauver son neveu de la ruine, il lui a prĂȘtĂ© sa fortune, et le labeur Ă©crasant de Bouvard, mĂȘlĂ© aux inquiĂ©tudes financiĂšres, semble avoir raison du bon gĂ©ant. Il se passe dans mon individu des choses anormales. Mon affaissement psychique doit tenir Ă quelque chose de cachĂ©. Je me sens vieux, usĂ©, Ă©cĆurĂ© de tout ; » Ă©crit-il, en mai 1875, Ă George Sand. LâĂ©criture de Bouvard avance pĂ©niblement. Je veux avancer dans ma besogne, laquelle me pĂšse comme un poids de 500 kilogrammes. » Lettre Ă George Sand. Le premier chapitre nâest pas achevĂ©, et pourtant lâĂ©criture de Bouvard et PĂ©cuchet sera interrompue les soucis financiers se prĂ©cisent, et la fortune de Flaubert est engloutie dans la liquidation de son neveu. Mon existence est maintenant bouleversĂ©e ; jâaurai toujours de quoi vivre, mais dans dâautres conditions. Quant Ă la littĂ©rature, je suis incapable dâaucun travail. Depuis bientĂŽt quatre mois que nous sommes dans des angoisses infernales, jâai Ă©crit en tout quatorze pages, et mauvaises ! Ma pauvre cervelle ne rĂ©sistera pas Ă un pareil coup. VoilĂ ce qui me paraĂźt le plus clair. Comme jâai besoin de sortir du milieu oĂč jâagonise, dĂšs le commencement de septembre, je mâen irai Ă Concarneau, prĂšs de Georges Pouchet, qui travaille lĂ -bas les poissons. Jây resterai le plus longtemps possible⊠La vie nâest pas drĂŽle, et je commence une lugubre vieillesse. » Lettre Ă Ămile Zola, 13 aoĂ»t 1875, Correspondance, IV, p. 239. En effet, vers le 18 septembre 1875, Flaubert partit pour Concarneau. Un repos de quinze jours sur les rivages bretons sembla lui suffire ; lĂ -bas il reprit la plume, non pour continuer Bouvard, mais pour Ă©crire les Trois Contes. Voir Trois Contes, notes, p. 217. Câest au mois de mai 1877, seulement, que Flaubert reprit, plein de courage, contact avec Bouvard et PĂ©cuchet, et, Ă cette Ă©poque seulement, quâil en acheva le premier chapitre. Bouvard et PĂ©cuchet mâemplissent Ă un tel point que je suis devenu eux ! Leur bĂȘtise est mienne et jâen rĂȘve⊠Jâai enfin terminĂ© le premier chapitre et prĂ©parĂ© le second, qui comprendra la chimie, la mĂ©decine et la gĂ©ologie, tout cela devant tenir en 30 pages, » Ă©crit-il Ă Mme Roger des Genettes, en mai 1877 ; puis il envoie Ă Maupassant ce simple mot Jeune lubrique, voulez-vous, afin dâentendre le premier chapitre de Bouvard et PĂ©cuchet, venir dĂźner vendredi Ă 6 h. 1/2 chez votre G. F. ? » InĂ©dit. Au mois de septembre, Flaubert entreprend une sĂ©rie dâexcursions, dont deux en compagnie de M. Laporte, au pays de ses deux bonshommes. Ah ! mon pauvre vieux, quel plaisir je me promets de ce petit voyage ! Je vous prĂ©viens que je le ferai durer le plus longtemps possible. Rien ne presse dâailleurs⊠Avez-vous fini le travail des notes sur lâagriculture et la mĂ©decine ? Dans ce cas-lĂ , apportez les paperasses. » Lettre inĂ©dite de Flaubert Ă Laporte, le 12 septembre 1877. RentrĂ© Ă Croiset, dispos, il compte avoir terminĂ© le chapitre de lâarchĂ©ologie et de lâhistoire avant la fin de lâannĂ©e, mais lâeffet de son livre le prĂ©occupe. Jâai peur que ce soit embĂȘtant Ă crever. Il me faut une rude patience, je vous en rĂ©ponds, car je ne peux en ĂȘtre quitte avant trois ans, » Ă©crit-il Ă Zola, le 5 octobre. Voir Correspondance, IV, p. 309. Cette prĂ©occupation devient grandissante, il en fait part plusieurs fois Ă Guy de Maupassant Bonhomme, quâen penses-tu ? » et le 10 juillet 1878, il lâexprime, sous le coup dâune fatigue cĂ©rĂ©brale, encore plus clairement Ă Mme Roger des Genettes voir Correspondance, IV, p. 331 En de certains jours, je me sens broyĂ© par la pesanteur de cette masse, et je continue cependant, une fatigue chassant lâautre. Câest de la conception mĂȘme du livre que je doute. Il nâest plus temps dây rĂ©flĂ©chir, tant pis ! Nâimporte ! je me demande souvent pourquoi passer tant dâannĂ©es lĂ -dessus, et si je nâaurais pas mieux fait dâĂ©crire autre chose ? Mais je me rĂ©ponds que je nâĂ©tais pas libre de choisir, ce qui est vrai. » Enfin, au milieu de toutes ces crises, le livre peu Ă peu sâachemine ; câest encore Ă M. Laporte quâen janvier 1879 il demande un document relatif au spiritisme Pensant que vous serez Ă la bibliothĂšque, trouvez-moi dans lâIllustration, 1853, une image reprĂ©sentant lâEurope sâoccupant Ă faire tourner les tables. Comme on ne vous laissera pas emporter ce volume, vous me ferez la description dudit dessin. » InĂ©dit. Les deux bonshommes se lancent maintenant dans les thĂ©ories philosophiques et religieuses Me voilĂ Ă la partie la plus rude ! et qui peut ĂȘtre la plus haute de mon infernal bouquin, câest-Ă -dire la mĂ©taphysique ! Faire rire avec la thĂ©orie des idĂ©es innĂ©es ! Enfin, jâespĂšre au commencement de septembre 1879 nâavoir plus que deux chapitres. Mais je suis encore loin de la terminaison totale. » Lettre Ă Mme Roger des Genettes, Correspondance, IV, p. 374. Et comme poursuivi par un pressentiment, le 25 octobre 1879, il Ă©crit Ă Maupassant Ma religion mâextĂ©nue !⊠Jâai peur dâĂȘtre terminĂ© moi-mĂȘme avant la terminaison de mon roman. » Au mois de fĂ©vrier suivant il adresse Ă lâĂ©diteur Charpentier cette derniĂšre requĂȘte ⊠Si vous pouviez me dĂ©couvrir quelque part et nâimporte Ă quel prix De lâĂducation, par Spurzheim, vous seriez un vrai sauveur. Sans compter sa collaboration avec Gall dans le grand ouvrage intitulĂ© De lâanatomie du cerveau, Spurzheim a fait un livre spĂ©cial intitulĂ© De lâĂducation. Câest ça quâil me faudrait. Que ne me faudrait-il pas ? Jâattends mĂȘme un couple de paons pour Ă©tudier le coĂŻt de ces beaux volatiles. » InĂ©dit. Au mois de mars il commence le dernier chapitre du premier volume ; il mourut, sans lâavoir achevĂ©, le 8 mai 1880. Le second volume devait comprendre le dossier de la bĂȘtise humaine dont fait partie le Dictionnaire des idĂ©es reçues que nous publions plus loin ; aussi Flaubert comptait lâĂ©tablir en six mois, nâayant probablement que des commentaires Ă ajouter ⊠Jâirai Ă Paris pour le second volume, qui ne me demandera pas plus de six mois ; il est fait aux trois quarts et ne sera presque composĂ© que de citations. AprĂšs quoi, je reposerai ma pauvre cervelle qui nâen peut plus⊠» DOCUMENTATION. Savez-vous Ă combien se montent les volumes quâil mâa fallu absorber pour mes deux bonshommes ? Ă plus de 1, 500 ! Mon dossier de notes a huit pouces de hauteur, et tout cela ou rien câest la mĂȘme chose. Mais cette surabondance de documents mâa permis de nâĂȘtre pas pĂ©dant ; de cela, jâen suis sĂ»r. » Lettre Ă Mme Roger des Genettes, Correspondance, IV, p. 410. De ces volumes Flaubert a plus ou moins extrait des notes ; son ami Laporte, travaillant pour lui dans les bibliothĂšques, lui en a beaucoup recueilli. Il mâest venu Ă lâesprit des travaux pour vous, puisque vous mâen demandez. Mais les livres vous manqueraient. Il vous faudrait pour moi toute une bibliothĂšque imbĂ©cille sic. Le carton des curiositĂ©s se classe-t-il, et les IdĂ©es reçues ? Quid ? » Nous avons feuilletĂ©, dans lâordre oĂč il nous a Ă©tĂ© remis, cet amoncellement de documents. En voici la nomenclature abrĂ©gĂ©e. Dans une enveloppe portant lâinscription Documents, sont renfermĂ©s Une lettre de Taine, lui conseillant le Dictionnaire politique de Maurice Block Impossible de trouver un plus beau charivari dâabstractions et de grands mots⊠Mais un danger, câest le trop ; vous aurez lâair de faire une encyclopĂ©die de toutes les sottises possibles⊠Au contraire, les sottises politiques et littĂ©raires peuvent ĂȘtre senties par tout le monde » ; Une lettre sur le fouriĂ©risme ; Des coupures de faits divers de journaux ; Une lettre de Jules Troubat le renseignant sur Mme Cottin ; Une lettre le renvoyant Ă Condorcet Esquisse dâun tableau historique des progrĂšs de lâesprit humain ; Un extrait de mĂ©decine pratique ; Plusieurs lettres de Maupassant, lui donnant la situation gĂ©ographique dâĂtretat et de la falaise de BĂ©nouville, en vue dâune excursion oĂč Bouvard rencontrerait PĂ©cuchet ; Une lettre de Raoul Duval ; Des lettres adressĂ©es Ă Flaubert, par diverses personnes, le renseignant sur le jargon, le droit en justice de paix, lâenregistrement, etc. Une autre enveloppe, avec le mot Recherches, contient des fiches sur lâĂ©ducation. Une autre enveloppe, avec le mot LittĂ©rature, contient des fiches avec des extraits de Dumas pĂšre, SouliĂ©, et des coupures de journaux sur des faits politiques de faible importance. Un dossier, avec mention CuriositĂ©s politiques, contenant des coupures de journaux, des articles de Proudhon, EugĂšne Sue, opinions de Carnot sur la RĂ©publique, la profession de foi de Victor Hugo en 1848, le discours que Ledru-Rollin prononça sur lâarbre de la libertĂ© au Champ de Mars, en mars 1848, etc. Un dossier, avec mention PoĂ©sies et chansons ; elles sont de lâĂ©poque et dâun ton badin. Un dossier composĂ© de coupures de journaux, dâextraits de gazettes de tribunaux, oĂč lâon ne trouve que des sujets curieux de mĆurs bizarres. Un dossier contenant des extraits de journaux, sujets injures, amour, palinodies. Un dossier sur les Ă©vĂ©nements dus Ă lâinfluence de lâesprit catholique. Un dossier formĂ© de coupures de journaux contenant des exemples de charabia officiel. Quelques feuillets de pensĂ©es philosophiques. Une liasse de petites fiches 300 au moins, reprĂ©sentant la premiĂšre copie du Dictionnaires des idĂ©es reçues. Nous citons quelques-unes de ces fiches, car elles ne sont pas toutes rĂ©pĂ©tĂ©es dans le manuscrit qui comprend 40 feuillets, et les dĂ©finitions offrent des variantes Chateaubriand. Connu surtout par le beefsteack qui porte son nom. Document. Les documents sont toujours de la plus haute importance. Ătalon. Toujours vigoureux. â Une femme doit ignorer la diffĂ©rence quâil y a entre un Ă©talon et un cheval. Conciliation. La prĂȘcher toujours, mĂȘme quand les contraires sont absolus. ColĂšre. Fouette le sang ; hygiĂ©nique de sây mettre de temps en temps. ConjurĂ©. Les conjurĂ©s ont toujours la manie de sâinscrire sur une liste. Art. Ăa mĂšne Ă lâhĂŽpital. Ă quoi ça sert, puisquâon le remplace par la mĂ©canique qui fait mieux et plus vite » ? Chirurgien. Les chirurgiens ont le cĆur dur. Les appeler boucher. Richard Wagner. Ricaner quand on entend son nom et faire des plaisanteries sur la musique de lâavenir. Fusillade. Seule maniĂšre de faire taire les Parisiens. Adolescent. Ne jamais commencer un discours de distribution de prix autrement que par Jeunes adolescents », ce qui est un plĂ©onasme. Etc. Un dossier porte, de la main de Flaubert, lâinscription Sciences â MĂ©decine â HygiĂšne. Il comprend 130 feuillets, Ă©crits au recto et au verso. Ce sont des notes sur fiĂšvre typhoĂŻde causes, symptĂŽmes â cours de pathologie interne â mĂ©ningite â paralysie â anĂ©mie â hĂ©morragie â traitĂ© de mĂ©decine pratique â traitĂ© de lâaltĂ©ration du sang â manuel dâhygiĂšne. Le dossier sâouvre par une liste des auteurs consultĂ©s Trousseau, Jaccoud, Daremberg, RĂ©dard, Raspail, Lucas, etc. Un dossier Arts 41 feuillets, contient des notes sur le fouriĂ©risme â LâesthĂ©tique anglaise â TraitĂ© des arts cĂ©ramiques â TraitĂ© sur lâart chez les Romains â Extrait des petits mystĂšres de lâHĂŽtel des ventes, dâaprĂšs Rochefort. Un dossier Religion 80 feuillets. Auteurs consultĂ©s Pascal, abbĂ© Gaume, FĂ©nelon, Lasserre, Voltaire, Renan, etc. Deux dossiers Socialisme 104 feuillets. Auteurs consultĂ©s Proudhon, VaĂŻsse, Bastiat, Black, Saint-Simon, Lammennais, Fourier, Louis Blanc, Bayle, etc. Un dossier Agriculture, Jardinage, Ăconomie domestique 68 feuillets. Auteurs consultĂ©s Duplan, Appert, Chevallier, Gressent, Gasparin, Casanova, Laudrin, DĂ©sormeaux, etc. Puis quelques lettres renseignant sur la taille des arbres, lâarboriculture forestiĂšre, lâagriculture, le potager moderne, la façon de tailler, de greffer ; la pousse, les Ă©poques, etc. Un dossier, portant la mention Bibliographie 71 feuillets, comprend des notes diverses sur la religion, les arts, la littĂ©rature. Un dossier Ăducation, Morale 41 feuillets contient Essai sur lâĂ©ducation des femmes, essai sur lâĂ©ducation des enfants, traitĂ© de pĂ©dagogie, etc. Un dossier Religion 44 feuillets, puis, dedans, un rĂ©sumĂ© de notes sur la religion 11 feuillets. Un dossier Philosophie 77 feuillets. Auteurs consultĂ©s Spinoza, Renouvier, Kant, Cousin, Auguste Comte, Taine, Schopenhauer, etc. Un dossier Mysticisme, MagnĂ©tisme 46 feuillets. Auteurs consultĂ©s Figuier, Bertrand, Matter, Tissandier, Gougenot des Mousseaux, Mermillod, etc. Un dossier Politique 48 feuillets. Auteurs consultĂ©s Bossuet, Locke, Stuart Mill, Dupont White, StaĂ«l, Passy, Biencourt, Matter, Henri Martin, etc. Un dossier Peinture 22 feuillets contient des biographies de peintres de toutes les Ă©coles. Un dossier Ćuvres posthumes de Dr Charles LefĂšvre, publiĂ©es par LefĂšvre-Daumier 18 feuillets. Un dossier, portant lâinscription MatĂ©riaux 139 feuillets contient des citations de nos grands auteurs, des poĂ©sies, des scĂšnes, etc. Dans un carton spĂ©cial, une sĂ©rie de dossiers contenant les curiositĂ©s et qui dans leur ensemble forment un vĂ©ritable dossier de la bĂȘtise humaine[1] ; 1o Dictionnaire des idĂ©es reçues 40 feuillets ; 2o Un album 24 feuillets contenant des citations dâauteurs connus ; 3o Un dossier BeautĂ©s 53 feuillets. â BeautĂ©s des gens de lettres, beautĂ©s de la religion, beautĂ©s du peuple, haine des romans, beautĂ©s des souverains, bizarreries, nomenclatures 19 feuillets, RĂ©publique de 1848 56 feuillets ; 4o Un dossier Histoires et idĂ©es scientifiques 52 feuillets BeautĂ©s du parti de lâordre, BĂ©vues historiques et gĂ©ographiques, Histoire, IdĂ©es scientifiques ; 5o Un dossier Grands hommes 30 feuillets ; 6o Un dossier EsthĂ©tique et critique, Style 33 feuillets. â EsthĂ©tique, Critique, Grands Ă©crivains, EcclĂ©siastiques, RĂ©volutionnaires, Romantiques, LittĂ©rature officielle, Souverains ; 7o Un dossier Morale, Socialisme et politique ; 8o Un dossier Journaux ; 9o Un dossier Rococo ; 10o Un dossier Amour, Philosophie, Exaltation des bas imbĂ©ciles, Esprit des journaux. â Journalistes, Religions, Mysticisme, ProphĂ©ties, Amour, Philosophie, ImbĂ©cilles sic, Esprit des journaux ; 11o Cinq dossiers portant les inscriptions suivantes Morale â PĂ©riphrases â Classiques corrigĂ©s â RĂ©sumĂ© et sommaire â Annexe du plan. Ces deux derniers dossiers contiennent les Ă©lĂ©ments de lâensemble de lâĆuvre. Puis une enveloppe porte, de la main de Mme Caroline Franklin-Grout, cette inscription touchante papiers trouvĂ©s çà et lĂ sur la table de travail ». Voici le contenu placĂ© dans cette enveloppe au moment de la mort de Flaubert Notes diverses Massillon, Petit CarĂȘme, Sermons du lundi. â Bossuet, Histoire universelle, 1re partie. â De Potter, Histoire du christianisme. â Boulanger, AntiquitĂ© dĂ©voilĂ©e ; Note Il sâagit de dĂ©savouer lâenfant prodigue. » ; Des coupures de journaux, deux articles sur Madame Bovary ; Des notes diverses sur la beautĂ©, le mariage ; Puis une lettre, du 8 janvier 1879, de JumiĂšges et alentours service des Ă©pidĂ©mies », adressĂ©e au PrĂ©fet. Câest le Rapport dâun mĂ©decin sur la situation hygiĂ©nique des villages quâil visite habituellement FiĂšvre typhoĂŻde. â Son habitation, bien orientĂ©e, est dans de bonnes conditions hygiĂ©niques, et son moral excellent. » Flaubert a soulignĂ© cette phrase Câest le soleil pour lâoiseau en cage et 98 chances de gain sur 100 pour un malade, au tirage de la loterie mĂ©dico-nationale de la guĂ©rison. Notre presquâĂźle compte malheureusement dâautres taniĂšres, oĂč la propretĂ© nâa pas dâautel que les palais des renards, peu scrupuleux Ă ce sujet. Que ne peut-on changer toutes nos habitations en maisons dâĂ©cole ! » Puis, dans une liasse, nous avons trouvĂ© de nombreuses Ă©bauches illisibles de scĂ©narios. En tĂȘte dâun feuillet moins raturĂ© que les autres nous lisons lâinscription MĂTHODE. â PLAN GĂNĂRAL. Rattacher, au personnage secondaire de chaque chapitre, des personnages tertiaires. I. Agriculture le fermier. II. Sciences le mĂ©decin. III. ArchĂ©ologie le notaire. IV. LittĂ©rature le gentilhomme. V. Politique le maire. VI. Sentiment, amour MĂ©lie, Mme Bordin. VII. Mysticisme, philosophie. VIII. Le curĂ©. IX. Socialisme tous les personnages reviennent. Montrer comment et pourquoi chacun des personnages secondaires â la Science, le Vrai, le Beau, le Juste 1o par instinct, 2o par intĂ©rĂȘt. â Plusieurs fois, il faut que le lecteur voie quâils vont changer dâexistence et de milieu. â Au milieu de la mĂ©decine, ils se dĂ©goĂ»tent de la campagne, la gĂ©ologie, leurs courses, les y rattachent â quand ils sont dans la pĂ©riode artistique, ils rĂȘvent un voyage en Italie, en Suisse â 1848 les retient â aprĂšs le dĂ©sespoir de ferme, ils pensent encore Ă quitter le pays, mais ne trouvent pas Ă vendre leur propriĂ©tĂ©. PLAN. SCĂNE FINALE. Descente des gendarmes â Ă©meute populaire. B. et P. ont oubliĂ© dâadopter lĂ©galement les deux petits malheureux. Ils ne veulent pas les rendre. Ils sont prĂ©venus 1o De captation de mineurs ; 2o dâexcitation Ă la haine de citoyens entre eux ; 3o attaque contre lâordre ; 4o contre la propriĂ©tĂ©, contre la Religion. Ils ont, malgrĂ© le sous-prĂ©fet, tenu une confĂ©rence socialiste. Le maire, par rancune, a provoquĂ© des mesures judiciaires contre eux. Ils ont plantĂ© des jalons dans les propriĂ©tĂ©s pour leurs Ă©tudes dâembellissement. â Haussmann. Les rĂ©clamations des propriĂ©taires sont soutenues par le notaire. Le curĂ© les a dĂ©noncĂ©s comme subversifs. Le maire, le notaire et le curĂ© renforcent les gendarmes. LES ĂBAUCHES. Le procĂ©dĂ© de travail de Flaubert est connu. Comme pour ses prĂ©cĂ©dents ouvrages, il Ă©tablit le plan de ses chapitres, puis il procĂšde par Ă©bauches, quâil surcharge et quâil rature Ă les rendre illisibles ; il recommence souvent quatre ou cinq fois lâĂ©bauche dâune mĂȘme pĂ©riode ou dâun mĂȘme chapitre, puis il transcrit au net. Nous donnons en fac-similĂ© le plan du chapitre II, puis lâĂ©bauche de deux pages du roman. Les Ă©bauches du chapitre I forment 49 feuillets Ă©crits au recto et au verso ; celles du chapitre II, 66 ; du chapitre IV, 32. Lâensemble des Ă©bauches du manuscrit forme feuillets, tĂ©moignant dâun immense et persĂ©vĂ©rant labeur. Plan du chapitre II de Bouvard et PĂ©cuchet. Page dâĂ©bauche page 1 de Bouvard et PĂ©cuchet. Page dâĂ©bauche de Bouvard et PĂ©cuchet. LE MANUSCRIT. Le manuscrit de Bouvard et PĂ©cuchet est une mise au net de la main de Flaubert. Il comprend 215 feuillets, Ă©crits dâun seul cĂŽtĂ©, paginĂ©s 1 Ă 215 jusquâĂ la fin du chapitre IX. La partie Ă©crite du chapitre X nâa pas Ă©tĂ© mise au net. Nous trouvons Ă la fin du manuscrit le plan du chapitre X, il se compose de 4 feuillets ; puis la derniĂšre Ă©bauche inachevĂ©e de ce chapitre, qui comprend 35 feuillets, dont quelques-uns Ă©crits au recto et au verso. La partie du chapitre X publiĂ©e nâa donc pas reçu sa forme dĂ©finitive, car, habituellement, de la derniĂšre Ă©bauche Ă la mise au net, Flaubert modifie encore sensiblement, sans compter que ses manuscrits dĂ©finitifs comportent encore des corrections. Page 1 du manuscrit de Bouvard et PĂ©cuchet. LEDICTIONNAIRE DES IDĂES REĂUES. Vox populi, vox Dei. Sagesse des nations. Il y a Ă parier que toute idĂ©e publique, toute convention reçue, est une sottise, car elle a convenu au plus grand Maximes. LE CATALOGUE DES OPINIONS CHIC. A AcadĂ©mie française. La dĂ©nigrer, mais tĂącher dâen faire partie si on peut. Agriculture. Manque de bras. Affaires Les. Passent avant tout. â Une femme doit Ă©viter de parler des siennes. â Sont dans la vie ce quâil y a de plus important. â Tout est lĂ . Airain. MĂ©tal de lâantiquitĂ©. AlbĂątre. Sert Ă dĂ©crire les plus belles parties du corps de la femme. Allemands. Peuple de rĂȘveurs vieux. Ange. Fait bien en amour et en littĂ©rature. Argent. Cause de tout le mal. â Dire Auri sacra fames. Architectes. Tous imbĂ©ciles. â Oublient toujours lâescalier des maisons. Architecture. Il nây a que quatre ordres dâarchitecture. â Bien entendu quâon ne compte pas lâĂ©gyptien, le cyclopĂ©en, lâassyrien, lâindien, le chinois, gothique, roman, etc. Aspic. Animal connu par le panier de figues de ClĂ©opĂątre. Astronomie. Belle science. â TrĂšs utile pour nâest utile que pour la marine. â Et, Ă ce propos, rire de lâastrologie. AthĂ©e. Un peuple dâathĂ©es ne saurait subsister. Auteur. On doit connaĂźtre des auteurs » ; inutile de savoir leur nom. Autruche. DigĂšre les pierres. Avocats. Trop dâavocats Ă la Chambre. â Ont le jugement faussĂ©. â Dire dâun avocat qui parle mal oui, mais il est fort en droit. Abricots. Nous nâen aurons pas encore cette annĂ©e. Alcoolisme. Cause de toutes les maladies modernes. ArchimĂšde. Dire Ă son nom EurĂška ». â Donnez-moi un point dâappui et je soulĂšverai le monde. » â Il y a encore la vis dâArchimĂšde ; mais on nâest pas tenu de savoir en quoi elle consiste. AbĂ©lard. Inutile dâavoir la moindre idĂ©e de sa philosophie, ni mĂȘme de connaĂźtre le titre de ses ouvrages. â Faire une allusion discrĂšte Ă la mutilation opĂ©rĂ©e sur lui par Fulbert. â Tombeau dâHĂ©loĂŻse et dâAbĂ©lard ; si lâon vous prouve quâil est faux, sâĂ©crier Vous mâĂŽtez mes illusions. » Absinthe. Poison extra-violent. â A tuĂ© plus de soldats que les BĂ©douins. Actrices. La perte des fils de famille. â Sont dâune lubricitĂ© effrayante, se livrent Ă des orgies, avalent des millions finissent Ă lâhĂŽpital. â Pardon ! il y en a qui sont bonnes mĂšres de famille ! Air. Toujours se mĂ©fier des courants dâair. â Invariablement le fond de lâair est en contradiction avec la tempĂ©rature si elle est chaude, il est froid, et lâinverse. AntiquitĂ©. Et tout ce qui se sic rapporte, poncif, embĂȘtant. AntiquitĂ©s Les. Sont toujours de fabrication moderne. AmĂ©rique. Bel exemple dâinjustice câest Colomb qui la dĂ©couvrit et elle tient son nom dâAmĂ©ric Vespucci. â Faire une tirade sur le self-government. Appartement de garçon. Toujours en dĂ©sordre. â Avec des colifichets de femme traĂźnant çà et lĂ . â Odeur de cigarette. â On doit y trouver des choses extraordinaires. Anglais. Tous riches. Anglaises. SâĂ©tonner de ce quâelles ont de jolis enfants. Artistes. Tous farceurs. â Vanter leur dĂ©sintĂ©ressement vieux. â SâĂ©tonner de ce quâils sont habillĂ©s comme tout le monde vieux. â Gagnent des sommes folles, mais les jettent par les fenĂȘtres. â Souvent invitĂ©s Ă dĂźner en ville. â Femme artiste ne peut ĂȘtre quâune catin. Arsenic. Se trouve partout. Rappeler Mme Lafarge ?. â Cependant, il y a des peuples qui en mangent.. Arts. Sont bien inutiles, puisquâon les remplace par des machines qui fabriquent mĂȘme plus promptement.. B BaccalaurĂ©at. Tonner contre. BĂąillement. Il faut dire Excusez-moi, ça ne vient pas dâennui, mais de lâestomac. Barbe. Signe de force. â Trop de barbe fait tomber les cheveux. â Utile pour protĂ©ger les cravates. Basques. Le peuple qui court le mieux. Basilique. Synonyme pompeux dâĂ©glise ; est toujours imposante. BĂąton. Plus redoutable que lâĂ©pĂ©e. Baudruche. Ne sert pas quâĂ faire des ballons. BayadĂšres. Toutes les femmes de lâOrient sont des bayadĂšres. â Ce mot entraĂźne lâimagination fort loin. Billard. Noble jeu. â Indispensable Ă la campagne. BibliothĂšque. Toujours en avoir une chez soi, principalement quand on habite la campagne. Boudin. Signe de gaietĂ© dans les maisons. â Indispensable la nuit de NoĂ«l. Bourse La. ThermomĂštre de lâopinion publique. Boursiers. Tous voleurs. Bouddhisme. Fausse religion de lâInde » dĂ©finition du dictionnaire Bouillet, ire Ă©dition. Bretelles. ⊠Budget. Jamais en Ă©quilibre. Bureau. ⊠Bois. Les bois font rĂȘver. â Sont propres Ă composer des vers. â Ă lâautomne, quand on se promĂšne, on doit dire De la dĂ©pouille de nos bois, etc. Bonnet grec. Indispensable Ă lâhomme de cabinet. â Donne de la majestĂ© au visage. Bouchers. Sont terribles en temps de rĂ©volution. Blondes. Plus chaudes que les brunes voy. Brunes. Banquet. La plus franche cordialitĂ© ne cesse dây rĂ©gner. â On en emporte le meilleur souvenir, et on ne se sĂ©pare jamais sans sâĂȘtre donnĂ© rendez-vous Ă lâannĂ©e prochaine. â Un farceur doit dire Au banquet de la vie, infortunĂ© convive. Ballons. Avec les ballons, on finira par aller dans la lune. â On nâest pas prĂšs de les diriger. Bagnolet. Pays cĂ©lĂšbre par ses aveugles. Bible. Le plus ancien livre du monde. Braconniers. Tous forçats libĂ©rĂ©s. â Auteurs de tous les crimes commis dans les campagnes. â Doivent exciter une colĂšre frĂ©nĂ©tique Pas de pitiĂ©, monsieur, pas de pitiĂ© ! Boulet. Le vent des boulets rend aveugle asphyxie. Boutons. Au visage ou ailleurs, signe de santĂ© et de force du sang. â Ne point les faire passer. Bouilli Le. Câest sain. â InsĂ©parable du mot soupe la soupe et le bouilli. Bossus. Ont beaucoup dâesprit. â Sont trĂšs recherchĂ©s des femmes lascives. Bas-bleu. Terme de mĂ©pris pour dĂ©signer toute femme qui sâintĂ©resse aux choses intellectuelles. â Citer MoliĂšre Ă lâappui Quand la capacitĂ© de son esprit se hausse, » etc. Bases. De la sociĂ©tĂ©, sont id est la propriĂ©tĂ©, la famille, la religion, le respect des autoritĂ©s. â En parler avec colĂšre si on les attaque. Bras. Pour gouverner la France, il faut un bras de fer. Buffon. Mettait des manchettes pour Ă©crire. Banquiers. Tous riches, Arabes, loups-cerviers. Badigeon. Dans les Ă©glises. Tonner contre. Cette colĂšre artistique est extrĂȘmement bien portĂ©e. Baragouin. ManiĂšre de parler aux sic Ă©trangers. â Toujours rire de lâĂ©tranger qui parle mal français. Bretons. Tous braves gens, mais entĂȘtĂ©s. Brunes. Sont plus chaudes que les blondes voy. Blondes. C CafĂ©. Donne de lâesprit. â Nâest bon quâen venant du Havre. â Dans un grand dĂźner, doit se prendre debout. â Lâavaler sans sucre, trĂšs chic, donne lâair dâavoir vĂ©cu en Orient. Calvitie. Toujours prĂ©coce, et causĂ©e par des excĂšs de jeunesse, ou la conception de grandes pensĂ©es. ChĂąteau fort. A toujours subi un siĂšge, sous Philippe Auguste. Chambre Ă coucher. Dans un vieux chĂąteau Henri IV y a toujours passĂ© une nuit. CarĂȘme. Au fond nâest quâune mesure hygiĂ©nique. Cauchemar. Vient de lâestomac. Cavalerie. Plus noble que lâinfanterie. Censure. Utile ! on a beau dire. Cidre. GĂąte les dents. Chapeau. Protester contre la forme des. Cocu. Toute femme doit faire son mari cocu. CheminĂ©e. Fume toujours. â Sujet de discussion Ă propos du chauffage. Christianisme. A affranchi les esclaves. CholĂ©ra. Le melon donne le cholĂ©ra. â On sâen guĂ©rit en prenant beaucoup de thĂ© avec du rhum. Cirage. Nâest bon que si on le fait soi-mĂȘme. Classiques Les. On est censĂ© les connaĂźtre. Clair-obscur. On ne sait pas ce que câest. Coffres-forts. Leurs complications sont trĂšs faciles Ă dĂ©jouer. Commerce. Discuter pour savoir lequel est le plus noble, du commerce ou de lâindustrie. Canards. Viennent tous de Rouen. Campagne. Les gens de la campagne meilleurs que ceux des villes ; envier leur sort. â Ă la campagne tout est permis habits bas, farces, etc. Canonnade. Change le temps. Chien. SpĂ©cialement créé pour sauver la vie Ă son maĂźtre. â Le chien est lâidĂ©al de Lâami de lâhomme, parce quâil est son esclave dĂ©vouĂ©. Charcutier sic. Anecdote des pĂątĂ©s faits avec de la chair humaine. â Toutes les charcutiĂšres sont jolies. Chartreux. Passent leur temps Ă faire de la chartreuse, Ă creuser leur tombe et Ă dire FrĂšre il faut mourir. Chat. Les chats sont traĂźtres. â Les appeler tigres de salon sic. â Leur couper la queue pour empĂȘcher le vertigo. Chasse. Excellent exercice que lâon doit feindre dâadorer. â Fait partie de la pompe des souverains. â Sujet de dĂ©lire pour la magistrature. Catholicisme. A eu une influence trĂšs favorable sur les arts. Cavernes. Habitation ordinaire des voleurs. â Sont toujours remplies de serpents. CĂšdre. Celui du Jardin des plantes a Ă©tĂ© rapportĂ© dans un chapeau. CĂ©lĂ©britĂ©. Les cĂ©lĂ©britĂ©s sâinquiĂ©ter du moindre dĂ©tail de leur vie privĂ©e, afin de pouvoir les dĂ©nigrer. Champignons. Ne doivent ĂȘtre achetĂ©s quâau marchĂ© ne manger que ceux qui viennent du marchĂ©. Chaleur. Toujours insupportable. â Ne pas boire quand il fait chaud. Champagne. CaractĂ©rise le dĂźner de cĂ©rĂ©monie. â Faire semblant de le dĂ©tester, en disant que ce nâest pas un vin ». â Provoque lâenthousiasme chez les petites gens. â La Russie en consomme plus que la France. â Câest par lui que les idĂ©es françaises se sont rĂ©pandues en Europe. â Sous la RĂ©gence, on ne faisait pas autre chose que dâen boire. â Mais on ne le boit pas, on le sable ». Chameau. Ă deux bosses et le dromadaire une seule. â Ou bien le chameau a une bosse et le dromadaire une seule on ne sait pas au juste ; on sây embrouille. Certificat. Garantie pour les familles et pour les parents. â Est toujours favorable. CĂ©libataires. Tous Ă©goĂŻstes et dĂ©bauchĂ©s. â On devrait les imposer. â Se prĂ©parent une triste vieillesse. Chemins de fer. Si NapolĂ©on les avait eus Ă sa disposition, il aurait Ă©tĂ© invincible. â Sâextasier sur leur invention et dire Moi, monsieur, qui vous parle, jâĂ©tais ce matin Ă X ; je suis parti par le train de X ; lĂ -bas, jâai fait mes affaires, etc., et Ă X heures, jâĂ©tais revenu ! » Carabins. Dorment prĂšs des cadavres. â Il y a sic qui en mangent. Crapaud. MĂąle de la grenouille. â PossĂšde un venin fort dangereux. â Habite lâintĂ©rieur des pierres. Crocodile. Imite le cri des enfants pour attirer lâhomme. CrĂ©ole. Vit dans un hamac. Croisades. Ont Ă©tĂ© bienfaisantes utiles seulement pour le commerce de Venise. Critique. Toujours Ă©minent. â Est censĂ© tout connaĂźtre, tout savoir, avoir tout lu, tout vu. â Quand il vous dĂ©plaĂźt, lâappeler un Aristarque ou eunuque. Cygne. Chante avant de mourir. â Avec son aile, peut casser la cuisse dâun homme. â Le cygne de Cambrai nâĂ©tait pas un oiseau, mais un homme Ă©vĂȘque nommĂ© FĂ©nelon. â Le cygne de Mantoue, câest Virgile. â Le cygne de Pesaro, câest Rossini. ComĂ©die. En vers, ne convient plus Ă notre Ă©poque. â On doit cependant respecter la haute comĂ©die. Cognac. TrĂšs funeste. â Excellent dans plusieurs maladies. â Un bon verre de cognac ne fait jamais de mal. â Pris Ă jeun, tue le ver de lâestomac. Copahu. Feindre dâen ignorer lâusage. Constipation. Tous les gens de lettres sont constipĂ©s. â Influe sur les convictions politiques. Cosaques. Mangent de la chandelle. Cor aux pieds. Indique le changement de temps mieux quâun baromĂštre. â TrĂšs dangereux quand il est mal coupĂ© ; citer des exemples dâaccidents terribles. Cor de chasse. Dans les bois, fait bon effet et le soir sur lâeau. Corset. EmpĂȘche dâavoir des enfants. Confiseurs. Tous les Rouennais sont confiseurs. Corps. Si nous savions comment notre corps est fait, nous nâoserions pas faire un mouvement. Corde. On ne connaĂźt pas la force dâune corde. â Est plus solide que le fer. Cujas. InsĂ©parable de Bartholde ; on ne sait pas ce quâils ont Ă©crit, nâimporte. â Dire Ă tout homme Ă©tudiant le droit Vous ĂȘtes enfermĂ© dans Cujas et Bartholde. Cuisine. De restaurant toujours Ă©chauffante. â Bourgeoise toujours saine. â Du Midi trop Ă©picĂ©e ou toute Ă lâhuile. Crucifix. Fait bien dans une alcĂŽve et Ă la guillotine. CyprĂšs. Ne pousse que dans les cimetiĂšres. ChĂątaigne. Femelle du marron. Cheval. Sâil connaissait sa force, ne se laisserait pas conduire. â Viande de cheval. â Beau sujet de brochure pour un homme qui dĂ©sire se poser en personnage sĂ©rieux. â De course le mĂ©priser. Ă quoi sert-il ? Cochon. LâintĂ©rieur de son corps Ă©tant tout pareil Ă celui dâun homme », on devrait sâen servir dans les hĂŽpitaux pour apprendre lâanatomie. Clown. A Ă©tĂ© disloquĂ© dĂšs lâenfance. Cigares. Ceux de la RĂ©gie, tous infects ! ». â Les seuls bons viennent par contrebande. Chirurgiens. Ont le cĆur dur les appeler bouchers. Cataplasme. Doit toujours ĂȘtre mis en attendant lâarrivĂ©e du mĂ©decin. Clocher. De village fait battre le cĆur. Club. Sujet dâexaspĂ©ration pour les conservateurs. â Embarras et discussion sur la prononciation de ce mot. Cercle. On doit toujours faire partie dâun. CollĂšge. LycĂ©e. â Plus noble quâune pension. Colonies Nos. Sâattrister quand on en parle. Conversation. La politique et la religion doivent en ĂȘtre exclues. Conservatoire. Il est indispensable dâĂȘtre abonnĂ© au Conservatoire. ComĂštes. Rire des gens qui en avaient peur. Communion. La premiĂšre communion le plus beau jour de la vie. Coton. Est surtout utile pour les oreilles. â Une des bases de la sociĂ©tĂ© dans la Seine InfĂ©rieure. Confortable. PrĂ©cieuse dĂ©couverte moderne. Courtisanne sic. Est un mal nĂ©cessaire. â Sauvegarde de nos filles et de nos sĆurs tant quâil y aura des cĂ©libataires. â Ou bien devraient ĂȘtre chassĂ©es impitoyablement. â On ne peut plus sortir avec sa femme, Ă cause de leur prĂ©sence sur le boulevard. â Sont toujours des filles du peuple dĂ©bauchĂ©es par des bourgeois riches. D DaguerrĂ©otype. Remplacera la peinture. Damas. Seul endroit oĂč lâon sache faire les sabres. â Toute bonne lame est de Damas. Dauphin. Porte les enfants sur son dos. DĂ©bauche. Cause de toutes les maladies des cĂ©libataires. DĂ©coration. De la LĂ©gion dâhonneur. â La blaguer, mais la convoiter. â Quand on lâobtient, toujours dire quâon ne lâa pas demandĂ©e. DĂ©cor de théùtre. Nâest pas de la peinture il suffit de jeter Ă vrac sur la toile un seau de couleurs ; puis on lâĂ©tend avec un balai ; et lâĂ©loignement avec la lumiĂšre font lâillusion. Dent. Sont gĂątĂ©es par le cidre, le tabac, les dragĂ©es, la glace, dormir la bouche ouverte et boire de suite aprĂšs le potage. Dent ĆillĂšre. Dangereux de lâarracher parce quâelle correspond Ă lâĆil. Lâarrachement dâune dent ne fait pas jouir ». Descartes. Cogito, ergo sum. » DĂ©corum. Donne du prestige. â Frappe lâimagination des masses. â Il en faut ! Il en faut ! » DĂ©icide. Sâindigner contre, bien que le crime ne soit pas frĂ©quent. DĂ©jeuner de garçons. Exige des huĂźtres, du vin blanc et des gaudrioles. DĂ©mĂȘloir. Fait tomber les cheveux. DĂ©puratif. Se prend en cachette. DĂ©putĂ©. LâĂȘtre, comble de la gloire. â Tonner contre la Chambre des dĂ©putĂ©s. â Trop de bavards Ă la Chambre. â Ne font rien. DĂ©sert. Produit des dattes. Dessert. Regretter quâon nây chante plus. â Les gens vertueux le mĂ©prisent. Non ! non ! pas de pĂątisseries ! Jamais de dessert ! » Dessin Lâart du. Se compose de trois choses la ligne, le grain, et le grainĂ© fin ; de plus, le trait de force. Mais le trait de force, il nây a que le maĂźtre seul qui le donne Christophe. DĂ©vouement. Se plaindre de ce que les autres en manquent. â Nous sommes bien infĂ©rieurs au chien, sous ce rapport ! » Diamant. On finira par en faire ! â Et dire que ce nâest que du charbon ! â Si nous en trouvions un dans son Ă©tat naturel, nous ne le ramasserions pas ! Dictionnaire. En dire Nâest fait que pour les ignorants. Dictionnaire de rimes. Sâen servir ? honteux ! Dieu. Voltaire lui-mĂȘme lâa dit Si Dieu nâexistait pas, il faudrait lâinventer. » Dilettante. Homme riche, abonnĂ© Ă lâOpĂ©ra. Diligences. Regretter le temps des diligences. DiplĂŽme. Signe de science. â Ne prouve rien. Directoire Le. Les hontes du. â Dans ce temps-lĂ , lâhonneur sâĂ©tait rĂ©fugiĂ© aux armĂ©es. » â Les femmes, Ă Paris, se promenaient toutes nues. DĂźner. Autrefois on dĂźnait Ă midi, maintenant on dĂźne Ă des heures impossibles. â Le dĂźner de nos pĂšres Ă©tait notre dĂ©jeuner, et notre dĂ©jeuner Ă©tait leur dĂźner. â DĂźner si tard que ça ne sâappelle pas dĂźner, mais souper. DĂ©mosthĂšnes. Ne prononçait pas de discours sans avoir un galet dans la bouche. DĂ©faite. Sâessuie, et elle est tellement complĂšte quâil nâen reste personne pour en porter la nouvelle. Diderot. Toujours suivi de dâAlembert. DiogĂšne. Je cherche un homme. » â Retire-toi de mon soleil. » Divorce. Si NapolĂ©on nâavait pas divorcĂ©, il serait encore sur le trĂŽne. Djin. Nom dâune danse orientale. Diplomatie. Belle carriĂšre mais hĂ©rissĂ©e de difficultĂ©s, pleine de mystĂšres. â Ne convient quâaux gens nobles. â MĂ©tier dâune vague signification, mais au-dessus du commun. â Un diplomate est toujours fin et pĂ©nĂ©trant. Dissection. Outrage Ă la majestĂ© de la mort. Dix Le Conseil des. CâĂ©tait formidable ! â DĂ©libĂ©rait masquĂ©. â En trembler encore. Doctrinaires. Les mĂ©priser. Pourquoi ? On nâen sait rien. Docteur. Toujours prĂ©cĂ©der de bon », et, entre hommes, dans la conversation familiĂšre, de foutre » Ah ! foutre, docteur ! â Tous matĂ©rialistes. Doge. Ăpousait la mer. â On nâen connaĂźt quâun Marino Faliero. Dolmen. A rapport aux anciens Français. â Pierre qui servait au sacrifice des druides. â On nâen sait pas davantage. â Il nây en a quâen Bretagne. DĂŽme. Tour de forme architecturale. â Comment se tient-il ? SâĂ©tonner de ce que cela puisse tenir seul. â En citer deux celui des Invalides et celui de Saint-Pierre de Rome. Dominos. On y joue dâautant mieux quâon est gris. Dompteurs de bĂȘtes fĂ©roces. Emploient des pratiques obscĂšnes. Donjon. Ăveille des idĂ©es lugubres. Douane. On doit se rĂ©volter contre, et la frauder. Douleur. Ă toujours un rĂ©sultat favorable. â La vĂ©ritable est toujours contenue. Doute. Pire que la nĂ©gation. Drapeau national. Sa vue fait battre le cĆur. Droit Le. On ne sait pas ce que câest. Dupe. Mieux vaut ĂȘtre fripon que dupe. Duel. Tonner contre. â Nâest pas une preuve de courage. â Prestige de lâhomme qui a eu un duel. Dortoirs. Toujours spacieux et bien aĂ©rĂ©s. â PrĂ©fĂ©rables aux chambres pour la moralitĂ© des Ă©lĂšves. Dos. Une tape dans le dos peut rendre poitrinaire. Devoirs. Les exiger de la part des autres, sâen affranchir. â Les autres en ont envers nous, mais on nâen a pas envers eux. Dormir Trop. Ăpaissit le sang. E Ăconomie. Toujours prĂ©cĂ©dĂ© de Ordre », mĂšne Ă la fortune. â Citer lâanecdote de Laffitte ramassant une Ă©pingle dans la cour du banquier Perregaux. Ăconomie politique. Science sans entrailles. Ăchafaud. Sâarranger quand on y monte pour prononcer quelques mots Ă©loquents avant de mourir. Ăcharpe. PoĂ©tique. Ăcho. Citer ceux du PanthĂ©on et du pont de Neuilly. Eau. Lâeau de Paris donne des coliques. â Lâeau de mer soutient pour nager. â Lâeau de Cologne sent bon. Ăclectisme. Tonner contre comme Ă©tant une philosophie immorale. Ăchecs Jeu des. Image de la tactique militaire. â Tous les grands capitaines y Ă©taient forts. â Trop sĂ©rieux pour un jeu, trop futile pour une science. Ăcoles. Polytechnique, rĂȘve de toutes les mĂšres vieux. â Terreur du bourgeois dans les Ă©meutes quand il apprend que lâĂcole Polytechnique sympathise avec les ouvriers vieux. â Dire simplement lâĂcole » fait accroire quâon y a Ă©tĂ©. â Ă Saint-Cyr jeunes gens nobles. â Ă lâĂcole de MĂ©decine tous exaltĂ©s. Ă lâĂcole de Droit jeunes gens de bonne famille. Ăcrit, bien Ă©crit. Mots de portiers, pour dĂ©signer les romans-feuilletons qui les amusent. Ăcriture. Une belle Ă©criture mĂšne Ă tout. â IndĂ©chiffrable signe de science ; exemple les ordonnances des mĂ©decins. ĂlĂ©phants. Se distinguent par leur mĂ©moire, et adorent le soleil. Ălections. ⊠Ămail. Le secret en est perdu. Embonpoint. Signe de richesse et de fainĂ©antise. ĂmigrĂ©s. Gagnaient leur vie Ă donner des leçons de guitare et Ă faire la salade. Ămir. Ne se dit quâen parlant dâAbd-el-Kader. Encrier. Se donne en cadeau Ă un mĂ©decin. EncyclopĂ©die. En rire de pitiĂ© comme Ă©tant un ouvrage rococo et mĂȘme tonner contre⊠Engelure. Signe de santĂ© ; vient de sâĂȘtre chauffĂ© quand on avait froid. Ănigme. ⊠Enfants. Affecter pour eux une tendresse lyrique quand il y a du monde. Enthousiasme. Ne peut ĂȘtre provoquĂ© que par le retour des cendres de lâEmpereur. Entrâacte. Toujours trop long. Envergure. Se disputer sur la prononciation du mot. Ăpacte, nombre dâor, lettre dominicale. Sur les calendriers on ne sait pas ce que câest. Ăpargne Caisse dâ. Occasion de vol pour les domestiques. ĂpĂ©e. Regretter le temps oĂč on en portait. Ăperons. Font bien Ă une paire de bottes. Ăpiciers. ⊠Ăpicure. Le mĂ©priser. Ăpuisement. Toujours prĂ©maturĂ©. Ăpoque la nĂŽtre. Tonner contre elle. â Se plaindre de ce quâelle nâest pas poĂ©tique. â Lâappeler Ă©poque de transition, de dĂ©cadence. Ăquitation. Bon exercice pour faire maigrir. Exemple tous les soldats de cavalerie sont maigres. â Pour engraisser. Exemple tous les officiers de cavalerie ont un gros ventre. Ărection. Ne se dit quâen parlant des monuments. Escrime. Les maĂźtres dâescrime savent des bottes secrĂštes. Escroc. Est toujours du grand monde. Esplanade. Ne se voit quâaux Invalides. Estomac. Toutes les maladies viennent de lâestomac. ĂtagĂšre. Indispensable chez une jolie femme. Ăternuement. AprĂšs quâon a dit Dieu vous bĂ©nisse, engager une discussion sur lâorigine de cet usage. Ătoile. Chacun a la sienne. Ătrennes. Sâindigner contre. Ătalon. Pour les petites filles, cheval plus gros quâun autre. Ătymologie. Rien de plus facile Ă trouver avec le latin et un peu de rĂ©flexion. Enterrement. ⊠Enceinte. Le faire entrer dans un discours officiel Messieurs, dans cette enceinte⊠â Fait bien dans un discours. Eunuque. Fulminer contre les castrats de la chapelle Sixtine. ĂtĂ©. Toujours exceptionnel. Ătranger. Engouement pour tout ce qui vient de lâĂ©tranger, preuve de lâesprit libĂ©ral. â DĂ©nigrement de tout ce qui nâest pas français, preuve de patriotisme. Ătrusque. Tous les vases anciens sont Ă©trusques. Exposition. Sujet de dĂ©lire du XIXe siĂšcle. Extirper. Ce verbe ne sâemploie que pour les hĂ©rĂ©sies et les cors aux pieds. ExĂ©cutions capitales. Se plaindre des femmes qui vont les voir. Enterrement. Ă propos du dĂ©funt Et dire que je dĂźnais avec lui il y a huit jours ! ĂgoĂŻsme. Se plaindre de celui des autres et ne pas sâapercevoir du sien. Exercice. PrĂ©serve de toutes les maladies toujours conseiller dâen faire. Ărudition. La mĂ©priser comme Ă©tant la marque dâun esprit Ă©troit. F Foulard. Il est comme il faut » de se moucher dedans dans un foulard. Foule. Ă toujours de bons instincts. Fourrure. Signe de richesse. Français. Le premier peuple de lâUnivers. Fresque. On nâen fait plus. Fromage. Citer lâaphorisme de Brillat-Savarin un dĂźner sans fromage est une belle Ă qui il manque un Ćil. » Franc-Maçonnerie. Encore une des causes de la RĂ©volution ! â Les Ă©preuves dâinitiation sont terribles quelques-uns en sont morts ! â Cause de dispute dans les mĂ©nages. â Mal vue des ecclĂ©siastiques. â Quel peut bien ĂȘtre son secret ? Frontispice. Les grands hommes font bien dessus. Fornarina. CâĂ©tait une belle femme ; inutile dâen savoir plus long. Fortune. Quand on vous parle dâune grande fortune, ne pas manquer de dire. Oui, mais est-elle bien sĂ»re ? » FĆtus. Toute piĂšce anatomique conservĂ©e dans lâesprit-de-vin. Fonds secrets. Sommes incalculables avec lesquelles les ministres achĂštent les consciences. â Sâindigner contre. Fonctionnaire. Inspire le respect, quelque sic soit la fonction quâil remplisse. Forçats. Ont toujours une figure patibulaire. â Tous trĂšs adroits de leurs mains. â Au bagne, il y a des hommes de gĂ©nie. Fossiles. Preuve du dĂ©luge. â Plaisanterie de bon goĂ»t, en parlant dâun acadĂ©micien. Fourmis. Bel exemple Ă citer devant un dissipateur. â Ont donnĂ© lâidĂ©e des caisses dâĂ©pargne. Fugue. On ignore en quoi cela consiste, mais il faut affirmer que câest difficile et trĂšs ennuyeux. Fabrique. Voisinage dangereux. Facture. Toujours trop Ă©levĂ©. Faisceaux. Ă former, est le comble de la difficultĂ© dans garde nationale. Fard. AbĂźme la peau. Faisan. TrĂšs chic dans un dĂźner. Faux rĂąteliers. TroisiĂšme dentition. â Prendre garde de lâavaler en dormant. Faux monnayeurs. Travaillent toujours dans les souterrains. Faute. Câest pire quâun crime, câest une faute. » Talleyrand. Il ne vous reste plus de faute Ă commettre » Thiers. â Ces deux phrases doivent ĂȘtre articulĂ©es avec profondeur. Femme. ⊠FĂ©odalitĂ©. Nâen avoir aucune idĂ©e prĂ©cise, mais tonner contre. Feuilletons. Cause de dĂ©moralisation. â Se disputer sur le dĂ©nouement probable. â Ăcrire Ă lâauteur pour lui donner fournir des idĂ©es. Flamant. Oiseau ainsi nommĂ© parce quâil vient des Flandres. Feu. Purifie tout. â Quand on entend crier au feu ! » on doit commencer par perdre la tĂȘte. FiĂšvre. Preuve de la force du sang. â Est causĂ©e par les prunes. Figaro Le mariage de. Encore une des causes de la RĂ©volution ! Filles. Les jeunes filles Ăviter pour elles tout espĂšce de livres. â Articuler ce mot timidement. Femmes de chambre. Plus jolies que leurs maĂźtresses. â Connaissent tous leurs secrets et les trahissent. â Toujours dĂ©shonorĂ©es par le fils de la maison. Fermier. Tous Ă leur aise. Fondement. Toutes les nouvelles en manquent. Front. Large et chauve, signe de gĂ©nie. FricassĂ©e. Ne se fait bien quâĂ la campagne. Fruste. Tout ce qui antique est fruste, et tout ce qui est fruste est antique. â Ă bien se rappeler quand on achĂšte des curiositĂ©s. Friser, frisure. Ne convient pas Ă un homme. Fulminer. Joli verbe. Foudres du Vatican. En rire. Fusil. Toujours en avoir un Ă la campagne. Fusiller. Plus noble que guillotiner. â Joie de lâindividu Ă qui on accorde cette faveur. Fusion des branches royales. LâespĂ©rer toujours ! Francs-tireurs. Plus terribles que lâennemi. Froid. Plus sain que la chaleur. G Gagne-petit. Belle enseigne pour une boutique, comme inspirant la confiance. Galets. Il [faut] en rapporter de la mer. Galbe. Dire devant toute statue quâon examine Ăa ne manque pas de galbe. » Gamin. Toujours suivi de Paris ». â A invariablement beaucoup dâesprit. Gares de chemin de fer. Sâextasier devant elles et les donner comme modĂšles dâarchitecture. Garnison de jeune homme. Id est culex pubensis. Gauchers. Terribles Ă lâescrime. â Plus adroits que ceux qui se servent de la main droite. Gendarmes. Rempart de la sociĂ©tĂ©. GĂ©nĂ©ration spontanĂ©e. IdĂ©e de socialiste. GenovĂ©fain. On ne sait pas ce que câest. Gentilhomme. Il nây [en] a plus. GĂ©nie Le. Inutile de lâadmirer, câest une nĂ©vrose. Genre Ă©pistolaire. Genre de style exclusivement rĂ©servĂ© aux femmes. Giaour. Expression farouche, dâune signification inconnue, mais on sait que ça a rapport Ă lâOrient. Giberne. Ătui pour bĂąton de marĂ©chal de France. Gibelotte. Toujours faite avec du chat. Gibier. Nâest bon que faisandĂ©. Girondins. Plus Ă plaindre quâĂ blĂąmer. Glaces. Il est dangereux dâen prendre. GlĂšbe La. Sâapitoyer sur la⊠Gloire. Nâest quâun peu de fumĂ©e. Gobelins Tapisseries des. Est une Ćuvre inouĂŻe et qui demande cinquante ans Ă finir. â SâĂ©crier devant câest plus beau que la peinture ! â Lâouvrier ne sait pas ce quâil fait. Gomme Ă©lastique. Est faite avec le scrotum de cheval. Gothique. Style dâarchitecture portant plus Ă la religion que les autres. Gras. Les personnes grasses nâont pas besoin dâapprendre Ă nager. â Font le dĂ©sespoir des bourreaux parce quâelles offrent des difficultĂ©s dâexĂ©cution. Exemple la Dubarry. Grammaire. Lâapprendre aux enfants dĂšs le plus bas Ăąge, comme Ă©tant une chose claire et facile. GrĂȘlĂ©. Les femmes grĂȘlĂ©es sont toutes lascives. Grenier. On y est bien Ă vingt ans. Grog. Pas comme il faut. GuĂ©rilla. Fait plus de mal Ă lâennemi que lâarmĂ©e rĂ©guliĂšre. Grenouille. La femelle du crapaud. Grottes Ă stalactites. Il y a eu dedans une fĂȘte cĂ©lĂšbre, bal ou souper, donnĂ© par un grand personnage. â On y voit comme des tuyaux dâorgue ». â On y a dit la messe pendant la RĂ©volution. Gulf-Stream. Ville cĂ©lĂšbre de NorvĂšge, nouvellement dĂ©couverte. Gymnastique. On ne saurait trop en faire. â ExtĂ©nue les enfants. Gymnase Le. Succursale de la ComĂ©die-Française. God Save the King. Chez BĂ©ranger se prononce God savĂ© te King, et rime avec SauvĂ© PrĂ©servĂ©. Groupe. Convient sur une cheminĂ©e et en politique. H Habit noir. En province, est le dernier terme de la cĂ©rĂ©monie et du dĂ©rangement. Haleine. Lâavoir forte » donne lâair distinguĂ© ». Hamac. Propre aux crĂ©oles. â Indispensable dans un jardin. â Se persuader quâon y est mieux que dans un lit. Hameau. Substantif attendrissant. â Fait bien en poĂ©sie. Hannetons. Beau sujet dâopuscule. Leur destruction radicale est le rĂȘve de tout prĂ©fet. HaquenĂ©e. Animal blanc du Moyen Ăge dont la race est disparue. Haras La question des. Beau sujet de discussion parlementaire. Harengs. Fortune de la Hollande. Harpe. Produit des harmonies cĂ©lestes. â Ne se joue, en gravure, que sur des ruines ou au bord dâun torrent. â Fait valoir le bras et la main. Heiduque. Le confondre avec Eunuque. HĂ©lice. Avenir de la mĂ©canique. HĂ©breu. Est hĂ©breu tout ce quâon ne comprend pas. HĂ©morroĂŻdes. Vient de sâasseoir sur les poĂȘles et sur les bancs de pierre. Henri III et Henri IV. Ă propos de ces rois, ne pas manquer de dire Tous les Henri ont Ă©tĂ© malheureux. » Hippocrate. On doit toujours le citer en latin, parce quâil Ă©crivait en grec. HĂ©micycle. Ne connaĂźtre que celui des Beaux-Arts. Hermaphrodite. Excite la curiositĂ© malsaine. â Chercher Ă en voir. Hiatus. Ne pas le tolĂ©rer. HiĂ©roglyphes. Ancienne langue des Ăgyptiens, inventĂ©e par les prĂȘtres pour cacher leurs secrets criminels. â Et dire quâil y a des gens qui les comprennent ! â AprĂšs tout, câest peut-ĂȘtre une blague ? Hiver. Toujours exceptionnel voy. ĂtĂ©. â Est plus sain que les autres saisons. Hobereaux de campagne. Avoir pour eux le plus souverain mĂ©pris. Horizons. Trouver beaux ceux de la nature, et sombres ceux de la politique. HĂŽtels. Ne sont bons quâen Suisse. Huile dâolive. Nâest jamais bonne. â Il faut avoir un ami de Marseille qui vous en fait venir un petit tonneau. Hydre de lâanarchie. TĂącher de la vaincre. HydrothĂ©rapie. EnlĂšve toutes les maladies et les procure. HypothĂšque. Demander la rĂ©forme du rĂ©gime hypothĂ©caire », trĂšs chic. HystĂ©rie. La confondre avec la nymphomanie. Hugo Victor. A eu bien tort vraiment de sâoccuper de politique. Humeur. Se rĂ©jouir quand elle sort, et sâĂ©tonner que le corps humain puisse en contenir de si grandes quantitĂ©s. HumiditĂ©. Cause de toute les maladies. HuĂźtres. On nâen mange plus ! elles sont trop chĂšres ! Hernie. Tout le monde en a sans le savoir. Hospodar. Fait bien dans une phrase, Ă propos de la question dâOrient ». HomĂšre. Nâa jamais existĂ©. â CĂ©lĂšbre par sa façon de rire un rire homĂ©rique. I IdĂ©ologue. Tous les journalistes le sont. IdĂ©al. Tout Ă fait inutile. IdolĂątres. Sont cannibales. Illusions. Affecter dâen avoir beaucoup, se plaindre de ce quâon les a perdues. ImmoralitĂ©. Ce mot bien prononcĂ© rehausse celui qui lâemploie. Ilotes. Exemple Ă donner Ă son fils, mais on ne sait oĂč les trouver. Images. Il y en a toujours trop dans la poĂ©sie. ImbĂ©cilles sic. Ceux qui ne pensent pas comme vous. Imbroglio. Le fond de toutes les piĂšces de théùtre. ImpĂ©ratrices. Toutes belles. ImpermĂ©able Un. TrĂšs avantageux comme vĂȘtement. â Meurtrier dangereux nuisible, Ă cause de la transpiration empĂȘchĂ©e. ImpĂ©rialistes. Tous gens honnĂȘtes, paisibles, polis, distinguĂ©s. Impie. Tonner contre. Importation. Ver rongeur du commerce. Imprimerie. DĂ©couverte merveilleuse. â A fait plus de mal que de bien. Inauguration. Sujet de joie. Imagination. Toujours vive. â Sâen dĂ©fier. â Et la dĂ©nigrer chez les autres. Incendie. Un spectacle Ă voir. Incognito. Costumes des princes en voyage. Indolence. RĂ©sultat des pays chauds. Industrie. Voy. Commerce. Infanticide. Ne se commet que dans le peuple. InfinitĂ©simal. On ne sait pas ce que câest, mais a rapport Ă lâhomĂ©opathie. IngĂ©nieur. La premiĂšre carriĂšre pour un jeune homme. â ConnaĂźt toutes les sciences. InnĂ©es idĂ©es. Les blaguer. Innocence. LâimpossibilitĂ© la prouve. Innovation. Toujours dangereuse. Inscription. Toujours cunĂ©iforme. Inquisition. On a bien exagĂ©rĂ© ses crimes. Institut Lâ. Les membres de lâInstitut sont tous des vieillards, et portent des abat-jour en taffetas vert. Institutrices. Sont toujours dâune excellente famille qui a Ă©prouvĂ© des malheurs. â Dangereuses dans les maisons corrompent le mari. Inhumation. Trop souvent prĂ©cipitĂ©e raconter des histoires de cadavres qui sâĂ©taient dĂ©vorĂ© le bras pour apaiser leur faim. IntĂ©gritĂ©. Appartient surtout Ă la magistrature. Intrigue. MĂšne Ă tout. Introduction. Mot obscĂšne. Italie. Doit se voir immĂ©diatement aprĂšs le mariage. â Donne bien des dĂ©ceptions, nâest pas si belle quâon dit. Inspiration poĂ©tique. Choses qui la provoquent la vue de la mer, lâamour, la femme, etc. Illisible. Une ordonnance de mĂ©decin doit lâĂȘtre ; toute signature, id. Instruction. Laisser croire quâon en a reçu beaucoup. â Le peuple nâen a pas besoin pour gagner sa vie. Inventeurs. Meurent tous Ă lâhĂŽpital. â Un autre profite de leur dĂ©couverte, ce nâest pas juste. Ivoire. Ne sâemploie quâen parlant des dents. Italiens. Tous musiciens, traĂźtres. InondĂ©s. Toujours de la Loire. J Jalousie. Passion terrible. Jambahe Droit de. Ne pas y croire. JansĂ©nisme. On ne sait pas ce que câest, mais il est trĂšs chic dâen parler. Jardin anglais. Plus naturels que les jardins Ă la française. Javelot. Vaut bien un fusil, quand on sait sâen servir. Jockey. DĂ©plorer la race des. Jouets. Devraient toujours ĂȘtre scientifiques. Jouissance. Mot obscĂšne. Journaux. Ne pouvoir sâen passer. â Mais tonner contre. Jambon. Toujours de Mayence. â Sâen mĂ©fier, Ă cause des trichines. Jeune homme. Toujours farceur. â Il doit lâĂȘtre. â SâĂ©tonner quand il ne lâest pas. JĂ©suites. Ont la main dans toutes les rĂ©volutions. â On ne se doute pas du nombre quâil y en a. â Ne point parler de la bataille des JĂ©suites ». Jeu. Sâindigner contre cette fatale passion. Jarnac Coup de. Sâindigner contre ce coup, qui, du reste, Ă©tait fort loyal. Jujube. On ne sait pas avec quoi câest fait. Justice. Ne jamais sâen inquiĂ©ter. Jockey-Club. Ses membres sont tous des jeunes gens farceurs et trĂšs riches. Dire simplement le Jockey », trĂšs chic, donne Ă croire quâon en fait partie. K Keepsake. Doit se trouver sur la table dâun salon. Kiosque. Lieu de dĂ©lices dans un jardin. Knout. Mot qui vexe les Russes. Koran. Livre de Mahomet, oĂč il nâest question que de femmes. L Laboratoire. On doit en avoir un Ă la campagne. Laboureurs. Que serions-nous sans eux ? Lac. Avoir une femme prĂšs de soi, quand on se promĂšne dessus. Laconisme. Langue quâon ne parle plus. Lacustre Les villes. Nier leur existence, parce quâon ne peut pas vivre sous lâeau. Lagune. Ville de lâAdriatique. Lancelle. En avoir toujours une dans sa poche, mais craindre de sâen servir. Lait. Dissout les huĂźtres. â Attire les serpents. â Blanchit la peau ; des femmes, Ă Paris, prennent un bain de lait tous les matins. Langouste. Femelle du homard. Langues vivantes. Les malheurs de la France viennent de ce quâon nâen sait pas assez. Latin. Langue naturelle Ă lâhomme. â GĂąte lâĂ©criture. â Est seulement utile pour lire les inscriptions des fontaines publiques. â Se mĂ©fier des citations en latin elles cachent toujours quelque chose de leste. Lion. Est gĂ©nĂ©reux. â Joue toujours avec une boule. LĂ©thargies. On en a vu qui duraient des annĂ©es. Libelle. On nâen fait plus. LibertĂ©. Ă libertĂ© ! que de crimes on commet en ton nom ! â Nous avons toutes celles qui sont nĂ©cessaires. Libertinage. Ne se voit que dans les grandes villes. Libre Ă©change. Cause des tous les maux, des souffrances du commerce. LiĂšvre. Dort les yeux ouverts. LittrĂ©. Ricaner quand on entend son nom Ce monsieur qui dit que nous descendons des singes ! ». Ligueurs. PrĂ©curseurs du libĂ©ralisme en France. Lilas. Fait plaisir parce quâil annonce lâĂ©tĂ©. LittĂ©rature. Occupation des oisifs. Linge. On nâen montre jamais trop assez. Lord. Anglais riche. Lorgnon. Insolent et distinguĂ©. Lune. Inspire la mĂ©lancolie. â Est peut-ĂȘtre habitĂ©e ? Luxe. Perd les Ătats. Lynx. Animal cĂ©lĂšbre par son Ćil. Livre. Quel quâil soit, toujours trop long. M Macadam. A supprimĂ© les rĂ©volutions plus moyen de faire des barricades. â Est nĂ©anmoins bien incommode. MachiavĂ©lisme. Mot quâon ne doit prononcer quâen frĂ©missant. Machiavel. Ne pas lâavoir lu, mais le regarder comme un scĂ©lĂ©rat. Malthus. LâinfĂąme Malthus ». Magie. Sâen moquer. Maire de village. Toujours ridicule. MagnĂ©tisme. Joli sujet de conversation, et qui sert Ă faire des femmes ». Magistrature. Belle carriĂšre pour un jeune homme voy. IngĂ©nieur. Major. Ne se trouve plus que dans les tables dâhĂŽte. Malade. Pour remonter le moral dâun malade, rire de son affection et nier ses souffrances. Mal de mer. Pour ne pas lâĂ©prouver, il suffit de penser Ă autre chose. Maladie de nerfs. Toujours des grimaces. MalĂ©diction. Toujours donnĂ© par un pĂšre. Mamelucks. Ancien peuple de lâOrient Ăgypte. Mandoline. Indispensable pour sĂ©duire les Espagnoles. Martyrs. Tous les premiers chrĂ©tiens lâont Ă©tĂ©. Masque. Donne de lâesprit. Matelas. Plus il est dur, plus il est hygiĂ©nique. Matinal. LâĂȘtre, preuve de moralitĂ©. â Si lâon se couche Ă 4 heures du matin et quâon se lĂšve Ă 8, on est paresseux, mais si lâon se met au lit Ă 9 heures du soir, pour en sortit le lendemain Ă 5, on est actif. Mazarinades. Les mĂ©priser. Inutile dâen connaĂźtre une seule. MĂ©canique. Partie infĂ©rieure des mathĂ©matiques. MĂ©daille. On nâen faisait que dans lâantiquitĂ©. MĂ©decine. Sâen moquer quand on se porte bien. MĂ©lancolie. Signe de distinction du cĆur et dâĂ©lĂ©vation de lâesprit. MĂ©lodrames. Moins immoraux que les drames. MĂ©moire. Se plaindre de la science, et mĂȘme se vanter de nâen pas avoir. â Mais rugir si on vous dit que vous nâavez pas de jugement. MĂ©nage. En parler toujours avec respect. MendicitĂ©. Devrait ĂȘtre interdite et ne lâest jamais. Melon. Joli sujet de conversation Ă table. Est-ce un lĂ©gume ? est-ce un fruit ? â Les Anglais les mangent au dessert, ce qui Ă©tonne. Mer. Nâa pas de fond. â Image de lâinfini. â Donne de grandes pensĂ©es. Message. Plus noble que lettre. MĂ©tamorphose. Rire du temps oĂč on y croyait. â Ovide en est lâinventeur. MĂ©tallurgie. TrĂšs chic. MĂ©taphores. Il y en a toujours trop dans le style. MĂ©taphysique. En rire donne lâair câest une preuve dâesprit supĂ©rieur. MĂ©thode. Ne sert Ă rien. Mercure. Tue la maladie et le malade. Ministre. Dernier terme de la gloire humaine. Missionnaires. Sont tous mangĂ©s ou crucifiĂ©s. Mobilier. Tout craindre pour son â. MosaĂŻques. Le secret en est perdu. Monstres. On nâen voit plus. Mouchards. Tous de la police. Moutarde. Ruine lâestomac. Moulin. Fait bien dans un paysage. Montre. Nâest bonne que si elle vient de GenĂšve. â Dans les fĂ©eries, quand un personnage tire la sienne, ce doit ĂȘtre un oignon cette plaisanterie est infaillible. Moustique. Plus dangereux que nâimporte quelle bĂȘte fĂ©roce. Mythe. ⊠Musique. Fait penser Ă un tas de choses. â Adoucit les mĆurs. Ex. la Marseillaise. Musicien. Le propre du vĂ©ritable musicien, câest de ne composer aucune musique, de ne jouer dâaucun instrument, et de mĂ©priser les virtuoses. MusĂ©e. De Versailles retrace les hauts faits de la gloire nationale. â Belle idĂ©e du roi Louis-Philippe. â Du Louvre Ă Ă©viter pour les jeunes filles. â Dupuytren trĂšs utile Ă montrer aux jeunes gens. Minuit. Limite du bonheur et des plaisirs honnĂȘtes ; tout ce quâon fait au-delĂ est immoral. Marseillais. Tous gens dâesprit. MathĂ©matiques. DessĂšchent le cĆur. MĂ©ridionaux Les. Tous poĂštes. Midi Cuisine du. Toujours Ă lâail. Tonner contre. N Navire. On ne les construit bien quâĂ Bayonne. Nectar. Le confondre avec lâambroisie. NĂšgres. SâĂ©tonner que leur salive soit blanche, et de ce quâils parlent français. NĂ©gresses. Plus chaudes que les blanches voy. Brunes et Blondes. NĂ©ologisme. La peste de la langue française. Noblesse. La mĂ©priser et lâenvier. NĆud gordien. A rapport Ă lâantiquitĂ©. Nerveux. Se dit Ă chaque fois quâon ne comprend rien Ă une maladie ; cette explication satisfait lâauditeur. Numismatique. A rapport aux hautes sciences, inspire un immense respect. Normands. Croire quâils prononcent des hĂąvresĂącs, et les blaguer sur le bonnet de coton. Notaires. Maintenant ne pas sây fier. Nation. RĂ©unir ici tous les peuples ?. O Oasis. Auberge dans le dĂ©sert. Obus. Servent Ă faire des pendules et des encriers. Octroi. On doit le frauder. Odalisque. voy. BayadĂšre. OdĂ©on. Plaisanteries sur son Ă©loignement. Odeur des pieds. Signe de santĂ©. OmĂ©ga. DeuxiĂšme lettre de lâalphabet grec, puisquâon dit toujours lâalpha et lâomĂ©ga. OpĂ©ra Coulisses de lâ. Est le paradis de Mahomet sur la terre. Optimiste. Ăquivalent dâimbĂ©cille sic. Oraison. Tout discours de Bossuet. Orchestre. Image de la sociĂ©tĂ© ; chacun fait sa partie, et il y a un chef. Ordre Lâ. Que de crime on commet en ton nom ! Oreiller. Ne jamais sâen servir, ça rend bossu. Orgue. ĂlĂšve lâĂąme vers Dieu. Orientaliste. Homme qui a beaucoup voyagĂ©. Original. Rire de tout ce qui est original, le haĂŻr, le bafouer, et lâexterminer si lâon peut. Orthographe. Y croire comme aux mathĂ©matiques Ă la gĂ©omĂ©trie. Ouvrier. Toujours honnĂȘte, quand il ne fait pas dâĂ©meutes. Omnibus. On nây trouve jamais de place. â Ont Ă©tĂ© inventĂ©s par Louis XIV. â Moi, Monsieur, jâai connu les tricycles qui nâavaient que trois roues ! » Offenbach. DĂšs quâon entend son nom, il faut fermer deux doigts de la main droite pour se prĂ©server du mauvais Ćil. TrĂšs parisien, bien portĂ©. Orchite. Maladie de Monsieur. Ours. Sâappelle gĂ©nĂ©ralement Martin. â Citer lâanecdote de lâinvalide qui, voyant une montre tombĂ©e dans sa fosse, y est descendu, et a Ă©tĂ© dĂ©vorĂ©. Ćuf. Point de dĂ©part pour une dissertation philosophique sur la genĂšse des ĂȘtres. Oiseau. DĂ©sirer en ĂȘtre un, et dire en soupirant Des ailes ! Des ailes ! », marque une Ăąme poĂ©tique. P Pain. On ne sait pas toutes les saletĂ©s quâil y a dans le pain. Palladium. Forteresse de lâAntiquitĂ© Palmyre. Une reine dâĂgypte ? des ruines ? on ne sait pas. Palmier. Donne de la couleur locale. Parents. Toujours dĂ©sagrĂ©ables. â Cacher ceux qui ne sont pas riches. Pauvres. Sâen occuper tient lieu de toutes les vertus. Paysages de peintres. Toujours des plats dâĂ©pinards. PĂ©dĂ©rastie. Maladie dont tous les hommes sont affectĂ©s Ă un certain Ăąge. PĂ©dantisme. Doit ĂȘtre bafouĂ©, si ce nâest quand il sâapplique Ă des choses lĂ©gĂšres. PĂ©rou. Pays oĂč tout est en or. Peur. Donne des ailes. PhaĂ©ton. Inventeur des voitures de ce nom. PhĂ©nix. Beau nom pour une compagnie dâassurances contre lâincendie. Philosophie. On doit toujours en ricaner. Penser. PĂ©nible ; les choses qui nous y forcent sont gĂ©nĂ©ralement dĂ©laissĂ©es. Piano. Indispensable dans un salon. Pipe. Pas comme il faut, sauf aux bains de mer. PitiĂ©. Toujours sâen garder. Place. Toujours en demander une. PoĂ©sie La. Est tout Ă fait inutile passĂ©e de mode. PoĂšte. Synonyme noble de nigaud rĂȘveur. Police. A toujours tort. Ponsard. Seul poĂšte qui ait eu du bon sens. Popilius. Inventeur dâune espĂšce de cercle. Pourpre. Mot plus noble que rouge. â Citer lâanecdote du chien qui dĂ©couvrit la pourpre en mordant un coquillage. Pradon. Ne pas lui pardonner dâavoir Ă©tĂ© lâĂ©mule de Racine. Pratique. SupĂ©rieure Ă la thĂ©orie. Prise de tabac. Convient Ă lâhomme de cabinet. Portefeuille. En avoir un sous le bras donne lâair dâun ministre. Paraphe. Plus il est compliquĂ©, plus il est beau. Paradoxe. Se dit toujours sur le boulevard des Italiens, entre deux bouffĂ©es de cigarette. Paganini. Nâaccordait jamais son violon. â CĂ©lĂšbre par la longueur de ses doigts. Priapisme. Culte de lâantiquitĂ©. Principes. Toujours indiscutables ; on ne peut en dire ni la nature, ni le nombre, nâimporte, sont sacrĂ©s. ProgrĂšs. Toujours mal entendu et trop hĂątif. Prose. Plus facile Ă faire que les vers. Pudeur. Le plus bel ornement de la femme. Pucelle. Ne sâemploie que pour Jeanne dâArc, et avec dâOrlĂ©ans ». Pyramide. Ouvrage inutile. Philippe dâOrlĂ©ans-ĂgalitĂ©. Tonner contre. â Encore une des causes de la RĂ©volution. â A commis tous les crimes de cette Ă©poque nĂ©faste. Peinture sur verre. Le secret en est perdu. Portrait. Le difficile est de rendre le sourire. Peigne ? polonaise. Si on coupe les cheveux, ils saignent ?. PrĂȘtres. Couchent avec leurs bonnes et ont des enfants quâils appellent leurs neveux. â Câest Ă©gal, il y en a de bons, tout de mĂȘme ! Punch. Convient Ă une soirĂ©e de garçons. â Source de dĂ©lire. â Ăteindre les lumiĂšres quand on lâallume. â Et ça produit des flammes fantastiques ! Q Quadrature du cercle. On ne sait pas ce que câest, mais il faut lever les Ă©paules quand on en parle. R Reconnaissance. Nâa pas besoin dâĂȘtre exprimĂ©e. Rince-bouche. Signe de richesse dans une maison. Rime. Ne sâaccorde jamais avec la raison. Robe. Inspire le respect. Richesse. Tient lieu de tout, et mĂȘme de considĂ©ration. Racine. Polisson ! Romans. Pervertissent les masses. â Sont moins immoraux en feuilletons quâen volumes. â Seuls les romans historiques peuvent ĂȘtre tolĂ©rĂ©s parce quâils enseignent lâhistoire. â Il y a des romans Ă©crits avec la pointe dâun scalpel, dâautres qui reposent sur la pointe dâune aiguille. Romances. Le chanteur de â plaĂźt aux dames. Ronsard. Ridicule avec ses mots grecs et latins. Rousseau. Croire que Rousseau et Rousseau sont les deux frĂšres, comme lâĂ©taient les deux Corneille. Ruines. Font rĂȘver et donnent de la poĂ©sie Ă un paysage. RĂ©publicains. Les rĂ©publicains ne sont pas tous des voleurs, mais les voleurs sont tous rĂ©publicains. Religion La. Fait partie des bases de la sociĂ©tĂ©. â Est nĂ©cessaire pour le peuple, cependant pas trop nâen faut. â La religion de nos pĂšres » doit se dire avec onction. Radicalisme. Dâautant plus dangereux quâil est latent. Rousse. Voy. Blondes, Brunes et NĂ©gresses. Rate. Autrefois, on lâenlevait au coureur. S Stuart Marie. Sâapitoyer sur son sort. Salon Faire le. DĂ©but littĂ©raire qui pose trĂšs bien son homme. Saphique et Adonique Vers. Produit un excellent effet dans un article de littĂ©rature. Sabots. Un homme riche qui a eu des commencements difficiles est toujours venu Ă Paris en sabots. SantĂ©. Trop de â, cause de maladie. SociĂ©tĂ©. Ses ennemis. â Ce qui cause sa perte. Satrape. Homme riche et dĂ©bauchĂ©. Soupers de la RĂ©gence. On y dĂ©pensait encore plus dâesprit que de champagne. Saturnales. FĂȘtes du Directoires. ScudĂ©ry. On doit le blaguer, sans savoir si câĂ©tait un homme ou une femme. Serpent. Tous venimeux. Site. Endroits pour faire des vers. SĂ©ville. CĂ©lĂšbre par son barbier voy. Naples. Service. Câest rendre service aux enfants, que de les calotter ; aux animaux, que de les battre ; aux domestiques, que de les chasser ; aux malfaiteurs, que de les punir. Saigner. Se faire saigner au printemps. Sainte-Beuve. Le Vendredi Saint, dĂźnait exclusivement de charcuterie. Sainte-HĂ©lĂšne. Ăle connue par son rocher. Sabre. Les Français veulent ĂȘtre gouvernĂ©s par un sabre. Savants. Les blaguer. â Pour ĂȘtre savant il ne faut pas que de la mĂ©moire et du travail. SĂ©nĂšque. Ăcrivait sur un pupitre dâor. Somnanbule. Se promĂšne la nuit sur la crĂȘte des toits. Saint-BarthĂ©lemy. Vieille blague. Soupir. Doit sâexhaler prĂšs dâune femme. Spiritualisme. Le meilleur systĂšme de philosophie. StoĂŻcisme. Est impossible. Suffrage universel. Dernier terme de la science politique. Suicide. Preuve de lĂąchetĂ©. Sybarites. Tonner contre. Syphilis. Plus ou moins, tout le monde en est affectĂ©. T Tabac. Cause de toutes les maladies du cerveau et de la moelle Ă©piniĂšre. Toilette des dames. Trouble lâimagination. Transpiration des pieds. Signe de santĂ©. Talleyrand Le prince de. Sâindigner contre. TolĂ©rance Une maison de. Nâest pas celle oĂč lâon a des opinions tolĂ©rantes. Temps. Ăternel sujet de conversation. â Toujours sâen plaindre. ThĂšme. Au collĂšge, prouve lâapplication, comme la version prouve lâintelligence. â Mais, dans le monde, il faut rire des forts en thĂšme. Tour. Indispensable Ă avoir dans son grenier, Ă la campagne, les jours de pluie. Touriste. ⊠U Ukase. Appeler ukase tout dĂ©cret autoritaire, ça vexe le gouvernement. UniversitĂ©. Alma mater. » V Vins. Sujet de conversation entre hommes. â Le meilleur est le bordeaux, puisque les mĂ©decins lâordonnent. â Plus il est mauvais, plus il est naturel. Vaccine. Ne frĂ©quenter que des personnes vaccinĂ©es. Valse. Sâindigner contre. Visir. Tremble Ă la vue dâun cordon. Vente. Vendre et acheter, but de la vie. Voltaire. CĂ©lĂšbre par son rictus » Ă©pouvantable. â Science superficielle. Vieillard. Ă propos dâune inondation, dâun orage, etc., les vieillards du pays ne se rappellent jamais en avoir vu un semblable. VeillĂ©e. Celles de la campagne sont morales. Voisins. TĂącher de se faire rendre par eux des services sans quâil en coĂ»te rien. Velours. Sur les habits, distinction et richesse. Voyage. Doit ĂȘtre fait rapidement. Voitures. Plus commode dâen louer que dâen possĂ©der de cette maniĂšre, on nâa pas le tracas des domestiques, ni des chevaux qui sont toujours malades. W Wagner. Ricaner quand on entend son nom, et faire des plaisanteries sur la musique de lâavenir. Y Yvetot. Voir Yvetot et mourir. CATALOGUE DES IDĂES un fragment de papier dĂ©tachĂ©, figure la citation suivante IdĂ©es chic. Il est de la derniĂšre Ă©vidence, que les compagnies savantes de lâEurope ne sont que des Ă©coles publiques de mensonges, et trĂšs rarement il y a plus ? dâerreurs dans lâAcadĂ©mie des sciences que dans tout un peuple de Hurons. » Rousseau. Ămile, liv. III. Sur une feuille grand format, la derniĂšre de ce manuscrit DĂ©fense de lâesclavage. DĂ©fense de la Saint-BarthĂ©lemy. Se moquer des forts en thĂšme. Se moquer des savants. Se moquer des Ă©tudes classiques. Dire Ă propos dâun grand homme Il est bien surfait ! » Tous les grands hommes [sont surfaits]. Et dâailleurs il nây a pas de grands hommes. Admiration de M. de Maistre. Admiration de Veuillot. Admiration de Steindhal sic. Admiration de Proudhon. Science superficielle de Voltaire. RaphaĂ«l, aucun talent. Mirabeau, aucun talent ; mais son pĂšre quâon nâa pas lu, oh ! MoliĂšre, tapissier de lettres. Charron, bien supĂ©rieur Ă Montaigne. A. Musset, bien supĂ©rieur Ă Hugo. HomĂšre, nâa jamais existĂ©. Shakespeare, nâa jamais existĂ©, câest Bacon qui est lâauteur de ses piĂšces. Nous donnons quelques exemples des Ă©normitĂ©s relevĂ©es chez les grands maĂźtres. Ce sont ces pensĂ©es que Flaubert devait faire copier par ses deux bonshommes, qui, furieux de nâavoir pas trouvĂ© dans la science la certitude quâils cherchaient, se vengeaient en notant les stupiditĂ©s qui, pour le commun des hommes, tiennent lieu de science en sociĂ©tĂ©. Morale Les souverains ont le droit de changer quelque chose aux mĆurs. Descartes. Discours sur la MĂ©thode, part. 6. LâĂ©tude des mathĂ©matiques, en comprimant la sensibilitĂ© et lâimagination, rend quelquefois lâexplosion des passions terribles. Dupanloup. Ăducation intellectuelle, p. 417. Lâeau est faite pour soutenir ces prodigieux Ă©difices flottants que lâon appelle des vaisseaux. FĂ©nelon. Shakespeare lui-mĂȘme, tout grossier quâil Ă©tait, nâĂ©tait pas sans lecture et sans connaissance. La Harpe. Introduction et Cours littĂ©raire. Style ecclĂ©siastique Mesdames, dans la marche de la sociĂ©tĂ© chrĂ©tienne, sur le railway du monde, la femme, câest la goutte dâeau dont lâinfluence magnĂ©tique, vivifiĂ©e et purifiĂ©e par le feu de lâEsprit saint, communique aussi le mouvement au convoi social sous son impulsion bienfaisante ; il court sur la voie du progrĂšs et sâavance vers les doctrines Ă©ternelles. Mais si, au lieu de fournir la goutte dâeau de la bĂ©nĂ©diction divine, la femme apporte la pierre du dĂ©raillement, il se produit dâaffreuses catastrophes. Mgr Mermillod. De la vie surnaturelle dans les Ăąmes. PĂ©riphrases. â ImbĂ©ciles Je trouverais mauvais quâune fille peu sage vĂ©cĂ»t avec un homme avant le mariage. Ponsard. Traduction dâHomĂšre. â Notre nomenclature nâest pas Ă la lettre celle que Maupassant a donnĂ©e dans Bouvard et PĂ©cuchet, Ă©dition Quantin. Il se peut, ces documents ayant Ă©tĂ© transportĂ©s de Croisset Ă Antibes, que dans le cours du dĂ©mĂ©nagement des mĂ©langes se soient faits dans cette Ă©norme paperasserie. Nous ne pouvons ici nous Ă©tendre davantage et donner de plus nombreuses citations.
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Attention, ce systĂšme appelĂ© " 3D Secure " ne doit pas ĂȘtre confondu avec le code secret de votre carte bancaire. Ce code 3D Secure vous sera envoyĂ© par SMS. DĂ©couvrez notre offre plus en dĂ©tail Il s'agit d'une solution de paiement en 3 fois par carte bancaire Visa ou Mastercard* qui permet d'Ă©chelonner le paiement de la commande de 90⏠à 3000⏠en 3 dĂ©bits suivant l'Ă©chĂ©ancier suivant 1Ăšre Ă©chĂ©ance le jour de votre commande 1/3 du montant du panier 2Ăšme Ă©chĂ©ance 30 jours aprĂšs votre commande de 1/3 du montant du panier 3Ăšme Ă©chĂ©ance 60 jours aprĂšs votre commande de 1/3 du montant du panier Exemple pour un panier Ă rĂ©gler de 300⏠3 Ă©chĂ©ances de 100⏠chacune. CoĂ»t total de l'opĂ©ration Ă crĂ©dit 300âŹ. Les frais de dossier sont pris Ă la charge de Conditions en vigueur au 15/07/2016. Le Paiement en 3 fois par carte bancaire » vous sera proposĂ© Ă l'Ă©tape du choix de paiement une fois votre panier validĂ©. Aucun versement de quelque nature que ce soit ne peut ĂȘtre exigĂ© d'un particulier avant l'obtention d'un ou plusieurs prĂȘts d'argent. *Hors TĂ©lĂ©phonie, TV et produits Marketplace. BNP Paribas Personal Finance - Etablissement de crĂ©dit - au capital de 468 186 439 ⏠- SIREN 542 097 902 RCS Paris - 1 boulevard Haussmann 75009 Paris - 542 097 902 RCS Paris - N° ORIAS 07023128 Cetelem est une marque de BNP Paribas Personal Finance. Voir la liste des magasins concernĂ©s par l'offre 3 fois sans frais par Carte Bancaire ici Vous ĂȘtes dĂ©tenteur d'une Carte de crĂ©dit BUT, plus besoin de vous authentifier, rĂ©glez directement vos achats Ă votre rythme en 3 mois sans frais et 5, 10, 20 mois payant en sĂ©lectionnant votre carte BUT CPAY MASTERCARD dans le choix du mode de paiement. 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Les motifs de supression des avis sont disponibles ici. Conditions gĂ©nĂ©rales de garantie En tout Ă©tat de cause, toute vente par BUT, quelle que soit la nature du produit, reste couverte par la garantie lĂ©gale de conformitĂ© du bien au contrat articles Ă du Code de la Consommation et celle des vices cachĂ©s articles 1641 Ă 1649 du Code Civil. Ătendue teritoriale La garantie BUT sâapplique en France MĂ©tropolitaine et en Corse, Ă lâexclusion des DOM-TOM. Les coordonnĂ©es du magasin garant figurent sur la facture dâachat du Consommateur. Toutefois, cette Garantie peut, au choix du client ĂȘtre exercĂ©e par le biais de tout autre magasin franchisĂ© BUT implantĂ© sur la zone gĂ©ographique ci-dessus mentionnĂ©e. Lorsque lâintervention a lieu dans des conditions inhabituelles accĂšs par bateau en cĂŽtiĂšres, par tĂ©lĂ©cabines en montagne ..., lâintervention peut faire lâobjet dâune facturation spĂ©ciale. ValiditĂ© de la grantie But Le bĂ©nĂ©fice de la Garantie BUT ne sera accordĂ© que sur la prĂ©sentation de la facture dâachat du produit. La Garantie ne sera acquise quâau premier acheteur de lâappareil et ne sâapplique quâaux appareils neufs. Toutefois, en cas de dĂ©cĂšs du client, le certificat de garantie bĂ©nĂ©ficiera au conjoint ou aux enfants habitant sous le mĂȘme toit. RĂ©parations Pour toute rĂ©paration pendant la durĂ©e de la garantie, lâacheteur doit sâadresser Ă un magasin BUT ou Ă son Service AprĂšs-Vente. La Garantie ne produira plus ses effets dans le cas oĂč une intervention et/ou rĂ©paration aura Ă©tĂ© effectuĂ©e sur lâappareil par des personnes autres que celles agrĂ©es par le magasin. A lâoccasion dâune Ă©ventuelle rĂ©paration, tout appareil portable doit ĂȘtre portĂ© au magasin ou Ă lâatelier ou au Service AprĂšs-Vente par le client. Pour les appareils non portables, le dĂ©placement est gratuit dans un rayon de 30 km autour du magasin. En matiĂšre dâameublement, le dĂ©placement Ă domicile prĂ©vu dans le cadre de la garantie, est uniquement celui qui est nĂ©cessaire afin de poser la piĂšce de rechange. La durĂ©e de disponibilitĂ© des piĂšces dĂ©tachĂ©es est, conformĂ©ment aux dispositions de lâarticle L 111-4 du code de la consommation, indiquĂ©e sur le bon de commande. Les exclusions de la grantie But Sont exclus de la Garantie BUT les dommages occasionnĂ©s directement ou indirectement par âąGuerre Ă©trangĂšre, guerre civile, acte de terrorisme ou de sabotage commis dans le cadre dâactions concertĂ©es de terrorisme ou de sabotage, grĂšve, Ă©meute ou mouvement populaire. âąLes Ă©ruptions de volcans, tremblements de terre, inondations, raz-de-marĂ©e ou cataclysmes. âąLes effets directs ou indirects dâexplosion, de dĂ©gagement de chaleur, dâirradiation provenant de transmutations de noyaux dâatomes ou de la radioactivitĂ©, de radiations provoquĂ©es par lâaccĂ©lĂ©ration artificielle de particules, lâexposition Ă des champs magnĂ©tiques. La garantie restera acquise au souscripteur, sâil peut prouver que le dommage nâa pas de rapport direct ou indirect avec ces Ă©vĂ©nements. âąEt aussi, les dommages ayant pour origine une cause externe au produit, tels que, et sans que cette liste, qui nâest quâune illustration, soit exhaustive choc, chute, mauvaise utilisation, erreur de manipulation, brĂ»lures, la dĂ©coloration Ă la lumiĂšre, lâhumiditĂ©, la chaleur excessive, les coupures, les Ă©raflures, toute imprĂ©gnation par un liquide. âąLes dommages consĂ©cutifs Ă un non-respect des instructions dâentretien, Ă une installation ou un montage non conforme aux recommandations du fabricant sauf si celle-ci a Ă©tĂ© faite par BUT ou un prestataire agréé par lâEnseigne. âąLa dĂ©tĂ©rioration des mobiliers de cuisine et de leur contenu, ou de tout autre produit dâameublement, consĂ©cutive Ă la rupture du support mural de lâimmeuble sauf si celle-ci a Ă©tĂ© faĂźte par BUT ou un prestataire agréé par lâEnseigne. âąLâusage professionnel collectivitĂ©s ... et dâune façon gĂ©nĂ©rale toute activitĂ© de nature non domestique. âąPour les produits dâameublement, les dĂ©fauts dâaspect liĂ©s Ă une diffĂ©rence de teinte, et/ou Ă la structure du bois, les diffĂ©rences de teinte liĂ©es Ă un rĂ©assortiment, les variations de teinte dues Ă lâinfluence de la lumiĂšre dans le temps. âąLes dommages nâaffectant pas le bon fonctionnement de lâappareil, en particuliers dommages dâordre esthĂ©tique rayures, Ă©raflures, trace de choc sur lâĂ©bĂ©nisterie ou lâĂ©mail, accident du fumeur, et les piĂšces suivantes carrosseries, lampes, voyants lumineux, tuyau et joint dâarrivĂ©e dâeau, tuyau de vidange, panier Ă couvert , vitres extĂ©rieures, couvercle, brĂ»leurs et chapeau de brĂ»leur, porte cassette, tout accessoire en gĂ©nĂ©ral sauf sâils sont la consĂ©quence directe dâun dommage dâorigine interne garanti. âąLâusure normale telle quâelle nâaffecte pas lâusage ou la sĂ©curitĂ© du produit au quotidien. âąLes dommages engageant la responsabilitĂ© dâun tiers ou rĂ©sultant dâune faute intentionnelle ou dolosive. âąLes tĂ©lĂ©commandes Ă distance et cartes mĂ©moires pour appareils photo numĂ©riques etc... âąLes frais de nettoyages des produits sâils sâavĂšrent nĂ©cessaires pour effectuer la rĂ©paration. âąLes Ă©lĂ©ments ou accessoires dont le renouvellement rĂ©gulier est nĂ©cessaire piles, batteries, cartouches dâencre, lampes, filtres etc.. âąLe remplacement des lampes dâĂ©clairage, les cĂąbles de liaison entre les appareils etc. âąLes dommages survenant lors du transport ou dĂ©mĂ©nagement du produit effectuĂ© par le client ou lâun de ses reprĂ©sentants sous sa responsabilitĂ©. âąLes frais relatifs et/ou les dommages causĂ©s par une mauvaise qualitĂ© de lâalimentation du produit tension Ă©lectrique dĂ©fectueuse, erreur de voltage, gaz non conforme, vidange, nettoyage filtre ... âąLes pertes de donnĂ©es consĂ©cutives Ă une panne de lâappareil micro-informatique, tĂ©lĂ©phonie, appareils photo numĂ©riques, lecteurs MP3âŠ. La garantie BUT ne prend pas en charge les frais de rĂ©glage et de mise au point des appareils aprĂšs la vente, sauf sâils sont la consĂ©quence dâun dommage dâorigine interne garanti. Lorsque la rĂ©paration exige une reprise en atelier, la garantie ne prend pas en charge les frais dâenlĂšvement et/ou de relivraison chez le client lorsque ces derniers doivent ĂȘtre engagĂ©s en raison de lâexigĂŒitĂ© des locaux ou des moyens dâaccĂšs Ă ceux-ci, sauf dans lâhypothĂšse oĂč la difficultĂ© nous aurait Ă©tĂ© expressĂ©ment signalĂ©e et contresignĂ©e sur le bon de commande. BUT se rĂ©serve le droit de dĂ©signer un Ă©tablissement de Service AprĂšs-Vente agréé chargĂ© des rĂ©parations dans le cas dâun Ă loignement supĂ rieur Ă 70 km du magasin BUT. Pour les Ă©crans de technologies LCD et/ou Plasma, en plus des exclusions dĂ©finies ci-dessus, la garantie ne sâapplique pas pour les dommages rĂ©sultant de pressions ou griffures sur lâĂ©cran, la rĂ©manence ou le marquage dâĂ©cran dus Ă lâaffichage dâimages fixes logos, jeux ..., les altĂ©rations liĂ©es Ă lâexposition Ă la lumiĂšre lampe, soleil. .., les dĂ©faillances de pixels allumĂ©s ou Ă©teints dont le nombre est infĂ©rieur aux limites fixĂ©es par les normes en vigueur. Pour la micro-informatique, en plus des exclusions dĂ©finies ci-dessus, la Garantie BUT ne sâapplique pas pour les dommages rĂ©sultant de modifications de programmes, de paramĂ©trages de donnĂ©es ou de dĂ©fauts de logiciels. De mĂȘme, le vendeur ou le rĂ©parateur ne peuvent ĂȘtre tenus pour responsables de la destruction des fichiers, de logiciels ou de la perte de donnĂ©es consĂ©cutives Ă une panne. Il est de la responsabilitĂ© de lâutilisateur dâeffectuer une sauvegarde de ses donnĂ©es. La responsabilitĂ du vendeur ou du rĂ parateur ne saurait ĂȘtre engagĂ e en cas dâutilisation de logiciels acquis par des moyens illĂ gaux copie ou de prĂ sence de virus. En outre, la Garantie BUT ne sâapplique pas si la panne est due Ă un accessoire, un pĂ©riphĂ©rique ou une autre piĂšce rajoutĂ©e par le client, elle ne comprend pas la fourniture de pilotes/drivers et CD de restauration et ne couvre pas lâensemble des problĂšmes liĂ©s Ă lâutilisation ou Ă lâaccĂšs internet. Pour le mobilier de cuisine de sa ligne de produit Signature», la portĂ©e de la Garantie BUT est rĂ©duite Ă 5 ans pour les portes, les façades de tiroirs, les boutons, les poignĂ©es, et les plans de travail. Cette restriction de durĂ©e est Ă©galement valable pour les modĂšles dâexposition ou soldĂ©s. En ce qui concerne la literie, les produits sont garantis contre tout affaissement anormal ou dĂ©formation prĂ©maturĂ©e au cours dâune utilisation correcte. Cette garantie implique, pour les matelas, une utilisation sur un sommier appropriĂ© et en bon Ă©tat. Le produit ne devra faire lâobjet dâaucune tĂąche, salissure ou souillure. Sont exclus de la garantie le tissu de recouvrement, le fil Ă coudre, les fermetures Ă glissiĂšre et dâune façon gĂ©nĂ©rale, tous les Ă©lĂ©ments dont la bonne tenue est liĂ©e aux conditions normales» dâutilisation, les affaissements dont la dĂ©perdition nâexcĂšde pas 15 % de la hauteur du matelas. Champ d'application Le montant dâune intervention sur un appareil dit technique Gros ĂlectromĂ©nager, Ă©cran de technologie LCD et/ou Plasma etc... ne peut excĂ©der 85% du prix de vente TTC du produit. Dans lâhypothĂšse oĂč notre Service AprĂšs-Vente agréé constaterait lâimpossibilitĂ© de rĂ©parer pendant la durĂ©e de la garantie un appareil selon le Service AprĂšs-Vente et non selon le client et/ou dans le cas oĂč celui-ci ne serait plus fabriquĂ© ou commercialisĂ© sur le marchĂ© et/ou dans le cas dĂ©fini au paragraphe ci-dessus, le magasin vendeur remboursera le prix de lâappareil. Litiges Ă©ventuels En cas de difficultĂ©s dans lâapplication du prĂ©sent contrat, le Consommateur a la possibilitĂ© avant toute action en justice, de rechercher une solution amiable, notamment avec lâaide dâune association de consommateurs, ou dâune organisation professionnelle de la branche ou de tout autre conseil de son choix. Il est rappelĂ© que la recherche de solution amiable nâinterrompt pas la garantie lĂ©gale, ni la garantie contractuelle. Garanties lĂ©gales Lorsquâil agit en garantie lĂ©gale de conformitĂ©, laquelle sâapplique indĂ©pendamment de la garantie contractuelle Ă©ventuellement consentie, le consommateur âą bĂ©nĂ©ficie dâun dĂ©lai de deux ans Ă compter de la dĂ©livrance du bien pour agir âą peut choisir entre la rĂ©paration ou le remplacement du bien, sous rĂ©serve des conditions de coĂ»t prĂ©vues par lâarticle L. 217-9 du code de la consommation âą est dispensĂ© de rapporter la preuve de lâexistence du dĂ©faut de conformitĂ© du bien durant les six mois suivant la dĂ©livrance du bien. Ce dĂ©lai est portĂ© Ă vingt-quatre mois Ă compter du 18 mars 2016, sauf pour les biens dâoccasion Toute vente, quelle que soit la nature du produit, est en outre couverte par la garantie lĂ©gale des vices cachĂ©s, au titre de laquelle le consommateur a le choix entre la rĂ©solution de la vente ou une rĂ©duction du prix de celle-ci conformĂ©ment Ă lâarticle 1644 du code civil. Extraits du code de la consommation et du code Civil Article L. 217-4 du code de la consommation Le vendeur livre un bien conforme au contrat et rĂ©pond des dĂ©fauts de conformitĂ© existant lors de la dĂ©livrance. Il rĂ©pond Ă©galement des dĂ©fauts de conformitĂ© rĂ©sultant de lâemballage, des instructions de montage ou de lâinstallation lorsque celle-ci a Ă©tĂ© mise Ă sa charge par le contrat ou a Ă©tĂ© rĂ©alisĂ© sous sa responsabilitĂ©. » Article L. 217-5 du code de la consommation Le bien est conforme au contrat 1 - Sâil est propre Ă lâusage habituellement attendu dâun bien semblable et, le cas Ă©chĂ©ant âą sâil correspond Ă la description donnĂ©e par le vendeur et possĂ©der les qualitĂ©s que celui-ci a prĂ©sentĂ©es Ă lâacheteur sous forme dâĂ©chantillon ou de modĂšle ; âą sâil prĂ©sente les qualitĂ©s quâun acheteur peut lĂ©gitimement attendre eu Ă©gard aux dĂ©clarations publiques faites par le vendeur, par le producteur ou par son reprĂ©sentant, notamment dans la publicitĂ© ou lâĂ©tiquetage; 2 - Ou sâil prĂ©sente les caractĂ©ristiques dĂ©finies dâun commun accord par les parties ou ĂȘtre propre Ă tout usage spĂ©cial recherchĂ© par lâacheteur, portĂ© Ă la connaissance du vendeur et que ce dernier a acceptĂ©. Article L. 217-12 du code de la consommation Lâaction rĂ©sultant du dĂ©faut de conformitĂ© se prescrit par deux ans Ă compter de la dĂ©livrance du bien. » Article L217-16 du code de la consommation Lorsque lâacheteur demande au vendeur, pendant le cours de la garantie commerciale qui lui a Ă©tĂ© consentie lors de lâacquisition ou de la rĂ©paration dâun bien meuble, une remise en Ă©tat couverte par la garantie, toute pĂ©riode dâimmobilisation dâau moins sept jours vient sâajouter Ă la durĂ©e de la garantie qui restait Ă courir. Cette pĂ©riode court Ă compter de la demande dâintervention de lâacheteur ou de la mise Ă disposition pour rĂ©paration du bien en cause, si cette mise Ă disposition est postĂ©rieure Ă la demande dâintervention. » Article 1641 du code civil Le vendeur est tenu de la garantie Ă raison des dĂ©fauts cachĂ©s de la chose vendue qui la rendent impropre Ă lâusage auquel on la destine, ou qui diminuent tellement cet usage, que lâacheteur ne lâaurait pas acquise, ou nâen aurait donnĂ© quâun moindre prix, sâil les avait connus. » Article 1648 du code civil, premier alinĂ©a Lâaction rĂ©sultant des vices rĂ©dhibitoires doit ĂȘtre intentĂ©e par lâacquĂ©reur, dans un dĂ©lai de deux ans Ă compter de la dĂ©couverte du vice. » Version du 17/07/2018
Fouillerdes glaciĂšres ou des machines Ă glaçons, dĂ©fi semaine 3 chapitre 3 « Fouiller des glaciĂšres ou des machines Ă glaçons » est un dĂ©fi de la deuxiĂšme semaine de la saison 1 du chapitre 3 de Fortnite. Retrouvez nos astuces pour le valider. Fortnite 23 dĂ©cembre 2021. Fortnite S1 : DĂ©fis semaine 3, toutes les quĂȘtes, astuces et rĂ©compenses (chapitre 3)
Effacer tous les filtres RĂ©ussi 3 RĂ©sultats Trier par Par dĂ©faut Default Par dĂ©faut Price Low to High Prix Croissant Price High to Low Prix DĂ©croissant Alphabetical A-Z Ordre alphabĂ©tique A-Z Alphabetical Z-A Ordre alphabĂ©tique Z-A Date Added Most Recent First Date d'ajout Plus rĂ©cent en dernier Date Added Most Recent Last Date d'ajout Plus rĂ©cent en premier VĂ©rifier les magasins de la rĂ©gion Montrer seulement les magasins qui ont cet article en stock Le prix peut varier selon lâemplacement clear SituĂ© Ă l'intĂ©rieur de kilomĂštres Les articles dans votre panier peuvent subir des modifications si vous changez de magasin. En raison de diffĂ©rences rĂ©gionales concernant les frais dâexpĂ©dition et la disponibilitĂ© des produits, les articles dans votre panier pourraient subir des modifications si vous changez de magasin.
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avril 6, 2022 News 0 likes 135 vues 0 commentaires Il existe beaucoup dâappareils indispensables dans les Ă©tablissements de boissons. Câest le cas de la machine Ă glaçons professionnelle qui est un dispositif qui produit rapidement des morceaux de glace. Mieux, cette production se fait en grande quantitĂ©. Pour un usage professionnel, lâimportance de cette machine nâest plus Ă dĂ©montrer. Seulement, pour avoir un produit de qualitĂ©, contactez PROCOLD. Vous trouverez chez votre partenaire une gamme de machines Ă glaçons professionnelles. CritĂšres de choix de machine Ă glaçons professionnelle Lâachat dâune machine Ă glaçons exige que lâon tienne compte dâun certain nombre de critĂšres. La forme des glaçons La forme des glaçons est le premier critĂšre justifiant la bonne qualitĂ© dâune machine qui en fabrique. Dâune machine Ă glaçons Ă une autre, vous pouvez avoir diffĂ©rentes formes de glaçons. Il sâagit de glaçons pleins, de glaçons creux, de glaçons en demi-lune ou de glaçons pilĂ©s. Peu importe la forme, sa prĂ©sentation raffinĂ©e peut vous orienter sur la qualitĂ© de lâoutil de fabrication. La performance de productivitĂ© des glaçons Avant dâacheter votre machine Ă glaçons professionnelle, il est capital de connaĂźtre la quantitĂ© de glaçons produits. Ensuite, vous devez connaĂźtre le temps nĂ©cessaire pour cette production. Par exemple, pour un usage personnel, vous pouvez sĂ©lectionner la machine de 20 kg. Câest un Ă©quipement qui fabrique des glaçons en 24 h. Elle est trĂšs pratique pour les zones restreintes. Pour ce qui est des grands modĂšles, leur capacitĂ© de production sâĂ©tend jusquâĂ 150 kg de glace/24 h. Le choix entre les petites et grandes machines dĂ©pend du cadre de service et des besoins de votre clientĂšle. Le systĂšme de refroidissement de la machine de fabrication de glaçons Le choix est portĂ© sur telle ou telle machine Ă glaçons en tenant compte aussi du systĂšme de refroidissement. Refroidissement Ă air Avec le refroidissement Ă air, la congĂ©lation est rapide. Pourquoi ? Parce que la machine aspire de lâair de lâenvironnement immĂ©diat grĂące Ă son ventilateur se trouvant sur le cĂŽtĂ©. Câest le choix idĂ©al pour faire des Ă©conomies, mais Ă©galement pour les grands locaux. Câest dire que si lâespace de votre cuisine est vaste, alors, sĂ©lectionnez ce type de machine. Toutefois, le systĂšme de fonctionnement de cet Ă©quipement nâest pas adaptĂ© pour une zone Ă forte chaleur. Autrement dit, si la tempĂ©rature dĂ©passe 30 °C, il ne faut pas utiliser cet appareil. Refroidissement Ă eau Les petits modĂšles dâappareils Ă glaçons avec un systĂšme de refroidissement Ă eau sont trĂšs adaptĂ©s aux cadres trĂšs petits. Donc, pour les petites cuisines, voici ce quâil vous faut. Contrairement Ă celles Ă©voquĂ©es plus haut, ces machines ne sont aucunement sensibles aux tempĂ©ratures hautes. La puissance de production La puissance du moteur nâest point nĂ©gligeable dans la vĂ©rification dâune meilleure version de machine Ă glaçons. En effet, elle dĂ©termine la vitesse de production des glaçons, mais Ă©galement la tĂ©nacitĂ© de la machine. La consommation en Ă©nergie de votre matĂ©riel dĂ©pend de sa durĂ©e de productivitĂ©. Vous avez besoin de fabriquer des glaçons en quinze minutes par exemple. Il faut choisir une machine Ă glaçons possĂ©dant une puissance de 120 watts au minimum. Optez pour PROCOLD, câest sĂ©lectionner les meilleures machines Ă glaçons professionnelles Vous voulez une machine Ă glaçons professionnelle remplissant les critĂšres Ă©voquĂ©s ci-dessus. Pas dâinquiĂ©tude. PROCOLD est votre dernier recours. Ă propos, cette entreprise vous propose une gamme variĂ©e de matĂ©riels. Il est question dâappareils convenables Ă votre lieu de service et selon vos besoins et exigences. En dâautres mots, vous allez tomber sur des Ă©quipements Ă glaçons de 12 kg ; 22 kg ; 25 kg 30 kg⊠Quel est la tarif des machines Ă glaçons professionnelles Les appareils de fabrication des glaçons vendus par PROCOLD sont les meilleurs sur le marchĂ©. Ils sont Ă trĂšs bon prix et valent la peine dâen avoir en prenant compte de leur qualitĂ©. GĂ©nĂ©ralement, le tarif varie entre 50 et 100 euros pour les petits modĂšles et va jusquâĂ 500 euros pour les grands. Au demeurant, nâhĂ©sitez pas vous rapprocher de PROCOLD pour avoir les meilleures machines Ă glaçons professionnelles.
StĂ©phaneLavouĂ© est un explorateur, Gilles Pouliquen un adepte de road trip, « Les utopistes en action » sont quant Ă eux contraints Ă lâexil. Leur voyage les a conduit dans les Monts dâArrĂ©e. StĂ©phane LavouĂ© sâinscrit dans la lignĂ©e des voyageurs qui se risquĂšrent Ă travers le Yeun Elez. Il venait chercher le peuple des lĂ©gendes, il lâa donc rencontrĂ©. La sĂ©rie quâil
LEPĂRIL BLEU DU MĂME AUTEUR FantĂŽmes et Fantoches Histoires singuliĂšres, publiĂ© sous le pseudonyme Vincent Saint-Vincent Plon-Nourrit. 1 vol. Le Docteur Lerne, sous-Dieu, roman Mercure de France. 1 vol. Le Voyage Immobile, suivi dâautres Histoires singuliĂšres Mercure de France. 1 vol. EN PRĂPARATION Suite Fantastique nouvelles Histoires singuliĂšres.Notre-Dame Homme chez les Microbes. Il a Ă©tĂ© tirĂ© de cet ouvrage dix-huit exemplaires numĂ©rotĂ©s quatre sur Japon de la Manufacture impĂ©riale et quatorze sur vergĂ© de Hollande Droits de traduction et de reproduction rĂ©servĂ©s pour tous pays. MAURICE RENARD OO LE PĂRIL BLEU Car, on peut le dire, madame pour les oiseaux et les philosophes, la terre nâest que le fond du ciel, et les hommes sây trainent pesamment, avec, au-dessus dâeux, lâocĂ©an dâazur interdit oĂč passent les nuĂ©es ainsi que des ou lâEscale ImprĂ©vue. â SOCIĂTĂ DES ĂDITIONS â â â LOUIS-MICHAUD â â168. Boulevrard Saint-Germain, 168â â â PARIS â â â Ă ALBERT BOISSIĂRE PREMIĂRE PARTIE OĂč ?⊠Comment ?⊠Qui ?⊠Pourquoi ?⊠PrĂ©liminaire Il y a six mois, â câĂ©tait exactement le lundi 16 juin 1913 Ă neuf heures du matin, â je vis entrer dans mon studio la jeune chambriĂšre qui me servait alors. Comme je venais de mettre la premiĂšre main Ă la biographie passionnante et vĂ©ridique de feu FlĂ©chambault, et comme la consigne Ă©tait de me laisser tranquille, les paroles qui montĂšrent Ă mes lĂšvres furent trois ou quatre blasphĂšmes de choix. Mais la fille nâen eut point souci et continua dâavancer. Elle portait sur un plateau de laque une carte de visite, et sa figure exultait dâun triomphe si Ă©clatant, quâelle avait lâair de mimer, avec des accessoires de fortune, la cĂ©lĂšbre chorĂ©graphie oĂč SalomĂ© promĂšne sur un plateau dâargent la tĂȘte de Iokanaan. Je lâapostrophai sans bienveillance â Quâest-ce qui vous prend ? Câest la carte du PĂšre Ăternel que vous trimbalez ? â Donnez. â Ah ! mon Dieu ! Pas possible ?!⊠Faites entrer ! presto ! presto ! » Jâavais lu le nom, la qualitĂ© et lâadresse de lâhomme illustre parmi les plus illustres, lâhomme de 1912, lâhomme du PĂ©ril Bleu JEAN LE TELLIER Directeur de lâObservatoire 202, boulevard Saint-Germain. Durant quelques secondes, je contemplai dâun regard Ă©bloui la fiche de bristol Ă©vocatrice de tant de gloire et de science, de malheur et de courage ; puis mon attention se fixa sur la porte. Bien souvent, au cours de la terrible annĂ©e 1912, les feuilles publiques avaient reproduit les traits de M. Le Tellier, et je voyais dâavance apparaĂźtre au seuil de la chambre un visiteur dans la force de lâĂąge, avec un bon sourire et de grands yeux clairs sous un front large et pur, redressant sa haute taille et caressant dâune main dĂ©liĂ©e sa barbe soyeuse et brune. Or, celui qui tout Ă coup sâencadra dans le chambranle ressemblait Ă ma vision comme un vieillard ressemble Ă sa jeunesse. Je courus Ă sa rencontre. Il essaya de sourire et fit une grimace. â Il marchait voĂ»tĂ©, dâun pas incertain, et soutenait Ă grandâpeine un portefeuille volumineux. â HĂ©las ! Ă prĂ©sent sa redingote noire flottait large autour de sa maigreur ; Ă prĂ©sent la rosette rouge qui boutonnait son parement voisinait avec une barbe grise ; ses paupiĂšres demeuraient baissĂ©es timidement, peureusement ; Ă prĂ©sent, enfin, toutes les Ă©motions, toutes les souffrances, toutes les Ă©pouvantes de 1912 se lisaient Ă ce front blĂȘme et dĂ©garni, tourmentĂ© de rides douloureuses. Nous Ă©changeĂąmes les politesses de rigueur. AprĂšs quoi M. Le Tellier voulut bien sâasseoir, posa sur ses genoux le portefeuille ballonnĂ©, puis me dit en le tapotant â Monsieur, voici du travail que je vous apporte. » â Vraiment ? » fis-je dâun ton aimable. Et⊠de quoi sâagit-il, monsieur ? » Il leva les yeux vers les miens. â Ha ! ses yeux nâavaient pas changĂ©. CâĂ©taient bien ces yeux-lĂ que jâavais espĂ©rĂ©s de grands yeux intimidants, habituĂ©s au spectacle des soleils et des lunes, et qui daignaient me regarder⊠â Lâastronome ne rĂ©pondit pas tout de suite Ă ma question, et je commençais Ă trouver, au sujet de ses yeux, des choses ravissantes, comme ceci par exemple quâils semblaient restĂ©s tout imprĂ©gnĂ©s de bleu cĂ©leste, et luire toujours de lueurs sidĂ©ralesâŠ, â quand M. Le Tellier prononça cette phrase Ă©bahissante â Jâai lĂ tous les documents nĂ©cessaires Ă lâhistoire de ce quâon nomme, plus ou moins justement, les Terreurs de lâAn mil neuf cent douze. » â Comment ! » mâĂ©criai-je au comble de la surprise. Vous voudriez que⊠» â ⊠ce soit vous qui fassiez ce travail. » â Vous me faites beaucoup dâhonneur⊠Mais, en vĂ©ritĂ©âŠ, monsieur, avez-vous rĂ©flĂ©chi⊠Câest une chose⊠énorme ! Le sujet nâest pas Ă ma pointure⊠Dâabord, je ne suis pas un historien⊠Un historiographe, tout au plus. Mon Ćuvre, bien modeste, se borne Ă quelques monographies⊠Tenez, quand vous ĂȘtes arrivĂ©, prĂ©cisĂ©ment, je mâoccupais⊠» â Je sais, monsieur, je sais. » â Et puis, gardez-vous bien de me croire un savant ! Je raconte, Ă la bonne franquette, de petits Ă©pisodes anormaux ; câest tout. Sâil me fallait expliquer scientifiquement cette gigantesque aventure⊠Mais, dâailleurs, est ce que cela nâest pas dĂ©jĂ fait ? Est-ce que plusieurs de vos confrĂšres nâont pas⊠» â Monsieur. » trancha mon interlocuteur, on nâa point Ă©crit lĂ -dessus dâouvrage populaire, et câest un ouvrage populaire dont je souhaite la publication. Pour des raisons que la lecture de ces documents vous fera clairement saisir, il est bon, â il est mĂȘme de la plus grande utilitĂ©, â que tout le monde connaisse et comprenne ce qui sâest passĂ© lâannĂ©e derniĂšre. Si je mâadresse Ă vous, monsieur, nâen prenez pas ombrage câest justement parce que vous nâĂȘtes pas un homme de science, ou du moins pas un spĂ©cialiste. Vous nâaccumulerez pas, vous, dans votre rĂ©cit, de ces termes techniques et de ces locutions professionnelles qui rendent impermĂ©ables aux esprits du commun la plupart de nos rĂ©dactions. Moi qui vous parle, jâai tentĂ© sans y rĂ©ussir cette tĂąche Ă quoi je vous convie. La cause de mon Ă©chec est simple je ne saurais parler quâune langue trop juste, inaccessible aux masses Ă force de propriĂ©tĂ©, bref une langue obscure Ă force de lumiĂšre aveuglante⊠Ne rougissez donc pas de lâhonneur », comme vous dites, puisque câest votre ignorance qui vous le procure, et non votre savoir. » â Excusez-moi, » repris-je en dissimulant quelque mauvaise humeur, mais parviendrai-je Ă dĂ©crire un phĂ©nomĂšne aussi prodigieux Ă lâaide seulement du vocabulaire familier ?⊠» â Nâen doutez pas. » â Mais encore, les profanes sâintĂ©resseront-ils Ă de froids commentaires⊠» â Monsieur ! monsieur ! saisirez-vous jamais ?⊠Ce que je vous demande, câest lâhistoire dâune famille pendant les Terreurs de mil neuf cent douze ; câest lâhistoire de ma famille ! » Ă ces mots qui Ă©veillaient le souvenir de telles surhumaines catastrophes et mâapprenaient enfin la mission grandiose qui mâĂ©tait rĂ©servĂ©e, un souffle dâenthousiasme souleva tout mon ĂȘtre. â Quoi, monsieur ! vous consentiriez Ă livrer Ă la fouleâŠ, en dĂ©tail, les pĂ©ripĂ©ties⊠intimes⊠poignantes⊠» â Il le faut », dit gravement M. Le Tellier. â Oh ! alors, je lĂąche FlĂ©chambault ! mâĂ©criai-je. Vite, monsieur, montrez-moi le dossier ! Je brĂ»le dâentamer la besogne⊠» Les papiers sâĂ©talaient dĂ©jĂ sur mon bureau. On trouvait dans ces liasses toutes les formes de renseignements lettres, journaux, croquis, notes, procĂšs-verbaux, revues, constats, photographies, tĂ©lĂ©grammes, etc., soigneusement classĂ©s par rang de date, numĂ©rotĂ©s de 1 Ă 1046 et rĂ©pertoriĂ©s. M. Le Tellier feuilleta cette chronique, parcourut les piĂšces une Ă une, et fit revenir pour moi le fantĂŽme des heures sinistres. Elles dĂ©passaient en horreur et en bizarrerie ce que la notion vulgaire de la crise mâavait permis de soupçonner. Amateur dâinsolite et scribe de miracles, jâai connu et divulguĂ© les plus Ă©tranges destins. Jâai frĂ©quentĂ© le physicien Bouvancourt, qui pĂ©nĂ©tra dans lâimage du monde reflĂ©tĂ©e aux miroirs. Un de mes vieux compagnons fut M. de Gambertin, dĂ©vorĂ© de nos jours, en pleine Auvergne, par un monstre antĂ©diluvien. Jâai compulsĂ© le testament de ce pauvre XâŠ, lequel vit accourir au rendez-vous dâamour le cadavre de sa maĂźtresse. Jâai surpris lâexistence du docteur Lerne, qui interchangeait les cervelles de ses clients ou de ses victimes et falsifiait ainsi leur personnalitĂ©. LâingĂ©nieur Z⊠me confia le soin dâexposer comment on fait le tour du globe en restant Ă la mĂȘme place. JâĂ©tais lĂ quand Nerval, le compositeur, mourut dâavoir Ă©coutĂ© les SirĂšnes au creux dâun coquillage. Je possĂšde aussi â jâen passe et des meilleurs â les mĂ©moires de FlĂ©chambault, lâinfortunĂ© qui sĂ©journa chez les microbes⊠Enfin, mes registres contiennent pas mal de curiositĂ©s. Mais, en mon Ăąme et conscience je lâaffirme, tout cela nâest rien au regard des Ă©vĂ©nements dont M. Le Tellier poursuivit lâĂ©numĂ©ration, tandis que son doigt dĂ©charnĂ© fouillait les archives du PĂ©ril Bleu. Je dois dire quâil racontait dâune maniĂšre saisissante, comme tous ceux qui ont vĂ©cu leur narration. Parfois mĂȘme il tremblait dâune angoisse rĂ©trospective, au vu de certaines pages quâil avait tracĂ©es de sa propre main vacillante, au sortir dâun nouvel accident, tout chaud », pour ainsi dire, et sous le coup du dĂ©sespoir. Ce jour-lĂ , nous oubliĂąmes tous deux lâheure du dĂ©jeuner. Telles sont les conjonctures dans lesquelles je fus appelĂ© Ă Ă©crire cette histoire de lâan de disgrĂące 1912. Jâai suivi, pour ce faire, lâordre du temps, â le seul quâun historien puisse adopter sâil mĂ©prise lâeffet, comme câest son devoir. Et toutes les fois quâune piĂšce du dossier me lâa permis par sa concision, sa briĂšvetĂ©, sa justesse et la bonhomie de son Ă©criture, je lâai versĂ©e telle quelle Ă ma relation. Il en rĂ©sulte un ensemble fort disparate et beaucoup de morceaux dĂ©nuĂ©s de style ; cela est regrettable ; mais fallait-il Ă©chapper la moindre occasion de substituer la vie, toute palpitante, au discours dâun rapporteur ? Ă ce propos, sans doute me fera-t-on grief de lâhospitalitĂ© libĂ©rale octroyĂ©e dans mon livre Ă la correspondance de M. Tiburce. Elle offre peu dâintĂ©rĂȘt, et sa part dans lâaction est assez minime, je lâavoue. Mais elle achĂšve si bien le portrait dâun personnage dont le type funeste incline Ă se trop multiplier ; mais elle montre avec tant de bonheur oĂč peuvent conduire certains excĂšs, â quâil mâa paru naturel et moral de la dissĂ©miner aux endroits que lui assignait la chronologie. Du reste, M. Tiburce qui est maintenant de mes amis, comme tous les hĂ©ros survivants de cette Ă©popĂ©e est revenu de ses erreurs, et lui-mĂȘme a voulu quâon trouvĂąt ci-aprĂšs la leçon de ses ridicules avec la peinture de sa folie. Ce dernier trait lâhonore dans la mesure prĂ©cise oĂč son extravagance lâavait dĂ©criĂ© ; je suis heureux de lâen fĂ©liciter. Un mot encore. â Bon nombre de personnes ont lâexcellente habitude de suivre sur la carte la marche des faits et le dĂ©placement des acteurs. Pour situer ainsi les phases du PĂ©ril Bleu, je recommande les cartes de lâĂtat-major Nantua 160 et ChambĂ©ry 169, ou la carte du ministĂšre de lâIntĂ©rieur Belley xxiii, 25. Ces topographies joignent Ă lâexactitude la plus stricte le mĂ©rite dâĂȘtre levĂ©es Ă une Ă©chelle suffisante pour quâon y puisse piquer de minuscules drapeaux indicateurs ou des Ă©pingles Ă tĂȘte de verre colorĂ©. â Quant au plan de Paris, le premier venu fera lâaffaire. Et maintenant, tournons les yeux vers le passĂ© et revenons en idĂ©e au mois de mars 1912. iEntrĂ©e en MystĂšre Ăquelle date faut-il placer la premiĂšre manifestation du PĂ©ril Bleu ? Câest un problĂšme qui nâa jamais Ă©tĂ© bien rĂ©solu, mais dont il importe de dire quelques mots. Faisons dâabord justice dâune croyance singuliĂšrement tenace dans le peuple et quâon est en droit dâappeler la lĂ©gende de lâAuvergnate. â Non, la femme trouvĂ©e le 28 fĂ©vrier, dans un champ, prĂšs de Riom, couchĂ©e sur le dos et le front ouvert, nâa aucun rapport avec le dĂ©but de ce qui nous intĂ©resse. Il est vraiment extraordinaire quâon accrĂ©dite encore une fable pareille, quand lâassassin de cette dame, arrĂȘtĂ© six mois plus tard, fit lâaveu de son crime et se vit condamner Ă vingt ans de travaux forcĂ©s par le jury du Puy-de-DĂŽme, â ainsi quâil appert des piĂšces 1 et 2 du dossier Le Tellier procĂšs-verbal de la dĂ©couverte du cadavre et extrait de jugement. AprĂšs cela, comment se trouve-t-il toujours des sots pour accuser les Sarvants dâavoir commis ce meurtre ? LâĂ©pouvante rĂ©gnait Ă lâĂ©poque des dĂ©bats, il faut quâelle en ait dĂ©tournĂ© lâattention publique ; je ne vois pas dâautre excuse Ă de telles aberrations. Revenons au dossier. â Le troisiĂšme document est une sĂ©rie de cinq dĂ©coupures de journaux. Ă leur vue, force lecteurs vont se rappeler lâincident qui les occupe et dans lequel M. Le Tellier pense reconnaĂźtre la marque initiale des Sarvants. Ce nâest dâailleurs quâune prĂ©somption ; rien de plus. On apprĂ©ciera. Le Journal Sous le titre COLLISION EN MER Le Havre, 3 mars. Le paquebot Bretagne, faisant le service entre New-York et Le Havre et quâon attendait ce soir, a fait savoir au siĂšge de sa compagnie, par marconigramme, que, dans la nuit du premier au deux, il a Ă©tĂ© abordĂ© par un navire quâil nâa pu identifier et qui sâest enfui. La collision sâest produite par tribord et Ă lâarriĂšre. La coque est fortement endommagĂ©e, heureusement au-dessus de la ligne de flottaison. Neuf cabines de premiĂšre classe sont dĂ©truites. Il y a cinq morts et sept blessĂ©s. Lâaccident ne retardera pas sensiblement la marche du paquebot. Le Havre, 4 mars. La Bretagne est arrivĂ©e hier avec trois heures de retard. On nâa aucune nouvelle du navire abordeur. Celui-ci sâest esquivĂ© avec une telle rapiditĂ© que les projecteurs Ă©lectriques de la Bretagne, aussitĂŽt mis en action, ne purent le dĂ©couvrir. Il est vrai que la mer Ă©tait houleuse et que la pluie, tombant Ă verse, aveuglait les observateurs et limitait le champ dâĂ©clairage. La collision se serait produite pendant que la Bretagne Ă©tait soulevĂ©e par une forte lame. [Suit la liste des morts et des blessĂ©s.] Le Havre, 5 mars. Les personnages qualifiĂ©s pour le savoir nâont pas connaissance quâun navire ait dĂ» se trouver sur la route de la Bretagne Ă la date et Ă lâheure indiquĂ©es par le capitaine de ce transport. LâĂšre des pirates Ă©tant passĂ©e, il faudrait donc se rallier Ă lâhypothĂšse dâun vaisseau de guerre en mission clandestine. Cette supposition serait dâailleurs confirmĂ©e par ce fait que lâĂ©norme brĂšche de la Bretagne semble avoir Ă©tĂ© pratiquĂ©e par lâĂ©peron dâun avant blindĂ©. Alors, est-on en prĂ©sence dâun accident ou dâune attaque ? â Il importe de noter que les vigies de la Bretagne nâont aperçu aucun fanal. De Plymouth, 6 mars. Le destroyer Swift, de la flotte britannique, est entrĂ© en cale sĂšche hier aprĂšs-midi pour ĂȘtre rĂ©parĂ©. Il a subi des avaries au sujet desquelles la consigne paraĂźt de se taire [sic]. Nây aurait-il pas un rapprochement Ă faire entre ces mystĂ©rieuses rĂ©parations et lâaccident non moins mystĂ©rieux de la Bretagne ? La Libre Parole Article de tĂȘte du 9 mars. Fragment terminal. ⊠Une fois de plus les Diplomates se sont abouchĂ©s, et comme toujours, les nĂŽtres ont exĂ©cutĂ© en mesure les courbettes les plus serviles devant les dĂ©clarations de lâĂ©tranger. Ainsi donc, Messieurs les Larbins chamarrĂ©s, vous croyez le commandant du destroyer anglais lorsquâil soutient que, au moment de lâabordage, il se trouvait Ă 35 milles au nord de la Bretagne » ?⊠Et vous le croyez encore lorsquâil avoue que lâaccident du destroyer sâest produit nĂ©anmoins quelques secondes aprĂšs celui du paquebot » ?⊠Quand il dĂ©clare que prenant part Ă une manĆuvre de nuit, il devait naviguer tous feux Ă©teints », cela ne vous dit rien, cela ?⊠Quand il sâĂ©crie comme le commandant de la Bretagne, parbleu ! Je nâai rien vu ! » vous admettez cela, vous ?⊠Alors, sâil vous plaĂźt, le vaisseau-fantĂŽme, prĂ©sent partout Ă la fois, serait-il ressuscitĂ© ? Ou bien les deux embarcations se sont-elles heurtĂ©es Ă travers la distance de soixante et dix kilomĂštres ?⊠Allons ! allons ! jâaime mieux croire Ă la culpabilitĂ© du capitaine anglais et Ă lâaveuglement â bien pardonnable â du capitaine français. Câest plus simple. Mais la Diplomatie a parlĂ© ! Saluons ! La perfide Albion glapit Lâaccident du destroyer Swift est inexplicable ! » Et lâAmirautĂ© prĂ©tend avoir fait le silence autour de lui seulement pour Ă©viter que lâon rapprochĂąt les deux collisions » !!! Seulement » câest dĂ©jĂ joli ; mais deux » câest sublime. Pas dâhypocrisie, morbleu ! ambassadeurs que vous ĂȘtes ! Et comme disait le pĂšre Hugo Câest bien. Essuyez-vous. » iiLa Campagne hantĂ©e Cet incident diplomatique Ă©tait rĂ©glĂ© depuis plus dâun mois et lâon avait oubliĂ© lâaffaire de la Bretagne », quand lâattention de M. Le Tellier fut mise en Ă©veil par un fait-divers du journal Lyon rĂ©publicain. Et si lâon veut savoir pourquoi M. Le Tellier reçoit Ă Paris le Lyon rĂ©publicain, je le dirai. Câest quâil sâintĂ©resse beaucoup Ă la rĂ©gion de lâAin et particuliĂšrement au Bugey, qui est le pays de Mme Le Tellier. La mĂšre de celle-ci, Mme Arquedouve, y possĂšde le chĂąteau de Mirastel, oĂč lâastronome et sa famille passent les vacances, et la sĆur aĂźnĂ©e de Mme Le Tellier, Mme Monbardeau, habite toute lâannĂ©e le village dâArtemare, prĂšs de Mirastel, oĂč son mari exerce la profession de mĂ©decin. Câest donc avec un intĂ©rĂȘt bien naturel que M. Le Tellier parcourut les lignes suivantes dans le numĂ©ro du 17 avril piĂšce 8 ĂTRANGES DĂPRĂDATIONS DANS LE DĂPARTEMENT DE LâAIN Il se passe dans lâAin des faits regrettables. Des malfaiteurs, animĂ©s dâun stupide esprit de pillage et de dĂ©gradation, y commettent journellement leurs mĂ©faits, et par malheur on nâa pu jusquâici sâemparer dâaucun dâeux. Câest Ă Seyssel[1], au confluent du RhĂŽne et du Fier, aux confins des trois dĂ©partements de lâAin, de la Haute-Savoie et de la Savoie, que la chose a commencĂ©. Dans la nuit du 14 au 15 avril, nombre dâoutils de jardinage et dâinstruments aratoires, laissĂ©s au dehors, ont Ă©tĂ© subtilisĂ©s. Les premiers Seysselans qui sâen aperçurent prirent le chemin de la mairie, afin dây dĂ©poser une plainte. Et en arrivant Ă la maison commune, ils virent que pendant la nuit on avait absurdement arrachĂ© les aiguilles de la grande horloge. Une lanterne, accrochĂ©e Ă une potence, avait Ă©galement disparu. Lâopinion gĂ©nĂ©rale incrimina certains habitants qui, la veille au soir, sâĂ©taient manifestement enivrĂ©s. Mais tous, ayant fourni lâemploi de leur temps, se disculpĂšrent. Le parquet fut avisĂ©. La journĂ©e du 15 se passa tranquillement. Ă midi et au soir, en rentrant chez eux, les Seysselans ne trouvĂšrent aucune trace de vols ou de dĂ©gĂąts. Ils se couchĂšrent sans inquiĂ©tude. Mais le lendemain, ils constatĂšrent de nouvelles dĂ©prĂ©dations encore moins justifiĂ©es, encore moins raisonnables que les prĂ©cĂ©dentes. Un drapeau, fixĂ© au pignon dâune bĂątisse neuve, avait Ă©tĂ© enlevĂ© ; la sphĂšre de zinc, peinte en jaune, qui servait dâenseigne Ă lâauberge de la Boule dâOr, ne pendait plus Ă sa ferrure ; une quantitĂ© de branches dâarbres avait Ă©tĂ© coupĂ©e dans les vergers ; une borne, au coin de la place, nâĂ©tait plus lĂ ; des moellons de silex avaient quittĂ© leur tas pour une destination inconnue ; enfin le chat de lâĂ©picier, qui depuis quelque temps rĂŽdait sur les toits, ne put se retrouver. Les Seysselans, dâautant plus furieux que les gens dâalentour commençaient Ă les railler, se promirent Ă faire bonne garde la nuit dâaprĂšs. Mais ce fut inutile. Rien ne se passa. Lâavis de tous est quâil sâagit dâune bande de mauvais plaisants. Ce sont lĂ les menĂ©es de grossiers mystificateurs de village. » Telles sont les nouvelles qui nous sont parvenues voilĂ vingt-quatre heures et que nous refusĂąmes dâinsĂ©rer avant de nous ĂȘtre assurĂ©s de leur exactitude. Aujourdâhui nous en sommes certains, et nous savons de bonne source car, en vĂ©ritĂ©, il nâest pas superflu de la mentionner que la nuit oĂč les Seysselans guettĂšrent sans rĂ©sultat, ce fut le village voisin, Corbonod, qui reçut la visite des filous. LĂ , ils sâattaquĂšrent surtout aux potagers, quâils dĂ©valisĂšrent. Et la nuit suivante, les tristes voyous se livrĂšrent Ă leurs actes de vandalisme dans le hameau de CharbonniĂšre, toujours Ă cĂŽtĂ© de Seyssel. Un chevreau de cette localitĂ©, qui sâĂ©tait Ă©chappĂ©, nâa pas Ă©tĂ© revu. La gendarmerie est sur les lieux. On soupçonne plusieurs individus et notamment un vagabond qui chemine avec lenteur et dont le sĂ©jour dans les villages Ă©prouvĂ©s coĂŻncide justement avec lesdites Ă©preuves. Nous attendons dâautres dĂ©tails et nous tiendrons nos lecteurs au courant. â Mais voilĂ une aventure de voleurs bien digne de ce pays ; car, ne lâoublions pas, câest Ă la crĂȘte des rochers dominant le Val du Fier quâon montre aux voyageurs la maison de qui ?⊠De Mandrin. Ces lignes intriguĂšrent M. Le Tellier, peut-ĂȘtre mĂȘme plus que de raison. Mais, Ă rĂ©flĂ©chir, lâidĂ©e lui vint que probablement le mystĂšre rĂ©sidait surtout dans les termes de lâinformation, et que le manque de dĂ©tails nâavait seul produit lâapparence. Comme il devait Ă©crire Ă son beau-frĂšre Monbardeau, cet homme avide de lumiĂšre profita de lâoccasion pour lui demander lĂ -dessus quelques Ă©claircissements. Voici sa lettre. Je la reproduis in extenso, car elle traite dâĂ©vĂ©nements et de choses Ă©troitement liĂ©s Ă notre histoire. piĂšce 9 Au docteur C. Monbardeau, Artemare, Ain.. Paris, 202, boulevard Saint-Germain. 18 avril 1912. Mon cher Calixte,Grande nouvelle ! Nous arriverons Ă Mirastel le 16 dans la soirĂ©e, ma femme, ma fille, mon fils, mon secrĂ©taire et moi. Je prĂ©viens par mĂȘme courrier cette bonne madame Arquedouve. â Tu as bien lu mon fils », Maxime nous accompagne ; le prince de Monaco lui donne un mois de congĂ© entre deux croisiĂšres ocĂ©anographiques. Et maintenant te voilĂ prodigieusement ahuri ! Tu te demandes pourquoi nous quittons Paris de si bonne heure cette annĂ©e !⊠Mettons⊠mettons que je sois fatiguĂ© par lâinauguration du grand Ă©quatorial. Ce sera le prĂ©texte officiel. Ah ! mon pauvre Calixte, cet Ă©quatorial ! Tu ne reconnaĂźtras plus lâObservatoire. LâObservatoire de Perrault, on dirait maintenant le PanthĂ©on de Soufflot ! Je mâexplique Pour loger lâimmense lunette donnĂ©e par le milliardaire Hatkins, il a fallu construire sur la terrasse, au milieu des petites coupoles, un vrai dĂŽme de basilique. Câest pourquoi je parle de PanthĂ©on. LâesthĂ©tique en souffre cruellement. Si encore la science y gagnait I Mais quel enfantillage dâĂ©tablir un instrument dâoptique aussi merveilleux Ă Paris ! Ă Paris qui trĂ©pide sans cesse ! Ă Paris dont le ciel est chargĂ© de poussiĂšre ! et sur un monument vibratile, oĂč la chaleur rayonnante gĂȘne lâobservation !⊠Toutefois, lâAmĂ©ricain dĂ©sirant que son tĂ©lescope fĂ»t placĂ© comme il lâest, on ne pouvait que sâincliner. La fĂȘte inaugurale du 12 avril a Ă©tĂ© de tous points rĂ©ussie. Beaucoup dâĂ©trangers, Ă cause de lâexotisme du donateur. â Mais je te raconterai tout cela. Autre chose. Tu trouveras ci-inclus un article du Lyon RĂ©publicain. Il a piquĂ© ma curiositĂ©. Toi qui es sur place, donne-moi donc des explications complĂ©mentaires. Est-ce sĂ©rieux ? Je flaire une de ces farces pyramidales dont nos paysans sont coutumiers. Affections Ă ta femme ainsi quâĂ ton fils et Ă ta dĂ©licieuse belle-fille, puisque vous avez le bonheur de les possĂ©der en ce moment. De cĆur, Jean Le Tellier. Et voici la rĂ©ponse piĂšce 10 Ă Monsieur J. Le Tellier, Directeur de lâObservatoire, 202, boulevard Saint-Germain, Paris. Artemare, 20 avril 1912. Laisse-moi dâabord, mon cher Jean, bĂ©nir les causes de votre arrivĂ©e hĂątive en Bugey. Ces causes, le ton dĂ©gagĂ© de ta lettre accuse leur peu de gravitĂ©. Alors gaudeamus igitur ! Quant aux Ătranges dĂ©prĂ©dations », elles ne sont peut-ĂȘtre en effet quâune mauvaise plaisanterie. Oui, mais bigrement mauvaise ! Câest quelque chose comme â en grand â une maison hantĂ©e. La campagne hantĂ©e, quoi ! Et sais-tu comment nos villageois, imbus de superstitions, nomment leurs mystĂ©rieux tourmenteurs ? Devine ? un mot de patois⊠Des Sarvants, parbleu ! Des fantĂŽmes !⊠Et de fait, les malandrins sont insaisissables et ne laissent de trace que la trace mĂȘme de leurs dĂ©lits. DâoĂč, tu peux lâimaginer, une assez forte apprĂ©hension, qui sâĂ©tend Ă mesure que les pillages nocturnes se multiplient. Car cela continue tu as dĂ» lâapprendre par le Lyon RĂ©publicain, et les villages de Remoz et de Mieugy, entre Seyssel et Corbonod, ont subi, chacun Ă son tour, leur petite brimade nocturne. Lorsque jâai reçu ta lettre comme par un fait exprĂšs, on venait de mâappeler prĂšs dâune malade dâAnglefort. Je mây suis rendu avec ma 9-chevaux, et jâen ai profitĂ© pour pousser jusquâau théùtre de la beffa, comme disent les Italiens. Ă parler franc, les dĂ©gĂąts sont de piĂštre consĂ©quence et plus vexatoires que rĂ©ellement dommageables. Mais ils nâen restent pas moins bizarres et commis avec un luxe de particularitĂ©s burlesques voulant avoir lâair surnaturelles, bien faites pour frapper lâimagination de mes concitoyens. â Un point remarquable ce sont des vols. OĂč la main des chenapans sâest posĂ©e, sans exception il manque un objet. Non contents dâabĂźmer un cadran dâhorloge, ils en chipent les aiguilles. On ne retrouve pas les branches coupĂ©es, les lĂ©gumes arrachĂ©s, lâenseigne dĂ©pendue, rien. Ce sont des vols, et souvent de choses inutilisables. Que ferait-on dâun vieux drapeau ? de rameaux Ă peine feuillus ? dâune moitiĂ© de bicyclette jetĂ©e aux ordures ?⊠Il est vrai quâon a dĂ©robĂ© des pelles, des hoyaux, des bĂȘches et, ce qui est plus grave, des animaux un chat et une biquette. Mais jâai le pressentiment que tout sera restituĂ© une fois la comĂ©die terminĂ©e, ou, si tu prĂ©fĂšres, une fois la vengeance exercĂ©e. ExercĂ©e⊠par qui ? Dans le pays, on ne devine pas. Les populations ne se connaissent pas dâennemis. Et alors, en dĂ©sespoir de cause, on admet la possibilitĂ© de quelque vindicte dâoutre-tombe une levĂ©e en masse de revenants, une invasion de Sarvants ! Câest fou ! mais que veux-tu tout cela se perpĂštre la nuit, avec de ces raffinements puĂ©rils que lâon a coutume dâattribuer aux spectres ; et puis, le matin, nulle empreinte de pas ! nul vestige dâune prĂ©sence quelconque ! Au surplus, on a vite observĂ© que la plupart des vols Ă©taient commis Ă des hauteurs oĂč la mode nâest pas de cambrioler au sommet dâun arbre, au pignon dâune toiture, au fronton dâune mairie ; et comme les malicieux personnages ont soin dâeffacer toute trace des pieds de leurs Ă©chelles, deux lĂ©gendes sont nĂ©es qui courent le pays, lâune de spectres gĂ©ants, lâautre de spectres grimpeurs ! Maintenant, oĂč se cachent les sacripants durant la journĂ©e ? OĂč vont-ils dĂ©poser le fruit de leurs larcins ? Autant de questions quâil serait facile de rĂ©soudre, si les campagnards voulaient bien passer la nuit Ă lâaffĂ»t. Mais ils sâenferment Ă double tour, et quand les chiens aboient, ils se cachent sous leurs couvertures. Quelques esprits forts veillent cependant, et des policiers avec eux. Par malchance, toutes les fois quâils sâembusquent dans un village, les dĂ©prĂ©dations sâaccomplissent dans un autre. â DâaprĂšs moi, la troupe car ils sont plusieurs, Ă nâen pas douter se retire avant le jour au fond des bois du Colombier, qui dĂ©verse ses derniĂšres pentes jusquâaux villages maraudĂ©s, Ă lâouest. Câest lĂ quâils se dissimulent et quâils enterrent leur butin, Ă moins quâils ne lâenfouissent dans les sables du RhĂŽne, lequel, tu le sais, coule tout au long de ces communes, de lâautre cĂŽtĂ©, Ă lâest. Une Ă©nigme plus malcommode Ă dĂ©chiffrer, par exemple, câest lâabsence de piste dâarrivĂ©e et de dĂ©part. Ah ! ce sont des malins. Et ils ont jurĂ© dâaffoler cette rĂ©gion. Je reprends ma lettre, interrompue un instant. Il paraĂźt quâAnglefort a Ă©tĂ© saccagĂ© cette nuit. On ne sây attendait pas. Les habitants faisaient les farauds, quand jây suis allĂ©. Ils traitaient leurs voisins de jobards ou de menteurs, les accusant mĂȘme de simulation⊠Eh bien ! ça y est ! On leur a pris une brouette, une charrue, des branches encore beaucoup moins, un Ă©pouvantail Ă moineaux dans un champ de blĂ© tendre quelques vieilles dĂ©froques sur une perche et une statue dans le jardin de ma cliente. Câest le domestique de cette dame qui vient de me lâannoncer. Je ne sais pourquoi, mais ces deux derniers vols paraissent lâavoir Ă©mu davantage lui et tout le monde lĂ -bas. Je ne vois pas ce quâil y a de si troublant au rapt dâun mannequin de guenilles et dâun bonhomme en plĂątre⊠On a soustrait aussi des volailles et⊠Mais je veux te narrer lâhistoire ; elle est amusante. Une vieille bigote, dont la maison sâappuie au chevet de lâĂ©glise, entendit, cette nuit, du bruit. Quel bruit ? On nâa pu le lui faire spĂ©cifier. Elle dormait encore. Elle a dit sâĂȘtre Ă©veillĂ©e au moment oĂč le bruit cessait. Mais alors elle distingua trĂšs nettement le cri dâun coq. Ce coq chantait dans les tĂ©nĂšbres, et son chant venait dâen haut et du clocher ! Ce nâĂ©tait pas, du reste, une fanfare dâaurore, pas lâaubade classique et coqueriquante, mais câĂ©tait le cri dâun coq qui se sauve, qui se dĂ©bat ou qui sâenvole ». Et le lendemain câest-Ă -dire ce matin, elle vit â et chacun put voir â que le coq de fonte, perchĂ© depuis cent ans au faĂźte du clocher, sâen Ă©tait Ă©vadĂ© !⊠AussitĂŽt on crie au miracle, au lieu de crier au ventriloque ; et lâon refuse de poursuivre une affaire dont le bon Dieu se mĂȘle ; et lâon dĂ©niche je ne sais quelle corrĂ©lation macaronique entre le coq religieux, symbole du reniement de saint Pierre, et le coq gaulois, gallus gallus, emblĂšme de la France renĂ©gate ! Galimatias, câest le cas de le dire. Heureusement, la police ouvre lâĆil. Car, vengeance ou plaisanterie, en voilĂ assez. On va surveiller, jâespĂšre, les villages qui se trouvent dans la direction suivie par les ravageurs le sud. On va garder cette traĂźnĂ©e de hameaux dont la file sâĂ©grĂšne entre le RhĂŽne et le Colombier. Cependant les pistes suivies sont abandonnĂ©es lâune aprĂšs lâautre. On a relaxĂ© un chemineau, reconnu sans mĂ©chancetĂ©. Mais il y a, dit-on, de nouveaux suspects deux journaliers piĂ©montais. Ils travaillent depuis peu dans la contrĂ©e et suivent la mĂȘme route que les bizarreries. Porteurs de pelles et de pioches, ils auraient donc, dĂšs le dĂ©but, possĂ©dĂ© les outils nĂ©cessaires Ă lâinhumation de leurs rapines, avant de sâĂȘtre procurĂ© par la fraude un surcroĂźt dâinstruments analogues, â ce qui rĂ©vĂšle encore une bande. Figure-toi que ma femme sâeffraie ! Comme câest curieux ! Elle, si intelligente ! Elle dit Jâai toujours eu en horreur les charivaris et les farces macabres. Or ceci est macabre, puisque les morts sont en jeu et quâon fait dire des messes pour le repos de leur Ăąme. â Et le pire, câest que, si cela persiste, de deux choses lâune JusquâĂ prĂ©sent, nâest-ce pas, les mystificateurs ont suivi Ă la fois le cours du RhĂŽne et le bas du Colombier. Mais, Ă Culoz, celui-ci sâarrĂȘte brusquement. Eh bien, puisquâil nâest de villages quâau long du fleuve et quâautour de la montagne, il leur faudra donc choisir entre ces deux directions. Et sâils sâavisent de contourner lâĂ©peron que fait le Colombier, dans ce cas, Mirastel dâabord, Artemare ensuite se trouvent en plein sur leur trajet ! » VoilĂ beaucoup de prĂ©voyance ! Toutes ces billevesĂ©es auront leur terme bien avant dâarriver Ă Culoz, â bien avant que vous nây dĂ©barquiez vous-mĂȘme le 26. Dans le cas contraire, votre prĂ©sence, ajoutĂ©e Ă celle dâHenri et de Fabienne, nos chers amoureux, stimulera la vaillance dâAugustine. Je souhaite donc cette prĂ©sence, de tout mon cĆur de beau-frĂšre et de mari. Tout Ă toi, Calixte Monbardeau Ă partir de cette lettre, dont lâampleur inattendue Ă©tonna grandement son destinataire, les coupures de journaux abondent au dossier. Comme tout ce qui paraĂźt toucher Ă lâau-delĂ , les mĂ©saventures du Bugey dĂ©fraient rapidement la presse française. â Ces coupures sont, pour la plupart, des entrefilets narquois, fourmillant dâerreurs. Nous en retiendrons seulement lâadoption du mot Sarvants » qui, par sa nouveautĂ© apparente et son acception fantasmagorique, semble propre Ă dĂ©signer des crĂ©atures inĂ©dites et mystĂ©rieuses. Mais on lira ci-dessous une suite de passages choisis pour Ă©viter les redites dans un rapport trĂšs remarquable dĂ» au procureur de la RĂ©publique Ă Belley, â donc un professionnel de lâobservation. Ce magistrat, avant dâĂȘtre commis officiellement, opĂ©ra des recherches pour son propre compte, en dilettante, et les bribes suivantes sont tirĂ©es des notes officieuses oĂč fut consignĂ© le rĂ©sultat de cette enquĂȘte. piĂšce 33 ⊠à ce moment [celui de son arrivĂ©e, 24 avril] sept villages avaient Ă©tĂ© molestĂ©s, Ă savoir le bourg de Seyssel et les hameaux de Corbonod, CharbonniĂšre, Remoz, Mieugy, Anglefort et Champron, tous situĂ©s sur la route de Bellegarde Ă Culoz, entre fleuve et mont, du nord au sud⊠Les populations Ă©taient presque atterrĂ©es⊠voyaient plus de choses quâil nây en avait ⊠Ils se claquemuraient⊠Lâhistoire du coq dâAnglefort avait provoquĂ© une grande sensation⊠Je suis montĂ© au clocher. Rien nâaurait Ă©tĂ© plus facile que dâenlever sans effraction le coq de tĂŽle dorĂ©e ; il nâĂ©tait quâenfoncĂ© sur une hampe de fer, au moyen dâune douille soudĂ©e Ă ses pattes et non goupillĂ©e. Il nây avait donc quâĂ le tirer de bas en haut. NĂ©anmoins, dans leur prĂ©cipitation, les dĂ©linquants ont coupĂ© la douille Ă lâaide dâune cisaille. â Le chant du coq nâa-t-il pas Ă©tĂ© lancĂ© pour masquer le bruit du coup de cisaille ? Les branches disparues sont assez grosses, dâaprĂšs les tronçons. Non pas sciĂ©es, mais tranchĂ©es, avec un sĂ©cateur dâune puissance inaccoutumĂ©e⊠Les gens se lamentent Câest la faux de la Mort ! »⊠La boule de lâauberge nâa pas Ă©tĂ© dĂ©crochĂ©e, mais on a coupĂ© sa chaĂźnette, dâun coup de ces mĂȘmes ciseaux robustes⊠Tous les vols commis au dehors et la nuit⊠Pas dâexemple quâon ait pris deux objets semblables ; mĂȘme pour les branches. Si deux branches de poiriers manquent Ă lâappel, câest quâun des poiriers est en feuilles et lâautre, en bourgeons. Il nây a pas deux choux de la mĂȘme espĂšce qui aient Ă©tĂ© razziĂ©s. Les volailles emportĂ©es ne sont pas de mĂȘme race⊠⊠Aucune marque dâescalade sur le mur de lâauberge, ni sur la façade de la mairie, Ă Seyssel. Aucune, non plus, sur les tuiles de la flĂšche dâAnglefort⊠⊠La façon dâĂ©vacuer, sans laisser de trace, charrue, brouette et autres corps de dĂ©lit pesants et volumineux, est aussi un problĂšme⊠Lâemploi dâun ballon dirigeable expliquerait tout ; mais ce serait, pour une simple farce, un matĂ©riel Ă©trangement disproportionné⊠Les histoires les plus fantastiques courent les rues. Le Diable y rejoue son vieux rĂŽle. On ne peut croire personne⊠La statue grandeur nature, volĂ©e dans un jardin dâAnglefort, est devenue un cauchemar. Elle est assez belle, au dire des paysans, et peinte de maniĂšre Ă simuler une personne ». Sans doute quelque ignoble coloriage⊠⊠Un garde de lâĂtat, descendu de la forĂȘt, mâa dit avoir entendu sous bois, en plein jour, des espĂšces de dĂ©tonations sĂšches, pareilles aux claquements dâun fouet. ConsidĂ©rant quâil a trouvĂ© par lĂ des arbres dĂ©capitĂ©s, il impute ces bruits, ces clac », au jeu dâune forte cisaille. Il dĂ©pose Ă©galement quâil a mis le pied dans une petite flaque de sang frais, dont il est incapable dâinterprĂ©ter la formation sur le sol, attendu quâelle ne se trouve pas sous un arbre dâoĂč quelque bĂȘte aurait pu saigner mais dans une clairiĂšre ; quâelle nâest mĂȘlĂ©e dâaucun dĂ©bris de plume ou de poil, et quâelle nâest entourĂ©e dâaucun vestige de bataille. Cet homme mâa fait lâimpression dâun nerveux suggestionnĂ© par les racontars, puis hallucinĂ© par la solitude. Requis par moi dâavoir Ă dĂ©velopper son idĂ©e, il nâa plus voulu parler. Conclusion. â Nous avons affaire Ă une association dâindividus armĂ©s de puissants moyens dâexĂ©cution, câest-Ă -dire abondamment pourvus de capitaux, et dont le but immĂ©diat est de terroriser leurs victimes. Les deux manouvriers que lâon surveille doivent ĂȘtre seulement des complices. â Mais cette terreur est-elle rĂ©pandue pour elle-mĂȘme, ou bien comme une sorte dâanesthĂ©sique prĂ©alable ? Est-ce la comĂ©die ? ou nâest-ce quâun prologue ? Et alors est-ce le prologue dâun drame ? Ce nâĂ©tait ni ceci, ni cela. Ou plutĂŽt, câĂ©tait ceci et cela, tout Ă la fois. iiiLes Voleurs volants Les deux ouvriers italiens ne pouvaient ignorer que des soupçons pesaient sur eux. Seuls passants Ă©quivoques, seuls hĂŽtes inconnus, on se montra dâautant plus acharnĂ© Ă les croire coupables que cette culpabilitĂ© devait, si lâon peut dire, dĂ©classer la mĂ©saventure et la faire tomber du rang supraterrestre oĂč lâavait guindĂ©e lâimagination rurale. Ces PiĂ©montais ! ces gueux dâĂ©trangers ! » On les aurait sur lâheure Ă©charpĂ©s !⊠Mais les gendarmes prĂ©sents et certain reporter venu de Paris empĂȘchĂšrent cette justice expĂ©ditive. Mieux vaut, disaient-ils, surveiller leurs agissements. » â On sây rĂ©solut. Lâastuce Ă©lĂ©mentaire conseillait de fournir du travail aux deux gars et de continuer Ă les hĂ©berger, pour endormir leur dĂ©fiance. Malheureusement, les fermiers sây refusĂšrent Ă la suite lâun de lâautre. Les Italiens touchĂšrent leur derniĂšre paye le 23 dans la soirĂ©e, chez un cultivateur de Champrion village tourmentĂ© la nuit prĂ©cĂ©dente et couchĂšrent Ă la belle Ă©toile, en bordure de la forĂȘt voisine. Une couple de gendarmes fut prĂ©posĂ©e Ă leur surveillance, et, cachĂ©e selon les rĂšgles de lâart, sâendormit comme un seul homme. Cependant Champrion fut tarabustĂ© pour la seconde fois. Les Sarvants sâadjugĂšrent une oie et des canards, que leurs propriĂ©taires avaient nĂ©gligĂ© de rentrer, dans lâassurance de nâĂȘtre point lĂ©sĂ©s deux nuits Ă la file. Et lâon eut encore Ă dĂ©plorer la perte de lâurne en simili-bronze, garnie dâun gĂ©ranium-lierre, qui surmontait lâun des piliers dâune grille dâentrĂ©e. Lâautre vase, sur lâautre pilier, avec un autre gĂ©ranium-lierre, fut respectĂ©. Toujours cet esprit de dĂ©pareillage et de taquinerie spĂ©cial aux Farfadets, Gnomes, Lutins, Kobolds, Dives, Gobelins, Korrigans, Djinns, Trolls â et Sarvants. Ă leur rĂ©veil, les pandores jumelĂ©s qui sâĂ©taient endormis dâun si fĂącheux accord ne retrouvĂšrent plus les Italiens. Mais ils soutinrent mordicus que ceux-ci Ă©taient dissimulĂ©s sous les ramures au point de pouvoir, sans ĂȘtre aperçus, se couler Ă travers bois, exĂ©cuter leurs vilaines prouesses et rallier leur cachette. Il est du reste avĂ©rĂ© que les journaliers Ă©taient partis de grand matin, se dirigeant vers ChĂątel. Un jeune garçon put les rejoindre Ă bicyclette dans ce hameau, situĂ©, comme les autres, sur la route de Bellegarde Ă Culoz, entre fleuve et mont. LĂ , toute la journĂ©e, on vit les deux compagnons aller de porte en porte, implorant un embauchage quâon leur refusait inexorablement. Les ChĂątelois supputaient la continuation des bizarreries et savaient quâĂ prĂ©sent câĂ©tait leur tour dâen souffrir. Ils regardaient les deux parias comme les Ă©claireurs du Malin. Or tels se prĂ©sentaient les courriers diaboliques lâun, grand et blond, faisait contraste avec lâautre, petit et brun. De larges ceintures les sanglaient, rouge pour le premier, bleue pour le second. VĂȘtus de costumes pareils, dâun beige dĂ©colorĂ©, coiffĂ©s de vagues feutres moulĂ©s Ă leur tĂȘte, ils Ă©taient chaussĂ©s de lourds brodequins, et chacun portait en sautoir son bissac et ses outils de terrassier liĂ©s en faisceau. Le soir venu, chassĂ©s de partout, mĂȘme de lâauberge, ils mangĂšrent du pain tirĂ© de leurs bissacs, et sâĂ©tendirent sous un buisson, Ă lâorĂ©e du village, du cĂŽtĂ© de Culoz. Les habitants, apeurĂ©s de sentir descendre une nuit redoutable, emprisonnĂšrent les bĂȘtes et verrouillĂšrent les portes. Le soleil nâavait pas touchĂ© lâhorizon, que le silence de minuit rĂ©gnait dĂ©jĂ sur ChĂątel. Le reporter parisien et deux gendarmes de rechange prirent alors position Ă la lucarne dâun grenier bas, dâoĂč lâon dĂ©couvrait le buisson des Italiens. Ces trois guetteurs avaient dĂ©cidĂ© de partager la nuit en quatre pĂ©riodes de garde ; un seul dâentre eux prendrait le quart, pendant le sommeil de ses compĂšres. â Ce fut le brigadier GĂ©ruzon qui monta la premiĂšre faction, tandis que, en prĂ©vision de la leur, son collĂšgue Milot et le publiciste ronflaient dans la paille. GĂ©ruzon devait les prĂ©venir Ă la moindre alerte. Les suspects reposaient Ă vingt mĂštres de lui, couchĂ©s contre une touffe dâĂ©glantiers. Non loin, sur la gauche, passait la route, bientĂŽt disparue Ă la corne dâun bois. De ce mĂȘme cĂŽtĂ©, le RhĂŽne grondait. Et de lâautre, sâĂ©levait, immĂ©diat, en son Ă©crasante suprĂ©matie, le Colombier massif, Ă©norme entassement dâĂ©tages chaotiques, tout bossuĂ© de contreforts et sinuĂ© de ravines, rocheux et verdoyant, sombre Ă cause de lâheure, et masquant dâun Ă©peron final les maisons de Culoz. Une cloche piqua sept coups, et lâon avait encore devant soi quelques bons instants de clartĂ©, lorsque GĂ©ruzon vit le grand PiĂ©montais bouger, sâasseoir et rĂ©veiller son camarade. Ils eurent ensemble un colloque Ă voix basse, firent des gestes vers le hameau, dâun air dĂ©couragĂ©, comme si quelque chose les avait déçus, puis soudain, paraissant se dĂ©cider, jetĂšrent leurs bissacs et leurs outils en bandouliĂšre, et, sâengageant sur la route, se mirent Ă marcher dans le sens de Culoz. Le brigadier GĂ©ruzon se dit alors que rĂ©veiller ses coopĂ©rateurs prendrait du temps et ferait sans doute quelque bruit. Comme les Italiens venaient de sâĂ©clipser Ă la corne du bois, il sauta de la lucarne Ă terre et sâĂ©lança derriĂšre eux. Et il fallait le voir courir ! sans emprunter la route, bien sĂ»r, en vue des fugitifs, â mais Ă travers champs et tout droit sur ladite corne. Il y parvenait, quand une sorte dâexclamation, â une sorte de Hop ! » a-t-il dit, â frappa ses oreilles. Et dans lâinstant quâil arrivait au chemin, sortant avec mille prĂ©cautions du rideau de feuillages, il aperçut les deux PiĂ©montais Ă la distance de soixante mĂštres environ, mais pas sur la route au-dessus de la route, Ă la hauteur approximative de quinze mĂštres, sâenlevant toujours plus haut et filant vers Culoz avec une rapiditĂ© surprenante, en plein ciel. â GĂ©ruzon les vit, dâun clin dâĆil, se dĂ©rober derriĂšre le premier contrefort du Colombier. Ainsi vĂ©cut, prompte comme la parole, cette aventure prodigieuse. Le brigadier, dâabord, en demeura stupide ; puis, courant Ă perdre le souffle, il sâen fut rĂ©veiller Milot et le reporter, afin de leur conter le phĂ©nomĂšne dans les termes succincts oĂč lâon vient de lâapprendre. Il essuya leur mĂ©contentement et se vit reprocher dâavoir voulu se rĂ©server toute la gloire. Mais il riposta par lâexposĂ© des motifs qui lâavaient induit Ă se comporter de la sorte, et fit valoir sa bravoure, ajoutant quâil nâavait pas Ă©tĂ© sans ressentir un petit frisson. Sur cet aveu, les autres lâaccusĂšrent dâhallucination, voire dâhystĂ©rie sic, et le plaignirent dâen ĂȘtre descendu au crĂ©tinisme » des paysans. â Mais, la nuit sâĂ©tant faite aussi noire quâil est permis, le publiciste rĂ©solut de remettre au lendemain les constatations. Jusque-lĂ , se disant que ChĂątel Ă©tait dĂ©signĂ© par la logique pour ĂȘtre attaquĂ©, les trois sentinelles, lâoreille au guet, scrutĂšrent le silence. Ils nâentendirent aucun bruit anormal. Ă lâaube, les indigĂšnes constatĂšrent avec joie que rien nâavait souffert dans les tĂ©nĂšbres ; et lâon connut que les Italiens nâĂ©taient rien moins que des Sarvants dâune espĂšce particuliĂšrement maligne des dĂ©mons volants ; et lâon frĂ©mit Ă la pensĂ©e de Culoz, vers quoi ils sâĂ©taient envolĂ©s Culoz oĂč les gens nâĂ©taient pas sur le qui-vive !⊠Et lâon avait raison de frĂ©mir. Le premier voiturier qui passa, venant de Culoz, rĂ©pandit la nouvelle de son pillage. â Les Sarvants avaient sautĂ© ChĂątel, nây trouvant rien Ă marauder. Par cette dĂ©couverte sâexpliquait admirablement et dâune maniĂšre simple comme bonjour lâabsence dâempreintes Ă la suite des vols, ainsi que lâaltitude oĂč les voleurs volaient, â puisque câĂ©taient des voleurs volants, qui restaient suspendus en lâair pendant le travail ». Pourtant â est-il besoin de lâĂ©crire ? â plusieurs personnes traitaient cela de calembredaines, et bien des regards de pitiĂ© se posaient sur le brigadier GĂ©ruzon. LâhonnĂȘte gendarme nâen avait cure. Il guida le reporter, du buisson dâĂ©glantiers Ă la corne du bois, et tous deux relevĂšrent la trace des Italiens. Les pas, cloutĂ©s, se distinguaient aisĂ©ment sur la glĂšbe du champ ; mais, parvenus Ă la route, ils nâĂ©taient plus visibles, les deux piĂ©tons ayant marchĂ© sur le revers de gazon. Ă nâen croire que leur piste, il se pouvait donc que les PiĂ©montais eussent cheminĂ© de cette façon jusquâĂ Culoz et mĂȘme au delĂ . Il se pouvait, aprĂšs tout, quâils ne se fussent pas envolĂ©s â au cas dâune aberration probable de GĂ©ruzon â et mĂȘme quâils ne fussent pour rien dans le sac de Culoz. Le reporter prit sur lui dâenvoyer par lĂ des Ă©missaires cyclistes, chargĂ©s de reconnaitre la position actuelle des Italiens, sans toutefois les inquiĂ©ter. Puis, en attendant leur retour, il extirpa GĂ©ruzon dâun groupe de campagnards oĂč son rĂ©cit commençait Ă devenir trop mirobolant, et lui conseilla de ne point tarder Ă rĂ©diger son rapport. Cela fait, il conclut Ă lâinsuffisance de cette littĂ©rature. â Voulez-vous », demanda-t-il au brigadier, rĂ©pondre au petit questionnaire que je vous poserai ? » GĂ©ruzon consentit volontiers Ă lâinterrogatoire du journaliste. Celui-ci stĂ©nographia scrupuleusement les demandes et les rĂ©ponses, et nous lui devons le prĂ©cieux monument que voilĂ [2] piĂšce 76 D. â Ă quelle heure avez-vous vu se rĂ©veiller les Italiens ? R. â Sept heures et quelques minutes. D. â Voyiez-vous trĂšs clair ? R. â Parfaitement clair. D. â DâaprĂšs leurs gestes pendant quâils se parlaient, quel Ă©tait, selon vous, le sens de leur conversation ? R. â Il y en avait un, le grand, le premier debout, qui semblait expliquer un empĂȘchement Pas moyen, pas moyen ! » Et il montrait le village. DâaprĂšs moi, ça voulait dire Il nây a rien Ă prendre cette nuit, parce quâon nâa rien laissĂ© dehors. Allons-nous-en autre part. » D. â Cela nâaurait-il pu signifier On ne veut pas nous donner dâouvrage ; il nây a plus rien Ă faire dans ce pays ; quittons-le » ? R. â Câest bien possible. Mais alors, pourquoi se seraient-ils couchĂ©s et endormis ? Ă mon idĂ©e, ils ont fait mine de sâendormir pour pouvoir filer ni vus ni connus. D. â Il se peut quâil sâagisse dâun rĂ©veil dĂ» au hasard et dâune dĂ©termination prise sous lâinfluence dĂ©primante du soir et de lâabandon. Au surplus, il y en a un qui dormait rĂ©ellement, puisque lâautre lâa rĂ©veillĂ©, nâest-ce pas ? R. â Oui, le petit noir a Ă©tĂ© rĂ©veillĂ© par lâautre, câest vrai. Je nây pensais pas. D. â Ne pensez-vous pas que le grand blond ait pu redouter pour eux-mĂȘmes le danger qui menaçait le village ? pour eux qui Ă©taient dehors, exposĂ©s par consĂ©quent aux malfaçons des nommĂ©s Sarvants ? R. â Tout cela serait possible sans la suite. D. â Arrivons-y. Une fois sur le chemin, Ă la lisiĂšre du bois, vous les avez vus en lâair ? R. â Comme vous dites. D. â Ătes-vous bien sĂ»r que ce soit eux ? R. â Oui. je les ai reconnus Ă leurs ceintures rouge et bleue. Ils sâenvolaient. D. â Il sâenvolaient !?⊠Ce nâest pas certain. Vous nâavez distinguĂ© aucun appareil au-dessus dâeux ? Pas de ballon ? pas dâaĂ©roplane ? R. â Absolument rien. Mes yeux sây sont portĂ©s dâeux-mĂȘmes, au-dessus dâeux, comme qui dirait machinalement ; ils volaient seuls. D. â Comment pouvez-vous affirmer quâils volaient ? R. â Ils faisaient de forts mouvements des bras et des jambes, censĂ©ment comme un oiseau avec ses ailes, mais extrĂȘmement vite et en tous sens. D. â Des â bras â et â des â jambes ? R. â Des bras surtout. D. â Ă quel intervalle se tenaient-ils lâun de lâautre ? Semblaient-ils sâentrâaider ? R. â Non. Ils Ă©taient peut-ĂȘtre Ă deux mĂštres dâintervalle, gĂ©nĂ©ralement. Peut-ĂȘtre trois. Cela variait. Et sĂ»r quâils avaient lâhabitude de voler, parce quâils filaient rectum. D. â Recta, vous voulez dire. â Vous nâavez pas vu leur figure ? R. â Il est arrivĂ© Ă chacun de se retourner de mon cĂŽtĂ©, mais ils ont toujours Ă©tĂ© trop loin pour que je puisse voir quelle tĂȘte ils faisaient. D. â Vous avez dit ce matin quâils vous avaient paru tout noirs⊠et quâune odeur de roussi flottait dans le bois ? R. â Je me suis laissĂ© un peu entraĂźner. En causant, nâest-ce pas⊠D. â Quand ils se retournaient vers vous, est-ce que leur direction sâen trouvait modifiĂ©e ? R. â Non. Ils avaient lâair censĂ©ment de voler sur le dos, comme on nage sur le dos, mais ils continuaient Ă sâĂ©lever de compagnie et Ă sâĂ©loigner. Ils ont disparu derriĂšre un pan du Colombier, en face Landaise. D. â Vers Culoz ? R. â Oui. Mais assez loin tout de mĂȘme. ? ? ? D. â Avaient-ils toujours leurs outils et leurs sacs au dos ? R. â Oui. D. â Ătes-vous sĂ»r quâils ne se servaient dâaucun engin mĂ©canique ? R. â Jâen rĂ©ponds. D. â Pas dâailes ? Leurs bras nâĂ©taient pas munis dâailes ? R. â Mais non, je vous dis. Ils volaient comme on nage quand on ne sait pas. D. â Vite ? R. â Oh ! dare-dare ! D. â Et ils montaient⊠R. â Oui, quand je les ai aperçus. Alors ils ont montĂ© moins raide et ont piquĂ© droit sur le coin du Colombier. D. â Donc sur la forĂȘt. R. â Comme de juste. D. â Ils vous ont vu ? R. â Je crois. Il mâa semblĂ© quâau moment oĂč je me suis dĂ©couvert de ma personne, leur montĂ©e sâest amoindrie et leur direction sâest accentuĂ©e. ?? D. â Ils nâont pas cherchĂ© Ă dĂ©doubler votre attention en se sĂ©parant ? R. â PlaĂźt-il ? â Ah ! bien. â Non, non. D. â Vous parlez, dans votre rapport, dâune exclamation⊠R. â Oui. Ă un moment que jâĂ©value avec assurance ĂȘtre celui oĂč les suspectĂ©s ont pris leur vol, jâentendis une exclamation dans le genre de Hop ! » Sur lâheure, je ne savais pas ce que cela voulait dire ; mais dĂšs que jâai eu vu, je saisis illico. D. â Quoi ? R. â Que câĂ©tait lâexclamation de quelquâun qui prend son Ă©lan ! D. â Mais, avant dâavoir vu, auriez-vous assimilĂ© ce cri Ă un appel ? celui dâun homme appelant un camarade ? un signe pour haler une corde, par exemple ? R. â Cela se peut. Mais je certifie, de mon honneur, quâil nây avait pas de corde, ni quoi que ce soit, en lâair. D. â Il y avait bien des nuages, cependant ? R. â Je ne me souviens pas ; mais jâen suis sĂ»r quand mĂȘme ? ! ; aussi loin que la vue pouvait aller, il nây avait rien. Ils volaient, enfin, lĂ ! D. â Pourriez-vous imiter leurs mouvements ? â Et dâabord, faisaient-ils chacun les mĂȘmes ? R. â Je vous Ă©coute ! des mouvements absolument Ă©quilatĂ©raux ? ! puisquâils se maintenaient au mĂȘme niveau, Ă la mĂȘme distance et Ă la mĂȘme vitesse. â VoilĂ comment ils faisaient ; et parfois ils se touchaient. Ici, le brigadier GĂ©ruzon se prit Ă gesticuler dâune façon violente et dĂ©sordonnĂ©e. Je le mis devant une glace [Ă©crit le reporter] afin quâil se rendĂźt bien compte du mĂ©rite de sa reproduction, dont je doutais. Mais il mâaffirma que câĂ©tait bien cela. Mauvais observateur ou mauvais comĂ©dien, il ne put que me faire rire avec ses entrechats. â Je repris mon interrogatoire. D. â Cette exclamation, nâest-ce pas votre avis quâelle Ă©tait imprudente, lancĂ©e Ă haute voix non loin du village ? En somme, elle aurait pu donner lâĂ©veil ? R. â Elle fut en effet trĂšs bruyante. Il est probable quâun des deux Sarvants ne pouvait sâenlever quâavec effort. Ăa lui a Ă©chappĂ©. Mais il lâa Ă©touffĂ© aussitĂŽt. Cela fut bref et comme interrompu. D. â Ătes-vous de ce pays-ci ? R. â Oui, je suis de Vions. D. â On vous a racontĂ© beaucoup dâhistoire de Sarvants ? R. â Encore assez. D. â Et de Sarvants qui volaient ? R. â Non. Jamais. D. â Comment expliquez-vous le fait auquel vous avez assistĂ© ? R. â Je ne lâexplique pas. Jâai vu. Jâai vu de visu ! deux hommes sâenvoler. Je ne sais pas comment, mais ils volaient. Un point, câest tout. Le reporter ajoute Jâai rencontrĂ© les Italiens deux jours avant leur prĂ©tendue ascension. La physionomie de ces hommes Ă©tait vraiment patibulaire. â Ceux qui les ont employĂ©s nâen disent rien de particulier. Vers midi, les patrouilles de cyclistes lancĂ©es Ă la poursuite des nomades rentrĂšrent Ă ChĂątel, sans avoir recueilli le plus faible indice de leur prĂ©sence oĂč que ce fĂ»t. Et cette nouvelle acheva de convaincre le journaliste, du moins suffisamment pour que, le lendemain, lâun des grands journaux de Paris Ă©talĂąt cette manchette sensationnelle piĂšce 81 LA FAILLITE DES AĂROPLANES LâAVĂNEMENT DES AVIANTHROPES LES HOMMES-OISEAUX DU BUGEY En suite de quoi se trouvait exposĂ©e lâinterprĂ©tation de mystĂšre bugiste par lâexistence dĂ©montrĂ©e dâune Ă©quipe de rĂŽdeurs en possession du secret de voler sans ailes. Notre journaliste les nommait pĂ©dantesquement des avianthropes aptĂšres. Il gĂ©missait de voir entre les mains de pareils fripons une dĂ©couverte aussi capitale, ayant pour effet, sans doute, la diminution du poids corporel, une sorte dâĂ©mancipation physique de la matiĂšre sâaffranchissant de la pesanteur ». Et il terminait sur un tableau poussĂ© au noir de lâeffarement des Bugistes, quâil reprĂ©sentait sidĂ©rĂ©s par lâeffroi » et se demandant ce qui allait advenir maintenant que les Sarvants, parvenus Ă Culoz, devaient opter entre les villages riverains du RhĂŽne et les villages semĂ©s Ă la base du Colombier. Cet article, oĂč perçait vaguement un reste de scepticisme, fut taxĂ© de canard jusquâĂ plus ample informĂ©. On exigeait des preuves ; et cela fut cause quâune nuĂ©e de reporters sâabattit sur le Bugey, dĂ©barquant Ă Culoz, ce nĆud de voies ferrĂ©es, et provenant de Suisse, dâItalie, dâAllemagne et autres nations plus ou moins limitrophes. Seulement, soit que le voisinage combinĂ© du fleuve et de la montagne fĂ»t nĂ©cessaire Ă leurs exploits, soit quâils fussent rĂ©duits Ă lâhonnĂȘtetĂ© par la vigilance de la gendarmerie, soit enfin pour toute autre raison, â les Sarvants cessĂšrent tout Ă coup de tenir campagne. Les journalistes regagnĂšrent, qui sa rĂ©publique, qui son royaume, qui son empire ; les paysans se dĂ©ridĂšrent ; GĂ©ruzon crut avoir fait un rĂȘve ; et cette quiĂ©tude inespĂ©rĂ©e ne devait un peu dĂ©cevoir que le meilleur des ĂȘtres, â je veux dire M. Le Tellier. Car, en sâinstallant Ă Mirastel le soir du 26 lendemain de la dĂ©confiture de Culoz, il comptait employer ses vacances Ă lâĂ©tude raisonnĂ©e du mystĂšre. Les partisans de la thĂšse mystification » prĂ©tendirent mĂȘme que la survenance dâun homme aussi clairvoyant nâĂ©tait pas sans rapport avec la cessation des hostilitĂ©s. ivMirastel et ses Habitants Voici venue lâheure de peindre le site oĂč M. Le Tellier, sa famille et son secrĂ©taire venaient dâarriver ; lâheure aussi dâesquisser le portrait de ceux quâil amenait avec lui et de ceux quâil retrouvait ; lâheure enfin de rĂ©vĂ©ler pourquoi Mirastel avait Ă recevoir ses hĂŽtes annuels dans un temps si prĂ©maturĂ©. Ă qui lâobserve du midi â par exemple au touriste naviguant sur le lac du Bourget â le Colombier semble un piton formidable, un kopje isolĂ©. On le prendrait alors pour un frĂšre gĂ©ant de ces buttes qui parsĂšment la contrĂ©e de leurs brusques rotonditĂ©s et que les autochtones appellent des mollards. Câest une illusion. Le Colombier nâa rien dâun piton, Ce que vous regardez comme tel, câest la croupe dâune longue, longue chaĂźne oĂč se termine le Jura. Le Colombier vient de trĂšs loin dans le nord, et il a soulevĂ© son Ă©chine tortueuse pendant des lieues et des lieues avant de sâarrĂȘter ici, dans un effondrement Ă©chelonnĂ© de mamelons et de ravines, â descente magnifique de forĂȘts courtes et trapues, succession de gorges abruptes et de landes onduleuses, sorte dâabside Ă quelque surhumaine cathĂ©drale, dâoĂč rayonnent les contreforts de roc et de verdure comme des arcs-boutants qui seraient des montagnes. Le versant oriental du Colombier meurt au niveau du RhĂŽne qui, de ses mĂ©andres, en festonne le contour. Le versant de lâouest ne plonge point si bas, et forme en sâĂ©talant lâagrĂ©able plateau du Valromey. Quant Ă la croupe, elle borne un vaste marĂ©cage traversĂ© par le RhĂŽne. Or, au pied de cette croupe, sur le chemin de grande communication qui Ă©pouse sa courbe, la contourne et va de GenĂšve Ă Lyon en passant par les lieux hantĂ©s du Sarvant, â se rencontrent des villages et des chĂąteaux alternĂ©s. Les communes sont bĂąties au bord de la route et se nomment Culoz, BĂ©on, Luvrieu, Talissieu, Ameyzieu et Artemare. Entre elles, mais plus haut, sur le flanc de la montagne, les manoirs se dressent dans leur beautĂ© diverse et plus ou moins seigneuriale Montverrand, fĂ©odal, â Luyrieu, un dĂ©combre, â ChĂąteaufroid, nĂ©o-moyenĂągeux, â Mirastel, Louis XIII, â et Machuraz, dâun quinziĂšme renaissant mĂȘlĂ© dâune Renaissance ressuscitĂ©e. De tout ces chĂąteaux, Mirastel seul nous intĂ©resse. Il est facilement reconnaissable. Du chemin de fer, qui longe la route Ă quelque distance, on le voit se dĂ©tacher sur le fond vert assombri de la montagne, entre Machuraz, qui a des murs blancs sous des tuiles rouges, et ChĂąteaufroid, dont les deux tourelles portent gothiquement des cĂŽnes dâardoises bleues. Il est en briques â des briques devenues roses, dont la chaude clartĂ© lâensoleille toujours â et flanquĂ© de quatre tours dâangle. Trois sont encore coiffĂ©es de leurs vieux toits dâardoises grises, en forme de ballons pointus comme des casques sarrasins ; mais la quatriĂšme supporte une coupole dâobservatoire. Le jardin de Mirastel, penchĂ© sur le dĂ©vers comme sur un pupitre, lâentoure dâun moutonnement de frondaisons. Sa terrasse, plantĂ©e dâarbres, lui fait de sa muraille un socle rocailleux. Il domine ses deux voisins, et lui-mĂȘme est dominĂ© par les hameaux montagnards dâOuche et de Chavornay, qui, vers la gauche, se superposent derriĂšre lui, jalonnant la voie pierreuse des sommets. Deux chaussĂ©es carrossables montent en lacets au portail de Mirastel. Lâune vient de Talissieu, lâautre dâAmeyzieu. Toutes deux viennent donc de la route. Mais, au milieu du vague triangle que dessine leur fourche, un sentier de chĂšvres escalade la rampe roide et vous mĂšne directement de la route au seuil de lâenclos. Comment ce castel, dans la fraĂźcheur de son Ăąge, a-t-il Ă©chappĂ© aussi totalement Ă la haine de Richelieu ? Pourquoi nâest-il pas, comme tant dâautres, une ruine quâon prend de loin pour un rocher, parmi tous ces rochers que le soir assimile Ă des bastilles dĂ©mantelĂ©es ? â La lĂ©gende veut quâalors il abritĂąt non quelque hobereau batailleur, mais un doux gentilhomme inoffensif, sans doute affligĂ© dâinsomnie, et qui, passant ses journĂ©es Ă lire dans des livres et ses nuits Ă lire dans le ciel, aimait Ă recenser les constellations du haut dâune tour Ă©levĂ©e. De lĂ serait venu le nom de Mirastel, qui veut dire Mire-Ă©toiles ou Observateur-des-astres. Ă la vĂ©ritĂ©, quand feu M. Arquedouve acheta cette rĂ©sidence, la tour du nord-ouest nâavait jamais eu de couverture elle sâachevait en plate-forme. Et lâon dĂ©nicha dans les combles â sous lâapparence dâun amas de cuivres dĂ©coupĂ©s et gravĂ©s, embellis de figures allĂ©goriques â force antiques machines dâastronomie, telles que sphĂšres zodiacales et Ă©quinoxiales, horizons azimutaux, quadrants, sextants, globes cĂ©lestes, astrolabes, gnomons et autres vieilleries renouvelĂ©es des ChaldĂ©ens, auxquelles il convient dâadjoindre un de ces interminables tĂ©lescopes dont KĂ©pler amĂ©liorait lâagencement Ă lâĂ©poque oĂč Mirastel Ă©tait flambant neuf. M. Arquedouve, riche industriel lyonnais, acquit le domaine en 1874, onze ans aprĂšs son mariage et sur les instances de son Ă©pouse, qui raffolait du paysage et ne rĂȘvait quâastronomie. Cette femme supĂ©rieure, Ă©mule des Hypathie, des Mme Lepaute et des Mme du ChĂątelet, voulut amĂ©nager un observatoire sur la plate-forme de la tour ; â et les travaux Ă©taient finis, lorsquâun double malheur vint frapper Mme Arquedouve. Une amaurose assez inexpliquĂ©e la priva pour toujours de la vue, et son mari dĂ©cĂ©da, laissant la pauvre aveugle avec deux filles, Augustine et Lucie, ĂągĂ©es de dix et de huit ans. De ce jour, Mme Arquedouve ne quitta plus Mirastel. MalgrĂ© son infirmitĂ©, lâĂ©nergie et lâhabitude firent dâelle une Ă©ducatrice remarquable et une maĂźtresse de maison accomplie. Elle vaquait chez elle aux besognes les plus diffĂ©rentes, avec une adresse incroyable. Mais, sortie de son parc, elle rentrait dans les tĂ©nĂšbres ; et câĂ©tait grandâpitiĂ©, par les belles nuits scintillantes, de la voir lever ses yeux trĂ©passĂ©s vers la splendeur dâun ciel quâils ne pouvaient sonder, mais dont elle Ă©coutait la silencieuse harmonie. Son idĂ©al Ă©tait dâavoir un gendre qui fĂ»t astronome. Elle le rĂ©alisa. Quatre ans aprĂšs le mariage de sa fille aĂźnĂ©e avec le docteur Calixte Monbardeau, Ă©tabli Ă Artemare, la cadette Ă©pousait Jean Le Tellier, alors attachĂ© Ă lâObservatoire de Marseille. Ce fut Ă M. Le Tellier que profita lâinstallation de la tour. Une bonne lunette Ă©quatoriale sây trouvait qui lui permit de poursuivre Ă Mirastel, durant la chaude saison, quelques-uns de ses travaux. Et maintenant M. Le Tellier Ă©tait directeur de lâObservatoire de Paris. Et maintenant Mme Arquedouve Ă©tait quatre fois grandâmĂšre. â Mais, hĂ©las ! une avanie dĂ©plorable lâavait encore accablĂ©e. Suzanne Monbardeau, lâaĂźnĂ©e de ses petits-enfants, sâĂ©tait laissĂ© sĂ©duire par un nommĂ© Front, de Belley, â un don Juan rustaud, dĂ©pourvu de tout sentiment. Il lâavait enlevĂ©e ; et, M. Monbardeau ne voulant plus entendre parler de sa fille, la triste Suzanne vivait avec son amant, dans un modeste cottage Ă lâĂ©cart de la petite ville, et ne frĂ©quentait plus, de toute sa famille, que son frĂšre Henri. Encore devait-il, pour la rencontrer, se cacher Ă la fois de Front et de leurs parents. â Bien de la misĂšre, comme on voit. Suzanne, au mois dâavril 1912, avait trente ans, et son frĂšre vingt-neuf. Sujet hors ligne, docteur et biologiste, attachĂ© Ă lâInstitut Pasteur, cĂ©lĂšbre aujourdâhui par son admirable traitement de lâartĂ©rio-sclĂ©rose, Henri Monbardeau venait dâĂ©pouser une charmante jeune fille du pays, Fabienne dâArviĂšre ; et le nouveau couple se reposait Ă Artemare dâun voyage de noces quelque peu fatigant, lorsque les Le Tellier reçurent lâhospitalitĂ© de Mme Arquedouve. Leur cousin Maxime Le Tellier, lui, courait alors sur ses vingt-six ans. Reçu au Borda, aspirant, puis enseigne, il avait depuis peu quittĂ© la marine de guerre pour sâoccuper dâocĂ©anographie avec le Prince de Monaco. Averti que toute sa famille allait se rĂ©unir en Bugey, il avait fait coĂŻncider avec cette assemblĂ©e le mois dâindĂ©pendance auquel il avait droit. Et voici, dans la sĂ©duction de ses dix-huit ans et la grĂące de sa beautĂ© blonde, Marie-ThĂ©rĂšse Le Tellier, sa sĆur, dont il faudrait dĂ©crire en vers de grand poĂšte la chevelure dâor aux reflets dâargent, le teint de corolle fraĂźche, le regard mouillĂ©, tel que Greuze lâaimait, la taille ronde, fine, souple⊠Et gentille ! Et bonne ! il faut savoir comme !⊠Enfin ! cette enfant, on ne pouvait lâentendre parler sans adorer sa pensĂ©e ; et pourtant, lâaspect de sa forme Ă©tait si troublant, que les jeunes hommes ne lâĂ©coutaient pas, et quâen voyant ses lĂšvres merveilleuses, ils ne pensaient quâaux baisers de plus tard et non aux paroles dâaujourdâhui. Suzanne et Henri Monbardeau, Maxime et Marie-ThĂ©rĂšse Le Tellier avaient vĂ©cu le meilleur de leur enfance Ă Mirastel et Ă Artemare, en Ă©tĂ©. LĂ , Fabienne dâArviĂšre sâĂ©tait mĂȘlĂ©e Ă leurs jeux dâadolescents ; lĂ aussi un pauvre petit orphelin, que M. Le Tellier faisait instruire, avait passĂ© en leur compagnie beaucoup de belles vacances, avant de devenir le secrĂ©taire fidĂšle de son protecteur. Artemare et Mirastel ! Que de souvenirs ! Les jeunes Monbardeau idolĂątraient la tante Le Tellier ; les petits Le Tellier ne juraient que par la tante Monbardeau ; et câĂ©tait, pendant la saison du soleil, un perpĂ©tuel va-et-vient entre le chĂąteau de Mme Arquedouve et la villa du docteur. On vivait dans les deux. On dĂ©jeunait ici ou lĂ . Souvent mĂȘme on y couchait. On y prenait pension, quelquefois plusieurs jours de suite. Mme Arquedouve prĂ©sidait guillerettement aux rĂ©jouissances du chĂąteau. Et elle Ă©tait tant vivelette, cette menue damerette aux bandeaux lisses presque bleus, en sa robe dâalpaga noir dâune coupe monastique, avec une petite pĂšlerine, avec aussi un col et des manchettes de lingerie, â elle Ă©tait, cette fluette damoisette, tellement alerte et remuante, quâon oubliait quâelle fĂ»t aveugle, et que sans doute elle lâoubliait aussi, par moments. La faute de Suzanne, hĂ©las ! avait jetĂ© sur tout cela lâombre pourpre de la honte⊠Mais, nâest-ce pas, on nâest pas tenu de rougir sans discontinuer parce quâune fille de la maison est devenue la proie dâun suborneur⊠Et ce fut au milieu dâune rĂ©union assez joviale que M. Le Tellier fit son entrĂ©e Ă Mirastel, prĂ©cĂ©dĂ© de sa femme Lucie, de sa fille Marie-ThĂ©rĂšse, suivi de son fils Maxime et de son secrĂ©taire M. Robert Collin. â Les Sarvants Ă©taient alors dans toute leur gloire, et pendant le dĂźner la conversation ne roula que sur eux. DĂšs la fin du repas, les quatre cousins sâĂ©chappĂšrent. Tous les ans, le mĂȘme rite joyeux poussait les nouveaux arrivĂ©s Ă faire, au dĂ©bottĂ©, le tour de Mirastel. On chercha, dans la nuit venue, la silhouette de lâantique demeure, avec ses girouettes de fer forgĂ© pointant vers les Ă©toiles ; on parcourut la ferme attenant au chĂąteau, le parc inclinĂ©, la terrasse plantĂ©e de marronniers fleuris. Le ginkgo-biloba, lâarbre rarissime de qui les aĂŻeux remontent au dĂ©luge, y fut saluĂ© comme un vieil oncle vĂ©gĂ©tal. Puis le quatuor sâengagea sous la charmille centenaire qui mĂšne au portail et dont le berceau tĂ©nĂ©breux faisait parmi la nuit une nuit plus nocturne. CâĂ©taient quatre taches mouvantes, deux grandes, sombres, et deux petites, claires, glissant, avec un bruit de galets remuĂ©s, sur le gravier tirĂ© de la riviĂšre. Et elles disaient des phrases oĂč le nom de Suzanne revenait frĂ©quemment⊠Mais voici, jappant et frĂ©tillant, quelque chose de noir qui se prĂ©cipite vers les promeneurs. Câest Floflo, un loulou de PomĂ©ranie au poil lustrĂ© de caresses, un ami dâenfance, lui aussi, et le contemporain de Marie-ThĂ©rĂšse, malgrĂ© que dĂ©jĂ ce soit un vieillard-chien⊠On le fĂȘte. On oublie un peu Suzanne. Et lâon poursuit la ronde sentimentale, au clair de la lune qui vient de jaillir dâune crĂȘte. Fort bien. â Et les parents ? Les parents ? Ils devisent dans le salon, avec Mme Arquedouve et Robert Collin. Et tandis que Mme Monbardeau, lâesprit tout aux Sarvants, sâinquiĂšte Ă part soi de la sortie des enfants », quâelle traite dâimprudence, â lâaĂŻeule, sâadressant Ă M. Le Tellier, lui demande â Jean, pourquoi venez-vous si tĂŽt Ă Mirastel ? » Mais lâastronome ne rĂ©pond pas tout de go. Il regarde sa femme dâun air gĂȘnĂ©. Celle-ci, alors, toise le secrĂ©taire avec beaucoup dâarrogance ; elle parcourt dâun regard malveillant le pauvre petit homme chĂ©tif qui est lĂ , si maigre et si laid ; elle semble faire lâinventaire de ses dĂ©savantages physiques, de ses pommettes saillantes, de son front excessif, de sa vilaine barbe mousseuse ; et elle fixe, derriĂšre les lunettes dâor, les grands beaux yeux immensĂ©ment rĂȘveurs, comme sâils Ă©taient aussi dĂ©shĂ©ritĂ©s que le reste. Robert Collin a compris. Il sent quâil est de trop, se lĂšve, bredouille Si vous permettez, je vais⊠hum ! je vais dĂ©faire mes bagages. » Puis se retire en essuyant ses besicles dâor. Et Mme Monbardeau â Quel brave garçon, ce Robert ! Comme tu le traites, Lucie ! » â Je nâaime pas les gĂȘneurs », fait Mme Le Tellier sur un ton langoureux. Ce monsieur toujours en tiers, câest assommant !⊠Et encore, avec une tĂȘte pareille ! » â Luce ! Luce ! » gronde M. Le Tellier. Or, le lecteur a de la chance. Les deux sĆurs ne pouvaient rien dire qui les peignĂźt plus au vif en moins de mots lâune indulgente et bonne, franche et sans apprĂȘt ; lâautre nonchalante et pleine dâĂącretĂ©, dure au prochain. Ajoutons que Mme Le Tellier se teignait les cheveux au hennĂ© ; quâelle restait des heures Ă©tendue, sans raison valable ; que ses ongles paraissaient huilĂ©s Ă force de luire et dâĂȘtre polis et repolis, â et nous lâaurons dĂ©crite trĂšs suffisamment. Cependant Mme Arquedouve a rĂ©pĂ©tĂ© sa question, et puisquâon est en famille dĂ©sormais â Ma mĂšre, » commence M. Le Tellier, moi je retournerai Ă Paris dans une quinzaine. Mais je vous ai amenĂ© surtout Marie-ThĂ©rĂšse. » â Est-ce quâelle est souffrante ? Ou quoi ?⊠» sâeffare la grandâmĂšre, qui pense Ă son autre petite-fille, Suzanne⊠â Non. Tranquillisez-vous. Mais vous savez que nous avons inaugurĂ©, le 12 avril, lâĂ©quatorial donnĂ© par M. Hatkins ?⊠â Quâest-ce que tu as. Calixte ? » Le docteur avait sursautĂ©. â Rien », fait-il. Câest ce nom de Hatkins⊠Continue, continue. » â Cette fĂȘte, ma mĂšre, fut trĂšs brillante. Dâillustres personnages, des mondains notoires et pas mal dâĂ©trangers de marque y assistaient. Notre Marie-ThĂ©rĂšse, qui faisait lĂ ses premiĂšres armes, obtint un succĂšs fou⊠et depuis cet aprĂšs-midi â que le diable emporte ! â jâai reçu tant et tant de demandes en mariage, si pressantes, si flatteuses et mĂȘme si⊠imprĂ©vues, que, nous refusant dâune part Ă la marier si jeune, et dâautre part ne sachant plus que rĂ©pondre Ă lâavalanche infatigable de lettres et de visites que cette excellente raison ne suffisait point Ă rebuter, â nous avons pris le parti de fuir ! Ce nâĂ©tait plus tenable ! Ici, nul ne viendra nous relancer. » Mme Arquedouve prononça doucement â Le duc dâAgnĂšs, â vous savez ce camarade de classe de Maxime, lâaviateur qui est venu Ă Mirastel lâannĂ©e derniĂšre, â est-ce quâil a demandĂ© Marie-ThĂ©rĂšse ? » â Non⊠» â Câest dommage. Jâaurais aimĂ© cela. » â Moi aussi », affirma Mme Le Tellier. â Elle aussi », conclut Mme Monbardeau. â Mon Dieu, » repartit lâastronome, dĂ©concertĂ©, mon Dieu⊠le duc dâAgnĂšs nâest pas un savant⊠Je ne verrais pas dâinconvĂ©nient, toutefois, Ă ce que⊠Mais il ne lâa pas demandĂ©e. » â En vĂ©ritĂ©, vous avez reçu tant de propositions ? » admira le docteur. Et Mme Le Tellier, languissante â Il y en avait dâimpayables, figurez-vous. Un attorney de Chicago. Un officier de cavalerie espagnol. Un attachĂ© dâambassade hongrois. Et jusquâĂ ce Turc Abd-Ul-Kaddour ! » â Ah ! le Turc, câest le bouquet ! » sâĂ©cria M. Le Tellier en Ă©clatant de rire. Un pacha, venu pour visiter Paris avec douze crĂ©atures de son harem !⊠Il les promenait sans relĂąche, hermĂ©tiquement voilĂ©es, au fond de trois landaus de louage ! » â Hatkins ne sâest pas mis sur les rangs ? » demanda M. Monbardeau, le visage sĂ©vĂšre. â Non⊠Pourquoi ? » â Ouf ! je respire. » â Mais, mon cher ami, M. Hatkins ne connaĂźt pas Marie-ThĂ©rĂšse⊠De plus, tout le monde sait quâil garde un culte fervent au souvenir de sa femme⊠Enfin, M. Hatkins est le plus humble des philanthropes, et ne sâest pas montrĂ©, mĂȘme une seconde, Ă lâinauguration. Il nâa jamais vu ma fille, jâen rĂ©ponds. » â Tant mieux, tant mieux. » â Mais enfin⊠» â Jâai mes raisons. » â Puisque tu le connais, sais-tu quâil va partir avec des amis pour faire le tour du monde ? » â Ăa mâest bien Ă©gal ! » Ă cette minute, les enfants » rentraient, clignant les yeux aux lumiĂšres des lampes. â M. Monbardeau les interpella â HĂ© ! Vous nâavez pas rencontrĂ© le Sarvant ? » Et tous de rire, plus ou moins de bon cĆur. â Ătes-vous contents ? » interrogea Mme Arquedouve â En doutez-vous, grandâmĂšre ? On va reprendre dĂšs demain la bonne vie dâautrefois ! » rĂ©pondit Maxime. â Tu retrouveras ton laboratoire avec tes anciennes collections, ton aquarium ! » â Il va mĂȘme resservir, cet aquarium. Je voudrais tenter ici quelques expĂ©riences utiles Ă mes travaux dâocĂ©anographie. Ce vieux Philibert me fournira de poissons tous les huit jours⊠Et puis, je compte aussi faire beaucoup dâaquarelle. » â Et des excursions, je suppose ! » sâĂ©cria Marie-ThĂ©rĂšse. Tout cet hiver, je nâai pensĂ© quâau moment oĂč je pourrais toucher la croix du Grand-Colombier ! Câest si beau, lĂ -haut ! » â Ah ! toujours lâintrĂ©pide ascensionniste ! » dit gaiement Mme Monbardeau. Marie-ThĂ©rĂšse, viendras-tu bientĂŽt nous demander le gĂźte et le couvert Ă Artemare ? » â Ma tante, jây ai dĂ©jĂ songĂ© ! » â Oh ! pas tout de suite ! » rĂ©clama la grandâmĂšre, en flattant de sa main dâaveugle, mobile et vivace, la chevelure de sa petite-fille. â Quand cela te chantera », reprit la tante Monbardeau. Inutile de prĂ©venir ; ta chambre sera prĂȘte. Et la tienne aussi, Maxime. » La modique 9-chevaux du mĂ©decin de campagne teufteufait sur la terrasse, devant le chĂąteau. Les quatre Monbardeau sây installĂšrent. â Adieu ! adieu ! â Ă demain ! â Ă bientĂŽt ! » Le clair de lune baignait le panorama superbe et montagneux. Lâauto dĂ©valait promptement aux zigzags de la cĂŽte. AppuyĂ©s au parapet, ceux de Mirastel criaient avec des rires â Prenez garde au Sarvant ! » La corne beugla au tournant de la route. Il faisait si calme, quâon entendit le ronron du moteur jusque dans Artemare, oĂč il sâarrĂȘta. vLâAlarme Huit jours plus tard. Le cinq mai. Toujours Ă Mirastel. Il est agrĂ©able de se reprĂ©senter M. Le Tellier pĂ©nĂ©trant, ce matin-lĂ , dans son cabinet de travail ; car câest un beau spectacle que la rencontre dâun homme heureux avec un rayon de soleil, au centre dâune piĂšce noble et vaste. M. Le Tellier traverse la grande salle, jette un coup dâĆil aux livres qui tapissent la muraille, ouvre la fenĂȘtre, respire une bouffĂ©e dâair pur, dâair lumineux et matinal, dâair dominical â câest dimanche et cela se voit bien â et finalement sâaccoude, et regarde. Entre les marronniers en fleurs alignĂ©s sur la terrasse, il voit se succĂ©der les plans de lâĂ©chappĂ©e majestueuse le marais, â puis la falaise, au pied de quoi glisse le SĂ©ran et fuit le chemin de fer, â puis sur la falaise un plateau boisĂ© dâarbustes courtauds, oĂč culmine, central, le chĂąteau de Grammont, â puis lĂ -bas, noyĂ©s de brume, des pics, des aiguilles, des arĂȘtes, des montagnes avec un peu de neige encore Ă leur sommet, bientĂŽt fondue le Mont du Chat Aix-les-Bains !, le Nivolet ChambĂ©ry !, â puis enfin, perdues tout au fond de lâespace, les Alpes Dauphinoises, comme un brouillard dentelĂ©. Un train siffle au long de la falaise. Une automobile ronfle sur la route. Et M. Le Tellier songe avec satisfaction quâune jolie semaine, bien longue, lui reste Ă consommer, avant que le train ou sa grande auto blanche ne lâemportent vers Paris. Son visage nâest quâun sourire. Le Sarvant eut beau sâĂ©vanouir comme un fantĂŽme quâil nâĂ©tait pas, M. Le Tellier a quand mĂȘme trouvĂ© de quoi se rĂ©crĂ©er. Non certes en Ă©piant le monde stellaire ; car, pour venir Ă Mirastel, il a interrompu ses importants travaux concernant lâĂ©toile VĂ©ga ou alpha de la Lyre, dont il mesurait la vitesse radiale ; et de pareilles entreprises exigent de fortes lunettes de prĂ©cision. Mais il a dĂ©couvert au grenier, dans un rĂ©duit poudreux et non loin des gnomons disloquĂ©s, un archaĂŻque traitĂ© dâastronomie. Et il sâamuse Ă le dĂ©chiffrer, avec sa loupe dâhorloger. Sur le bureau, le vieil in-quarto lui offre Ă Ă©peler ses feuillets manuscrits⊠Mais il fait si beau, ce matin, que M. Le Tellier sâaccorde un brin de flĂąnerie. Il rĂȘvasse. Aujourdâhui, les habitants de Mirastel doivent aller dĂ©jeuner Ă Artemare, oĂč Marie-ThĂ©rĂšse les a devancĂ©s depuis hier. â Il rĂȘvasse. Tiens, voilĂ Mme Arquedouve et Mme Le Tellier qui passent, errantes, sous le ginkgo-biloba, ce gracieux survivant de la flore primitive », comme diraient les manuels. Floflo les accompagne. â Il rĂȘvasse. Ah ! voici le facteur⊠Et qui donc se met Ă chanter ? Câest Maxime, dans la tour du sud-est, celle qui renferme son laboratoire⊠Oui, Maxime chante un air dâopĂ©rette, cependant quâil Ă©tudie lâintĂ©rieur de ses infortunĂ©s poissons⊠Fort gentille cette chansonnette⊠â La vie est belle », murmure M. Le Tellier. Elle est belleâŠ, et pourtant, au soleil de mai, comme on ressent lâhumiliation de vieillir !⊠» Un soupir. Et il se retourne, face au bouquin de cosmographie. Câest alors, et non plus tard ou plus tĂŽt, quâil entend cogner Ă la porte un petit coup sec, â aussi sec, ma foi, que si quelque squelette eĂ»t frappĂ© de sa phalange osseuse la planche au vantail. â Entrez ! » Est-ce vraiment un squelette qui va entrer ?⊠Oui, puisque câest un homme. Câest mĂȘme un squelette avec trĂšs peu de chair dessus et pas beaucoup de muscles, puisque câest Robert Collin. â Il sâavance vĂȘtu de son Ă©ternelle petite redingote ; la mousse pĂąle de sa barbe floconne Ă ses joues ; sa myopie lui fait des yeux trĂšs doux, cerclĂ©s dâor. Il apporte le courrier. â Bonjour, Robert, ça va ? » LâinterpelĂ© sâĂ©trangle, ĂŽte ses lunettes, et dit â Non, maĂźtre, ça ne va pas⊠Jâai Ă vous entretenir⊠de sujets⊠graves, et jâen⊠jâen suis, Ă©motionné⊠ridiculement. » â Dites, mon ami. Comment ! vous avez peur de me parler ? Vous savez pourtant combien je vous estime. » â Je sais tout ce que je vous dois, mon cher maĂźtre la vie dâabord, et lâĂ©ducation, et lâinstruction. Vous mâavez donnĂ© une famille et beaucoup dâamitié⊠et cette estime Ă laquelle vous faites allusion. Aussi, je ne devrais pas⊠Mais, voyez-vous, on a des devoirs envers soi-mĂȘme Ă©galement⊠Et je nâai pas le droit de me taire, encore que je sache avec certitude que mon audace est inutile⊠Seulement, jurez-moi, mon maĂźtre, de ne pas mâen vouloir si ma demande vous paraĂźt trop dĂ©placĂ©e⊠» M. Le Tellier pressent de quoi il retourne. Il est dâailleurs plus touchĂ© que surpris et plus ennuyĂ© que touchĂ©. â Câest jurĂ© », dit-il. â Eh bien ! maĂźtre, jâaime Mlle Marie-ThĂ©rĂšse, et jâai lâhonneur de vous demander sa main. » â Patatras ! nous y sommes », sâĂ©crie mentalement M. Le Tellier. Lâautre continue. Il rĂ©cite un morceau prĂ©parĂ©, câest visible. â Je suis pauvre, orphelin, gauche et laid. Je nâignore pas combien ma personne est grotesque. Mais quand on a lâaudace dâaimer, que voulez-vous ? il faut avoir lâaudace de le dĂ©clarer. Et celui qui aperçoit le bonheur, fĂ»t-ce Ă des hauteurs folles, a le devoir de sâĂ©lancer vers lui. Maintenant, mon cher maĂźtre, jâai accompli cette obligation vis-Ă -vis de mon propre individu. Je connais dâavance votre rĂ©ponse. Jâai fait ce que je devais. Nâen parlons plus. » â Mon ami, moi aussi jâai des devoirs. Le mien, dans cette affaire, est de consulter ma fille⊠quand elle aura vingt ans. Ainsi, dans deux ans, je lui ferai part de vos sentiments. Et je puis vous dire, mon cher Robert, quâils rehaussent Ă mes yeux la valeur de Marie-ThĂ©rĂšse et quâils nous honorent tous. Je fais plus que vous aimer, mon ami je vous admire. Vous ĂȘtes un grand savant, et, qui mieux est vous ĂȘtes un brave homme. » â Elle ne voudra pas⊠Je suis trop mal bĂąti⊠» â Qui sait ? » prononce M. Le Tellier, mĂ©ditatif. Vous ĂȘtes douĂ© de singuliĂšres qualitĂ©s scientifiques⊠une Ă©trange perspicacité⊠une sorte de divination⊠qui peut vous mener aux places les plus enviĂ©es. Marie-ThĂ©rĂšse ne lâignore pas. Je sais, moi, quâelle vous apprĂ©cie comme vous le mĂ©ritez⊠» â Il y a votre famille, mon maĂźtre ! » â Câest vrai ; mais Marie-ThĂ©rĂšse est libre de choisir⊠» â HĂ©las ! » â Allons, voyons, voyons ! Pas de tristesse. Je ne vous dĂ©courage pas, cependant ! RĂ©flĂ©chissez. Ne pleurez pas ! Voyons ! je vous tiens un discours dâespĂ©rance, par un clair soleil, Ă vous qui ĂȘtes jeune, â et vous pleurez ! Ah ! la belle matinĂ©e de printemps, Robert ! Elle est si belle et si printaniĂšre, quâon voudrait ĂȘtre amoureux, ne fĂ»t-ce que pour en souffrir ! » â Je serai franc, tenez je crains que⊠que Mlle Marie-ThĂ©rĂšse nâaime dĂ©jĂ quelquâun. Jâai reconnu⊠sur cette enveloppe Ă votre nom⊠lâĂ©criture de M. le duc dâAgnĂšs⊠Venant aprĂšs toutes les sollicitations qui vous ont assailli et que mon cĆur sâexcuse dâavoir Ă©ventĂ©es, cette lettre mâa⊠bouleversĂ©. Jâai voulu la prĂ©cĂ©der, ce matin ; alors, jâai parlé⊠» â Donnez-moi cela. » En effet, la lettre est signĂ©e François dâAgnĂšs » et dĂ©bute ainsi piĂšce 104 Cher Monsieur, Jâai devinĂ© pourquoi vous quittiez Paris en grand mystĂšre ; et cela me dĂ©cide Ă tenter auprĂšs de vous une dĂ©marche dont il est peu probable que vous soyez surpris. Jâavais lâespoir de vous faire ma demande non par correspondance, mais par⊠» M. Le Tellier nâose plus lever les yeux de dessus le billet. Il se rappelle certaine affirmation de Mme Monbardeau touchant Marie-ThĂ©rĂšse et le duc dâAgnĂšs. Il compare les deux prĂ©tendants ce malingre petit savant de rien du tout et le sportsman intrĂ©pide, juvĂ©nile et magnifique, noble de cĆur et de lignĂ©e, riche dâor et dâesprit, adorable enfin, câest vrai ! Et dans sa pensĂ©e il y a des voix qui chuchotent Salut ! Le Tellier. Ta fille sera duchesse. » Mais on frappe Ă la porte. Et il tressaille. Cette fois câest un coup sourd, comme si quelque cadavre en rupture de tombeau Ă©tait venu heurter le vantail, de ses poings lourds et mous⊠Et voilĂ les deux causeurs frĂ©missent⊠Car câest vraiment une façon de cadavre qui entre, avant que lâon ait dit Entrez ! » Câest un homme dâune pĂąleur terreuse. Ses habits dĂ©chirĂ©s sont couverts dâimmondices, ses chaussures ont marchĂ© longtemps sur des cailloux. Il Ă©carquille des prunelles hagardes, et reste lĂ , dans la porte, Ă grelotter comme un pauvre. Dâabord M. Le Tellier recule. Cet inconnu est effrayant. Puis tout Ă coup il sâĂ©lance vers le spectre diurne et le prend dans ses bras doucement, doucement⊠Car la plus terrible qualitĂ© de lâintrus livide, affolĂ©, tremblant, sĂ©pulcral, câest dâĂȘtre M. Monbardeau, â mĂ©connaissable. Son beau-frĂšre nâa quâune idĂ©e Marie-ThĂ©rĂšse est depuis la veille chez son oncle ; quelque chose lui est arrivĂ©. â Ma fille⊠Parle donc ! parle donc ! » â Ta fille ?⊠Il sâagit bien de ta fille ! » articule pĂ©niblement le docteur. Ce sont mes enfants, Henri et sa femme, Henri et Fabienne⊠Ils ont disparu ! » M. Le Tellier respire. M. Monbardeau, affalĂ© sur une chaise, poursuit, en larmes â Disparus !⊠Hier. On ne voulait pas vous le dire⊠Mais il nây a plus de doute maintenant⊠Quelle nuit !⊠Hier matin, partis tous deux en promenade⊠au ColombierâŠ, joyeux ! Ils avaient dit Nous dĂ©jeunerons peut-ĂȘtre lĂ -haut. » Alors, nâest-ce pas, on ne sâest pas prĂ©occupĂ© de leur absence au dĂ©jeuner⊠Et voilĂ , voilà ⊠La journĂ©e a passé⊠Au dĂźner, personne encore ! Et pas de nouvelles ! Pas de messager disant jambe cassĂ©e, accident, et cĆtera⊠Rien ! rien !⊠Il Ă©tait dĂ©jĂ trĂšs tard quand jâai commencĂ© Ă chercher⊠TĂ©nĂšbres⊠Parcouru les villages. Mais les gens sâeffrayaient, me traitaient de Sarvant ! refusaient de mâouvrir, les brutes ! et ne rĂ©pondaient pas⊠Parcouru les bois. CriĂ©, comme un fou, au hasard, stupidement⊠à lâaube, je suis rentrĂ©, dans lâespĂ©rance de les retrouver Ă la maison⊠Mais non !⊠Et Augustine dans un Ă©tat !⊠Alors, je me suis dĂ©cidĂ© Ă venir ici⊠Je craignais dâĂ©pouvanter les femmes. Jâai pris par la mĂ©tairie, afin de ne pas les rencontrer dans le parc. Il mâavait semblĂ© entrevoir Mme Arquedouve et Marie-ThĂ©rĂšse⊠» â Marie-ThĂ©rĂšse ?⊠Allons, mon bon vieux, remettons-nous ! Tu es mal dâaplomb. Il faut garder sa tĂȘte, morbleu ! Tu sais bien que Marie-ThĂ©rĂšse est chez toi depuis vingt-quatre heures. Rappelle tes souvenirs, voyons ! Elle a dĂ©jeunĂ© avec vous hier matin, et⊠» â DĂ©jeunĂ© ? Marie-ThĂ©rĂšse ? Hier matin ?⊠Jamais de la vie ! Nous ne lâavons pas vue⊠Mais alors⊠Mais⊠» M. Le Tellier se sent pĂąlir tout entier. Il regarde, sans le voir, Robert Collin dont le masque est celui dâun suppliciĂ©. Et il Ă©coute cet air dâopĂ©rette que Maxime chante toujours â et que jamais plus il ne pourra souffrir. â Ils ont disparu tous les trois ! » sâexclame le docteur. â Cherchons !⊠Il faut chercher tout de suite. Vite ! vite ! » Et M. Le Tellier a lâair dâun insensĂ©. â Oui », fait M. Monbardeau. Cherchons. Mais pas comme moi. MĂ©thodiquement. Jâai perdu, moi, le temps le plus prĂ©cieux de mon existence ! » â Ne nous Ă©nervons pas ; tu as raison. De la logique, de la logique. » â Si lâon prĂ©venait M. Maxime ? » hasarde Robert Collin. Nous ne serons jamais trop nombreux⊠» â Câest cela », fait M. Le Tellier. Du reste, ce nâest plus lâheure de chanter. » On va, de salle en salle, jusquâĂ la chanson. Au milieu de ses collections et de ses aquariums, dans la rotonde garnie de vitrines et de cuves, Maxime apparaĂźt. Il chante, mais il a des mains toutes rouges et son tablier blanc est ensanglantĂ©. Il vient dâarracher la vessie natatoire au poisson que voilĂ ; il la dissĂšque maintenant, et chante. Mais il est si rouge de sang, que, malgrĂ© sa hĂąte et son trouble, M. Le Tellier fait un pas en arriĂšre. â Papa⊠mon oncle⊠quây a-t-il ? » Le docteur raconte Marie-ThĂ©rĂšse, Henri et Fabienne ont disparu. Il faut les retrouver. Alors Maxime et Robert se concertent. Eux seuls sont capables de raisonner, ils le sentent. Les deux pĂšres ne savent plus que se dĂ©soler. Ce ne sont pas des ĂȘtres dâaction, et le chagrin submerge leur intelligence ! Robert et Maxime rĂ©sument la situation. â En somme, la tĂąche est double. Primo, Henri et Fabienne sont partis dâArtemare ; cela fait une trace quâon doit rechercher. Secundo, Marie-ThĂ©rĂšse est partie de Mirastel ; cela fait une autre voie. Ătant donnĂ©e la simultanĂ©itĂ© des deux dĂ©parts, il y a gros Ă parier que nos deux pistes se rejoignent et quâun mĂȘme accident a causĂ© les trois disparitions. Nâimporte ! il faut dĂ©mĂȘler systĂ©matiquement chaque itinĂ©raire. â Robert Collin, le docteur et M. Le Tellier relĂšveront le trajet dâHenri et de Fabienne ; lâautomobile de lâastronome les transportera. Quant Ă Maxime, il se charge dâapprendre Ă sa mĂšre et Ă sa grandâmĂšre la sinistre nouvelle, puis de reconnaĂźtre le chemin suivi par Marie-ThĂ©rĂšse. Lâancien officier de marine organise froidement les opĂ©rations. Robert Collin active lâembarquement. Il se poste prĂšs du chauffeur. Lâautomobile dĂ©marre. ProstrĂ© sur le capiton de cuir jaune, M. Le Tellier fait peur Ă voir. Il ressemble Ă M. Monbardeau comme un frĂšre de souffrance. Les paysans dâAmeyzieu, revenant de la messe, nâont pas saluĂ© cette figure cendrĂ©e, durcie, Ă©trangĂšre. Pourtant, devant la poste dâArtemare, M. Le Tellier se galvanise. Il fait stopper, descend, et disparaĂźt dans le bureau. Cinq minutes aprĂšs, il en ressort. On lâaide Ă remonter. â Allez ! » La receveuse admire, de sa fenĂȘtre, le confortable double-phaĂ©ton qui sâenfuit vĂ©loce et furtif, Ă tire de roues, â et transmet la dĂ©pĂȘche quâon vient de lui passer piĂšce 105 Duc dâAgnĂšs, 40, avenue Montaigne, Paris. Marie-ThĂ©rĂšse disparue. Accourez avec professionnels habituĂ©s aux recherches. Jean Le Tellier. viPremiĂšre Recherches Elle nâest pas arrivĂ©e Ă Artemare ? Oh ! » Devant, Maxime, qui tordait fĂ©brilement sa courte barbe, Mme Le Tellier rĂ©pĂ©tait â Marie-ThĂ©rĂšse nâest pas arrivĂ©e chez sa tante ?⊠Elle nâest pas arrivĂ©e ? » DĂ©faite, Ă©garĂ©e, tenant sa tĂȘte Ă deux mains, elle tournait sur elle-mĂȘme. Mme Arquedouve, trĂšs pĂąle mais toujours impassible, tĂąchait de lâapaiser. â Ăcoutez, maman, » reprit Maxime, Marie-ThĂ©rĂšse est certainement avec Henri et Fabienne. Câest une sauvegarde, cela. » â OĂč penses-tu quâils soient ? » fit la grandâmĂšre. â Dans le Colombier ! Ils ont eu quelque aventure pendant leur promenade. Un accident⊠» â Mais lequel ? Il nây a pas de crevasses⊠» â Que sais-je ? Il y a des fondriĂšres⊠» â VoilĂ ce que câest ! » gĂ©mit Mme Le Tellier. Je ne voulais pas quâelle sortĂźt sans ĂȘtre accompagnĂ©e ! Je nâai pas cessĂ© de mây opposer ! » â Oh ! maman, pour aller chez mon oncle ! Deux kilomĂštres Ă faire en plein jour, sur une route des plus frĂ©quentĂ©es ou par une sente constamment dĂ©serte !⊠Mais, justement, il faut que je sache⊠Voyons, dâabord Ă quelle heure Marie-ThĂ©rĂšse est-elle partie, hier matin ? » â Ă dix heures », rĂ©pondit sa mĂšre. Elle mâa dit au revoir dans le vestibule. â Ah ! si jâavais su !⊠» â Et vous ĂȘtes certaine, nâest-ce pas, quâelle se rendait Ă Artemare ? » â Absolument. Marie-ThĂ©rĂšse ne sait pas mentir. » â Câest vrai. â Quel chemin a-t-elle pris ? Par le haut ? ou par le bas ? » â Ah ! cela, je lâignore. » â Moi aussi », ajoute Mme Arquedouve. â Quelle robe avait-elle ? » â Sa petite robe grise, et son chapeau de tulle noir. » â Son costume de touriste, Ă jupe courte ? » â Non. â Mais, tu sais, elle nâavait pas du tout lâidĂ©e de faire une excursion⊠» â Oh ! avec Marie-ThĂ©rĂšse, peut-on jamais savoir ! Ce nâest pas le vĂȘtement qui la gĂȘne. Elle franchirait les Alpes en toilette de soirĂ©e. Vous savez bien quâelle adore la marche ; et si, Ă©tant passĂ©e par le haut, elle a rencontrĂ© son cousin et sa cousine en route pour le Colombier, nul doute quâelle ne les ait suivis, malgrĂ© sa jupe longue et ses bottines lĂ©gĂšres⊠Elle Ă©tait sĂ»re que son absence nâinquiĂ©terait personne, puisque mon oncle et ma tante nâĂ©taient pas prĂ©venus de sa visite et puisque nous ne devions les revoir tous quâau dĂ©jeuner dâaujourdâhui⊠Depuis quelque temps elle ne parlait que de monter au Colombier⊠Enfin, nous ne pouvons tarder Ă savoir⊠Je vais commencer mes recherches. » â Fais atteler le poney », dit Mme Arquedouve. Ta mĂšre et moi nous irons tenir compagnie Ă ta tante. Je ne veux pas quâelle reste seule pendant vos explorations. » Maxime sâenquit, auprĂšs des domestiques, de la direction que Marie-ThĂ©rĂšse avait adoptĂ©e en sortant du parc. Ils ne purent le renseigner. Alors il sortit, et se trouva dâemblĂ©e au carrefour de quatre voies. Ă sa gauche, sâamorçait le sentier du haut. Ă sa droite, descendaient en divergeant les trois chemins conduisant Ă la grandâroute ; le premier la rejoignait dans Talissieu, le second en pleine voie câĂ©tait, on sâen souvient, un sentier de traverse, un raidillon direct et brutal, et le troisiĂšme au village dâAmeyzieu. De ces quatre voies Marie-ThĂ©rĂšse avait pris lâune ou lâautre. Si la jeune fille avait prĂ©fĂ©rĂ© la descente Ă la montĂ©e, il Ă©tait peu probable quâelle eĂ»t choisi dans cette patte-dâoie le chemin de Talissieu, qui lâĂ©cartait dâArtemare ; mais une raison quelconque pouvait lâavoir induite Ă faire ce dĂ©tour. Maxime prĂ©sumait avec bon sens que sa sĆur avait pris par le haut. Par acquit de conscience, il voulut cependant examiner lâhypothĂšse contraire, â et sâen fut vers le bas. Il interrogea les choses. Nulle trace de pas ne se distinguait aux macadams durement empierrĂ©s. Nulle trace non plus aux dĂ©clivitĂ©s rocheuses du sentier. Ă lâendroit humide oĂč celui-ci dĂ©bouche sur la route, on remarquait pourtant de multiples empreintes dans la glaise marĂ©cageuse ; mais il y en avait tant et tant, de toute sorte, quâon sây perdait. Maxime questionna les gens. Par malheur, Ă cette saison, trĂšs peu de campagnards travaillent ces terres ingrates oĂč quelques vignes seulement poussent, par miracle, dans un sol quasi perpendiculaire Ă la plaine et criblĂ© de rocaille. Des trois ou quatre vignerons interviewĂ©s aucun nâavait aperçu, la veille, Marie-ThĂ©rĂšse. Mais, vous comprenez, on ne fait pas attention Ă tous ceux qui vont et viennent⊠» MĂȘme rĂ©ponse Ă Talissieu, Ă Ameyzieu. Du reste, Ă dix heures du matin, â heure de la sortie de la jeune fille, â les villages sont dĂ©peuplĂ©s au profit des cultures. Quant aux ouvriers employĂ©s dans les champs voisins de la route, ils nâavaient pu rien voir, des haies continues, Ă©paisses et hautes, encaissant la chaussĂ©e. Et puis, cette route est celle de la Suisse et dâAix-les-Bains, une procession dâautos et de cycles la parcourt sans relĂąche, et câest lĂ une reprĂ©sentation devenue banale, quâon ne regarde pas. Ă plus forte raison, comment une femme Ă pied aurait elle forcĂ© lâattention des villageois, en admettant quâils aient pu lâentrevoir aux Ă©claircies de la haie ? Seul, un mĂ©canicien rĂ©parateur dâautomobiles, logĂ© Ă lâentrĂ©e dâArtemare et qui besogne toujours en plein air, affirma que Mlle Le Tellier nâavait point passĂ© devant sa boutique vingt-quatre heures auparavant Jâai reconnu tout Ă lâheure le double-phaĂ©ton de M. Le Tellier. Ă lâinstant, jâai vu le tonneau de Mirastel occupĂ© par votre mĂšre, votre grandâmĂšre et le cocher. Mais hier, personne du chĂąteau. » Ayant acquis la certitude prĂ©vue que nul vestige dâaccident, nulle trace de Marie-ThĂ©rĂšse nâexistaient de ce cĂŽtĂ© dans lâaspect des choses ou le souvenir des hommes, Maxime, dĂ©tective scrupuleux, refit Ă lâenvers le trajet Mirastel-Artemare. Sans doute serait-il plus heureux en suivant la piste du haut. Marie-ThĂ©rĂšse avait certainement grimpĂ© Ă Chavornay par la sente. Elle comptait la suivre jusquâĂ cette commune, et lĂ , utilisant un chemin vicinal, rattraper Ă Don la route dâArtemare, câest-Ă -dire la route quâHenri et Fabienne avaient dĂ» emprunter dans lâautre sens pour gagner les hauteurs. Maxime reconstituait la rencontre de sa sĆur avec ses cousins, Ă la jonction des voies, un peu au-dessus de Don, ou bien entre ce point et Artemare. Le reste sâexpliquait tout naturellement⊠jusquâĂ lâaccident. VoilĂ Maxime en train de gravir la sente au milieu des broussailles. Ă prĂ©sent, convaincu de lâexcellence de la piste, il opĂ©rait, sans le vouloir, avec plus de soin. Ă Chavornay, lâun de ces nabots difformes et crĂ©tins que lâon voit tout le jour accroupis sur les seuils, ne comprit ses demandes quâĂ moitiĂ© et ne voulut jamais convenir quâune demoiselle en gris, avec un chapeau noir, eĂ»t traversĂ© le hameau. Mais, prĂšs de Don, parvenu Ă la croisĂ©e des routes, Maxime aperçut, montant la cĂŽte et venant Ă lui, la grande auto blanche de son pĂšre suivie de la 9-chevaux du Dr Monbardeau, â et cette coĂŻncidence le confirma dans la supposition que Marie-ThĂ©rĂšse sâĂ©tait trouvĂ©e, lĂ ou un peu plus bas, en face dâHenri et de Fabienne. M. Monbardeau conduisait sa voiture, prĂšs de M. Le Tellier. Lâautre vĂ©hicule portait maintenant Mme Arquedouve, ses deux filles et Robert, qui sauta du siĂšge aussitĂŽt lâarrĂȘt. La prĂ©sence des femmes Ă©tonnait Maxime. Robert en donna les raisons Mme Monbardeau avait tenu Ă prendre sa part des recherches ; pendant quâon recueillait dans Artemare quelques indications, sa mĂšre et sa sĆur Ă©taient arrivĂ©es dans le tonneau ; rien nâavait pu les empĂȘcher de venir, elles aussi. Alors on avait frĂ©tĂ© la 9-chevaux. â Bon ! Câest lâaffolement ! » grommela Maxime. Mais sa grand, mĂšre, trĂšs surexcitĂ©e, lui demandait â As-tu des nouvelles, Maxime ? Nous en avons, nous. Henri et Fabienne ont montĂ© par ici. » â Câest exact », dit Robert. On les a vus sortir dâArtemare quelques minutes avant dix heures, habillĂ©s en excursionnistes, ayant, lui, des bas, elle, une jupe-trotteur, et tous deux leurs cannes ferrĂ©es. Sur la route de Don, un cantonnier les a remarquĂ©s, et il prĂ©cise lâheure, â dix heures, â sâappuyant, pour la certifier, sur ce que le petit train local quitte Artemare Ă dix heures prĂ©cises pour monter vers Don, et sur ce que la locomotive sifflait au dĂ©part quand les Monbardeau le saluĂšrent en passant. Ă Don, plusieurs personnes aussi les ont vus. Ils y sont arrivĂ©s en mĂȘme temps que le petit train. Le mĂ©decin nous lâa dit. Il Ă©tait venu chercher Ă la station un de ses confrĂšres venant de Belley. Mais, Ă cet instant-lĂ , M. et Mme Henri Monbardeau Ă©taient seuls. » â Donc, » interrompit Maxime, Marie-ThĂ©rĂšse les a rencontrĂ©s entre Don et la croisĂ©e oĂč nous sommes ; cela va de soi. Câest lĂ quâils ont fait cause commune. Ensemble, ils seront allĂ©s jusquâĂ Virieu-le-Petit, comme on fait toujours ; ils auront achetĂ© Ă lâauberge de quoi dĂ©jeuner dans les bois, selon la coutume ; et je les vois dâici monter Ă travers la forĂȘt⊠Allons, vite ! Ă Virieu-le-Petit ! » Lâespoir Ă©tait sur les visages. On atteignit rapidement Virieu-le-Petit â Ă 800 mĂštres dâaltitude â qui est le point extrĂȘme oĂč les voitures peuvent mener les promeneurs du Colombier. Maxime entra chez lâaubergiste, â une vieille brave femme. Oui donc, quâelle avait vu M. Henri ! Il lui avait achetĂ©, vers midi, du pain, du saucisson, du vin, et mĂȘme empruntĂ© un carnier pour loger tout ça, avec les couteaux et les trois verres⊠» â Trois ? Trois verres ? Ah ! » Maxime sentait la joie le prendre au gosier. â Et⊠il Ă©tait avec⊠qui ? » â Avec deux dames, restĂ©es au dehors, sur la route. Pendant quâil sâapprovisionnait, elles continuaient de marcher Ă petits pas sur la cĂŽte. Il les a rattrapĂ©es. » â Enfin, câĂ©taient Mme Henri Monbardeau et ma sĆur, Mlle Le Tellier ? » â Oh ! sĂ»r et certain ! Maintenant que vous me le dites, pas dâerreur ! Mais, sur le moment, Je les voyais de dos⊠Il y en avait une habillĂ©e en petite fille⊠» â Câest-Ă -dire avec une jupe courte ? » â Oui bien. Et lâautre comme tout le monde. » â En gris ? En gris ? » â Oui, oui, en gris. » Toute la famille entourait lâaubergiste. On poussa des exclamations de victoire. â CâĂ©tait sĂ»r ; cela crevait les yeux ! » dit Maxime en riant. â On ne mâa point rendu mon carnier », rĂ©clama lâaubergiste. Alors le sentiment de la situation revint dans les esprits. CâĂ©tait dimanche ; lâauberge Ă©tait bondĂ©e. On y trouva sans peine des gars de bonne volontĂ©, pour fouiller la montagne. Bornud, un garde particulier, petit vieillard chafouin, nerveux et jaune, clignotant dâun Ćil noir et malicieux, se mit de la partie avec son chien Finaud. Mme Arquedouve, exigeant que nul ne sâoccupĂąt de son sort, sâaccommoda dâune chambre rustique, â pendant que la troupe des sauveteurs attaquait la pente du Colombier. DĂšs que ce bataillon eut gagnĂ© la forĂȘt, de nombreux embranchements lâobligĂšrent Ă se diviser en compagnies, puis en sections, puis en escouades ; car, de toutes les excursions possibles, on ne savait laquelle avait sĂ©duit les trois disparus. Comme on allait opĂ©rer la premiĂšre dislocation, Bornud dĂ©couvrit, par terre, des croĂ»tes de pain et des peaux de saucisson. Il fureta dans les environs, et trouva, sous une branche qui le dissimulait, le carnier de lâaubergiste. AprĂšs un dĂ©jeuner frugal, Henri avait cachĂ© le sac dĂ©sormais inutile, gĂȘnant, et il sâĂ©tait dit Je le reprendrai au retour. » Cette trouvaille jeta un froid. Une Ă une, les patrouilles se dĂ©tachaient aux bifurcations. Lâair vif sâallĂ©geait et se refroidissait au cours de la montĂ©e. Bornud assura que la neige couvrait encore le sommet du Grand-Colombier, lĂ -haut, Ă mĂštres au-dessus du niveau de la mer ; mais le fait nâĂ©tait vĂ©rifiable quâau pied mĂȘme de la cime ou trĂšs loin de la montagne, Ă cause des masses environnantes qui faisaient Ă©cran. Lâascension fatiguait les femmes, mal Ă©quipĂ©es. Mme Le Tellier, naguĂšre si paresseuse, gravissait avec acharnement les sentiers malaisĂ©s. Lâhiver en avait fait des lits de torrents, jonchĂ©s de pierres coupantes oĂč les pieds se blessaient, oĂč les chevilles se tordaient⊠Ce fut, tout dâabord, une battue assez logique, cernant le Colombier. On observait. De temps Ă autre, quelquâun jetait Ă pleine voix un long appel⊠Mais, Ă mesure que le soleil baissait, la fiĂšvre gagna les malheureux parents. Ils descendirent au fond de ravines abruptes quâil suffisait de cĂŽtoyer pour dĂ©couvrir tout entiĂšres. Mme Le Tellier soulevait des cailloux, Ă©cartait des feuillages, et regardait dessous, inconsciemment. Ils allaient de droite et de gauche, Ă tort et Ă travers. BientĂŽt ils ne cessĂšrent plus de crier. M. Monbardeau hurlait sans trĂȘve un refrain familial, ce joyeux thĂšme, ce bout de musique allĂšgre dont les vallons du Colombier avaient retenti jadis tant de fois, et qui rĂ©sonnait aujourdâhui lugubre et mineur, sans que personne sâaperçût de lâĂ©trange modulation. Un tel dĂ©sordre sâĂ©tendit forcĂ©ment aux autres pelotons, partout dissĂ©minĂ©s. Le silence du soir sâemplit de clameurs. LâĂ©cho les multipliait ; cela fit croire Ă des rĂ©ponses. Pensant aller vers ceux quâils recherchaient, les uns et les autres se trouvaient nez Ă nez. Il leur fallait revenir sur leurs pas et reprendre la voie dĂ©laissĂ©e. Le temps se couvrit ; la nuit venait ; lâombre accumula des formes indĂ©cises et transforma les choses. Des taches de feuilles rougies, sur la mousse, Ă©pouvantaient de loin. On tremblait en fouillant du regard les Ă -pic, du haut des roches vertigineuses. La bise anima dâune vie frĂ©missante les sapins funĂ©raires et les fourrĂ©s compacts ; on aurait dit, soudain, quâils abritaient un blessĂ© convulsif ou quelque prĂ©sence inopinĂ©e⊠Mme Monbardeau se lacĂ©rait les mains Ă force de scruter les buissons Ă©pineux. Bornud, lâĆil attentif, espionnait la vie forestiĂšre, et son chien quĂȘtait devant lui, le nez au vent⊠Mais rien, â rien, â rien. Rien de visible sur ces maudites pierrailles et sur la sĂ©cheresse de la terre. Rien, nulle part ! Rien que des clameurs enrouĂ©es rebondissant de rochers en rochers, se mĂȘlant parfois au fracas dâune cascade et traversant les gorges sombres oĂč la forĂȘt ne plongeait que pour remonter, tantĂŽt profonde et tantĂŽt culminante, mais toujours taciturne et secrĂšte. Des vapeurs sâĂ©levaient des bas-fonds. Le ciel noircit. Mme Le Tellier, qui allait avec sa sĆur, son mari et Bornud, se laissa tomber sur un tertre, Ă la lisiĂšre supĂ©rieure des bois ; elle nâen pouvait plus. De cette place, on voyait enfin le sommet du Grand-Colombier. CâĂ©tait un dos dâĂąne gigantesque et nu, tapissĂ© dâun gazon glissant. Il opposait Ă lâescalade un versant hostile. Trois bosses ondulaient sa crĂȘte ; elles Ă©taient blanches de neige, et sur la plus haute â celle du milieu â se dressait une croix monumentale, infime dans la distance. Ils levĂšrent les yeux. Un homme montait vers la croix, laborieusement, avec des glissades et des haltes frĂ©quentes. M. Monbardeau se fit une visiĂšre de ses mains. â Câest Robert Collin », dit-il. Un gĂ©missement lui rĂ©pondit. Mme Le Tellier, harassĂ©e de fatigue et dâinanition, se pĂąmait. â Elle revint Ă elle. Mais il ne fallait plus songer Ă poursuivre la reconnaissance. Du reste, Ă quoi bon ? Le jour finissait. Des nuages sâamoncelaient au-dessous dâeux. Et nâavaient-ils pas rempli leur tĂąche ? Toute la montagne ne se trouvait-elle pas explorĂ©e, depuis le bas jusquâĂ la crĂȘte dĂ©serte oĂč parvenait Robert ? Le retour fut mortel et sâaccomplit dans un mutisme gros de pensĂ©es. Les Monbardeau et les Le Tellier Ă©taient Ă jeun depuis douze heures ; la faim exaltait leur angoisse. Ă lâauberge, oĂč Mme Arquedouve avait fait servir un dĂźner, la lampe Ă©claira des faces extĂ©nuĂ©es qui sâinterrogeaient anxieusement. Rien. â Personne nâavait rien dĂ©couvert. Et tous Ă©taient rentrĂ©s, Ă lâexception de Robert. Il avait dit Ă Maxime Ne mâattendez pas pour repartir. Je mâarrangerai. Quâon ne se tourmente pas Ă mon sujet. » â Eh bien, mon garçon ? » fit M. Le Tellier avec un geste dĂ©couragĂ©. Que dis-tu de cela ? » â Moi ? Mais⊠quâil faut prĂ©venir la justice⊠» â Tu ne crois plus Ă un accident ? » â Mon Dieu⊠oui et non⊠Mais la justice⊠» Un sourire entendu plissa les lĂšvres des paysans. â La justice est dĂ©jĂ prĂ©venue », balbutia M. Le Tellier Ă voix basse et dâun air confus. Jâai tĂ©lĂ©graphiĂ© ce matin au duc dâAgnĂšs, qui va nous amener des gens de la police⊠» Maxime, abasourdi, le regardait baisser les paupiĂšres. â Si ce nâest pas un accident, » sâĂ©cria M. Monbardeau, quâest-ce que ce serait donc ?⊠Une fugue ? câest inadmissible. » Il hĂ©sita, lâespace dâune seconde Un enlĂšvement, alors ?⊠» â Je commence Ă le croire », dit M. Le Tellier. Je mâattends Ă recevoir une lettre exigeant la forte somme en Ă©change de Marie-ThĂ©rĂšse⊠» â Sans doute », approuva Maxime. Il y avait lĂ une quarantaine de montagnards formant le cercle. Ils secouaient la tĂȘte en signe dâincrĂ©dulitĂ©. Mme Monbardeau les imitait. M. Le Tellier les dĂ©visagea lâun aprĂšs lâautre. â Est-ce que vous avez une opinion, mes amis ? » demanda-t-il. Si vous en avez une, dites-la. » Bornud rĂ©pondit pour eux tous, avec lâaccent doucereux du terroir â Oh ben lĂ non ! Ben sĂ»r que non ! Nous autres, on ne peut pas savoir ! » Mais la terreur du Sarvant planait sur eux. La pluie, tout Ă coup, tomba violemment. Cela fit comme un piĂ©tinement soudain de mille petites pattes cabriolant de tuile en tuile au-dessus de la compagnie. Quelques Ă©paules tressaillirent Ă ce bruit. M. Monbardeau sâapprocha de son beau-frĂšre, et tout bas â Comprends-tu, maintenant, pourquoi le vol dâune statue et dâun mannequin les impressionnait pareillement ? Saisis-tu la progression ? » â Soyons francs », avoua M. Le Tellier. Toi depuis hier, moi depuis ce matin, pensons-nous Ă autre chose ? â Quelle sottise ! » viiLâAttente et lâArrivĂ©e des Renforts Le lendemain matin, vers huit heures, on se rĂ©unit comme Ă lâordinaire dans la salle Ă manger de Mirastel. M. et Mme Monbardeau sây trouvaient ; lâhorreur dâĂȘtre seuls les avait saisis au moment de rĂ©occuper la maison dâArtemare, et Mme Arquedouve leur donnait asile jusquâĂ nouvel ordre. Mauvaise nuit. LâextrĂȘme lassitude et lâangoisse avaient tenu chacun dans lâinsomnie. La pluie tombait encore. Ils la maudissaient de venir trop tard et de rendre la terre sensible aux empreintes quand il nâĂ©tait plus temps. Aucune nouvelle. Robert Collin nâĂ©tait pas rentrĂ©, le duc dâAgnĂšs pas arrivĂ©, et le courrier nâavait pas apportĂ© Ă M. Le Tellier la lettre de chantage quâil attendait, quâil espĂ©rait ! On parlait beaucoup, de peur que le silence laissĂąt trop de latitude aux imaginations. Mme Le Tellier, en plus de son chagrin, ressentait un grand dĂ©pit de ce que Marie-ThĂ©rĂšse eĂ»t disparu Ă la minute mĂȘme oĂč le duc dâAgnĂšs avait sollicitĂ© lâhonneur dâĂȘtre son gendre. Elle sâĂ©chauffait, sanglotait, et disait dans son dĂ©sespoir mĂȘlĂ© de rancune â Jâaimerais mieux⊠oh ! jâaimerais mieux lâavoir mariĂ©e au Turc, tenez ! plutĂŽt que dâignorer ce quâon lui fait Ă cet instant !⊠» Et elle pleurait de plus belle, avant de profĂ©rer dâautres extravagances. Maxime, inquiet de lâabsence prolongĂ©e de Robert et froissĂ© de lâindiffĂ©rence unanime Ă lâĂ©gard dâun tel dĂ©vouement, se retira dans son laboratoire afin dây goĂ»ter un peu de calme. â Mais ses poissons, dans leurs aquariums, ne lâintĂ©ressaient plus. LâocĂ©anographie lâimportunait. Ses pinceaux et ses couleurs lui firent lâeffet de joujoux bons pour les enfants, qui, eux, nâont pas de souci. Maxime parcourut dâun regard distrait les boĂźtes de collection suspendues autour de la rotonde, et il se mĂ©prisa de les avoir jamais estimĂ©es. Elles renfermaient cependant des choses curieuses. Jadis, il sâĂ©tait diverti Ă capturer les animaux, de toute espĂšce, dont la forme et la couleur sâidentifient Ă celles de leur support ou de leur milieu, si exactement, que leurs ennemis ne peuvent plus les en distinguer. Il avait aussi attrapĂ© les bĂȘtes qui sâĂ©vertuent Ă ressembler Ă dâautres bĂȘtes, soit pour effrayer leurs adversaires, soit pour tromper la mĂ©fiance de leurs victimes. En en mot, câĂ©tait une collection de mimĂ©tismes. Voulant apaiser son inquiĂ©tude, Maxime essaya de se rappeler la difficultĂ© de ses chasses puĂ©riles, oĂč la proie Ă©tait dâautant plus inestimable quâelle se dissimulait avec plus de perfection. Et il se souvenait tristement de sa joie, lorsquâil pouvait mettre sous verre quelque bestiole inĂ©dite, posĂ©e sur la feuille, la branche ou la pierre qui se confondait avec elle. Que de fois, pour lui faire plaisir, Marie-ThĂ©rĂšse sâĂ©tait mise en quĂȘte de mimĂ©tismes !⊠Pauvre chĂšre jolie sĆur !⊠Allons ! la solitude et lâinaction ne valaient rien, dĂ©cidĂ©ment ! Il valait mieux boucler ses guĂȘtres et se porter au-devant de Robert. Maxime, ayant prĂ©venu M. Le Tellier, sâen fut dans la montagne. La pluie avait cessĂ©. Ă Mirastel, on attendait ; et le temps sâĂ©coulait avec une lenteur dĂ©sespĂ©rante. M. Le Tellier arpentait les couloirs du chĂąteau et les allĂ©es du jardin. M. et Mme Monbardeau sâefforçaient de lire les journaux, qui retraçaient lâĂ©vĂ©nement tout de travers. Quant Ă Mme Le Tellier, elle Ă©tait montĂ©e Ă la chambre de sa fille avec Mme Arquedouve, et lâune sâingĂ©niait Ă retrouver Marie-ThĂ©rĂšse dans la vue de son entourage intime, tandis que lâautre respirait tendrement lâodeur florale qui sâen exhalait. Quelques visiteurs sonnĂšrent au portail. Ils laissaient des cartes avec lâexpression de leur sympathie. On ne reçut que Mlle de Baradaine, lâunique parente de Fabienne Monbardeau-dâArviĂšre. Elle Ă©pancha le trop plein de son gros cĆur dans une tirade prodigieuse dâabondance et de banalitĂ©. La consternation gĂ©nĂ©rale redoubla. Ă quatre heures, M. Le Tellier, en vigie sur la terrasse, dâoĂč il guettait lâarrivĂ©e du duc dâAgnĂšs par la voie du ciel ou la voie du sol, â entendit Maxime qui lâappelait Ă la fenĂȘtre de son laboratoire. Robert se tenait prĂšs de lui. M. Le Tellier courut les rejoindre. â Mon ami, mon cher ami ! » dit-il en apercevant son secrĂ©taire accablĂ© de lassitude. Que je vous suis reconnaissant⊠» Robert lâarrĂȘta. â Jâai passĂ© la nuit et la matinĂ©e dans le Colombier, » dit-il, mais ne me plaignez pas il nâest tombĂ© quâune oĂč deux gouttes de pluie Ă lâendroit oĂč jâĂ©tais⊠Et câest plus heureux quâon ne pourrait le supposer. » â Vous savez quelque chose ! » Robert et Maxime sâentre-regardĂšrent. â Oui, papa, il y a du nouveau. Mais nous avons tenu Ă ce que vous fussiez seul Ă le savoir ; parce que les autres, sâils lâapprenaient, nâauraient de cesse quâune fois renseignĂ©s par le menu. Et nous avons la conviction quâil vaut mieux ne pas dĂ©crire ce que Robert a trouvĂ©. » â Comment ! comment ! » â Oh ! rassurez-vous sa dĂ©couverte nâest pas Ă©pouvantable ! Loin de lĂ , puisquâelle met un atout dans notre jeu. Mais nous prĂ©fĂ©rons, Robert et moi, que lâon voie les choses, au lieu dâen Ă©couter la description, afin que chacun puisse se prononcer librement Ă leur sujet. Vous savez combien le langage le plus neutre est tendancieux ; vous savez comme lâopinion de celui qui parle se trahit, malgrĂ© lui, dans le choix des formules. Toute phrase est un jugement, si impartiale quâon la suppose ; exprimer un fait, câest, du mĂȘme coup, en faire la critique. Or, il sâagit dâun indice tellement extraordinaire, inexplicable, dâun problĂšme si ardu, quâil faut absolument recueillir lĂ -dessus le plus grand nombre dâavis, sans que les uns aient subi lâinfluence des autres. » â Soit. Pouvez-vous me conduire tout de suite⊠» â Câest au sommet du Colombier », dit Robert. Nous irons avec les policiers dĂšs demain. Je croyais les trouver ici. » â François dâAgnĂšs nâest pas encore lĂ ? » sâĂ©tonna Maxime. VoilĂ qui est surprenant. » M. Le Tellier fut tirĂ© de la mĂ©ditation oĂč lâavait plongĂ© cet entretien par le ronflement dâune automobile lointaine. Il sâapprocha de la croisĂ©e, et vit une machine de course arriver sur la route comme un engin dĂ©vastateur. Dans un crĂ©pitement de fusillade, un tonnerre grandissant de mitrailleuse, elle se rua, forcenĂ©e, Ă lâassaut de la rampe. Elle bondissait ; elle montait la cĂŽte en zigzags plus vite quâune avalanche ne lâeĂ»t dĂ©gringolĂ©e ; elle dĂ©rapait follement aux virages, avec des grondements impĂ©tueux. Et lâon apercevait, Ă travers les Ă©claboussures jaillies de son passage, quatre hommes vĂȘtus de caoutchouc, cramponnĂ©s au petit bonheur sur deux baquets, parmi des valises et des pneus de rechange. M. Le Tellier restait immobile dâadmiration. Chaque tournant Ă©tait une acrobatie. Le duc dâAgnĂšs exĂ©cuta le dernier sur deux roues. Une seconde aprĂšs, la pĂ©tarade furibonde emplissait la charmille, et le monstre dâacier, fumant, maculĂ© de flĂšches boueuses oĂč sa vitesse apparaissait toujours, sâarrĂȘta devant le perron. M. Le Tellier descendit Ă la rencontre des nouveaux venus. DĂ©barrassĂ© de la blouse cirĂ©e et du suroĂźt qui lui donnaient la mine dâun loup de mer, le duc dâAgnĂšs parut, svelte, bien dĂ©couplĂ©. En vain les averses et les rafales avaient-elles rougi et gonflĂ© la peau de son visage ; en vain pleuraient ses yeux Ă©ventĂ©s ; il Ă©tait si jeune et si beau, quâon aurait dit un prince Charmant dĂ©livrĂ©, sur lâheure, de quelque affreuse mĂ©tamorphose. Il expliqua son retard â Jâaurais voulu partir dĂšs hier, aussitĂŽt reçue votre dĂ©pĂȘche, monsieur. Mais le prĂ©fet de police tenait beaucoup Ă mâadjoindre certain de ses auxiliaires qui nâĂ©tait libre quâaujourdâhui. Et je serais venu en aĂ©roplane, malgrĂ© le temps, si je nâavais eu Ă transporter deux personnes en sus de mon chauffeur. â Je vous prĂ©sente M. Garan et M. Tiburce. » M. Le Tellier tendit la main aux deux hommes. Le premier la secoua rondement. Mais le deuxiĂšme devait ĂȘtre franc-maçon ou quelque chose de similaire, car il chatouilla dâun attouchement fort indiscret la paume et les doigts de lâastronome. CâĂ©tait presque impudique. M. Le Tellier, cramoisi, poussa les voyageurs dans son cabinet. Il leur raconta, sans perdre un instant, tout ce quâil savait de lâaventure dĂ©sastreuse, et nâeut garde dâomettre la conversation quâil venait dâavoir avec son fils et son secrĂ©taire. On lâĂ©couta religieusement. Toutefois, lorsquâil entama le chapitre des hypothĂšses, lâun des Ă©trangers, M. Garan, lâinterrompit. Ce personnage, de corpulence moyenne et dâallure martiale, avait le teint basanĂ©, des joues bleues, et portait ses cheveux poivre et sel taillĂ©s en brosse. Une moustache trop noire, beaucoup trop menaçante et infiniment trop grande pour lui, semblait sous son nez deux cornes de bison. Des sourcils considĂ©rables et de mĂȘme couleur imitaient sur ses yeux une autre moustache, fourvoyĂ©e. Et il retroussait constamment vers le ciel ce quadruple accroche-cĆur. â Excusez-moi », dit-il, si je vous arrĂȘte lĂ . Mais nous connaissons, Ă la PrĂ©fecture, lâhistoire des dĂ©prĂ©dations bugeysiennes, et je les ai dites Ă ces messieurs, chemin faisant. Quant aux suppositions qui pourraient vous ĂȘtre venues, je prĂ©fĂšre ne pas les savoir. Laissez-moi dâabord me rendre compte de ce qui est. Il convient dâĂ©lucider le point mystĂ©rieux du Grand-Colombier. Ensuite, nous discuterons. Câest une mĂ©thode des plus recommandables. » â Pardon, jâavais oubliĂ© », fit le duc dâAgnĂšs. M. Garan est inspecteur de la SĂ»retĂ©. » M. Le Tellier, que lâimpatience dâagir aiguillonnait, dĂ©signa lâautre inconnu, profondĂ©ment absorbĂ© dans lâexamen de la salle, et dit Ă M. Garan â Câest bien aussi lâopinion de votre collĂšgue ? » Le policier sourit derriĂšre sa moustache cornue â Monsieur nâest pas mon collĂšgue⊠Je nâai pas lâhonneur⊠» â Tiburce est un de mes amis », exposa le duc dâAgnĂšs non sans marquer de lâembarras. Il peut nous ĂȘtre utile⊠oui⊠vraiment utile. Câest un vieux camarade de pension Ă Maxime et Ă moi. » Sur ces paroles, Tiburce se leva de sa chaise. EnveloppĂ© dâun macfarlane Ă grands carreaux, ce jeune homme rasĂ©, blafard, â muni dâune bouche Ă©carlate impossible Ă fermer, qui Ă©clatait dans sa figure comme une tomate sur un fromage blanc, â lâĆil rond, les traits figĂ©s dans une atonie de plĂątre classique, â ce jeune homme, dis-je, reprĂ©sentait un spĂ©cimen accompli dâanglomane. Il eĂ»t sans doute constituĂ© un gentil petit Français, rien quâen laissant croĂźtre sa barbe blonde et naĂźtre Ă ses lĂšvres ultra-purpurines le sourire qui les sollicitait sans trĂȘve. Peut-ĂȘtre mĂȘme, vĂȘtu comme vous et moi, Tiburce nous eĂ»t-il Ă©galĂ©s vous et moi⊠Mais voilĂ Tiburce faisait lâAnglais ; il entourait dâĂ©toffes londoniennes sa prestance de Gaulois ; il recouvrait sa physionomie parisienne du masque britannique. Câest pourquoi, au lieu dâĂȘtre auguste Ă la façon dâun lord, il lâĂ©tait Ă la maniĂšre dâun clown ; au lieu dâĂȘtre sĂ©duisant Ă lâĂ©gal de vous et moi, il Ă©tait burlesque, monsieur, â tout simplement. â Mon ami », poursuivit le duc dâAgnĂšs, est un⊠» â Je suis sherlockiste, et rien de plus. » M. Le Tellier fit des yeux en points dâorgue. â PlaĂźt-il ? » viiiTiburce Tiburce sâefforça dâatteindre le comble du flegme et de lorgner son interlocuteur bien en face. â Je dis que je suis sherlockiste », rĂ©pĂ©ta-t-il. â Mais alors il devint si rouge que ses lĂšvres disparurent dans lâembrasement de tout son visage⊠Sherlockiste ou holmesien, si vous prĂ©fĂ©rez ; comme on dit carliste ou garibaldien. » Ă cette minute, M. Garan figurait assez heureusement lâironie, M. dâAgnĂšs la contrariĂ©tĂ©, et M. Le Tellier lâincomprĂ©hension. Ce que voyant, Tiburce reprit â Enfin, monsieur, vous avez bien entendu parler de Sherlock Holmes ? » â Euh⊠Serait-ce un parent de cette Augusta HolmĂšs qui faisait de la musique ? » â Nullement. Sherlock Holmes est un virtuose, mais un virtuose dĂ©tective. Câest un policier de gĂ©nie, dont sir Arthur Conan Doyle a racontĂ© les exploits fantaisistes⊠» â Eh ! monsieur, Ă lâheure oĂč nous sommes, au diable les romans ! et foin de votre Shylock HermĂšs ! » â Sherlock, » rectifia Tiburce, Sherlock Holmes. » Et il poursuivit sans trop sâĂ©mouvoir Eh bien, monsieur, moi je suis lâĂ©mule vivant de ce hĂ©ros imaginaire, et jâapplique aux difficultĂ©s de la vie rĂ©elle sa mĂ©thode incomparable. » Le duc dâAgnĂšs, apercevant que M. Le Tellier sâagaçait de plus en plus, hasarda timidement â Jâaffirme⊠en vĂ©rité⊠que Tiburce nous sera dâun grand secours. » Et Tiburce â Ăcoutez-moi quelques instants. Si vous manquez de foi, câest que vous ne comprenez pas. Laissez que je mâexplique. » Voyez-vous, monsieur, ma vocation sâest dĂ©cidĂ©e Ă lâĂ©poque oĂč je faisais ma philosophie, â non pas un jour que je piochais quelquâun de ces scolastiques dont je devais tant chĂ©rir les Ćuvres, â mais un soir que je lisais le conte de Voltaire appelĂ© Zadig ou la DestinĂ©e. On y trouve, monsieur, certain morceau qui est comme le prototype de toutes les intrigues policiĂšres, oĂč Zadig, quoique nâayant jamais vu la chienne de la reine, nâen fait pas moins la description frappante au Premier Eunuque, grĂące aux vestiges quâelle a laissĂ©s de son passage dans un petit bois. » Cette lecture mâouvrit les yeux, et je rĂ©solus de cultiver en moi les dispositions Ă la perspicacitĂ©, que je sentais impĂ©rieuses et riches, â soit dit sans fausse modestie. » Ă quelque temps de lĂ , les contes dâEdgar Poe me tombĂšrent sous la main ; je fus Ă©merveillĂ© par lâesprit sagace du policier Dupin. Enfin, ces derniĂšres annĂ©es, toute une littĂ©rature sâest mise Ă fleurir Ă la suite du Crime de la rue Morgue, de la Lettre volĂ©e, du MystĂšre de Marie Roget, et ma vocation se dessina de plus en plus. Ă vrai dire, Sherlock Holmes domine cette production comme NapolĂ©on domine lâhistoire de son temps ; mais chacun de ces ouvrages a pourtant son importance, et forme un brĂ©viaire du chasseur dâinconnu. Leur ensemble, renforcĂ© de plusieurs traitĂ©s de logique, compose la bibliothĂšque du dĂ©tective amateur ; â et cette bibliothĂšque, monsieur, ne me quitte pas. » Tiburce, disant ces paroles, ouvrit une valise quâil avait dissimulĂ©e sous la cloche de son macfarlane, et tira de ses profondeurs une kyrielle de volumes solidement reliĂ©s. Il les posa un par un sur le bureau, glissant cĂŽte Ă cĂŽte Aristote et Maurice Leblanc, Mark Twain et Stuart Mill, Hegel et Gaston Leroux, Conan Doyle et Condillac, â faisant voisiner le Parfum de la Dame en noir avec les trois premiers tomes du Spectateur et les Aventures dâArsĂšne Lupin avec la Logique inductive et dĂ©ductive. â Voici mes maĂźtres », dit-il avec un geste pompeux. Mais nâallez pas croire que lâĂ©tude de ces livres soit mon labeur unique. Je bĂ»che Ă©normĂ©ment, monsieur, et dans tous les genres, â afin dâacquĂ©rir les connaissances universelles du grand Sherlock. Je ne laisse un manuel dâalgĂšbre, de menuiserie, de mĂ©decine ou dâĂ©levage, que pour courir Ă la salle dâescrime, au club de boxe, au gymnase ou bien au manĂšge ; et mes vacances, je les emploie Ă faire de la logique appliquĂ©e Ă passer des principes Ă la pratique, de la thĂ©orie au service en campagne. » Et jâose le dire mes dĂ©buts sont encourageants. â Permettez-moi de vous soumettre un ou deux exemples de mon savoir-faire. Cela stimulera votre confiance. » M. Le Tellier paraissant rĂ©signĂ©, Tiburce repartit avec assurance, malgrĂ© lâair narquois de M. Garan â De toutes mes petites prouesses, je vous signalerai seulement celles que mon ami dâAgnĂšs, ici prĂ©sent, pourra certifier. » Cet hiver, nous causions, lui et moi, dans sa chambre, lorsque Mlle Jeanne dâAgnĂšs entra. Je lui dis Ă brĂ»le pourpoint Mademoiselle, vous sortez de la maison portant le numĂ©ro 13 de la rue de Prony. Vous venez de prendre le thĂ©, dans la serre, chez la chanoinesse de Bouvillon. » Et comme elle sâĂ©tonnait, je lui fis remarquer, sur sa robe de velours, lâempreinte du siĂšge cannĂ© oĂč elle sâĂ©tait assise. Un entrelacs bizarre avait frappĂ© le velours fin, et lâon y reconnaissait les arabesques de fauteuils trĂšs curieux, dâun travail exotique, dont Mme de Bouvillon a meublĂ© la serre de son hĂŽtel. Or, cette serre, on nây pĂ©nĂštre guĂšre que pour le five-oâclock⊠» â Ce nâĂ©tait pas trĂšs difficile », murmura M. Le Tellier. â Il a fait mieux que cela, monsieur », dit le duc dâAgnĂšs. Il vient de faire une chose trĂšs forte, qui mâa dĂ©cidĂ© Ă lâamener ici. » â Pouh ! Rien du tout ! » sâexclama Tiburce dĂ©daigneusement. Avant-hier je reçus de François une carte-pneumatique mâassignant un rendez-vous. Jây fus ; et je lui dis quâil avait Ă©crit ce bleu au CafĂ© de la Restauration, â quâĂ ce moment-lĂ le cafĂ© Ă©tait rempli de consommateurs, â et que lui-mĂȘme Ă©tait pressĂ© dâen finir avec sa correspondance. » Pourquoi au cafĂ© ? Parce que la gomme de la carte avait le goĂ»t du vermouth-grenadine, mixture que lâon boit rarement ailleurs⊠» â Comment ! » sâĂ©cria M. Le Tellier, vous avez lĂ©chĂ© cette colle quâun autre dĂ©jà ⊠» â Câest le mĂ©tier. â Je reprends » Pourquoi au CafĂ© de la Restauration ? Parce que, dans les traits des caractĂšres, tracĂ©s au crayon, se dessinaient les stries du buvard sur lequel M. dâAgnĂšs les avait Ă©crits, â buvard dont vous ne rencontrerez dâexemplaire que chez des particuliers ou dans cette taverne. Or je savais, par le vermouth-grenadine, quâil fallait Ă©carter lâidĂ©e de particuliers. » Pourquoi beaucoup de monde ? Parce que, ayant demandĂ© de quoi Ă©crire, François dâAgnĂšs nâavait pu obtenir quâun buvard et pas de plume puisquâil sâĂ©tait servi dâun crayon. Donc toutes les plumes Ă©taient en main ; et cela implique la prĂ©sence dâune foule. » Pourquoi pressĂ© ? Parce quâil nâavait pas attendu dâavoir une plume ; ce qui pourtant nâaurait tardĂ©. » HĂ© ! que dites-vous de cela ?⊠Je vois avec plaisir, monsieur, que vous revenez sur votre premiĂšre impression. Allez ! allez ! je retrouverai votre fille, câest moi qui vous le dis ! Et tenez, je veux vous convaincre davantage encore ! » LĂ , Tiburce sâenfonça dans un canapĂ©, croisa les jambes, fixa un coin du plafond, se rongea quelque peu les ongles, et dĂ©bita dâune voix rapide et nĂ©gligente, aigre et blanche, â de cette voix, enfin, que lâacteur GĂ©mier prĂȘtait au personnage de Sherlock Holmes â Monsieur, vous possĂ©dez un chien de la race dite griffon Boulet Ă poils durs ». Et ce chien dâarrĂȘt, vous en faites un toutou dâappartement. Car vous nâĂȘtes pas chasseur. Pas chasseur, mais pianiste. TrĂšs bon pianiste, mĂȘme ; ou du moins vous croyez lâĂȘtre. Jâajouterai que vous avez servi dans la cavalerie, que vous portez Ă lâordinaire un monocle, et quâun de vos passe-temps favoris est le tir Ă la cible. â Chut ! taisez-vous ; priĂšre de ne pas mâinterrompre. » Et, sans cesser de regarder en lâair, il continua â Le bas de votre pantalon est couvert de poils. Or ces poils ne peuvent appartenir quâĂ un chien de lâespĂšce prĂ©citĂ©e ou Ă une chĂšvre. Mais il nâentre pas dans nos mĆurs de faire coucher des chĂšvres sur nos pieds. Donc⊠Concluez vous-mĂȘme. â Dâautre part, je sais que vos occupations ne vous laissent pas le loisir de chasser, et jâen dĂ©duis que votre chien, malgrĂ© sa nature, est un chien dâappartement, par destination. â Vous jouez du piano ; oui. En vous donnant la main, jâai reconnu au bout de vos doigts les callositĂ©s professionnelles des pianistes. Elles mâont rĂ©vĂ©lĂ© que vous jouez mĂȘme trĂšs frĂ©quemment. Or un homme de votre Ăąge et de votre intelligence ne saurait montrer tant dâassiduitĂ© dans lâexercice dâun art aussi dĂ©licat, que sâil y est excellent ou sâil croit y exceller. Ă cause dâIngres et de son violon, je nâose affirmer votre talent de pianiste, en dĂ©pit de votre gĂ©nie dâastronome. â Vous avez servi dans la cavalerie ; car vous marchez les jambes Ă©cartĂ©es et vous descendez les escaliers comme si vous redoutiez dâaccrocher vos Ă©perons aux degrĂ©s. Donc vous avez lâhabitude du cheval. Et câest une habitude qui date de loin, car on ne vous voit jamais cavalcader Ă Paris. Votre jeunesse humble et studieuse ne vous ayant pas permis lâĂ©quitation, il faut par consĂ©quent que vous ayez chevauchĂ© les destriers du gouvernement. â Silence, je vous prie. â Vous portez un monocle. Parfaitement. Jâai dĂ©couvert sa trace au pli de votre orbite droite. â Et je prĂ©tends que vous tirez souvent au pistolet ou Ă la carabine, car votre Ćil gauche a coutume Ă se fermer pour viser il est un peu plus petit que lâautre, et les plis de la ride nommĂ©e patte dâoie » sont plus accusĂ©s Ă gauche quâĂ droite. Comme vous ne chassez pas, il sâen suit que vous pratiquez le tir Ă la cible. â Câest tout. Jâai dit. » â Si vous nâĂȘtes pas content avec cela ! » sâĂ©cria Garan sur un ton moqueur. Mais M. Le Tellier nâĂ©tait pas disposĂ© Ă la plaisanterie. Sans dire un mot, il tira de lâombre, sous le bureau, une chanceliĂšre en peau de bique, et la jeta au milieu de la piĂšce. â Voici le griffon Boulet Ă poils durs », fit-il. Puis il ouvrit une armoire, et montrant sa machine Ă Ă©crire â Voici le piano. » Dâun tiroir il sortit sa loupe dâhorloger, lâencastra sous son arcade sourciliĂšre droite, et ajouta dâune voix coupante â Voici le monocle. » Enfin il produisit une photographie qui le reprĂ©sentait dans la posture de son Ă©tat lâĆil droit Ă lâoculaire dâune lunette mĂ©ridienne et lâĆil gauche fermĂ©, ainsi quâil arrive Ă tous les astronomes pendant leurs observations. â Et voici la carabine ou le pistolet », dit-il avec un sifflement irritĂ©. Quant Ă la cavalerie, je ne sais ce que vous voulez dire. Il se peut que jâaie les jambes en manches de veste, mais je ne suis jamais montĂ© Ă cheval. â Ă prĂ©sent, mon jeune ami, permettez-moi de vous dĂ©clarer que, pour faire le jocrisse, vous avez mal choisi votre heure et votre lieu ; et que, sâil Ă©tait de tradition de se servir des serins pour tirer des auspices, vous seriez un oiseau de bien mauvais augure. â Câest tout. Jâai dit. » Garan Ă©clata de rire avec la derniĂšre inconvenance. Mais Ă peine M. Le Tellier eut-il vomi ces imprĂ©cations sous lâempire de sa colĂšre, quâil se repentit de lâavoir fait. Tiburce, maintenant, ne cherchait plus Ă doubler Sherlock Holmes. VerdĂątre et penaud, il balbutiait de vagues excuses tremblotantes. Il semblait dĂ©solĂ© ; beaucoup plus dĂ©solĂ© mĂȘme que sa dĂ©convenue ne le comportait. Si bien que lâastronome, saisi de pitiĂ©, sâempressa dâajouter â AprĂšs tout, on peut se tromper quelquefois⊠Vous serez plus heureux demain, nâest-ce pas ?⊠Excusez un mouvement dâhumeur. â Allons, messieurs, je vais vous faire conduire Ă vos chambres. » Il sonna. Un domestique parut. Mais le duc dâAgnĂšs laissa partir ses deux compagnons. â Je voudrais vous parler », dit-il Ă M. Le Tellier. » Avant tout, monsieur, pardonnez-moi Tiburce. Voici pourquoi je lâai amenĂ©. Tiburce est restĂ© mon ami depuis le collĂšge. Il y a des annĂ©es que je le connais, â des annĂ©es que je suis tĂ©moin de sa bontĂ©, de son grand cĆur, â et des mois que jâassiste Ă sa bĂȘtise, qui est rĂ©cente. Câest le plus fidĂšle, le plus dĂ©vouĂ©, le plus⊠ingĂ©nu⊠des caniches. NĂ©anmoins, ces qualitĂ©s nâauraient pas suffi Ă me dĂ©cider, et je ne lâaurais pas conduit Ă Mirastel, nâĂ©tait ceci » Tiburce Ă©tait prĂ©sent lorsque jâai reçu votre dĂ©pĂȘche. BouleversĂ© par une nouvelle aussi Ă©tonnante, apprenant dâun seul coup la disparition de Mlle Marie-ThĂ©rĂšse et lâagrĂ©ment â sous-entendu â de ma demande puisque vous rĂ©clamiez mon secours, je restai quelque temps abasourdi dâavoir soudain gagnĂ© ma cause et perdu ma fiancĂ©e. » â Pardon, pardon, mais⊠» â Un instant. â Sur ces entrefaites, monsieur, Tiburce me jura quâil retrouverait Mlle Marie-ThĂ©rĂšse. JâĂ©tais encore sous lâinfluence de sa derniĂšre rĂ©ussite, vous savez lâhistoire de la carte-tĂ©lĂ©gramme. Jâoubliais, dans mon dĂ©sarroi, les innombrables gaffes dont le pseudo-Sherlock sâĂ©tait rendu fautif⊠Ah ! lui dis-je, si tu retrouves Marie-ThĂ©rĂšse, demande-moi tout ce que tu voudras ! » â AussitĂŽt, je mâaperçus de ma sottise. » Depuis deux ans, monsieur, Tiburce aime ma sĆur, et Jeanne lâaime aussi. Certes, si cela ne dĂ©pendait que de moi, leur mariage serait dĂ©jĂ un vieil Ă©vĂ©nement ; car je ne connais pas de meilleures crĂ©atures que Tiburce et que Jeanne. Dâun autre cĂŽtĂ©, vous savez que ma bonne petite sĆur nâest pas trĂšs belle⊠Tiburce, qui jouit dâune fortune colossale, ne lâĂ©pouserait donc pas pour sa dot⊠Somme toute, ce serait le bonheur⊠» â Eh bien, alors ? » fit M. Le Tellier. â Eh bien, monsieur, je me souviens de feu mon pĂšre, le duc Olivier, de feu ma mĂšre, nĂ©e dâEstragues de Saint-Averpont, et de tous mes aĂŻeux. Souffriraient-ils, aux cieux, quâune dâAgnĂšs sâappelĂąt dâun nom roturier ? » â Quâen pense Mlle dâAgnĂšs ? » â Ma sĆur sâest rangĂ©e Ă lâavis du chef de famille, â au mien. Dans nos maisons, ces dĂ©cisions-lĂ ne se discutent jamais⊠Seulement⊠hum⊠quand Tiburce mâa dit Me donnes-tu Mlle Jeanne en Ă©change de Mlle Marie-ThĂ©rĂšse ? » â que voulez-vous !⊠il mâa semblĂ© quâau fond de leur tombeau mes ancĂȘtres ne devaient plus songer Ă grandâchose⊠et jâai rĂ©pondu Oui. Retrouve Marie-ThĂ©rĂšse, et Jeanne sera ta femme. » » Une heure aprĂšs, en accomplissant mes dĂ©marches Ă la prĂ©fecture de police, ma folie me stupĂ©fia. Jâaurais bien voulu revenir sur ma promesse et ne pas emmener lâinutile Tiburce ! Mais je nâen avais plus le droit. Si certain que je sois de son incapacitĂ©, il me faut dĂ©sormais lui faciliter une tĂąche dont jâai fait le serment de rĂ©compenser le succĂšs ! » â Je comprends sa mine dĂ©confite ! Pauvre garçon ! Câest dommage quâil ne soit pas plus dĂ©gourdi, ce M. Tiburce ; il aurait retrouvĂ© Marie-ThĂ©rĂšse. Avec un pareil mobile, on arrive Ă tout. Lâamour !⊠» â Ha ! monsieur, lâamour ! Si vous mesurez les chances de rĂ©ussite Ă la grandeur de lâamour, alors nâest-ce pas moi qui retrouverai ma fiancĂ©e ? » â Hum, votre fiancĂ©e⊠Câest-Ă -dire que⊠euh ! Ăcoutez donc⊠Jâai Ă©tĂ© un peu affolĂ©, au moment de la dĂ©pĂȘche⊠Il y a un autre jeune homme qui, concurremment avec vous, mâa demandĂ© la main de ma fille⊠Je vous avoue que, pour ma part, euh⊠Enfin, elle choisira. Elle sera libre de choisir entre vous et M. Robert Collin⊠Mais, en toute justice, il est bien certain que celui qui la retrouvera⊠» â Mais, monsieur, » se rĂ©cria le duc dâAgnĂšs tout interloquĂ©, ne savez-vous pas que Mlle Marie-ThĂ©rĂšse me fait lâhonneur de mâaimer ? » â Câest vous qui me lâapprenez, monsieur. » â Ho ! ho ! mais⊠il mâavait semblĂ© que tout le monde le savait⊠» DĂ©cidĂ©ment, » se dit M. Le Tellier, jâai trop vĂ©cu dans les Ă©toiles. » ixĂ la Cime du Colombier Aux instants critiques, chaque nouveau venu paraĂźt un sauveur. Les femmes et le docteur Monbardeau accueillirent MM. dâAgnĂšs, Tiburce et Garan comme une trinitĂ© de messies. Et il ne faut pas douter que Maxime et Robert eussent partagĂ© leur sentiment, si le premier nâavait Ă©tĂ© confondu de voir en cette affaire son ancien condisciple, Tiburce le simple, et si la prĂ©sence du duc dâAgnĂšs avait pu exciter dans lâesprit de Robert autre chose que de la jalousie. Sur lâavis de M. Garan, on sâabstint, ce soir-lĂ , de toute conjecture Ă lâendroit des disparitions, et lâon se borna Ă prĂ©parer lâexpĂ©dition du lendemain vers le secret du Colombier. Lorsque chacun sâen fut coucher, le grand espoir provoquĂ© par la rescousse de chercheurs professionnels Ă©tait dĂ©jĂ tombĂ©. Tiburce sâĂ©tait dĂ©voilĂ© le plus godiche des maniaques, et Garan, sous ses dehors de capitaine en bourgeois, venait de prouver une mentalitĂ© de sergent de ville. â Cependant, plusieurs personnes auguraient favorablement Ă une absence assez longue et restĂ©e mystĂ©rieuse quâil avait faite avant le dĂźner, â au sujet de quoi, par discrĂ©tion, nul ne voulut lâinterroger. On devait partir au lever du soleil. Quand il se montra, Garan piaffait dĂ©jĂ depuis une heure. Il fallut lui prĂȘter un paletot, une canne et des jambiĂšres ; car il nâavait rien apportĂ©. Tiburce, lui, fut en retard. Il accourut enfin, dans un bruit de souliers Ă clous, dâobjets entre-choquĂ©s ; et lâon put admirer son Ă©quipement ses bottes, son alpenstock, son capuchon, son chapeau tyrolien et la profusion de sacs, sacoches, Ă©tuis, fourreaux, gaines et musettes qui lui pendaient autour du corps ainsi que des fruits saugrenus. M. Le Tellier haussa les Ă©paules. Mme Arquedouve et ses filles avaient sagement rĂ©solu de ne pas quitter Mirastel. Toutes hĂąves aux clartĂ©s de lâaube, â en deux jours vieillies de deux ans, â elles assistĂšrent au dĂ©part des automobiles. Les enquĂȘteurs Ă©taient au nombre de sept. AprĂšs Don, Garan se fit montrer la croisĂ©e de chemins oĂč Marie-ThĂ©rĂšse avait rencontrĂ© Henri et Fabienne Monbardeau. Ă Virieu-le-Petit, lâinspecteur interrogea de nouveau la tenanciĂšre du cabaret, qui maintint ses premiĂšres dĂ©clarations. Puis la caravane se mit en branle, et bientĂŽt elle eut dĂ©passĂ© lâendroit oĂč Henri Monbardeau avait dissimulĂ© le carnier de lâaubergiste, â lâendroit oĂč se perdait la piste des trois disparus. Au bout dâune heure et demie de montĂ©e Ă travers les bois reverdoyant, lâĂ©troite route ayant contournĂ© de sa corniche force ravins somptueux et traversĂ© de son ruban maints pĂąturages plus beaux que de belles pelouses, â on aperçut la triple bosse du Grand-Colombier. Depuis lâavant-veille, les trois calottes de neige sâĂ©taient un peu rĂ©duites. La croix gĂ©ante apparaissait minuscule, trĂšs haut, trĂšs loin encore ; des aigles planaient au-dessus et dĂ©crivaient leurs lentes spirales. Sous la conduite de Robert, on entreprit lâascension pĂ©nible du calvaire. La pente se redressait de plus en plus ; elle glissait davantage Ă mesure que les semelles sây polissaient, et elle prenait pour ses assaillants lâapparence dâune muraille infinie. Tiburce soufflait. Il sâĂ©tait dĂ©lestĂ© de sa cargaison au profit des uns et des autres ; mais ses bottes Ă clous ronds patinaient Ă qui mieux mieux. On dut le hisser. Le vent rude, qui rĂąpait le versant, lui emporta son chapeau tyrolien. Quand il sâarrĂȘtait, il nâosait pas jeter de regards en arriĂšre, Ă cause du vertige ; et ainsi se privait-il de contempler, tout en bas, lâĂ©talement fastueux du Valromey et les toits lilliputiens de Virieu-le-tout-Petit. M. Monbardeau et M. Le Tellier, pris dâune ardente curiositĂ©, serraient les lĂšvres pour sâempĂȘcher de questionner Maxime ou Robert. Ce dernier, qui devançait tout le monde â et que la gravitĂ© des circonstances avait singuliĂšrement dĂ©lurĂ© â atteignit le bord de la housse blanche, et sâarrĂȘta. Les aigles tournoyants sâĂ©levĂšrent. On entendait la neige pĂ©tiller sous le soleil. Ă cinquante mĂštres plus haut, le vent faisait siffler la croix. â Ah ! » sâĂ©cria M. Monbardeau. Il y a des pas sur la neige ! » â Ne faites pas dâautres empreintes ! » recommanda Maxime. Restez en dehors. » Robert assujettit ses lunettes, et parla. â Câest ici que nous retrouvons la trace de ceux que nous cherchons. Ă coup sĂ»r, ils ont suivi le chemin que nous venons de parcourir. Leur promenade avait pour but la croix du Colombier. Ils furent les premiers Ă faire, cette annĂ©e, lâexcursion traditionnelle ; et la neige a modelĂ© leur passage, dont la terre sĂšche, le gazon et les rochers nâavaient rien conservĂ©. » â Ătes-vous certain que ce soient eux ? » fit Garan. â Absolument. Ăcoutez-moi et regardez. Nous sommes en prĂ©sence de trois traces parallĂšles qui entament la carpette de neige Ă trois mĂštres environ lâune de lâautre et qui montent vers le sommet. Elles sont rĂ©centes et de mĂȘme date ; car la fonte les a dĂ©formĂ©es lĂ©gĂšrement et pareillement. De plus, cet intervalle de trois mĂštres est bien celui que prennent entre eux des compagnons dâescalade. TĂ©moin ce que nous venons de faire nous-mĂȘmes. â Donc, trois personnes sont venues ici, ensemble, depuis peu. » Eh bien, je dis que la trace de gauche est celle de M. Henri Monbardeau. Câest la seule, en effet, qui soit faite par des souliers dâhomme, â des souliers de touriste, larges et cloutĂ©s pour la montagne. Les deux autres ont Ă©tĂ© imprimĂ©es par des bottines de femme. Mais la voie du milieu trahit des brodequins solides, Ă talon plat, garnis de pointes ; tandis que la trace de droite accuse nettement les contours de bottines lĂ©gĂšres, Ă talon Louis XV. â On ne saurait trouver de vestiges correspondant avec plus dâexactitude au signalement pĂ©destre des trois disparus ; et cela suffirait Ă nous convaincre que voici les traces de M. Henri, de sa femme et de Mlle Marie-ThĂ©rĂšse. Mais ce nâest pas tout. » Remarquez ces petites cavitĂ©s rondes qui suivent chaque voie et qui sont beaucoup plus importantes pour les deux pistes de gauche que pour celle de droite. Ce sont, dâun cĂŽtĂ©, des trous de cannes ferrĂ©es, et, de lâautre, des piqĂ»res dâombrelle ou de parapluie. En grattant la neige, on sâaperçoit que celles-lĂ se terminent en pointe et celle-ci Ă plat. » En outre, la trace de droite sâaccompagne dâindices particuliers. On dirait que la neige a Ă©tĂ© balayĂ©e⊠» â Parbleu ! Câest la jupe ! la jupe longue de ma fille ! » sâexclama M. Le Tellier. â Vous lâavez dit, maĂźtre. » â TrĂšs bien », approuva Garan. â TrĂšs bien ! » opina Tiburce, bouche bĂ©e. â VoilĂ une excellente dĂ©couverte », reprit lâinspecteur. La direction des traces, Ă la sortie de cette zone rĂ©vĂ©latrice, va nous orienter. Faisons le tour de la bosse, en suivant la lisiĂšre de la neige ; nous les rencontrerons forcĂ©ment. Il est inutile de se geler les pieds Ă suivre les empreintes. » â Parfait », acquiesça Robert. Câest, mot pour mot, le raisonnement que je me suis tenu. » Ils commencĂšrent Ă longer la bordure de la couche Ă©blouissante, Ă la file indienne. PenchĂ©s au flanc de la dĂ©clivitĂ© rapide, ils tournĂšrent le mamelon et passĂšrent de lâautre cĂŽtĂ© de la montagne, face aux Alpes. Le Mont Blanc dominait lâhorizon formidable, et miroitait parmi des nuages. Sur cette face, le gouffre se creusait plus vertigineux. Tout au fond de sa vallĂ©e profonde, le RhĂŽne semblait immobile et dĂ©risoire ; et les hommes, microscopiques, disparaissaient. â Tiens ! encore des pas ! Mais montent-ils ou descendent-ils ?⊠» â Nâen tenez pas compte », rĂ©pondit Robert Ă M. Monbardeau. Ce sont les miens et ceux de Maxime⊠Vous comprendrez tout Ă lâheure. Hier nous avons marchĂ© dans nos propres trace, de peur de multiplier les voies. » Ils continuĂšrent Ă border la neige, tournant ainsi autour de la croix, quâils avaient toujours fort au-dessus dâeux et dont ils ne voyaient que la partie supĂ©rieure. Or, il arriva quâĂ force de tourner, ils se retrouvĂšrent Ă leur point de dĂ©part, vingt minutes aprĂšs lâavoir quittĂ©, ayant parcouru tout le pĂ©rimĂštre de la calotte blanche et sans avoir aperçu la moindre trace descendante. M. Monbardeau et M. Le Tellier sâĂ©criĂšrent en mĂȘme temps â Ils sont restĂ©s lĂ -haut ! » Le reflet de la neige pĂąlissait encore leur pĂąleur. â Dame, naturellement ! » appuya Tiburce. Puisquâils ne sont pas descendus, câest quâils sont toujours la-haut ! » M. Le Tellier chancela. â Robert, mon ami, pourquoi nous avoir caché⊠» â Montons », dit le secrĂ©taire. Je vous demande seulement de faire un dĂ©tour, afin que les trois pistes que voici restent bien isolĂ©es et bien nettes. » La crĂȘte du Grand-Colombier nâest rien moins que spacieuse. Sa bande aplatie nâa pas deux mĂštres de large sur trente de long. M. Monbardeau, qui grimpait avec une sorte de furie, arriva le premier, et demeura muet de saisissement contre le poteau de la croix. LĂ oĂč son imagination avait dĂ©jĂ couchĂ© les cadavres de son fils, de sa bru et de sa niĂšce, il nây avait personne. Il nây avait rien. Rien ? Ah ! si ! â La canne dâHenri ! Sa canne, brisĂ©e ! Elle est brisĂ©e ! » â Nây touchez pas ! » cria de loin Maxime. Câest essentiel ; nây touchez pas ! » â Mais, les traces ? les traces ?⊠» demandait M. Le Tellier. Il faut bien cependant que les traces⊠Ho ! Ăa, câest trop fort ! » En effet, câĂ©tait trop fort. Les trois pistes montaient jusquâĂ la crĂȘte, mais lĂ elles cessaient tout Ă coup. Les disparus Ă©taient bien arrivĂ©s au sommet du Colombier, mais ils nâen Ă©taient pas redescendus, et pourtant ils ne sây trouvaient plus. Maxime, voyant son pĂšre et son oncle incapables dâobserver et de raisonner, se chargea de leur exposer la situation, de lâĂ©tudier pour eux et de faire les remarques quâelle comportait. â Voyons », dit-il. Un peu dâattention et de tranquillitĂ©. Examinons les choses, et reprenons les traces Ă partir du bord de la neige. » Elles poursuivent leur ascension, dâabord parallĂšles ; puis les deux voies extrĂȘmes sâĂ©cartent lĂ©gĂšrement de celle du milieu ; si bien que, arrivĂ©s sur la ligne de faĂźte, Fabienne se trouve Ă un mĂštre Ă gauche de la croix, Henri Ă cinq mĂštres de Fabienne sur sa gauche et Marie ThĂ©rĂšse Ă six mĂštres dâelle sur sa droite. LĂ , nos promeneurs se sont arrĂȘtĂ©s pour regarder le panorama ; chaque piste, en effet, nous prĂ©sente le mĂȘme piĂ©tinement lĂ©ger, la mĂȘme superposition dâempreintes, et lâon voit trĂšs bien que les cannes et le parapluie ou lâombrelle se sont appuyĂ©s fortement sur le sol. Tout fait foi dâune courte station. â Mais la ressemblance entre les trois pistes ne va pas plus loin. » En effet, la piste dâHenri sâachĂšve net Ă ce piĂ©tinement placide et normal du touriste qui se repose. Câest comme une impasse. » Pour la piste de Fabienne, câest diffĂ©rent. Nous dĂ©couvrons, parties de son piĂ©tinement, quatre traces de pas qui se dirigent du cĂŽtĂ© dâHenri. Et câest tout. DeuxiĂšme impasse. â Remarquons, toutefois, au sujet de ces quatre pas, que la distance de lâun Ă lâautre est dĂ©latrice de grandes enjambĂ©es. Ma cousine Fabienne devait courir lorsquâelle a fait ces quatre pasâŠ, courir vers son mari⊠Dâailleurs, au milieu de son piĂ©tinement stationnaire, nous relevons une marque de semelle vigoureusement enfoncĂ©e, qui tĂ©moigne dâun brusque dĂ©part, dâune prise dâĂ©lan Ă©nergique. » La piste de Marie-ThĂ©rĂšse â celle de droite â est plus compliquĂ©e. Venant du piĂ©tinement, une suite de pas prĂ©cipitĂ©s se dirige vers la croix ; mais soudain, Ă un mĂštre de celle-ci, un crochet les rabat sur la droite, et ces pas se mettent Ă descendre le versant du RhĂŽne, Ă toute vitesse. Nous comptons six empreintes depuis le crochet ; mais ce ne sont plus des enjambĂ©es, ce sont de vĂ©ritables sauts ; câest une course folle sur une pente scabreuse, et qui finit soudainement Ă la sixiĂšme empreinte. â DerniĂšre impasse. » Il y eut donc un instant oĂč Fabienne et Marie-ThĂ©rĂšse se sont hĂątĂ©es dans la mĂȘme direction, qui Ă©tait, pour Fabienne, celle dâHenri, et pour Marie-ThĂ©rĂšse, celle de Fabienne et dâHenri. Une cause inconnue empĂȘcha la premiĂšre dâarriver jusquâĂ son mari et fit rebrousser chemin Ă la seconde. Ce fut sans doute cette mĂȘme cause qui les escamota tous les trois. » â Certainement cela ne sâest pas effectuĂ© sans bataille », dit M. Monbardeau. Cette canne brisĂ©e⊠Câest bien la canne dâHenri⊠Je la reconnais. » â Que ce soit celle de M. Henri ou une autre, » rĂ©pondit Robert, le point capital est que ce soit la canne dont M. Henri se servait samedi. Son bout ferrĂ© ne peut sâadapter quâaux empreintes de gauche. » â Ce que je ne comprends pas, » marmonna Tiburce, câest quâelle se trouve si loin des traces de M. Henri Monbardeau⊠» â Ah ! parfaitement », reprit Robert. Messieurs, je vous prie de noter la position occupĂ©e par cette canne, Ă savoir prĂšs de la croix, entre la piste montante de Mme Henri Monbardeau et le crochet de Mlle Le Tellier, câest-Ă -dire Ă sept mĂštres cinquante environ du piĂ©tinement oĂč se manifeste pour la derniĂšre fois la prĂ©sence â la prĂ©sence calme, jâinsiste â de M. Henri. » â Il lâaura jetĂ©e de lĂ ? » proposa M. Monbardeau. â Non. Jây ai pensĂ©. Cela nâest pas possible. Car alors il lâaurait lancĂ©e contre les deux femmes, au risque de les blesser ; et votre fils nâest pas homme Ă perdre la tĂȘte Ă ce point. » â Mais, qui vous dit », contesta Garan, que les deux femmes Ă©taient lĂ quand la canne a Ă©tĂ© jetĂ©e ? Peut ĂȘtre quâelles avaient dĂ©jĂ quittĂ© leur place⊠» â Distinguons. Jâaffirme quâelles Ă©taient Ă leur place de stationnement tandis que M. Henri Ă©tait Ă la sienne, muni de cette canne dont voici le moule tubulaire Ă cĂŽtĂ© de ses traces de pause ; car câest en se portant vers lui quâelles ont laissĂ© les voies ici prĂ©sentes, dont lâune sâarrĂȘte pile et dont lâautre se dĂ©tourne avant de disparaĂźtre non moins totalement. Mais jâaffirme aussi que M. Henri nâa pas jetĂ© sa canne de lâendroit oĂč il stationnait, premiĂšrement parce quâil aurait pu blesser ses compagnes, secondement parce que la neige, autour de la canne tombĂ©e, ne prĂ©sente aucune Ă©raflure, ce qui prouve que la canne est arrivĂ©e par terre non pas en oblique, mais verticalement. On lâa donc jetĂ©e dâen haut. » Tiburce, mordant ses lĂšvres ardentes, lâinterrompit â M. Henri Monbardeau a pu la jeter en lâair, et elle serait retombĂ©e⊠» â Mais non, monsieur. Dâabord, je le rĂ©pĂšte, il nâaurait pas risquĂ© de geste pĂ©rilleux pour ses voisines. Et puis, regardez la brisure. Il a fallu un rude coup pour la produire, et certainement celui qui a cassĂ© cette canne de la sorte la tenait Ă pleine main. Un pareil effort, de la part dâun homme, nĂ©cessite Ă©galement un point dâappui, ou tout au moins un bon calage sur les pieds. Or vous nâen trouvez pas de vestige parmi les traces de M. Henri⊠Cette canne a Ă©tĂ© brisĂ©e entre le point de stationnement de son propriĂ©taire et le point oĂč vous la voyez enfoncĂ©e dans la neige, qui lâa moulĂ©e comme un Ă©crin. â Et si nous lâexaminons de plus prĂšs, cette canne, nous constaterons que la brisure, qui en fait un angle presque droit, ne peut ĂȘtre que la consĂ©quence dâun choc violent sur un coin trĂšs dur⊠Je vous ferai observer que la croix est une charpente de sapin revĂȘtue dâun blindage de tĂŽle peint en blanc, cylindrique dans le haut, rectangulaire dans le bas. On pourrait donc supposer que la canne a Ă©tĂ© rompue sur lâun des quatre angles de sa partie infĂ©rieure. Il nâen est rien. Nul renfoncement nâa martelĂ© la tĂŽle, et la canne ne conserve pas la plus petite parcelle de peinture blanche. â Voyez vous-mĂȘme. â Câest dĂ©cisif. » Sur quoi donc sâest-elle brisĂ©e ? â Sur quelque chose qui Ă©tait lĂ et qui nây est plus. Et sur quelque chose qui se tenait suspendu dans les airs. » â Vous ĂȘtes fort », dit lâinspecteur avec un ricanement. Le duc dâAgnĂšs intervint â Je me demande pourquoi tous ces embrouillages de raisonnements. Nâest-il pas clair que les disparus ont Ă©tĂ© enlevĂ©s au moyen dâun ballon ?⊠un dirigeable⊠» â Ou un aĂ©roplane ! » ajouta Tiburce. â Ah ! cela, non ! » riposta le duc. Il nâexiste pas dâaĂ©roplane assez parfait pour cueillir successivement trois personnes Ă ras de terre, ni assez puissant pour les emporter, elles avec lâĂ©quipage que nĂ©cessiterait un coup de main aussi complexe. Tandis quâun dirigeable⊠» â EnlevĂ©s ? EnlevĂ©s ? » monologuait M. Le Tellier. Mais dans quel but ? Si on les avait enlevĂ©s, nous aurions dĂ©jĂ reçu des nouvelles, des menaces, des offres de⊠Que sais-je ? » â Ce nâest pas possible ! » surenchĂ©rit M. Monbardeau en levant les yeux au ciel. â Ce ne peut ĂȘtre quâun dirigeable », dĂ©clara Tiburce. Mais M. Monbardeau montra les aigles qui planaient. â Tenez, » fit-il dâun ton bizarre, autant prĂ©tendre que ce sont des aigles-colosses qui nous ont pris nos enfants. » Tiburce sâĂ©gaya. â Ne riez pas », dit Robert. Si baroque que soit lâidĂ©e, elle mâest venue Ă lâesprit. Certes, lâhypothĂšse est fausse a priori. Mais elle expliquerait tout. Car, un dirigeable, monsieur dâAgnĂšs, cela se voit venir, câest une masse qui attire les yeux. Et si les ravisseurs sâĂ©taient approchĂ©s dans un aĂ©ronat, nos amis sâen seraient garĂ©s, et leurs pas sur la neige indiqueraient des mouvements de retraite, â alors que rien de tout cela nâexiste. » â Câest vrai », fit le duc. â Au contraire, des aigles, mais on en voit toujours au sommet du Colombier ! On nây fait pas attention, aux aigles !⊠Or je vous dĂ©fie dâĂ©valuer la taille dâun oiseau qui passe aux environs du zĂ©nith, â parce que vous ne pouvez pas mesurer la hauteur de son passage. Il faut connaĂźtre lâun des deux facteurs pour en dĂ©duire lâautre ; et si⊠» â Fort exact, monsieur. » â ⊠et si des aigles fabuleux, loin de tout objet de comparaison, avaient planĂ© Ă mille mĂštres au-dessus des trois excursionnistes, ceux-ci les auraient pris tout bonnement pour des aigles communs, situĂ©s Ă quelque portĂ©e de fusil. â Cela passĂ©, admettons quâun de ces rapaces chimĂ©riques se soit laissĂ© tomber sur M. Henri Monbardeau. Il le surprend, il lâenlĂšve. Mme Fabienne Monbardeau se prĂ©cipite au secours de son mari. Mais un deuxiĂšme oiseau sâabat et lâemporte. Mlle Marie-ThĂ©rĂšse, elle, sâĂ©lance pour assister sa cousine ; mais, apercevant le troisiĂšme aigle qui fond sur elle, la voilĂ qui se prend Ă fuir Ă©perdument jusquâĂ ce que⊠» â Taisez-vous ! » chuchota M. Le Tellier en dĂ©signant M. Monbardeau qui ouvrait des yeux effrayants. â Ce nâest quâune façon de me faire comprendre, mon maĂźtre. Remettez-vous, docteur, et pardonnez-moi. Câest une hypothĂšse absurde et fantastique. Je ne lâai formulĂ©e que pour matĂ©rialiser nos rĂ©flexions⊠Si cette conjecture Ă©tait vraisemblable, lâhistoire de la canne viendrait la dĂ©mentir. Il faudrait imaginer des becs dâairain, suffisamment inĂ©branlables pour quâon y puisse rompre des bĂątons. Et il nây a pas plus de becs dâairain que de vautours capables dâenlever soixante-dix kilogrammes de chair humaine. » M. Monbardeau sâĂ©pongea le front et dit dâune voix rauque â Des oiseaux⊠non. Mais⊠des hommes⊠volants ?⊠Voyez, ici, en bas Seyssel, Anglefort⊠Et pensez Ă la statue enlevĂ©e, là ⊠» â Ha ! mon oncle ! » se rĂ©cria Maxime. De grĂące, ne mĂȘlez pas cette fumisterie au malheur qui nous frappe ! » Mais Robert lui imposa silence â VoilĂ encore une supposition dâaspect lunatique, et pourtant je lâai envisagĂ©e, elle aussi ; car jâestime que, pour mener lâesprit Ă la vĂ©ritĂ©, rien ne vaut lâĂ©tude des hypothĂšses fausses. En science quelquefois, comme en grammaire toujours, deux nĂ©gations valent une affirmation. Quand je sais quâune chose nâest pas ici, je me doute quâelle peut ĂȘtre lĂ . Et puis, Ă force de perdre, on finit par gagner. Consolez-vous, docteur. Les voleurs dâhommes â si voleurs il y a â ne sont pas des Sarvants de lâair â si Sarvants il y a. LâenlĂšvement dâune seule personne Ă travers le ciel exigerait lâalliance de trois individus volant avec la force proportionnĂ©e Ă leur taille des condors les plus vigoureux. Il aurait donc fallu neuf complices pour exĂ©cuter le rapt de samedi. Or, si des aigles, mĂȘme dĂ©mesurĂ©s, peuvent ne pas ĂȘtre remarquĂ©s Ă cause des raisons que je vous ai donnĂ©es, â une volĂ©e de neuf ornianthropes ne saurait passer inaperçue ! Nos amis se seraient retirĂ©s Ă leur approche ; et, encore une fois, ces traces ne dĂ©cĂšlent ni Ă©cart, ni reculade, ni fuite, avant lâattaque de M. Henri, qui fut assailli le premier. » Non, non le dirigeable, les aigles, les hommes volants, rien de tout cela ne tient debout. » M. Monbardeau serrait les poings â Alors ?⊠Alors, quoi ?⊠Ils ne se sont pas volatilisĂ©s !⊠pas dissous dans lâair comme des morceaux de sucre dans lâeau, je suppose !⊠La foudre ne les a pas transportĂ©s au diable !⊠Ils ne se sont pas Ă©chappĂ©s par le sommet du Colombier comme lâĂ©lectricitĂ© par les pointes !⊠Ils ne sont pas montĂ©s au ciel comme des prophĂštes, eh ?⊠Alors quoi ? quoi ? quoi ?⊠Câest idiot, Ă la fin ! » Robert eut un geste Ă©vasif. Garan sourit, et, retroussant moustaches et sourcils, dĂ©cida â Nous nâavons plus rien Ă faire ici. » â Pardon ! la neige va continuer de fondre », rĂ©pliqua M. Le Tellier ; je vais prendre un croquis de toutes ces empreintes. » Câest alors quâil dessina lâesquisse que nous reproduisons pour plus de clartĂ©. Ă cette vue, Tiburce annonça quâil ferait mieux encore et quâil allait photographier la neige, du haut de la croix. Mais lâintrĂ©pide sherlockiste avait trop prĂ©sumĂ© de son agilitĂ©. Il ne put sâĂ©lever quâĂ mi-chemin des solives transversales ; et ce fut Maxime qui, se souvenant des mĂąts et des vergues du Borda, rĂ©ussit lâentreprise. Pendant quâil Ă©tait Ă cheval sur les bras de lâimmense gibet â destinĂ©, semblait-il, Ă crucifier quelque Titan, â lâinspecteur lui demanda de contrĂŽler si le zinc ne portait aucune marque et le badigeon nulle Ă©raillure pouvant ĂȘtre attribuĂ©es au frottement de cordages. â Rien », rĂ©pondit Maxime. Et il prit quelques clichĂ©s des empreintes. Par malheur, quand Tiburce, rentrĂ© Ă Mirastel, voulut dĂ©velopper les prĂ©cieuses photographies, il sâaperçut quâil avait oubliĂ© de charger son appareil. xDĂ©libĂ©ration Ce chapitre x nâest autre que la piĂšce 197 du dossier. â Elle se prĂ©sente sous lâaspect dâune petite ramette de huit pages. M. Le Tellier lâĂ©crivit tout entiĂšre de sa propre main. Le premier feuillet contient une notice explicative, trĂšs postĂ©rieure au document lui-mĂȘme, et qui date du jour paisible oĂč lâastronome colligea tous les matĂ©riaux de la prĂ©sente Ă©tude. 14 fĂ©vrier 1913. Ce fut dans la nuit du 7 au 8 mai 1912 que je traçai les lignes suivantes. Fortement Ă©branlĂ© par lâĂ©trange spectacle des pas sur la neige, brisĂ© de fatigue et de chagrin, je ne pouvais goĂ»ter le repos qui mâĂ©tait si nĂ©cessaire. Lâinsomnie, sans misĂ©ricorde, me retournait sur ma couche, et les tĂ©nĂšbres augmentaient mon exaltation. Pour tromper cette fiĂšvre, je dĂ©cidai dâallumer une lampe et de travailler. Mais la seule occupation qui sĂ»t ne pas mâimportuner Ă©tait de rĂ©flĂ©chir au sort mystĂ©rieux de mon enfant ; et je ne pus trouver quelque apaisement Ă mes soucis quâen dressant de mĂ©moire un compte rendu de la sĂ©ance que nous venions de tenir dans le salon de Mirastel, Ă la descente du Colombier. Je voyais dans cette tĂąche un dĂ©rivatif Ă mes souffrances, et jâespĂ©rais par surcroĂźt quâelle me fournirait un texte sur lequel on pourrait mĂ©diter plus Ă lâaise que sur un ensemble de pensĂ©es fuyantes. Mes souvenirs ont toujours Ă©tĂ© fidĂšles ; ce compte rendu reflĂšte donc avec beaucoup dâexactitude notre conseil de famille, Ă peine rĂ©duit et simplifiĂ© dans la mesure convenable. Jâaperçois encore, autour de la grande table, nos visages de tristesse et de lassitude. La canne brisĂ©e de mon neveu Ă©tait lĂ , au milieu du cercle, comme une piĂšce Ă conviction dans un prĂ©toire. Ma belle-sĆur nâen pouvait dĂ©tacher son regard⊠On dĂ©couvrait aussi sur la table, devant Mme Arquedouve, le schĂ©ma que jâavais relevĂ© des empreintes et dont Maxime avait pointillĂ© chaque trait au moyen dâune aiguille, afin de rendre sensible aux doigts de sa grandâmĂšre aveugle lâeffigie de la chose Ă©tonnante et terrible. DĂLIBĂRATION DU 7 MAI, Ă 6 HEURES DU SOIR[3] Moi. â Ă prĂ©sent que nous connaissons tout ce quâon peut connaĂźtre en fait de vestiges matĂ©riels et de tĂ©moignages concrets, il faut raisonner et tĂącher de dĂ©couvrir quelque chose qui oriente nos recherches⊠Un point de direction⊠Car il faut agir, enfin ! Je propose que chacun donne son avis Ă la ronde. Garan, avec un regard Ă la dĂ©robĂ©e sur Maxime et Robert. â Je ne vous cacherai pas que ma conviction est presque faite. Cependant, je ne suis pas infaillible ; et, dans tous les cas, un peu de discussion ne fera pas de mal. Mais, avant de se demander oĂč, qui et comment, il faudrait savoir pourquoi. Tiburce, se rongeant les ongles. â Parfaitement. Pourquoi X. a-t-il enlevĂ© Mlle Le Tellier, M. et Mme Henri Monbardeau ? Moi. â Encore enlevĂ© » ! Toujours enlevĂ© » ! Rien ne prouve quâils aient Ă©tĂ© enlevĂ©s » ! Ne mettons pas la charrue avant les bĆufs ! Garan. â Dâaccord. La premiĂšre question est en effet celle-ci Lâun des trois disparus avait-il une raison de disparaĂźtre volontairement ? Calixte. â Mais nous nous Ă©garons, voyons ! Ce qui sâest passĂ© au Colombier nâest quâune rĂ©pĂ©tition, une suite, de ce qui sâest passĂ© Ă Seyssel, Ă Corbonod, Ă Anglefort, Ă Culoz ! Une suite rationnelle ! On a commencĂ© par enlever des minĂ©raux, puis des simulacres humains, et, aprĂšs les simili-personnes, on ou X, comme dit M. Tiburce, on ou X a volĂ© de vrais hommes !⊠Je ne dis pas, bien sĂ»r, que X soit le Sarvant⊠Maxime. â Heureusement, que vous ne le dites pas ! â Allons donc ! La progression organique que vous signalez dans les corps de dĂ©lit ne saurait ĂȘtre que fortuite, sapristi !⊠à moins⊠à moins que les vols de Seyssel aient Ă©tĂ© commis pour prĂ©parer le rapt de samedi et pour donner le change Ă la police, en faisant croire Ă quelque sĂ©rie fantastique⊠Garan, goguenard. â Pas mal, pas mal. Nous reviendrons lĂ -dessus. Mais commençons par le commencement. â Quelquâun connaĂźt-il assez la vie des trois disparus pour affirmer quâils nâavaient aucun motif de sâĂ©clipser, soit ensemble, soit individuellement ? Calixte. â Pour mon fils et ma belle-fille, jâen suis sĂ»r. Ils nâavaient aucune raison⊠Augustine. â Aucune. Henri est le plus franc⊠Maxime. â Et moi je rĂ©ponds de Marie-ThĂ©rĂšse. Garan. â Docteur, vous connaissez Ă fond votre fils ? Calixte. â Oui certes⊠Garan, insinuant. â Il nâavait pas de secret pour vous ? Calixte, interdit. â Non⊠Je ne crois pas⊠Garan. â Saviez-vous quâil reçoit des lettres poste restante Ă Artemare ? Stupeur gĂ©nĂ©rale. Jâai procĂ©dĂ©, hier soir, Ă une petite enquĂȘte de ce cĂŽtĂ©-là ⊠Le matin mĂȘme de lâĂ©vĂ©nement, M. Henri Monbardeau sâest prĂ©sentĂ© au guichet de la poste et a demandĂ© sâil nây avait pas de lettre aux initiales H. M. Calixte. â Je ne savais rien⊠Je⊠vraiment⊠Maxime. â ArrĂȘtez ! vous ĂȘtes engagĂ©s sur un dĂ©faut. Mon oncle, cette lettre, moi je sais ce que câest. Henri me pardonnera de lâavoir trahi ; mais des intĂ©rĂȘts capitaux dominent la situation, â je dois parler. Ces lettres aux initiales H. M. sont des lettres de Suzanne. Elle et son frĂšre correspondent en cachette. Calixte. â Comment ! ils sâĂ©crivent ! Maxime. â Oui, mon oncle. Oh ! la pauvre fille⊠Calixte, tremblant dâindignation. â Une pauvre fille qui apprend la disparition de son frĂšre on ne parle que de cela dans tout le pays et qui nâa pas mĂȘme lâidĂ©e de nous⊠de nous⊠exprimer sa douleur et son⊠et sa⊠Augustine. â Mon ami, tu lâas chassĂ©e et tu lui as dĂ©fendu de nous Ă©crire ! Calixte, pleurant. â Dans une pareille circonstance⊠je crois que⊠je lui⊠je lui aurais pardonné⊠Elle aurait dĂ» le sentir ! Garan. â Docteur, je suis curieux dâapprendre qui est cette Suzanne ? Tiburce. â Oui. Qui est cette Suzanne, docteur ? Augustine. â Ma fille aĂźnĂ©e, monsieur ; elle nâhabite pas avec nous⊠Calixte, trĂšs nerveux. â Elle habite avec un drĂŽle qui nous lâa prise ! Je lâai reniĂ©e ! je lâai maudite ! Il paraĂźt que mon fils a conservĂ© des relations avec elle, comme vous voyez⊠Jâignorais. Moi. â Laissons cela. â Nous sommes sĂ»rs, nâest-ce pas, que ni Marie-ThĂ©rĂšse, ni Henri, ni Fabienne nâavaient la moindre raison de nous fausser compagnie ? Plusieurs voix. â Absolument. Garan. â Bon. Alors, puisquâils sont partis sans lâavoir voulu ce qui, du reste, semble ressortir des faits, câest quâon les a enlevĂ©s ! Donc, deuxiĂšme question Qui avait intĂ©rĂȘt Ă les enlever ? Tiburce, fumant Ă toute vapeur. â Ăvidemment. Garan. â Passons donc en revue la liste de ceux qui pouvaient bĂ©nĂ©ficier de cette triple disparition, â de toutes les personnes, par exemple, qui⊠Robert. â Des personnes ? Hum ! Garan. â Monsieur Collin, je dois vous avouer que cette interruption⊠baroque, de votre part, mâest singuliĂšre, pour ne pas dire suspecte⊠Si ce nâest pas des personnes, quâest-ce donc ?⊠Voudriez-vous insinuer â vous un savant, vous qui tantĂŽt souteniez le contraire â que les aigles ou les Sarvants seraient pour quelque chose dans cet imbroglio ?⊠Venant de vous, cette explication grotesque serait suspecte au premier chef ; et je vous avertis que votre conduite mâa dĂ©jĂ semblĂ© louche. Moi. â Oh ! monsieur, que dites-vous lĂ ? Robert. â Mais ce nâest pas du tout ce que je voulais dire ! Seulement, il mâest difficile de me prononcer avant dâavoir creusĂ© certains problĂšmes⊠Lucie. â Pour finir, je ne connais personne qui en ait jamais voulu Ă ma fille. Sâattendrissant Marie-ThĂ©rĂšse nâa fait que du bien autour dâelle. La bontĂ© mĂȘme⊠la douceur⊠Moi. â Ma chĂ©rie, nous ne supposons pas forcĂ©ment la rancune chez les ravisseurs. Un enlĂšvement peut avoir dâautres mobiles⊠Garan. â Mlle Marie-ThĂ©rĂšse, madame, peut avoir Ă©tĂ© enlevĂ©e par lâun des prĂ©tendants que vous avez Ă©vincĂ©s ces jours-ci⊠Moi. â Comment ? vous savez⊠Garan. â Si jâai Ă©tĂ© dĂ©signĂ© par mes chefs pour suivre cette affaire, câest que, de par mon service habituel, je suis prĂ©posĂ© Ă la sĂ©curitĂ© de la colonie Ă©trangĂšre de Paris. Comme tel, chargĂ©, le 12 avril, dâassurer un service dâordre discret Ă lâinauguration du tĂ©lescope Hatkins, jâai assistĂ© Ă la fĂȘte que vous donniez, monsieur Le Tellier. Alors, ayant eu lâoccasion de mâoccuper de vous une premiĂšre fois, on a cru bon de me choisir quand M. dâAgnĂšs est venu Ă la PrĂ©fecture demander quelquâun. â Des gens bien renseignĂ©s mâont certifiĂ© quâĂ la suite de cette cĂ©rĂ©monie plusieurs demandes en mariage avaient Ă©tĂ© formulĂ©es, et jâai de bonnes raisons de croire que votre brusque dĂ©part Ă©tait une dĂ©robade. â Voulez-vous me donner lâĂ©tat des demandes que vous avez reçues ? Moi. â Certainement. Il y avait⊠Mais, Ă vrai dire, nous nâavons reçu que trois demandes catĂ©goriques. Les autres ne furent que des avances, des marches dâapproche, destinĂ©es Ă nous pressentir. Garan. â Vous nâavez opposĂ© que trois refus formels ? Lucie. â Oui. Garan. â Nâexaminons que cela. Un candidat dĂ©finitivement Ă©cartĂ© peut seul se rĂ©soudre Ă lâextrĂ©mitĂ© dâun enlĂšvement. â Ces demandes provenaient toutes trois dâĂ©trangers ? Moi. â Oui. Mais lâune dâelles serait la bouffonnerie de ce drame, si ce drame nâĂ©tait pas le nĂŽtre⊠Câest la demande dâAbd-Ul-Kaddour-Pacha. Garan, avec un sourire retenu. â Non ? Pas possible ? Abd-Ul-Kaddour ? Lâhomme aux odalisques ?⊠Ah ! lâanimal ? Ce quâil mâa donnĂ© de peine pendant son sĂ©jour ! Quelle surveillance !⊠Câest un dĂ©traquĂ©, malade de corps et dâesprit, usĂ© par tous les abus. Ah ! il nâa pas ratĂ© une seule extravagance ! Demander votre fille, ça, câest merveilleux ! â En tout cas, mettons-le hors de cause. Tel que je le connais, sa lubie nâaura pas durĂ©. Et dâailleurs, il a quittĂ© Paris sous ma garde le matin mĂȘme des disparitions, le 4 mai, par train spĂ©cial ; et le soir, Ă 6 heures, nous lâavons embarquĂ© Ă Marseille, lui, ses douze femmes et sa suite, Ă destination de la Turquie. Câest moi qui ai veillĂ© sur lui jusquâĂ la fin ; et ceci causa justement le retard de M. dâAgnĂšs, qui dut attendre mon retour par lâexpress de Marseille, avant de pouvoir se mettre en route pour le Bugey. â Quelles sont les deux autres demandes ? Moi. â Lâune Ă©mane de M. Evans, un attorney de Chicago. Il mâa Ă©crit le lendemain de lâinauguration, et jâai lâassurance quâil est reparti pour lâAmĂ©rique aussitĂŽt aprĂšs avoir connu notre rĂ©ponse nĂ©gative. Garan, aprĂšs sâĂȘtre recueilli. â Ă exclure Ă©galement. George Evans est le frĂšre du secrĂ©taire dâambassade rĂ©cemment nommĂ© Ă Paris. Sa famille nâa aucune relation en France. Peu de fortune. Donc ne possĂ©dant pas les moyens de prĂ©parer et dâexĂ©cuter un enlĂšvement de cet acabit. Au surplus, comme vous le dites, Evans est parti le⊠voyons⊠le 20 avril, autrement dit treize jours avant le rapt. Rien Ă faire par lĂ . â Le troisiĂšme postulant ? Moi. â Don Pablo de las Almeras, lâattachĂ© militaire⊠Garan. â Ah ! celui-lĂ serait capable de bien des Ă©quipĂ©es ! Cerveau brĂ»lĂ©, fĂȘtard, millionnaire et Espagnol, ce serait lui que je soupçonnerais⊠sâil nâĂ©tait fiancĂ© depuis quelques jours Ă Mlle da Posta-XĂ©rez, â et fiancĂ© pour de bon ! Lucie, amĂšrement. â Il a vite oubliĂ© Marie-ThĂ©rĂšse⊠Garan. â Maintenant quelquâun aurait-il enlevĂ© Mlle Le Tellier sans lâavoir demandĂ©e en mariage ? avec son propre assentiment ? Maxime. â Non, monsieur⊠Ma sĆur nâavait pas de secret pour moi. Jâaffirme que non. Garan. â Monsieur Maxime, jâaimerais entendre cela dâune autre bouche que la vĂŽtre. Maxime, violemment. â Que voulez-vous dire ? On le calme. Garan. â Il suffit. Je mâentends. Maxime. â Je ne laisserai pas⊠Mme Arquedouve. â Paix ! paix ! on discute, mon petit⊠Lucie, Ă Garan. â Monsieur, ma fille est aussi trĂšs confiante avec moi. Le seul homme qui aurait pu lâenlever dans ces conditions â je veux dire de son plein grĂ© â avait au contraire toutes sortes de raisons pour nous laisser Marie-ThĂ©rĂšse. Du reste, il est ici. Câest le duc dâAgnĂšs. Jâajoute que ma fille nâaurait jamais consenti Ă fuir de cette façon. Augustine. â Mais, monsieur, voyons ! un enlĂšvement de cette nature nâaurait pas comportĂ© celui de mon fils et de sa femme ! Garan. â Pardon. On les aurait confisquĂ©s accessoirement, pour supprimer deux tĂ©moins. â Mais je vois quâil faut renoncer Ă Ă©claircir les choses en prenant Mlle Le Tellier comme victime principale. Ătudions Ă prĂ©sent le cĂŽtĂ© Monbardeau. En ce qui touche Mme Henri Monbardeau, mon enquĂȘte dâArtemare est concluante. Une seule personne avait profit Ă se lâapproprier câest son ancien soupirant, le nommĂ© Raflin⊠Calixte. â Vous savez donc tout ? Garan. â On est bavard Ă la campagne â ⊠le nommĂ© Raflin, dis-je, quâil faut rĂ©cuser, ce garçon Ă©tant incapable de machiner une telle opĂ©ration et, de plus, gardant la chambre, Ă Artemare, depuis deux mois, avec une fracture de la jambe gauche. Voici donc un nouveau point acquis Mme Henri Monbardeau nâĂ©tait pas lâobjectif capital du coup de filet. Reste alors son mari. ConnaĂźt-on quelquâun dont⊠Calixte, soudain levĂ© et comme illuminĂ©. â Oui Hatkins ! Tiburce. â Ah ! Enfin ! Une piste ! Garan. â Hatkins ! Le milliardaire ? Le philanthrope ?⊠Vous lâaccusez ?⊠Calixte. â Oui, Hatkins, le donateur du tĂ©lescope ! oui, le bienfaiteur des hĂŽpitaux ! â je lâaccuse ! Garan. â Câest inadmissible ! Moi. â Nâest-ce pas ? M. dâAgnĂšs. â Câest insoutenable. Je lâai beaucoup frĂ©quentĂ© Ă lâoccasion de meetings dâaviation⊠Calixte. â Ah ! vous voyez il sâintĂ©resse aux aĂ©roplanes ! M. dâAgnĂšs. â Laissez donc les aĂ©roplanes tranquilles. Câest une branche qui mâest familiĂšre, et je soutiendrai toujours que les aĂ©roplanes nâont jouĂ© aucun rĂŽle dans cette aventure. Il nâen existe pas dâassez obĂ©issants, ni dâassez amples. Au demeurant, un seul, immense, ou plusieurs en flottille, voilĂ qui aurait attirĂ© lâattention des trois touristes ! Et vous savez bien que leurs traces⊠Garan. â Pourquoi soupçonnez-vous Hatkins dâavoir enlevĂ© votre fils, docteur ? Calixte. â Parce que mon fils a refusĂ© de lui vendre sa dĂ©couverte du sĂ©rum anti-sclĂ©reux. Moi. â HĂ©, lĂ ! Calixte. â Oui⊠On ne devait pas le publier avant quelque temps. Mais ça y est au moyen de lâultra-microscope, Henri a trouvĂ© le bacillus sclerosans. Il lâa isolĂ©, cultivĂ©, attĂ©nuĂ©, et maintenant la guĂ©rison de lâartĂ©rio-sclĂ©rose est un fait accompli. Le nom de mon fils est liĂ© Ă lâune des plus belles victoires de la science, puisquâon nâa, dit-on, que lâĂąge de ses artĂšres⊠Et câest ce triomphe-lĂ que M. Hatkins voulait lui acheter. Il est docteur, lui aussi, Hatkins ! M. dâAgnĂšs. â Ce nâest pas trĂšs joli, en effet. Garan. â Mon Dieu, câest amĂ©ricain. Je suis sĂ»r que Hatkins nây pensait plus le lendemain ; comme je suis sĂ»r que le prix offert Ă©tait un trĂ©sor. Calixte. â Cinq millions. Il nâen a plus reparlĂ©. Garan. â Vous voyez. Tiburce. â AprĂšs tout, rien ne prouve que la lettre H. M. poste restante ne venait pas de Hatkins⊠Maxime. â Quelle absurditĂ© ! Moi. â Sommes-nous Ă©tourdis ! M. Hatkins a commencĂ© son tour du monde bien avant les disparitions⊠Il est Ă New-York. Tiburce. â Et sâil avait fait exĂ©cuter lâescamotage par des complices, pendant que lui se procurait un alibi ? Moi. â Alors, ma fille et ma niĂšce ne seraient donc prisonniĂšres que par occasion ? Hatkins retiendrait mon neveu jusquâĂ ce quâil ait souscrit Ă ses volontĂ©s ?⊠Garan. â Non, non, non, et cent fois non ! Ce nâest pas Hatkins. Il achĂšterait nâimporte quoi, ce yankee, mais il ne peut faire que du bien. M. dâAgnĂšs. â Câest tout Ă fait mon avis. Moi. â Et le mien. Maxime. â Parbleu ! Robert. â Jâai la conviction que ce nâest pas lui. Tiburce. â Et moi je suis sĂ»r que câest lui ! Calixte. â Ă la bonne heure ! Moi, Ă Tiburce. â Mais pourquoi ĂȘtes-vous sĂ»r ? Tiburce. â Je nâen sais rien. Câest une idĂ©e comme ça. Garan, haussant les Ă©paules. â Et comment sây est-il pris, sâil vous plait ? Tiburce. â Ăa, je nâen sais rien non plus. Moi. â Allons, allons ! nous pataugeons, et le temps passe, et il faut agir, encore un coup ! â Que chacun donne son avis. Moi, je flotte, jâhĂ©site. Je ne distingue pas de raisons⊠et pourtant il me semble bien que câest un enlĂšvement⊠mais un enlĂšvement des trois promeneurs au mĂȘme titre⊠impersonnel. Un enlĂšvement par des bandits que voulez-vous, jâen reviens toujours lĂ !⊠des bandits qui vont exiger une rançon⊠Maxime. â Vous y ĂȘtes, papa. Ce sont des espĂšces de pirates, des Ă©cumeurs de terre, disposant de moyens nouveaux et puissants, inintelligibles pour le moment. Ils attendent que vous soyez Ă point », vous et mon oncle, pour vous Ă©crire. Ils attendent que vous soyez au comble de lâaffolement et prĂȘts Ă tous les sacrifices. Ensuite ils rĂ©aliseront peut-ĂȘtre dâautres captures et dâautres gains. Mme Arquedouve. â Ne croyez-vous pas que les dĂ©prĂ©dations attribuĂ©es aux Sarvants ont un lien quelconque avec notre malheur ? M. dâAgnĂšs. â Si fait, madame. Elles ont terrorisĂ© la contrĂ©e, facilitĂ© les rapts, aggravĂ© lâinquiĂ©tude elles proviennent des mĂȘmes forbans. Ils se sont livrĂ©s Ă la contrefaçon des spectres. Et, pour ma part, je ne serais pas surpris que ces exploiteurs ne fassent connaĂźtre leur but, leurs exigences et leur identitĂ© quâaprĂšs avoir commis nombre dâenlĂšvements, afin dâaccrĂ©diter plus longtemps la fable des Sarvants et dâobtenir, par ce procĂ©dĂ©, une hausse du tarif des restitutions. Les campagnards paieront moins douloureusement Ă lâheure oĂč la dĂ©claration des bandits se dĂ©masquant les dĂ©barrassera de toute crainte superstitieuse. Garan, rompant les chiens. â Eh bien, non ! Les histoires de Seyssel⊠Jusquâici jâai consenti Ă des discussions oiseuses, mais en voilĂ assez ! Les histoires de Seyssel, Culoz et autres lieux ne sont quâune mystification pure et simple, au mĂȘme titre que les pas sur la neige du Colombier, qui sont une mystification pure et simple ! Maxime. â Quâentendez-vous par lĂ ? Garan. â Jâentends, monsieur Maxime Le Tellier, et vous monsieur Robert Collin, que je nâaime pas beaucoup les personnes qui vous mĂšnent Ă un endroit oĂč elles ont passĂ© plusieurs heures auparavant ; oĂč elles ont fait dans la solitude ce que bon leur semblait ; et qui vous montrent lĂ , sous forme dâempreintes abracadabrantes, le joli rĂ©sultat de leur truquage. Et jâentends, enfin, que vous ĂȘtes des metteurs en scĂšne de premiĂšre force. Maxime, blanc de rage. â Je vous prie de vous taire ! Robert. â Je me moque de vos insinuations. Garan, Ă Robert. â Quâavez-vous fait, vous surtout, seul, au Colombier, dans la nuit de dimanche Ă lundi ? Robert. â Je suis restĂ© parce que, la nuit, je voulais Ă©pier, monter la garde, et, le jour, rĂ©flĂ©chir devant les traces elles-mĂȘmes. Garan. â Allons donc ! Protestations unanimes. Moi. â Je vous supplie, monsieur, de ne pas continuer. Garan. â Parfait. Oh ! câest fini. Je me tairai, maintenant. Lucie, dĂ©sespĂ©rĂ©e. â Ho ! il faudra pourtant bien trouver ! Jâai beau chercher⊠Ma tĂȘte tourne⊠Ces empreintes⊠Cet anĂ©antissement subit⊠Cette suppression totale⊠Tiburce, citant un de ses auteurs. â Dans la vie rĂ©elle il y a de ces effets si singuliĂšrement Ă©tranges, de ces circonstances si extraordinaires, quâils dĂ©passent tout ce que lâimagination la plus fantastique et la plus audacieuse pourrait inventer. â RĂšgle gĂ©nĂ©rale plus une chose est bizarre, moins elle est mystĂ©rieuse. » â MĂ©fiez-vous des rĂȘveries, madame. Une lĂ©gende⊠Augustine. â Les journaux mentionnent une autre lĂ©gende que celle des Sarvants, Ă propos de tout cela. Lucie. â Oui, ma femme de chambre mâa entretenue trĂšs sĂ©rieusement dâun dirigeable-fantĂŽme. Il ferait pendant au vaisseau-fantĂŽme, et serait le spectre du RĂ©publique, sinistrĂ© voilĂ trois ans, et montĂ© par toutes les victimes de lâair un Ă©quipage de revenants ! Les domestiques rapprochent cette ineptie du fameux dirigeable quâon a cru voir plusieurs nuit de suite sur les cĂŽtes dâAngleterre, en 1909, et qui sâĂ©vanouissait dans lâombre⊠Câest insensĂ© ; mais nâest-il pas effroyable que des suppositions aussi monstrueuses puissent naĂźtre au sujet de⊠Moi. â Avez-vous rĂ©flĂ©chi que si lâenlĂšvement sâest accompli pendant la nuit, les ravisseurs ont pu sâapprocher sans ĂȘtre vus ? Robert. â Il sâest accompli pendant le jour. On ne monte pas au Colombier quand il fait noir ; et puis, nos trois amis nâauraient pas laissĂ© leurs parents dans lâinquiĂ©tude. Moi. â En effet. On ne sait plus que penser. Il est temps de conclure. Monsieur Garan, que dĂ©cidons-nous ? Garan. â Oh ! moi, je ne veux plus rien dire. Moi. â Soit. Et vous, Robert ? Robert. â Je ne puis rien dire, mon cher maĂźtre⊠Rien encore, du moins. Garan, entre ses dents. â Je te crois⊠Moi, vivement. â Et vous, monsieur Tiburce ? Tiburce. â Hatkins ! Hatkins ! Calixte. â Bravo ! Exclamations indignĂ©es. Tiburce. â Eh ! quoi ? Avant tout, cherchons des explications simples, possibles, naturelles. Ne sortons pas du naturel ! Citant Jâai depuis longtemps pour principe que quand vous avez exclu lâimpossible, ce qui reste, quelque improbable que ce soit, est pourtant la vĂ©ritĂ©. » Or ce qui reste », Ă mon avis, câest lâhypothĂšse brigands et lâhypothĂšse Hatkins. Et cette derniĂšre, Ă©tant la moins compliquĂ©e, doit ĂȘtre la bonne. Robert. â Lâ impossible »⊠Quel homme pourrait savoir ce qui est impossible ? â et ce qui est naturel ?⊠Mme Arquedouve. â Pour ma part, je suis avec M. Robert. Je sens quâil a mĂ©ditĂ© de toute la force de son savoir. Lucie, Ă bout de patience. â Et moi je veux quâon me rende ma fille ! Je veux ! je veux !⊠Moi. â Que fait-on, enfin ? Que fait-on ? Tiburce, feuilletant un indicateur. â Je pars aux trousses de Hatkins ! Il y a un paquebot demain soir. Demain matin je vous quitterai. Garan. â Nous partirons ensemble ; je me dĂ©sintĂ©resse de tout ceci. Je rentre Ă Paris. Moi. â Robert, Maxime, quâallez-vous faire ? Robert. â Penser. Maxime. â Attendre. Attendre la sommation des corsaires. Moi. â Et vous, monsieur dâAgnĂšs ? M. dâAgnĂšs. â Je vais me mettre, avec mon ingĂ©nieur, Ă construire des aĂ©roplanes aussi vites et aussi stables que possible⊠de fins voiliers⊠pour la chasse aux pirates aĂ©riens⊠Maxime. â Ah ! tu es de mon avis ! Robert. â Faites toujours, monsieur, cela peut ne pas ĂȘtre inutile. Tiburce. â Hatkins ! vous dis-je ! M. dâAgnĂšs. â Tu es fou ! Tiburce. â Oh ! laisse-moi espĂ©rer que jâai raison, toi qui sais pour quoi je travaille !⊠Et puis, M. Monbardeau nâest-il pas convaincu ? Calixte. â Hum ! vous savez⊠aprĂšs tout, moi je ne lâai jamais vu, ce Hatkins ! Ils sont lĂ , tous, Ă crier son innocence !⊠Tiburce. â HĂ©, tant pis ! Ă la grĂące de Dieu ! Calixte. â Je vais, cependant, faire explorer les aires des aigles⊠Quâen dis-tu, Jean ? Moi. â Ne me demandez plus quoi que ce soit ; je suis hĂ©bĂ©té⊠Garan. â Je vous prie dâoublier ce que jâai avancĂ© tout Ă lâheure⊠CâĂ©tait mon devoir dâĂȘtre sincĂšre. Moi. â On ne vous en veut pas. Vous avez exprimĂ© votre opinion avec franchise, et, en dĂ©finitive, elle est dĂ©fendable, je le reconnais. Seulement, voyez-vous, mon fils et mon secrĂ©taire sont au-dessus de tout soupçon. Vous ne le saviez pas. M. Le Tellier termine ainsi Ă lâissue de cette rĂ©union, je vis M. dâAgnĂšs sâapprocher de Robert. Les deux jeunes hommes sâentretinrent quelques instants et se quittĂšrent sur une poignĂ©e de mains loyale. Ceux qui Ă©taient au courant de la situation comprirent que le duc venait dâaffirmer Ă son humble rival en quel mĂ©pris il tenait les allĂ©gations de lâinspecteur. Puis ils durent convenir de faire tous leurs efforts pour retrouver Marie-ThĂ©rĂšse, lâun avec sa science, lâautre avec sa richesse, tous deux sans souci de lâavenir[4]. xiUne Leçon de Sherlockisme Monsieur Garan, dont la chambre Ă©tait contiguĂ« Ă celle de Tiburce, fut rĂ©veillĂ© de bonne heure par des bruits sourds et rythmiques, des exclamations cadencĂ©es, qui venaient de lĂ . Il entra sans façon, vĂȘtu de sa chemise, et trouva le sherlockiste en train de se livrer Ă une pantomime gymnastique et suĂ©doise, destinĂ©e Ă entretenir la souplesse du corps et la vigueur des muscles. Ă son aspect, Tiburce, qui Ă©tait nu, lui tourna le dos et continua ses gestes scandinaves. Ils avaient pris congĂ© de tous la veille au soir ; car leur train Ă©tait matinal et lâautomobile de M. Le Tellier devait ĂȘtre parĂ©e vers cinq heures pour les conduire Ă Culoz. â Eh bien, mon confrĂšre ! » dit Garan. Vous partez toujours Ă la poursuite de M. Hatkins ? » Tiburce acheva scrupuleusement sa rotation du torse autour des hanches â Plus que jamais ! » â Vous savez que câest insensĂ© ! » Tiburce versa de lâeau dans un tub et se mit Ă barboter selon la rĂšgle. â Admettez que ce soit de lâinspiration », fit-il au bout dâun instant. Lâinspecteur examinait la chambre. â Un dĂ©sordre voulu Ă la Sherlock y faisait un capharnaĂŒm. Cela sentait trĂšs fort le tabac anglais navy cut. â Ă lâombre de ses moustaches et de ses sourcils retroussĂ©s en toits de pagode, la bouche et les yeux de Garan recommencĂšrent Ă sourire. â Je vous assure que votre mĂ©thode est dĂ©fectueuse », dĂ©clara-t-il. Vous manquez dâexpĂ©rience » â Ce sera donc une Ă©cole », rĂ©pondit froidement Tiburce. Jâai bien rĂ©flĂ©chi. » Lâautre repartit â Non seulement le caractĂšre de M. Hatkins dĂ©ment vos accusations ; mais encore son dĂ©part, antĂ©rieur Ă lâenlĂšvement, vous prouve que, sâil en est lâauteur ou lâinstigateur, du moins les trois disparus ne sont-ils pas avec lui⊠Il les aurait donc fait mettre de cĂŽtĂ©, pour sâoccuper dâeux Ă son retour ?⊠Voyons !⊠» Mais Ă prĂ©sent, Tiburce, gantĂ© de crin, se frictionnait la peau et sifflotait en mesure, comme les palefreniers dâAngleterre au pansage de leurs cracks. Ce quâayant observĂ©, M. Garan pivota sur ses jambes velues, et alla se dĂ©barbouiller. Ils se trouvĂšrent prĂȘts Ă la mĂȘme minute ; et Tiburce, constatant leur avance, dit au mĂ©canicien â Nous partons Ă pied. Vous nous rattraperez sur la route. » Ils descendirent le petit sentier raide, entre les deux chemins. â SĂ©rieusement, » reprit lâinspecteur, voulez-vous me croire ? » â Non. » â Ăcoutez, câest inepte ! Et tout le monde vous lâa dit⊠Il est vrai que parmi tout le monde » il y a deux lascars qui savent le fin mot⊠» â Robert et Maxime, nâest-ce pas ? » â Un peu, cher monsieur. » â Ă mon tour de vous dire câest inepte. » â Ouais ! Les traces surnaturelles du chiquĂ© ! Du chiquĂ© parce que surnaturelles, comme les fourbis de Seyssel, manigancĂ©s pour donner le change. Ă la PrĂ©fecture, on se doutait bien que câĂ©tait le prĂ©ambule de quelque chose⊠Quoique, pourtant, il y ait peut-ĂȘtre une autre corrĂ©lation entre ces attrape-nigauds et lâenlĂšvement⊠» â Certes, je suis de votre avis lĂ -dessus les deux Ă©vĂ©nements sont connexes. Mais, Ă lâĂ©gard de Maxime et de Robert, vous errez. DâAgnĂšs les connaĂźt trĂšs bien et il garantit leur bonne foi. Quant aux pistes sur la neige, il va de soi quâelles ne peuvent ĂȘtre surnaturelles⊠Cependant, tout bien pesĂ©, je ne soutiens pas que lâenlĂšvement ait eu lieu au sommet du Colombier. Les empreintes ne sont peut-ĂȘtre quâun stratagĂšme Ă deux fins, combinĂ© 1o pour effrayer, 2o pour tromper les esprits sur lâemplacement vĂ©ritable du rapt. On aurait apportĂ© la canne aprĂšs lâavoir brisĂ©e ; on aurait imprimĂ© les traces avec des bottines au bout de longues perches, du haut dâun ballon dirigeable arrimĂ© Ă la croix⊠Je parle dâarrimage Ă cause du vent perpĂ©tuel qui doit empĂȘcher lĂ -haut tout stationnement dâappareil en liberté⊠» â Mais, » sâĂ©cria Garan, savez-vous que câest justement ce que je pensais ! VoilĂ pourquoi jâai demandĂ© Ă M. Maxime sâil ne voyait pas dâĂ©raflures, pas de stigmates de cordages⊠» â Toujours est-il », conclut Tiburce, que Surnaturel = Inexistant. » â Amen ! Il est regrettable que vous ne raisonniez pas toujours ainsi. » â Mon systĂšme est donc si dĂ©fectueux ? » â Yes, sir. Dâabord, vous ergotez. De plus, vous ratiocinez la plupart du temps sur des indices qui comportent plusieurs explications possibles. Exemple vos gaffes Ă propos de la chanceliĂšre, du monocle et de tout ce que vous avez dĂ©goisĂ© au pĂšre Le Tellier. » Quand il se prĂ©sente une multitude dâexplications possibles, il faut la considĂ©rer tout entiĂšre ; car, si lâune dâelles vous Ă©chappe, câest toujours la meilleure. Et parfois, devant cette infinitĂ© de solutions, on ne sait laquelle adopter. â Il vaut mieux sâen prendre lorsquâon a le choix, ainsi que vous lâaviez au tĂ©moignage dâun seul acte, Ă lâeffet quâune seule cause a Ă©tĂ© capable de produire. » Tenez au sujet de ce pantalon qui vous a conduit Ă lâun de vos impairs, vous auriez pu remarquer que le pli du coup de fer Ă©tait plus effacĂ© Ă droite quâĂ gauche, et en dĂ©duire avec raison que M. Le Tellier croise habituellement la jambe gauche sur la droite. CâeĂ»t Ă©tĂ© dâun intĂ©rĂȘt relatif, je vous lâaccorde ; mais, au moins, vous nâauriez pas dit de bĂȘtises. â De mĂȘme, vous pouviez affirmer sans crainte Ă M. Le Tellier que depuis le matin il sâĂ©tait promenĂ©, songeur et longuement, dans son cabinet. » â Pourquoi ? » â Ă cause des buĂ©es signalĂ©tiques. â Il y a trois fenĂȘtres Ă ce cabinet deux au sud, lâautre Ă lâouest. Or, Ă la hauteur du front de M. Le Tellier, chaque fenĂȘtre sâembrumait lĂ©gĂšrement de multiples buĂ©es, telles quâen laissent les fronts que lâon colle aux vitres, â buĂ©es oĂč lâon reconnaissait la ride frontale, si prononcĂ©e, de M. Le Tellier. Cela impliquait, de sa part, des allĂ©es et venues, de lâagitation, de la prĂ©occupation. » â Il guettait notre arrivĂ©e, tout simplement. » â Non. Ă la fenĂȘtre de lâouest, la vue est bouchĂ©e par des arbres. On nây peut donc regarder que machinalement. » â Et si les buĂ©es provenaient de la veille ou de lâavant-veille ? » â Impossible. Les carreaux avaient Ă©tĂ© lavĂ©s le matin mĂȘme. » â Comment lâauriez-vous su avant dâavoir interrogĂ© le valet de chambre ? » â Comment ? Mais parce que lâaverse de la nuit, venant du sud-ouest, avait forcement laissĂ© des traces aux carreaux, Ă travers les jalousies. Or ces traces extĂ©rieures avaient Ă©tĂ© enlevĂ©es ; et dans une maison tenue comme on tient Mirastel, les larbins ne font pas les carreaux dâun seul cĂŽtĂ© quand les deux faces en ont besoin. » Tiburce admira la sagacitĂ© de lâinspecteur. Celui-ci reprit â Des assertions de ce genre, on peut les risquer sans peur. Elles sont prouvĂ©es par ceci que toute autre interprĂ©tation ne sâajuste pas aux faits. Tandis que vous, avec vos procĂ©dĂ©s, vous verriez partout des tĂ©moignages de ce que vous avez prĂ©conçu. Mais, tenez, tenez, moi, je me fais fort de dĂ©couvrir nâimporte oĂč la preuve de nâimporte quoi ! Que dĂ©sirez-vous ? Rixe ? Viol ? Assassinat ? Parions quâici, Ă cette amorce du sentier avec la route, je dĂ©montre Ă volontĂ© un crime, un dĂ©lit ou une contravention !⊠Voici un buisson tout froissĂ© ; voici, dans le sol gras, des foulĂ©es profondes. Quâest-ce, au juste ? Sans doute quelque dĂ©mĂȘlĂ© de rustre avec sa vache, ou mille autres choses ! â Voyez sur la route, maintenant cette double excavation nous apprend quâune lourde automobile a dĂ©marrĂ© brusquement vers Artemare. Ce sont les creux des deux roues arriĂšre qui ripaient sous un effort subit. Quâest-ce que ça Ă©tablit ? Quâun mĂ©cano rageur a dĂ» rĂ©parer un pneu et repartir avec brutalitĂ© ; quâun apprenti chauffeur a fait ses dĂ©buts et sâest exercĂ© aux arrĂȘts comme aux dĂ©parts ; quâune voyageuse sentimentale a voulu cueillir de cette aubĂ©pine ; que⊠Est-ce que je sais ? Tout, enfin ! tout ! » Tiburce baissait la tĂȘte. â Vous avez raison », dit-il. Mais que voulez-vous que jây fasse ? Câest ma vie, cela, monsieur Garan !⊠Ne le dites Ă personne si je retrouve Mlle Le Tellier, jâĂ©pouse Mlle dâAgnĂšs ! » â Ah ! bien, bien !⊠Alors, nâallez pas aux trousses de Hatkins. Car soupçonner un homme pareil, câest contester une vĂ©ritĂ© de La Palisse. TĂąchez plutĂŽt dâobtenir la vĂ©ritĂ© de M. Maxime et de M. Robert, â de ce dernier surtout, qui a peut-ĂȘtre dupĂ© son camarade, puisquâil Ă©tait avant lui sur le Colombier. » â Ah çà ! monsieur Garan, jây songe est-ce que par hasard vous soupçonneriez une complicitĂ© quelconque entre Robert et lâun des trois disparus ? » â Eh bien oui, lĂ ! câest le fond de ma pensĂ©e. Je crois fermement que, de connivence ou non avec les Henri Monbardeau, M. Robert Collin et Mlle Le Tellier, qui sâaiment⊠» â Vous croyez quâils sâaiment ! Et câest lĂ -dessus que vous basez vos charges ? » sâĂ©cria Tiburce avec une sorte dâallĂ©gresse. â Certes ! » â Dans ce cas, monsieur lâinspecteur, vous avez du flair ! Prenez donc la peine de vous dĂ©tromper. Il y a deux ans que Mlle Le Tellier sâest Ă©prise du duc dâAgnĂšs, mon ami intime. » â SĂ»r ? » â Pas le moindre doute ! » â SacrĂ© nom dâun chien !⊠Alors⊠Mais⊠Alors, il ne me reste plus quâĂ faire des excuses⊠je vais retourner⊠» â Cela me paraĂźt inutile. Vous ĂȘtes plutĂŽt discrĂ©ditĂ© dans la famille⊠» M. Garan fronça ses cornes sourciliĂšres. Et câĂ©tait une chose si drĂŽle Ă voir, que Tiburce partit dâun grand Ă©clat de rire â Pauvre cher inspecteur ! Si vous nâaviez que cela dans votre sac, il vous faudra dĂ©sormais croire aux hommes volants ! » â Ouiche ! Des bonshommes en baudruche ! » grommela le policier dĂ©confit. Des petits ballons-mannequins gonflĂ©s dâhydrogĂšne ! Câest la thĂšse de la PrĂ©fecture. » â Pas si bĂȘte ! » approuva Tiburce. VoilĂ qui expliquerait pourquoi ils suivaient de conserve la mĂȘme direction celle du vent ! On aurait dĂ» perquisitionner dans le petit bois de ChĂątel ; je suis sĂ»r que les vĂ©ritables Italiens y sont restĂ©s cachĂ©s pendant quâon battait la campagne Ă leur recherche. â Ăa, au moins, câest naturel. » Ă ce moment, lâautomobile, chargĂ©e des bagages de Tiburce, les rejoignit. â Allons ! En route ! » dit Garan. â En route ! Ă la poursuite de Hatkins ! » DĂ©pitĂ©, furieux de sa maladresse, lâinspecteur rĂ©pliqua grossiĂšrement que Tiburce Ă©tait libre de poursuivre qui bon lui semblait, et que lui, Garan, sâen foutait pas mal. historique Comme ils arrivaient Ă la gare, quantitĂ© de voyageurs en sortaient. Un train de nuit les avait amenĂ©s. Ils venaient de Paris. La plupart Ă©taient munis dâappareils photographiques. Garan reconnut des journalistes. Lâun dâeux sâapprocha de lui â Ah ! monsieur Garan, nâest-ce pas ? Quelle bonne aubaine ! Permettez-moi, une seconde⊠» Et il voulut lui prendre une interview. â Mais le policier se dĂ©fendit et devint hargneux. â Enfin, monsieur lâinspecteur, » insistait le pauvre homme, il sâagit bien dâun enlĂšvement ?⊠Oui ?⊠Non ?⊠Dites ? je vous en prie. Qui est-ce qui a enlevĂ© ces personnes ? » Alors lâinterrogĂ© se mit Ă vocifĂ©rer â Ce sont des diables, monsieur. Je les ai vus. Ils ont des ailes de chauve-souris, des oreilles de bouc et une queue en fer de lance. EntiĂšrement velus, ils jettent du feu par la gueule ; et ils ont, Ă la place du derriĂšre, la tĂȘte dâun journaliste qui vous ressemble comme un frĂšre ! LĂ ! Ătes-vous satisfait ? » Ayant dit ces mots, il sâengouffra dans la salle dâattente en retroussant contre le ciel la quadruple menace de ses sourcils et de sa moustache coalisĂ©s. xiiSinistres Le duc dâAgnĂšs Ă©tait pressĂ© de se mettre Ă lâĆuvre avec son ingĂ©nieur. Il quitta Mirastel le mĂȘme jour que Tiburce. Et le lendemain, 9 mai, M. et Mme Monbardeau regagnĂšrent Artemare. Alors, au vieux chĂąteau, la vie commença dâĂȘtre un labeur douloureux et funĂšbre. LâidĂ©e de Marie-ThĂ©rĂšse obsĂ©dait les esprits. Par moments, on aurait prĂ©fĂ©rĂ© lâassurance de sa mort Ă lâincertitude, qui est une torture innombrable. Quand on craint pour une jeune fille, on a tant de choses Ă craindre, nâest-ce pas ? Mme Le Tellier passait des heures et des heures enfermĂ©e dans la chambre de sa fille. Puis soudain, le besoin dâaction qui les travaillait tous domptait sa langueur native, la poussait dehors et la faisait marcher au hasard, trĂšs vite, dâun pas tumultueux. Chacun possĂ©dait, sur sa table ou sa cheminĂ©e, quelque portrait de la disparue, et chacun le contemplait bien des fois, religieusement, avec des souvenirs et des pensĂ©es, comme une icĂŽne sur un autel. Mme Arquedouve Ă©tait privĂ©e de cette humble consolation ; ses yeux dĂ©jĂ morts la lui refusaient. Mais il y avait dans le salon un buste irrĂ©prochable de Marie-ThĂ©rĂšse, â un buste si ingĂ©nieux quâil Ă©voquait la jeune fille tout entiĂšre. Et lâon voyait la petite vieille dame palper le marbre longuement, de ses mains blanches et subtiles, et considĂ©rer de la sorte lâunique ressemblance quâelle pĂ»t distinguer. CâĂ©tait une occupation qui lui causait tout ensemble du plaisir et de la peine. Elle souriait, puis elle sanglotait. Ainsi ses yeux, qui lâavaient devancĂ©e au nĂ©ant, cessaient par malheur dâĂȘtre inutiles, et pleuraient dâautant plus quâils ne pouvaient rien voir. â Quand elle entendait venir Mme Le Tellier, elle interrompait dâun effort le cours de ses larmes, et les deux femmes se plaisaient Ă parler dâune infortune que tout leur rappelait. Tout. MĂȘme le chien Floflo, qui se tenait silencieux. MĂȘme le logis, qui paraissait dĂ©solĂ©. Dâhabitude, il Ă©tait fleuri par les soins de Marie-ThĂ©rĂšse. Elle savait grouper des fleurs dans un vase avec cette grĂące japonaise qui fait croire quâelles ne sont pas cueillies et moribondes⊠Mais les vases, tels des corps sans Ăąme, restaient vides ; et les iris, prĂšs de la botasse[5], vainement mauves, pourrissaient loin des hommes. Il semble que le plus accablĂ© de tous ait Ă©tĂ© M. Le Tellier. Lâastronome ne sortait plus de son cabinet de travail. ExtĂ©nuĂ© de contention morale, las de rĂ©flĂ©chir Ă cette catastrophe incomprĂ©hensible, il nâavait plus la force de raisonner ; il rĂȘvait, face au paysage magnifique. Le site printanier, plein de vie et de soleil, lui paraissait morne et dĂ©sert. La joie de la saison aggravait sa tristesse. Il regardait les arbres des vergers en fleurs et songeait Ă des squelettes macabrement pomponnĂ©s. Devant ce dĂ©cor dâespace et de montagnes sa fille avait passĂ© si souvent â si souvent, mon Dieu ! â quâil nây voyait plus que le fond dâun portrait quâelle eĂ»t dĂ©sertĂ©, â le spectacle mĂȘme de son absence. Pour Maxime et pour Robert, ils travaillaient le premier dans son laboratoire, afin de lutter contre lâinquiĂ©tude, et le second dans sa chambrette, Ă des ouvrages clandestins dont le but se devine aisĂ©ment. Jusquâau 13, rien ne troubla ce calme cruel, si ce nâest pourtant quelques tournĂ©es dâexploration faites par Robert du cĂŽtĂ© de Seyssel et des communes molestĂ©es, et si ce nâest un voyage de M. Le Tellier Ă Lyon. Un voyage atroce. Il partit comme un fou, ayant lu quâon avait retirĂ© du RhĂŽne le cadavre dâune femme inconnue dont la mort pouvait remonter Ă la date nĂ©faste du 4 mai. Il sâabsenta sous un prĂ©texte, Ă lâinsu de tous, et revint le soir mĂȘme, soulagĂ© dâun pesant fardeau. La femme de la Morgue se trouvait brune, dâĂąge mĂ»r et de type oriental. Une drague lâavait extraite de la vase, cousue dans un sac et nue. Tout cela Ă©tait si loin de Marie-ThĂ©rĂšse, si Ă©tranger aux prĂ©occupations de M. Le Tellier, quâil sâaperçut enfin de lâexcĂšs oĂč lâavait menĂ© son abattement. De ce jour, il se raffermit peu Ă peu. Il y eut aussi des reporters qui sâen vinrent carillonner Ă la porte de Mirastel, et qui, une fois Ă©conduits, se bornaient Ă prendre des vues du chĂąteau et de ses parages. Il y eut encore les arrivĂ©es du facteur, toujours attendues, toujours dĂ©cevantes⊠Et câest tout ce quâil y eut. Et dans la campagne Ă©galement la tranquillitĂ© sâĂ©tait rĂ©tablie, â quand ceci arriva tout Ă coup Dans la nuit du 13 au 14, le village de BĂ©on, â situĂ© entre Culoz et Talissieu, au pied du Colombier, Ă trois kilomĂštres de Mirastel, â fut ravagĂ©. Des mains sacrilĂšges Ă©mondĂšrent la floraison des arbres fruitiers. DiffĂ©rentes bestioles, couchant Ă la belle Ă©toile, disparurent sans laisser de trace. Enfin et surtout, une femme, attirĂ©e dans son potager par un bruit insolite, ne rentra pas et subit le mĂȘme sort que les branches et les animaux. Il fut impossible de la retrouver. De BĂ©on, une vague circulaire dâĂ©pouvante se propagea sur le pays. Les journalistes y affluĂšrent. Mais, Ă partir de cet instant, les sources de terreur ne devaient plus cesser de se multiplier ; car, chaque nuit, un village nouveau reçut la visite du Sarvant. BientĂŽt mĂȘme il y eut des gens qui furent confisquĂ©s en plein jour, dans les lieux Ă©cartĂ©s. De ce nombre Ă©taient les bergers et les vachĂšres qui sâen allaient, seuls avec leurs bĂȘtes, par les prĂ©s de la montagne. La plupart du temps, une seule personne disparaissait ; parfois deux ; et trois de-ci de-lĂ . On remarqua que les enlĂšvements diurnes sâexĂ©cutaient de prĂ©fĂ©rence sur les hauteurs, et que les flibustiers, de peur dâĂȘtre trahis, avaient soin de capturer les tĂ©moins de leurs actes. Dans la nuit du 14 au 15, Artemare y passa. Les Sarvants, on ne sait pourquoi, sautĂšrent un hameau, deux villages et trois chĂąteaux, dont Mirastel. Et lâon enregistra la perte de Raflin, lâancien amoureux de Fabienne dâArviĂšre. Le pauvre homme, encore malade, traversait sa cour clopin-clopant lorsquâil fut apprĂ©hendĂ©. Sa vieille mĂšre Ă©tait folle de peur et redoutait quâil ne prĂźt froid, Ă cause quâil nâavait sur lui quâune robe de chambre. Dans la nuit du 15 au 16, quittant la route et poussant une pointe au sud, le Sarvant pilla CeyzĂ©rieu, sur la cĂŽte, en face de Mirastel, par delĂ le marais. Puis il revint Ă la route, malmena Talissieu oĂč il sâempara dâun poulain nouveau-nĂ©, raccourcit de sa pointe ornementale une tourelle de ChĂąteaufroid, et chaparda quelques lapins dans un cuveau de mĂ©tairie. Le 17, le docteur Monbardeau reçut la lettre suivante, qui le mit au dĂ©sespoir et prouvait, dâautre part, que le flĂ©au sâĂ©tendait plus avant quâil ne semblait, câest-Ă -dire jusquâĂ Belley. Cette lettre Ă©tait de Front, lâamant de Suzanne Monbardeau. piĂšce 239 Monsieur Monbardeau, Bien que nos relations aient toujours Ă©tĂ© plus que tendues, je me vois dans la triste obligation de vous faire part de ce qui mâarrive. En revenant hier dâune course de quinze jours, je nâai plus retrouvĂ© votre fille chez moi. Elle sâest dĂ©filĂ©e Ă lâanglaise avec un joli cĆur quelconque puisque je sais quâelle nâest pas rendue chez vous et Ă la faveur de ces prĂ©tendues disparitions dont les suppĂŽts du pape remplissent le dĂ©partement. Car vous ne voudriez pas que jây croie ? Votre fille est une coquine. Je nâai pas pu avoir de renseignements sur sa fuite, la maison oĂč je lui ai fait lâhonneur de la recueillir Ă©tant Ă distance du bourg. VoilĂ ce que câest dâavoir un tempĂ©rament de[6]âŠ, mais jâai cru devoir vous en avertir, Ă cette fin que vous sachiez quâĂ partir de maintenant il nây a, encore moins que par le passĂ©, rien de commun entre nous. Je vous salue. OnĂ©sime Front. Lâhorreur du fait se renforçait de la trivialitĂ© du rustre qui lâannonçait. Suzanne, certes, nâavait pas fautĂ© une seconde fois ; tous lâaffirmaient. Elle Ă©tait donc aussi la proie du Sarvant !⊠Et ce qui vint le corroborer, ce fut, dans la nuit du 17 au 18, la dĂ©vastation de Saint-Champ, non loin de Belley. Suzanne enlevĂ©e ! Ce dernier coup portait au comble la dĂ©tresse des Monbardeau. Madame dĂ©raisonna pendant une semaine, puis sâĂ©leva sans relĂąche contre la rigueur paternelle qui avait exilĂ© la pĂ©cheresse repentante. Ce Ă quoi Monsieur ne savait que rĂ©pondre, et baissait la tĂȘte en pleurant. Le matin du 19, les gens dâArtemare apprirent que la nuit avait Ă©tĂ© funeste au village de Ruffieux, sis Ă quinze kilomĂštres outre-RhĂŽne, sur la route de Seyssel Ă Aix-les-Bains. La nouvelle manquait de prĂ©cision. On parlait vaguement de plusieurs personnes enlevĂ©es, â ce qui demandait confirmation. Mais, avant dâĂȘtre fixĂ©s, les Artemarois connurent un Ă©vĂ©nement plus sensationnel encore. Un reporter-photographe de Turin Ă©tait parti bien avant lâaurore pour le sommet du Colombier, afin de photographier le théùtre du rapt dans la splendeur dâun soleil levant. Ce raffinement sâexplique par le nombre incalculable de clichĂ©s que ses confrĂšres avaient dĂ©jĂ pris du mĂȘme lieu, dans des conditions diffĂ©rentes dâheure et de tempĂ©rature. Or, de mĂȘme que Marie-ThĂ©rĂšse et ses cousins nâĂ©taient pas redescendus, le reporter-photographe ne redescendit pas. Grande Ă©motion dans Artemare. Palabres et conciliabules, Ă lâissue desquels une troupe dâhommes courageux on en trouvait encore Ă ce moment-lĂ se mit Ă la recherche de lâenvoyĂ© perdu. Ils montĂšrent jusquâĂ la croix. Et lĂ ils dĂ©couvrirent lâappareil photographique plantĂ© sur ses trois pieds en compagnie dâune espĂšce de nabot hideux, goĂźtreux, haillonneux, vautrĂ© dans lâherbe, et que nul ne reconnaissait. Pas le plus petit soupçon de journaliste, â Ă moins quâil ne fĂ»t devenu, par sortilĂšge, ce nain repoussant, Ă la tĂȘte trop grosse, aux bras trop courts, qui, dâun Ćil animal, regardait venir les sauveteurs. Eux sâarrĂȘtĂšrent, cherchant de tous cĂŽtĂ©s lâancien aspect du publiciste⊠Mais rien ! Alors ils sâapprochĂšrent de son nouvel aspect, â je veux dire de la vilaine crĂ©ature impassible, â et ils sâaperçurent bientĂŽt quâils avaient affaire Ă lâun de ces malheureux crĂ©tins, sourds et muets, dont la rĂ©gion possĂšde plusieurs exemplaires. Et dans ce temps-lĂ , lâaudace leur vint de le toucher. Car jusquâici, la peur de se brĂ»ler aux mains les en avait dĂ©tournĂ©s. On voulut le faire lever, et lâon sut â disgrĂące suprĂȘme ! â quâil Ă©tait paralytique. Ils le prirent donc avec eux, ainsi que lâappareil Ă trĂ©pied, et ils commencĂšrent Ă descendre de la montagne. Mais comme ils arrivaient Ă Virieu-le-Petit, avec des mines oĂč lâĂ©bahissement persistait, voilĂ quâils firent la rencontre dâun bouvier qui sâapprĂȘtait Ă mener des troncs de sapins Ă la scierie dâArtemare. Et cet homme, avisant le nabot, sâĂ©cria â Ho ! le Gaspard ! QuĂ©to coufa iqueu ? » Ce qui signifie â Tiens ! le Gaspard ! Quâest-ce quâil fait lĂ ? » Et il leur enseigna la vĂ©ritĂ©, Ă savoir que lâidiot Ă©tait un habitant de Ruffieux ; quâil y passait des nuits et des journĂ©es accroupi au seuil de la maison de son pĂšre laquelle ouvre sur la route ; et que tous les bouviers, rouliers et messagers ne connaissaient que lui, Ă force de le voir au bord au chemin, immobile et Ă cropeton ». Lâhistoire fit tapage. CâĂ©tait une infernale substitution que celle dâun journaliste de Turin et dâun innocent de Ruffieux au plus haut du Colombier !⊠On tenta dâinterroger le Gaspard, dâobtenir au moins un geste expressif⊠HĂ©las ! folle tentative. Jamais il ne fut plus sourd, ni plus muet, ni plus imbĂ©cile, ni plus ankylosĂ©. Son pĂšre, quand il le revit, regretta de le revoir. Et ainsi le seul rescapĂ© fut-il le seul qui ne pĂ»t rien rapporter au sujet des Sarvants, et le seul dont on eĂ»t souhaitĂ© quâil y restĂąt. Cependant les autres reporters-photographes donnĂšrent de lâargent au pĂšre du Gaspard, dans le dessein quâil leur permĂźt de clicher ce hĂ©ros ; et il bĂ©nit le retour de son enfant. Contrairement aux on-dit, le Gaspard avait Ă©tĂ© lâunique objet humain dont le Sarvant eĂ»t dĂ©meublĂ© Ruffieux. Dans la nuit du 19 au 30, ce fut le tour dâAmeyzieu, presque sous les murs de Mirastel. Mais les prĂ©cautions abondantes dont les campagnards sâentouraient dĂ©jĂ limitĂšrent le dommage Ă des pertes matĂ©rielles. Les hĂŽtes de Mirastel se dirent que lâheure Ă©tait venue pour eux dâĂȘtre tourmentĂ©s ; la zone dangereuse sâĂ©tait rĂ©trĂ©cie autour du chĂąteau Ă mesure quâelle sâĂ©largissait au loin ; le hasard seul pouvait leur Ă©pargner lâattaque du Sarvant. M. Le Tellier sâen rĂ©jouit beaucoup. Depuis le commencement des dĂ©prĂ©dations, persuadĂ© comme tout le monde que leur secret ne faisait quâun avec celui de lâenlĂšvement du 4 mai, il sâĂ©tait dĂ©pensĂ© en multiples activitĂ©s. Au dĂ©but, il avait mĂȘme souri de bon cĆur, Ă lâidĂ©e de toutes les hypothĂšses que la reprise des hostilitĂ©s rĂ©duisait Ă nĂ©ant. Par lĂ le champ des conjectures se trouvait singuliĂšrement restreint, et les circonstances semblaient donner raison au duc dâAgnĂšs, qui avait prĂ©dit dâautres rapts avant la taxe des rançons. Le nombre actuel des otages retenus par le Sarvant dĂ©montrait que celui-ci nâen avait pas voulu spĂ©cialement Ă Marie-ThĂ©rĂšse et Ă ses cousins. â Lâayant compris, M. Le Tellier tĂ©lĂ©graphia tout de suite au duc dâAgnĂšs, pour quâil arrĂȘtĂąt lâami Tiburce entraĂźnĂ© sur sa fausse piste. Mais, rĂ©pondit le duc, Tiburce court aprĂšs Hatkins. Il sâest embarquĂ© le 8 Ă destination de New-York, poursuivant le milliardaire en voyage. » M. Le Tellier lamenta cette Ă©norme sottise, et revint Ă ses prĂ©occupations personnelles. Avec son fils, son beau-frĂšre et son secrĂ©taire, il parcourut les endroits saccagĂ©s. Ils observaient. Ils questionnaient. Ils Ă©prouvaient une sorte de soulagement pervers Ă constater que dâautres familles souffraient du flĂ©au qui les avait frappĂ©s. Mais ils nâobtenaient aucune indication, et recommençaient ailleurs de plus belle, stimulĂ©s par les trois femmes, qui joignaient Ă leurs encouragements des recommandations de prudence. Elles ne les laissaient pas sortir aprĂšs le coucher du soleil et leur dĂ©fendaient de se sĂ©parer quand ils allaient dans les solitudes. Un jour, nĂ©anmoins, Mme Arquedouve â qui Ă©tait la premiĂšre Ă prĂȘcher la confiance et le zĂšle, et quâon savait dâune bravoure peu commune â changea tout Ă coup de maniĂšres et se montra pusillanime Ă outrance. PressĂ©e dâavouer la cause de sa frayeur, elle finit par sây rĂ©soudre le lendemain du sac dâAmeyzieu. Cette nuit-lĂ , comme la nuit du sac de Talissieu, elle avait perçu dâĂ©tranges vibrations. Peut-ĂȘtre pas exactement des bruits, mais quelque chose du mĂȘme genre. Quelque chose de vibrant, que ses sens dâaveugle lui avaient permis dâapprĂ©cier. CâĂ©taient des perceptions analogues Ă celles que lui procurait le passage dâun aĂ©roplane, ou dâun dirigeable, ou encore dâune grosse mouche, trop Ă©loignĂ©s pour ĂȘtre entendus au sens propre du terme ; mais ce nâĂ©tait ni lâun, ni lâautre. CâĂ©tait un bourdonnement sombre Ă force dâĂȘtre sourd et grave, et qui impressionnait tous ses nerfs, tout son corps, plutĂŽt que son oreille. Cette anomalie lâavait Ă©veillĂ©e au milieu de ces deux nuits-lĂ , fort peu rassurĂ©e. La premiĂšre fois, elle aurait pu croire quâelle Ă©tait le jouet dâun de ces phantasmes auxquels les infirmes sont exposĂ©s ; mais aujourdâhui, elle ne doutait plus de lâauthenticitĂ© de ses sensations. Câest pourquoi elle se dĂ©cidait Ă parler. » Ă la suite dâune pareille rĂ©vĂ©lation, il nây eut personne Ă Mirastel qui ne mĂ©ditĂąt profondĂ©ment. Or ils nâĂ©taient plus seuls Ă mĂ©diter, ce 20 mai 1912. Ă cette Ă©poque, toute la France et toute lâEurope sâintĂ©ressaient au problĂšme bugiste. Les journaux du vieux monde rendaient compte de lâavĂšnement dâune terreur nouvelle ». La majoritĂ© estimait que câĂ©tait, Ă coup sĂ»r, par le chemin de lâair que venaient les Sarvants », et plus dâun quâils appartenaient forcĂ©ment Ă cette espĂšce volante dont le brigadier GĂ©ruzon avait surpris deux reprĂ©sentants ». â Le moyen Ăąge revivait. Les lĂ©gendes glissaient dâĂątre en Ăątre. Certaines, oubliĂ©es depuis des siĂšcles, ressuscitaient on ne sait comment. Elles sâĂ©taient infiltrĂ©es jusquâĂ Mirastel, et mĂȘlaient leurs chimĂšres aux logiques des raisonneurs. Le temps nâĂ©tait cependant plus aux rĂ©flexions, et, tout en ruminant lâhistoire de sa belle-mĂšre, M. Le Tellier se prĂ©parait Ă la vigilance, ainsi quâon va le voir. Mais les Sarvants paraissaient avoir pour tactique de sauter maintenant dâun point Ă un autre, sans ordre, au petit bonheur, â et lâon avait dĂ©duit de cette incohĂ©rence rĂ©guliĂšre en quelque sorte quâils ne sâabattraient point sur Mirastel vingt-quatre heures aprĂšs avoir fouillĂ© Ameyzieu. De toutes les fautes qui pouvaient ĂȘtre commises, celle-ci, par la suite, fut dĂ©crĂ©tĂ©e la plus lourde. xiiiLes Sarvants Ă Mirastel DĂšs la reprise des pilleries nocturnes, Maxime avait supputĂ© les avantages quâoffrirait au logis menacĂ© lâĂ©tablissement dâun phare. Excellent moyen de dĂ©fense et dâobservation, rien nâĂ©tait plus facile Ă improviser. Sur lâinstigation de son fils, M. Le Tellier fit venir de Paris deux projecteurs Ă acĂ©tylĂšne dâune puissance remarquable, que deux veilleurs manĆuvreraient constamment toutes les nuits. â Reçus le 20 Ă une heure, avec la tuyauterie et le gĂ©nĂ©rateur, on se mit sans retard Ă les installer. Ils furent logĂ©s dans le grenier de la tour sud-ouest celle du laboratoire de Maxime sous la coupole basse. Deux larges tabatiĂšres diamĂ©tralement opposĂ©es, lâune au septentrion, lâautre au midi, trouaient de leurs rectangles modernes la toiture Louis XIII ; il suffisait dây braquer les projecteurs pivotants pour pouvoir diriger leurs gerbes dans tous les sens, chacun des deux secteurs Ă©clairables Ă©tant prĂ©cisĂ©ment la moitiĂ© de lâespace. Comme on nâattendait les Sarvants que le lendemain, le travail de montage sâexĂ©cuta, croyons-nous, avec plus de minutie que de rapiditĂ©. Ă lâheure du dĂźner, un seul fanal Ă©tait en place. Il est vrai quâon avait chargĂ© le gazogĂšne. AprĂšs le repas, M. Le Tellier â toujours Ă lâintention du lendemain â rĂ©unit la maisonnĂ©e et fit aux serviteurs un cours dâobservation. Il prĂ©conisa le calme, le sang-froid, les notes prises aussitĂŽt que possible, Ă©crites nâimporte oĂč, sur un mur au besoin, avec un bout de charbon, une pierre pointue⊠Il comptait rĂ©pĂ©ter tout cela et faire rĂ©citer sa thĂ©orie le jour suivant. La nuit tomba. Mme Le Tellier, la regardant sâĂ©paissir, joignait les mains et murmurait ; Marie-ThĂ©rĂšse ! OĂč es-tu, ma petite Marie-ThĂ©rĂšse ! » Pour la dĂ©tourner de son idĂ©e fixe, Mme Arquedouve se demanda tout haut quel endroit serait victimĂ© cette fois-ci. Et lĂ -dessus, Robert proposa dâachever le montage de la seconde lanterne. Il lui fut objectĂ© quâil valait mieux le faire en plein jour, et quâon avait pour cela dix-huit heures de soleil. Ce fut alors le commencement dâune de ces veillĂ©es si pĂ©nibles Ă ceux qui ont le cĆur triste. Chacun sâingĂ©niait Ă tuer le temps. Mme Le Tellier tenta de rĂ©ussir une patience. Sa mĂšre fit du crochet, oĂč son industrie surpassait lâadresse des voyantes. Non loin dâelles, dans le billard attenant au salon, M. Le Tellier, Maxime et Robert entamĂšrent une partie de carambolage. On avait laissĂ© les fenĂȘtres grandes ouvertes, car il faisait beau et tiĂšde. Elles donnaient sur la terrasse. La lumiĂšre de lâintĂ©rieur Ă©clairait les marronniers et les premiĂšres branches du ginkgo, plats et stupĂ©fiĂ©s comme des arbres peints. Au delĂ du parapet, la campagne sâentrevoyait confusĂ©ment, obscure et bleue. Le choc des billes, le bruit des pas foulant le tapis, quelques voix du cĂŽtĂ© de lâofficeâŠ, rien dâautre sur le fond du silence. Par intervalles, toutefois, un train sillonnait dâune trainĂ©e dâescarboucles lâombre profonde, sonnait mĂ©tallique au pont de Marlieu, et quittait la scĂšne. On entendait aussi â mais en prĂȘtant lâoreille â de lĂ©gers remuements du gravier et câĂ©taient les allĂ©es et venues de Floflo, bon petit factionnaire qui montait la garde. De telles soirĂ©es, si douces, devraient toujours ĂȘtre des fĂȘtes⊠Mais quâest-ce quâil y a ? ! Quâest-ce quâil y a ?⊠Pourquoi Mme Arquedouve accourt-elle dans la salle de billard, les mains en avant, la figure bouleversĂ©e, balbutiant dâeffroi ?⊠â Quâavez-vous ? » sâĂ©crie M. Le Tellier. â Ah ! Jean⊠Jean⊠Les voilĂ ! » Et elle sâaccroche au bras de son gendre. â Les voilĂ ! Je les entends⊠Je les sens, plutĂŽt !⊠» DĂ©jĂ Robert sâest Ă©lancĂ© et se prĂ©cipite vers la tour du projecteur. â Fermez les fenĂȘtres ! » gĂ©mit Mme Le Tellier qui arrive blanche comme une morte. â Non ! » riposte Maxime. Il faut tĂącher de voir⊠dâentendre⊠Chut !⊠» â Si nous montions Ă la tour ? » fait M. Le Tellier. â Non⊠Pas le temps⊠Chut, chut !⊠» Ils Ă©coutent. Ils sont tels que des figures de cire dans un musĂ©e. Ils entendent Robert monter quatre Ă quatre lâescalier de la tour ; ils entendent rire du cĂŽtĂ© de la cuisine⊠un train siffler⊠le va-et-vient du loulou⊠Sauf Mme Arquedouve, nul nâentend quelque chose au delĂ de ces bruits. Et pourtant ils scrutent de toute leur Ăąme la nuit, que rend plus impĂ©nĂ©trable le contraste des feuillĂ©es lumineuses⊠Ils voudraient Ă©couter avec leurs yeux⊠Mais les tĂ©nĂšbres sont les mĂȘmes pour leurs prunelles et pour leurs oreilles. â Ăcoutez ! » chuchote lâaveugle. Les voilĂ tout prĂšs maintenant⊠» Ils nâentendent rien. Si un mugissement. Si un hennissement. La ferme sâest rĂ©veillĂ©e. Les canards poussent dans la nuit des can-cans effrayĂ©s, comme si le renard ou la belette sâapprochait ; et voici les poules qui font entendre un gloussement prolongĂ©, comme lorsque lâaigle plane au-dessus dâelles⊠Les brebis entonnent un chĆur de lamentations dĂ©chirantes⊠Une angoisse rĂšgne parmi les animaux. Et Floflo, qui sâest arrĂȘtĂ©, grogne tout Ă coup. Mme Arquedouve a levĂ© le doigt, et dit â Les bĂȘtes aussi comprennent. Elles entendent aussi. » Il se fait alors un silence momentané⊠Et enfin, des profondeurs de ce silence, tout le monde entend venir le bourdonnement. Câest lâarrivĂ©e dâune grosse mouche, ou mieux dâune phalĂšne. Oui, câest le bourdonnement de la phalĂšne suspendue au-dessus des fleurs oĂč plonge sa longue trompe, â un murmure Ă la fois robuste et doux, qui semble strident quoique fort bas, â qui est en effet curieusement sombre, mĂȘme au sein de lâobscurité⊠et qui vous trĂ©pide dans la poitrine, comme lâarbre de couche dâun steamer. Dâailleurs, voici les vitres qui entrent en vibration. Ils murmurent â Cela vient dâen haut ! » â Non ! » â Cela vient du marais. » â DâArtemare ! » â De Culoz ! » â Montagne ! » fait la grandâmĂšre, haletante. Mme Le Tellier, une main sur sa gorge qui bat, prononce dans un souffle â Câest encore trĂšs loin, maman, croyez-v⊠» Mais elle nâa pas fini, quâune brise lĂ©gĂšre, inexplicable, vivifie les frondaisons ; les feuilles bruissent ; et soudain rĂ©sonne un CLAC » assourdissant. On sursaute au claquement sec qui vient de retentir au dehors, on ne sait oĂč, pas loin certes et, semble-t-il, en lâair. Floflo aboie furieusement. â La foudre ? » interroge Mme Arquedouve. â Non, ma mĂšre, » lui rĂ©pond M. Le Tellier, il nây a pas eu dâĂ©clair. Nous nâavons rien vu. » â Ce nâest donc pas non plus une Ă©tincelle, un Ă©clair factice⊠» â Ăvidemment. » â Maxime, va-tâen de la fenĂȘtre ! » implore Mme Le Tellier. â Ăcoutez encore ! » commande lâastronome. Le chien donne de la voix et file vers le bout du jardin. Il poursuit les Sarvants, câest sĂ»r ; ils se dĂ©robent⊠Aussi bien, le bourdonnement a cessé⊠Mais Mme Arquedouve affirme quâelle le distingue toujours⊠Le chien se tait⊠On respire. Les traits de lâaveugle se dĂ©tendent⊠Un cri aigu ! Ce nâest rien. Câest Mme Le Tellier qui prend peur Ă la vue dâun grand jet de lumiĂšre inattendu, lancĂ© dans le ciel ainsi quâune flĂšche dâĂ©blouissement, ainsi quâun rayon de soleil perçant la nuit⊠Cette aurore dĂ©cochĂ©e, on dirait quâelle complĂšte le claquement de tout Ă lâheure, et que câest un Ă©clair qui suivrait le tonnerre, prodigieusement⊠Mais la clartĂ© persiste et dure. â Nâaie pas peur, Luce, » dit M. Le Tellier, ce nâest que le phare. » Une minute aprĂšs, il rejoignait son secrĂ©taire dans le petit grenier rond. Debout sur un escabeau, Robert disparaissait Ă mi-corps au travers dâune des lucarnes et il faisait dĂ©crire Ă la gerbe Ă©clatante â solaire par sa puissance, lunaire par sa blancheur â de vastes courbes, tantĂŽt cĂ©lestes et tantĂŽt terrestres. Il dardait sa fusĂ©e de jour sur tout le pays mĂ©ridional, quâil pouvait embrasser de lĂ . Le phare illuminait tour Ă tour villages, montagnes, bois et chĂąteaux ; il avait lâair de projeter leur image sur un Ă©cran noir, Ă la façon dâune lanterne magique. â Mais Robert avait beau se pencher et soulever le projecteur avec son lourd support, pour agrandir ainsi vers le Colombier son champ dâexploration, â il ne dĂ©couvrait absolument rien que de lĂ©gitime. Les Sarvants Ă©taient dĂ©jĂ hors de vue. â Vous les voyez ? » demanda M. Le Tellier. â Jâai perdu trop de temps », rĂ©pondit le secrĂ©taire. Il me fallait amorcer le gĂ©nĂ©rateur, allumer⊠Câest long. Ils sont partis. Mais ils nâont rien fait. » Et, de guerre lasse, il abandonna le projecteur qui bascula, balaya lâĂ©tendue, et resta pointĂ© vers le sol, irradiant sur la terrasse. â Ho ! » sâexclama Robert. Regardez, maĂźtre ! » â Quoi ? » fit lâastronome en passant la tĂȘte. â Le ginkgo ! On lâa coupĂ© ! » M. Le Tellier put voir, en effet, au clair de lâacĂ©tylĂšne, quâon avait dĂ©capitĂ© le ginkgo-biloba. De son poste dominant, il aperçut le tronc coupĂ©, dont la section faisait un disque pĂąle. Dâun seul coup, le Sarvant avait tranchĂ© ce rondin de la grosseur du col et dur comme du chĂȘne, â dâun seul coup de cisaille si bien appliquĂ©, si vite et si juste, que lâarbre nâavait pas mĂȘme tressailli ! â dâun seul coup de cette cisaille dont naguĂšre un garde forestier avait entendu le clac » dans la forĂȘt, â cette cisaille Ă quoi lâon ne pensait plus et qui Ă©laguait sans pitiĂ© toutes les plantations du Bugey ! â Ils ont bien choisi ! » remarqua M. Le Tellier. Ah ! les sacripants ! Le plus bel arbre de la rĂ©gion ! Le seul ginkgo !⊠Mais comme ils se sont esquivĂ©s ! Mme Arquedouve prĂ©tend quâils sont arrivĂ©s par la montagne ; ils seront repartis de mĂȘme, et câest justement le secteur que vous ne pouviez pas Ă©clairer !⊠Du reste, parbleu ! le chien les a suivis jusquâau bout du jardin. Ah ! il les a bien sentis ! Brave Floflo ! » â Pauvre Floflo ! » dit Robert, qui semblait extrĂȘmement soucieux. â Pourquoi pauvre » ? Est-ce quâils lâont enlevĂ© ?⊠Vous lâavez vu enlever ?⊠» â Non⊠Mais il a cessĂ© brusquement de japper⊠» â Floflo !⊠Floflo !⊠» cria M. Le Tellier. Pas de Floflo. On nâosa pas le chercher dans les tĂ©nĂšbres inquiĂ©tantes. La cuisiniĂšre lâappela toute la nuit par lâentre-bĂąillement dâun vasistas⊠Il avait Ă©tĂ© pris. Câest ainsi que Mirastel fut hantĂ© par les Sarvants, que lâon nommait encore des hommes volants » et aussi des ornianthropes ou des anthropornix. Cependant les tĂ©moins de ceci demeuraient perplexes non seulement Ă cause de la promptitude et de la dextĂ©ritĂ© des maraudeurs, mais, de plus, au souvenir du vent qui avait soufflĂ© sur les feuilles. Il avait soufflĂ© une seconde Ă peine, ce vent le temps dâun coup dâaileâŠ, comme si vraiment une aile avait Ă©ventĂ© les feuilles⊠Et quand on pensait aux bĂȘtes rĂ©veillĂ©es, alarmĂ©es, aux volailles gloussant Ă lâoiseau de proie, â lâhypothĂšse des aigles insensĂ©e ! reprenait toute sa force. En vain M. Le Tellier sâadmonesta et se rappela que les dĂ©nicheurs dâaigles, recrutĂ©s par son beau-frĂšre, Ă©taient revenus les mains vides. Il nâen frĂ©mit pas moins dâune terreur fabuleuse quand il apprit, le lendemain soir, une Ă©trangetĂ© nouvelle et suffocante. xivLâAigle et la Girouette Les Sarvants ne sâĂ©taient pas contentĂ©s de visiter Mirastel. Ils avaient aussi violentĂ© le village dâOuche, au-dessus du chĂąteau. PrĂ©venu dans la matinĂ©e, M. Le Tellier se rendit sur les lieux avec Maxime et Robert. On leur montra deux carrĂ©s de choux et un de carottes, complĂštement rĂ©coltĂ©s par les rĂŽdeurs Ă©nigmatiques, et la place oĂč, la veille encore, sâĂ©rigeait une pierre biscornue dont il ne restait plus quâun trou dans la terre. â Toujours la mĂȘme rengaine », dit Maxime. Ces Messieurs parodient les fantĂŽmes ! Ils affectent de sâadjuger les choses dâexception, mĂȘme inutiles, pour faire de lâeffet une espĂšce de menhir, une branche de ginkgo, un loulou de PomĂ©ranie⊠» Robert se croisa les bras. â Vous trouvez », dit-il, que des choux et des carottes sont dâinutiles raretĂ©s ?⊠Avez-vous remarquĂ© avec quel acharnement nos ennemis dĂ©vastent les cultures maraĂźchĂšres, depuis peu de temps ? Eux qui dâabord ne sâappropriaient pas deux objets identiques, voilĂ quâils font main basse sur toute sorte de lĂ©gumes ! » â Allons donc ! allons donc ! Tout cela, câest pour embĂȘter les citoyens ! pour quâils paient plus cher leur tranquillitĂ© ! » â Voyez-vous quelque trace dâoutils ? de pas ? » questionna M. Le Tellier. Moi, non. » â Rien ; comme toujours », rĂ©pondit Robert. Et il ajouta Dites donc, monsieur Maxime, tout de mĂȘme, rĂ©flĂ©chissez quand il sâagit dâanimaux et dâĂȘtres humains, les Sarvants ne sont pas trĂšs difficiles non plus sous le rapport de la qualitĂ©, voyons ? Ils raflent nâimporte quelle femme, un homme quelconque, le premier chat venu et des tas de lapins sans valeur, sauf des exceptions qui semblent dues au hasard⊠Avouez-le. Câest bien cela que vous pensez, en y rĂ©flĂ©chissant ? Câest bien cela ? » â Oui, câest juste », confessa lâincrĂ©dule aprĂšs un instant. â Eh bien⊠» reprit Robert dâun ton presque joyeux. Eh bien⊠» â Quoi, Ă la fin ? » â Il se pourrait que vous fussiez dans lâerreur, voilĂ tout. » Et il coupa court Ă toute insistance en quittant ses compagnons. Il pria M. Le Tellier de lâexcuser sâil ne rentrait pas Ă lâheure du dĂ©jeuner, et descendit vers Artemare. Le pĂšre et le fils reprirent le chemin de Mirastel. â Pourvu quâil ne fasse pas dâimprudences ! » murmura lâastronome. â Il est butĂ© », fit Maxime. ImpĂ©nĂ©trable et butĂ©. Mais brave ! Ce nâest pas la premiĂšre fois quâil sâen va tout seul⊠Je le sais. Il sâĂ©chappe Ă la dĂ©robĂ©e⊠» â Il donnerait son sang pour retrouver Marie-ThĂ©rĂšse⊠» â Elle vaut cela », marmonna Maxime. Elle vaut le sang dâun duc ! » â Câest Ă©gal, » reprit M. Le Tellier sans relever le propos, je souhaiterais quâil fĂ»t dĂ©jĂ rentré⊠Et puis, jâaurais voulu le consulter relativement au phare⊠» â Le phare ? Ce quâil faut en faire ? Tout simple dĂ©monter le projecteur et lâinstaller, lui avec lâautre, Ă Machuraz. ExceptĂ© au dĂ©but de leur campagne, vos loustics ne sont jamais revenus dans les mĂȘmes localitĂ©s ; ils ne reviendront pas Ă Mirastel. Mais ils nâont pas encore taquinĂ© Machuraz ; il faut demander aux chĂątelains la permission dây loger notre feu. â Allons-y tout de suite. » Ainsi fut fait. â Les deux Le Tellier ne voulurent confier Ă personne le soin de dĂ©piĂ©cer la lanterne et de remballer miroirs et lentilles. Ils apportĂšrent Ă cette manutention tant dâĂ©gards et dâinhabitude, quâils se virent obligĂ©s de terminer lâouvrage aprĂšs souper. Lâaffaire de la veille leur avait enseignĂ© Ă ne plus remettre au lendemain ce quâon peut faire le jour mĂȘme. Ils remontĂšrent donc au grenier de la tour avec une lampe, et sâattelĂšrent Ă la besogne, â muets et lâair prĂ©occupĂ©, car Robert Collin nâĂ©tait pas de retour. Ils travaillĂšrent quelque temps de la sorte, sans rien dire, Ă©coutant si quelquâun ne montait pas lâescalier en criant Me voilĂ ! » â Mais le froissement du papier dâemballage emplissait Ă lui seul tout le crĂ©puscule, et, par intermittences, au-dessus dâeux, grinçait la haute girouette⊠Enfin quelquâun monta lâescalier. â Me voilĂ ! » dit Robert. â Ah ! mon ami, vous nous avez bien inquiĂ©tĂ©s ! » sâĂ©cria le pĂšre. â DâoĂč diable venez-vous ? » sâenquit le fils. â Du sommet du Colombier. » Maxime inspecta le secrĂ©taire, et persifla â Vous ĂȘtes joliment propre pour un homme qui vient de la montagne ! Quel garçon soigneux ! Le voilĂ tirĂ© Ă quatre Ă©pingles comme ce matin, avec sa redingote brossĂ©e, ses bottines reluisantes⊠» â CâĂ©tait une grave imprudence », maugrĂ©a M. Le Tellier. Vous savez pourtant que lâendroit est dangereux ! » â Je ne crains rien », fit Robert en essuyant ses lunettes dâor dâun petit geste quiet. Je crois avoir trouvĂ© un prĂ©servatif contre les⊠Sarvants⊠Non, non ne me demandez rien. Vous confier mon procĂ©dĂ© serait vous mettre sur la voie de mes hypothĂšses⊠et je vous supplie de me faire crĂ©dit. Au surplus, jâai Ă vous entretenir dâun fait⊠dont je viens dâĂȘtre spectateur⊠Je dĂ©sirerais votre avis Ă ce propos⊠Il ne faudra pas vous fĂącher si, aujourdâhui, je me borne Ă vous rĂ©vĂ©ler ce fait, sans dire ce que jâen pense moi-mĂȘme⊠Dâailleurs, ce que je pense, câest si vague et si⊠On ne me croirait pas. On embrouillerait mes idĂ©es avec des objections⊠Et enfin, nâest-ce pas, jâai intĂ©rĂȘt⊠en quelque sorte⊠à trouver la solution tout seul, Ă cause de⊠Enfin, câest une maniĂšre de concours⊠Mlle Marie-ThĂ©rĂšse, nâest-ce pas⊠» â Allez donc ! Mais allez donc ! » rugit Maxime impatientĂ©. Quâest-ce que vous avez vu ? » Le petit homme rajusta ses lunettes sur son nez, tirailla sa vilaine barbe mousseuse, et dit â Jâai vu un aigle. » Il les regardait maintenant lâun aprĂšs lâautre, dans les yeux. M. Le Tellier venait de tressauter. â Ah ? » fit-il. Jâai beaucoup pensĂ© Ă cela aujourdâhui⊠Mais câest tellement extraordinaire !⊠» â Jâai vu un aigle extraordinaire », appuya Robert Collin. Maxime le pressa â Extraordinaire⊠sous quel rapport ?⊠Ănorme ? » â Cela, je nâen sais rien. Je manquais de comparaison pour estimer sa taille. â JâĂ©tais appuyĂ© au montant de la croix, depuis une heure peut-ĂȘtre, quand je le vis passer trĂšs loin, vers lâest, au-dessus du RhĂŽne, et trĂšs haut. Cet aigle volait du sud-est au nord-ouest. Je ne lâavais pas encore remarquĂ©, parce quâil y en avait dâautres un peu partout. Mais ceux-lĂ Ă©taient des aigles normaux⊠comme il lâavait Ă©tĂ©, lui aussi, jusquâau moment oĂč⊠Bref, ce qui fit que je le remarquai, ce furent des battements dâailes dĂ©sordonnĂ©s et tout Ă fait extravagants⊠Jâavais une jumelle ; vite, je mâen servis. Et je constatai que le rapace se livrait Ă une espĂšce dâincantation folle, tout en filant Ă une allure qui me sembla moyenne bien que lĂ aussi les points de repĂšre me fissent dĂ©faut pour dĂ©terminer le train de lâanimal. » Je le suivais facilement. » Mais tout Ă coup il disparut de ma lorgnette⊠Alors, Ă lâĆil nu, je le vis monter dans le ciel, suivant une oblique proche de la verticale et avec une rapiditĂ© considĂ©rable⊠Seulement, il paraissait amoindri⊠rapetissé⊠Jâeus le bonheur de pouvoir le rattraper avec ma jumelle et, avant quâil ne sâenfonçùt dans les nuages, de reconnaĂźtre la cause de cette diminution. Câest que lâoiseau avait repliĂ© ses ailes. » â Hein ? » se rĂ©cria Maxime. Il montait sans voler ? sans mĂȘme planer ? » â VoilĂ qui est fort ! » complĂ©ta son pĂšre. Robert confirma â Sans voler. Sans planer. Sans faire plus de mouvements quâun aigle empaillĂ© sur un perchoir ! » â Au moins, vous ĂȘtes sĂ»r dâavoir bien vu ? » â Oui, monsieur Maxime, je rĂ©ponds de moi. â Et alors, que dites-vous du phĂ©nomĂšne ? » â Voyons », dit lâastronome. De quelle nature Ă©taient les gesticulations qui ont prĂ©ludĂ© Ă cet envol fantastique ? » â Des coups dâailes brutaux, dans tous les sens, qui devaient nĂ©cessiter toute la vigueur de la bĂȘte. » â ⊠et qui la maintenaient Ă bonne allure et Ă la mĂȘme hauteur ? » â Oui. » â En somme, » proposa Maxime, câĂ©tait assimilable aux contorsions que pratiquent les discoboles avant de lancer le poids ou le palet ? » â Mon Dieu⊠oui. » â Alors, » continua M. Le Tellier, ce serait un Ă©lan que votre aigle aurait pris, avant de piquer vers le zĂ©nith ?⊠Ce serait une façon dâemmagasiner de lâĂ©nergie ?⊠» â Je vous le demande, maĂźtre⊠Mais il est certain quâun oiseau carnassier, volant avec cette diligence, peut sâĂ©clipser en un rien de temps, aprĂšs avoir commis son larcin. » â Et de quelle couleur Ă©tait-il ? » â Fauve clair ; un peu le plumage dâun nocturne. », â Ah ! tiens, tiens ! » dit M. Le Tellier sans bien se rendre compte de sa pensĂ©e. AprĂšs tout, il Ă©tait peut-ĂȘtre gigantesque, cet aigle, puisque, vous ne⊠â Ăcoutez ! ⊠Qui est-ce qui monte lâescalier ? ⊠» Ils se turent. â Les degrĂ©s de bois sonnaient sourdement. Quelquâun gravissait les spires et se cognait aux marches dans sa prĂ©cipitation⊠M. Le Tellier prit la lampe et sâapprocha de la porte â au moment oĂč Mme Arquedouve Ă©mergeait de lâombre⊠Elle avait une figure de lâautre monde, et elle jeta dâune voix grise ce cri dâalarme â Les Sarvants !⊠Encore ! Ils reviennent !⊠» Ăâavait Ă©tĂ© une clameur terrible et singuliĂšre, comme un hurlement chuchotĂ©. â Ils viennent ?⊠» rĂ©pĂ©tait M. Le Tellier. â Tonnerre de Dieu ! » jura Maxime. Nous nâavons plus de phare ! » Mais, sans perdre une seconde, Robert avait soufflĂ© la lampe, et les deux tabatiĂšres dĂ©coupaient maintenant deux rectangles de ciel qui semblaient sâĂ©claircir peu Ă peu. Maxime comprit la manĆuvre ; il sauta sur la caisse contenant le gĂ©nĂ©rateur, il introduisit son buste dans une lucarne, et releva contre la toiture le chĂąssis vitrĂ©. Robert, Ă lâautre tabatiĂšre, opĂ©rait le mĂȘme branle-bas. Ils dĂ©couvraient chacun la moitiĂ© de lâĂ©tendue ; tout se trouvait donc Ă la merci de leur pĂ©nĂ©tration. Il faisait noir, cependant. Mais, dans un rayon dâune centaine de mĂštres, un homme â ou quelque chose de volume Ă©gal â ne pouvait leur Ă©chapper. Entre eux, derriĂšre eux, dans lâobscuritĂ© du grenier, ils entendaient trembler Mme Arquedouve, et derriĂšre eux, entre eux, au pinacle de la coupole, grincer par instants la girouette de fer forgĂ©. Le bourdonnement de phalĂšne venait dâĂ©clore⊠OĂč ?⊠Partout, Ă ce quâil semblait Ă droite, Ă gauche, en lâair, au fond des poitrines⊠Comme la veille, ils regardaient la nuit de tous leurs yeux, â leurs faibles yeux dâanimaux diurnes⊠LâĂ©table, lâĂ©curie, le poulailler sâĂ©veillĂšrent. La bergerie sanglota⊠Le clair-obscur leur paraissait tour Ă tour Ă©blouissant, puis foncĂ© jusquâĂ devenir opaque⊠Dans le lointain ? le Sarvant bourdonnait. Robert sentit une brise lui caresser le front, et il redoubla de vigilance. Maxime Ă©galement sentit la brise⊠Et la girouette grinça⊠Mais, au lieu de grincer une fois pour toutes, il advint ce prodige admirable quâelle ne sâarrĂȘta plus de grincer et quâelle se mit Ă tourner sans trĂȘve, Ă lâimitation dâune crĂ©celle !⊠La brise, qui soufflait toujours, sâapaisa. Machinalement, les deux guetteurs sâĂ©taient retournĂ©s du cĂŽtĂ© de la girouette. Ils la virent alors sâimmobiliser Ă mesure que le vent tombait. Et ils reprirent la surveillance de la plaine et de la montagne. Soudain, derriĂšre eux, entre eux, au pinacle de la coupole, retentit le CLAC » assourdissant. Un recul instinctif rentra les deux tĂȘtes Ă lâabri du toit, et lâon distingua la dĂ©gringolade dâun objet dur et pesant qui raclait dans sa chute les ardoises sonores⊠Puis plus rien⊠Puis lâarrivĂ©e de lâobjet sur le gravier de la terrasse⊠Le bourdonnement sâĂ©tait Ă©vanoui. â Sapristi ! » anhĂ©la M. Le Tellier sâĂ©pongeant les tempes. â Disparus ! EnvolĂ©s ! » fit Robert ayant repris sa pose dâobservation. Nom de nom ! Pas de veine !⊠â La girouette ne grince plus du tout⊠Ha ! Elle nâest plus lĂ ! Elle est tombĂ©e !⊠Câest elle qui est tombĂ©e ! » â Ils lâont abattue », complĂ©ta Maxime Ă lâautre ouverture. Mais cette fois ils nâont rien emportĂ©. Ils ont laissĂ© choir leur prise. Elle leur a sans doute glissĂ© des mains⊠» â Et le projecteur ! » ajouta lâastronome. On peut dire que câest du guignon ! » â Je nâai rien vu ! » bougonnait Robert. DerriĂšre nos tĂȘtes ! quelle malchance !⊠Et nâavoir pu rĂ©sister au mouvement nerveux qui nous a fait rentrer, lĂąchement, bĂȘtement⊠» â Hem ! hem ! » fit Mme Arquedouve affaisĂ©e sur les derniĂšres marches du colimaçon. â Quoi donc, grandâmĂšre ?⊠Est-ce quâils reviennent Ă la charge ? » â Ils⊠Ils partent seulement⊠LĂ . Ils sont partis. » â Oui ?⊠Enfin, » dit M. Le Tellier, ils sont bien partis, Ă prĂ©sent ? On peut sortir sans danger ?⊠Il serait bon dâaller chercher la girouette. Son examen nous renseignera peut-ĂȘtre⊠Elle sâest comportĂ©e dâune façon Ă©tourdissante⊠» Ils descendirent. Mais ils ne trouvĂšrent de la girouette-crĂ©celle quâune dĂ©pression de sa grandeur et de sa forme, creusĂ©e dans le gravier, sous les fenĂȘtres du laboratoire, oĂč elle sâĂ©tait abattue. â Câest un peu raide ! » grogna Maxime. Ils sont venus la reprendre !⊠GrandâmĂšre avait raison ils nâĂ©taient pas partis !⊠Cela prouve quâon ne les entend que de tout prĂšs⊠Oh ! dire quâon les aurait vus de mon laboratoire ! quâon les aurait vus ramasser cette girouette ! et quâon saurait comment ils ont le nez fait ! » â Le nez⊠ou le bec⊠» aventura M. Le Tellier. Robert, mĂ©ditatif, songeait Ă haute voix â Cette girouette⊠tournant sur elle-mĂȘmeâŠ, elle semblait le centre dâun⊠elle semblait prise au milieu dâun tourbillon⊠dâun petit cyclone⊠alangui⊠â HĂ© ! monsieur Maxime la brise, vous lâavez sentie de gauche Ă droite, naturellement, puisque nous Ă©tions dos Ă dos et que moi je lâai sentie de droite Ă gauche ? » â Mais non, mais non ; elle soufflait de ma droite⊠» â Ah ! ah !⊠CâĂ©tait donc une brise circulaire⊠» â Diable ! » sâĂ©cria M. Le Tellier. Mais Robert lui demanda prĂ©cipitamment â Enfin, avec tout cela, quâest-ce que vous pensez de mon aigle ? » â âŠPlusieurs choses contradictoires. Que si les aigles enlĂšvent parfois de jeunes bestiaux et des enfants, ils nâont pas coutume de ravir les girouettes⊠Mais je pense aussi que la maniĂšre dont votre aigle sâagitait ressemble Ă©tonnamment Ă la façon de voler quâemployaient, dit-on, les hommes de ChĂątel ; et que, peut-ĂȘtre, une sorte de⊠dĂ©guisement⊠Vous y ĂȘtes ? Un homme costumĂ© en aigle⊠pour mystifier⊠Il y a toujours eu un cĂŽtĂ© burlesque dans tout cela⊠» Maxime railla â CostumĂ© ? Pourquoi pas mĂ©tamorphosĂ©, comme le journaliste de Turin muĂ© en nabot ?⊠Mon cher papa, je ne vous reconnais plus⊠» â Câest toi quâon ne reconnaĂźt pas. Je sais parfaitement combien mes infĂ©rences sont fragiles. Mais, faute de mieux, je suis obligĂ© de me livrer aux conjectures qui peuvent sâĂ©noncer dans la forme scientifique tout se passe comme si ». Dâailleurs, tu mâinterromps et je nâavais pas terminĂ©. â Il se peut encore que nous soyons en prĂ©sence dâune force rĂ©cente â ou rĂ©cemment dĂ©couverte â une force⊠une lĂ©gĂšretĂ© plutĂŽt, que les ĂȘtres vivants seraient Ă mĂȘme dâacquĂ©rir, â et dâacquĂ©rir sans le vouloir, Ă leur corps dĂ©fendant⊠» â Ta ta ta ! Nous avons peur, et voilĂ tout. Quâavons-nous fait jusquâici, sans compter les gaffes ? De la dialectique et des poltronneries. Avec tant de prĂ©cautions, nous ne verrons jamais les Sarvants ! Rien nâempĂȘche de voir son adversaire comme un bouclier trop vaste⊠Tenez, câest ridicule de ne plus sâĂ©loigner des villages quâen nombre. Juste ce quâil faut pour ĂȘtre aperçu de lâennemi !⊠Jâen ai assez, moi, de toutes vos couardises. Ă lâavenir, je ferai comme Robert jâirai seul oĂč bon me semblera ! » M. Le Tellier, sentant Maxime sur la pente de la colĂšre, lui souhaita le bonsoir. Quand il eut regagnĂ© le vestibule, Robert alors dit Ă Maxime â Ăcoutez. Vous ĂȘtes en passe de tĂ©mĂ©ritĂ©s. Eh bien, croyez-moi si vous sortez seul, habillez-vous comme lâune des personnes disparues. Faites-vous la copie de lâune dâelles. Au besoin, teignez-vous les cheveux et la barbe ; rasez-vous, sâil le faut. Nâoubliez ni la canne, ni les gants. Allez mĂȘme jusquâĂ reproduire la dĂ©marche. » Aujourdâhui, avant de monter au Colombier, je suis allĂ© chez le docteur Monbardeau, et lĂ , sur ses indications, jâai revĂȘtu un costume kaki appartenant Ă son fils et pareil Ă celui quâil portait le jour de son enlĂšvement. M. Monbardeau a bien voulu complĂ©ter la ressemblance ; nous avons trempĂ© dans de la chaux un feutre noir, pour le blanchir ; jâai chaussĂ© des bottines jaunes⊠Câest pour quoi vous mâavez trouvĂ© si propre, Ă mon retour. Je venais de restituer mon vestiaire dâemprunt. » Câest un bon truc. Du moins, je le crois⊠En tout cas, il paraĂźt mâavoir rĂ©ussi tantĂŽt, puisque me voilĂ . â Mais de la discrĂ©tion, nâest-ce pas ! » â Ah çà ! est-ce que vous ĂȘtes timbrĂ© ? » fit lâautre, Ă la fois rieur et dĂ©contenancĂ©. Si le stratagĂšme est efficace, pourquoi le tenir cachĂ© ? » â Pour diverses raisons, mais, avant tout, parce quâil existe prĂ©sentement un autre moyen de sâimmuniser, qui est le fruit de lâempirisme et qui vaut certes mon procĂ©dĂ©, rĂ©sultat du calcul. Ce moyen, câest justement celui que vous rejetez et qui consiste Ă se rĂ©unir en force, au large des habitations. Cela, câest connu ; tout le monde accepte cette obligation temporaire ; et ceux qui refusent de sây soumettre â imbĂ©ciles, fortes tĂȘtes ou bravaches soit dit sans vous offenser â ne voudraient pas non plus de mon systĂšme. » â Il y a du vrai lĂ -dedans⊠» â Seulement⊠seulement⊠ces deux prĂ©servatifs⊠Le premier, le populaire, est-ce quâil aura toujours de lâaction ?⊠Et le second, le mien, est-il parfait ?⊠Est-ce par hasard que les Sarvants ne mâont pas emportĂ© lors de cette premiĂšre expĂ©rience ? Serait-ce quâils ne mâont pas vu ?⊠Si paradoxal que cela puisse paraĂźtre, je le dĂ©sire de tout cĆur, savez-vous ! Car, pour peu que soit vĂ©rifiĂ© ce coin de ma thĂ©orie, toute ma thĂ©orie se trouve exacte ; et alors⊠» Il se passa la main sur le front, comme en face dâapparitions effroyables. Or sa main frissonnait et la sueur perlait Ă son front. â ⊠Et alors, mon cher, vous nâavez pas dĂźnĂ© », termina Maxime. Vous avez faim. Estomac vide cerveau creux. Lâinanition vous fait divaguer. » â Monsieur Maxime, » dit Robert, je donnerais ma vie pour me tromper. » xvAutres Faits contradictoires La pĂ©riode qui suivit fut vraiment terrible, pour la seule raison quâil y avait encore des incrĂ©dules. Les populations avoisinantes gardaient une arriĂšre-pensĂ©e de tromperie, et, parmi leurs constituants, ceux qui admettaient lâĂ©pidĂ©mie de disparitions nâestimaient pas quâelle dĂ»t sâĂ©tendre. DâaprĂšs eux, câĂ©tait une calamitĂ© locale. â Passe donc pour ces saints Thomas qui nâavaient rien vu. â Mais au cĆur du Bugey, dans le pays de Belley, en plein dĂ©sastre, plus dâun butor et plus dâun bel esprit sâobstinaient Ă goguenarder. Ils se moquaient du S. P. L. D. D. T. C. L. S. le Syndicat pour la DĂ©fense du Territoire contre les Sarvants qui venait de se fonder. Ils affectaient de contrevenir Ă ses prescriptions !⊠Et câest cela qui est incroyable ! Et câest cela qui provoqua tant et tant de malheurs ! Lâaudace de lâennemi croissait avec le nombre de ses rĂ©ussites. Son terrain dâopĂ©rations avait fini par devenir un cercle immense qui englobait Saint-Rambert, Aix-les-Bains et Nantua. Dans cette province, qui se dĂ©veloppait sans cesse davantage, le Sarvant prĂ©levait sa dĂźme incomprĂ©hensible. Et ceux qui ne croyaient pas en lui devenaient ses tristes victimes. Mais que dire de ceux qui croyaient au Sarvant ! Les malheureux vivaient dans la terreur. Voulaient-ils sortir ? une escorte sâimposait ; ils se faisaient cortĂšge rĂ©ciproquement ; et lâon voyait cheminer des cohortes de villageois qui regardaient le ciel devenu Ă©quivoque. â Ah ! le ciel ! une Ă©nigme sâajoutait Ă ses nombreux mystĂšres, et sa profondeur reculait encore aux yeux de lâhomme. â On fermait les demeures bien avant le crĂ©puscule ; et quand la nuit hostile Ă©tait descendue, on se mettait aux Ă©coutes ; car il avait Ă©tĂ© convenu que le tocsin sonnerait dans la commune oĂč les Sarvants seraient aperçus. Mais on ne lâentendit jamais quâau fond des oreilles fiĂ©vreuses oĂč le sang tintait sa cloche maladive. â Bien aprĂšs lâaube, on ouvrait un guichet, un soupirail, puis les fenĂȘtres, enfin la porte. Quelques-uns restaient sĂ©questrĂ©s. Dâautres, moins timorĂ©s, se contraignaient Ă sortir. Mais il suffisait dâun frĂ©missement pour quâils frĂ©missent ; une porte poussĂ©e par un courant dâair les faisait blĂȘmir ; â le vent surtout savait les effrayer. On avait jasĂ© de la brise agitant les marronniers de Mirastel et prĂ©cĂ©dant le clac » Ă©pouvantable ; en sorte quâun zĂ©phyr passant sur les feuillĂ©es leur semblait quelquâun de mĂ©chant qui survenait. Sa caresse les enveloppait de frissons. Ils auraient voulu connaĂźtre lâorigine du vent et ce que câest au juste, question quâils nâavaient jamais soulevĂ©e. Ce quâils redoutaient, Ă vrai dire, câĂ©tait dâĂȘtre saisis par derriĂšre, dans les mains foudroyantes quâon apercevait toujours trop tard. Câest pourquoi ils se retournaient constamment. â Taper sur lâĂ©paule dâun camarade, en lâabordant par surprise, Ă©tait un jeu mortel. Ă Belley, sur le mail, pendant une partie de boules, un citadin cardiaque tomba raide, parce que son partenaire lâavait touchĂ© de la sorte. â Un mercredi, prĂšs de Talissieu, le cadavre du garde champĂȘtre fut dĂ©couvert dans une haie de mĂ»riers. Au cours dâune ronde entre chien et loup, sa blouse sâĂ©tait accrochĂ©e aux Ă©pines ; certain dâĂȘtre harponnĂ© par les Sarvants, le pauvre diable sâĂ©tait dĂ©battu ; mais les ronces lâavaient liĂ© de toutes leurs griffes, et lâĂ©pouvante lâavait tuĂ©. Son visage montrait bien quâil Ă©tait mort de peur. Quoique tout logis fĂ»t plein dâhabitants, la plupart des bourgades semblaient Ă©vacuĂ©es. Les rues, par-ci par-lĂ , rĂ©sonnaient au passage dâun groupe. Quelquefois, dans leur silence et leur vide oppressants, un tĂ©mĂ©raire, un brave, se glissait le long des murs, avec la face dâun homme en perdition. Et comme tous, il levait les yeux vers le ciel ; non pour le supplier, mais pour lâespionner. Car du ciel on attendait moins le salut que le pĂ©ril. La campagne Ă©tait dĂ©sertique. Quelques troupeaux, gardĂ©s par un troupeau dâenfants, paissaient encore les prairies ; de loin en loin, des phalanges de cultivateurs entretenaient les champs. Un recueillement lugubre planait sur les chansons Ă©teintes et les rires vaincus. Pour comble de tristesse, un mois de juin morose, interceptant le soleil, roula dâinterminables nuĂ©es. Chaque jour, cependant, une procession dĂ©bouchait des Ă©glises ; une foule en deuil la composait ; et lâon disait des priĂšres pour demander Ă Dieu le terme dâun flĂ©au quâon ne pouvait pas mĂȘme lui dĂ©signer clairement. Ă son habitude, la terreur suscita des conversions. Une jonchĂ©e de fanatiques, Ă plat ventre, sâallongeait au pied des autels. Certain prĂȘtre, ayant recherchĂ© les vieilles formules mĂ©diĂ©vales, pratiqua des exorcismes. Ă mesure quâon sâĂ©loignait du Bugey, lâĂ©motion toutefois allait sâattĂ©nuant, comme il a Ă©tĂ© dit pour les rĂ©gions limitrophes. Le pays Ă©tait un foyer de crainte qui rayonnait sur la terre et dont lâintensitĂ© sâaffaiblissait avec la distance. LâĂ©tranger, qui ne frissonnait pas encore pour son compte personnel, Ă©tait au demeurant fort tranquille, et beaucoup dâĂtats Ă©loignĂ©s tenaient toujours les Sarvants pour des canards. Une chose inimaginable, câest que Maxime fĂ»t au rang des sceptiques et des impassibles autant que sâil eĂ»t habitĂ© les antipodes, lui lâhĂŽte de Mirastel, lui si Ă©prouvĂ© dans ses affections par le malheur public. Son ferme bon sens de marin et de soldat regimbait devant le surnaturel. Il se refusait Ă lâadmettre. Et comme le surnaturel semblait ĂȘtre la clef unique des faits, Maxime nâĂ©tait pas loin de nier les faits eux-mĂȘmes, sinon dans leur rĂ©alitĂ©, du moins dans lâapparence quâon leur prĂȘtait. Il restait persuadĂ© que tout sâexpliquerait naturellement, lorsque les bandits rĂ©clameraient de lâargent contre les captifs restituĂ©s sains et saufs. Selon lui, les seuls martyrs du Sarvant seraient les nĂ©vrosĂ©s quâune souleur suffisait Ă occire. Il avait beau sâefforcer dâenvisager sĂ©rieusement lâhistoire des hommes volants et des aigles ne volant pas, â de ce monde renversĂ©, de cette saturnale de la crĂ©ation, â il nây parvenait pas, et la traitait en lui-mĂȘme de machinerie théùtrale et de tour dâillusionniste, ou de craque. MalgrĂ© les remontrances de tous, malgrĂ© lâanxiĂ©tĂ© de sa mĂšre, il partait souvent pour la montagne, seul, et peignait des aquarelles dâaprĂšs nature. Il disait quâil avait besoin de se faire la main pour exĂ©cuter les planches en couleurs dâun traitĂ© dâichtyologie. Il affichait une confiance, une insouciance extraordinaires, et ne manquait pas une occasion de sâĂ©vader, si petite quelle fĂ»t. Quand il y avait des courses Ă faire, il sâen chargeait, et, dans la grande auto blanche quâil sâamusait Ă conduire, câest lui et le mĂ©canicien qui allaient aux provisions. En cet Ă©quipage, le second jeudi du mois de juin, Maxime se rendit Ă Belley, la rĂ©serve de carbure de calcium ayant besoin dâĂȘtre renouvelĂ©e. On sâĂ©tait dĂ©cidĂ©, en effet, Ă remonter les deux projecteurs ; et chaque nuit, Ă prĂ©sent, leur double rayon virait au faĂźte de la tour, qui ressemblait ainsi Ă quelque moulin fantasmagorique, avec des ailes de caprice et de feu. Or donc, Maxime Le Tellier revint, aux premiĂšres ombres du soir, vers Mirastel. Au sortir de CeyzĂ©rieu, â bĂąti sur la hauteur, en face du chĂąteau et de lâautre cĂŽtĂ© de la plaine marĂ©cageuse, â la beautĂ© de la vue soudaine le transporta. Une mer de brouillard submergeait les fonds. Villages, clochers mĂȘmes avaient disparu. Les vapeurs Ă©levaient leur feutre impondĂ©rable jusquâĂ la ligne des manoirs. Le couchant, roi des ors et des ombres, dĂ©coupait superbement le Colombier, faisait saillir ses arĂȘtes et creusait lâentaille de ses sillons. La nuit montante avait dĂ©jĂ conquis le bas de la croupe, mais les hautes roches flamboyaient encore. Un lourd nuage empanachait la cime, pareille alors au cratĂšre dâun volcan. Il y avait dans ce paysage quelque chose dâantĂ©diluvien. Maxime croyait vivre cent mille ans plus tĂŽt, lorsque les ondes couvraient toute la plaine et que les monts jetaient des flammes⊠La lune, Ă sa droite, sortit du haut de la Chautagne, Ă©norme et dâun rouge foncĂ©, telle quâun tiĂšde soleil prĂ©historique. Et Maxime songeait aux hommes primitifs, en butte Ă lâangoisse multiple dâun monde quâils ignoraient, pauvres jouets dâĂ©lĂ©ments inexpliquĂ©s dont chaque manifestation devait leur paraĂźtre surnaturelle, et qui devaient mourir persuadĂ©s dâavoir vĂ©cu parmi les prodiges. La lune Ă©parpillait des touches carminĂ©es Ă la surface du brouillard. Lâautomobile descendit la cĂŽte, et plongea dans la nue stagnante. Cette brume Ă©tait assez dense Maxime voyait la route se perdre Ă dix mĂštres du capot. Il embraya la seconde vitesse, franchit un ponceau, fit Ă gauche un tournant et longea la prairie de CeyzĂ©rieu, invisible. AprĂšs le pont de la TuiliĂšre, force lui fut de ralentir encore le chemin, sinueux, devenait plein dâembĂ»ches. Dans la pĂ©nombre blanchĂątre, les boqueteaux dressaient une succession de masses incertaines que lâĂ©loignement estompait Ă mesure. Les petites clairiĂšres paludĂ©ennes fumaient doucement. Tout Ă coup, Maxime freina, sec, et saisit dâune Ă©treinte crispĂ©e le poignet du mĂ©canicien. â Regardez ! Quâest-ce qui passe lĂ -bas ?⊠» Devant eux, au fond du brouillard, tout prĂšs du sol, une forme allongĂ©e, monumentale, â une espĂšce de grand fuseau, une silhouette de ballon dirigeable enfin, se faufilait, vive et rapide, entre les bouquets dâarbres⊠Elle sâenfonça dans la brume, que son passage avait bousculĂ©e et qui sâagita derriĂšre elle en remous nonchalants. Ce fut seulement une apparition. â Avez-vous vu ? » demanda Maxime, au comble de la surprise. â Oui, monsieur Maxime. Câest un rude ballon ! Ce quâil marche ! Du quatre-vingt-dix, au moins ! » â Pour sĂ»r⊠Ah ! nous tenons la vĂ©ritĂ© ! » sâĂ©cria le jeune homme, en repartant. Je savais bien, moi ! » â Ah ! monsieur Maxime, câest peut-ĂȘtre pas ceux-lĂ qui ont enlevĂ© Mademoiselle⊠» â Comment ! Vous nâavez donc pas vu ?⊠Vous nâavez rien remarquĂ© de spĂ©cial ? » â Non, monsieur Maxime. » â La nacelle, voyons⊠la nacelle ?⊠Eh bien ! il nây en a pas, de nacelle ! » â Monsieur Maxime croit ?⊠» â Si je crois ! » â Pas vu. Ăa filait trop vite⊠» â Vous nâavez rien entendu⊠Moi non plus. Du reste, le moteur de la voiture faisait un vacarme et trĂ©pidait ! » â LĂ ! monsieur Maxime lâa laissĂ© emballer quand il a dĂ©brayĂ© si tellement rapido⊠â Enfin, vâlĂ quâon sort de la ouate ; câest pas dommage⊠» En effet, lâautomobile gravissait la rampe de Mirastel ; et bientĂŽt, remontĂ© dans la lumiĂšre du soir, Maxime put observer les choses Ă loisir. La mer de brouillard se tenait parfaitement immobile. Aucun sillage ne la tourmentait. La lune, Ă©levĂ©e, rĂ©duite et pĂąlie, la touchait Ă prĂ©sent de lamelles nacrĂ©es. Lâair immense nâĂ©tait hantĂ© que de chauves-souris. Aussi loin que portait le regard, aucun ballon ne fuyait. LâaĂ©ronat furtif, qui semblait gouverner sans Ă©quipage, ainsi quâun dirigeable-fantĂŽme, continuait sans doute Ă se couler sous la nappe vaporeuse ; et celle-ci se prolongeait Ă perte de vue. Maxime aborda Mirastel et sâarrĂȘta dans la cour des communs. Il fut assez Ă©tonnĂ© dây voir ses parents et tous les domestiques rĂ©unis autour dâun cabriolet Ă quatre roues, nanti dâune caisse volumineuse, dont le propriĂ©taire discourait avec animation. Maxime reconnut Philibert, le concessionnaire de la pĂȘche au lac du Bourget. Tous les jeudis, cet homme allait de castel en castel, apportant le poisson du vendredi et câest lui qui fournissait Ă lâocĂ©anographe-ichtyologue les sujets de ses expĂ©riences et les modĂšles de ses planches. Philibert pĂ©rorait donc. Et Maxime remarqua lâair sĂ©rieux et attentif de Robert Collin et de M. Le Tellier qui lâĂ©coutaient. â Personne, au surplus, ne sâintĂ©ressait au retour de lâautomobile. Ayant conseillĂ© au mĂ©canicien de garder le silence Ă propos du dirigeable, le fils de la maison, sâapprochant du pĂȘcheur, lui fit recommencer son histoire. Elle nâĂ©tait pas ordinaire, et datait du jour mĂȘme. La maison de Philibert est situĂ©e prĂšs de Coniux, au bord du lac. Il en Ă©tait sorti le matin, vers cinq heures, pour aller garnir » sa jument ; et le lac, un instant, lâavait fait sâarrĂȘter. Car il aimait Ă contempler sa pĂȘcherie. Lâeau, Ă©tincelante dâaurore, Ă©tait lisse et transparente. Les poissons nageaient contre la surface⊠Mais soudain, la platitude miroitante se trouva rompue. Ă quelque distance du rivage, Philibert vit se former dans lâeau quelque chose comme un creux instantanĂ©, fugitifâŠ, et du fond de ce trou, sâĂ©lança le plus magnifique brochet que lâon pĂ»t se figurer. Le poisson jaillit, dâun bond formidable, hors de son Ă©lĂ©ment, et nây retomba plus ; mais, tandis que le nombril du lac se refermait sur une vague, il commença de surprenantes contorsions. Durant trois ou quatre secondes, il fouetta lâair de sa queue et de ses nageoires, puis sâen alla, voletant au-dessus du Bourget, comme font les martins-pĂȘcheurs. Il doubla le promontoire oĂč se dresse le chĂąteau de ChĂątillon, et sâĂ©clipsa derriĂšre lui. Telle est lâhistoire que Philibert conta beaucoup moins nettement. Les domestiques lâentendaient pour la deuxiĂšme fois, et cependant ils sâexclamĂšrent de nouveau. â Vous pensez », reprit le pĂȘcheur, ce que je me frottais les yeux !⊠Et il avait lâair tout folĂątre, le bougre de poisson ! » â Pourtant, » dit M. Le Tellier, il faisait des contorsions trĂšs violentes, nâest-il pas vrai ? » â Ah ! oui, alors ! Il avait lâair de se donner un mal de chien ! Dame ! » M. Le Tellier fit un signe Ă Robert â VoilĂ qui ressemblait curieusement aux hommes de ChĂątel et Ă lâaigle du Colombier⊠Maxime intervint â Allons donc, Philibert ! Vous avez la berlue⊠Vous avez vu ça ?⊠La main sur la conscience ?⊠» â Je le jure ! » Mais lâocĂ©anographe songeait Il aura vu un muge volant, un exocet, ou quelque dactyloptĂšre, quelque trigle ; enfin, ce doit ĂȘtre un poisson de mer, quâun plaisant a jetĂ© dans le lac, pour Ă©tonner les belles dames dâAix-les-Bains. » Il le dit Ă Philibert, lui rappela quâil connaissait mieux que personne les espĂšces ichtyques, et lâassura que nul poisson dâeau douce nâĂ©tait capable de voler. â Ben, mâsieur Maxime, y a-t-il un de ces poissons de mer, volants, qui soit fait tout comme un brochet ? » â Ăa, non. Et leur longueur ne dĂ©passe jamais trente ou quarante centimĂštres. » â Eh ben, puisque je vous dis que câest un brochet ! Et je mây connais aussi, peut-ĂȘtre ! â Un bĂ©quet de premier choix, lĂ ! Un vieux carreau, vert et ben glorieux, dâau moins quarante livres de poids ! » â Seigneur JĂ©sus ! » sâĂ©cria la cuisiniĂšre. â Enfin », repartit Maxime, de quelle façon prĂ©tendez vous quâil volait ? â Les poissons volants ne restent en lâair quâune trentaine de mĂštres ; ils reprennent lâeau, puis recommencent. » â Non, non le mien voletait. Il faisait de petits sauts en sâĂ©loignant ; il traçait des zigzags trĂšs courts, Ă droite et Ă gauche, et il se dĂ©menait aussi en hauteur⊠Sâil a replongĂ©, câest derriĂšre ChĂątillon ; parce que je certifie quâil a tout le temps demeurĂ© Ă quatre, cinq mĂštres de lâeau. » Maxime eut un rire sarcastique. â Et, aprĂšs cela, ĂȘtes-vous restĂ© longtemps sur la berge ? » â Ma fi, non. Je suis allĂ© tout de suite atteler, et lever les nasses dans le vivier⊠â Seulement, messieurs et dames, » annonça Philibert sur un autre ton, jâai rĂ©galĂ© tout le monde avec mon aventure, tout le long du chemin⊠Ăa mâa fichu en retard ; la nuit est venue ; et, si câĂ©tait un effet de votre bontĂ©, je coucherais ben ici, parce que⊠Ce nâest pas que jâaie peur, mais⊠» â Câest entendu », fit Mme Arquedouve. â Mâsieur Maxime, je vous ai apportĂ© des lavarets. » â Merci. Vous les mettrez dans la cuve de gauche, sâil vous plaĂźt. » Maxime, ayant pris Ă part son pĂšre et Robert Collin, leur rapporta la vision quâil avait eue dans le brouillard. Il soutint que le dirigeable Ă©tait celui des forbans, Ă cause de la disposition originale qui ne permettait pas de voir la nacelle, et Ă cause de lâhabiletĂ© quâil fallait pour mener aussi vite, Ă travers la brume et les obstacles. â Si vite que cela ? » dit M. Le Tellier. â Si vite, » lui rĂ©pondit son fils, si vite que le ballon nâa pas eu le temps, pour ainsi dire, de masquer les arbres devant lesquels il glissait. Ce fut comme un train lancĂ©, vous savez, les express on aperçoit les choses derriĂšre eux, â on ne cesse pas de les apercevoir, malgrĂ© toute lâopacitĂ© qui sâinterpose entre elles et vous, le laps dâun clin dâĆil⊠Eh bien, câĂ©tait ainsi. » â En effet, quelle rapiditĂ© !⊠Mais alors, tu nâas distinguĂ© aucun dĂ©tail, surtout dans le brouillard⊠» â Un voile de mousseline Ă©paisse mâeĂ»t environnĂ© que câeĂ»t Ă©tĂ© la mĂȘme chose. On ne voyait absolument que des silhouettes, Ă la distance oĂč passa lâauto-ballon. Jâai remarqué⊠Jâai cru remarquer lâabsence de nacelle⊠CâĂ©tait un cigare colossal, qui brassait de la brume autour de lui. » â Plus grand quâun dirigeable ordinaire ? » â Oh⊠non, je ne crois pas. En somme, câest tout bonnement un aĂ©ronat perfectionnĂ©, qui se sauve Ă toute hĂ©lice une fois le rapt ou le vol exĂ©cutĂ©s⊠Il se fiait au brouillard pour passer inaperçu⊠Il sâen servait comme il se sert de la nuit. Le fait de lây avoir vu mâest un sĂ»r garant que câest lui le corsaire. â Vous voilĂ fixĂ©s, jâimagine ! » â Et le poisson ? » fit M. Le Tellier. â Et les hommes volants ? » renchĂ©rit le secrĂ©taire avec un sourire caustique. â Le poisson et les hommes volants ? Ălucubrations de paysans naĂŻfs ! Le brigadier GĂ©ruzon et le pĂȘcheur Philibert sont des superstitieux, des visionnaires. Remarquez, au surplus, que Philibert a cru voir son brochet frĂ©tiller comme se tortillaient, Ă ce quâon dit, les hommes de ChĂątel⊠Suggestion ! Suggestion pure ! » â Et lâaigle ! » objecta Robert. Je lâai vu, moi, ce qui sâappelle vu !⊠» â Dâaccord. Vous lâavez vu, mĂȘme, Ă travers des besicles, et mĂȘme des besicles dâor⊠Vous avez lâimagination et la vue trop riches ! » â Ne badine pas, Maxime », reprit son pĂšre. Certes, rien nâest sĂ»r. Ce que je vais dire nâest sans doute quâune façon de traduire ma pensĂ©e, et pas autre chose⊠Aussi bien, câest en essayant des formes diverses Ă la mĂȘme idĂ©e quâon parvient le mieux Ă la prĂ©ciser, donc Ă la juger⊠Mais enfin tout se passe comme si des ĂȘtres de tout genre se trouvaient douĂ©s, de but en blanc, de la vertu de sâenvoler, â sous lâinfluence dâune force quelconque, mais probablement naturelle. » Je dis naturelle, parce que cette force, ayant agi sur un oiseau qui nâen avait guĂšre besoin, puisquâil volait dĂ©jĂ auparavant ne saurait ĂȘtre quâune force aveugle de la nature. » DĂšs lors, quoi dâĂ©tonnant Ă ce que des hommes, animĂ©s de mauvais instincts et poursuivant je ne sais quel but, aient profitĂ© de cette facultĂ© subitement acquise ? Quoi dâĂ©tonnant Ă ce quâelle ait fait germer les pires desseins dans lâĂąme dâhonnĂȘtes gens promus tout Ă coup seigneurs de lâatmosphĂšre ?⊠» â Avec votre thĂ©orie, » rĂ©pliqua Maxime en ricanant, vous expliqueriez la triple disparition du Colombier par lâessor de Marie-ThĂ©rĂšse et de nos cousins, sans avoir recours Ă lâhypothĂšse de ravisseurs⊠» â Mais non ! » rĂ©pondit patiemment M. Le Tellier. Dans ce cas, ils seraient revenus. Dâailleurs, les pas sur la neige rĂ©vĂ©laient un drame, un enlĂšvement. Non, ce serait absurde ; mais je te rĂ©ponds quand mĂȘme, parce quâil est scientifique dâexaminer tous les arguments qui se prĂ©sentent. » â Alors, que faites-vous de mon dirigeable ? » â Câest un ballon comme les autres. Tu ne connais pas tous les modĂšles⊠Et puis, tu ne pouvais pas le voir suffisamment, Ă cause du brouillard et de la vitesse. Pour moi, il Ă©tait pilotĂ© par un de ces risque-tout, de ces chauffards, qui croient que la route de lâair leur appartient. Et voilĂ . â Quâen dites-vous, Robert ? Vous avez la mine perplexe⊠» â MaĂźtre⊠Maintenant, vous croyez donc que mon aigle Ă©tait un aigle vĂ©ritable ? » â ⊠Oui ; parce que le brochet de Philibert est un vrai brochet. De loin, dans le ciel, un aigle gĂ©ant ou quelquâun travesti en aigle, cela peut se soutenir, Ă la rigueur. Mais quelquâun dans un brochet !⊠Tenez, on arriverait Ă lĂącher des Ă©normitĂ©s⊠» Mais voici la nuit. Viens-tu, Maxime ? Câest nous qui sommes de faction aux projecteurs. As-tu le carbure ? » Cette nuit-lĂ , les deux gardiens du phare de la tour, attristĂ©s de ne rien connaĂźtre, mĂ©ditĂšrent longuement sur la science et sur lâignorance⊠Et la pleine lune, au faĂźte de son arc, leur sembla lâorifice ensoleillĂ© dâun puits de Babel, au fond de quoi les hommes sâagitent confusĂ©ment. xviEncore le Dirigeable Entrez !⊠Ah ! câest vous, Robert. Salut ! » â Bonjour, monsieur Maxime. » â Votre Seigneurie dans mon laboratoire ! câest un Ă©vĂ©nement !⊠Quâest-ce qui vous amĂšne, ce matin ? » Robert, visiblement distrait, se rĂ©cria sans vigueur â Oh ! un Ă©vĂ©nement !⊠» Et il sâexclama Quelle tempĂ©rature, hein !⊠Une chaleur pour la saison⊠» â Il va faire de lâorage. » Et Maxime, attablĂ© devant un croquis de mĂ©canique, se remit Ă le griffonner, en se demandant ce qui lui valait la visite du secrĂ©taire. Les trois fenĂȘtres de la rotonde Ă©taient ouvertes Ă deux battants, mais il faisait si chaud quâelles nâarrivaient pas Ă crĂ©er le moindre courant dâair. Un chaos de nuages plombĂ©s encombrait le ciel tumultueux comme un ciel de bataille, immobile comme un ciel de tableau. Sous lui, les choses de la terre prenaient des reflets de cendre. La plaine, toute hĂ©rissĂ©e de peupliers, semblait, au port dâarmes, attendre quelque chose de mĂ©morable ou quelquâun de suprĂȘme. â CâĂ©tait un beau dĂ©cor pour une tragĂ©die. Ă lâintĂ©rieur du laboratoire, un soleil malade blĂȘmissait la luisance des aquariums et des vitrines. Les poissons â trĂšs Ă©clairĂ©s, afin que le peintre Maxime fĂ»t Ă lâaise pour en saisir les mille nuances â gardaient la pose et somnolaient dans le sommeil de lâeau. Robert sâapprocha des boĂźtes vitrĂ©es oĂč le mimĂ©tisme dĂ©ployait ses bizarreries. De loin, certaines de ces boĂźtes paraissaient pleines de branches, dâherbes et de rameaux ; et de prĂšs, on sâapercevait que telle brindille Ă©tait une malicieuse chenille, telle tache dâĂ©corce une phalĂšne retorse, et telle feuille exotique un ingĂ©nieux moustique. Mais il nây avait pas que des bĂȘtes dĂ©guisĂ©es en vĂ©gĂ©taux ; il y avait aussi des bĂȘtes costumĂ©es en bĂȘtes. Dâautres vitrines, en effet, logeaient des papillons Ă©pinglĂ©s deux Ă deux ; dans chaque paire chacun se ressemblait Ă sây mĂ©prendre, et pourtant celui-ci constituait une nourriture empoisonnĂ©e pour les petits oiseaux, et lâautre, inoffensif, ne devait dâexister encore de nos jours quâĂ sa ressemblance avec son sosie vĂ©nĂ©fique. â Malheureusement, il faut le dire, depuis que lâenfant Maxime, occupĂ© dâautres jeux, sâĂ©tait dĂ©sintĂ©ressĂ© de celui-ci, le temps avait modifiĂ© beaucoup de ses prĂ©parations, fanĂ© toutes les verdures, moisi bien des corselets. Et maintenant pas mal de similitudes commençaient Ă diffĂ©rer. Robert en fit la remarque au jeune homme, et poursuivit â Câest tout de mĂȘme drĂŽle, ces identitĂ©s⊠cette espĂšce de mascarade zoologique !⊠le camĂ©lĂ©on, qui, Ă volontĂ©, pour ĂȘtre inaperçu, se fait rouge ou vert, selon quâil est sur un fond rouge ou sur un fond vert !⊠» â Eh oui. Câest lâhistoire du lion, fauve sur le sable fauve du dĂ©sert ; câest lâhistoire de lâours, blanc sur la neige blanche des PĂŽles. Tout cela des mimĂ©tismes⊠Mais, comment ! vous, le spectateur des constellations, ces machines-lĂ vous intĂ©ressent !⊠â Pourquoi pas ?⊠â Sans doute y a-t-il aussi des poissons qui se livrent au mimĂ©tisme ? » â La nature en est pleine. Lâhomme lui-mĂȘme⊠Les manteaux couleur de muraille⊠â Tiens ! mais dites donc Robert, » Maxime riait, je vous vois si attentif⊠Accuseriez-vous par hasard le Sarvant de revĂȘtir un maillot bleu de nuit, pour⊠» â Quelle bĂȘtise ! » interrompit le secrĂ©taire. â ⊠Ce petit musĂ©e mâa bien diverti jadis⊠Il a dĂ©terminĂ© ma vocation de biologiste⊠Aujourdâhui jâai dâautres chats Ă fouetter⊠» â Ăa marche, vos planches Ă lâaquarelle ? » â Pas mal », dit Maxime, en sortant dâun carton plusieurs de ses Ćuvres. Oh ! ce nâest pas du van Ostade, ni du Jan Steen⊠Cela suffit, voilĂ tout. â Mais, pour lâinstant, jâai cessĂ© de portraiturer les poissons. » â Ah ! ah ! la dissection ! » â La dissection, un peu, oui, mais accessoirement et Ă propos dâune autre Ă©tude trĂšs captivante⊠â Mais je vous ennuie, Robert ? » â Pas du tout ! » â Vous allez comprendre. Câest pour le MusĂ©um dâOcĂ©anographie de Monaco. Je voudrais machiner un aquarium oĂč les poissons des grandes profondeurs vivraient normalement. Nos chaluts vont bien les saisir Ă plus de neuf mille mĂštres de fond ; mais la dĂ©compression et surtout le brusque changement de tempĂ©rature les dĂ©tĂ©riorent et les font crever. Je cherche Ă construire un vivier clos, oĂč la pression et la tempĂ©rature se maintiendraient. Vous voyez je suis en train de gribouiller un dispositif de pompes⊠Mais ça nâest pas commode⊠Lâinvention serait grosse de consĂ©quences. Pensez donc ! Reconstituer le milieu vital de ces ĂȘtres si lointains ! Pouvoir observer leurs habitudes vĂ©ritables ! Dans lâombre oĂč la cuve resterait plongĂ©e, les voir sâilluminer de phosphorescences multicolores, comme dans la nuit Ă©ternelle des rĂ©gions sous-marines ! » â Ah ! câest cela que vous cherchez ! » dit Robert. Mais Maxime se mĂ©prit sur le ton vif de cette interjection. Il sâimagina que Robert lui reprochait de ne pas sâemployer Ă dâautres besognes, plus urgentes⊠â Oui, câest cela », rĂ©pondit-il en rougissant. Et il sâexcusa ⊠Jâai cherchĂ© aussi Ă pĂ©nĂ©trer le mystĂšre des disparitions⊠Seulement, vous savez, lĂ -dessus jâai mon idĂ©e. Nous serons fixĂ©s sous peu par les ravisseurs eux-mĂȘmes les gens de lâauto-ballon. » â Vraiment ? Vraiment ? » faisait Robert, complĂštement absorbĂ© dans une rĂȘverie. â Ah çà , Robert, soyez franc ! Vous ĂȘtes lĂ qui tergiversez, qui parlez de tout et de rien⊠Quâavez-vous Ă me dire ? » â Pardon⊠Ah ! oui⊠Vous disiez ?⊠Parfaitement, parfaitement⊠Je⊠je suis chargĂ© dâune mission, figurez-vous. » Et il sourit. Une mission de madame votre mĂšre. Elle sâeffraie de votre tĂ©mĂ©ritĂ©. Depuis quelque temps vous vous hasardez tous les aprĂšs-midi dans la montagne, avec votre fourniment dâartiste-peintre⊠Et, nây pouvant rien, elle mâa dĂ©lĂ©guĂ© auprĂšs de vous⊠» Maxime posa ses mains sur les Ă©paules de Robert. â Vous ĂȘtes bien aimable, mon vieux », lui dit-il. Mais maintenant je suis certain quâil sâagit dâun dirigeable ; et jâestime quâau grand jour, un homme averti serait aussi serin de se laisser prendre, quâil serait pleutre, froussard et mĂ©prisable de rester chez lui, comme un liĂšvre au gĂźte. » Un silence suivit, que Robert fit cesser â Alors, au moins⊠suivez mon conseil habillez-vous de façon Ă reproduire lâaspect dâun des disparus⊠» Maxime Ă©clata de rire. â Mais câest encore du mimĂ©tisme, cela ! DĂ©cidĂ©ment, Robert⊠» â Je vous assure quâil faut prendre garde. » â Ouais ! Vous perdez votre peine, mon bon. Le rapin que je suis a trop besoin de faire Ă©tude sur Ă©tude, â et la montagne est trop belle ! Fastueuse et changeante, Ă chaque heure du jour, Ă chaque jour du mois on la croirait la toile dâun maĂźtre diffĂ©rent⊠Jâai lĂ -haut un petit modĂšle exquis, une bergĂšre de douze ans, qui me pose une scĂšne Ă©patante dans un endroit pharamineux. Ah ! elle nâa pas froid aux yeux, celle-lĂ ! Les Sarvants, ce quâelle sâen fiche !⊠Dâailleurs, son frĂšre CĂ©sar, un jeune pĂątre plutĂŽt dĂ©gagĂ©, fait le guet pendant la sĂ©ance⊠Regardez-moi ça, mon vieux Robert ! Je vous prĂ©sente Mademoiselle CĂ©sarine Jeantaz. Ăa ne manque pas de jus, hein ? » Il brandissait dans la lumiĂšre pĂąle une aquarelle Ă demi faite et vraiment tapĂ©e », comme il disait volontiers. Au milieu dâun troupeau de vaches et de chĂšvres Ă©parses, une fillette, assise sur un rocher, jouait de lâaccordĂ©on. Sa mignonne bouche, large ouverte, indiquait une chanson lancĂ©e Ă pleine voix. â Câest trĂšs joli », apprĂ©cia Robert. Mais madame votre mĂšre se tracasse Ă©normĂ©ment⊠» â Dites-lui⊠â Ah ! lĂ ! lĂ ! quelle malĂ©diction que toutes ces poules mouillĂ©es ! â Eh bien ! dites-lui que demain jâaurai fini cette pastorale, et quâaprĂšs-demain je serai sage ! » â Pourquoi pas aujourdâhui ? Je ne suis cependant pas une poule mouillĂ©e, moi, et je suis loin de plaisanter. Vous savez bien que jâai mon idĂ©e⊠» â DĂ©ballez-la, votre idĂ©e, mon cher, dĂ©ballez-la ! » â HĂ©las ! vous y croiriez encore moins quâaux hommes volatiles, quâau poisson voltigeur et quâĂ lâaigle volant sans ailes ! » â Vous nâavez pas de preuves, alors ? » â Je nâai que de bonnes raisons. Cela ne vous suffirait pas. » â Enfin, Robert, pourtant ! si vous saviez oĂč se trouve ma sĆur⊠et les autres⊠il serait criminel de garder le silence⊠Il faudrait y aller⊠OĂč peuvent-ils ĂȘtre ? Ăvidemment, pour ma part, je ne mâen doute pas le moins du monde⊠OĂč est le repaire des bandits ?⊠Si encore on avait la facultĂ© de les voir sâenfuir dans telle ou telle direction ! Mais ils se cachent au milieu des nuits, des brouillards, des nuages⊠ConsidĂ©rez cette voĂ»te impĂ©nĂ©trable de nuĂ©es ; au-dessus dâelle, les Sarvants sont libres dâĂ©voluer Ă notre insu⊠» Mille dieux ! Robert, quâest-ce que je vous disais ! » DressĂ©, lâĆil brillant, le bras tendu vers le ciel, Maxime dĂ©signait un point des nuages. Robert, vivement, regarda. Dans les volutes dâun gros cumulus gris ardoise engourdi de torpeur, une ombre oblongue, diaphane et fantĂŽmale, se profilait. â Le dirigeable ! murmurait Maxime tout bas, comme sâil eĂ»t craint dâeffaroucher la vision. Robert abrita ses yeux du jour livide â Câest bien celui que vous avez rencontrĂ© ? » â Câest bien lui la nacelle ne se voit pas. Et si ce nâĂ©tait lui, que ferait-il, lĂ , sans bouger, Ă lâaffĂ»t derriĂšre son nuage ?⊠â Hum ! » fit Robert, puissamment intĂ©ressĂ©. â ⊠Car il est derriĂšre le nuage », continua Maxime. Câest son ombre portĂ©e que nous apercevons. Ce nâest que son ombre sur une volute. Ils se croient invisibles. Ils ne se doutent pas que leur ombre les trahit⊠Allons ! reconnaissez que jâavais raison ! » â Oui, oui⊠en effet », dit Robert avec plus de politesse que de sincĂ©ritĂ©. â Ah ! voici lâombre qui pĂąlit parce que le vent sâĂ©lĂšve et que la volute se dĂ©sagrĂšge⊠Ce nâest plus rien. » Une rafale tempĂ©tueuse sâengouffra dans la rotonde. Les papiers, tourbillonnant, sâĂ©parpillĂšrent. Le frisselis des bois fut pareil au bruissement dâune mer inattendue. Les arbres, tout blancs de feuilles rebroussĂ©es, se courbaient au souffle de lâEst. Des volets battirent avec fracas. Des trombes de poussiĂšre couraient le long des routes. Un Ă©clair direct fĂȘla le ciel Ă©pais, et les nuages se mirent en branle. Maxime, les cheveux au vent, Ă©piait si la fuite du cumulus nâallait pas dĂ©couvrir lâaĂ©ronat, ou si les corsaires ne jetaient pas de lest pour monter plus haut que la tourmente⊠Mais le dirigeable Ă©tait parti sans employer ce moyen-lĂ . Et voici que le dĂ©cor devenait lui-mĂȘme tragĂ©die. La magnificence des Ă©lĂ©ments dĂ©chaĂźnĂ©s se magnifiait encore de tous les mystĂšres quâon y sentait. Le tonnerre roula ses grondements, qui parurent le vacarme des nuĂ©es roulant pĂȘle-mĂȘle vers un but inconnu. Et, le tableau se trouvant achevĂ©, un second Ă©clair traça, dâun zigzag, le paraphe de lâouragan. xviiAssomption Bien que le ciel fĂ»t toujours menaçant et quâil semblĂąt rĂ©server pour lâaprĂšs-midi quelque orage nouveau, Maxime â autant par bravade que par goĂ»t â prit son attirail de paysagiste et, malgrĂ© lâunanime rĂ©probation, se dirigea vers la montĂ©e. Une heure aprĂšs, las de chaleur et de diligence, il aperçut de loin le troupeau de ruminants et ses petits gardeurs. Le site du pacage Ă©tait Ă la fois grandiose et riant. La prairie, vallonnĂ©e, formait une combe et se creusait gracieusement selon la courbe des hamacs et des guirlandes. Lâun de ses bords se redressait en muraille rocheuse, sâĂ©lançait pour continuer la montagne, et des crĂ©neaux cyclopĂ©ens, mĂȘlĂ©s de broussailles, dĂ©coupaient son couronnement. Lâautre bord, beaucoup moins relevĂ©, finissait Ă la lisiĂšre dâun bois qui, tout de suite, sâinclinait dans lâautre sens et penchait jusquâĂ Mirastel son plan de rocs, de chĂȘnes-verts et de buis gĂ©ants. Dâinnombrables narcisses embaumaient le prĂ© luxuriant. ĂĂ et lĂ , des blocs grisĂątres le parsemaient ; et sur lâun dâeux, oĂč son frĂšre CĂ©sar venait de la jucher, CĂ©sarine Jeantaz avait dĂ©jĂ pris la pose, et maniait son accordĂ©on, et psalmodiait une valse ; â car tout ce que chantent les paysans devient ou demeure une psalmodie, que ce soit Viens poupoule, la Marseillaise ou le Dies irae. Elle intercala son bonjour, monsieur ! » entre deux notes, et CĂ©sar salua le Moncheu ». BientĂŽt Maxime fut installĂ© devant son chevalet, sous les premiers arbres du bois, le gamin prĂšs de lui. â Veille bien ! » dit-il par acquit de conscience. â Nâa pas paou », rĂ©pondit CĂ©sar endoctrinĂ©. On lo vara beĂźng veni ! » La bambine, ravissante, laissait pendre ses petons dans leurs gros brodequins Ă semelle de tilleul. Un vieux chapeau de paille ombrageait lâĂ©bouriffement blond de ses cheveux. Entre ses menottes rouges lâaccordĂ©on sâallongeait, puis se ramassait, et scandait du mĂȘme rythme sautillant la ribambelle infatigable des chansons monotones. Autour dâelle, les vaches et les chĂšvres dispersĂ©es faisaient sonnailler leurs cloches. Et les clochettes des narcisses carillonnaient leurs parfums. â Veille bien ! » rĂ©pĂ©ta Maxime, Ă©tonnĂ© lui-mĂȘme de sa mĂ©fiance. CĂ©sar ne quittait pas des yeux le ciel chargĂ© qui semblait glisser dâune seule piĂšce, sous la poussĂ©e dâun vent de fournaise. Parfois, les crĂ©neaux de la muraille dĂ©mĂȘlaient un nuage plus bas que les autres. Au son dâune clarine violemment secouĂ©e, Maxime dĂ©tourna son regard de la chanteuse. â HĂ© ! » dit le berger, vica la Rodzetta quĂ© sâĂ©fra ! » La Rodzetta » câĂ©tait une chĂšvre rousse qui, sâĂ©tant Ă©cartĂ©e, revenait au galop, avec des bonds et des bĂȘlements. â Est-ce que⊠Est-ce quâelle nâavait pas lâair de fuir ?⊠dâĂȘtre poursuivie ?⊠Maxime leva les yeux, et fut rassurĂ©. Le ciel Ă©tait dĂ©sert ; il sâĂ©coulait toujours uniformĂ©ment, tel un fleuve renversĂ© de plomb fondu, bas et chaud, â mais dĂ©sert. CĂ©sarine chantait Ă lâenvi⊠Mais tout Ă coup sa mĂ©lopĂ©e sâaiguisa en un cri perçant. LâaccordĂ©on se tut et tomba⊠Debout sur le roc et bouleversĂ©e de gestes fous, convulsionnĂ©e dans une attaque dâĂ©pilepsie ou dansant une sinistre danse de Saint-Guy, la petite frappait lâair en tous sens et poussait dâaffreux hurlements. Ses cris et la panique tintinnabulante des bestiaux empĂȘchĂšrent Maxime dâentendre bourdonner les Sarvants, mais il sentait leur proximitĂ© Ă lâĂ©branlement vibratoire de son thorax⊠Et le ciel, et la combe, et la muraille, Ă©taient dĂ©serts ! Il allait se jeter au secours de lâenfant, Ă lâassaut du rocher, quand un spectacle inopinĂ© le mĂ©dusa, bĂ©ant de terreur et de surprise. Un dĂ©lire sibyllin possĂ©dait toujours la fillette. Horriblement pĂąle, frĂȘle pythonisse malmenĂ©e de transports, se dĂ©battant contre le mal soudain qui la brutalisait, elle Ă©tait maintenant soulevĂ©e Ă quelques centimĂštres du monolithe, sans que rien existĂąt qui pĂ»t la maintenir !⊠Puis, subitement, elle cessa de crier, sans doute par un effet de la fatigue ; sa voix nâavait plus de timbre ; elle essayait encore de se faire entendre, elle semblait hurler, mais rien ne sortait de sa bouche ! Et comme le troupeau sâĂ©tait enfui, le bourdonnement mystĂ©rieux, doux et sombre â le bourdonnement de velours et de nuit ronronnait Ă loisir. Maxime fit un effort de tous ses muscles et de toute son Ă©nergie pour mater lâeffroi qui le paralysait⊠HĂ©las ! hĂ©las ! merveille lamentable avant quâil eĂ»t bougĂ©, CĂ©sarine Jeantaz, projetĂ©e avec une force inouĂŻe, monta dans le ciel comme une balle â et disparut. Lâopaque nuĂ©e qui coulait indĂ©finiment sâĂ©mut de son passage. Un tumulte sây produisit, se pacifia ; et ce fut tout. Le malheur sâĂ©tait dĂ©roulĂ© avec une telle promptitude que lâaccordĂ©on, lĂąchĂ© par CĂ©sarine, achevait seulement de sâaffaisser dans les narcisses. Alors Maxime revint de sa stupeur. Mais lâĂ©pouvante lui tenait les entrailles. Et devant ce prodigieux attentat, lui lâofficier de marine, lui le hĂ©ros de mainte escarmouche avec les Touareg, lui qui avait luttĂ©, le sourire aux lĂšvres, contre lâeau meurtriĂšre et le feu assassin, â il se sauva, les mains devant les yeux, laissant lĂ son chevalet, sa toile, sa palette et le petit CĂ©sar Ă©vanoui sur lâherbe. Il sâenfuit Ă travers le bois en pente, directement ; car le meilleur sentier faisait trop de dĂ©tours, Ă son avis. Le misĂ©rable dĂ©gringolait le versant escarpĂ©, â culbutant, rebondissant, se raccrochant aux arbres, glissant sur les roches plates et provoquant des chutes de pierres qui le prĂ©cĂ©daient, lâaccompagnaient et le suivaient, â si bien que sa dĂ©route fut un Ă©boulement. Cependant, sous lui, les toits de Mirastel grandissaient Ă vue dâĆil. Il arriva trempĂ© de sueur, livide et frĂ©missant, avec des Ă©corchures qui saignaient, nu-tĂȘte et vĂȘtu de haillons. Il pĂ©nĂ©tra dans un boudoir oĂč les siens et Robert se trouvaient rĂ©unis autour dâun samovar ; et, tandis que chacun se prĂ©cipitait Ă sa rencontre, Maxime sâeffondra et se prit Ă sangloter, triste jusquâĂ la mort dâavoir Ă©tĂ© si fat et dâĂȘtre devenu si lĂąche. On le fit asseoir dans un fauteuil. Mme Le Tellier lâentourait de ses bras maternels. Mais il ne distinguait personne, faisait des mouvements dâimpuissance et de pitiĂ©, et rĂ©pĂ©tait, au milieu de ses larmes, des paroles imprĂ©vues â Marie-ThĂ©rĂšse !⊠Oh ! mon Dieu !⊠Que lui a-t-on fait ?⊠OĂč est-elle ?⊠OĂč est-elle ?⊠Oh ! câest effrayant !⊠» Son pĂšre lui fit boire une tasse de thĂ© largement coupĂ© de rhum. â Allons, mon petiot, quâest-il arrivĂ© ? Raconte nous ça. » Maxime raconta. Il finit par lâaveu de sa couardise ; et alors le dĂ©sespoir le reprit comme avant. Il se cognait le front dâun poing fĂ©brile, disant quâil voulait repartir, voler au secours du petit Jeantaz⊠M. Le Tellier le lui dĂ©fendit, et rĂ©quisitionna cinq paysans et quatre serviteurs, Ă lâeffet dâaccomplir ce devoir. â Nous Ă©tions cachĂ©s⊠cachĂ©s par les feuilles », hoquetait le piteux Maxime. Câest pour cela que nous nâavons pas Ă©tĂ© attaquĂ©s ! » Puis, sous lâinfluence combinĂ©e du rhum et de la tristesse, il larmoyait Elle est partie, mon Dieu, comme un bouchon qui saute !⊠Un pauvre petit bouchon, mon Dieu !⊠Et sa pauvre petite voix qui sâĂ©tranglait⊠et puis tout Ă coup qui sâest brisĂ©e, si brusquement !⊠Et moi qui nâai rien fait ! Ho ! rien !⊠» Ses parents Ă©changeaient, par-dessus sa tĂȘte, des regards dâinquiĂ©tude. Enfin M. Le Tellier prit une rĂ©solution. â Il ne sâagit pas de pleurer », dit-il sĂ©vĂšrement. Il sâagit de comprendre, et de causer. Cette disparition est identique Ă celle de ta sĆur et de tes cousins ; travaillons-la. â Dâabord, tu parais certain que câest un enlĂšvement ? » â Oh ! oui ! Elle se dĂ©battait. Elle rĂ©sistait. Et si çâavait Ă©tĂ© une force aveugle, moi aussi, CĂ©sar aussi, nous lâaurions Ă©prouvĂ©e⊠» â Bien. Mais, tout Ă lâheure, tu parlais dâun bouchon⊠A-t-elle donc Ă©tĂ© lancĂ©e par une impulsion venue de la terre, cette enfant ? » â Non, non, ça nâen avait pas lâair. » â En effet sur le Colombier, la neige ne dĂ©celait rien de pareil⊠» â Elle sâest enlevĂ©e, » dit le jeune homme, attendri dâalcool et de compassion, elles est enlevĂ©e comme une pauvre petite sainte Vierge affolĂ©eâŠ, comme un pauvre petit pantin quâon retire du guignol avec une ficelle⊠» â Oui, mais tu nâas pas vu de ficelleâŠ, de cĂąble ?⊠» â Il nây avait rien. Il nây avait pas un fil. » â Eh bien !⊠hum ! Ă la rigueur, tout peut sâexpliquer⊠Le ballon des Sarvants devait ĂȘtre dissimulĂ© dans les nuages, oĂč nous savons quâil se plaĂźt Ă vaguer sans ĂȘtre aperçu. Il nâest pas difficile de sâimaginer quâils possĂšdent un moyen de voir au travers, ne fĂ»t-ce quâĂ lâaide dâun tube, un simple tube perçant le matelas de nuages au-dessous dâeux, et qui serait dâun diamĂštre trop minime pour ĂȘtre vu dâen bas. » Quant au rapt Ă distance⊠» â Dites, papa sâils aspiraient leurs victimes ?⊠Jâai remarquĂ©, dans la nuĂ©e, un grand tumulte qui pourrait bien avoir Ă©tĂ© causĂ© par un souffle vĂ©hĂ©ment⊠un courant dâair allant de bas en haut⊠» â Lâas-tu senti ? » â Non ; vous avez raison. Je nâai mĂȘme pas senti la brise cette fois-ci⊠Je nây suis plus⊠Ah ! quand on a vu ça !⊠» Lâattendrissement revenait. M. Le Tellier se dĂ©pĂȘcha dâoccuper son fils avec dâautres considĂ©rations, plus ou moins fantaisistes â LâarrivĂ©e dâun projectile aussi gros quâun corps humain suffit Ă motiver le tumulte auquel tu fais allusion. Ce nâest pas cela. Il vaut mieux supposer, non pas que les Sarvants pompent leurs victimes, mais quâils les attirent au moyen dâune sorte dâaimant particulier, Ă la maniĂšre dont lâaimant vĂ©ritable attire le fer. Le magnĂ©tisme animal, cela veut dire quelque chose, cela !⊠Du reste, il y a, dans la vertu dâattraction des aimants, un je ne sais quoi dâocculte et de volontaire, de tyrannique et de vivant, qui trouble toujours la pensĂ©e. » Vois-tu, ils emploieraient ce procĂ©dĂ© pour amener jusquâĂ eux les gens, les animaux et tout ce qui ne tient pas au sol. Pour le reste, ils se servent de la cisaille, et ils opĂšrent leur descente la nuit. » Mme Arquedouve rappela â Nây a-t-il pas un garde qui soutient avoir entendu la cisaille en plein midi ? » â Oui, ma mĂšre, mais câĂ©tait dans un lieu solitaire et de lâautre cĂŽtĂ© dâun rideau de sapins. » Et Mme Le Tellier â En tout cas, voici bien des mystĂšres dissipĂ©s, ou du moins rĂ©duits Ă un seul â tous les enlĂšvements. Y compris celui des hommes volants, qui Ă©taient des tourmentĂ©s, les malheureux, et non des tourmenteurs !⊠Y compris lâaigle et le poisson ! » â Parfaitement », reprit M. Le Tellier. Il faut que GĂ©ruzon et Philibert aient mal observĂ©, lâun ses PiĂ©montais, lâautre son brochet. Sans quoi, ils les auraient vus monter plus roide vers le ciel obnubilé⊠Nos adversaires possĂšdent un Ă©lectro-aimant spĂ©cial, et ils le manĆuvrent au-dessus des nuages ; voilĂ lâaffaire. Mais, bigre ! ce ne sont pas des imbĂ©ciles⊠Avoir trouvĂ© lâaimant animal !⊠» â Maudits nuages ! » sâĂ©cria Mme Le Tellier. Sans eux⊠» â Sans eux, » rĂ©pliqua lâastronome, on verrait encore moins de choses quâon nâen voit, puisque les Sarvants nâagiraient que la nuit. » Robert se promenait de long en large et gardait un silence farouche. En vain M. Le Tellier cherchait-il une approbation sur la physionomie de son secrĂ©taire, â il nây trouvait que le souci. â Mais pourquoi ? pourquoi ces enlĂšvements ? » faisait Mme Le Tellier en se prenant la tĂȘte. â Et quel est le sort des prisonniers ? » â CâĂ©tait Maxime, aujourdâhui, qui gĂ©missait cela ! â Et oĂč sont-ils ? » ajouta Mme Arquedouve. Son gendre hasarda, sans perdre de vue les traits de Robert â Oh ! ils ne doivent pas ĂȘtre fort loin sans doute dans quelque retraite des Alpes ou du Jura. LâexiguĂŻtĂ© relative de la zone hantĂ©e paraĂźt dĂ©montrer que les Sarvants ne sâĂ©loignent pas du Bugey. » â Il faudrait y aller ! » dit lâaveugle. â Mais comment les dĂ©pister ? Ils sont insaisissables, fugaces ; on ne les entend presque pas⊠» â Ăcoutez ! Ăcoutez ! » sâĂ©cria Maxime, hagard. Le bourdonnement ! » Un mĂȘme frisson courut le long de tous les dos. â Mon pauvre enfant ! » dit la grandâmĂšre. Câest un frelon que tu entends par la fenĂȘtre ouverte. » Mme Le Tellier, de son mouchoir, Ă©pongeait le front de Maxime. â Je vous en conjure, » implora celui-ci, parlons un peu dâautre chose. Il est impossible de rester les nerfs tendus⊠» â Il faudrait y aller ! » rĂ©pĂ©tait le secrĂ©taire comme dans un songe et marchant avec furie. Mme Le Tellier le rĂ©veilla et lâarrĂȘta net, en dĂ©clarant â Nul doute quâavec ses aĂ©roplanes, M. dâAgnĂšs ne puisse surprendre et poursuivre ces bandits jusquâĂ lâentrĂ©e de leur caverne ou de leur forteresse ! Nous venons de recevoir une lettre de lui, et⊠» â Câest vrai ! » fit lâastronome avec une feinte jovialitĂ©. Il y a mĂȘme dans sa lettre une dĂ©pĂȘche inĂ©narrable de ce M. Tiburce⊠» Tiens, lis ça, mon garçon. Ăa te changera les idĂ©es. Ma parole ! ce M. Tiburce est le Nigaudinos le plus nigaud de toute la nigauderie ! » Maxime lut xviiiUne Lettre â Un CĂąblogramme Lettre du duc dâAgnĂšs Ă M. Le Tellier. piĂšce 397 9 juin 1912. 40, Avenue Montaigne. Cher Monsieur, Il y a aujourdâhui un mois, jour pour jour, que jâai quittĂ© Mirastel, vous laissant tous si dĂ©solĂ©s. Jâai beaucoup travaillĂ© depuis lors ; mais ce nâest que dâhier que jâĂ©prouve assez dâespĂ©rance pour avoir enfin le courage de vous le confier. AssurĂ©ment, je ne suis pas sans inquiĂ©tude au sujet de ce dirigeable lĂ©gendaire que Maxime a vu dans le brouillard, me dites-vous, et qui semble se passer dâaĂ©ronautes. Votre description mâa fait penser tout de suite aux torpilles tĂ©lĂ©mĂ©caniques, ces petits vĂ©hicules de catastrophes quâon est parvenu Ă diriger de loin, sans fil. Pourquoi, en effet, nây aurait-il pas des ballons analogues, dont les diffĂ©rents mĂ©canismes seraient commandĂ©s Ă distance, par un capitaine insoupçonnable ?⊠VoilĂ qui compliquerait notre tĂąche ! Car, en admettant que nous puissions nous emparer de ce ballon dĂ©sert, quelles indications rĂ©sulteraient pour nous dâune telle prise quant au domicile et Ă la personnalitĂ© des Sarvants ? Heureusement, rien nâest sĂ»r. Et dâailleurs, lâengin que nous allons fabriquer â notre aĂ©roplane de chasse â sera, jâespĂšre, des plus remarquables. HĂ©las ! ce nâest encore quâune espĂ©rance ! Cependant, voici Hier, mon chef de construction, le pilote BachmĂšs, sâest abouchĂ© avec un ingĂ©nieur qui prĂ©tend avoir dĂ©couvert un moteur fonctionnant par lâĂ©lectricitĂ© atmosphĂ©rique⊠Capter le potentiel de la nature, puiser la toute-puissance des volts Ă mĂȘme sa grande source, câest la chimĂšre depuis longtemps poursuivie, vous le savez ; câest la dĂ©pense abaissĂ©e Ă presque zĂ©ro ; câest la machinerie rĂ©duite Ă un poids nĂ©gligeable ; câest surtout la vitesse miraculeuse. Si lâinvention nâest pas une flibusterie, si vraiment il suffit, pour faire tourner une hĂ©lice, de caler sur son axe un transformateur de courant, â nous achetons le brevet. Et nous construisons sur-le-champ. Ce sera vite fait, je pense⊠Mais vite » ! Quâest-ce qui est vite lorsquâon est anxieux !⊠Que deviennent les disparus ?⊠Trente-quatre Jours !⊠OĂč est Mademoiselle Marie-ThĂ©rĂšse ?⊠Ah ! cher Monsieur, comme je voudrais ĂȘtre Ă mon poste de vedette aĂ©rienne, et savoir oĂč, comment, qui et pourquoi ! Lâattente quelle chose terrible ! Je passe mes journĂ©es aux ateliers de Bois-Colombes⊠En ai-je fait dâinutiles expĂ©riences !⊠Et rester lĂ ! piĂ©tiner, avec la conscience du temps perdu !⊠Le croirez-vous ? jâenvie parfois le sort de Tiburce ! Lui, au moins, possĂšde un but prĂ©cis, pour vain que soit ce but, et sâemploie sans cesse Ă lâatteindre. Il a le soulagement de lâaction⊠Mais la cruelle dĂ©convenue quâil se prĂ©pare, lâentĂȘtĂ© ! â Je vous adresse ci-inclus un cĂąblogramme de lui, que je viens de recevoir. Ce nâest pas les premiĂšres nouvelles quâil mâenvoie. Il mâa dĂ©jĂ expĂ©diĂ© un marconigramme, en plein OcĂ©an, le lendemain de son dĂ©part et simplement pour me lâannoncer. Depuis, je nâavais rien reçu. Tant de niaiseries en si peu de mots, peut-ĂȘtre cela vous plongera-t-il dans un Ă©tonnement qui vous fera oublier, une seconde, la prĂ©caritĂ© de notre situation. Câest, par malheur, le seul avantage que nous puissions retirer de la dĂ©pĂȘche ci-jointe. Je vous prie, cher Monsieur, de vouloir bien faire agrĂ©er Ă Madame Le Tellier et à ⊠Etc. François dâAgnĂšs. â Une effervescence considĂ©rable rĂšgne dans tous les chantiers de constructions aĂ©riennes. Dans ceux de lâĂtat notamment. On y cherche lâappareil appropriĂ© Ă cette nouvelle destination la poursuite dâaviateurs insaisissables par leur rapiditĂ©. Cependant, on prĂȘte Ă certains le projet insensĂ© de partir en reconnaissance au-dessus du Bugey avec les appareils actuels, tout Ă fait insuffisants. On cite Santos-Dumont en dirigeable, de la Vaulx en sphĂ©rique, Farman sur son biplan, Latham sur Antoinette et Beaumont sur BlĂ©riot. On en cite bien dâautres encore⊠Nous ferons mieux que tout cela. Patience et bon courage. F. A. CĂąblogramme de Tiburce au duc dâAgnĂšs. piĂšce 398 San-Francisco â 6 juin 1912. Tout bien. â Pas encore rattrapĂ© H[atkins]. Mais suis certain M[arie] T[hĂ©rĂšse] avec lui. Car ai appris H. accompagnĂ© seulement par hommes. Travestissement. StratagĂšme grossier, prĂ©vu. â Dâailleurs, calculs indiscutables prouvent avec H. ainsi que les H[enri] M[onbardeau]. â Fait nouveau Ă©videmment ils le suivent de bon grĂ©. Pourquoi ? MystĂšre. LâĂ©claircirai bientĂŽt. â Sont partis pour Nagasaki. Mâembarque ce soir pour Japon. â Leur prĂ©cipitation suspecte. â Vos stupides histoires Sarvants venues jusquâici. Font sourire San-Francisco. â Respectueux hommages sĆur. â Tiburce. xixLa Charmille tragique Cela se dĂ©couvrit aux environs de trois heures aprĂšs dĂźnĂ©e. CâĂ©tait le 19 juin. Mme Arquedouve et M. Le Tellier sâĂ©taient rendus en automobile chez le docteur Monbardeau ; Robert Collin se trouvait Ă Lyon, pour des achats quâil disait urgents ; â et Mme Le Tellier gardait Mirastel avec son fils. LâĂ©tat nerveux de Maxime exigeait encore beaucoup de soins ; du reste, il refusait avec une obstination maladive de quitter lâenceinte du parc. Au dĂ©but, mĂȘme, il nâavait plus voulu sortir du chĂąteau, et maintenant ce nâĂ©tait que sur les instances et les prescriptions de son oncle quâil consentait Ă prendre lâair et Ă faire de lâexercice. Deux fois le jour, Ă dix heures et Ă deux heures, il marchait au bras de sa mĂšre et faisait les cent pas sous la charmille. Comme cela, disait-il, on est Ă lâabri du soleil. » Mais la vĂ©ritĂ©, câest quâon Ă©tait Ă lâabri du Sarvant, la voĂ»te des feuilles cachant les promeneurs Ă tout regard venu du ciel. â Tant de prĂ©cautions pouvaient sembler enfantines, puisquâil nây avait plus de nuages, puisque aussi les promenades sâeffectuaient Ă la grande clartĂ© mĂ©ridienne et dans un lieu surpeuplé⊠Mais ceux qui raillaient Maxime nâavaient pas vu lâAssomption de la petite Jeantaz. Et voici donc que Mme Arquedouve et M. Le Tellier revenaient dâArtemare, ayant, par mesure de prudence, baissĂ© la capote, et traversant ainsi la campagne inanimĂ©e. On arrivait. Lâautomobile vira, franchit le portail, sâengouffra sous la galerie de verdure, ombreuse et tiquetĂ©e de soleil, â et stoppa tout Ă coup, brutale, dans le cri des freins et le frottement des roues bloquĂ©es. â HĂ© ! quoi ? » fit Mme Arquedouve, cramponnĂ©e Ă la carrosserie. DĂ©cochĂ© en avant par la brusquerie de lâarrĂȘt, M. Le Tellier vit, au milieu de lâavenue, Ă deux mĂštres du capot, affalĂ©e par terre, Mme Le Tellier, qui fixait sur lui des yeux dâinsensĂ©e⊠Elle avait lâair dâune pauvresse et dâune innocente. DĂ©coiffĂ©e, son corsage arrachĂ© sous les bras, elle nâavait pas bougĂ© devant lâautomobile, et devant son mari ne bougeait pas davantage⊠Une fois relevĂ©e, soutenue par lui et le chauffeur, elle resta courbĂ©e, branlante⊠M. Le Tellier la porta dans la voiture. â Ma mĂšre, câest Luce », dit-il. Elle Ă©tait lĂ . Elle nâa rien, je crois, mais elle est trĂšs Ă©mue⊠» Au son de sa voix, quâil tĂąchait pourtant de composer, Mme Arquedouve saisit toute la gravitĂ© de lâaccident. Dâailleurs â Qui ĂȘtes-vous ? » balbutiait Mme Le Tellier. Vous savez Maxime⊠Il nâest plus lĂ . Je nâai plus dâenfants, plus, plus, plus⊠» Jusquâau perron de Mirastel, on nâeut pas la force de parler. On Ă©tait retournĂ© par ce nouveau dĂ©sastre et par son contre-coup sur lâesprit de la malheureuse maman. Lâastronome envoya chercher le Dr et Mme Monbardeau, puis on coucha la malade. BientĂŽt, de prostrĂ©e quâelle Ă©tait, Mme Le Tellier devint pĂ©niblement surexcitĂ©e. Elle prononça des paroles sans suite, elle fit des gestes incomprĂ©hensibles, et parla tout le temps de son fils et dâun veau inexplicable. Ă chaque instant, elle portait ses mains aux cĂŽtĂ©s de sa poitrine ou les jetait devant soi, comme pour Ă©carter une Ă©treinte ou se prĂ©server dâune attaque. â Le veau ! Le veau qui glisse⊠» murmurait-elle. Ha ! ne me serrez pas ! ne me serrez pas ! Qui me serre ? Mais qui donc me serre ? LĂąchez-moi !⊠Maxime, vatâen⊠Ah ! aaaaaah ! Ă reculons ! VoilĂ quâil sâen va Ă reculons ! Et vite !âŠâŠ Ici nous sommes Ă couvert, oui, mon petit, bien Ă couvert sous la charmilleâŠâŠ Comme Marie-ThĂ©rĂšse !⊠Il est avec elle, au ciel. Câest un veau qui lâa enlevĂ©. Ce nâest pas un ange, câest un veau. » M. Le Tellier, ahuri dâune telle divagation et redoutant le trouble quâelle devait fomenter dans le cerveau mĂȘme qui lâenfantait, essaya de lui donner au moins un semblant de suite rationnelle. Il posa des questions. Mais on aurait dit que Mme Le Tellier ne les entendait pas. Dieu sait pourtant que lâastronome eĂ»t voulu connaĂźtre quelque chose ! Car cet enlĂšvement sous une charmille, au grand jour, par un ciel sans nuages, dans un parc des plus frĂ©quentĂ©s, puis encore le salut de Mme Le Tellier â cette grĂące accordĂ©e ou bien ce coup manquĂ©, si contraires aux habitudes des Sarvants â, câĂ©taient lĂ de vĂ©ritables phĂ©nomĂšnes. â Voyons, ma Luce, de quel veau parles-tu ? » â Il est parti⊠Il est parti⊠» gĂ©missait la dĂ©traquĂ©e. â Tu dis quâil glissait, ce veau⊠comment ? » â LĂąchez-moi ! » â Oui tu as Ă©tĂ© saisie rudement⊠Ta blouse est dĂ©chirĂ©e comme par des crocs, Ă droite et Ă gauche⊠Mais il nây a plus personne. Calme-toi⊠Ne fais pas ce geste toujours, ma petite Luce ; il nây a plus de Sarvants. » â Maxime ! Maxime ! » â Eh bien comment est-il parti, Maxime ?⊠à travers les feuilles du berceau, nâest-ce pas ? comme attirĂ© vers le ciel ?⊠Le feuillage empĂȘchait de voir le ballon dirigeable ?⊠Comment est-il parti, Maxime ? » â Câest un veau ! » M. Le Tellier recula, effrayĂ© par le problĂšme de la folie dressĂ© contre lui pour la premiĂšre fois. HĂ©las ! il nây avait sur le lit de sa femme quâun pauvre corps sans Ăąme, une misĂ©rable moitiĂ© dâĂȘtre humain⊠Et le savant regardait cela du fond de sa pensĂ©e. Et il se disait La science ne sait pas plus oĂč va lâesprit des fous quâelle ne sait oĂč vont les prisonniers du Sarvant. Ce sont dâatroces disparitions. Et pourtant, depuis que les hommes ont une Ăąme, ils acceptent, sans Ă©pouvante ni blasphĂšme, que par-ci par-lĂ quelquâune de ces Ăąmes soit dĂ©robĂ©e par un voleur immatĂ©riel, comme paraĂźt lâĂȘtre celui de mes enfants. De mĂȘme que chaque jour apporte en Bugey de nouveaux rapts, chaque jour amĂšne par le monde lâenlĂšvement de PsychĂ©s nouvelles. OĂč sont-elles toutes ?⊠Il en est qui reviennent⊠OĂč est celle de Lucie ?⊠OĂč sont Marie-ThĂ©rĂšse, Maxime, tous les autres ?⊠Et reviendront-ils ?⊠» Le docteur, qui survint, apaisa sa belle-sĆur grĂące Ă quelque drogue, et Mme Monbardeau sâinstalla prĂšs dâelle. Avant de la remplacer pour la nuit au chevet de la dĂ©mente, M. Le Tellier put confĂ©rer de lâĂ©vĂ©nement avec Robert Collin, qui venait de rentrer, rapportant de Lyon plusieurs paquets bien ficelĂ©s, sur lesquels on ne songea guĂšre Ă le pressentir. Tout dĂ©fait par cette double abomination, le secrĂ©taire opina â Il serait prĂ©cieux de tirer de Mme Le Tellier quelques mots significatifs. Au risque de la fatiguer un peuâŠ, dans lâintĂ©rĂȘt de tous⊠il le faudrait. La supposition dâune sorte dâaimant, que vous Ă©mettiez lâautre jour, nâĂ©tait pas mauvaise ; mais la place occupĂ©e par M. Maxime et sa mĂšre, sous la charmille, viendrait la rĂ©voquer. Ils Ă©taient invisibles pour des gens situĂ©s au-dessusâŠ, des gens de nâimporte quelle nature, il me sembleâŠ, Ă moins que⊠» â Soyons nets, Robert. Vos allures, en tout ceci, restent dissimulĂ©es⊠Je ne doute pas un instant de lâexcellence, de la puretĂ© de vos spĂ©culations⊠Mais enfin, est-ce que vous ne savez pas, vous ? Est-ce que vous nâavez pas devinĂ© ?⊠Alors, par pitiĂ©, dites-le-moi est-ce que lâeffroyable Ă©pisode dâaujourdâhui confirme ou non vos hypothĂšses ?⊠» â Je ne puis dĂ©clarer quâil les infirme. Il ne touche en rien Ă lâessence de la question, câest-Ă -dire Ă lâidentification des Sarvants, â que jâentrevois bien vaguement, allez ! â Mais, Ă©tant donnĂ© que mes connaissances sont encore plus vagues touchant le procĂ©dĂ© dâenlĂšvement, je ne serais pas fĂąchĂ© dâacquĂ©rir lĂ -dessus des indications supplĂ©mentaires⊠» Quant Ă lâensemble de mes conjectures⊠câest tellement nĂ©buleux que je manque de termes assez flottants pour lâexposer. Câest tellement redoutable, aussi, que je ne dirai rien quâavec certitude⊠Et, pour ĂȘtre certain, il faudrait aller voir. Encore suis-je assurĂ© quâune telle expĂ©rience mĂ©nagerait bien des surprises au plus malin. » Dans tous les cas, maĂźtre, fĂ»t-ce au dĂ©triment de sa santĂ©, tĂąchez dâobtenir de Mme Le Tellier quelque phrase prĂ©cise. » â Vous y tenez tant⊠Je demanderai Ă Monbardeau si cela nâest pas une cruautĂ© superflue. Elle repose, maintenant. » â Va pour demain », concĂ©da Robert. Mais avant lâaurore il savait Ă quoi sâen tenir. M. Le Tellier veille sa femme. Aux lueurs attĂ©nuĂ©es dâun lumignon, lâastronome observe le mauvais sommeil qui secoue la malade Ă coups de dĂ©charges nerveuses. Deux heures sonnent. Elle se retourne, elle vagit, elle pousse des sons inarticulĂ©s, bĂ©gaie ces larves de paroles si lugubres qui sont les soliloques du cauchemar⊠Ses paupiĂšres viennent de sâouvrir sur des prunelles endormies⊠Elle veut se lever, et la voici, hagarde et tremblotante, qui se redresse, et qui dort cependant. M. Le Tellier sâempresse. Il veut la recoucher, lui faire boire une cuillerĂ©e de potion. Elle le regarde et lâinterpelle â Maxime ! » â Mon amie, voyons⊠Câest moi, Jean ! » â Maxime, viens-tu te promener sous la charmille ? » â Couche-toi, dors, Lucette chĂ©rie. Câest lâheure ; il fait nuit⊠» â Câest lâheure de ta promenade, oui, Maxime deux heures sonnaient Ă la minute. Nous serons bien, Ă lâombre. Donne-moi ton bras et promenons-nous dans le bois pendant que le loup⊠â Ah ! ah ! le loup, non ! pendant que ta grandâmĂšre et ton pĂšre sont Ă Artemare. » Elle a saisi le bras de son mari. Elle veut encore se lever⊠MalgrĂ© la toute-souffrance quâil Ă©prouve, M. Le Tellier profitera de lâaubaine odieuse qui sâoffre Ă lui, pour savoir. â Mais il nâentend pas que la somnambule en pĂątisse le moins du monde. Elle veut toujours se lever⊠Alors, une inspiration fait dire au malheureux, dont ]a voix sâĂ©touffe â ⊠Maman⊠Câest moi Maxime. Et nous sommes sous la charmille⊠» Ă prĂ©sent, il nây a plus quâĂ bien Ă©couter. â Câest agrĂ©able de marcher », fait la dormeuse en mouvant ses jambes sous les draps. Nous voilĂ au bout de lâallĂ©e, prĂšs de la grille. Rebroussons chemin. Demi-tour⊠Vois, Maxime, que câest joli, cette nef toute verte, si fraĂźche et vaste, avec, au bout, cette Ă©blouissante trouĂ©e, ce porche fou de clartĂ© »⊠Oui, câest vrai, tu as raison, tunnel » est plus juste que nef ». La charmille a les dimensions et lâombre dâun tunnel⊠Ah ! quâest-ce qui vient, Ă lâextrĂ©mitĂ©, dans le soleil, vers nous ?⊠Un veau ? Tu dis que câest un veau ? HĂ© ! comme il va vite ! Mais, Maxime, ses pattes ne bougent pas⊠En effet il ne pose pas sur la terre⊠Il glisse en lâair⊠Ho ! mais il arrive sur nous Ă fond de train, ce veau !⊠Il ne faut pas avoir peur ? Tu dis ça et tu es blanc comme un linge⊠Le voilĂ ! il nous charge ! sans remuer ! Câest effrayant ! Haaaaaaaaah ! lĂąchez-moi ! Maxime ! on me tient⊠par derriĂšreâŠ, on me serre⊠Ah ! on mâa lĂąchĂ©e⊠Quâest-ce qui te prend ? Quâest-ce que tu as ?⊠Câest ce veau, ce veau immobile !⊠Ooooh ! ne crie pas ! Pourquoi ces mouvements dĂ©rĂ©glĂ©s ? Non, non, ne crie pas, mon petit, mon petit !⊠Enfin, tu ne cries plus. Enfin. Merci⊠Pourquoi tâaccroches-tu Ă cette bĂȘte ?⊠Aaaahhh ! il lâenlĂšve !⊠Le veau⊠sâenfuit⊠à reculons⊠sous la charmille⊠ArrĂȘtez !⊠ArrĂȘtez-le !⊠Maxime, mais crie donc ! Crie ! Appelle !⊠Rien⊠Ah ! dans le soleil, lĂ bas, il se retourne⊠Appelle ! appelle !⊠Disparu⊠Comme Marie-ThĂ©rĂšseâŠâŠ Â» âŠâŠ Qui ĂȘtes-vous ? Vous savez Maxime⊠Il nâest plus lĂ . Je nâai plus dâenfants, plus, plus, plus⊠»âŠâŠ Le veau ! Le veau qui glisse⊠» Mme Le Tellier sâagite dĂ©sespĂ©rĂ©ment. Au bruit quâelle fait, sa sĆur et le mĂ©decin, quâon a retenus Ă Mirastel, se dĂ©pĂȘchent dâaccourir. M. Le Tellier leur abandonne la garde de cette lamentable crĂ©ature dĂ©lirante qui ne sait plus que repousser des fantĂŽmes, qui maintenant revit par bribes dĂ©cousues la scĂšne effroyable, â et, sans perdre une seconde, il va chez Robert. Pour nâĂȘtre pas surpris de le trouver debout encore Ă pareille heure, tandis que lâaube filtrait aux ouvertures, il fallait vraiment que M. Le Tellier fĂ»t abĂźmĂ© dans les derniĂšres profondeurs de son gĂ©nie. Sur le moment, câest Ă peine sâil remarqua que son secrĂ©taire fermait prĂ©cipitamment lâarmoire Ă glace, que cette armoire Ă©tait pleine dâobjets qui lui donnaient lâapparence dâune devanture dâopticien, et que le tapis de la chambre disparaissait sous une profusion de papiers rĂ©cemment dĂ©ficelĂ©s. Robert se retourna vers lui dâun air embarrassĂ©. Par contenance, il caressait un gros cahier rouge Ă fermoirs de cuivre, tout neuf. Mais dĂ©jĂ M. Le Tellier racontait comment sa femme venait de jouer lâenlĂšvement. Le petit homme chĂ©tif lâĂ©couta jusquâau bout, sans mot dire, puis se recueillit durant quelques minutes. â Que de choses incomprĂ©hensibles ! » dit-il enfin. Toujours est-il que les Sarvants ne se gĂȘnent plus ! Ă deux heures aprĂšs midi ! câest du toupet !⊠â Les domestiques ont dĂ» entendre⊠» â Ils disent que non. Mais jâai la conviction, moi, quâils en ont menti. La peur les aura pĂ©trifiĂ©s, quand leur devoir Ă©tait dâaller au secours de ma femme qui criait. Câest cela quâils refusent dâavouer, et câest pour cela quâils nient avoir entendu quoi que ce soit. Nous ne saurons jamais rien de ce cĂŽtĂ©-lĂ . » Robert Collin rĂ©flĂ©chit encore, et demanda â Il nây avait personne, dans les champs, qui puisse nous documenter sur lâĂ©tat du ciel Ă ce moment prĂ©cis ? » â Personne. En revenant dâArtemare, jâai notĂ© le spectacle extraordinaire de la route dĂ©serte et des cultures vacantes. Nous Ă©tions seuls au dehors. Mais Mme Arquedouve nâa plus ses yeux, et la capote, tendue comme un dais, bouchait complĂštement la vue du ciel, pour le chauffeur aussi bien que pour moi. » â Bon ; câest regrettable. â Ah ! quelle robe portait Mme Le Tellier ? » â Une robe noire, toute simple, unie », rĂ©pondit lâastronome un peu dĂ©montĂ©. â Pas de chapeau ? » â Non. » Le secrĂ©taire tira son calepin, le consulta, et dit â Mon maĂźtre, tout sâĂ©claire en ce qui concerne lâanormale libĂ©ration de Mme Le Tellier. Elle a des cheveux au hennĂ©, elle Ă©tait vĂȘtue dâun costume de deuil ; son signalement est donc le mĂȘme que celui de la demoiselle Charras, enlevĂ©e le 11 juin Ă Champagne, laquelle demoiselle est dâun blond rougeoyant et venait de perdre sa mĂšre. » â Que voulez-vous dire avec votre signalement ?⊠Pour lâamour de Dieu, apprenez-moi ce que vous savez ! Tous ces embrouillages !⊠Ce veau qui enlĂšve mon fils !⊠Jây laisserai le sens, moi aussi ! » â Eh bien, » commença Robert, compatissant, je suppose que⊠â Et puis non, tenez ; vraiment, je ne peux pas ! Mettez-vous Ă ma place je ne fais que supposer, et supposer du vague⊠Je vous lâai dĂ©jĂ dit, maĂźtre je ne parlerai quâĂ lâheure oĂč jâaurai toutes les certitudes⊠Mais alors â câest plus que probable â dâautres considĂ©rations survenues mâempĂȘcheront de parlerâŠ, ne serait-ce que la peur de semer la peur⊠» La peur de semer la peur ?!⊠» se disait M. Le Tellier. Le signalement de Lucie conforme Ă la dĂ©signation de Mlle⊠Chose ?!⊠Ah çà ! fichtre, voilĂ un discours superlativement incohĂ©rent !⊠Est-ce que dâaventure⊠Tiens ! tiens ! tiens !⊠Et tout cet arsenal que jâai aperçu dans lâarmoire !?⊠Et ces rangements Ă trois heures du matin !?⊠Diable ! diable ! Est-ce quâil dĂ©mĂ©nage, Ă son tour ?⊠» Il quitta les lieux sur cette rĂ©flexion dĂ©sagrĂ©able. Et nous devons reconnaĂźtre que les actes de Robert devaient Ă juste titre, chaque jour un peu plus, lâancrer dans son idĂ©e quâil perdait la raison. xxDĂ©mences Le surlendemain, le docteur Monbardeau â dont la valeur mĂ©dicale est justement rĂ©putĂ©e â certifia que la guĂ©rison de sa belle-sĆur Ă©tait une question de temps et de patience. Mme Monbardeau vint une fois de plus habiter Mirastel, en qualitĂ© de garde-malade ; et, bien que Mme Le Tellier se montrĂąt sensitive Ă lâexcĂšs ; bien que la moindre surprise lâĂ©lectrisĂąt ; bien que cinq minutes ne pussent sâĂ©couler sans quâelle fĂźt le geste-tic de repousser quelquâun, ou sans quâelle parlĂąt du veau inexplicable, â une amĂ©lioration faible mais Ă©vidente justifia le pronostic du mĂ©decin. CâĂ©tait une chance inouĂŻe ; la commotion cĂ©rĂ©brale avait Ă©tĂ© de la derniĂšre violence. On en possĂ©da la preuve supplĂ©mentaire quand, les cheveux de la malade ayant poussĂ© quelque peu, on sâaperçut quâils poussaient blancs. La chevelure tout entiĂšre devait avoir blanchi, mais jusquâĂ prĂ©sent la teinture avait empĂȘchĂ© quâon le remarquĂąt. Pour accĂ©lĂ©rer la convalescence de lâaffligĂ©e, il aurait fallu quâelle prĂźt lâair, aussi. Mais, en admettant quâelle sây fĂ»t prĂȘtĂ©e, nul ne lâaurait permis durant ces jours dĂ©testables. Car depuis lâenlĂšvement de Maxime, perpĂ©trĂ© avec une audace, un cynisme et une prestesse non encore dĂ©ployĂ©s, les Bugistes ne sâaventuraient plus Ă ciel ouvert quâavec dâinfinies prĂ©cautions. M. Le Tellier lui-mĂȘme sâopposait Ă la sortie des siens. Il subissait alors une seconde dĂ©pression morale et sâabandonnait Ă dâinterminables penseries, moins occupĂ© de percer le mystĂšre que de considĂ©rer sa dĂ©tresse. Une fois que Mme Arquedouve lui demandait sâil avait trouvĂ© quelque chose, il rĂ©pondit â Jâai trouvĂ© quâon devrait toujours aimer ses proches comme sâils Ă©taient destinĂ©s Ă mourir tout Ă lâheure. » Les extravagances de Robert allaient finir de lâaccabler. Celui-ci donnait des signes incontestables dâaliĂ©nation mentale. Ă cette Ă©poque dĂ©jĂ , la frayeur avait dĂ©rangĂ© beaucoup de cerveaux. Une terreur contenue et dissimulĂ©e venait-elle de gĂąter cette splendide intelligence ?⊠â On lâaurait dit. Sa dĂ©mence avait dĂ©butĂ© par une explosion de joie, un air de gaietĂ© constante et singuliĂšrement dĂ©placĂ©e. On le vit, aprĂšs cela, sâensevelir en de sombres recueillements. Sous lâaction dâune idĂ©e fixe, il accomplit une autre fugue, non plus Ă Lyon mais Ă GenĂšve, et revint de Suisse, par une des plus ardentes journĂ©es de 1912, portant sur le bras une lourde pelisse de fourrure. Ă dater de lĂ , rien ne put lâempĂȘcher de sâenfuir tous les matins pour de longues promenades alarmantes qui lâexposaient dehors jusquâĂ la nuit. Il rentrait Ă sept heures prĂ©cises ; mais, aussitĂŽt le dĂźner, le monomane disparaissait Ă nouveau ; puis, le lendemain, repartait⊠Et dans quelle tenue ! Burlesque Ă lâĂ©gal de Tiburce lui-mĂȘme ! â HabillĂ© dâun complet de touriste en cheviote, extrĂȘmement chaud, guĂȘtrĂ© jusquâaux genoux dâun cuir Ă©pais, il servait de support Ă toutes sortes dâarticles de voyage rayon des explorateurs. Un petit couteau de chasse lui battait le flanc. Un Ă©tui-revolver lui mettait un ceinturon et un baudrier de vache vernie. Sur sa poitrine, les courroies dâune gourde et dâune sacoche croisaient en sautoir celles dâun kodak et dâune imposante jumelle prismatique. Sur son dos, il y avait un sac de marcheur, en toile verte, gonflĂ© dâobjets mystĂ©rieux, et, pendu Ă ce sac, un petit traversin de caoutchouc des plus intriguants. Une toque de loutre le coiffait de son Ă©tuve poilue ; et la pelisse de fourrure ne quittait son bras droit que pour aller chauffer son bras gauche. Ainsi harnachĂ©, le gringalet apitoyant quittait Mirastel, et, vĂȘtu comme pour une expĂ©dition polaire, il arpentait les routes pulvĂ©rulentes, sous un soleil Ă pomper lâocĂ©an. Ces routes nâavaient plus de cantonniers. Robert foulait sans trĂȘve leur terrain cabossĂ©, nây rencontrant que de rares voitures soigneusement closes et quelques automobiles pressĂ©es dâĂȘtre ailleurs. Parfois, il lui fallait enjamber des ruisseaux de fourmis, qui traversaient le macadam de la RĂ©publique ; et parfois, il avait Ă contourner des pierres dâĂ©boulis, tombĂ©es de la montagne et quâon laissait au milieu du chemin. Il lui arrivait aussi et fort souvent de gravir le Colombier et dây errer comme une Ăąme en peine, comme un poĂšte flĂąneur, amant des forĂȘts et des cimes. Il paraissait uniquement soucieux dâadmirer les points de vue ; ses regards allaient de lâun Ă lâautre avec une cĂ©lĂ©ritĂ© remarquable ; aucune des beautĂ©s de lâheure et du lieu ne lui Ă©chappait. Le Colombier avait Ă©tĂ© le mont de la neige puis des narcisses ; bientĂŽt il serait le mont des framboises ; il Ă©tait pour lors celui des sauterelles, et les pas de Robert dĂ©clenchaient leurs sauts stridents, comme autant dâarceaux fugitifs, de-ci de-lĂ , rouge celui-ci, mauve celui-lĂ . Mais le singulier badaud nâaimait pas cette stridulation bourdonnante qui recouvre les prĂ©s dâun tapis de musique ; et il profĂ©rait Ă chaque instant â Eh ! mon Dieu ! ce nâest que les sauterelles ! â La peste soit des sauterelles ! â Maudites sauterelles ! » Ou quelque autre monologue dans ce goĂ»t-lĂ . ImpĂ©nĂ©trable et serein, ponctuel et souriant, il entrait au second coup de cloche dans la salle Ă manger du chĂąteau. Ă table, il ne rĂ©pondait rien aux remontrances et semblait tout heureux de ses frasques et de ses lubies. On ne le voyait plus quâau repas du soir. M. Le Tellier sâaperçut quâil dĂ©campait aussi pendant la nuit. Alors, il voulut le cloĂźtrer. Mais lâautre lâavertit respectueusement quâĂ la premiĂšre rĂ©cidive, il se sauverait pour ne plus revenir. M. Le Tellier cĂ©da. Le pauvre homme en arrivait Ă douter de son propre jugement ; il ne savait plus, de lui et de Robert, lequel Ă©tait raisonnable, et si le devoir ne commandait point de patrouiller sans cesse Ă la recherche du Sarvant, fĂ»t-ce au hasard et follement, avec mille excentricitĂ©s ridicules, affligeantes et théùtrales, â en un mot tiburcĂ©ennes. Lâastronome dut se borner Ă frĂ©mir pendant les absences de son secrĂ©taire. â Et ce quâil eĂ»t frĂ©mi davantage, sâil avait connu que Robert possĂ©dait le moyen de tromper les Sarvants par une certaine similitude de toilette, et que pourtant son costume dâopĂ©ra-comique ne prĂ©sentait aucune analogie avec lâun de ceux quâil eĂ»t Ă©tĂ© rusĂ© de contrefaire ! Ă chaque fois que Robert sâĂ©loignait, M. Le Tellier se demandait si câĂ©tait ce soir-lĂ quâil ne reviendrait pas⊠Et les soirs tardaient bien Ă revenir. Mais ils revenaient tout de mĂȘme⊠â et revenait aussi Robert. Cependant, le mercredi 3 juillet, Ă sept heures, on entama sans lui le potage. Sa place faisait un vide dramatique entre lâaveugle et la folle. M. Le Tellier, le docteur et sa femme sâentre-regardaient, taciturnes, lorsque le maĂźtre dâhĂŽtel remit Ă lâastronome une lettre qui nâavait pas de timbre. M. Le Tellier fronça les sourcils et devint trĂšs pĂąle. â LâĂ©criture de Robert ! Tiens !⊠» dit-il dâune voix Ă©tranglĂ©e. Voyons Mon cher maĂźtre, ne mâattendez pas pour dĂźner. Je suis allĂ© chez les Sarvants. Ă tout prix je vous donnerai des nouvelles de votre fille. Comptez sur moi. â Robert Collin[7]. » » Le malheureux ! Il sâest fait enlever ! » Et, sâadressant au maĂźtre dâhĂŽtel â Qui vous a donnĂ© cette lettre ? » â Câest M. Collin, Monsieur ; il y a huit jours. Il mâa dit comme ça que la premiĂšre fois quâil serait en retard pour dĂźner, quand ça ne serait que dâune seconde, quâil fallait remettre ça Ă Monsieur. » La lettre palpitait dans les doigts de M. Le Tellier â Il sâest fait enlever !⊠Volontairement ! » Dâun signe, Mme Monbardeau lui recommanda le silence Mme Le Tellier commençait Ă sâexalter. â Il nâĂ©tait pas fou ! » reprit-il sans faire attention. â Alors, » sâenquit M. Monbardeau, cette pelisse ? ces fourrures ? » â Il croit peut-ĂȘtre que les Sarvants ont leur refuge dans les glaciers⊠» avança Mme Arquedouve. â Sans doute », fit M. Le Tellier, songeur. Les Sarvants⊠» La visionnaire sâĂ©tait levĂ©e dâun jet. â Les Sarvants ! » sâĂ©cria-t-elle. Hoooooh ! Qui me serre ?⊠Maxime !⊠» Elle Ă©cartait avec horreur la souvenance des mains qui lâavaient empoignĂ©e, sous la charmille. Elle crispait les siennes aux endroits que lâĂ©treinte avait meurtris Ă travers lâĂ©toffe dĂ©chiquetĂ©e⊠â LĂ ! quâest-ce que je disais ! » reprocha Mme Monbardeau. Taisez-vous donc, Jean ! » Mais M. Le Tellier, Ă la vue de sa femme qui reproduisait infatigablement la bagarre du 19 juin, se rĂ©pĂ©tait en frissonnant que Robert avait couru, de lui-mĂȘme, au danger sans Ă©gal⊠Ah ! le vaillant ! le hĂ©ros ! il sâĂ©tait jetĂ©, de gaietĂ© de cĆur, au-devant du formidable mystĂšre crochu ; et des jours, et des nuits, il avait eu le courage surhumain de persister dans son hĂ©roĂŻsme et dâattendre patiemment lâattaque infernale ! â Il nâa pas de famille, nâest-ce pas ? » sâinforma le docteur. â Non, » dit M. Le Tellier, la larme Ă lâĆil, il nâavait que la nĂŽtre. Ou plutĂŽt, il nâavait quâun rĂȘve⊠HĂ©las ! voilĂ que jâen parle dĂ©jĂ au passĂ© !⊠» â Deux jours aprĂšs, les facteurs bugistes faisant grĂšve depuis lâavĂšnement des Ogres, les deux beaux-frĂšres Ă©taient allĂ©s en automobile chercher le courrier Ă la poste dâArtemare. M. Le Tellier dĂ©ploya Le Nouvelliste de Lyon, adressĂ© Ă Mme Arquedouve, et lut ce qui suit piĂšce 417 â ⊠Des membres du Club-Alpin, qui se livraient hier Ă lâascension du Mont Blanc, ont relevĂ©, sur le flanc dâun mur de neige, une longue trainĂ©e qui semble due au frottement dâun corps cylindrique Ă©norme et rĂ©sistant. On dirait, disent-ils, quâun aĂ©rostat-automobile Ă armature mĂ©tallique, du type Zeppelin, est passĂ© Ă cet endroit en frĂŽlant le mur dont il est question. Serait-ce la trace des fameux Sarvants ?⊠Serait-ce lâempreinte du dirigeable mystĂ©rieux deux fois observĂ© par lâinfortunĂ© Maxime Le Tellier ?⊠Il est permis de le supposer. » â Ăa y est il habitent par lĂ , Jean », dit le docteur. â Mais, Calixte, comment diable Robert lâa-t-il devinĂ© ? » â JâespĂšre quâon va mobiliser les troupes alpines et fouiller les crevasses !⊠On ne fait rien pour nous !⊠Quel sale ministĂšre ! » xxiLe PĂ©ril Bleu Mobiliser les troupes alpines, câĂ©tait depuis longtemps un fait accompli. Sous prĂ©texte de manĆuvres â afin, paraĂźt-il, dâĂ©viter une recrudescence de lâaffolement public â le pouvoir avait ordonnĂ© des battues militaires, et chaque garnison prenait les armes tour Ă tour. On explorait le Bugey de fond en comble, sans Ă©veiller de soupçons. Les reconnaissances dâofficiers sây accordaient avec les inquisitions de la SĂ»retĂ© ; lâarmĂ©e et la police agissaient parallĂšlement ; lâinspecteur Garan, revenu de ses erreurs, avait coopĂ©rĂ© maintes fois aux stratĂ©gies les plus astucieuses. Mais, ni dans les Alpes, ni dans le Bugey, le Sarvant ne se laissait mĂȘme entrevoir. Les bouges des faubourgs, les caves et les Ă©gouts des villes, les souterrains des vieux donjons, les carriĂšres, les gouffres, les grottes, les forĂȘts, les cryptes des ruines et les catacombes des abbayes furent explorĂ©s sans rĂ©sultat. Lâantre des flibustiers demeurait une Ă©nigme. Les dirigeables et les aĂ©roplanes prĂȘts Ă sâĂ©lancer derriĂšre le ballon-fantĂŽme restaient inactifs, et ceux qui croisaient dans lâatmosphĂšre, au-dessus des mornes solitudes, revenaient bredouille de la chasse aux Croquemitaines. Ă lâheure oĂč M. Monbardeau rĂ©clamait la mobilisation des Alpins et fulminait contre le ministĂšre, il y avait donc bel Ăąge que lâĆuvre de lâĂtat sâĂ©tait donnĂ© carriĂšre en Bugey comme aux alentours, avec une discrĂ©tion que motivaient non seulement le trouble des citoyens il nous semble, au contraire, que lâaspect des troupes les eĂ»t rassurĂ©s mais aussi la peur dâune gigantesque plaisanterie plus ou moins clĂ©ricale. Les Camelots du Roy, par exemple, Ă©taient capables de toutes les impertinences, du moment quâil sâagissait de ridiculiser le rĂ©gime. Ă la vĂ©ritĂ©, cette Ćuvre de lâĂtat, on avait dĂ©cidĂ© de la continuer jusquâĂ la victoire. Mais il se produisit plusieurs disparitions impressionnantes de sentinelles avancĂ©es, dâagents solitaires⊠Et lâon dut couper court Ă cette traque phĂ©nomĂ©nale, pour Ă©viter les refus dâobĂ©issance et les dĂ©fections. Lâexistence des Sarvants nâĂ©tant pas officiellement reconnue, on cachait avec plus de soin encore que les recherches se poursuivaient dans toute la France et mĂȘme fort au delĂ . Car, â sans comprendre pourquoi leur champ dâaction se rĂ©duisait aux parages bugistes et sâĂ©tendait si lentement, â on soupçonnait les brigands dâaller trĂšs loin dĂ©poser leurs prises. LâĂ©chec des perquisitions rĂ©gionales semblait en faire foi. Impuissant Ă dĂ©couvrir quoi que ce fĂ»t et craignant lâextension dâun mal dont la gravitĂ© lui apparaissait de jour en jour, le gouvernement jeta le masque et sâefforça dâorganiser un systĂšme protecteur, dans le but de circonscrire le flĂ©au. Il Ă©dicta des mesures prĂ©ventives â des dispositions de prophylaxie, pour ainsi dire â applicables sur tout le territoire. Et alors les populations qui nâavaient pas subi la tyrannie du Sarvant se prirent Ă la redouter. Celui-ci nâaugmentait son empire quâinsensiblement, câest entendu. Mais lĂ , câĂ©tait lâabomination de la dĂ©solation. Les services administratifs, la vie sociale, nây fonctionnaient plus. Le pays se vidait peu Ă peu de ses habitants. Depuis le rapt de Mlle Le Tellier et de ses cousins, chaque enlĂšvement avait provoquĂ© de nouveaux dĂ©parts. Il Ă©tait arrivĂ© Ă Lyon, Ă ChambĂ©ry, des trains bourrĂ©s de paysans, et la frontiĂšre suisse avait vu lâexode des rĂ©fugiĂ©s français. La panique les saisissait tout dâun coup ; pour subsister ailleurs, ils vendaient leurs bestiaux Ă vil prix ; quelques-uns cĂ©daient leurs champs et leur ferme ; et ils sâenfuyaient, bienheureux dâavoir trouvĂ© marchand. CâĂ©taient les riches. â Dâautres nâavaient pas de quoi sâen aller. Quinze mille peut-ĂȘtre. Ceux-lĂ vivaient de rien dans leurs masures barricadĂ©es, comme au fond de taniĂšres. Nul ne correspondait avec son voisin ; â pourtant, les nouvelles arrivaient jusquâĂ eux, mais dĂ©naturĂ©es, grossies, et redoublaient leurs transes. Lâaigle de Robert fut la chauve-souris gĂ©ante que lâon appelle vampire », et le poisson de Philibert prit forme de requin volant, de dragon, de tarasque des temps gothiques⊠Autour des villages condamnĂ©s jaunissaient les moissons que personne ne rĂ©colterait. Les prairies poussaient haut et dru ; les vignes sâemmĂȘlaient de longs rejets flexibles, et lâherbe verdissait le sol des routes blanches. Un silence de mort planait. Parfois, un vagabond se risquait Ă la maraude. Il vint aussi des bandes de voleurs, dans lâespoir de piller les biens Ă lâabandon⊠Mais subitement des cris horribles sâĂ©levaient Ă lâintĂ©rieur des maisons ou dans la campagne lointaine batailles dâhommes contre des chiens enragĂ©s, contre des chats oubliĂ©s, contre des rivaux, contre la peur, ou bien contre⊠on ne savait quoi. Les pillards, au bout de quelque temps, ne vinrent plus. Ă partir de ce jour, les seuls ĂȘtres humains que lâon vit errer par les champs et les bois furent de misĂ©rables insensĂ©s, dont le nombre augmentait dâheure en heure. Ils sortaient de leurs geĂŽles volontaires sous la domination dâidĂ©es puĂ©riles, produits de lâĂ©pouvante et de la claustration. Demi-nus, dĂ©sĆuvrĂ©s, les malheureux allaient au hasard, se nourrissant de grains et de racines. Le Sarvant, dâaprĂšs lâhistoire, en choisit quelques-uns ; la majoritĂ© se suicida. Il nâĂ©tait pas rare, en effet, quâaux arbres, aux poteaux des chemins, aux croix des carrefours, se balançassent des pendus qui avaient fui la peur dans la mort. Ă travers la vallĂ©e, une succession de pylĂŽnes soutenait les cĂąbles Ă©lectriques de Bellegarde Ă Lyon ; presque tous avaient servi dâĂ©chelles Ă dâĂ©tranges dĂ©sespĂ©rĂ©s, qui touchaient les cĂąbles et sâĂ©lectrocutaient. Des momies carbonisĂ©es tordaient leurs postures simiesques au sommet de ces miradores, et semblaient bouffonner entre elles. Les riviĂšres charriaient des cadavres, messagers de lâeffroi qui sĂ©vissait. La voie du chemin de fer Ă©tait un rendez-vous dâĂ©crasĂ©s. â Il rĂ©gna de grandes puanteurs. Mais grĂące aux nuĂ©es de corbeaux qui sâabattirent sur le pays, le charnier quâil Ă©tait fut vite un ossuaire. La postĂ©ritĂ© sâĂ©tonnera dâune telle dĂ©bĂącle. Câest quâelle oubliera comment les Bugistes comprenaient la calamitĂ©. Ce nâĂ©tait plus une brimade, ce nâĂ©tait plus un stratagĂšme de forbans. CâĂ©tait la fin du monde. Et ils croyaient que JĂ©hovah commençait par le Bugey Ă dĂ©peupler la terre. Pour eux, le Sarvant devenait lâange exterminateur. Blottis dans lâombre des cahutes, nâosant pas ouvrir les fenĂȘtres, ils tendaient lâoreille. Le roulement des trains, grondant parmi le calme, leur paraissait le tonnerre de Dieu. Ils Ă©voquaient avec angoisse les bĂȘtes dâApocalypse qui avaient Ă©tĂ© vues dans le ciel un veau, un aigle, un brochet. Les plus mystiques pensaient au bĆuf ailĂ© de saint Luc, Ă lâaigle de saint Jean lâĂvangĂ©liste, Ă lâichthys, poisson-symbole des premiers chrĂ©tiens. Câest pourquoi, si quelque automobile traversant la rĂ©gion sâavisait de corner, ils entendaient la trompette du Jugement, et sâĂ©tant signĂ©s, ils se prosternaient, la face contre terre. Dix siĂšcles auparavant, les mĂȘmes alarmes sâĂ©taient rĂ©pandues. Les terreurs de lâan mil neuf cent douze Ă©galaient celles de lâan mille. Et si elles devaient moins se gĂ©nĂ©raliser, câest quâelles avaient une raison dâĂȘtre, tandis que les autres Ă©taient filles de lâinĂ©puisable fantaisie[8]. MalgrĂ© cette exaltation des sentiments religieux, on nâarrangeait plus de processions. Il eĂ»t fallu sortir. Et quand mĂȘme on fĂ»t sorti, chaque paroisse aurait-elle rĂ©uni assez de pĂ©nitents ?⊠La statistique nâa pas citĂ© de famille oĂč le Sarvant nâait fait plusieurs victimes. Loin dâĂȘtre une exception, le quintuple malheur de Mme Arquedouve Ă©tait celui de nombreuses grandâmĂšres. Il semblait quâune Ă©pidĂ©mie infestĂąt ce coin de lâhumanitĂ©. De fait, les persĂ©cuteurs vous enlevaient Ă lâimproviste, sans que rien y fĂźt, comme souvent procĂšde le cholĂ©ra. Comme en temps de cholĂ©ra, les survivants gardaient une figure dâesclave poursuivi, oĂč la peur sâĂ©tait imprimĂ©e Ă jamais dans une grimace indigne de lâhomme. Ils ne sâinquiĂ©taient mĂȘme pas de savoir oĂč les disparus sâen Ă©taient allĂ©s. Aucun ne doutait de leur massacre. Les femmes pleuraient un peu quand elles y songeaient ; cela faisait en elles une heureuse dĂ©tente, â et le moment des larmes se trouva lâinstant du bonheur. Le rire nâĂ©tait plus, au trĂ©fonds des mĂ©moires, quâun vague souvenir de paradis perdu. Tous les cĆurs se serraient ; â la nuit surtout. La nuit, on la passait aux Ă©coutes, Ă guetter le trop cĂ©lĂšbre ronflement. On sâimaginait le percevoir. On le percevait par auto-suggestion. Et quand lâaube poignait dans sa splendeur caniculaire qui rĂŽtissait dehors les charognes sans nombre, alors, par une fente de la porte, par une lĂ©zarde de la muraille, entre deux tuiles disjointes, les pauvres gens fixaient le ciel imperturbable, limpide et bleu, sillonnĂ© dâhirondelles, â le ciel fourbe, avec son masque de sĂ©rĂ©nitĂ©. Tout le jour, ils contemplaient cet azur aveuglant. Leurs yeux Ă©blouis voyaient apparaĂźtre des façons de petits vers ondulĂ©s, incolores, qui se dĂ©plaçaient lorsquâon voulait les regarder ; ils sâen effrayaient ; câĂ©taient les vaisseaux mĂȘmes de leurs yeux. Le murmure de la saison se dĂ©guisait en un bourdonnement redoutĂ©. Soixante fois par minute, ils se figuraient distinguer nâimporte quoi. Beaucoup prĂ©tendirent avoir surpris de la sorte lâascension de crĂ©atures et dâobjets divers, montant seuls et tout droit dans lâatmosphĂšre. Mais ils nâen auraient pas jurĂ©, sentant bien quâils Ă©taient de mĂ©chantes vigies. Mirastel fut le dernier chĂąteau quâon habitĂąt. Mme Arquedouve et sa fille Lucie nâĂ©taient guĂšre transportables et M. Le Tellier se cramponnait Ă lâidĂ©e quâil retrouverait ses enfants lĂ oĂč le Sarvant les avait captivĂ©s. Les reprĂ©sentants du dĂ©partement profitĂšrent de la circonstance et lui demandĂšrent un rapport dĂ©taillĂ© sur la situation. Ă la suite de ce rapport, on voulut appliquer une nouvelle tactique dĂ©fensive. Mais les fonctionnaires dĂ©lĂ©guĂ©s en Bugey nây restaient pas une semaine. Cet enfer avait raison des meilleures volontĂ©s, des pires ambitions, des bravoures les plus Ă©prouvĂ©es. Toute la terre alors surveilla le Bugey. CâĂ©tait un point gangrenĂ© dont elle suivait avec effroi lâhorrible Ă©panouissement. Tel un incurable qui, la sueur aux tempes, couve des yeux son chancre envahissant, le monde entier contrĂŽla sans rĂ©pit les progrĂšs du cancer français. La presse internationale tournait au bulletin sanitaire. â San-Francisco ne souriait plus. Toute la terre surveillait le Bugey, et tout le Bugey surveillait le ciel. Dâun bout Ă lâautre du pays, cela seul importait. On se moquait de tout, exceptĂ© de cela. Lâengraissement des porcs, la vendange Ă venir, les foins Ă faner, les seigles florissants, la tempĂ©rature propice ou dĂ©favorable, les querelles municipales, â chacun sâen dĂ©sintĂ©ressait. La fortune et la misĂšre ne comptaient plus ; la politique avait perdu son importance ; une guerre pouvait survenir ; une invasion menacer la patrie ; le PĂ©ril Jaune pouvait fondre sur lâEurope ; â quâest-ce que cela faisait ? Un souci mĂ©ritait seulement lâinquiĂ©tude. Un seul danger valait dâĂȘtre Ă©cartĂ© â Le PĂ©ril Bleu. DEUXIĂME PARTIE OĂč. Comment. Qui. Pourquoi. iLa Tache carrĂ©e Le PĂ©ril Bleu » ! die Blaue Gefahr ! the Blue Peril ! el Peril Azul ! il Perile Azzuro ! â ce terme journalistique eut la fortune de son cousin le vocable Sarvant ». Son emploi devint universel. Et mĂȘme, il exerça sur la pensĂ©e du monde une influence des plus curieuse. Le pouvoir des mots ne connaĂźt pas de limites. On avait dĂ©signĂ© la nouvelle plaie du nom de PĂ©ril Bleu parce que les agresseurs empruntaient le chemin du ciel mais, pour lâheure, Ă force de vĂ©rifier lâinanitĂ© des perquisitions mondiales, Ă force de lire, de dire et dâentendre PĂ©ril Bleu », on inclinait Ă croire que lâennemi câĂ©tait le ciel lui-mĂȘme, et non plus que les larrons sâallaient rembucher dans un fort terrestre, aprĂšs lâavoir utilisĂ© comme une route de saphir. Il fallait un raisonnement pour remettre les choses au point. Alors on apercevait lâimmense difficultĂ© des recherches. On se reprĂ©sentait les myriades dâexplorateurs en train de parcourir les steppes, les brousses, les jungles, les maquis, afin de dĂ©couvrir le gĂźte des Sarvants ; et lâon saisissait combien de lieux pouvaient Ă©chapper, sur le vaste globe, Ă leur perspicacitĂ©. On pensait aux forĂȘts vierges, aux montagnes inabordables, aux cavernes dont lâouverture est une faille imperceptible ; on pensait Ă des bastilles souterraines et jusquâĂ des constructions sous-marines. Mais lâidĂ©e de lâeau ramenait lâidĂ©e de lâair, et de nouveau les plus pondĂ©rĂ©s se surprenaient Ă lâexamen du ciel, ainsi que lâon guette un repaire de brigands. MĂ©prise singuliĂšre et singuliĂšrement rĂ©pandue, puisque les astronomes sây laissaient aller. Mais oui, câest Ă peine croyable eux, les familiers de lâĂ©ther, les confidents dâĂlohim, ils nâenvisageaient pas toujours lâobjet de leur Ă©tude comme ils lâavaient fait jusquâici et comme il eĂ»t Ă©tĂ© raisonnable de le faire encore. Câest en vain que rien nâĂ©tait changĂ© dans la mĂ©canique cĂ©leste ; plus dâun Laplace confessa lâĂ©motion quâil avait ressentie Ă considĂ©rer le firmament, et les calculs dâobservatoire regorgent dâerreurs en lâannĂ©e 1912. M. Le Tellier suivit lâexemple de ses confrĂšres. Ce nâest pas que le ciel eĂ»t gardĂ© pour lui son charme dâautrefois, ni que lâastronome se crĂ»t obligĂ© de travailler pour le moment aux ouvrages de sa profession ; le malheur avait rabattu son attention sur les affaires dâici-bas, et depuis son dĂ©part de Paris, M. Le Tellier nâavait pas dirigĂ© la moindre lunette vers la moindre planĂšte. Mais parfois, au cours dâune veille enfiĂ©vrĂ©e, il sâaccoudait devant la nuit, dans la fraĂźcheur, et lĂ , mĂ©ditait, non pas en physicien rĂ©flĂ©chi, mais en rĂȘveur dĂ©sespĂ©rĂ©. Il ne voyait plus les astres avec des yeux de savant, tels des univers dont il savait tout ce que lâhomme dâaujourdâhui peut en savoir ; il les voyait comme des points brillants qui sont dâun aspect fĂ©erique. Les lunes, les soleils, les Mars et les VĂ©nus, Saturne, AldĂ©baran, CassiopĂ©e, Hercule, nâĂ©taient plus pour lui des sujets dâanalyse et des raisons de chiffres, dĂ©signĂ©s par les lettres de lâalphabet grec ; câĂ©taient des grains dâaurore Ă©parpillĂ©s dans lâombre. Et maintenant il regardait surtout le noir entre les Ă©toiles. Lâimage de son fils et de sa fille ne quittait plus sa rĂ©tine. Leur souvenir emplissait son Ăąme. Il se les figurait au cĆur de lâAfrique, dans une citadelle entourĂ©e de lianes infranchissables, â puis au sein du Mont Blanc ou de lâHimalaya, prisonniers dâoubliettes plus creusĂ©es que des mines, â puis reclus sous la mer, en de bizarres cellules dâacier⊠Enfin, succombant Ă la contagion, il interrogeait le ciel dâun regard de terreur, et prononçait tout bas â Le PĂ©ril Bleu ! » Mais, dâun effort, il secouait lâabsurde obsession, se gourmandait dây avoir cĂ©dĂ©, et pour la chasser, pour assainir ses idĂ©es, il se forçait Ă choisir un astre dans une constellation, Ă repasser lâhistoire de sa connaissance et Ă rĂ©citer ses nombres dâespace et de temps. On le devine Ă ces heures scientifiques, lâastre qui sollicitait davantage ses regards Ă©tait VĂ©ga, ou alpha de la Lyre, â cette VĂ©ga dont il avait cessĂ© lâobservation pour venir Ă Mirastel, laissant lĂ des travaux quâil comptait reprendre quinze jours plus tard et quâaprĂšs deux mois il nâavait pas repris. â M. Le Tellier se plaisait donc au spectacle de la belle Ă©toile blanche vers quoi le Soleil nous entraĂźne. Elle semblait lâattendre, et longtemps il admirait lâĂ©clatante pĂąleur que son hydrogĂšne lui procure. Le 6 juillet, vers une heure du matin, fuyant une alcĂŽve hantĂ©e de cauchemars, il se mit au balcon et chercha lâĂ©toile VĂ©ga. Elle atteignait le point culminant de son orbe ; elle allait passer au plus prĂšs du zĂ©nith, Ă quelques degrĂ©s vers le sud. Pour la voir, il fallait lever la tĂȘte et regarder presque au centre des cieux. Elle glissait, candide et sereine, de gauche Ă droite⊠Mais, en coupant le mĂ©ridien du lieu, câest-Ă -dire parvenue au sommet de sa course, â tout Ă coup elle sâĂ©teignit. M. Le Tellier fit un haut-le-corps. Il nâĂ©tait pas revenu de sa stupeur, que lâĂ©toile brillait de plus belle et continuait sa ronde autour de la Terre, sâabaissant du cĂŽtĂ© de lâouest. Lâastronome ne la quittait plus des yeux. Ivre dâĂ©nergie et de curiositĂ©, il la suivit passionnĂ©ment jusquâau matin qui lâeffaça. â Il avait Ă©piĂ© sans dĂ©faillance le retour dâun phĂ©nomĂšne que son Ćil expert nâeut pas lâoccasion de rĂ©observer. Il mit alors sur le compte de la fatigue et de lâĂ©nervement ce quâil traita dâaberration dâoptique, et sâen fut dormir. Cependant, au rĂ©veil, il se consulta. Hum ! une hallucination ? Peut-ĂȘtre. Mais il doutait. En tout cas, cette apparence dâextinction nâavait pas Ă©tĂ© produite par un scintillement plus long que les autres ; il en Ă©tait sĂ»r ; la disparition de lâĂ©toile avait durĂ© pour cela trop de temps, â un temps que sa vieille expĂ©rience Ă©valuait Ă cinq secondes. â Et puis non, non il avait bien rĂ©ellement assistĂ© Ă la disparition momentanĂ©e de VĂ©ga, et rien de connu, rien de prĂ©vu ne pouvait lâexpliquer⊠Le plus raisonnable Ă©tait de supposer quâun astĂ©roĂŻde avait passĂ© devant lâĂ©toile et provoquĂ© son occultation⊠Mais alors un bolide obscur ?⊠Hum ! hum !⊠Or, il importe de le spĂ©cifier, M. Le Tellier possĂ©dait lâassurance absolue que nul oiseau, nul aĂ©rostat nâĂ©tait venu sâinterposer entre VĂ©ga et son Ćil. Pour masquer pendant cinq secondes une Ă©toile de premiĂšre grandeur, il eĂ»t fallu lâintervention dâun oiseau ou dâun aĂ©rostat si rapprochĂ©s du spectateur, que celui-ci les eĂ»t fatalement remarquĂ©s dans la nuit lumineuse. Ce petit incident stellaire, constatĂ© par un tel homme, prenait une importance capitale, Ce dĂ©tail quâun autre nâaurait pas mĂȘme aperçu, M. Le Tellier le rumina toute la journĂ©e. Et le rĂ©sultat de ses dĂ©libĂ©rations fut quâil se rendit, Ă la brune, dans lâobservatoire de la tour, lâinventoria soigneusement, essaya le mouvement dâhorlogerie de la lunette Ă©quatoriale, nettoya les lentilles, ouvrit dans le dĂŽme une fente qui le partagea tout entier dâune arcade de vide, puis â ayant ainsi dĂ©gagĂ© la bande dâinfini oĂč VĂ©ga dĂ©crirait sa courbe â il mit sa montre Ă lâheure sidĂ©rale, et visa dans la lunette un point de lâhorizon. Cela fait, il attendit sans patience le lever de lâĂ©toile, lâaube de ce soleil Ă©perdument lointain, mĂȘlĂ© ex abrupto Ă ses plus graves prĂ©occupations et fixant son intĂ©rĂȘt Ă des milliers de kilomĂštres, au moment prĂ©cis oĂč il sâĂ©tait demandĂ© OĂč sont les victimes du Sarvant ? » Cette pensĂ©e lui brĂ»lait le cerveau. Et quand parut VĂ©ga, quand il vit lâatome aveuglant au milieu du disque nocturne dĂ©coupĂ© par lâobjectif, â il dut se raidir contre lui-mĂȘme. â Allons donc ! femmelette ! » Dâun coup de pouce, il dĂ©clencha le mouvement dâhorlogerie, et la lunette obĂ©issante accompagna lâĂ©toile dans sa marche. CâĂ©tait une bonne lunette astronomique dâamateur. Elle mesurait un mĂštre de long et grossissait modestement cinquante fois. Mais le grossissement avait peu dâimportance Ă lâĂ©gard de VĂ©ga elle-mĂȘme, si Ă©blouissante quâelle fĂ»t, les meilleurs tĂ©lescopes ne pouvant rapprocher les Ă©toiles â parce quâelles sont trop loin â et ne servant quâĂ les rendre plus nettes. Aussi bien M. Le Tellier commençait-il Ă pressentir que VĂ©ga ne jouait en ceci quâun rĂŽle de comparse ; car le temps sâĂ©coulait sans quâil remarquĂąt la moindre anomalie dans la conduite de lâastre. Minuit sonna. M. Le Tellier ne quittait pas lâoculaire. Tout autre quâun astronome sây fĂ»t lassĂ© ; mais il gardait la vue limpide et lâesprit en Ă©veil. LâĂ©toile et lui sâexaminaient. Les rouages, rĂ©glĂ©s sur la fuite du ciel, ronronnaient discrĂštement, et le petit tĂ©lescope se cabrait dâun geste uniforme, insensible, neutralisant la rotation de la Terre et contraignant lâobservateur Ă se dĂ©placer continuellement. BientĂŽt le tube se trouva presque droit, braquĂ© Ă sept degrĂ©s au sud du zĂ©nith ; VĂ©ga repassait Ă sa culmination ; et M. Le Tellier, couchĂ© la tĂȘte renversĂ©e, eut un frĂ©missement â elle avait encore disparu. â Au mĂȘme instant, il lui sembla que le rond bleu sâobscurcissait⊠Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq. VĂ©ga reparaĂźt, et le champ sâĂ©claircit. â Câest une Ă©clipse ! » En un rien de temps, lâhorlogerie est arrĂȘtĂ©e. Lâastronome saisit le chronomĂštre dont il a poussĂ© le dĂ©clic Ă la disparition de lâĂ©toile lâoccultation a durĂ© quatre secondes neuf dixiĂšmes. Il prend lâheure, consulte la Connaissance des Temps lâĂ©clipse sâest produite Ă la mĂȘme minute, au mĂȘme endroit que la veille. LâĂ©cran qui sâest interposĂ© entre la Terre et VĂ©ga est donc un objet se mouvant avec notre planĂšte, un corps solidaire de notre globe, qui reste immobile au-dessus du Bugey et qui est situĂ© Ă sept degrĂ©s au sud du zĂ©nith de Mirastel. Mais Ă quelle hauteur ? Lâastronome va lâestimer. En effet, depuis quâelle est enrayĂ©e, la lunette se soumet au virement de la Terre, elle est rentrĂ©e dans lâordre gĂ©nĂ©ral, et il suffit de la ramener trĂšs peu en arriĂšre pour quâelle ajuste inĂ©branlablement le point mystĂ©rieux. Une manivelle quâon tourne la fait rĂ©trograder dâun millimĂštre, et dans le champ tĂ©lescopique traversĂ© pourtant par dâautres Ă©toiles, le ciel se rĂ©assombrit, et les astres, qui cheminent, sâĂ©teignent un par un. â Ăa, » se dit M. Le Tellier, cette vapeur obscure, câest une chose qui nâest pas mise au point, tout simplement. » Deux tours de vissage au bouton molettĂ© le tube de lâoculaire sâenfonce dans le tube de lâobjectif, et voilĂ que la buĂ©e diffuse se ramasse, se condense, se solidifie et devient une tache carrĂ©e, noire, insolite. â Quâest-ce que câest que ça ? » Ă lâĆil nu, tout lĂ -haut, on ne voit absolument rien ; cette chose est beaucoup trop Ă©loignĂ©e. Mais dans la lunette, elle est aussi franche et fixe que VĂ©ga lâĂ©tait tout Ă lâheure. Et cette fixitĂ© intrigue M. Le Tellier. â Sans aucun doute, » pense-t-il, voici dĂ©couverte lâĂźle aĂ©rienne oĂč mes enfants sont retenus par des coquins. Mais comment diable ce ballon titanesque est-il amarrĂ© ? Il se tient ferme dans lâatmosphĂšre comme un rocher battu des flots !⊠Sa nature, en tout cas, ne fait pas question. Câest un aĂ©rostat, forcĂ©mentâŠ, ou quelque chose de similaire⊠Câest une invention des hommes, qui nâintĂ©resse en rien la mĂ©tĂ©orologie⊠Mais il faut que cela soit diantrement Ă©levĂ©, pour ĂȘtre invisible au grand jour, sans tĂ©lescope !⊠Ah ! nous disions quelle est sa hauteur ? â ProblĂšme facile. » Ayant allumĂ© une petite lampe-briquet, il contrĂŽla de quelle quantitĂ© il avait dĂ» raccourcir la lunette pour mettre au point. Il fit ensuite un calcul, et son visage, brusquement stupĂ©fait, se rembrunit. â Cinquante mille mĂštres ! » murmura-t-il. Comment ! cette machine-lĂ est Ă cinquante kilomĂštres !⊠Il y a donc encore de lâair respirable Ă cette altitude ? On peut donc vivre Ă plus de douze lieues du sol ?⊠Je dĂ©lire !⊠Câest contraire Ă toutes les thĂ©ories admises !⊠» Un morne abattement succĂ©dait Ă la fiertĂ© de sa trouvaille, Ă lâentrain quasi joyeux quâil venait dâĂ©prouver. DĂ©jĂ il avait rĂȘvĂ© dâune escadre dâaĂ©ronats faisant le blocus de cette bouĂ©e maudite. Mais mĂštres !⊠Aucun ballon ne pourrait monter jusque lĂ . Les Sarvants Ă©taient hors de portĂ©e ! Et cette tache, alors, quâĂ©tait-ce donc ? Il se remit Ă lâoculaire. La tache ne changeait ni de forme, ni de couleur. â Elle nâest pas trĂšs grande », songea M. Le Tellier. Il mesura ses dimensions â fit encore des calculs, oĂč entraient les coefficients de grossissement et de hauteur â et dĂ©duisit quâen rĂ©alitĂ© ce carrĂ© noir avait soixante mĂštres de cĂŽtĂ©. Quand il aurait chiffrĂ© et lorgnĂ© tout le reste de la nuit, son savoir ne sâen serait pas augmentĂ© dâun iota. Il comprit quâil Ă©tait raisonnable dâattendre le jour et dâĂ©tudier la tache une fois Ă©clairĂ©e⊠Bonne rĂ©solution, impossible Ă tenir. Il acheva la nuit au bout de sa lunette, remuant des conjectures prodigieuses et se parlant de la sorte Ă lui-mĂȘme â Une bouĂ©e, parbleu ! Jây reviendrai toujours, en dĂ©pit de tout. Ce ne peut ĂȘtre quâune bouĂ©e dont je nâaperçois que le fondâŠ, une espĂšce de ballon ultra-perfectionnĂ©, qui se maintient dans un air rarĂ©fié⊠Que cela ne soit pas en rapport Ă©troit avec les rapts, voilĂ qui est inacceptable. Tout concorde⊠Et pourtant, je ne puis comprendre⊠Quel intĂ©rĂȘt ont-ils, ces chenapans, Ă jucher si haut leurs victimes ? La moitiĂ© dâune telle distance suffisait amplement Ă les protĂ©ger de toute incursion⊠Pourquoi cet appareil de terrorisation aussi ces minĂ©raux, ces vĂ©gĂ©taux cambriolĂ©s ?⊠Pourquoi nous faire attendre si longtemps leur lettre de chantage ?⊠De quel engin subreptice et nouveau font-ils usage pour enlever leur proie jusquâĂ cette bouĂ©e-ballon ?⊠Et cette science merveilleuse, oĂč lâont-ils puisĂ©e ?⊠Enfin, quâest-ce donc que ces gens qui font des miracles dâaudace, de gĂ©nie et de mĂ©chancetĂ© ?⊠» M. Le Tellier nâavait pas Ă©numĂ©rĂ© le quart de toutes les questions qui se pressaient Ă ses lĂšvres ; â un coq chanta. Le soleil levant frappait la tache par-dessous. On voyait distinctement que câĂ©tait une chose vague, un solide plat, composĂ© de piĂšces brunes, rectangulaires, avec entre elles des lignes incolores trĂšs fines. Sans trop de rĂ©flexion, pour voir ce que ça donnerait », lâastronome intercala une lentille entre lâobjectif et lâoculaire, afin de redresser normalement lâimage, que les lunettes astronomiques forment Ă lâenvers. Cette mĂ©tamorphose du tĂ©lescope en longue-vue terrestre demeura sans effet notable, le dessous dâun corps nâayant pas de sens. Lâastronome sâĂ©nervait. Parfois, il sâefforçait sans y rĂ©ussir dâapercevoir la tache directement. Le ciel turquoise Ă©tait dâune puretĂ© sainte-virginale, exempte du plus faible soupçon de brun, de la plus infime molĂ©cule de blond ou seulement de bleu plus foncĂ©. Trop loin ! trop loin ! La tache, ainsi, ne pouvait ĂȘtre perçue, mĂȘme si lâon nĂ©gligeait de compter avec lâĂ©paisseur de lâair, jamais totalement lucide malgrĂ© son apparence et toujours teintĂ© dâazur assombrissant. Et M. Le Tellier, revenu Ă lâoculaire de la lunette, nây dĂ©couvrait rien de nouveau. Il espionna sans se lasser le fond de cette chose Ă©nigmatique. Il surveillait davantage les bords du carrĂ©, et surtout celui du nord, qui devait mieux sâoffrir aux investigations, Ă©tant donnĂ©e la position lĂ©gĂšrement mĂ©ridionale de lâobjet par rapport Ă Mirastel. Il voulait quâil y eĂ»t le long de ces bords, tout autour de la tache, une balustrade, un garde-fou, un bastingage, une barre dâappui plus ou moins baroques ; et il escomptait lâapparition de quelque tĂȘte infinitĂ©simale et adorĂ©e qui se pencherait au-dessus de lâabĂźme, grosse comme une tĂȘte dâĂ©pingle⊠à la fin, il sâarracha de lâĂ©puisante contemplation. Trois heures de patience ne lui avaient appris rien de nouveau. Le plafonnement gĂȘnait. Il fallait observer la chose de profil et non par-dessous. Donc il fallait lâobserver de plus loin. â Oui, mais, dans ce cas, une lunette dâamateur ne suffirait plus. Les grands tĂ©lescopes devenaient indispensables⊠Et tout Ă coup, ce trait de lumiĂšre dans son raisonnement lâĂ©quatorial de Hatkins ! Le rĂȘve ! Un grossissement de six mille diamĂštres ! Six mille au lieu de cinquante ! â Fort bien encore. Mais, de Paris, Ă plus de cinq cents kilomĂštres de Mirastel, est-ce quâon pourrait voir la chose ? Est-ce que la rotonditĂ© de la Terre nâempĂȘcherait pas quâon la vĂźt ? Est-ce que la chose ne serait pas, pour le rayon visuel, au-dessous de lâhorizon parisien ? Vite, un crayon, du papier, une table des logarithmes⊠Tout va bien cela sera visible, Ă vingt kilomĂštres au dessus de lâhorizon ! Le soir mĂȘme, Ă Culoz, M. Le Tellier prenait lâexpress de Paris. iiSuite de la Tache carrĂ©e Chauffeur ! Ă lâObservatoire ! » M. Le Tellier quitte la gare du P. L. M. Il a bien mauvaise mine ce matin. Toute la nuit, dans le wagon â sa deuxiĂšme nuit sans sommeil â il sâest acharnĂ© Ă comprendre, il a rempli son carnet de figures gĂ©omĂ©triques, dâĂ©quations algĂ©briques, dâopĂ©rations mathĂ©matiques⊠Et il comprend de moins en moins. Jamais le mystĂšre ne lui a semblĂ© plus mystĂ©rieux que depuis quâil commence Ă sâĂ©claircir. Et puis, un doute lui est venu concernant lâĂ©quatorial de Hatkins. Puissant, Ă coup sĂ»r, mais dans une situation dĂ©plorable ! La tache est visible en thĂ©orie ; mais en pratique ? Le tĂ©lescope la fera-t-il apparaĂźtre Ă travers cette masse atmosphĂ©rique de plus de cinq cents kilomĂštres, bourrĂ©e de nuages et de brumes, oĂč les diverses tempĂ©ratures provoquent dâinnombrables rĂ©fractions ? Rien que les poussiĂšres et les fumĂ©es de Paris constituent un rempart sĂ©rieux ! Pour obtenir quelque chose de net, on sera bien obligĂ© de diminuer le grossissement⊠Mais, au bout de son avenue, voici lâObservatoire avec ses coupoles. Voici la Sainte-Sophie de la Science, avec sa terrasse qui paraĂźt en Ă©bullition. Voici la Sainte-GeneviĂšve de lâAstronomie, avec ce gros bouillon prĂ©pondĂ©rant qui est le dĂŽme du grand Ă©quatorial. Voici le SacrĂ©-CĆur de Montparnasse. â Ah ! Monsieur le Directeur ! » Le portier, respectueux et surpris, donne un trousseau de clefs. Dans la cour, M. le Directeur Ă©lude quelques astronomes qui viennent dâachever leur nuit de travail et qui rentrent chez eux. M. le Directeur monte au dernier Ă©tage par le bel escalier de pierre. Il pĂ©nĂštre au logis du grand Ă©quatorial, â et malgrĂ© lui, sâarrĂȘte, en admiration. LĂ©viathan ! Goliath ! PolyphĂšme ! Les dimensions de la lunette sont tellement colossales que M. Le Tellier ne sâen souvenait pas. On se croirait ici dans une tourelle de forteresse ou de cuirassĂ© monstrueux. LâĂ©norme concavitĂ© de la voĂ»te de zinc prend un air de calotte blindĂ©e, et lâĂ©quatorial est un canon prodigieux, inclinĂ© suivant lâaxe du monde et qui menace le ciel. Son affĂ»t, donjon de maçonnerie au centre de la rotonde, sâenveloppe de lĂ©gĂšres structures mĂ©talliques, â paliers, Ă©chelles, caracols, â et lâon y voit une infinitĂ© de mĂ©canismes de prĂ©cision, les uns graciles et les autres herculĂ©ens, comme il sied quâon en trouve autour dâun instrument qui tient Ă la fois de la montre pour dame et de la grue pour fort levage. LâĂ©quatorial repose sur des tourillons dâobusier. Colonne en dĂŽme qui serait une bombarde, bombarde qui serait un tĂ©lescope, cylindre mastodonte, Ă©lĂ©phantesque tour penchĂ©e dâacier chromĂ©, gris et mat, â il sâallonge ; la perspective effile son extrĂ©mitĂ© ; câest Ă peine sâil reluit. Son oculaire, compliquĂ© dâun tas de petites machineries, a vraiment lâaspect dâune culasse⊠Est-ce quâelle est chargĂ©e, cette piĂšce dâartillerie ? Un profane pourrait le craindre, et redouter sa dĂ©tonation assourdissante, et se demander quel projectile fantasmagorique elle va lancer contre la lune⊠Il fait chaud sous cette cloche. Le silence mĂ©ditatif est presque celui dâune basilique. La rumeur de Paris, distante et maritime, murmure sans fin. De seconde en seconde, le tic-tac de lâhorloge sidĂ©rale se rĂ©percute aux cintres de la coupole et, de toute la gravitĂ© du temps qui passe, il aggrave le recueillement. Ă lâouvrage ! M. Le Tellier manĆuvre un cabestan. Le dĂŽme, pivotant, roule sur ses galets avec un grondement de tonnerre et dâairain. Des cordes sont tirĂ©es. Une large embrasure se dĂ©couvre au sud-sud-est la direction de Mirastel. Lâartilleur optique pointe son long-Tom qui sâabaisse lentement vers lâhorizon. Au moyen de la petite lunette secondaire dite chercheur, accolĂ©e au tĂ©lescope, il sâefforce dâapercevoir la tache carrĂ©e⊠Dieu, quâil est petit sous lâĂ©quatorial ! On dirait Gulliver sous le microscope dâun GĂ©ant !⊠Mais la tache ? la tache ? Attendez ! Il tĂątonne, il tourne des volants, pointe plus bas, plus Ă gauche⊠Il refait des calculs⊠change des lentilles pour diminuer le grossissement et accroĂźtre la netteté⊠Ah ! enfin, la voici, cette tache de malheur ! La voici en Ă©lĂ©vation au lieu dâĂȘtre vue par-dessous. Mais on ne peut la discerner que grossie douze cents fois, pas davantage, et trouble, trouble Ă cause de lâatmosphĂšre, et vibrante, vibrante Ă cause de la grande ville qui fait trembler lâObservatoire⊠Elle nâa pas bougĂ© ; câest la seule conclusion de toute la sĂ©ance. Quant Ă dire ce quâelle est au juste, câest aussi impossible quâĂ Mirastel, pour des raisons diffĂ©rentes. â On Ă©touffe lĂ dedans ! » ExaspĂ©rĂ©, Jean Le Tellier sâen va sur la terrasse. Il lâarpente rageusement, contourne les dĂŽmes qui bombent lĂ leurs hĂ©misphĂšres de ballons Ă moitiĂ© gonflĂ©s, comme en un parc aĂ©rostatique. Il bute contre les appareils enregistreurs, dĂ©fonce dâun coup de poing le pluviomĂštre qui sâoppose Ă son passage⊠â Est-ce assez idiot, tous ces engins qui ne servent quâĂ des stupiditĂ©s !⊠La Science ! la Science ! ah ! elle est fraĂźche, la Science !⊠» Paris sâĂ©tend aux pieds de lâastronome rĂ©voltĂ©. La fourmiliĂšre humaine incurve devant lui sa vallĂ©e de larmes entre toutes les vallĂ©es de misĂšre, construite Ă perte de vue. Elle descend de Montparnasse pour se relever Ă Montmartre ; et lĂ -bas, au nord, en face de lâObservatoire, ainsi que son propre reflet dĂ©formĂ©, se dresse un autre foisonnement de coupoles. Par une Ă©trange symĂ©trie, le SacrĂ©-CĆur et le Cerveau-SacrĂ© dominent Paris, chacun de son cĂŽtĂ©. Ce sont deux temples pareils et dissemblables, tous deux bĂątis Ă lâintention du ciel, et qui, jaloux, semblent se dĂ©fier au-dessus de tout un peuple. â Qui lâemportera ? Qui doit lâemporter, de ces deux temples sur les deux collines ?⊠Lâastronome balance un moment. PlutĂŽt que dâĂȘtre ici, ne ferait-il pas mieux dâĂȘtre lĂ -bas, dans lâobservatoire extatique du ciel ? dâun ciel si constellĂ© quâil nâa plus de tĂ©nĂšbres ?⊠â Ah çà , mordienne, courage donc ! Il nâest pas encore temps de se rĂ©signer ! Rien nâest perdu ! Volte-face ! Et front Ă lâennemi le Sarvant ! » Dâun pas dĂ©terminĂ©, M. Le Tellier traverse la plate-forme, et se grandit, farouche, contre les balustres. En bas, dans le jardin, les logements des lunettes mĂ©ridiennes et photographiques arrondissent leurs toits de mosquĂ©es. Plus loin, vers le sud, vers Mirastel, vers la tache enfin, lâobservatoire de Montsouris. Et plus loin encore, Ă©chelonnĂ©s sur la terre inapercevable, encore dâautres observatoires, mieux placĂ©s que Paris sous certains rapports⊠Saint-Genis-Laval, prĂšs de Lyon⊠VoilĂ , voilĂ ! â Câest Ă Saint-Genis-Laval quâil faut aller maintenant ! Patience et persĂ©vĂ©rance ! Avant la nuit je serai fixĂ©. Partons. » M. Le Tellier nâa jamais su comment les journalistes eurent vent de sa prĂ©sence Ă Paris. Toujours est-il quâun groupe de messieurs Ă stylographes et Ă dĂ©tectives lâattendait devant la grille de lâObservatoire. M. le Directeur ne crut pas devoir leur cacher sa dĂ©couverte de la tache, non plus que sa rĂ©cente dĂ©sillusion. Sensationnelles confidences ! AussitĂŽt, les reporters ne se sentirent plus de joie ; ils se dispersĂšrent avec une promptitude inconcevable ; et, pendant que chacun gagnait Ă toute vitesse le bureau de sa rĂ©daction, M. Le Tellier, â disposant dâune couple dâheures avant le dĂ©part du train, â se fit conduire avenue Montaigne, chez le duc dâAgnĂšs. Le jeune sportsman revenait de Bois-Colombes. Il rayonnait. LâaĂ©roplane en construction lui donnait les plus beaux espoirs ; lâappareil capteur dâĂ©lectricitĂ© atmosphĂ©rique Ă©tait une merveille. â De Tiburce il nâavait aucune nouvelle, non. â Mais comment se faisait-il que M. Le Tellier fĂ»t Parisien ? â Une tache ? Ă cinquante kilomĂštres ? inaccessible Ă tout aĂ©roplane ? trop haute ?⊠Ah diable ! Ăa, câĂ©tait dĂ©frisant⊠Mais cette tache, câĂ©tait lâabri des Sarvants, nâest-ce pas ? Restait par consĂ©quent le dirigeable-fantĂŽme, que lâon pouvait poursuivre, capturer⊠LâĂpervier ainsi se nommerait lâaĂ©roplane de chasse, lâĂpervier servirait donc Ă quelque chose. Ah ! saprelotte il avait eu peur un instant ! Mais tout allait bien, trĂšs bien ! â Mlle Marie-ThĂ©rĂšse, ah ! pardieu, il jurait de la sauver⊠et de lâĂ©pouser, palsambleu ! â Ah ! oui, oui, ce Robert Collin, chic, trĂšs chic, sapristi ! M. le duc dâAgnĂšs avait besoin de beaucoup parler et de blasphĂ©mer quelque peu lorsquâil Ă©tait trĂšs content. Il jabotait toujours et il sacrait encore en arrivant avec son futur beau-pĂšre sur le quai de la gare. On y vendait lâĂ©dition spĂ©ciale des journaux que lâastronome avait renseignĂ©s. Celui-ci acheta quelques gazettes, et, seul dans le wagon qui le remmenait, il put Ă loisir Ă©tudier les diverses interprĂ©tations de ses paroles. â Mais quâimportaient les fioritures ? Si la lettre variait, lâesprit de lâinformation demeurait fidĂšle et vĂ©ridique. Ă cette minute, des millions dâintelligences Ă©taient au courant⊠Demain, lâunivers connaĂźtrait lâexistence de la tache Ă©nigmatique⊠Et alors â oh ! la stimulante pensĂ©e ! â il allait se produire un tel effort de toute lâhumanitĂ©, que cette tache, coĂ»te que coĂ»te, on la descendrait, mes amis ! Ah ! ah ! On la descendrait ! On la dĂ©crocherait ! On la flanquerait par terre !⊠Mais, Ă Saint-Genis-Laval, cette tache sarvante lui apparut trĂšs en dessous. Elle semblait constituĂ©e par une agglomĂ©ration de choses indistinctes. Elle formait une façon de dallage sans trop de rĂ©gularitĂ©, brun, avec des raies de lumiĂšre entre chaque rectangle. Comme les gros tĂ©lescopes ne sauraient se muer en lunettes terrestres, on employa toutes sortes dâexpĂ©dients pour redresser lâimage de ce logogriphe carrĂ©. On la projeta sur un Ă©cran⊠Des intermittences dâombre et de clartĂ© furent observĂ©es dans les raies intermĂ©diaires, par place⊠â Nouveaux points dâinterrogation. Quinze astronomes entouraient M. Le Tellier. Ils se succĂ©daient Ă lâoculaire du tĂ©lescope ou devant la projection. Ils braquaient infructueusement toutes les lunettes de Saint-Genis sur la mĂȘme cible visuelle⊠Et pourra-t-on jamais dĂ©nombrer combien de gens les imitaient ? Des mille et des cent !⊠Depuis les jumelles-faces-Ă -main jusquâaux Ă©quatoriaux Ă miroir, que de tubes en lâair ! que de tuyaux de tout calibre !⊠Il y eut des personnes qui regardaient dâun lieu dâoĂč il Ă©tait impossible de voir la tache, Ă travers des kilomĂštres dâarc terrestre. Se fiant aux indications des journaux, il y en eut qui ne parvenaient pas Ă localiser le point de mire. La plupart ne voyaient rien⊠Et pourtant, une simple lorgnette de théùtre suffisait Ă faire surgir dans le visage du temps cette petite tache de rousseur. Des yeux et des yeux et encore des yeux cherchaient lâĂ©toile sombre au firmament dâazur. Et tous ces regards assiĂ©geant le ciel, ce nâĂ©tait quâun prĂ©lude au mouvement superbe qui allait ruer lâhomme Ă lâassaut des nuages. iiiĂ lâAssaut du Ciel Et lâannonce de la dĂ©couverte Le Tellier courut au long des fils tĂ©lĂ©graphiques, et traversa les ocĂ©ans sur lâonde hertzienne ou dans le cĂąble Ă©lectrisĂ©. AussitĂŽt, la masse des explorateurs, partout dissĂ©minĂ©s en quĂȘte du Sarvant, sâarrĂȘta de chercher. Caravanes dans le dĂ©sert, missions dans les sylves pernicieuses, rĂ©giments chez les Barbares, chaĂźnes dâascensionnistes au flanc des aiguilles de glace, Charcots prĂšs des PĂŽles, Baratiers en Afrique, tous procĂ©dĂšrent au retour. Les chevaux tournĂšrent le nez du cĂŽtĂ© de lâĂ©curie, les bateaux mirent le cap sur le port. â La parole Ă©tait aux seuls aĂ©ronautes. Depuis longtemps dĂ©jĂ , â depuis quâon avait reconnu la possibilitĂ© dâune poursuite aĂ©rienne, â les chantiers dâaĂ©rostation travaillaient avec zĂšle. Mais quand il fut avĂ©rĂ© que les bandits avaient Ă©lu domicile in excelsis, leur activitĂ© redoubla et les ateliers pullulĂšrent. Câest que le problĂšme se corsait. Ă lâorigine, il consistait seulement Ă Ă©tablir des engins de vitesse, dâobĂ©issance et de stabilitĂ©, propres Ă donner la chasse aux pirates. Et voilĂ quâimpromptu la question dâaltitude venait tout modifier. Et quelle altitude ! Cinquante kilomĂštres !⊠Ils Ă©taient admirables, ces Ă©cumeurs qui faisaient tenir leur bouge Ă cinquante kilomĂštres en lâair, dans un milieu rĂ©putĂ© Ă peine portant », dans une atmosphĂšre si pauvre que la science y reconnaĂźt le vide presque absolu, tel quâon lâobtient par la machine pneumatique ! Admirables, en vĂ©ritĂ© !⊠Mais qui saurait les Ă©galer ? Qui serait admirable aussi ? Qui retrouverait leur trouvaille et permettrait aux honnĂȘtes gens de monter lĂ oĂč quelques gredins de gĂ©nie avaient perchĂ© leur asile ?⊠En attendant la solution du problĂšme, il Ă©tait judicieux dâemployer ballons et aĂ©roplanes Ă lâobservation rapprochĂ©e de la tache, et de leur appliquer tous les perfectionnements de la derniĂšre heure. ArmĂ©s de la sorte, ils pourraient au moins Ă©viter le dirigeable-fantĂŽme, ou â selon quelques-uns â lâattaquer. Par malheur, on manqua de prudence. Le lecteur se souvient que de hardis professionnels, montant des aĂ©rostats ou des biplans ou des monoplans rudimentaires, avaient dĂ©jĂ commis lâĂ©tourderie gĂ©nĂ©reuse dâĂ©voluer au-dessus des rĂ©gions suspectes. Ă partir du 9 juillet, leur nombre sâaccrĂ»t de jour en jour. Jamais lâatmosphĂšre nâavait Ă©tĂ© si dangereuse et jamais on ne vit tant dâappareils affronter la Grande Sournoise. Des hangars de planches entouraient le Bugey dâune ceinture de baraquements. Ă chaque minute, un nouvel Ă©claireur sâenlevait. Il y eut des lĂąchers de ballons qui firent dans le ciel comme des bulles de gaz dans une flĂ»te de champagne. Les aĂ©ronautes et les aviateurs emportaient des lunettes de prix. Leurs noms parfois Ă©taient cĂ©lĂšbres. Des Ă©trangers notoires quittaient leur pays et faisaient forfait aux concours les plus attrayants, pour venir explorer lâair au zĂ©nith de Mirastel. Les vainqueurs des Semaines triomphales, voulant honorer leur propre gloire, prenaient sans cesse lâatmosphĂšre, avec un acharnement sublime. Jour et nuit, les belles unitĂ©s de lâĂtat, â ses aĂ©ronefs militaires, jaunes comme des cocons pointus de vers Ă soie, â passaient et repassaient, faisant la police des hauteurs et perquisitionnant chez Uranus. Ă tout prendre, ce nâĂ©tait quâun match dâaltitude que les circonstances dramatisaient. CâĂ©tait Ă qui sâapprocherait davantage de la tache carrĂ©e, pour la distinguer plus prĂ©cisĂ©ment. Et ils montaient, montaient⊠montaient⊠jusquâaux parages effrayants oĂč lâon doit inhaler lâoxygĂšne de la provision et vivre dâune vie postiche, avec le secours de lâartificieuse chimie. GrĂące Ă dâĂ©tranges casques respiratoires, on dĂ©passa les suprĂ©maties oĂč dâillustres martyrs avaient trouvĂ© la mort. On surmonta mĂštres. Ce fut le record. Le plus habile Ă©tait donc restĂ© Ă plus de trente-neuf kilomĂštres de la tache ; et il nâavait dĂ©terminĂ© quâun vague carrĂ© sombre, quadrillĂ©, formĂ© de rectangles opaques et de lignes transparentes qui Ă©taient tout bonnement des solutions de continuitĂ© entre les parallĂ©logrammes. Par instant, ces lignes se bouchaient partiellement dâun point obscur⊠Tout cela, on le savait dĂ©jĂ . On savait bien aussi que monter plus haut ne se pouvait pas. Mais telle est lâardeur des sportsmen, quâils essayaient tout de mĂȘme de rĂ©aliser lâimpossible performance. Il fallut la catastrophe du Sylphe pour les refroidir. Le Sylphe, gros sphĂ©rique de lâAĂ©ronautique-Club, parti du camp de la Valbonne, fut poussĂ© vers le Bugey par une brise assez fraĂźche. Il gagna tout de suite une altitude considĂ©rable ; nĂ©anmoins, on le suivit quelque temps. Ă la lorgnette, il Ă©tait loisible dâapercevoir les quatre voyageurs â deux astronomes et deux aĂ©ronautes â occupĂ©s de leurs observations. La nuit vint. Le ballon disparut⊠On ne devait pas le revoir. â Il nâatterrit nulle part. Des automobiles fougueuses parcoururent la zone Ă©pouvantĂ©e, oĂč peut-ĂȘtre il Ă©tait tombĂ©. Elles ne trouvĂšrent pas le Sylphe. Les Bugistes reclus, interrogĂ©s Ă travers les portes closes, rĂ©pondirent quâils nâavaient rien notĂ© de terrible depuis des jours. Comme ils ne sortaient plus, le Sarvant, faute de gibier, semblait renoncer Ă la chasse. Ici, les automobilistes auraient pu sâĂ©tonner de ce que les Sarvants nâĂ©tendissent pas leur cercle de ravage au delĂ dâun territoire dĂ©peuplé⊠Mais ils ne sâinquiĂ©taient que du Sylphe. Le lendemain de leur rentrĂ©e, plusieurs ascensions furent dĂ©commandĂ©es. Une stupeur consternĂ©e pesait sur les hangars. On placarda lâordonnance des comitĂ©s prohibant lâusage du ballon libre et prescrivant de ne prendre lâair quâavec des aĂ©roplanes, des hĂ©licoptĂšres ou des aĂ©ronats ayant fait leurs preuves de souplesse, dâendurance et de promptitude. MalgrĂ© lâautorisation visant les machines dirigeables, quatre ou cinq casse-cou seulement sâaventurĂšrent. â On se rappellera toujours lâAntoinette 73, qui, dans un crĂ©puscule, descendit tout Ă coup du ciel, comme un javelot, et vint flotter sur la SaĂŽne, les ailes tendues. Son cavalier nâavait pas bronchĂ©. CâĂ©tait un des rois de lâespace. Immobile dans son baquet, bouclĂ© de courroies, la cigarette lĂ©gendaire collĂ©e Ă ses lĂšvres exsangues, â il Ă©tait mort, avec un grand trou dans le crĂąne et deux griffes sauvages, lâune Ă la gorge, lâautre Ă la nuque. Mais, au milieu de lâabattement, coup sur coup ces nouvelles-ci Ă©clatĂšrent comme des bombes dâenthousiasme Le duc dâAgnĂšs et le pilote BachmĂšs, son chef dâatelier, venaient de sortir » un merveilleux monoplan, un aĂ©roplane-Ă©clair, nanti dâun capteur dâĂ©lectricitĂ© atmosphĂ©rique et dâun stabilisateur ingĂ©nieux au possible ; et, simultanĂ©ment, lâescadre aĂ©rienne de lâĂtat sâĂ©tait enrichie dâun nouveau croiseur increvable, Ă©tonnant de pĂ©tulance et de soumission. Le public français sera toujours le mĂȘme. Un revirement le tourna vers ces deux actualitĂ©s. Il les enveloppa dâune seule admiration, dâun seul orgueil ; mais, pour lui, câĂ©taient des rivaux cependant. Rivaux, parce que plus lourd et moins lourd que lâair. Rivaux, parce que chose publique et chose privĂ©e. Rivaux, parce que câĂ©taient deux conquĂ©rants du mĂȘme Ă©lĂ©ment, deux candidats Ă la mĂȘme victoire par un mĂȘme moyen, la vitesse. â Dans son idĂ©e, il Ă©tait indispensable que lâun fĂ»t vainqueur de lâautre. Une rencontre sâimposait. Le gouvernement saisit lâoccasion de canaliser vers le sport la nervositĂ© populaire, et ainsi de faire diversion Ă lâangoisse du PĂ©ril Bleu. Il institua un prix de francs, Ă courir entre un aĂ©roplane et un dirigeable, au mois de septembre, en vitesse et sur une longueur Ă dĂ©terminer. CâĂ©tait dĂ©signer Ă lâavance les deux champions de qui tout le monde sâentretenait. Il pria les journaux de stimuler jusquâau jour de la course lâemballement des esprits⊠â Sous le manteau, toutefois, il donnait lâordre Ă ses ingĂ©nieurs et le conseil aux entreprises particuliĂšres dâĂ©tudier comment on pourrait monter chez les Sarvants. Il promit secrĂštement de fabuleuses primes dâaltitude, et sollicita par lettres personnelles les compĂ©tences de toute nation et de toute race. Ces lettres parvenaient aux destinataires les plus contrastants, sous des toits blancs de neige ou brĂ»lants de soleil ; Ă la mĂȘme seconde, celui-ci recevait la sienne Ă lâautomne et celui-lĂ au printemps. AprĂšs lâavoir lue, chacun se mettait Ă la besogne. De petits hommes jaunes se courbaient sur des papiers soyeux et peignaient de dĂ©licates gĂ©omĂ©tries ; de grands hommes blonds, la craie Ă la main, sâapprochaient dâun tableau noir. Et tous, ils dessinaient une mĂȘme figure, â cette coupe une circonfĂ©rence reprĂ©sentant le tour de la Terre, puis une autre circonfĂ©rence plus vaste et concentrique Ă la premiĂšre, qui dĂ©limitait la couche atmosphĂ©rique au-dessus de laquelle on ne trouve plus que le vide presque absolu. Sur cette deuxiĂšme ligne, le pinceau ou la craie posait un point la tache, â puis tirait une droite du point jusquâĂ la Terre, dans la direction du centre la distance Ă franchir. 50 kilomĂštres ! » songeaient les savants. Et alors, se rappelant la teneur de la lettre et ce quâon leur demandait dâinventer, ils secouaient la tĂȘte. Et celui-ci disait un mot bref et rauque, celui-lĂ doux et long, tel autre mĂ©lodieux, et tel autre encore guttural. Mais tant de paroles diverses avaient un sens unique, et il nâĂ©tait si mĂ©diocre jargon qui ne possĂ©dĂąt le terme opportun ; car dans toutes les langues, en dĂ©pit des proverbes, lâadjectif impossible a son Ă©quivalent. ivUn Message de Tiburce[9] piĂšce 502 Duc François dâAgnĂšs, Avenue Montaigne, 40, Paris, France, Europe. Nagasaki, le 20 juillet 1912. Ante-scriptum. â Avant tout, sois rassurĂ© ; je conserve le plus grand espoir de rattraper les fugitifs. Ceci Ă©tant bien Ă©tabli, je vais te rendre compte de mon travail. Succinctement ; car je prends tout Ă lâheure le paquebot de Singapour, via Canton. Mon cher ami, Je sors de prison. Jây ai passĂ© huit jours. Depuis mon dernier cĂąblogramme, jâai traversĂ© lâAmĂ©rique, de New-York Ă San-Francisco, Ă la poursuite de quatre personnes qui avaient sur moi plusieurs jours dâavance. Dans ces quatre personnes â quatre hommes, disaient les renseignements â jâavais facilement reconnu Hatkins et Henri Monbardeau, Mme Fabienne Monbardeau et Mlle Marie-ThĂ©rĂšse Le Tellier voyageant sous des dĂ©guisements et des travestis. Ă San-Francisco, jâapprends que le paquebot de Nagasaki a levĂ© lâancre la veille de mon arrivĂ©e⊠Je flaire quelque chose, je gagne Ă prix dâor un employĂ© de la compagnie, et, tant bien que mal â car, hĂ©las, je ne sais que le français â je dĂ©mĂȘle quâune sociĂ©tĂ© de six passagers sâest embarquĂ©e sur ledit paquebot. Aucun de leurs noms ne correspond Ă lâun de ceux du quatuor que je recherche mais, de ces six personnes, quatre ont un signalement diamĂ©tralement opposĂ© Ă celui de mes fuyards⊠Y es-tu ? CâĂ©tait donc eux, trop bien dissimulĂ©s ! CâĂ©tait eux, avec une paire de complices additionnels. Il nây avait pas Ă hĂ©siter ; je mâembarque Ă mon tour. Jâarrive. Nagasaki. Je passe en revue tous les hĂŽtels, un Ă un, et, aprĂšs mille difficultĂ©s occasionnĂ©es par mon ignorance du japonais et de lâanglais, je parviens cependant, par une accumulation de confidences chĂšrement payĂ©es, Ă conquĂ©rir la preuve quâun couple français ressemblant aux Monbardeau loge dans un hĂŽtel, et quâun autre couple, qui doit ĂȘtre Hatkins et Mlle Le Tellier, est descendu dans un hĂŽtel voisin. â Le flair continue Ă me guider. Je prends gĂźte Ă lâhĂŽtel oĂč je soupçonne Hatkins et Mlle Marie-ThĂ©rĂšse de se cacher sous les dehors du rĂ©vĂ©rend James Hodgson et de sa fille. Je retiens une table prĂšs de celle quâils doivent occuper au dĂźner, â dans le but dâacquĂ©rir la certitude de leur identitĂ©, â puis je vais moi-mĂȘme me dĂ©guiser. Au premier coup de gong, Tiburce nâĂ©tait plus quâun vieux prĂȘtre italien tu nâignores pas que câest le dĂ©guisement favori de mon maĂźtre Sherlock Holmes. Jâavais emportĂ© douze complets-transformations, mais cette soutane me parut de circonstance. Ah ! sans me flatter, je puis dire que ma figure ridĂ©e, mon nez aquilin, ma perruque blanche faisaient illusion. Le beau grime !⊠Pourtant, comme je descendais lâescalier menant au restaurant, une dame respectable, qui le montait, me regarda dâun air estomaqué⊠Dâautres gens font de mĂȘme, et, sur le seuil de la salle Ă manger, le directeur de lâhĂŽtel, averti par lâun de ces imbĂ©ciles, me pria de passer dans son bureau. Ma ruse est Ă©ventĂ©e. Je nây comprends rien ! â Jâessaie, malgrĂ© tout, de contrefaire le parler italien ; mais je ne sais pas lâitalien⊠Alors on monte dans ma chambre. On fouille mes bagages. Ă cause de ma garde-robe hĂ©tĂ©roclite, on me prend dâabord pour FrĂ©goli en train de faire une farce⊠Mais, au fond de ma cinquiĂšme malle, voilĂ quâon dĂ©couvre la trousse de cambrioleur dont tout dĂ©tective sĂ©rieux ne doit pas se sĂ©parer. Bon ! Je ne suis plus quâun escroc. On instrumente. On mâenferme. GrĂące au consul de France, ma dĂ©tention ne dure que huit jours ; tout sâĂ©claire. Mais jâai toutes les peines du monde Ă Ă©viter quâon me rapatrie sous bonne garde. Sur ces entrefaites, je suis informĂ© que, le lendemain de mon Ă©crou, le pseudo-rĂ©vĂ©rend Hodgson et sa soi-disant fille sont partis Ă destination de Singapour, via Canton. Subito â comme disait le vieux prĂȘtre italien â je mâarrange pour pouvoir les suivre dĂšs ce soir, laissant par malheur, entre les mains des autoritĂ©s de Nagasaki, ma trousse, mes costumes, mes fards, â toute ma prĂ©cieuse sherlockaillerie ! Je me demande si les Monbardeau accompagnent les faux Hodgson. Ă Singapour je le verrai bien. De toute façon, cette sĂ©rie de dĂ©parts prĂ©cipitĂ©s indique la fuite ; et puisquâils se sauvent, câest que câest eux. Adieu, mon ami. Ne mâoublie pas auprĂšs de Mademoiselle dâAgnĂšs. Confiance. Tiburce. Post-scriptum. â AffairĂ©, ne cessant de combiner des tactiques, je ne puis tâĂ©crire souvent. Pardonne. Je le ferai toutes les fois quâil me sera possible. Surtout, rappelle-moi au souvenir de ta sĆur. vIl pleut⊠Il grĂȘle⊠Revenons Ă Mirastel. M. Le Tellier, rentrĂ© de son voyage Ă Paris et Ă Saint-Genis-Laval, nâavait trouvĂ© parmi les siens dâautre changement quâune amĂ©lioration soutenue dans lâĂ©tat de sa femme. Et, du 8 juillet au 3 aoĂ»t, câest-Ă -dire du quantiĂšme de son retour Ă la date oĂč nous sommes arrivĂ©s, lâexistence au chĂąteau fut dĂ©sespĂ©rĂ©ment uniforme. Lâobservation de la tache immuable, impassible, Ă©tait lâaffaire principale, â besogne stĂ©rile et source dâĂ©nervement. Certains jours, il est vrai, le spectacle des Lebaudy et des ClĂ©ment-Bayard, des libellules et des demoiselles rivalisant de hauteur, amusa les regards en dĂ©pit des consciences. Mais, Ă la suite des accidents du Sylphe et de lâAntoinette 73, lâarĂšne atmosphĂ©rique parut dĂ©saffectĂ©e. Lâaccablement retomba. M. Le Tellier sentit pour lui-mĂȘme lâurgence dâune dĂ©rivation. Pendant que Mme Arquedouve et sa fille aĂźnĂ©e vaquaient aux charges domestiques et prenaient soin de Mme Le Tellier, le docteur Monbardeau, crĂąnement, allait porter secours aux malheureux souffrants et sĂ©questrĂ©s. M. Le Tellier rĂ©solut de lâaccompagner. Ils furent les premiers Bugistes qui recommencĂšrent Ă circuler rĂ©guliĂšrement en automobile. On a prĂ©tendu que cela nâavait rien de si courageux, Ă©tant donnĂ© que jamais automobile ne fut assaillie et que les Sarvants ne faisaient plus de prisonniers depuis quelque temps ». Dâaccord ; mais, sâil vous plaĂźt, avant le Sylphe, aucun ballon non plus nâavait Ă©tĂ© assailli ; avant lâAntoinette 73, aucun aĂ©roplane ; et vous noterez que si le Sarvant ne prenait plus de terriens, câĂ©tait uniquement faute dâen trouver Ă sa portĂ©e, hors des maisons et Ă lâintĂ©rieur de lâincomprĂ©hensible cercle cabalistique dont il semblait ne pas vouloir franchir le tracĂ©. Il y avait donc beaucoup de chances, au contraire, pour quâil se jetĂąt sur la grande automobile blanche qui sortait chaque jour de Mirastel, sâarrĂȘtait devant toutes les portes, et ainsi sâoffrait aux coups dâun agresseur que lâimpatience devait enhardir. Sous la capote de toile traversĂ©e de soleil, un jour â le troisiĂšme du mois dâaoĂ»t â le docteur et lâastronome devisaient. La voiture, venant du chĂąteau, allait entrer dans Talissieu. Le mĂ©decin se plaignait de la chaleur et de la sĂ©cheresse qui ne dĂ©sarmaient pas, de la pestilence quâon respirait sans trĂȘve ; il exprimait ses craintes au sujet dâune Ă©pidĂ©mie probable, quand il cessa de converser pour sâĂ©bahir â Tiens ! il pleut ! Câest raide ! » De larges gouttes tombaient sur la capote ; on les voyait par transparence. M. Monbardeau tendit sa main grande ouverte Ă lâextĂ©rieur, et, faisant un cri, la retira mouillĂ©e dâun liquide rouge⊠â ArrĂȘtez ! » commanda son beau-frĂšre. Tu es blessĂ©, Calixte ?⊠» â Non ça vient de tomber ! » â Quoi ! Pas possible ! » On mit pied Ă terre devant les premiĂšres maisons du village, en face de la croix et non loin du ruisseau. Plusieurs gouttes ensanglantaient la capote et le marchepied-trottoir. Dâautres rougissaient la poussiĂšre en amont, oĂč lâautomobile avait passĂ© dans lâaverse de pourpre. Le mĂ©canicien Ă©carquilla des prunelles arrondies. â Câest-il pas des oiseaux qui se battent en lâair ? » dit-il. Ăa sâest dĂ©jĂ vu. » â Non, non, voyez ! » rĂ©pondit son maĂźtre. Tous trois on aurait dit trois damnĂ©s Ă©chappĂ©s de lâEnfer ! tous trois, instinctivement, avaient levĂ© la tĂȘte. On ne voyait rien, â rien que du bleu, â le bleu du PĂ©ril. Rien, sinon quelques oiselets â des passereaux, des martinets â dont tout le sang nâaurait fait quâune seule de ces gouttes. Le docteur â Est-ce lĂ le phĂ©nomĂšne connu sous le nom de pluie de sang » et que produiraient des particules contenues dans lâeau ?⊠» Pauvre docteur ! pourquoi faisait-il de lâĂ©rudition tandis que ses lĂšvres balbutiaient ? Pour se rassurer lui-mĂȘme, ou bien pour rassurer M. Le Tellier ?⊠Et pour quoi le pauvre astronome se crut-il obligĂ© de rĂ©pondre, entre ses dents qui claquaient â Non, non ; il nây a pas de nuage ; il nây a pas de pluie. Dâailleurs, une ondĂ©e ne se serait pas limitĂ©e Ă si peu de chose⊠» Ă travers son lorgnon repliĂ©, servant de loupe, M. Monbardeau examinait la souillure garance qui sĂ©chait au dos de sa main. â Câest bien du sang, » dit-il au bout dâune minute, du vrai sang, â qui ne se coagule pas trĂšs normalement, je lâavoue, â mais du sang tout de mĂȘme ! Rentrons, je ferai lâanalyse et⊠et je te dirai si câest⊠du sang dâhomme ou dâanimal⊠» â Je mâen doute un peu que câest du sang ! » murmura M. Le Tellier. Mais avant de rentrer et de faire lâanalyse, qui est intĂ©ressante, je voudrais consigner quelques remarques, ici, avec votre tĂ©moignage Ă tous deux. » Regardez les gouttes de la capote elles sont allongĂ©es en forme de points dâexclamation. Cela se justifie par le mouvement de lâautomobile pendant quâelle recevait cette douche. â Maintenant, venez par ici⊠Regardez les gouttes sur le sol ce sont des Ă©toiles dentelĂ©es comme des molettes dâĂ©perons. â Si vous songez quâil ne fait pas le moindre vent, il vous sera facile de conclure que le sang est tombĂ© perpendiculairement Ă la terre et dâun point immobile situĂ© au zĂ©nith du lieu dâarrivĂ©e. » â De la tache carrĂ©e ! » assura M. Monbardeau. â Non, ce nâest pas de la tache carrĂ©e ; parce quâelle nâest pas rigoureusement au-dessus de lâendroit oĂč nous sommes. Elle est, mathĂ©matiquement, au zĂ©nith de CeyzĂ©rieu, puisquâelle est Ă sept degrĂ©s au sud du zĂ©nith de Mirastel. Au-dessus de nous il nây a rien. Entends-tu, Calixte rien !⊠Et puis, penses-y, Ă cette hauteur de cinquante kilomĂštres il nây a plus de liquides possibles, attendu que lĂ câest le vide presque parfait, Ă moins dâune erreur scientifique⊠» Autre chose encore. Comment expliquer que le sang ne sâest pas dessĂ©chĂ©, sâil a parcouru cinquante kilomĂštres en chute libre ? Il faudrait alors que ces gouttes fussent un rĂ©sidu⊠Tout le sang dâun homme, rĂ©duit Ă quelques larmes⊠Dâun homme⊠ou dâune femme⊠ou dâune bĂȘte⊠» â Rentrons, je te dis. Dans une demi-heure nous serons au fait de la vĂ©ritĂ© quant Ă lâespĂšce qui a saignĂ©. Rentrons ; cette Ă©claboussure me soulĂšve le cĆur, jâai hĂąte de lâanalyser, de pouvoir lâessuyer. » La main sanglante se contractait dâhorreur⊠Et pourtant, câĂ©tait peut-ĂȘtre bien le propre sang de M. Monbardeau celui de sa fille ou de son fils⊠Ils remontĂšrent en voiture⊠Un sifflement balistique, de plus en plus violent et suraigu, se fit entendre au dessus de la capote et sâacheva dans le plouf » dâun objet qui tombe Ă lâeau⊠Ils passĂšrent la tĂȘte⊠Un second sifflement raya le ciel bleu dâun sillon terne et finit par des branches cassĂ©es⊠â HĂ© ! des aĂ©rolithes ? » fit M. Monbardeau. DerriĂšre les murs de Talissieu, on percevait des bruits de fortifications⊠Et puis ce silence des silences qui est celui dâune foule quâon ne voit pas et qui se tait⊠Les automobilistes se rendirent au bord du ruisseau qui coule dans un bois et le longĂšrent dans le sens du courant. Lâeau claire se troublait tout Ă coup et charriait un nuage de limon qui venait dâĂȘtre soulevĂ© par le choc de lâobjet prĂ©cipitĂ©. Ils attendirent le dĂ©pĂŽt de la fange, â et alors voilĂ ils distinguĂšrent au fond du ruisselet, encastrĂ©e dans la vase pierreuse, une tĂȘte humaine qui, dâun Ćil sans paupiĂšres et dâune orbite sans Ćil, regardait se pencher leurs trois angoisses⊠et vit reculer leurs trois Ă©pouvantes. Le mĂ©canicien, dans lâĂ©nergie de sa reculade, sâĂ©tait assis au milieu dâun buisson. Il en ressortit dâun bond, comme sâil eĂ»t touchĂ© le Buisson Ardent, et montra quelque chose qui sây trouvait logĂ©, â le deuxiĂšme aĂ©rolithe, â une jambe dâhomme, Ă©corchĂ©e, rougeĂątre et sanguinolente. â Mais, mais, » bĂ©gaya le docteur, cela, cela a Ă©tĂ© fait par⊠par quelquâun de la partie⊠un familier du scalpel⊠Câest une prĂ©paration⊠â HouĂŻe ! quâest-ce que câest encore ? » Il se baissa vers une petite babiole qui, Ă lâinstant mĂȘme, avait heurtĂ© son chapeau, et ramassa â Seigneur ! â un doigt auriculaire mĂ©ticuleusement dĂ©pecĂ©. â Gare Ă vous ! vâlĂ que ça recommence ! » hurla le mĂ©canicien. Des sifflements⊠Un faisceau de sifflements⊠Autour dâeux, malades de rĂ©pugnance, sâabattait une grĂȘle infĂąme de viscĂšres, de pieds, de bras et de cuisses, tout un cadavre dĂ©bitĂ©, dont chaque fragment Ă©tait une prĂ©paration anatomique hideuse et cependant remarquable, tout un corps travaillĂ© par des carabins virtuoses, et provenant de ce coin de ciel oĂč rien nâexistait. â Tu rĂ©ponds de ce que tu avances ? » bredouilla M. Le Tellier. Câest de la dissection ? » Le docteur expertisait les dĂ©bris. On dĂ©bourba lâhorrible tĂȘte⊠Les deux pĂšres ressemblaient Ă ces pauvres Jacques du temps des alchimistes et des Gilles de Retz, qui, ayant Ă©garĂ© leurs enfants, tremblaient quâils ne fussent Ă©gorgĂ©s sur un billot philosophal. â Oui, » soutint M. Monbardeau, ce sont des membres et des organes dissĂ©quĂ©s⊠sinon mĂȘme vivisĂ©quĂ©s !⊠Eh ! eh ! cet avant-bras, on pourrait bien lâavoir accommodĂ© tout vif⊠» â Oh ! » se rĂ©cria M. Le Tellier sur le point de dĂ©faillir. Une apprĂ©hension terrible leur comprimait le cĆur â Qui Ă©tait ce mort ? â La tĂȘte est mĂ©connaissable », disait le docteur, Celle dâun homme, parbleu ! mais comment reconnaĂźtre⊠Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! » geignait-il, affolĂ©. On dirait⊠Non, je me trompe, nâest-ce pas ?⊠Non ! regarde les dents ce nâest personne. Je veux dire ce nâest pas un des nĂŽtres⊠» Lâastronome sondait lâespace dâun regard effrayant. â Alors, » prononça-t-il lentement, il y aurait donc lĂ -haut de criminels expĂ©rimentateurs, rĂ©fugiĂ©s au delĂ des atteintes communes, dans un canton inexpugnable oĂč se poursuit quelque dĂ©couverte dâignominie ?⊠» â Pas sĂ»r. En dĂ©finitive, voici de simples prĂ©parations, trĂšs habilement exĂ©cutĂ©es, mais sans quâon se soit conformĂ© aux rĂšgles classiques des amphithéùtres⊠» â Dis ce nâest peut-ĂȘtre pas les premiers dĂ©chets qui tombent par ici⊠Nous pourrions battre les environs⊠» Les dĂ©bris enterrĂ©s, on se mit Ă quĂȘter, chacun pour soi. Et chacun fit une trouvaille. M. Le Tellier trouva des branches de frĂȘne curieusement fendues, bizarrement dĂ©cortiquĂ©es, botaniquement dĂ©coupĂ©es en rondelles et en lamelles. M. Monbardeau, lui, trouva les ossements dâun veau, â ou dâune gĂ©nisse. Ces ossements Ă©taient dispersĂ©s, mais dâune certaine maniĂšre ici la colonne vertĂ©brale, lĂ une Ă©paule, ailleurs le bassin. Il les compta la jambe postĂ©rieure gauche manquait au squelette. Le docteur appela M. Le Tellier, et lui dit que cet animal avait Ă©tĂ© jetĂ© du ciel en dĂ©tail, comme le dĂ©funt quâils venaient dâinhumer. Les insectes et les bĂȘtes carnassiĂšres sâĂ©taient chargĂ©s de nettoyer les os, ce qui Ă©tait cause quâon ne repĂ©rait pas, sous les abatis, les meurtrissures dont ils avaient contusionnĂ© la mousse en tombant de si haut. La mousse, au demeurant, est un coussin amortisseur qui se redresse promptement. » Mais lâastronome prĂ©tendit que ces restes pouvaient dater de longtemps, que le pays Ă©tait couvert de semblables carcasses, et quâil ne fallait pas voir partout des Sarvants sous prĂ©texte que⊠La voix du mĂ©canicien le surprit. Ayant achevĂ© sa tournĂ©e, quâil jugeait suffisante, ce garçon revenait, et, tout en allant, il sâingĂ©niait Ă regarder de son mieux le faĂźte du sycomore au pied duquel les beaux-frĂšres discutaient. â Quâest-ce que câest donc de ça qui remue comme ça ? » demanda-t-il. Si ces Messieurs veulent bien sâĂ©carter, bon Dieu de sort, jâvas tirer lĂ dedans !⊠» Il sortit de sa poche un revolver, et fit feu. Lâarbre perdit quelques feuilles, et des corbeaux sâenvolĂšrent, laissant voir une jambe de gĂ©nisse blanche ou de veau blanc â prise dans la fourche extrĂȘme du sycomore. Telle fut la trouvaille du mĂ©canicien. CâĂ©tait probant. Le veau â ou la gĂ©nisse â avait dĂ©gringole du ciel tout rĂ©cemment, et lâune de ses fractions Ă©tait restĂ©e Ă cette place Ă©levĂ©e, oĂč les bestiaux nâont point coutume dâaller pĂ©rir en totalitĂ© ou par lots. M. Monbardeau formula son jugement de la façon suivante â Vois-tu, Jean, nâessayons pas de nous leurrer. Au-dessus de nous, dans son belvĂ©dĂšre imprenable, un biologiste sans foi ni loi se livre Ă de fĂ©roces expĂ©riences dâanatomie comparĂ©e. » Et, aprĂšs un mutisme oĂč ce quâil avait osĂ© dire lâeffraya lui-mĂȘme, il reprit Par exemple, si le Sarvant est le biologiste que je suppose, la matiĂšre humaine doit plutĂŽt lui manquer depuis quelque temps ; Ă©coute ce dĂ©sert ! » Leurs recherches les avaient Ă©loignĂ©s du village et rapprochĂ©s de la voie ferrĂ©e. Ă perte de bruit, on ne saisissait que froufrous de feuillages, sons de moustiques, gazouillis, et surtout croassements, craillements et glapissements de tous les croque-morts Ă plumes et Ă poils qui tenaient la province. Ă lâoreille, on pouvait croire que les fils dâAdam ne rĂ©gnaient plus. Comme pour protester, une locomotive et des wagons dĂ©filĂšrent avec un tintamarre spĂ©cialement ostentatoire. Cette hydre de fer soufflante et sifflante avait au moins quatre cents tĂȘtes des deux sexes, â quatre cents figures voyageuses garnissant les portiĂšres, oĂč se lisait la peur de traverser le Bugey Ă la remorque dâune chaudiĂšre susceptible de pannes. Les Mirastellois sâen retournaient. â Ce qui est drĂŽle, » dit M. Monbardeau, câest quâils ne dĂ©passent pas ce cercle⊠» â Ce qui est drĂŽle, » dit M. Le Tellier, câest que les choses quâils jettent ne soient pas jetĂ©es de la tache, puisquâelle nâest pas au-dessus⊠» â Bah ! la tache, câest un dock flottant, qui se meut Ă volontĂ© ! » â Je ne puis lâadmettre. » En effet, la tache brune nâavait pas bougĂ©. Elle se carrait toujours au centre du rond bleu, dans le tĂ©lescope de la tour. Au zĂ©nith, rien. M. Le Tellier descendit au laboratoire de Maxime pour en faire part Ă M. Monbardeau qui, de son cĂŽtĂ©, se trouvait aux prises avec la tache rouge. Mais lâastronome, qui pensait surprendre le docteur, fut par lui mĂ©dusĂ© Lâanalyse du sang dĂ©gageait la prĂ©sence de globules animaux mĂȘlĂ©s Ă des globules humains. Ce sang pouvait ĂȘtre le sang dâune crĂ©ature hybride pareille aux centaures, aux satyres, aux sirĂšnes de lâantiquitĂ© fabuleuse !⊠Et le Sarvant, alors, sâappelait-il donc le docteur Lerne ou le docteur Moreau ?⊠La semaine dâaprĂšs, maintes fois, la nuit, sifflĂšrent des choses qui chutaient⊠Elles faisaient des trous dans la terre. CâĂ©taient des cailloux trĂšs proprement sciĂ©s ou portant les vestiges dâune attaque chimique, des branches tailladĂ©es par le couteau dâun naturaliste exercĂ©. CâĂ©taient aussi des chairs dâoiseaux, de poissons, de mammifĂšres, toutes fort savamment ouvragĂ©es. Beaucoup dâhumanitĂ© en petits morceaux⊠Beaucoup de trĂ©passĂ©s quâon avait bien de la peine Ă reconnaĂźtre⊠viLâAmorce Ătravers un sommeil agitĂ©, M. Le Tellier crut sentir une main qui le touchait. Il sâĂ©veilla, dâun Ă -coup. Mme Arquedouve se tenait prĂšs du lit, dans la clartĂ© de lâaube. Le chĂąteau dormait. La pendule, cette veilleuse du silence, faisait seule un peu de bruit. â Quatre heures du matin. â Jean ! Ils sont lĂ ! » Ils » prononcĂ© dâune voix pareille, ils » câĂ©taient les Sarvants. M. Le Tellier sauta de sa couchette, et passant une robe de chambre Ă la hĂąte, il demandait Ă lâaveugle â Vous les entendez ? » â Le bourdonnement, oui. Je lâentends depuis un quart dâheure. Je doutais⊠je craignais de me tromper⊠Câest eux. » â Un quart dâheure ! Quâest-ce quâils fabriquent donc ? OĂč sont-ils ? » â Je crois quâils ont dâabord tournĂ© autour du chĂąteau. Maintenant on dirait quâils ne bougent plus⊠Nâouvrez pas votre fenĂȘtre, non, câest inutile ; je crois quâils sont de lâautre cĂŽtĂ© du chĂąteau, derriĂšre. » â Câest surprenant, je nâentends rien du tout. Et par ici, vous avez raison, devant Mirastel on ne dĂ©couvre absolument rien. » â Venez dans la galerie », conseilla Mme Arquedouve. De lĂ vous pourrez voir. Mais faites bien attention en passant prĂšs de la porte de Lucie ; rappelez-vous que la moindre alerte pourrait amener une rechute ! » Ils se rendirent, sur la pointe des pieds, Ă la galerie. On appelait ainsi un large corridor qui longe lâarriĂšre-façade, au premier Ă©tage. â Le bourdonnement se rapproche », murmura lâaveugle. Ou plutĂŽt, câest nous qui nous en rapprochons. Jean, vous ne sentez pas ? Il fait si calme pourtant. » â Si je commence », chuchota M. Le Tellier. Câest comme une petite mouche quâon aurait dans le cĆur, emprisonnĂ©e⊠ArrĂȘtons-nous. » Ils allaient arriver Ă la premiĂšre fenĂȘtre de la galerie. â Ne vous montrez pas, ma mĂšre ; je vais mâavancer en tapinois⊠» Les carreaux frĂ©missaient imperceptiblement. M. Le Tellier avançait la tĂȘte avec prĂ©caution. Il Ă©voquait le paysage qui allait lui apparaĂźtre la pelouse montante, ceinturĂ©e de bois, sur lâescarpement du Colombier dominateur ; et il sâĂ©mouvait grandement Ă supputer quels personnages, quelle machine habitaient ce dĂ©cor⊠DerriĂšre lui, Mme Arquedouve, se retenant de haleter, attendait quâil parlĂąt. Il vit venir, dans le cadre de la fenĂȘtre, les arbres de la mĂ©tairie, â la pente de la montagne, â le bois, â le commencement de la pelouse-clairiĂšre, â le quart de celle-ci, â le tiers, â la moitié⊠â Quâest-ce quâil y a, Jean ? Vous avez tressailli⊠Mais dites-moi donc ⊠» â Ah ! câest la joie, ma mĂšre ! » sâĂ©cria M. Le Tellier dans lâallĂ©gresse. Maxime⊠Maxime est lĂ !⊠Il a pu sâĂ©chapper. Ah !⊠Maxime, mon enfant ! jâaccours ! » â Mais, Jean, Maxime est lĂ tout seul ? » â Oui, seul au milieu de la pelouse. Il est assis au milieu de la pelouse⊠Laissez-moi descendre, courir⊠Je crois quâil a besoin quâon le soigne⊠» â Allez ! allez vite !⊠â Maxime est revenu ! » rĂ©pĂ©tait joyeusement la grandâmĂšre. Et elle sâen fut par tout le chĂąteau, rĂ©veillant ses filles, le docteur, les domestiques, et leur apprenant la nouvelle enchanteresse. â Maxime est revenu ! Il sâest Ă©chappĂ© de lĂ -haut ! Venez ! Venez ! » Cependant lâastronome dĂ©bouchait sur le perron et criait Ă son fils â Pourquoi nâentres-tu pas, mon petit ? As-tu mal ? Tu aurais dĂ» nous appeler⊠» Mais, Ă la vue de son pĂšre, Maxime se dressa, et, de loin, avec une voix et des gestes de catastrophe â Nâapprochez pas ! » ordonna-t-il. Au nom de Dieu, restez dans la maison ! » M. Le Tellier sâarrĂȘta. â Ce nâĂ©tait pas les Sarvants qui lui faisaient peur, mais son fils. Il le voyait beaucoup mieux que de la fenĂȘtre, Ă©tant plus prĂšs de lui. Maxime se tenait debout. Il avait lâair si triste, si triste⊠Il Ă©tait hĂąve, malpropre ; sa veste dĂ©cousue pendait en loques ; pas de chapeau ; et puis, par-dessus tout, ce faciĂšs Ă©garĂ© que les yeux agrandis dâhorreur semblaient envahir⊠Et tout cela baignĂ© de soleil levant et dans lâaurore dâun retour ! Maxime est fou ! » pensa M. Le Tellier. Cette aventure a terminĂ© lâĆuvre de folie que lâhistoire de la petite Jeantaz avait commencĂ©e. LâhĂ©rĂ©ditĂ© aussi⊠La maman nâa pas le moral bien solide⊠Maxime est fou ! » Sans faire une enjambĂ©e de plus, pour ne pas le contrarier, il lui adressa des paroles calmantes â Câest entendu ; je ne bougerai pas. Mais alors, viens, viens ! Nous tâattendons. Il ne faut pas rester là ⊠» Le jeune homme fit un signe dĂ©sespĂ©rĂ©. De grosses larmes coulaient sur ses joues Ă©maciĂ©es. â Papa ! Je ne peux pas venir ! Je ne peux pas⊠» â Voyons, voyons, mon cher petit, remets-toi⊠As-tu vu ta sĆur, là ⊠oĂč tu Ă©tais ?⊠Et Suzanne ?⊠Et Henri ?⊠Fabienne ?⊠As-tu vu Robert ? » â Je nâai vu que Robert. Et encore ! » LĂ -dessus, il se fit dans le chĂąteau quelque agitation. Tous ceux que Mme Arquedouve avait prĂ©venus sortaient au-devant de Maxime, Ă peine vĂȘtus, la mine en fĂȘte sa grandâmĂšre, sa mĂšre, son oncle et sa tante, les vieux serviteurs⊠Et lui, convulsif, impĂ©rieux, dĂ©solĂ©, hurlait â Nâavancez pas, personne ! Allez-vous-en ! Rentrez ! Ils vont vous prendre aussi. Ils vous guettent. Vous nâentendez donc pas le bourdonnement ? » Halte ! Le bourdonnement ! câest vrai ! Chacun lâentendit alors⊠Mais quâest-ce qui le produisait ?⊠Les regards faisaient le tour du bois environnant ; câĂ©tait la seule cachette oĂč lâon pĂ»t soupçonner lâembuscade du Sarvant. â Mais on ne voit rien ! » dit M. Le Tellier. Sont-ils dans le bois, Maxime ? » â Vous ne pouvez pas comprendre ; mais obĂ©issez-moi. Nous nâavons pas de temps Ă perdre en commentaires⊠ObĂ©issez, nâapprochez pas⊠On ne peut rien voir, mais ils me tiennent quand mĂȘme. Je suis lĂ comme un appĂąt⊠une amorce pour attirer les gensâŠ, parce que depuis quelque temps ils ne peuvent plus en capturer⊠Vous comprenez ? Alors, nâavancez pas. Si vous mâaimez, faites quâils me remportent seul ! » Un cri sourd accueillit cette priĂšre, et Mme Le Tellier regagna follement le chĂąteau. Plusieurs servantes, fort Ă©motionnĂ©es, la suivirent. On distingua leurs colloques effarĂ©s et les exclamations de la malheureuse maman qui fuyait. Ils vont le remporter ! ils vont le remporter ! Oh ! ils vont le remporter ! Oh ! Oooooh !⊠» M. Monbardeau raisonna â Ăcoute Jean pour moi, ton fils exagĂšre. RĂ©flĂ©chis ! On ne voit rien, que diable ! et il nây a pas de nuages !⊠Maxime doit ĂȘtre pris dans un fluide Ă©lectro-magnĂ©tique, dont la production cause le bourdonnement, â un fluide gouvernĂ© du haut de la tache. Rappelle-toi, câest une hypothĂšse de ton cru, lâaimant animal. Seulement, suis-moi bien les Sarvants nâont jamais enlevĂ© plus de trois personnes Ă la fois. Je suis sĂ»r quâen nous mettant Ă cinq, avec ensembleâŠ, en nous prĂ©cipitant sur Maxime, â toi, moi, le jardinier, ton chauffeur et le cocher⊠Oui ? Ăa va, Jean ? Ăa va, CĂ©lestin ? ClĂ©ment ? Gauthier ?⊠Attention, alors ; je vais compter trois. Ă trois, nous chargeons sur M. Maxime, et nous le portons au chĂąteau. Un⊠Deux⊠Trois ! » Le docteur avait pensĂ© juste le Sarvant nâĂ©tait pas en mesure de prendre dâun coup cinq personnes. LâĂ©quipe de sauvetage parvenait Ă moitiĂ© chemin du prisonnier sans prison, lorsquâune force Ă©nigmatique, soulevant Maxime, alla le dĂ©poser vingt mĂštres plus loin, contre la lisiĂšre du bois. Le bourdonnement, plus aigu ce pendant, reprit alors sa pĂ©dale tĂ©nĂ©breuse. Les coureurs sâĂ©taient arrĂȘtĂ©s. Quelle scĂšne ! Il faudrait savoir manier le crayon du sardonique M. Jean Veber, pour dessiner ce chĂąteau derriĂšre cette pelouse â aux fenĂȘtres, des faces rĂ©volutionnĂ©es de bonnes sans bonnet, en camisole de nuit, devant le perron, quelques domestiques mĂąles autour de Mme Monbardeau raidie dâeffroi sous le peignoir, â Mme Arquedouve avec ses yeux dâaveugle Ă©largis par le dĂ©sir de voir, â sur la pelouse, le bloc des cinq hommes serrant lâun contre lâautre le pyjama du docteur, le tablier du jardinier, la robe de chambre de lâastronome, le gilet rayĂ© du cocher, la cotte bleue du mĂ©canicien, et faisant la grimace des calamitĂ©s, â puis, seul, en face de tous ces regards, le lamentable objet de tant dâĂ©motions, affalĂ© dans lâherbe et pleurant, comme un JĂ©sus tombĂ© pour la troisiĂšme fois. â Ceci dans une atmosphĂšre contradictoirement lĂ©gendaire et quotidienne, donc burlesque. â Mais que faire ? que faire donc ? » chevrotait M. Le Tellier. Dis, Maxime, quâest-ce quâil faut faire ? » â HĂ©las ! hĂ©las ! Quâils prennent lâun de vous, et ils me remporteront ! Quâils ne prennent personne, et ils me remporteront Ă©galement !⊠TĂąchons de faire durer⊠Câest si terrible lĂ -haut ! Il y a des supplices !⊠» Mais tout Ă coup M. Le Tellier jeta cette alarme â Qui va lĂ ? qui va lĂ ?⊠Jâai vu quelquâun se glisser sous bois⊠Qui va lĂ ?⊠Une ombre, vous dis-je, qui se⊠Ha ! » Un Ă©clair fulgura parmi les branches ; une dĂ©tonation retentit dans le bois, tout prĂšs de Maxime ; de la fumĂ©e blanchĂątre apparut ; le jeune homme sâabattit lourdement⊠Sa mĂšre, un fusil au poing, sortait de la fumĂ©e. Une femme de neige eĂ»t Ă©tĂ© moins blafarde. Elle vocifĂ©rait â Comme ça, ils ne le feront plus souffrir ! Il ne souffrira plus ! Jâaime mieux ça, jâaime mieux ça ! » â Malheureuse ! ne sors pas ! » vocifĂ©rait aussi M. Le Tellier. Cache-toi ! Mais cache-toi donc ! » La dĂ©mente recula dans les broussailles, jusquâĂ disparaĂźtre. Ă ce moment prĂ©cis, le corps de Maxime fut cahotĂ© dâun grand soubresaut, et retomba. La stupeur des assistants se prolongeait. Pareil au regard du serpent, fascinateur des yeux, â le bourdonnement du Sarvant magnĂ©tisait leurs oreilles. Puis cette sonoritĂ© obscure et grave sembla tout Ă coup sâaffaiblir, sâĂ©loigner au fond des poitrines, et lâon nâentendit plus que la nature et le matin. M. Le Tellier interpella Mme Arquedouve. Il Ă©tait si bouleversĂ©, que lâaveugle ne savait pas qui venait de parler. â Ma mĂšre, je vous demande si vous croyez quâils sont partis⊠ou du moins si⊠la force nâest plus là ⊠si le fluide est remonté⊠si lâaimantation a cessĂ© dâagir⊠» â Il nây a plus rien, Ă ma connaissance. » â Comment ! » dit M. Monbardeau. Ils auraient abandonnĂ© Maxime ?⊠Oh ! alors, câest quâil est mort ! Vite, allons voir !⊠Câest quâil est mort ! Ils nâont que faire dâun cadavre, ces vivisecteurs ! VoilĂ pourquoi ils lâont laissĂ© ! » Tous ensemble ils marchaient vers la forme Ă©tendue. â Ah ! saperlotte, saperlotte ! » fit tout bas le mĂ©decin. En pleine tĂȘte ! En plein rocher ! Ah ! saperlotte !⊠â Non ! » sâexclama-t-il. Pas mort ! Il respire !⊠Vivant ! mais il a bien lâair dâun mort. Ah ! les canailles ! Ils nâont pas vu ça de lĂ -haut, avec leurs tĂ©lescopes ! Ăa ne mâĂ©tonne pas, dâailleurs, Ă cinquante kilomĂštres ! » â Vivant ? » Mme Le Tellier sortait du bois. Vivant ? Maxime ?⊠Il nous reste et je ne lâai pas tuĂ© ?⊠» Elle riait aux Ă©clats, la chĂšre bienheureuse dame ; elle embrassait le visage inanimĂ© de son garçon. Et sa chevelure dĂ©nouĂ©e, mi-partie rousse et blanche, sâĂ©pandait bizarrement. Or dĂ©jĂ , sans distinction de sexe, les vieux serviteurs et les jeunes domestiques buvaient lâalcool qui suit les passes Ă©mouvantes. Et ce fut ce jour-lĂ , onziĂšme du mois dâaoĂ»t, que le vent de sud-est commença de souffler. viiDu 11 AoĂ»t au 4 Septembre Pour tirer sur son enfant, elle sâĂ©tait servie dâun vieux fusil de chasse ayant appartenu Ă feu son pĂšre, M. Arquedouve. Dans la carnassiĂšre moisie elle nâavait trouvĂ© quâune seule cartouche Ă balle, â Ă balle ronde. Si le coup avait bien voulu partir, câĂ©tait donc par un de ces hasards nuisibles quâon nâoserait pas mettre dans un roman et qui est bien la seule invraisemblance de cette histoire vĂ©cue. LâantiquitĂ© de lâarme et la vĂ©tustĂ© de la poudre firent quâau lieu de transpercer la tĂȘte de Maxime, la boule de plomb se logea dans lâĂ©paisseur osseuse du rocher, derriĂšre lâoreille. Le soir mĂȘme, on sut que le blessĂ© sâen tirerait. Mais la guĂ©rison serait longue ; et, Ă cette heure, il nâavait pas repris connaissance. On ne devait pas compter sur lui pour dĂ©voiler le mystĂšre de la tache carrĂ©e. Le docteur, mĂȘme, anticipant sur le rĂ©veil du jeune homme, interdit toute conversation surexcitante. Mme Le Tellier promit de se taire comme les autres. Câest elle qui soignait Maxime. Et il faut savoir quâelle sâen acquittait admirablement. La raison lui Ă©tait revenue. Ce quâune frayeur avait causĂ©, une autre frayeur lâavait supprimĂ©. Toutefois, il paraissait que la folie sâen fĂ»t allĂ©e avant le coup de fusil, et que Mme Le Tellier eĂ»t accompli cet acte en toute sagesse. Elle parlait sans remords de ce quâelle avait fait, se disant prĂȘte Ă recommencer si lâoccasion venait Ă sâoffrir pour Marie-ThĂ©rĂšse, et dĂ©clarant la mort prĂ©fĂ©rable Ă des traitements si honteux ». CâĂ©tait une thĂ©orie que lâon pouvait dĂ©fendre, et Mme Le Tellier ne se fĂ»t pas privĂ©e de la soutenir avec plus de chaleur encore si elle avait connu dans toute leur atrocitĂ© la pluie et la grĂȘle du 3 aoĂ»t. Mais son mari et son beau-frĂšre avaient gardĂ© le secret Ă ce propos, et ils espĂ©raient le garder longtemps, quoiquâune pareille dissimulation fĂ»t chaque jour plus malaisĂ©e. Plus malaisĂ©e ?⊠Pourquoi ? Parce que souvent, au milieu de la nuit, dans les tĂ©nĂšbres chauffĂ©es par le vent du sud-est, grandissaient des sifflements sinistres que le docteur et lâastronome connaissaient bien⊠â Mme Arquedouve sâen inquiĂ©ta violemment. On lui dit que câĂ©tait des chutes dâaĂ©rolithes. La Saint-Laurent, Ă©poque des Ă©toiles filantes, appuya ce mensonge. Mme Arquedouve accepta lâexplication. DĂšs lâaube, M. Monbardeau et M. Le Tellier partaient, le cĆur serrĂ©, vers les choses tombĂ©es jamais plus il nâen tomba le jour et ils ne quittaient pas les entours de Talissieu sans avoir dĂ©couvert au moins autant dâobjets quâil y avait eu de sifflements. Ils trouvaient force dĂ©tritus minutieusement ouvrĂ©s, appartenant aux trois rĂšgnes de la nature. Les bĂȘtes et les gens portaient quelquefois de singuliers stigmates, rĂ©vĂ©lateurs dâasphyxie totale ou non, de compression et de dĂ©compression, ou des tortures les plus raffinĂ©es⊠AprĂšs avoir identifiĂ© les cadavres nĂ©gativement â câest-Ă -dire aprĂšs avoir acquis lâassurance quâils nâĂ©taient pas ceux de Marie-ThĂ©rese, dâHenri Monbardeau, de sa femme, de Suzanne ou de Robert â ils leur donnaient la sĂ©pulture. Quand, aux aspects dâun suppliciĂ©, ils avaient reconnu quelquâun du pays, la prĂ©voyance leur conseillait de nâen rien dire. Mais, le bruit de la trĂȘve sâĂ©tant rĂ©pandu, dâautres Bugistes secourables sâavisaient comme eux dâaller de bourg en bourg, dans des ambulances automobiles, faire les infirmiers et les pourvoyeurs. Ceux-lĂ aussi sâaperçurent quâil grĂȘlait des morts Ă Talissieu. Ils en semĂšrent la nouvelle. Et bientĂŽt, dans cette contrĂ©e de lĂ©thargie, oĂč peu Ă peu sâĂ©tait instaurĂ©e chez les campagnards une vie vĂ©gĂ©tative presque tranquille, â la terreur redoubla. Pendant leurs investigations matinales, M. Monbardeau et M. Le Tellier rencontrĂšrent des hommes et des femmes qui se livraient Ă la mĂȘme besogne funĂ©raire. CâĂ©taient les parents ou les amis des disparus. On ne sait quelle insupportable angoisse les avait chassĂ©s de leurs taudis fortifiĂ©s, au risque dâĂȘtre enlevĂ©s Ă leur tour. Plusieurs venaient de trĂšs loin. La rĂ©clusion les avait jaunis ; le grand jour faisait cligner leurs yeux constamment. Ils vagabondaient sans mĂ©thode et parfois sans projet. Un soleil formidable frappait leurs tĂȘtes ivoirines, Ă lâombre depuis si longtemps. Lâinsolation les tuait ou les faisait se tuer. Lâardente brise du sud-est balança dâautres pendus. Ă cause de cela et des chiens enragĂ©s, des renards, des loups de quelques ours, a-t-on dit, Ă cause des maladies de toutes sortes, on mourut encore beaucoup dans le Bugey, du 11 aoĂ»t au 4 septembre. Mais il est prouvĂ© que le Sarvant nây contribua dâaucune façon, bien que le contraire ait Ă©tĂ© soutenu par une foule dâobsĂ©dĂ©s. M. Le Tellier sâopposa de tout son pouvoir Ă ces sorties meurtriĂšres, qui prirent fin dâelles-mĂȘmes. LâĂ©poque de leur cessation coĂŻncidant avec un mieux sensible dans la torpeur de son fils, lâastronome rĂ©solut de se rendre Ă lâinvitation pressante que le duc dâAgnĂšs lui avait faite au cours dâune lettre en date du 22 aoĂ»t piĂšce 618 et dâaller passer Ă Paris quelques heures de dĂ©tente, â ce qui, entre parenthĂšses, lui permettrait de tĂ©moigner au duc un peu de sympathie et de gratitude. Cette lettre, nous ne la reproduirons pas. Elle est fort longue. M. dâAgnĂšs y mande Ă M. Le Tellier quâon a fixĂ© au 6 septembre le duel de vitesse entre son aĂ©roplane et le dirigeable de lâĂtat. Il rappelle le nom de sa machine lâĂpervier ; donne celui de lâaĂ©ronef le ProlĂ©taire ; fournit des renseignements techniques sur la course, et souhaite vivement que M. Le Tellier assiste Ă la lutte et juge par lui-mĂȘme de lâhippogriffe moderne sur lequel on va poursuive les ravisseurs de sa fille. Il dit que son monoplan fait plus de 180 Ă lâheure, mais que sa rapiditĂ© nâest rien comparĂ©e Ă sa stabilitĂ©. Ce nâest pas encore lâĂ©quilibrage automatique, mais câest dĂ©jĂ quelque chose de rudement bien. â Partant de ce principe que, si lâaviateur voyait les vagues du vent comme le navigateur aperçoit les lames de lâeau, il lui serait aisĂ© de gouverner contre elles, â BachmĂšs a imaginĂ© un appareil stabilisateur dont le but est de rendre perceptible au pilote le flot aĂ©rien. Des antennes lĂ©gĂšres rayonnent autour de lâaĂ©roplane. Par sensibilitĂ© Ă©lectrique, elles sâĂ©meuvent au moindre remous jusquâĂ trente mĂštres de leur pointe, et communiquent leurs indications au cadran qui se trouve placĂ© sous les yeux de lâintĂ©ressĂ©. » Le dĂ©part serait donnĂ© en plein Paris, au-dessus de lâesplanade des Invalides, oĂč lâarrivĂ©e sâaccomplirait Ă©galement. Cette mesure avait pour objet dâĂ©viter les dĂ©placements dâune multitude nerveuse. Les deux concurrents iraient doubler la cathĂ©drale de Meaux et reviendraient sur eux-mĂȘmes, couvrant quatre-vingt cinq kilomĂštres. M. Le Tellier partit le 4 septembre Ă 10 heures 29 du soir, comme la derniĂšre fois. viiiLe Cahier rouge Vint le jour de la course. Il faisait beau. M. Le Tellier sâen aperçut quand la concierge vint pousser les volets et lui servir son chocolat. Le digne savant dĂ©teste les hĂŽtels autant que ce quâil nomme faire des embarras », aussi Ă©tait-il descendu chez lui et sans valet de chambre. Il faisait beau. Le soleil illuminait lâappartement dĂ©pouillĂ© de ses rideaux et de ses tapis, aux lustres emmaillotĂ©s, aux meubles recouverts de housses, et rempli dâune odeur de camphre, de vĂ©tiver et de poivre. Les carreaux Ă©taient badigeonnĂ©s de blanc dâEspagne, et dans le salon, des enveloppes cachaient les aquarelles renommĂ©es les Harpignies, les Filliards, les Le Mains. Il faisait beau. La course serait belle. En sâhabillant, M. Le Tellier repassa ce dont ils avaient convenu, lui et le duc dâAgnĂšs. Le coup de canon du dĂ©part tonnerait Ă dix heures ; Ă neuf heures et demie, une automobile appartenant au duc se tiendrait Ă la porte de M. Le Tellier, le conduirait aux Invalides pour assister au premier acte de lâĂ©preuve, puis aussitĂŽt sâen irait se poster Ă lâentrĂ©e de Paris, afin quâil pĂ»t voir les pĂ©ripĂ©ties des derniers kilomĂštres. Un insigne spĂ©cial servirait de coupe-file Ă la voiture. Il faisait beau. Un brouhaha de peuple en marche montait du boulevard Saint-Germain, noir de monde qui passait dans le mĂȘme sens, de gauche Ă droite. Pour lâheure, tout le grouillement de la capitale devait se diriger vers la ligne du parcours, dont les journaux donnaient le relevĂ©. Eh ! le moment sâapproche ! » pensa M. Le Tellier. Il prit sa montre exacte, pour la mettre au gousset. Juste neuf heures et demie. » PrĂ©cisĂ©ment alors, un coup de timbre rĂ©sonna dans lâantichambre, comme pour sonner cette demie, Ă dĂ©faut des pendules arrĂȘtĂ©es. Souriant de la coĂŻncidence, M. Le Tellier fut ouvrir lui-mĂȘme⊠Et le sourire quitta ses lĂšvres soudainement dĂ©colorĂ©es. M. Monbardeau se tenait lĂ , en costume de voyage, et le regardait avec tristesse. â Quây a-t-il encore ?⊠Câest grave ?⊠» â Rassure-toi. Tous ceux que tu as laissĂ©s Ă Mirastel se portent bien. Mais, en effet⊠» â Marie-ThĂ©rĂšse⊠» â Non, non !⊠â Robert est mort, mon pauvre vieux ! » â Ah ! !⊠Mais comment le sais-tu ?⊠Et pourquoi laisser seuls Maxime, qui est si malade encore, et les femmes ?⊠Ne pouvais-tu mâĂ©crire ou me tĂ©lĂ©graphier ? » â Jâavais mes raisons, tu peux le croire⊠Ăcoute-moi » Lâavant-derniĂšre nuit â celle de ton dĂ©part â jâai Ă©tĂ© rĂ©veillĂ© par un sifflement de chute ; et, comme dâhabitude, je suis allĂ© dĂšs le matin, hier, dans la direction voulue. Mme Arquedouve mâavait dit Un aĂ©rolithe est tombĂ© cette nuit entre Aignoz et Talissieu.» LĂ , câest le marais. » Au bout de trois heures, aidĂ© de quelques hommes tĂ©mĂ©raires et surtout cupides, Ă qui jâavais promis une bonne Ă©trenne, il me fut permis de retrouver⊠» CâĂ©tait dans un endroit limoneux Ă lâextrĂȘme ; nous avancions sur des planches quâil fallait sans cesse enlever derriĂšre nous et rejeter en avant⊠â Au fond dâune espĂšce de flache creusĂ©e par la violence du choc, une masse informe sâenlizait lentement. Nous lâavons dĂ©gagĂ©e au prix dâefforts incroyables⊠Quelque chose me disait que nous ne devions pas cĂ©der⊠» Jâai vu tout de suite quâil nâĂ©tait pas mort de sa chute, mais bien avant. La commotion nâavait broyĂ© quâun cadavre⊠Il est mort asphyxié⊠asphyxiĂ© surtout. Il avait la face enflĂ©e, les lĂšvres Ă©paisses et noires comme toute la figure, les yeux extraordinairement ternes, la bouche pleine de sang coagulĂ©. Jâai cru mâapercevoir aussi quâil avait subi des pressions variĂ©es⊠Quand nous mettons des animaux dans le vide, par expĂ©rience, ils deviennent ce quâĂ©tait Robert⊠Une brĂšve autopsie mâa dĂ©montrĂ© que son corps avait gonflĂ©, quâil sâĂ©tait boursouflĂ©, que le sang avait jailli de lâĂ©piderme ainsi quâune sueur giclante⊠quâil avait, en quelque sorte, explosé⊠Certains dĂ©bris anatomiques portaient dĂ©jĂ des marques analogues, mais beaucoup moins accentuĂ©es⊠Il nâa pas Ă©tĂ© vivisĂ©quĂ©, non, non, il ne lâa pas Ă©tĂ©, lui ! » â Quelle abomination !⊠Mais cela ne me dit pas pourquoi tu es venu ? » â Je suis venu pour accomplir ses derniĂšres volontĂ©s. » M. Monbardeau tira de sa poche un cahier rouge Ă fermoirs de cuivre, que lâastronome se souvint dâavoir vu quelque part. â Je suis venu pour te remettre ce manuscrit. Robert le portait sous ses vĂȘtements, liĂ© par une ceinture Ă mĂȘme la peau. Lis ce qui est Ă©crit sur lâĂ©tiquette. » â Pour remettre le plus tĂŽt possible Ă M. Le Tellier, directeur de lâObservatoire. Sâil est mort au docteur Monbardeau, dâArtemare. Sâil est mort au duc dâAgnĂšs. Sâil est mort au chef de lâĂtat. » En voyant lâĂ©criture de Robert Collin, M. Le Tellier ne put retenir ses larmes. Il ouvrait les fermoirs dâune main maladroite Ă force dâimpatience, et disait â ChĂšre, chĂšre victime de son dĂ©vouement ! Pauvre petit !⊠HĂ©las ! il y a deux mois quâil sâest fait enlever ! CâĂ©tait avant toutes ces histoires de tache carrĂ©e ?⊠Deux mois de captivitĂ© pour lâamour de Marie-ThĂ©rĂšse !⊠HĂ©las ! le beau rĂȘve quâil avait fait ! Et penser que ce rĂȘve-lĂ ne se serait pas rĂ©alisĂ© ! que Robert, sans doute, nâaurait pas Ă©tĂ© ce quâil est rĂ©servĂ© au duc de devenir⊠si ma fille nous est jamais rendue !⊠Pour lui, ne vaut-il pas mieux ĂȘtre mort ?⊠» Voyons ce quâil me dit⊠â HĂ© ? qui est lĂ ? » â Excusez, monsieur, » fit la concierge, qui venait dâentrer, il y a en bas des monsieurs qui disent quâils vous attendent. » â Ah ! lâauto ! Câest vrai !⊠â Vois-tu, Calixte, je suis absolument forcĂ© dâaller Ă cette course⊠Et me voilĂ en retard dĂ©jà ⊠Tiens tu vas venir avec moi. Je tâemmĂšne. Nous lirons le cahier en route. Viens comme tu es ; viens⊠â Mon bon petit Robert ! Quelle perte ! Quelle perte !⊠» Parmi la foule dĂ©ambulante, une centaine de badauds faisaient cercle autour de lâautomobile. Cette quatre-baquets fastueuse les intriguait dâĂȘtre si longue et si basse, peinte en gris souris comme un torpilleur, dâĂȘtre montĂ©e par deux chauffeurs Ă la livrĂ©e kaki, brassardĂ©s dâun ruban tricolore, et dâavoir en guise de lanternes deux flammes aux couleurs de lâAĂ©ro-Club, organisateur sportif de la journĂ©e. Les chauffeurs ĂŽtĂšrent la casquette. Lâun dâeux remit Ă M. Le Tellier le brassard blanc des commissaires officiels. â DĂ©pĂȘchons-nous, Monsieur, » lui dit-il dâun ton respectueux, on va manquer le dĂ©part, il nây a pas dâerreur. » Mais M. Le Tellier estimait Ă prĂ©sent que la course Ă©tait secondaire, et, pendant que la voiture dĂ©marrait avec un brio de 90-HP conduite par un mercenaire impitoyable aux pneus, il commença de lire Ă M. Monbardeau ce que Robert avait tracĂ© pour lui, dâun crayon net et rĂ©gulier, du moins aux premiĂšres pages. Il en Ă©tait Ă la cinquiĂšme ligne, quand lâun des hommes kaki se retourna â Je crois que ce nâest pas la peine dâaller jusquâĂ lâesplanade⊠Il nây a pas dâerreur un monde fou⊠Jamais nous nâarriverions⊠Si Monsieur veut, on pourrait prendre par la Concorde et la rue Royale, et puis enfiler les grands boulevards. Comme ça, on les verra passer, et ça sera toujours ça de gagnĂ© pour arriver plus tĂŽt Ă la sortie de Paris⊠Il nây a pas dâerreur. » â Faites comme vous voudrez », dit lâastronome. Et il reprit sa lecture interrompue. ixLe Journal de Robert Collin Tel on va lire le journal de Robert Collin, tel M. Le Tellier le lut Ă M. Monbardeau, dans lâautomobile de M. dâAgnĂšs, au milieu du peuple de Paris[10]. Donc, lâastronome recommença 4 juillet, 3 heures de lâaprĂšs-midi. Vingt-quatre heures Ă©coulĂ©es depuis mon enlĂšvement. Jusquâici, jâai eu trop de choses Ă observer pour pouvoir Ă©crire. Je compte faire un journal avec ce que je verrai, et le faire parvenir Ă qui pourra se servir de mes renseignements pour dĂ©livrer les prisonniers. Le faire parvenir ! Comment ? Je ne sais⊠Câest donc hier Ă trois heures hier mercredi 3 juillet que je suis devenu la proie des Sarvants. Volontairement. Il y avait dĂ©jĂ du temps que je mâexposais seul. Ils semblaient ne pas vouloir de moi. Enfin hier, comme je traversais le Forestel un prĂ© Ă mi-chemin du Grand Colombier et de Virieu-le-Petit, jâentendis le bourdonnement proverbial sâapprocher, descendre vers moi. Le grĂ©sillement des sauterelles Ă©tait aussi fort que lui. Il avait lâair loin. Je regardai en lâair, mais ne vis rien. Mon cĆur faisait plus de bruit que les Sarvants et les sauterelles. Le moment si attendu mâeffrayait. Jâavais bien lâidĂ©e de certaines choses, mais vague. Je savais que jâallais ĂȘtre emportĂ© en lâair, trĂšs haut jâĂ©tais vĂȘtu en consĂ©quence de vĂȘtements tout ce quâil y a de plus chaud. Jâattendais lâimpression du pompage ou de lâattraction qui allait mâenlever vers un ballon ou un autre engin cachĂ© dans la distance, lorsque je me sentis happĂ© brutalement par derriĂšre, au torse, et soulevĂ© comme par une poigne gigantesque, dure, violente. Gestes fous. Tentative pour me retourner vers lâagresseur. Peine perdue. Je me dĂ©battis. Pendant ce temps, ce qui me tenait me tira en arriĂšre, Ă soi, et me lĂącha. Seulement, je ne tombai pas. Il y avait entre mes pieds et le sol un espace de quelques centimĂštres. Un claquement inexplicable retentit. Le bourdonnement prit de lâimportance et fut compliquĂ© dâautres sons, mais câest tout ce que jâentendais ; plus de sauterelles ni rien autre. â Alors jâessayai de me sauver, maudissant ma tĂ©mĂ©ritĂ©, fou de peur. Mais incontinent je me heurtai Ă une rĂ©sistance, Ă une rigiditĂ© sans aspect. Je bondis dans le sens opposĂ© mĂȘme rempart. Comme si un hypnotiseur mâavait ordonnĂ© de croire quâil y avait toujours devant moi un obstacle ; comme si lâair sâĂ©tait solidifiĂ© autour de moi tout en restant aussi transparent. Je crus vraiment Ă de la suggestion, surtout Ă cause du soulĂšvement, qui me rappelait des expĂ©riences de spiritisme taxĂ©es de fraudes jusquâalors. Tout ceci une seconde. Puis, soudaine, une force incalculable venue dâen bas â montĂ©e inexorablement dĂ©chaĂźnĂ©e de je ne sais quelle poussĂ©e que je sentis agir sous mes semelles tout Ă coup â me lança en lâair. On aurait dit que la terre me jetait au ciel. JâĂ©tais une sorte de boulet de canon projeté⊠Et jâĂ©tais seul au milieu de lâespace, Ă monter tout droit, vite, vite⊠En dessous, le prĂ© du Forestel nâĂ©tait dĂ©jĂ plus que le centre mesquin dâun cercle immense sâagrandissant sans cesse, et le Colombier paraissait sâaplatir au niveau du reste. Ă cause de mon ascension rapide, le cercle â la Terre â semblait un entonnoir mouvant dont tous les points se seraient prĂ©cipitĂ©s vers le milieu, aspirĂ©s par une ventouse centrale. Sensation de nausĂ©e au-dessus de cette cuvette vertigineuse, atrocement Ă©cĆurante. Le vertige me paralysait. Dâabord jâavais gesticulĂ© comme les hommes de ChĂątel, pour mâĂ©chapper. Maintenant lâeffroi du gouffre me pĂ©trifiait, â la peur dây retomber, si la force mystĂ©rieuse venait Ă manquer. Je mâaperçus que jâĂ©tais dans la posture dâun accroupi. Accroupi ? Sur quoi ? Sur une immatĂ©rielle et pourtant solide plate-forme, â immatĂ©rielle et pourtant rĂ©elle, irrĂ©elle et cependant matĂ©rielle, â un plateau qui nâexistait pas et pourtant qui, oui, qui vibrait ! â Impossible de bouger pour contrĂŽler. Le vertige armure sans jointures. Je voulus consulter les instruments dont je mâĂ©tais nanti, le baromĂštre entre autres ; impossible. NĂ©anmoins, je parvins Ă raisonner dans mon immobilitĂ©. Je rĂ©ussis Ă Ă©couter. Le bourdonnement persĂ©vĂ©rait alentour. Il y avait aussi le bruit, le vent de mon ascension sssssssssss⊠Mais je ne sentais aucun souffle. Alors je pensai ĂȘtre dans un courant dâair ascensionnel, au sein dâune colonne verticale de vent artificiel qui me soulevait aussi vite quâelle-mĂȘme fusait vers le zĂ©nith⊠Mais cela nâexpliquait pas le contact solide de mon point dâappui. Ă ce moment-lĂ , jâavais encore la conviction que cette ascension nâĂ©tait que la premiĂšre phase du voyage, â que jâallais bientĂŽt parvenir Ă lâengin oĂč se trouvait la pompe ou lâaimant, â et que cet engin mâemmĂšnerait Ă travers lâĂ©ther, sans doute dans un astre. Car mon arriĂšre-pensĂ©e avait toujours Ă©tĂ© que les Sarvants Ă©taient les habitants dâune planĂšte quelconque, leurs agissements mâayant toujours paru extra-terrestres, â merveilleux, comme on dit. Aussi je surveillais en haut lâapparition de cet engin, qui ne se montrait pas. Et je mâĂ©levais toujours. Le disque de la Terre comprenait une Ă©tendue immense de pays, dĂ©jĂ beaucoup moins riche en couleurs, et flou. Le Mont Blanc faisait un ressaut Ă©blouissant qui se nivelait de plus en plus. Jâavais de beaucoup dĂ©passĂ© sa hauteur. Comment ! » pensai-je, me voici Ă plus de mĂštres et je nâai pas froid ! » JâĂ©value Ă mĂštres lâaltitude oĂč je me trouvais. La tempĂ©rature baissant de 1° par 215 mĂštres environ, jâaurais dĂ» ĂȘtre couvert de glaçons ; ma respiration aurait dĂ» faire une vapeur Ă©paisse ; jâaurais dĂ» grelotter ; jâaurais dĂ» subir le mal des montagnes, contre lequel jâavais emportĂ© un ballon dâoxygĂšne⊠Probablement, tout cela allait se produire⊠Jâobservai mon souffle, qui devait devenir gĂȘnĂ©, accĂ©lĂ©rĂ©, laborieux, â mon cĆur, qui devait prĂ©cipiter ses coups. Je guettai la sensation de plĂ©nitude des vaisseaux, le battement de la carotide. Je mâattendais Ă saigner du nez dâun moment Ă lâautre. Ma tĂȘte allait me faire mal, certainement. Je luttais dâavance contre lâhĂ©bĂ©tude des sens, la somnolence, la prostration morale. Il me semblait dĂ©jĂ sentir la soif caractĂ©ristique, le dĂ©sir des boissons froides, â nausĂ©es, langue sĂšche, Ă©ructations, douleurs aux genoux, aux jambes, comme aprĂšs une longue marche, Ă©puisement⊠â Mais, sauf lâĂ©cĆurement dĂ» au vertige, rien de tout cela. Aucun des symptĂŽmes que jâavais soigneusement Ă©tudiĂ©s dans les livres. Et pourtant je montais encore, et jâavais La certitude que si jâavais pu prendre le thermomĂštre et le regarder, jâaurais vu quâil marquait dans les 16 ou 18° au-dessus de 0. Il faisait trĂšs bon, en somme. Et pourtant jâĂ©tais au moins Ă mĂštres ! plus haut que le Gaurisankar ! lĂ oĂč le thermomĂštre aurait dĂ» marquer 35° au-dessous de 0 !⊠Je me rappelai avec stupeur que, sans lâaide de lâoxygĂšne, aucun homme nâavait atteint ces rĂ©gions sans sâĂ©vanouir. Berson et SĂŒring sont arrivĂ©s Ă mĂštres, mais avec des respirols Ă oxygĂšne. â Et dâailleurs nâĂ©tais-je pas plus haut, maintenant ? CâĂ©tait un rĂȘve ! Il fallait contrĂŽler⊠Je fis un effort, qui rĂ©ussit, le vertige diminuant avec lâĂ©loignement de la Terre ; et je pus saisir derriĂšre mon dos le ballon dâoxygĂšne, dont je tins lâembouchure prĂšs de mes lĂšvres, en cas dâalerte. Ensuite le thermomĂštre + 18° centigrade ! Et le baromĂštre 160 millimĂštres ! exactement la mĂȘme pression quâĂ la surface du sol ! la pression moyenne de la terre ferme !⊠Est-ce que vraiment jâĂ©tais encore Ă terre ?⊠Je me crus idiot. â Mon Ă©tat dâesprit diffĂ©rait quelque peu de celui, hĂ©roĂŻque, que je mâĂ©tais prĂ©dit ! Naturellement, une page de ce cahier reprĂ©sente une minute. JâĂ©coutai mieux. Il me sembla percevoirâŠ, et je perçus assez nettement, un doux petit clapement double qui faisait, veloutĂ© clip clap, clip clap, clip clap » et ainsi de suite. Ătant seul â et quelle solitude ! â jâattribuai ce bruit Ă moi-mĂȘme. NâĂ©tait-ce pas un effet de lâaltitude sur ma physiologie ?⊠Au moyen de ma montre, et pensant que je mâĂ©levais toujours avec la mĂȘme vitesse, je fis des approximations de hauteur. BientĂŽt je fus assurĂ© dâavoir atteint mĂštres â le record des ballons-sondes non montĂ©s ! Mais lĂ jâĂ©prouvai lâillusion dâĂȘtre immobile, parce que lâĂ©loignement continu de la Terre trop lointaine nâĂ©tait plus sensible dâun seul regard. En levant les yeux, par exemple, je vis le ciel se dĂ©bleuir, sâassombrir ; et puis, soudainement, au-dessus de moi, jâaperçus Ă ma droite â câest-Ă -dire un peu au sud du point vers lequel je montais â une noirceur qui grossissait Ă vue dâĆil. Il me sembla quâelle tombait, mais câest moi qui montais vers sa fixitĂ©. Jâallais la regarder dans ma jumelle ; mais un malaise, Ă lâimproviste, mâen empĂȘcha. Un bourdonnement dâoreilles battit une roulade de tambours incessants. Il me sembla que le clip clap » venait de sâarrĂȘter brusquement. Je fus saisi par un grand froid ; mes bras et les muscles de mon cou sâankylosĂšrent Ă©lectivement et progressivement ; jâĂ©prouvai une difficultĂ© incroyable Ă respirer ; mes yeux se voilĂšrent, et câest Ă peine si je pus constater que le thermomĂštre avait baissĂ©, dâun plongeon terrible, vers â 22°, et quâil continuait Ă baisser⊠Il me fut interdit dâaller chercher le baromĂštre dans lâune de mes poches⊠Toutefois, mes yeux dĂ©faillants crurent discerner une forme qui sâaffirmait partout, de tous cĂŽtĂ©s Ă la fois. Il me parut que lâair sâobscurcissait⊠Mais nâĂ©tait-ce pas une rĂ©sultante de ce dĂ©but dâĂ©vanouissement ? Lâinstinct de la conservation me fit trouver lâembouchure de la vessie pleine dâoxygĂšne ; et alors, immĂ©diatement, je repris mes sens. Toute faiblesse fut dissipĂ©e. JâĂ©tais enfermĂ© dans un haut et vaste cylindre de glace, â une espĂšce de tourelle close. JâĂ©tais accroupi sur le fond dâun bocal de glace dont lâĂ©paisseur augmentait continuellement et qui attĂ©nuait le jour de plus en plus. Et il neigeait dans ce cylindre. Mes vĂȘtements Ă©taient couverts de givre ; ma barbe avait des stalactites gelĂ©es ; mon haleine se rĂ©solvait en grĂ©sil. Jâavais lâair dâĂȘtre emprisonnĂ© dans un cruchon de verre frappé⊠Tout dâun coup, le doux clip clap » reprit, avec un entrain â dirai-je alerte ou mĂȘme allĂšgre ? â comme pour rattraper le temps perdu. Je crois que câĂ©tait derriĂšre mon dos. Ce bruit enchantĂ© sâaccompagnait dâun espĂšce de courant de chaleur et de sĂ©cheresse. La tempĂ©rature remonta ; la lumiĂšre revint ; le flacon rĂ©frigĂ©rant fondait. BientĂŽt il nâen resta plus quâune mince feuille de gel cylindrique, et cette feuille â ce tube â disparut Ă son tour, comme essuyĂ©e. Avec elle, partit le dernier soupçon de malaise, comme essuyĂ© aussi⊠Je me retrouvai seul au milieu de lâimmensitĂ©, montant toujours. Le mirage avait durĂ© quelques secondes. Cependant le ciel Ă©tait sensiblement moins bleu quâavant, et le point noir, trĂšs grossi, Ă©tait devenu une macule carrĂ©e. Câest alors que je voulus reprendre ma jumelle pour observer cette macule. Mais je me rappelai quâaux premiers instants de ma pĂąmoison elle sâĂ©tait Ă©chappĂ©e de mes mains. Jâen ressentais une vive contrariĂ©tĂ©, quand, Ă ma profonde stupeur⊠» Ici, M. Le Tellier cessa de lire le cahier rouge. Une clameur incalculable avait dĂ©tournĂ© son attention. Lâautomobile dĂ©bouchait place de lâOpĂ©ra. Le coup de canon venait dâannoncer le dĂ©part de la course et roulait sur Paris en Ă©chos dâenthousiasme et de gloire. xLe fameux Vendredi 6 Septembre Pour la premiĂšre fois, le vieux ciel de LutĂšce allait servir de lice Ă des rĂ©gates aĂ©riennes. Il Ă©tait dâun bleu de gala. Toute la ville fourmillait. La moitiĂ© du peuple envahissait les toits. Depuis le matin, les Ă©difices se couronnaient du grouillement des hommes. Des lucarnes sâĂ©taient louĂ©es comme des avant-scĂšnes de premiĂšre. SurchargĂ©s de spectateurs, plusieurs balcons avaient dĂ©jĂ croulĂ©. Certaines maisons semblaient animĂ©es, tant leurs façades et leurs terrasses sâenduisaient dâhumanitĂ© remuante. Lâonde Ă©paisse de la foule mouvait ses lents tourbillons aux fleuves des rues, aux Ă©tangs des places, et surtout dans les quartiers coupĂ©s par lâitinĂ©raire du match. Cette droite idĂ©ale, tirĂ©e des Invalides Ă la cathĂ©drale de Meaux, traversait le carrefour de la rue Louis-le-Grand, de la rue de la ChaussĂ©e-dâAntin, du boulevard des Italiens et du boulevard des Capucines ; et lĂ mieux quâautre part, les immeubles disparaissaient Ă demi sous une carapace vivante. La citĂ© prodigieuse tenait lieu dâestrade Ă tout un monde. Une infinie rumeur de ColisĂ©e-titan la remplissait. Une odeur de mĂ©nagerie et dâarrosage, montant du sol, alourdissait la chaleur du beau Jour estival. On ne parlait pas du PĂ©ril ; on ne parlait que de la course. Les deux appareils compĂ©titeurs dĂ©frayaient dâintenses causeries. Personne encore ne les avait aperçus, et cependant chacun tenait pour son favori, les uns prĂ©fĂ©rant le moins lourd que lâair au plus lourd, les autres pariant contre lâĂtat ou contre le Capital, et beaucoup dâautres basant leur opinion sur la sympathie plus ou moins irrĂ©sistible quâils Ă©prouvaient Ă lâĂ©gard des pilotes. Les pilotes â les dieux du moment â câĂ©taient le duc dâAgnĂšs, jockey de lâĂpervier, et le capitaine Santus, cornac du ProlĂ©taire. Des camelots vendaient leur biographie et leur portrait. Ils les tendaient au bout dâune perche aux curieux des balcons, et sâaccrochaient aux voitures qui sâefforçaient de gagner la banlieue du cĂŽtĂ© de Meaux. Ă mesure que lâheure avançait, le public, tassĂ©, devenait trĂ©pidant. La circulation des chaussĂ©es augmentait comme dans les artĂšres dâun fiĂ©vreux. Au carrefour Louis-le-Grand, lâeffervescence atteignit son maximum vers neuf heures quarante-cinq. DĂšs cet instant, ceux dâen bas, ne pouvant rien entrevoir, criaient Ă ceux dâen haut, derriĂšre les lettres-monstres des affiches, parmi les inscriptions-rĂ©clames et les tuyaux de cheminĂ©e â Les voyez-vous ? â Sont-ils en lâair ? » De la plate-forme du Pavillon de Hanovre, des combles du Vaudeville, du sommet de tous les dessus, on leur rĂ©pondait â Non ! » Des lazzi sâensuivaient. Cela produisait une jolie confusion dâapostrophes. Et ceux dâen bas continuaient Ă regarder ceux dâen haut, qui regardaient tous, au loin, Ă droite du dĂŽme des Invalides plus dorĂ© de soleil encore que de peinture, deux granules brillants, deux ballonnets captifs maintenus Ă lâintervalle de cent mĂštres et dĂ©terminant la ligne de dĂ©part, â qui Ă©tait aussi la ligne dâarrivĂ©e. LĂ -bas, sous les petits ballons, il devait y avoir un dĂ©ploiement considĂ©rable de tribunes, de musiques et de fleurs. Le faste national y drapait son velours incarnat aux crĂ©pines dâor. La Marseillaise sans doute⊠Mais, Ă neuf heures cinquante, lâassistance des toitures sâagita, pareille au champ que la brise rĂ©veille ; il y eut comme un soupir dâallĂ©gresse, profond, frĂ©missant, gigantesque ; et puis cette phrase cent mille et cent mille fois redite â VoilĂ le ProlĂ©taire qui sâenlĂšve ! » Ils le voyaient. CâĂ©tait un long cigare effilĂ©, jaune, vermeil. Il montait, satinĂ© de reflets matinaux. Dans les lorgnettes, on distinguait lâhĂ©lice qui tournait avec des lueurs dâĂ©clair⊠â Voici dâAgnĂšs ! Voici lâĂpervier maintenant ! » â HĂ© ? si petit ? cette petite chose qui plane, qui va et vient ?⊠» â Câest lui ; mais vous voyez bien quâil dĂ©crit des spirales autour du dirigeable⊠» â Ah ! ils sont de niveau !⊠» â De niveau avec les ballonnets⊠» â Au delĂ des ballonnets !⊠» On suivait passionnĂ©ment les Ă©volutions de lâaĂ©roplane et de lâaĂ©ronef. Le ProlĂ©taire, majestueux, vira de bord et mit le cap sur Meaux. On ne lâavait plus de profil, mais de face. Il ressemblait ainsi Ă quelque sphĂ©rique de faible dimension. LâĂpervier, prĂšs de lui, Ă©tendait ses ailes rigides. Câest de la sorte quâils devaient passer la ligne de dĂ©part ; on le comprenait. Alors tonna le coup de canon signal, tirĂ© par une coulevrine des Invalides antĂ©rieure aux montgolfiĂšres et maintenant deux fois historique. Alors tonna le coup de canon pathĂ©tique, somptueux, solennel, Ă qui rĂ©pondit une incalculable clameur populaire, et qui roula sur Paris en Ă©chos dâenthousiasme et de gloire. Santus et dâAgnĂšs Ă©taient partis. Une joie Ă©norme trĂ©pigna le plomb des terrasses. Ils venaient droit sur le carrefour. Les ombrelles se fermĂšrent et, plus haut que tout, les cinĂ©matographes dĂ©coupĂšrent leur silhouette prĂ©vue. Les lorgnettes affublaient les gens de deux longs yeux de langouste noire. Elles leur montraient le ProlĂ©taire et lâĂpervier cĂŽte Ă cĂŽte, de plus en plus gros, le ProlĂ©taire jaune et lâĂpervier⊠ah ! bleu ! Bleu, lâĂpervier !⊠La nouvelle courut Ă travers la foule ainsi quâun feu follet retentissant. Bleu ! le monoplan Ă©tait bleu ! On ne sây attendait pas, mais on Ă©tait content que cet oiseau fĂ»t bleu, couleur du temps et du PĂ©ril, comme un peu de ciel matĂ©rialisĂ© en Ă©lĂ©gance. Bleu, lâoiseau ! Dâune taille des Mille et une Nuits et de la nuance des contes de fĂ©es ! â Vole Ă moi promptement ! » disait la multitude avec des rires sans nombre⊠Les cinĂ©matographes commencĂšrent Ă fonctionner, les photo-jumelles Ă©taient en joue⊠Ils volaient Ă cent pieds de haut. Dans lâair calme ils approchaient en trombe, silencieusement. LâaĂ©roplane, muni de son capteur Ă©lectrique, ne faisait pas le bacchanal ordinaire. On voyait les deux hĂ©lices tournoyer, semblables Ă deux soleils nĂ©buleux⊠et lâon Ă©couta leur double vrombissement de sirĂšnes suraiguĂ«s, donnant une espĂšce dâaccord irritant qui Ă©mouvait les nerfs comme des chanterelles. On discerna les antennes stabilisatrices de lâĂpervier, fines, fines, ainsi que des poils de moustache de chat tout autour de lâappareili ou plutĂŽt ainsi que de maigres, maigres pattes de grand cousin⊠Une traĂźnĂ©e dâovations les suivait. Quand ils arrivĂšrent au carrefour, il en jaillit vers eux une explosion de vivats si effrĂ©nĂ©s, que câĂ©tait comparable au bouquet dâun feu dâartifice. Ce fut un hymne de vocifĂ©rations, oĂč chacun sâĂ©poumonait, criant le nom du prĂ©fĂ©rĂ©, comme ceci â Bravo, Santus ! Bravo ! â Hardi, dâAgnĂšs ! Hardi donc ! » Parce quâalors le ProlĂ©taire, Ă droite et au-dessus de lâĂpervier, avait une lĂ©gĂšre avance. Les cĆurs palpitaient dâun lyrisme chauvin. La foule papillotait de mouchoirs et de chapeaux frĂ©nĂ©tiques. Le capitaine Santus enleva son kĂ©pi, ses aides saluĂšrent militairement ; le duc dâAgnĂšs fit un signe de la main. Vous auriez cru voir un obus de cuivre poursuivi par un aigle dâacier. Les deux tempĂȘtes quâils Ă©taient secouĂšrent les oriflammes au faĂźte des mĂąts. Un vent dâorgueil et dâivresse balaya des figures pĂąles, et sur le toit du Vaudeville une actrice connue, sâadressant Ă lâunivers, proclamait de sa belle voix â Câest chic tout de mĂȘme dâĂȘtre Français ! » Mais soudain le chĆur grandiose sâĂ©pouvanta. LâocĂ©an des hommes houla dâinquiĂ©tude. Au moment oĂč les rivaux franchissaient le Pavillon de Hanovre, le ProlĂ©taire avait plongĂ© de la poupe ; son empennage cruciforme baissa dâune saccade, baissa encore, et son enveloppe increvable se creusa tout Ă coup, comme si, Ă lâintĂ©rieur mĂȘme du ballon, quelquâun lâeĂ»t tirĂ©e avec obstination⊠Ralenti, le dirigeable piquait de lâarriĂšre dĂ©sespĂ©rĂ©ment⊠Mais la poche se regonfla de mĂȘme quâelle sâĂ©tait formĂ©e, Ă lâimproviste ; lâaĂ©ronef tangua, fit un bond, repartit⊠et⊠Et ce fut le tour de lâĂpervier, qui, sans cause apparente, se mit Ă pencher dâune maniĂšre effroyable, lâaile gauche levĂ©e⊠On aperçut le duc dâAgnĂšs qui maniait ses commandes Ă toute volĂ©e, virait malgrĂ© lui et ne pouvait se redresser. Le monoplan donnait de la bande⊠il allait sâabĂźmer dans le gouffre tapissĂ© de crĂ©atures⊠Le gouffre eut un rĂąle dâarmĂ©e agonisante⊠puis un rugissement de victoire ! LâĂpervier bourlinguait, un roulis du diable balançait son envergure bleue, â mais il ne penchait plus. Un second virage lui rendit lâaplomb et le relança dans la joute, au pourchas du ProlĂ©taire. Lâacclamation quâils semaient en passant diminua. On sâĂ©tait retournĂ© pour les suivre Ă perte de vue. Des femmes cependant respiraient leur flacon de sels. Dieu, quâelles avaient eu le trac, ma chĂšre ! » â Les automobiles ronflaient, cornaient, sirĂ©naient, sifflotaient, impatientes dâarriver au delĂ de Pantin. Quâest-ce qui sâĂ©tait passĂ© ? â Les remous des hĂ©lices sâĂ©taient-ils contrariĂ©s mutuellement ? â Un courant dâair atmosphĂ©rique ?⊠Les commentaires allaient leur train, quand un bruit sinistre Ă©clata sourd des gĂ©missements, des chocs, un hourvari dâhorreur⊠Tous les regards se dirigeaient vers la terrasse du Pavillon de Hanovre. Une bousculade y jetait les uns contre les autres. Ces affolĂ©s levaient les yeux ; des fils tĂ©lĂ©graphiques sâĂ©taient rompus spontanĂ©ment, leur chute avait provoquĂ© le dĂ©sordre. La balustrade de pierre contenait une cohue, et les groupes sculptĂ©s qui la dĂ©corent soutenaient des grappes de fuyards en quĂȘte dâun abri. La sculpture de gauche sâeffondra tout dâun coup avec son Ă©quipage hurlant. Le bloc tomba sur les badauds du trottoir, dans le sang, lâeffroi, lâĂ©bahisement⊠â Il y avait trop de monde sur les statues, pardi ! Les autres allaient aussi dĂ©gringoler⊠Mais non. Ce qui dĂ©gringola, ce furent des moellons, des gravats, qui nâarrĂȘtaient plus de se dĂ©tacher de la muraille, au mĂȘme endroit, et criblaient de nouveaux coups les blessĂ©s pantelants. Issue de la brĂšche dans la galerie, une infernale source de ruine et de dĂ©molition descendait le long du vieux mur gris ; une foudre lente labourait la maçonnerie, lâentamait dâun sillon blanc, profond, cruel⊠Et la foule des foules qui garnissait le lieu, saisie dâangoisse, regardait sâallonger lâĂ©raflure effrayante⊠Elle continuait Ă descendre, Ă©corchant la rotonde, ravinant sa devanture, crevant les fenĂȘtres, brisant les ferronneries, lapidant les morts et les moribonds⊠â Comme elle arrivait Ă la hauteur du marronnier voisin, lâarbre tressaillit, craquaâŠ, cette foudre sans flamme, sans tapage, cette foudre paresseuse lui froissa les feuilles, lui cassa les branches, de haut en bas⊠â Et puis se passa lâĂ©vĂ©nement indescriptible On entendit brusquement, au plein milieu du carrefour, le terrible patatras de deux trains qui sâabordent, et lâon vit une catastrophe sans Ă©gale dans les siĂšcles de lâhistoire un tohu-bohu fantastique de voitures tĂ©lescopĂ©es, de chevaux abattus, de cochers livides, de chauffeurs dĂ©ments et dâĂȘtres ensanglantĂ©s qui se dĂ©menaient et fuyaient de toutes parts en beuglant â Le PĂ©ril Bleu ! » Vue des toits, cependant, la mĂȘlĂ©e sâordonnait quelque peu. Depuis la rue de la ChaussĂ©e-dâAntin jusquâau Pavillon de Hanovre, il y avait comme une allĂ©e de choses immobilisĂ©es, aplaties, dâoĂč venait un concert de plaintes singuliĂšrement lointaines et bizarrement souterraines, et, de chaque cĂŽtĂ© de cette avenue de calamitĂ© qui barrait toute la largeur du carrefour, deux bourrelets de vĂ©hicules fracassĂ©s, pleins de formes, dâĂ©garements, de spasmes. ĂchelonnĂ©e aux gradins des Ă©tages, la foule environnante avait tressautĂ© tout dâune piĂšce. ĂĂ et lĂ , des Ă©nergumĂšnes gesticulaient ; mais les autres, haletants, restaient figĂ©s de peur et de stupĂ©faction. Nul ne disait ses transes, et tout de mĂȘme il sortait de la multitude un grondement de simoun dans une forĂȘt de baobabs. De loin en loin sâexhalaient de pauvres lamentations fĂ©minines. Que pensait-on ? Rien sur lâheure. AprĂšs quelques secondes de panique, nombre de tĂ©moins eurent lâidĂ©e falote dâun durcissement de lâair », ou dâune barricade magnĂ©tique », ou encore dâun mur Ă©pais de cristal â dâun cristal pur au superlatif â abaissĂ© lentement Ă la traverse du boulevard, ainsi quâun rideau de théùtre, et contre quoi, de part et dâautre, la circulation serait venue se cogner, tandis que cette Ă©trange herse plaquait au pavĂ© de bois les malchanceux qui sâĂ©taient trouvĂ©s lĂ . Quoi quâon pĂ»t sâimaginer, la certitude câest quâune vanne diabolique endiguait la voie. MalgrĂ© la dĂ©bĂącle de cataclysme qui se fit alors au nom du PĂ©ril Bleu, des sauveteurs se prĂ©cipitĂšrent⊠Mais lâobstacle hypocrite arrĂȘta leur Ă©lan. Ils venaient sây buter avec la derniĂšre violence. Ils butaient dans le vide, contre rien du tout. Ils rencontraient une absence infranchissable. Lâair, offensif, leur dĂ©fonçait le crĂąne. La police, Ă grandâpeine, reprit la direction de lâexistence. Un officier de paix intervint, fit dĂ©blayer les deux rangs de voitures, et disposa le cordon de ses agents tout autour de la rĂ©gion perfide, dont lâisolement sâimposait. Câest ainsi que fut dĂ©limitĂ© un espace en longueur, qui partait du Pavillon de Hanovre et sâengageait dâune dizaine de mĂštres dans la ChaussĂ©e-dâAntin. La vue des uniformes engendra la confiance et dĂ©lia les langues. Une assemblĂ©e rĂ©volutionnaire eĂ»t Ă©tĂ© plus silencieuse. On ne parlait plus de la course ; on ne parlait que du PĂ©ril. Durant ces bavardages impĂ©tueux, les ambulances et les brancards fendaient la nuĂ©e de quidams affluant de partout, et lâon tĂąchait sans rĂ©sultat de parvenir aux malheureux que lâatmosphĂšre inaccessible maintenait Ă©crasĂ©s sur le sol. Le prĂ©fet de police, qui venait dâarriver, commençait Ă perdre de son assurance, â lorsquâun monsieur dĂ©corĂ©, se frayant passage au milieu dâun vĂ©ritable gĂąteau de ses congĂ©nĂšres, se fit conduire Ă lui par un agent. Ce monsieur avait grande allure. Il portait le brassard blanc des commissaires officiels et tenait contre sa poitrine un cahier rouge. Il Ă©tait suivi dâun autre monsieur en costume de voyage. Quelquâun le reconnut. Son nom voltigea de bouche en bouche, pendant que le prĂ©fet de police, chapeau bas, se mettait aux ordres de M. Le Tellier. Lâastronome exerçait une maniĂšre de dictature. Les masses craintives, en mal de faiblesse, avaient flairĂ© sa compĂ©tence, et lâadoptaient comme protecteur. Il feuilleta posĂ©ment le cahier rouge, puis le serra dans sa poche. Ensuite, escortĂ© dâun Ă©tat-major de personnages divers, il entreprit dâaccomplir le tour de lâespace impraticable en le frappant du plat de la main⊠Lâair, Ă chaque gifle, rendait un son mat. Un agent lâimita ; ses camarades, rassurĂ©s, se mirent Ă©galement Ă claquer lâatmosphĂšre impĂ©nĂ©trable ; si bien que tout le cordon tapait, et quâils semblaient procĂ©der Ă un exercice de passage Ă tabac simulĂ©. Cette boxe dans le vide faisait cependant un bruit de lavoir. M. Le Tellier sâempressa dây mettre fin. Mais il avait suffi de cette brĂšve dĂ©monstration dâensemble pour rĂ©vĂ©ler visuellement la prĂ©sence dâun grand corps invisible et le dessin quâil affectait Ă la hauteur des agents. Le public des Ă©tages supĂ©rieurs lâavait saisi dâun coup dâĆil, et, comme on nâoubliait pas la lĂ©zarde inexplicable du Pavillon, les esprits voltĂšrent et lâĂ©vĂ©nement changea de formule Une grande chose oblongue, invisible, venait de tomber du ciel, aprĂšs avoir failli terrasser le ProlĂ©taire et chavirer lâoiseau bleu ». M. Le Tellier, continuant sa ronde, palpait toujours ; mais, aux deux bouts de la chose, il lui fallut un escabeau pour lâatteindre les extrĂ©mitĂ©s sâen relevaient ; lâune dâelles, dâailleurs, correspondait Ă la terminaison de lâĂ©raflure dans la rotonde de Hanovre, et cette Ă©raflure finissait Ă deux mĂštres du trottoir. Lâautre extrĂ©mitĂ©, dans la rue de la ChaussĂ©e-dâAntin, fut lâobjet dâune attention soutenue de la part de lâastronome. Un escabeau plus Ă©levĂ© vogua par-dessus les tĂȘtes, de mains en mains, jusquâĂ lui. M. Le Tellier donna quelques instructions aussitĂŽt transmises. Des courriers cyclistes sâĂ©loignĂšrent. Et lâexamen de la chose se poursuivit. DâaprĂšs les gestes et le manĂšge du toucheur, il semblait quâelle fĂ»t terminĂ©e par deux pointes, Ă lâexemple dâune torpille⊠On devine ce quâun tel mot pouvait dĂ©chaĂźner dâapprĂ©hensions ! Il nây manqua point. MĂ©tĂ©ore », Ă©toile filante », on lâavait dĂ©jĂ dit ; ce nâĂ©tait rien. Mais torpille» ! Engin fabriquĂ© ! Machine explosive ! Bombe enfin, et dĂ©mesurĂ©e !⊠Est-ce que les Sarvants Ă©taient des anarchistes ? des nihilistes ayant rĂ©solu la perte de Paris ?⊠Les brigades centrales et un bataillon de la garde rĂ©publicaine, demandĂ©s par M. Le Tellier, arrivĂšrent Ă point nommĂ© pour contenir une dĂ©route aussi dangereuse quâune Ă©meute. La troupe rĂ©gularisa lâĂ©coulement des citoyens, les refoula sans rudesse et dĂ©blaya le carrefour. Il Ă©tait libre Ă lâapparition de trois automobiles Ă©carlates, pleines de pompiers aux casques reluisants, qui tournĂšrent le coin de la rue de la MichodiĂšre au lugubre tocsin de leur trompe Ă deux notes. Peu de temps aprĂšs, nouveaux arrivages de pompiers. Ceux-ci apportaient des cordes et des crics. M. Le Tellier leur demanda de former le cercle, et prononça cette courte harangue, dâune voix que ses familiers nâauraient pas reconnue â Messieurs, M. le prĂ©fet de police vous a fait venir ici pour mener Ă bien une tĂąche peu banale. Tout Ă lâheure un objet volumineux est tombĂ© sur Paris ; â Ă vous dâen dĂ©barrasser la voie publique. » Cet objet, vous ne pouvez pas le voir. Il est lĂ , dans le cordon fermĂ© des agents qui le cernent. Il est lĂ , sur cette couche de misĂ©rables gisants ; câest lui qui les comprime. » Je vous dis quâil est invisible ; ne vous en effrayez pas ; pour les savants, câest une chose assez naturelle. Dites-vous simplement que cet objet bĂ©nĂ©ficie dâune transparence absolue, cela vous aidera Ă comprendre. » Quâest-ce au juste ? Nous nâen savons rien. Et il est trĂšs important que nous le sachions. Aussi ai-je rĂ©solu, dâaccord avec les autoritĂ©s, de faire transporter lâobjet au Grand-Palais, oĂč nous pourrons lâĂ©tudier Ă loisir. » Câest grand. Mais jâai tout lieu de supposer que ce nâest pas si lourd quâon pourrait le croire. Câest fait comme une navette de tisserand qui atteindrait la taille dâun ballon dirigeable⊠sans nacelle. Câest un fuseau dont le milieu seul est carrĂ© et dont les bouts sont deux cĂŽnes effilĂ©s, pointus, â tout Ă fait comme un havane de luxe⊠» Je vous recommande la partie qui se trouve dans la ChaussĂ©e-dâAntin. Elle est⊠agrĂ©mentĂ©e dâun⊠systĂšme⊠dont il faut prendre soin. » Je crois pouvoir vous assurer quâil nây a aucun danger. Cependant, quoique lâobjet soit dâune substance trĂšs ferme au toucher, je vous prie dâagir avec beaucoup de prudence, comme si votre charge Ă©tait aussi fragile quâune verrerie, et comme si la mort en devait sortir par la moindre fĂȘlure⊠» Approchons-nous. » Il est Ă©chouĂ© en travers⊠Il obstrue le carrefour, voyez-vous⊠Tenez je suis de lâautre cĂŽtĂ© et maintenant il faut que je crie pour me faire entendre de vousâŠ, il arrĂȘte les ondes sonores, mais pas les rayons visuels⊠» Allons, au travail ! » Les officiers distribuĂšrent cent hommes Ă droite et Ă gauche de lâinvisibilitĂ©. Cinquante cordes furent glissĂ©es dessous, parmi le fatras de lâĂ©crasement. Chaque sapeur tenait le bout dâun grelin. Un capitaine commanda â HÎ⊠Hisse ! » Les cordes se raidirent, soulevant leur faix mystĂ©rieux. Mais chacune Ă©pousait le profil de son point dâapplication, et ainsi les cinquante cordes trahissaient la platitude naviculaire qui pesait sur elles. Rien nâĂ©tait plus singulier que ces Ă©lingues tendues mais non rectilignes. Ces pompiers firent une conversion que gĂȘna lâinextricable enchevĂȘtrement convulsif, puis, entremĂȘlĂ©es de sergents de ville soutenant lâinvisible fardeau et jouant les cariatides au rancart, dont lâeffort sâĂ©ternise Ă supporter le nĂ©ant, â leurs deux files parallĂšles se mirent en marche vers lâOpĂ©ra. Un escadron de gardes municipaux encadrait le convoi funambulesque. Lâinfanterie de la garnison faisait la haie sur sa route, contenant avec peine les flots de gavroches et de midinettes, de bourgeois et dâapaches qui sâaccumulaient pĂȘle-mĂȘle. Une lĂ©gende se propageait Ă travers les groupes, nĂ©e de lâallocution mal interprĂ©tĂ©e de M. Le Tellier autant que de son titre dâastronome ; on disait quâun ballon dirigeable en cristal de roche Ă©tait arrivĂ© de la lune, montĂ© par des SĂ©lĂ©nites, et quâon ne pouvait pas le connaĂźtre avec les yeux. PrĂ©sentĂ©e dans ces termes, lâaventure provoqua des risĂ©es ; la peur dâĂȘtre dupe enfanta le soupçon dâune duperie, Ă laquelle certains croiront jusquâĂ la fin de leurs jours. Rue de la Paix, de la corniche aux entresols, une floraison dâessayeuses et de mannequins, un babil de couturiĂšres et de modistes se penchait aux fenĂȘtres pour voir passer⊠ce qui passerait. Lâahurissement les fit taire. Ben quoi, câĂ©tait tout ça ? Des ficelles quâon portait comme si quây aurait quĂ©que chose dessus ? Et puis les flics qui faisaient des chichis de mains en lâair ? Ah ! mince dâenterrement ! OĂčâs quâest le catafalque !⊠» â La notion de lâinvisible surpassait leurs moyens. Rue de Rivoli, un marmiton lança une bille au-dessus des cordes pour voir des fois si câĂ©tait pas quâon se payait le blair du fils Ă son dab ». La bille ricocha sur un casque. On arrĂȘta le gamin, pour lâĂ©dification des plĂšbes. Le cortĂšge avançait. Place de la Concorde, six gĂ©nĂ©rations de Parisiens, de provinciaux, dâĂ©trangers, Ă©taient Ă lâentour comme un sable mouvant qui sâamassait en dunes derriĂšre les ribambelles de soldats, lâarme au pied. La foule donnait lâimpression de lâhumanitĂ©. M. Le Tellier, avec le prĂ©fet de police, marchait Ă lâavant-garde. Chemin faisant, il consultait le cahier rouge. On lâentendit, devant lâobĂ©lisque, envoyer des gardes Ă cheval au ministĂšre de la Marine, tout proche, au Bassin dâessai des carĂšnes Ă Grenelle et Ă lâĂcole supĂ©rieure dâAĂ©ronautique, avec mission de convoquer au Grand-Palais le plus grand nombre dâofficiers de mer dĂ©tachĂ©s Ă Paris. Les questions pleuvaient sur les porteurs de cordes ; mais la consigne les rendait sourds. Ils Ă©prouvaient la sensation de transporter une vastitude relativement lĂ©gĂšre, mais offrant beaucoup de rĂ©sistance et dâinertie, â ce quâils attribuaient dâeux-mĂȘmes au cubage. Entre les chevaux de Marly, la colonne hĂątive oscilla. Sous les visiĂšres de mĂ©tal ou de cuir, des faces pĂ©tries dâalarme sâĂ©taient retournĂ©es. Un murmure grandissant accourait du lointain⊠Mais ce nâĂ©tait pas la venue dâun second dĂ©sastre. La course ! La course revenait ! â On lâavait oubliĂ©e⊠Deux atomes germaient au fond du ciel, deux dragons chimĂ©riques et vrais, fils de lâHomme et de la Science, luttant de grĂące et de rafale, qui arrivaient dans un sillage de hourrahs plus beau que nulle symphonie. LâĂpervier distançait le ProlĂ©taire ! Il fondait au but, flĂšche pour la vitesse, arbalĂšte pour lâapparence⊠Le canon, gravement, consacra le triomphe de lâoiseau bleu. Par un chassĂ©-croisĂ© de leurs destins, le capitaine Santus rentrait dans lâombre et M. Le Tellier le remplaçait au pavois du renom, prĂšs de M. dâAgnĂšs. Mais Paris ne savait pas que ses idoles, si contraires pourtant, nâavaient toutes les deux quâune pensĂ©e dans lâĂąme et quâun amour au cĆur et quâun nom sur les lĂšvres â Marie-ThĂ©rĂšse. xiSuite du Journal AffairĂ© par la conduite de son appareil, le pilote de lâĂpervier nâavait rien remarquĂ© de lâĂ©motion gĂ©nĂ©rale. Il apprit lâĂ©vĂ©nement miraculeux Ă sa descente dâaĂ©roplane, au milieu dâune assistance clairsemĂ©e. LâagglomĂ©ration sâĂ©tait portĂ©e vers le Grand-Palais, oĂč maintenant convergeait lâĂ©toile centripĂšte du mouvement parisien. Le pont Alexandre Ă©tirait la presse des Ă©migrants ; le duc dâAgnĂšs sây engagea. Nâentrait pas qui voulait dans lâĂ©difice sĂ©vĂšrement consignĂ©. Le 131e de ligne en gardait les portails contre une dĂ©mocratie sans vergogne et, de plus, incommensurable. Lâaviateur se prĂ©senta au colonel-portier en mĂȘme temps que trois officiers de marine. Ayant fait valoir leurs titres, ils passĂšrent. La tranquillitĂ© du hall plusieurs fois cathĂ©dralesque, si dĂ©sert, Ă peine Ă©gayĂ© de moineaux pĂ©piards, contrastait bizarrement avec le meeting forcenĂ© de lâextĂ©rieur. Ă cette date de lâannĂ©e, le temple des Salons et du Concours Hippique se trouvait en vacance. Au centre de son aire immense qui vous donnait un vertige horizontal, sous sa voĂ»te vitrĂ©e dont la hauteur dâabĂźme vous donnait un vertige Ă lâenvers, se groupait une rĂ©union de messieurs â infiniment petits. Ă lâĂ©cart, des agents-pygmĂ©es et des pompiers-cirons, assis par terre, semblaient se reposer. Le duc dâAgnĂšs savait bien quâil sâagissait dâune chose invisible, â il nâen fut pas moins surpris de ne rien voir. Il reconnut dans le groupe le docteur Monbardeau et M. Le Tellier qui causait avec le prĂ©fet de police. â Enfin, » disait ce dernier, si vous y tenez absolument, lisez-le. » â Câest indispensable », repartait M. Le Tellier. Je demande instamment que personne ne touche Ă lâobjet avant que nous ayons pris connaissance de tout le journal. Cela nous Ă©vitera sĂ»rement des anicroches et peut-ĂȘtre des accidents. » â Soit », accorda le prĂ©fet de police. Et sâadressant aux officiers Messieurs, faites dĂ©jeuner vos hommes », dit-il. Les voix, aigrelettes dâabord, sâamplifiaient de rĂ©sonances caverneuses et tonitruantes qui Ă©clataient aux angles de lâarchitecture. â Ha ! monsieur ! » fit lâastronome en apercevant le duc. Venez ! quâon vous fĂ©licite ! et quâon vous raconte une histoire ! » Le jeune vainqueur sourit des fĂ©licitations, et manqua pleurer au rĂ©cit de lâhistoire, qui lui apprenait la mort de Robert Collin. Mais ce qui lâintriguait en premier, câĂ©tait la chose invisible, cette chose qui lâavait ballottĂ© si rudement au-dessus du Pavillon de Hanovre. â OĂč est-elle ? oĂč est-elle ? » disait-il. â Tenez, » indiqua M. Le Tellier, marchez droit devant vous, sur ce pilier de fonte ; vous la rencontrerez. » Puis, sur le ton du secret, il ajouta dans un murmure Vous savez, il y a une espĂšce dâhĂ©lice, Ă lâarriĂšre ! » M. dâAgnĂšs marcha les bras en avant, comme celui qui est dans le noir ou qui est aveugle, et sâen alla donner contre la chose dure, lisse, froide et qui, pour son regard, nâexistait pas. Alors M. Le Tellier lui montra dans la poussiĂšre une empreinte aplatie, de forme naviculaire, semblable au cachet ogival des prĂ©lats ; il lui dit que cela Ă©tait causĂ© par le fond, la base, lâappui de cette Ă©trangetĂ© ; et il lui montra, tout autour, de pauvres petits pierrots qui, en volant, Ă©taient venus se briser la tĂȘte contre ce rempart insoupçonnable. â Remarquez, » acheva-t-il, ce vent coulis que nous sentions, nous ne le sentons plus ! La chose lâintercepte. Nous serons Ă merveille, pour lire le journal de Robert, Ă lâabri de ce paravent singulier⊠» Il ouvrit le cahier rouge. Ses auditeurs se rassemblĂšrent. M. Le Tellier sâadossa paisiblement au vide et reprit sa lecture da capo. Il revit la formation du cylindre de glace autour de Robert Ă©perdu montant vers le zĂ©nith, puis la disparition du bocal inattendu ; enfin il rĂ©pĂ©ta cette phrase du mĂ©moire oĂč lâavait arrĂȘtĂ© la clameur populaire â ⊠Câest alors que je voulus reprendre ma jumelle pour observer cette macule. Mais je me rappelai quâaux premiers instants de ma pĂąmoison elle sâĂ©tait Ă©chappĂ©e de mes mains. Jâen ressentais une forte contrariĂ©tĂ©, quand, Ă ma profonde stupeur, je lâaperçus prĂšs de moi, baignant dans une mare dâeau circulaire oĂč jâĂ©tais moi-mĂȘme affaissĂ©, â un grand palet liquide, imprĂ©vu, de 4 mĂštres de diamĂštre environ, absolument comme lâeau visible dâun tub invisible. Cette flaque ronde mâemportait comme le tapis de la fable persane. Jây prenais un bain de siĂšge forcĂ©, mais je bĂ©nissais lâillusion de support permettant Ă mes yeux de se reposer sur quelque chose et me dĂ©livrant ainsi du vertige. â Au travers car elle Ă©tait claire et paisible la Terre indĂ©finie pĂąlissait. Je compris que cette eau provenait de la fonte du cylindre. Et puisquâelle Ă©tait lĂ , ronde et plane autant quâune meule, câest quâil y avait sous elle un invisible plancher qui nous supportait, elle, moi et ma lorgnette. La glace â pardieu ! â sâĂ©tait formĂ©e Ă lâintĂ©rieur dâun cylindre matĂ©riel, permanent, mais invisible, une tourelle-ascenseur Ă lâaide de quoi les habitants de cette macule carrĂ©e enlevaient leurs prisonniers jusquâĂ eux ! Je nâĂ©tais ni dans une colonne dâatmosphĂšre aspirĂ©e, ni dans un fluide magnĂ©tique, mais dans un monte-charge invisible, mĂ» par une force ignorĂ©e, un vase clos oĂč la pression et la tempĂ©rature Ă©taient maintenues Ă©gales Ă celles dâen bas, oĂč par consĂ©quent le baromĂštre et le thermomĂštre indiquaient toujours les mĂȘmes chiffres⊠Et tout Ă lâheure, quand la glace avait fait son apparition, quand jâavais dĂ©failli, â la cause ? Une panne ! Une simple panne de cette organisation !⊠Jâen demeurai quelque temps assommé⊠Toutefois, nous autres astronomes, nous ne saurions nous Ă©merveiller longtemps Ă propos dâune invisibilitĂ© quelconque[11], et, si admiratif que je fusse dâun pavillon, dâune logette, qui, aprĂšs tout, nâĂ©tait pour mes yeux que ce quâun vĂ©ritable ascenseur a toujours Ă©tĂ© pour mon nez, câest-Ă -dire imperceptible ; qui nâĂ©tait pour mes yeux que ce que lâoxygĂšne, par exemple, a toujours Ă©tĂ© pour eux, câest-Ă -dire invisible mais qui pour mes mains Ă©tait bel et bien dur, poli, tournant et froid, et qui, heurtĂ© du doigt, sonnait Ă mes oreilles ; â cela ne mâempĂ©cha pas de sĂ©cher ma jumelle avec mon mouchoir, afin de regarder la macule carrĂ©e oĂč lâingĂ©nieuse benne allait sans aucun doute me dĂ©poser. AssurĂ©ment, la benne, on la hissait de lĂ -haut car, Ă de telles altitudes, il ne pouvait ĂȘtre question dâaĂ©rostats, mĂȘme gonflĂ©s dâhydrogĂšne pur, et encore moins de plus lourds que lâair. Drisses invisibles ? Courant hertziens ? Attraction aimantĂ©e ? Lâun ou lâautre. â CâĂ©tait de la macule quâon mâexpĂ©dierait dans une planĂšte⊠Je raisonnais comme cela, et je me trompais. Plus jâavais montĂ©, plus sâĂ©tait accentuĂ© vers le sud lâĂ©cart de cette macule, qui se prĂ©senta sous lâaspect dâun carrĂ© brun, quadrillĂ© de lignes sans couleur. Je piquais donc vers autre part. Et ceci me donna de lâennui. Lâhorizon terrestre sâĂ©tait Ă©levĂ© au cours de mon ascension. Au sud, Ă lâouest, au nord, il se teintait dâun bleu-vert caractĂ©ristique⊠Les mers ! Il fallait que je fusse prodigieusement haut ! Ayant fait des approximations numĂ©riques, je trouvai que nous devions ĂȘtre Ă 40 kilomĂštres du sol⊠Encore 10 et jâatteindrais une zone⊠Ah ! bigre ! » pensai-je. Câest bien par lĂ que la science situe⊠Voyons donc, que dit-elle de lâatmosphĂšre, la science, au point de vue qui mâintĂ©resse ? » LâatmosphĂšre couche gazeuse qui enveloppe la Terre et la suit dans tous ses mouvements. Son Ă©paisseur nâest pas connue avec certitude. On sait quâelle ne se perd pas dans le vide ; câest tout. Sa limite thĂ©orique serait Ă lieues ; les apprĂ©ciations varient de 70 kilomĂštres Ă ! » Ce quâon sait de source Ă©vidente, câest quâil y a dans lâatmosphĂšre deux couches distinctes » Lâune, la plus basse, en contact avec le sol, mesure Ă peu prĂšs 50 kilomĂštres de profondeur. Elle est riche, instable, parcourue de nuĂ©es, tourmentĂ©e de vents. Elle est le milieu propre Ă la vie terrestre, et câest dâelle que parlent les gens quand ils parlent de lâatmosphĂšre ». Cette couche se rarĂ©fie Ă mesure quâelle sâĂ©loigne du sol et, vers 50 kilomĂštres, elle devient le vide, â non pas le vide absolu, non pas lâĂ©ther, mais le vide relatif, quâon peut obtenir par la machine pneumatique. » Câest ce vide relatif qui constitue la deuxiĂšme couche dâatmosphĂšre, dont lâĂ©paisseur est problĂ©matique. Celle-ci est une atmosphĂšre Ă©thĂ©rĂ©e, selon le mot de QuĂ©telet ; câest un vide Ă peine nuancĂ© dâair, un vide lĂ©gĂšrement aĂ©rĂ©, oĂč lâhomme ne pourrait pas plus vivre que dans le vide absolu. Zone stable et sereine, elle se superpose Ă la premiĂšre â insensiblement, disent les mĂ©tĂ©orologistes, mais certainement vers 50 kilomĂštres â et peu Ă peu devient le vide absolu. » Ainsi donc, pour peu que mon ascension se poursuivĂźt, jâallais pĂ©nĂ©trer dans cette couche aussi terrible pour moi que le fond de lâeau !⊠Et le milieu que je traversais devait ĂȘtre dĂ©jĂ si rarĂ©fiĂ© !⊠Mais alors, la macule ? La macule, je lâobservai. Sur le ciel extraordinairement foncĂ©, elle Ă©tait presque de niveau avec moi. Je la voyais donc Ă lâaise. Comme de raison, elle avait changĂ© de forme. â Mais mes yeux sont mĂ©diocres, et jây portai la jumelle. En mĂȘme temps, je dĂ©bouclai la courroie de mon appareil photographique pour mâen servir⊠Paf ! Une secousse violente me renversa tout de mon long dans la flaque soudain clapotante, et â malheur ! â mes besicles tombĂšrent et ma jumelle mâĂ©chappa ! SimultanĂ©ment, il me sembla que la nuit tombait tout Ă coup en dessus de moi. Jâentendis au-dessus de moi des glissements mĂ©talliques, des chocs secs⊠Lâhorrible Ă©treinte rigide qui mâavait enlevĂ© du Colombier me ressaisit, et, juste Ă lâinstant oĂč je tirais de ma poche des besicles de rechange, je me sentis soulevĂ© verticalement, puis arrĂȘtĂ©. Jâentendis sous moi un glissement mĂ©tallique ; lâĂ©treinte me baissa dâun pouce, me lĂącha, et je me trouvai debout sur un nouveau support invisible qui devait ĂȘtre Ă la hauteur du plafond du cylindre, â si je me rappelais correctement lâapparition glacĂ©e. Ă quelque 5 mĂštres plus bas, la flaque ronde se calmait. Pour comble de malchance, mon appareil photographique sâĂ©tait dĂ©tachĂ© aussi je le voyais nageant, hors dâatteinte, prĂšs de ma jumelle et de mes lunettes. CâĂ©tait un grand dĂ©sastre pour moi. Mais⊠[Ici quelques mots biffĂ©s.] Or, le ciel, tout dâun coup, Ă©tait devenu noir comme de lâencre, et cependant il faisait jour. Du haut de la nouvelle cabine oĂč je comprenais bien quâon mâavait transvasĂ© aprĂšs lâavoir superposĂ©e Ă la premiĂšre, voici ce que je dĂ©couvrais Une surface horizontale sâĂ©talait au loin, de tous cĂŽtĂ©s, absolument nue et calme. Elle dĂ©crivait autour de moi, Ă lâhorizon, lâimmense circonfĂ©rence de la pleine mer, et au-dessus dâelle le firmament Ă©tait une coupole noire oĂč les astres brillaient Ă outrance, tous, et tous fixes. Et dans ce ciel ultra-nocturne, pareil Ă celui quâon verrait de la lune ou de quelque astre sans atmosphĂšre, le soleil, sans rayons, dĂ©clinait, large disque prĂ©cis. La surface neigeuse de cette mer luisait argentine vers lâhorizon ; mais plus elle Ă©tait prĂšs de moi, moins elle luisait et plus elle devenait diaphane, idĂ©ale, fantomatique ; elle finissait par disparaĂźtre ; sous moi, je nâavais que lâabĂźme de mĂštres, sans que rien sâinterposĂąt entre lui et mes yeux, et cet abĂźme Ă©tait plein de lumiĂšre. Je me trouvais Ă la surface dâun ocĂ©an de clartĂ©, ou plutĂŽt dâatmosphĂšre, â un ocĂ©an dont on voyait le fond la Terre, avec les algues de ses forĂȘts, les bancs de ses montagnes. Je venais dâĂ©merger dans un milieu mortel, Ă la surface dâune mer atmosphĂ©rique ; et cette mer nâĂ©tait autre que la premiĂšre couche, la fameuse premiĂšre couche, qui ne sâachevait pas graduellement, par une progression rarĂ©fiĂ©e, comme la science lâavait supposĂ© Ă bon droit, â mais qui sâachevait tout dâun coup, net, comme une mer vĂ©ritable. Si contraire que cela fĂ»t aux propriĂ©tĂ©s expansives des gaz, les deux atmosphĂšres se superposaient comme deux liquides de densitĂ© diffĂ©rente ; et Ă prĂ©sent le vide horrifique mâenvironnait. Dans mon nouveau rĂ©cipient, mĂȘme tempĂ©rature et mĂȘme pression que tout Ă lâheure ; mĂȘme bruit de clapets. Je mâaventurai Ă palper lâinvisible case, et je la trouvai cubique et exiguĂ« ; je pouvais toucher le plafond. Comme je me livrais Ă cette occupation, un grincement innombrable se fit entendre aux parois de ma cellule et sur le toit ?. Raclement de ferrailles, cliquetis de crochets. Tout cela ne devait faire aucun bruit Ă lâextĂ©rieur, dans le vide, mauvais mĂ©dium ; mais moi, dans mon cube dâair conducteur de sonoritĂ©s comme de lumiĂšre, jâentendais tout ce qui touchait les cloisons. Soudainement, je me sentis puissamment enlevĂ©, moi et ma loge, et grĂące Ă mes trois objets perdus qui semblĂšrent tout Ă coup sâabaisser et dĂ©crire un arc plongeant, je devinai quâon venait de me faire dĂ©crire une courbe montante assez compliquĂ©e, analogue Ă celle des marchandises au bout dâune grue Ă vapeur, quand on les dĂ©charge⊠Lâeau de la flaque, lĂ -bas, avait disparu ; sans doute le dĂ©part de ma cabine lâavait mise en contact avec le vide â et lâon sait que dans le vide il nây a pas de liquide possible. Immobile Ă prĂ©sent, plus haut quâavant, je regardais, stupide, ma jumelle et mon dĂ©tective perdus⊠Le vertige me reprenait⊠Et puis voilĂ que les grincements recommencĂšrent et que la cabine sâĂ©branla. Des cahots la faisaient rĂ©sonner ; un roulement de roues me parvint, rĂ©percutĂ© Ă travers la substance invisible, et je vis sâĂ©loigner jumelle et dĂ©tective. Je me retournai brusquement dans le sens de la marche, hors de moi Ă la pensĂ©e quâun accident pouvait me mettre en contact avec le vide, et voulant savoir oĂč jâallais⊠La macule venait Ă moi. Elle me parut situĂ©e Ă 4 oĂč 5 kilomĂštres vers le sud les Ă©toiles me renseignĂšrent mieux que la boussole, qui fonctionnait mal. Autant que mes besicles me permettaient de lâestimer, câĂ©tait une espĂšce de maison Ă claire-voie. La seule caractĂ©ristique dont je pus mâassurer â et facilement â câest quâelle nâĂ©tait pas posĂ©e comme un ponton, Ă mĂȘme le plateau rĂȘveur et fantĂŽmal, mais quâelle semblait se tenir toute seule dans le vide, passablement haut â Ă 12 fois sa hauteur au-dessus de la mer atmosphĂ©rique. Je crois que jâĂ©cris trĂšs mal. Mais si on savait dans quelle situation je me trouve ! Et mon vĂ©hicule invisible, lui non plus, ne cheminait pas au niveau de la mer aĂ©rienne. Il suivait une ligne onduleuse, Ă des hauteurs variables, traçant des sinuositĂ©s de bas en haut, de droite Ă gauche, montant et descendant des pentes, tournant des coudes, ralentissant aux montĂ©es, accĂ©lĂ©rant aux descentes, mais se rapprochant continĂ»ment de la maison Ă claire-voie. On aurait dit quâil roulait sur une route invisible, sur un sol invisible posĂ© Ă mĂȘme la surface de lâair ainsi quâune Ăźle flottante. On aurait dit que, parvenu Ă certain havre cĂ©leste, aprĂšs une traversĂ©e gazeuse, un palan mâavait dĂ©posĂ© sur un quai, sur un camion qui attendait lĂ , et que ce camion me transportait par une route flexueuse, Ă travers un paysage inaperçu, Ă destination de cette bĂątisse grillagĂ©e, visible celle-lĂ , mais construite sur une colline indiscernable⊠Jâallais enfin connaĂźtre mes ravisseurs et revoir la personne pour qui jâĂ©tais venu. Le vertige pourtant se fit sentir Ă nouveau, plus fort que jamais, aggravĂ© par lâallure montagnes russes » de mon wagon. Wagon ? Je dus Ă©tendre ma pelisse sur le plancher ? pour le solidifier Ă mes yeux et leur cacher la vue de la Terre-fond-dâabĂźme. Quelle situation⊠énorme ! Je mâappliquai Ă me faire croire Ă moi-mĂȘme que cet Ă©trange sol inĂ©branlable et invisible, soutenu par lâatmosphĂšre Ă sa pĂ©riphĂ©rie, pouvait fort bien ĂȘtre de crĂ©ation artificielle, â pouvait ĂȘtre une fabrication dâingĂ©nieurs. Jâaurais voulu le croire, pour me rassurer de lâĂ©pouvante que me causait lâidĂ©e dâune pareille chose naturelle et inconnue, ce grenier insoupçonnĂ© de la Terre⊠ce grenier de DamoclĂšs⊠JâĂ©tais suprĂȘmement surexcité⊠Cette idĂ©e tournoyait sous mon crĂąne comme un papillon affolĂ© dans une boĂźte, â cette idĂ©e, sous cette forme puĂ©rile et morbide que certains savants, sâĂ©tant donnĂ© de lâair, Ă©taient devenus les Sarvants !!! â Mais jâavais beau faire je sentais bien que jâĂ©tais dans un monde naturel. Le mieux, le plus agrĂ©able, Ă©tait de supposer que ses habitants Ă©taient les hommes mĂȘmes qui lâavaient dĂ©couvert⊠peut-ĂȘtre des hommes invisibilisĂ©s⊠peut-ĂȘtre visibles autant que moi-mĂȘme, â et que jâallais les voir, enfin, dans leur chĂąteau de palissades. Des palissades. Il me semblait toujours que câĂ©taient des palissades. Il arrivait, ce chĂąteau ; je gravissais la cĂŽte vers lui. Je gravissais lâinvisible montagne, au milieu du vide. Jâascensionnais au-dessus de lâAir maintenant, vers la construction. Je ressentais le besoin de tĂ©moigner la joie qui mâenvahissait Ă cause de la personne que je venais rejoindre ici⊠et dont cette bastille contenait probablement⊠[Encore des mots biffĂ©s.] Ah ! cette bastille ! elle me mĂ©nageait le plus atroce crĂšve-cĆur⊠» En lisant ces derniers mots, M. Le Tellier ne put se dĂ©fendre dâune grande Ă©motion. Le cahier rouge trembla dans ses mains comme sâil eĂ»t Ă©tĂ© vivant et sur le point de mourir. La lecture sâacheva sur un couac dâautant plus impressionnant quâil Ă©tait un peu risible⊠Ce que voyant, le duc dâAgnĂšs, â qui Ă©coutait, les sourcils froncĂ©s, â sâempara du journal et continua de cette façon xiiSuite du Journal La masse visible vers laquelle on me charriait sur une rampe serpentante dont la roideur inclinait mon plancher et faisait gĂ©mir les roues sous lâeffort dâune Ă©nergie plus active, â la masse, la macule, la bastille, nâĂ©tait pas une maison Ă claire-voie. Ce nâĂ©tait pas une bonne, solide et visible maison comme il y en a sur terre. BientĂŽt mes yeux, si dĂ©fectueux, virent que cette masse sâĂ©parpillait en une quantitĂ© de petites masses distinctes qui, Ă la clartĂ© crue du ciel noir, me parurent violemment blanches et noires. Ces petites masses se disposaient en Ă©chelons par bandes horizontales, comme des choses posĂ©es sur une Ă©tagĂšre invisible, â comme des choses et des ĂȘtres posĂ©s sur les Ă©tages dâune maison invisible⊠Et, forcĂ©ment, câĂ©tait cela. BĂȘte que je suis de ne lâavoir pas devinĂ© dĂšs le dĂ©but ! CâĂ©tait le dĂ©pĂŽt invisible de tout ce que les Sarvants avaient remontĂ© de la Terre ! Mon fourgon inapercevable longea le rez-de-chaussĂ©e du monument pressenti. Ce rez-de-chaussĂ©e est occupĂ© par un vĂ©ritable bois, trĂšs bas, plantĂ© dans des carrĂ©s de terre quâon a, pour sĂ»r, amenĂ©e dâen bas, chargement par chargement. De la terre brune, disposĂ©e en carrĂ©s inĂ©gaux, Ă©pais. Des carrĂ©s qui sont sĂ©parĂ©s par des bandes vides, autrement dit par les murailles quâon ne voit pas. Cela fait une pĂ©piniĂšre dans une galette dâhumus qui ressemble Ă un grand damier. Et au-dessous, le sol invisible sâĂ©paissit jusquâĂ la mer atmosphĂ©rique sur laquelle il repose. Et au-dessus de ce maigre bois, oĂč je reconnus les diverses essences des arbres bugistes, jâaperçus un Ă©talement suspendu de branches sĂšches, de pierres et de rochers. Il Ă©tait facile de voir quâils Ă©taient posĂ©s au premier Ă©tage, dans des chambres correspondant aux rectangles de terre ; mais ils tenaient une moins grande superficie. Au-dessus de ces minĂ©raux, sur lâinvisible parquet du deuxiĂšme Ă©tage, je vis toutes sortes dâanimaux rĂ©partis sur un espace Ă©gal Ă celui des pierres. Tout en longeant cette façade fantastique, jâentrevis des poissons nageant au sein de parallĂ©lĂ©pipĂšdes dâeau dont on ne pouvait pas distinguer le rĂ©cipient. Arche de NoĂ©, en quelque maniĂšre. Enfin, plus haut encore, sous un dernier Ă©tage rĂ©servĂ© aux oiseaux des hommes et des femmes. â Nos tourmenteurs peut-ĂȘtre aussi ? â Jâallais savoir. Mlle L. T⊠Je la cherchais de toute ma vue⊠Les hommes et les femmes, en lâair, semblaient trĂšs occupĂ©s de mon arrivĂ©e. Jâai trĂšs bien vu ceux qui Ă©taient dissĂ©minĂ©s le long de la façade sâappuyer contre la muraille nulle-aux-yeux pour me regarder plus commodĂ©ment. La lumiĂšre du vide les rendait blafards comme des Pierrots, avec des ombres noires dans la figure. Les autres, ceux qui ne se trouvaient pas Ă la façade, restaient espacĂ©s sur toute la superficie de lâĂ©tage, comme des soldats mal rangĂ©s pour les exercices dâassouplissement⊠Ils me regardaient Ă travers la couche Ă©parse des bĂȘtes au-dessous dâeux⊠En les voyant ainsi isolĂ©s lâun de lâautre, â comme aussi des pions rangĂ©s sans soin sur les cases dâun Ă©chiquier, â en les voyant rester lĂ au lieu dâaccourir vers la façade, je compris que chacun avait une petite chambre sĂ©parĂ©e. On mâarrĂȘta presque au milieu. Quelque chose quâon accrochait fit retentir le dessus de ma cabine ; des grincements crissĂšrent tout autour ; et de nouveau je mâenlevai, rasant les plantes, puis les rocs, puis les bĂȘtes. Ă lâĂ©tage des hommes, arrĂȘt brusque. On glissa ma cellule sur le plancher de lâĂ©tage, et je devinai que maintenant elle Ă©tait incorporĂ©e Ă la masse du bĂątiment et quâelle nâĂ©tait plus quâun cube rempli dâair, juxtaposĂ© Ă dâautres cubes semblables, chacun contenant son homme ou sa femme. Tout prĂšs de moi, dans le compartiment voisin, un jeune garçon me contemplait, et tous mes frĂšres terriens Ă©taient tournĂ©s vers moi, apparitions que rien ne soutenait, semblait-il, campĂ©s paradoxalement dans du nĂ©ant, pĂąles et sombres Ă la fois, sales, repoussants, avec des figures dâasile, dâhĂŽpital ou de prison. Je cherchais Mlle L. T. dans leur foule dispersĂ©e⊠Je ne reconnus personne Ă ces physionomies de cauchemar⊠Il nây avait lĂ que des victimes, assurĂ©ment. â Les Sarvants nâĂ©taient pas visibles, eux non plus !⊠Câest lĂ que je suis encore. Mon voisin est manifestement un jeune Anglais, imberbe, hagard, vĂȘtu comme pour le golf. Cueilli en voyage ? en excursion ?⊠Lui et moi nous sommes sur lâalignement de prisonniers qui suit la façade, â qui a lâair de constituer la façade. Une autre ligne, parallĂšle. Puis une autre. Et dâautres encore. Il doit y avoir des couloirs entre les lignes de cellules invisibles. Le rang de la façade sâarrĂȘtait Ă lâAnglais quand je suis arrivĂ© ; je lâai allongĂ© dâun cube, moi dernier venu. Les premiers arrivĂ©s, on les a alignĂ©s tout lĂ -bas, sur lâautre façade⊠Ceci mâenlĂšve des chances dâapercevoir Mlle L. T. Lâhumus brun de la pĂ©piniĂšre forme, en dessous, une grille bizarre dont ce serait les barreaux qui seraient Ă jour. Ă travers ces bandes, des bandes de France apparaissent au fond du gouffre. Et puis je vois la couche Ă©parpillĂ©e des pierres, et puis le dos des animaux. ImmĂ©diatement sous mes pieds, un porc sommeille, rose et gris, au sein de lâair. ImmĂ©diatement sur ma tĂȘte, un aigle fauve, au plumage nocturne, piĂ©tine dans le vide ; ses serres jaunes sâaplatissent et se crispent sur lâinvisible fond de sa cage, souillĂ© de ses dĂ©jections. Ă chaque instant, on croit recevoir quelque chose qui tombe⊠et qui sâarrĂȘte, sans cause apparente, au milieu de sa chute. Et toujours pas de geĂŽliers ! Invisibles donc, â ou invisibilisĂ©s. Nâest-ce pas leur prĂ©sence qui produit ce grincement odieux, intermittent, dont le bruit, avec celui des clapets, est le seul bruit quâon entende ici ?⊠Comment ces hommes ont-ils rĂ©ussi Ă vivre dans le vide ? Est-ce une accoutumance ancestrale qui leur permet dâexister hors de lâatmosphĂšre ? â lâatmosphĂšre aussi indispensable Ă lâhomme que lâeau lâest aux poissons, â lâatmosphĂšre avec sa chaleur, sa pression et son oxygĂšne⊠Est-ce une race dâhommes complĂštement modifiĂ©e par un temps millĂ©naire ?⊠Câest peu probable. Nos ravisseurs, plutĂŽt, sont pourvus de scaphandres rĂ©sistants et invisibles comme eux⊠à moins que ce soit ces scaphandres qui les rendent invisibles⊠Le scaphandre de GygĂšs !⊠à moins encore que ce ne soient pas des hommes⊠Mais cette conclusion rĂ©pugne⊠Quoique⊠Quoiquâil y ait la question de classification Tous ces Ă©chantillons de la faune et de la flore terrestres sont rangĂ©s en ordre, mais pas dans lâordre des naturalistes⊠Un fait indubitable, câest que je fais partie intĂ©grante dâune collection de types, dâun musĂ©um, dâune mĂ©nagerie, â ou plutĂŽt dâun aquarium, puisque, au lieu dâĂȘtre vĂ©ritablement comme des bĂȘtes en cage, nous sommes plongĂ©s dans notre Ă©lĂ©ment vital, sicut poissons dans aquarium. Ou plutĂŽt, puisque cet Ă©lĂ©ment câest lâair, nous sommes dans un aĂ©rarium⊠Eh oui ! un aĂ©rarium aussi bien compris que lâaquarium rĂȘvĂ© par Maxime Le Tellier pour reproduire lâambiance des bas-fonds sous-marins⊠Et tous ces grincements qui me donnent la chair de poule, nâest-ce pas une multitude mystĂ©rieuse admise Ă nous contempler, moyennant peut-ĂȘtre lâacquittement dâun droit dâentrĂ©e ?⊠Cette hypothĂšse me vint dĂšs la premiĂšre minute ; son horreur obsĂ©dante me lâimpose toujours. Elle me vint en regardant toutes ces faces affreuses orientĂ©es vers la mienne⊠Ils vocifĂ©raient ! ils mâinterpellaient⊠Je nâentendais rien je les voyais crier. Le soleil trĂšs bas nous Ă©clairait par-dessous ; cela mettait sur les choses une lumiĂšre de rampe de théùtre, brutale et livide. Nos ombres ne pouvaient se projeter que sur nous-mĂȘmes. Tous, tous, des Pierre Schlemihl ! Tous, des hommes sans ombre !⊠Le soleil Ă©tait descendu sous la mer aĂ©rienne. La surface de lâAir se devinait Ă peine et seulement Ă lâhorizon, sous lâaspect dâun anneau plat, diaphane, visionnaire. La Terre immense, creuse et diffuse, blondissait dans le soir. Il y avait un ruban bleu entre lâhorizon terrestre et lâhorizon de la mer aĂ©rienne, â un ruban circulaire, â et, en faisant des yeux le tour du bas de ce ruban, jâai distinguĂ© quand on mâa rendu ma jumelle, ce que je raconterai tout Ă lâheure, jâai distinguĂ© les pays. Dâici on voit les BalĂ©ares, la moitiĂ© de la Sardaigne et jusquâĂ Leipzig, Amsterdam, jusquâĂ Londres et Rome ; dâici on dĂ©couvre un cercle europĂ©en de kilomĂštres de diamĂštre, un tapis gĂ©ographique Ă©talĂ© en creux, en forme de coupe, et qui dĂ©borde largement lâĂ©cran quadrillĂ© que fait la pĂ©piniĂšre du rez-de-chaussĂ©e. Les mers semblent des plaines sombres. Beaucoup de brume, aux lointains surtout. Le soleil se coucha tout dâun coup, mais le jour avait durĂ© plus longtemps que sur terre, et jâavais vu la nuit entĂ©nĂ©brer lâAllemagne quand lâocĂ©an Atlantique Ă©tait encore ensoleillĂ©. Au ciel, dâun noir effrayant, les Ă©toiles brillaient dâun Ă©clat incomparable. La mer atmosphĂ©rique luisait sereinement. De-ci de-lĂ , par la Terre obscure, des taches vaporeuses, phosphorescentes, dĂ©celaient la place des grandes villes. Les clapets clapotaient dans un silence de sĂ©pulcre. Mon courage faiblit. Jâeus peur de ces gens inconnus et formidables qui mâavaient capturĂ©, â peur du lieu dâĂ©pouvante. Jâavais honte de nâĂȘtre plus quâun numĂ©ro de collection, un article sans doute Ă©tiqueté⊠Les belles Ă©toiles ne mâapparaissaient plus comme des oasis de clartĂ© au dĂ©sert de la tĂ©nĂšbre⊠Une fatigue sans nom me terrassa, et je mâendormis dans le monde invisible, aprĂšs avoir Ă©prouvĂ© un soulagement singulier Ă fermer les yeux, câest-Ă -dire Ă ne plus voir enfin quâon ne pouvait rien voir. Je me suis cru fou quand je me suis Ă©veillĂ©, ce matin 4 juillet. Ah ! mes pauvres compagnons de misĂšre, aux rayons de cette aube si basse, dans cette lumiĂšre dâoutre-mort !⊠La Terre Ă©tait une Ă©tendue verdĂątre, toute remuĂ©e et pommelĂ©e de nuages ; de temps en temps, les Alpes jetaient un feu blanc. Mais lâaĂ©rarium ! avec ses dĂ©tenus dans toutes les postures de la misĂšre, du dĂ©sespoir et de la maladie ! soutenus en lâair comme par des fils invisibles !⊠Pendant la nuit, on mâavait rendu ma jumelle et mon appareil photographique, â certainement pour voir ce que jâen ferais. â Lâappareil est cassĂ© ; jâen pleurerais !⊠Avec la jumelle, je commençai Ă passer la revue des hommes. Mais beaucoup me tournaient le dos. Je nâai reconnu personne. PrĂšs de chaque pensionnaire de lâaĂ©rarium â mĂȘme prĂšs de chaque animal â on avait glissĂ© nuitamment des feuilles de salade, des carottes et de lâeau trĂšs belle qui affectait la forme intĂ©rieure de son vase invisible un Ćuf aplati par le haut et le bas. Câest un drĂŽle de spectacle. â Mon voisin dĂ©vorait sa salade⊠En dessous de lui, un chien de berger lapait son eau ovoĂŻdale⊠Dans le but de correspondre avec mon voisin, jâĂ©crivis sur un carnet Parlez-vous français ? » et lui prĂ©sentai la page. Il secoua la tĂȘte et se remit Ă dĂ©vorer sa salade⊠Mais alors un autre jeune homme, trĂšs maigre, occupant la cellule dâaprĂšs, attira mon attention par des mimiques. Aux questions de mon carnet il rĂ©pondit par gestes, nâayant ni papier ni crayon. Jâai cru comprendre quâil Ă©tait reporter et quâil avait Ă©tĂ© enlevĂ© dans les environs de Culoz. Il semble avoir peur dâune chose que je nâarrive pas Ă saisir. Un incident troubla cet entretien. Vers le nord, je vis sâĂ©lever de la Terre un point noir. Ă la jumelle, câĂ©tait un homme. Il semblait lancĂ© par une baliste. Il sâarrĂȘta Ă 3 kilomĂštres de nous en horizontale, Ă lâendroit oĂč je suis arrivĂ© hier au dĂ©barcadĂšre. Nous le vĂźmes soulevĂ© par la grue, puis vĂ©hiculĂ© au flanc de notre colline, â peut-ĂȘtre Ă travers des rues et des boulevards invisibles ? â Mes codĂ©tenus le regardaient attentivement. Ils paraissaient heureux de ne pas le reconnaĂźtre⊠Il fut hissĂ© Ă mon niveau. Mais on nâen fit pas mon voisin immĂ©diat ; on laissa entre lui et moi, le long de la façade, lâespace de deux cellules environ. Cette solution de continuitĂ© se rĂ©pĂšte Ă tous les Ă©tages et marque le milieu de lâaĂ©rarium, cĂŽtĂ© façade. CâĂ©tait un paysan violĂątre, ahuri, en chemise. â Je me rendis compte, Ă ce moment, que le nombre des oiseaux sâĂ©tait accru pendant la nuit, â une chouette, un chat-huant, un grand-duc. Lâinfernal piĂšge bourdonnant a bien travaillĂ© depuis hier. § Jâai encore sondĂ© lâĂ©paisseur de la foule. Cette fois jâai repĂ©rĂ© quelquâun Raflin ! le prĂ©tendant rabrouĂ© de Fabienne dâArviĂšre, â Raflin dans sa robe de chambre, avec un bonnet de coton. Par-dessus les tĂȘtes, tout lĂ -bas, du cĂŽtĂ© des premiers arrivĂ©s, une tĂȘte plus grande, â une tĂȘte de statue, de jardinier Watteau⊠et aussi un chapeau haut de forme coiffant un chef de mannequin⊠Ah ! la statue dâAnglefort et lâĂ©pouvantail !⊠Comment ! Avec les hommes !âŠâŠ Â§ Par intervalles, lâune ou lâautre de nos cellules se tapisse de givre, faisant apparaĂźtre un cube resplendissant. Le prisonnier dĂ©faille. On le voit revenir Ă lui aprĂšs la fonte. Ce ne peut ĂȘtre quâun ratĂ© momentanĂ© dans le fonctionnement des clapets. â Le froid et la sĂ©cheresse du vide qui nous entoure sont, Ă coup sĂ»r, effroyables. § GrĂące Ă une large fente que pratique dans lâhumus quadrillĂ© un invisible mur de soutĂšnement, presque sous moi, jâai pu profiter dâun entre-deux de nuages pour faire le point. Ce nâest pas facile. LâaĂ©rarium doit ĂȘtre un peu au sud du zĂ©nith de Mirastel. Avec le tĂ©lescope de M. Le Tellier, on lâapercevrait⊠Mais quel hasard conduirait sa curiositĂ© vers un lieu oĂč rien nâattire les astronomes ?⊠On croit si peu que les disparus sont en lâair ! § Vers 10 heures et demie, le soleil a Ă©mergĂ© de lâocĂ©an atmosphĂ©rique qui sâest pris Ă miroiter. Il a dĂ©crit sa courbe dans le ciel noir, comme une grosse orange Ă peine duvetĂ©e dâun halo flamboyant. Lâombre de lâaĂ©rarium sâest portĂ©e sur la couche des nuages. Puis, Ă 1 heure et demie, le soleil est rentrĂ© sous lâhorizon gazeux. Un peu plus tard, voilĂ que la statue de jardinier Watteau et le mannequin-Ă©pouvantail ont dĂ©filĂ© devant moi ! Ils se sont rendus, lâun derriĂšre lâautre, en glissant, au premier Ă©tage, â quartier des choses inanimĂ©es. En glissant sur des plans inclinĂ©s. LĂ , ils se sont rangĂ©s parmi des instruments agricoles, des aiguilles dâhorloge, un drapeau tricolore, une grosse boule jaune, â le tout proprement alignĂ©. Et quelques instants aprĂšs, un coq dâor est descendu, en se dandinant, de lâĂ©tage des oiseaux, et il est allĂ© rejoindre les deux simulacres dans le bric-Ă -brac du premier Ă©tage. Il est bien Ă©vident quâon rĂ©parait lĂ des erreurs de classification, mais ceci donne Ă©trangement Ă penser. 6 heures. â Il est arrivĂ© un singe ; un grand singe de la famille des orangs. ĂchappĂ© dâune mĂ©nagerie, selon toute probabilitĂ©, et surpris dans la forĂȘt par les Sarvants. â Ils lâont mis prĂšs du paysan violĂątre, avec les hommes⊠Dans quelques jours ils le redescendront, comme la statue, le mannequin et le coq. Mais quels peuvent ĂȘtre ces individus qui se trompent Ă un tel point ? ces hommes si ignorants de lâhumanitĂ© ? si diffĂ©rents de nous, si Ă©voluĂ©s probablement, qui herborisent des peupliers, collectionnent des cailloux et font lâĂ©levage de leurs frĂšres dâen bas ? 5 juillet. Hier je nâai pas pu continuer Ă Ă©crire mes clapets se sont arrĂȘtĂ©s. Jâai dĂ» Ă©puiser ma rĂ©serve dâoxygĂšne ; mais je me suis Ă©vanoui quand mĂȘme, transi de froid, dans un glaçon cubique. Je nâai repris connaissance quâĂ la nuit, pendant laquelle jâai rĂ©flĂ©chi. VoilĂ mes conclusions Ce nâest pas une Ăźle, ce sol invisible qui nous supporte. Ce nâest pas une Ăźle de la mer atmosphĂ©rique. Car alors ce serait une Ăźle flottante, une sorte de bouĂ©e errante. Or, cela est fixe. Donc, il faut que nous soyons sur un continent invisible, qui enveloppe toute la Terre, en laissant passer la lumiĂšre et la chaleur du soleil, â un continent dâune seule piĂšce, comme une mince sphĂšre creuse englobant la Terre et son atmosphĂšre contre laquelle il repose, â un continent dâune seule piĂšce, mais dĂ©chiquetĂ© sans doute, percĂ© dâouvertures oĂč, malgrĂ© les lois de la science humaine, la mer atmosphĂ©rique de 50 kilomĂštres de profondeur se trouve en contact libre et direct avec le vide aĂ©rĂ©, avec lâĂ©ther imparfait de la deuxiĂšme atmosphĂšre. Oui, ce ne peut ĂȘtre quâun monde concentrique Ă la Terre, une espĂšce de continent-radeau sphĂ©rique, une mince pellicule Ă la surface de lâAir, comme lâĂ©corce terrestre nâest, selon certains, quâune mince pellicule Ă la surface du feu intĂ©rieur. Câest un globe lĂ©ger, qui entoure la planĂšte ; la pesanteur, agissant sur tous ses points Ă la fois, le maintient Ă Ă©gale distance de la Terre, et la force centrifuge dĂ©gagĂ©e par la rotation terrestre vient doubler cet effet par une action en sens contraire. Chaque molĂ©cule du continent invisible est sollicitĂ©e par deux forces opposĂ©es qui tendent chacune Ă lâimmobiliser par rapport au centre de la Terre. Ainsi le monde invisible est comme rivĂ© au monde visible. Monde invisible ! ainsi que les planĂštes que la science a pressenties ! et, comme elles, habitĂ© par un peuple invisible ! Monde trĂšs lĂ©ger, sĂ»rement, et dâautant plus lĂ©ger quâil est loin de la Terre⊠Ici, les choses doivent se trouver avec lâair dans le mĂȘme rapport que les choses dâen bas sont avec lâeau. Cette rĂ©gion est une Terre Ă qui le vide sert dâatmosphĂšre, pour ainsi dire, et oĂč lâair joue le rĂŽle de lâeau⊠La mer aĂ©rienne vient baigner ses cĂŽtes⊠Peut-ĂȘtre nây a-t-il quâune seule mer, quâun seul trou percĂ© dans le globe Mais oui ! Mais oui ! câest cela ! Câest pourquoi les ĂȘtres superaĂ©riens, dits Sarvants, nâosent pas sâaventurer avec leur engin ailleurs quâen Bugey, â le Bugey qui se trouve Ă©videmment sous cette mer unique, â le Bugey qui est le fond de leur lac !Ils auraient peur de se perdre et de remonter sous leur continent, et dâĂ©touffer faute de vide, eux pour qui le vide est aussi indispensable que lâair aux hommes et lâeau aux poissons !⊠Car ces gens-lĂ ont inventĂ© une façon de cloche Ă plongeur, ou plutĂŽt une espĂšce de sous-marin. Eh ! voici le mot un sous-aĂ©rien ! qui leur permet de faire la prospection du fond de leur mer et dâen visiter les plaines inconnues. Ils font de lâocĂ©anographie Ă leur maniĂšre. Un invisible prince Albert les gouverne peut-ĂȘtre, et câest peut-ĂȘtre lui qui se monte un joli petit musĂ©um dâocĂ©anographie avec les bĂȘtes des grands fonds, Ă lâinstar de Monaco !⊠Le cylindre que jâai vu blanc de givre, en montant, câest le vivier dâair oĂč lâon entrepose les bĂȘtes pĂȘchĂ©es ; ce nâest quâune piĂšce de ce sous-aĂ©rien qui, lui, a la forme dâun cigare, comme nos propres submersibles, comme aussi nos dirigeables ! Câest lui que Maxime a vu dans le brouillard, ou du moins, câest lâespace que lâĂ©trange bateau-ballon remplissait dans le brouillard et qui apparaissait si confusĂ©ment quâon voyait les choses Ă travers, â ce que Maxime mettait sur le compte de la vitesse !⊠Câest encore lui â le sous-aĂ©rien â que nous avons vu dans le nuage et pour les mĂȘmes raisons le jour oĂč nous avons cru voir son ombre immobile !⊠Jây suis ! jây suis ! Il est plein de vide » ce bateau, si lâon peut sâexprimer ainsi. VoilĂ pourquoi il flotte si bien dans lâair, tel dans lâeau un bateau plein dâair ! Il est muni dâ airballasts » au lieu de waterballasts », pour descendre ou remonter !⊠Le vide ! câest Ă -dire ce quâil y a de plus lĂ©ger au monde, â le zĂ©ro du poids, quand lâair pĂšse 1,3 gr. et lâhydrogĂšne 0,01 !⊠Le vide, que tous les aĂ©ronautes emploieraient au lieu dâhydrogĂšne, sâils pouvaient avoir des enveloppes assez solides et assez impondĂ©rables Ă la fois pour rĂ©sister Ă lâĂ©norme poussĂ©e de lâair ambiant, sans annuler par leur poids lâavantage ascensionnel du vide ! Mais vraiment, tout ceci est dâune simplicitĂ© criante ! Lâeau et lâair ! mais ce sont deux Ă©lĂ©ments jumeaux, que gouvernent les mĂȘmes principes essentiels ! Lâhydrostatique est la sĆur bessonne de la pneumatique ! La mer aquatique et la mer atmosphĂ©rique ! mais que de fois on les a comparĂ©es lâune Ă lâautre !⊠Au fait, ni lâune ni lâautre ne se terminent brusquement par une surface prĂ©cise⊠Lâeau de la mer se continue dans lâair par des vapeurs salĂ©es que nous ne voyons pas ; de mĂȘme, la mer atmosphĂ©rique se continue dans le vide aĂ©rĂ© par des effluves dĂ©gradĂ©s que je ne saurais percevoir !⊠Elles ont leurs marĂ©es lunaires, toutes les deux, et lâocĂ©an gazeux a mĂȘme des marĂ©es solaires⊠Elles ont leurs remous !⊠â Ici, pourtant, les oiseaux tiennent lieu de poissons supĂ©rieurs, et nous, les hommes, crĂ©atures des bas-fonds oĂč notre lourdeur nous attache, nous sommes de pauvres crustacĂ©s qui se traĂźnent misĂ©rablement !⊠LâatmosphĂšre ! qui pĂšse sur la Terre du poids que pĂšserait une couche de 10 mĂštres dâeau lâenveloppant de toutes parts !⊠La mer atmosphĂ©rique, oĂč les montagnes sont les hauts-fonds ! des hauts-fonds plus accessibles aux Sarvants parce que plus prĂšs de la surface, â parce que, pour les atteindre, ils ont moins dâair Ă laisser pĂ©nĂ©trer dans leurs airballasts, â ce qui explique pourquoi ils y pĂȘchent si volontiers ! Car nous sommes pĂȘchĂ©s ! â PĂȘchĂ©s ! â Puis on nous parque dans ces rĂ©cipients, dans ces cuves qui doivent ĂȘtre transparentes mĂȘme pour les Sarvants, sous les yeux dâun public indiscret, en ce palais, en ce musĂ©e monumental, au milieu sans doute dâune grande ville au bord de la mer ! Et nous nâavons jamais rien devinĂ© ! TrompĂ©s par lâinvisibilitĂ© de cet univers qui ne gĂȘnait en rien la vision tĂ©lescopique, que les bolides tombant sur la Terre traversaient comme une balle Lebel traverse une Ă©corce de liĂšge, et que les Ă©toiles filantes laissaient loin sous elles, â nous nâavons pas devinĂ© quâau-dessus de nous siĂ©geait un monde plus vaste que le nĂŽtre, ayant un rayon plus grand de 50 kilomĂštres, et tournant sur le mĂȘme axe que le bloc terrestre, mais plus vite encore, puisquâil est plus distant du moyeu de rotation. Et jamais nous nâaurions supposĂ© que lĂ travaillait une population active et, selon toute vraisemblance, innombrable, â quâelle pensait, inventait, fabriquait, â quâelle jetait sur sa mer atmosphĂ©rique des bateaux de plus en plus perfectionnĂ©s des bateaux dont les dĂ©bris naufragĂ©s sont restĂ©s entre deux airs au lieu de descendre jusquâĂ nous, â quâelle faisait Ă lâaveuglette, je crois des sondages maritimes, â et quâenfin elle arrivait Ă cette prouesse naturellement fĂȘtĂ©e, glorifiĂ©e, acclamĂ©e la construction dâun sous-aĂ©rien. Il est plus que probable que le premier lancĂ© a subi de gros dĂ©gĂąts. Mal dirigĂ© par des apprentis, emportĂ© au loin par le vent comme par un tourbillon sous-marin, câest, je crois, cet aĂ©roscaphe qui a causĂ© la cĂ©lĂšbre collision du mois de mars. Il a dĂ» heurter dâabord le paquebot français, puis, une seconde plus tard, le destroyer anglais, ou vice versa. Ce jour-lĂ , les matelots invisibles lâont Ă©chappĂ© belle, entraĂźnĂ©s si loin, et le sous-aĂ©rien a dĂ» Ă©prouver de sĂ©rieuses avaries dont la rĂ©paration justifie tout le temps Ă©coulĂ© depuis cet accident jusquâaux dĂ©prĂ©dations de Seyssel. La prudence et lâexpĂ©rience leur sont venues⊠Peut-ĂȘtre nous guettent-ils depuis des siĂšcles Ă travers le ciel ; peut-ĂȘtre attendaient-ils avec impatience et cupiditĂ© lâinstant de leur progrĂšs oĂč ils pourraient descendre jusquâaux hommes et les Ă©tudier ; peut-ĂȘtre le sous-aĂ©rien nâest-il quâune copie de nos dirigeables, lorgnĂ©s dans les longues-vues des Sarvants⊠Mais cela, je ne le crois pas. Leurs erreurs de classification me prouveraient plutĂŽt quâils nâont pas encore observĂ© le sol oĂč nous vivons. Je parierais que lâair, sous une forte Ă©paisseur, est pour eux une substance non transparente, comme est pour nous la mer ; que leur sol, invisible Ă nos yeux, est, Ă leurs yeux, opaque ; et quâils ne peuvent distinguer, au travers, au-dessous de lui, ni lâocĂ©an dâair qui le supporte, ni le fond terrestre de cet ocĂ©an. Je parierais mĂȘme quâils nâont pas dâyeux. â Ă quoi des yeux serviraient-ils dans un monde invisible ? â Non pas dâyeux, et alors tout ce que je viens de dire sâapplique au sens qui chez eux remplace la vue. Non pas dâyeux ! et le jour et la nuit nâinfluent pas plus sur leur perception du monde extĂ©rieur que nâinfluent sur la nĂŽtre la prĂ©sence ou lâabsence dâodeur. En effet, dâune part, ils ne possĂšdent pas de lumiĂšre artificielle pour sâĂ©clairer la nuit une telle chose les aurait depuis longtemps fait connaĂźtre Ă lâhumanitĂ©, et je nâai pas vu, cette nuit, la moindre lueur, et, dâautre part, ils se dirigent admirablement au fond de leur mer, dans nos tĂ©nĂšbres les plus noires ; ce qui prouve que notre obscuritĂ© nâest pas la leur, â nâen est pas une pour eux. Et si lâon considĂšre que leurs mĂ©faits sâaccomplissent plus frĂ©quemment la nuit, il est mĂȘme possible de prĂ©tendre que câest la nuit quâils perçoivent le mieux ; que câest la nuit quâils ont toute la puissance de leurs moyens, et que lâobscuritĂ© est aussi favorable Ă leur sens de direction que la lumiĂšre et favorable Ă notre vue. Fous que nous sommes, pauvres ĂȘtres submergĂ©s par lâocĂ©an de gaz, nous qui nous croyons les maĂźtres de la Terre ! Nous ne nous doutons pas quâune autre humanitĂ©, plus considĂ©rable que la nĂŽtre, existe au dessus dâelle, nous ignorant, nous supposant Ă peine et nous prĂȘtant lâesprit que nous prĂȘtons aux crabes ! Une autre humanitĂ© qui se croit Ă©videmment la seule reine de la planĂšte ! Un autre peuple, sur un monde extĂ©rieur au nĂŽtre et que les astronomes de Mars ou de VĂ©nus prennent peut-ĂȘtre pour la vĂ©ritable Terre, si notre atmosphĂšre nâest pas transparente Ă ce qui leur sert de prunelles et sâils voient, au contraire, ce que nos prunelles sont impuissantes Ă distinguer. Nous, les astronomes terriens, nâest-ce pas ainsi que nous avons pris longtemps la photosphĂšre â lâatmosphĂšre Ă©blouissante du Soleil â pour la surface mĂȘme de lâastre ? § Un adolescent vient dâarriver parmi nous. Il est Ă cĂŽtĂ© du singe. Nous lâavons vu sâacheminer sans un mouvement, de cette extraordinaire progression suspendue dans lâimmensitĂ©. Une femme dâun certain Ăąge sâest mise Ă pleurer, lui a tendu les bras⊠§ Maxime Le Tellier mâa reconnu. Il me fait des signes, de loin. § Mon hypothĂšse du continent-radeau explique pourquoi les bolides qui nâarrivent pas suivant la direction du rayon terrestre ricochent toujours sur quelque chose quâon croyait ĂȘtre, jusquâici, le matelas atmosphĂ©rique, puis vont se perdre dans lâinfini⊠» Ă la vĂ©ritĂ©, il paraĂźt que cette derniĂšre phrase, relative aux bolides, ne fut jamais lue par le duc dâAgnĂšs. Car, au moment quâil lâentamait, un instinct sans rĂ©plique le fit bondir en avant ainsi que M. Le Tellier, et les Ă©carta de la masse invisible contre laquelle tous deux sâappuyaient. Cette masse, silencieuse jusquâalors, venait de produire un grincement dĂ©sagrĂ©able juste dans le dos de M. dâAgnĂšs. â Continuez ! continuez le journal ! » dit M. Le Tellier. Cela presse, cela presse ! » Mais il fallait compter avec dâautres retards. Pendant la lecture du cahier rouge, lâassistance sâĂ©tait grossie de pompiers, de gardes municipaux, de savants, dâautoritĂ©s et surtout, malheureusement, dâouvriers mĂ©tallurgistes qui travaillaient Ă cette Ă©poque dans lâarriĂšre-Grand-Palais avenue dâAntin. Ceux-lĂ Ă©taient venus en curieux et nâavaient rien compris au journal, dont ils ignoraient la premiĂšre partie. Les braves ferronniers sâimaginĂšrent â on ne sait comment ni pourquoi â quâil y avait, dans la masse invisible, des prisonniers de leur espĂšce ; et lorsque grinça le grincement, lâun dâeux, le compagnon Virachol, dit Gargantua pour cause de gigantisme et dâobĂ©sitĂ©, proclama sanguinaire » le fait de laisser des hommes lĂ dedans ». Et il basculait un Ă©norme levier dont il voulait dĂ©foncer lâinvisible. On retint Virachol. Mais, chaque fois que le grincement reprenait, Virachol reprenait aussi. De telle sorte que nous ne pourrions reproduire toutes les interruptions qui troublĂšrent la fin de cette lecture publique, sans composer un pathos indĂ©chiffrable. xiiiFin du Journal 6 juillet. Faire parvenir ces indications Ă qui peut nous sauver. Mais par quel moyen les faire parvenir ? Par quel moyen ? SâĂ©vader ? Comment ? Et puis, ce serait la mort effroyable⊠Ici, dans nos cellules, il fait chaud, on respire un air suffisamment humide, et notre corps subit cette pression normale de kilogs dont il a besoin. Mais dehors !!⊠â Il faut tout de mĂȘme quâils soient assez forts, ces Sarvants, pour avoir calculĂ© tous les Ă©lĂ©ments indispensables Ă notre vie et les avoir groupĂ©s⊠§ Ce matin il y avait de nouveaux pensionnaires de toute sorte. Câest dĂ©cidĂ©ment la nuit que les Sarvants prĂ©fĂšrent opĂ©rer. Est-ce pour les raisons exposĂ©es plus haut, ou est-ce seulement parce quâils savent que lâobscuritĂ© nous affaiblit ? § De temps en temps il y a des gens qui se prĂ©cipitent, la tĂȘte la premiĂšre, contre les murailles invisibles. On les voit se meurtrir. § Plus je rĂ©flĂ©chis Ă ce que jâai trouvĂ© relativement au monde oĂč je suis, plus je crois que jâai raison. Jâai encore trouvĂ© quelque chose je crois savoir pourquoi lâaĂ©rarium contient tant de reprĂ©sentants du genre humain et si peu, proportionnellement, de chaque famille animale. Câest que les Sarvants sâimaginent que le costume est un pelage, lequel pelage marque autant de variĂ©tĂ©s dans lâespĂšce quâil offre lui-mĂȘme de modalitĂ©s. Un fait le corrobore câest, ici, la grande quantitĂ© et la grande diversitĂ© des bĂȘtes de mĂȘme race, mais Ă fourrures ou Ă plumages diffĂ©rents, comme lapins, canards, etc⊠Les Sarvants â aristocrates Ă leur façon â croient que la redingote est dâune autre engeance que la blouse. Et ceci donne gain de cause au systĂšme que jâavais adoptĂ© de me vĂȘtir comme lâun des disparus, afin dâĂ©chapper au PĂ©ril Bleu. Mme Le Tellier ne fut dĂ©daignĂ©e par les Sarvants quâen raison de cela ; sous la charmille, ils se sont souvenus quâils possĂ©daient dĂ©jĂ , de la classe dressĂ©e et de la sous-classe Ă pattes infĂ©rieures adhĂ©rentes, un spĂ©cimen Ă corps noir et Ă criniĂšre jaune ; et ils lâont lĂąchĂ©e, au lieu de lâemporter avec Maxime et ce veau quâils venaient de confisquer dans le voisinage⊠On pourrait en conclure que tous les Sarvants se ressemblent et quâils vont nus. § Tout Ă lâheure, lâAnglais mon voisin fut pris de syncope. Il a donnĂ© tous les signes dâun ĂȘtre placĂ© sous la cloche dâune machine pneumatique ; puis les sens lui sont revenus peu Ă peu. Mais les parois de sa cellule ne se sont pas doublĂ©es de givre ; par consĂ©quent la pression avait faibli sans que la tempĂ©rature eĂ»t baissĂ©. Serait-ce une expĂ©rience ? â Je nâaime pas cela. Cellule » ai-je Ă©crit ; il faudrait dire cabanon ». Mon voisin est fou. Et que dâautres aussi ! § Bonheur ! Bonheur ! Bonheur ! Il me semble bien avoir aperçu, tout lĂ -bas, certaine robe grise⊠â Et non loin dâelle, jâai reconnu Henri Monbardeau, mais avec peine. Dans quel Ă©tat de maigreur !⊠7 juillet. Câest donc toujours la nuit quâon nous apporte Ă manger, sans que nous puissions nous en apercevoir. Câest aussi la nuit quâon nettoie nos cabines⊠TrouvĂ©, Ă mon rĂ©veil, des carottes et ma ration dâeau. En fouillant lâaĂ©rarium avec ma jumelle, jâai dĂ©couvert au rez-de-chaussĂ©e la soute aux provision â un tas de lĂ©gumes volĂ©s aux potagers de la Terre â et puis la citerne dâeau trĂšs pure, venue dâune source du Colombier ou peut-ĂȘtre extraite goutte Ă goutte de la mer atmosphĂ©rique. § Quel horrible troupeau parquĂ© nous faisons !⊠Mille dĂ©tails immondes⊠Maison de verre oĂč lâon ne peut sâisoler. Et puis, la peur a tuĂ© la pudeur⊠§ Vers 11 heures, entre les bandes dâhumus, aperçu comme une petite pilule bientĂŽt disparue. Ce ne peut ĂȘtre quâun ballon. § Ayant sorti mon revolver pour lâexaminer, que de regards suppliants jâai vus mâimplorer !⊠Les uns me tendaient le front comme une cible, un autre ouvrait sa chemise et me montrait la place de son cĆur⊠Savent-ils seulement si les balles de mon browning arriveraient jusquâĂ eux ? § Les Sarvants, que peuvent-ils ĂȘtre ?⊠HantĂ© par cette question. § Ă 3 heures 30, encore vu un ballon Ă©voluer en bas. Dirigeable. Il devait ĂȘtre extrĂȘmement haut, car je le voyais assez bien dans ma jumelle. Quâest-ce que cela signifie ? Aurait-on aperçu la macule, et les hommes sâefforcent-ils de sâen rapprocher ? § Ces heures de dĂ©sĆuvrement, au bruit berceur des clapets, sont dĂ©sespĂ©rĂ©ment longues. Je me creuse la tĂȘte Ă propos des Sarvants⊠Ces ĂȘtres du vide, oĂč nul liquide nâest possible, ne peuvent pas avoir de sang ! Ces gens invisibles et secs !⊠Ils doivent ĂȘtre plus diffĂ©rents de nous autres hommes que ne le sont les habitants dâune planĂšte fantastiquement Ă©loignĂ©e de la Terre mais qui serait, comme elle, dotĂ©e dâune atmosphĂšre⊠La substance de ce monde invisible ne doit avoir rien de commun avec celle de notre monde central⊠Les Sarvants ont une Ăąme unie Ă un corps qui nâest pas fait de la vieille matiĂšre traditionnelle. Ils sont formĂ©s dâĂ©ther, ou dâĂ©lectricitĂ©, ou de je ne sais quoi, qui est sans doute concentré⊠Pourquoi pas ? â Nous, les hommes, nous croyons toujours ĂȘtre des parangons ! Nous nous imaginons toujours quâaprĂšs nous il faut tirer lâĂ©chelle des ĂȘtres ! et nous pensons tout connaĂźtre, tout prĂ©voir, tout supposer !⊠Si une crĂ©ature Ă©tait faite dâeau, est-ce que nous pourrions la voir dans lâeau ? Eh bien, alors, si une crĂ©ature Ă©tait faite dâair, est-ce que nous la verrions dans lâair ?⊠Des ĂȘtres de la couleur de lâeau, de la couleur de lâair⊠mais, au fait, ce ne serait tout simplement quâun phĂ©nomĂšne de mimĂ©tisme !⊠Dâailleurs, puisquâil est possible et mĂȘme probable quâil existe des planĂštes invisibles, ce monde-ci devient par cela mĂȘme on ne peut plus naturel. Mais comment les Sarvants sont-ils conformĂ©s ? Quels contours prĂ©senteraient-ils Ă nos yeux en devenant visibles, eux et leurs vĂ©gĂ©taux, eux et leurs animaux, eux et tout cet univers quâils semblent rĂ©gir ?⊠Jâai beau regarder lâhumus de la pĂ©piniĂšre pour y saisir lâempreinte de leurs pas, je ne vois rien. â Ah ! combien de progrĂšs Ă rĂ©aliser, pauvres hommes, avant de pouvoir monter ici, vivre ici, observer ici !⊠Encore faut-il que je renseigne lâhumanitĂ© ; que je lui dĂ©voile lâexistence du monde superaĂ©rien⊠Et lĂ , je ne sais plus que faire. § La robe grise ne se montre plus⊠Le temps se traĂźne indĂ©finiment⊠Est-ce que nous allons tous mourir ici ?⊠Mon sacrifice ? Inutile ?⊠8 juillet. Hier et aujourdâhui, les pĂȘcheurs invisibles nâont rapportĂ© que des animaux. § Encore et toujours des ballons. Un ballon câest une bouĂ©e », disait Nadar. Jamais cela ne mâa paru si vrai. â Ils ne peuvent faire que de bien petits bonds vers nous ! Mais cela ne prouve-t-il pas que lâaĂ©rarium a Ă©tĂ© signalĂ© ! Midi. â Certaines bĂȘtes, maintenant, sont deux Ă deux ; les Sarvants font des expĂ©riences dâaccouplement. Ils ont diffĂ©renciĂ© les sexes, mais ils se trompent encore pour les races. Ainsi, ils viennent de mettre une renarde avec un loup, qui sâest empressĂ© de la croquer. Les malheureux carnivores sont au rĂ©gime vĂ©gĂ©tarien, et le loup nâĂ©tait pas fĂąchĂ© de ce petit extra. VoilĂ qui a dĂ» Ă©tonner les biologistes invisibles ! 2 heures. â Vu Floflo, le loulou de Mme Arquedouve. Il a lâair de se bien porter. 3 heures. â RĂ©voltant ! Les Invisibles nous traitent comme les bĂȘtes ! Il y a maintenant des cellules habitĂ©es par des couples humains quâils ont appareillĂ©s !⊠Les prisonniers ainsi rĂ©unis causent entre eux tristement, mais on voit bien que la facultĂ© de pouvoir parler de leur dĂ©tresse en diminue lâamertume. Par malheur, il y a des fous, et les Sarvants me paraissent incapables de comprendre la folie et les dangers quâelle peut faire courir Ă qui sâen approche⊠§ Ces mariages singuliers se multiplient. Câest Ă©videmment la robe et le pantalon qui servent de base aux doctes expĂ©rimentateurs pour dĂ©terminer le fĂ©minin et le masculin ; nâont-ils pas accouplĂ© Maxime avec un vĂ©nĂ©rable curĂ© en soutane ! â Maxime et le prĂȘtre conversent dâune façon trĂšs animĂ©e. 4 heures 20. â Les Sarvants ont mis Mme Fabienne Monbardeau avec Raflin, son ancien amoureux ! CoĂŻncidence inouĂŻe !⊠LâinfortunĂ© Raflin a perdu sa robe de chambre, â sans quoi, je pense, on lâaurait pris pour une dame. Il est en caleçon et fait peur Ă voir, si lugubre et squelettique. Il ne sâoccupe de sa compagne que pour tĂącher de lui prendre sa portion de betterave⊠Henri Monbardeau, qui partage la cellule dâune paysanne, les regarde comme un homme ivre⊠Moi je suis encore seul dans ma cabine invisible⊠Oh ! petite robe grise entrevue lâautre jour⊠Oui, mais il nây a pas que moi pour ĂȘtre encore cĂ©libataire Ă la mode des Sarvants⊠Et puis â terreur ! â il y a des fous !⊠Et â oh ! mon Dieu ! â il y a le grand singe !⊠6 heures du soir. â Je viens dâapercevoir, une seconde, le visage de Mlle Suzanne Monbardeau. Quand je lâai reconnue au fin fond des groupes, je cherchais la robe grise. 9 juillet. Encore vu beaucoup de ballons, minuscules grains de cendrĂ©e. Ă quoi bon ? 3 heures 15. â Un des clapets de ma cellule se ralentit. Va-t-il sâarrĂȘter ? ExpĂ©rience ? Câest Ă craindre. Multitude de grincements sur la paroi cĂŽtĂ© corridor⊠[Ă partir de cet endroit jusquâĂ la fin du cahier rouge, lâĂ©criture de Robert Collin tremble, ondule, balbutie et devient Ă chaque feuillet plus laborieuse et moins rĂ©guliĂšre.] [Une page couverte dâarabesques illisibles.] 10 juillet. CâĂ©tait une expĂ©rience, de rarĂ©faction. Elle mâa laissĂ© un engourdissement gĂ©nĂ©ral qui est presque une paralysie ; je ne puis rester debout, et voilĂ plusieurs heures que jâessaie dâĂ©crire sans y rĂ©ussir. Pourvu que jâaie la force de faire ce que je dois faire ! § Le loup qui a tuĂ© la renarde est mort, â tuĂ© aussi, je crois. Talion ? Justice ?⊠On a Ă©vacuĂ© son corps je ne sais oĂč. Mis 2 heures Ă Ă©crire ces 8 lignes. 11 juill. Les Sarvants, toute la nuit, ont montĂ© de la terre. Un carrĂ© de plus au rez-de-chaussĂ©e. 12 juill. Nâai plus de calme depuis cette demi-paralysie. SaletĂ©, isolement, angoisse, impuissance. ĂgoĂŻsme, sauf pour Marie-ThĂ©rĂšse. Ennui, ennui. Ănervement. Et pourtant, moi, jâai apportĂ© des objets utiles trousse-toilette, jumelle et ce cahier bĂ©ni ! Mais les autres rien ! Ils mâenvient quand ils me voient me brosser, Ă©crire, observer la Terre⊠Ho ! la bonne vieille Terre ! 13. PassĂ© lâinspection des parois de ma cellule dans lâangoisse insupportable dâĂȘtre Ă©piĂ© par quelque gardien sans aspect. Impossible dâen gratter quoi que ce soit au couteau ; nulle poudre ; comme du verre. Facilement contrĂŽlĂ© les clapets dans le bas du mur, 2 orifices de tuyaux, et lâautre au-dessus, en triangle, celui-ci pour la sortie de lâair viciĂ©, les autres pour lâarrivĂ©e de lâair pur ; on sent le sens des courants. Je ne comprends pas ce systĂšme. Les clapets sont assez loin dans les tuyaux ; Ă peine si je les effleure du bout du doigt. 14. Aujourdâhui, vĂ©ritable Ă©ruption dâaĂ©rostats. Un sphĂ©rique monte trĂšs haut ; je me divertis Ă le suivre dans la bande libre qui est au nadir et qui me permet de voir le Bugey. § La nuit a interrompu mon observation. JâĂ©cris aux Ă©toiles, parce que je veux noter des lueurs incomprĂ©hensibles en dessous de nous⊠Ah ! feux dâartifice ! 14 juillet ! fĂȘte nationale ! â Nous sommes lĂ , chez les Sarvants, et nos concitoyens font de la pyrotechnie ! 15 juillet. Nous avons de nouveaux camarades 4 hommes emmitouflĂ©s de peaux. PrĂšs de la statue dâAnglefort le jardinier Watteau une nacelle de ballon, des agrĂšs, une enveloppe flasque et dĂ©chirĂ©e oĂč je vois des lettres, un nom qui est cachĂ© Ă demi par un pli de la soie gommĂ©e LE SYL⊠Le Sylvain probablement. § Je nâĂ©prouve plus aucune surprise Ă voir les gens suspendus en lâair, ni les choses marcher toutes seules. Le ciel dâencre et ses astres excessifs, la couronne dĂ©gradĂ©e de la mer aĂ©rienne, tout mâest indiffĂ©rent ; le sort de mes codĂ©tenus mâest Ă©gal. Et pourtant, quelle horreur de cauchemar, cette exposition de mes semblables ! Ici, jâai compris pourquoi les cabinets de cires mâont toujours tellement rĂ©pugnĂ© câest quâils Ă©voquent la pensĂ©e dâun musĂ©e dâhommes. § Les bĂȘtes elles-mĂȘmes ont lâair dĂ©sespĂ©rĂ©. 17 Juillet. Entre autres objets, cette nuit a enrichi lâaĂ©rarium dâune branche dâacacia. Or, cette branche ne cesse pas de sâagiter. Un invisible canif lâincise, la fend, la scrute mĂ©thodiquement de lâĂ©corce Ă la moelle. 18 juillet. Plus de ballons. § Henri Monbardeau a quittĂ© la cellule de la paysanne pour une autre oĂč je ne puis lâapercevoir. Le mauvais sort a voulu que dans tous ces changements Mlle Marie-ThĂ©rĂšse restĂąt derriĂšre la masse des individus. Les traitements quâelle peut subir mâinquiĂštent plus que jamais. § Je lâai vue, je crois. Ces cheveux blonds Ă chatoiements argentĂ©s ne peuvent ĂȘtre que les siens. § DâaprĂšs les espaces vides entre les internĂ©s, on peut construire assez facilement lâarchitecture de lâaĂ©rarium, les couloirs. TrĂšs symĂ©trique. Je cherche en vain Ă quoi peut servir ce grand vide au milieu de la façade, contre ma cabine. Sont-ce des cabines laissĂ©es vacantes Ă chaque Ă©tage ? Et alors pourquoi ? â Est-ce un renfoncement dans la construction ? Et alors Ă quoi sert-il ? â Est-ce une haute salle dont le plancher serait celui du rez-de-chaussĂ©e et le plafond celui du dernier Ă©tage ? â Une salle ou des salles de confĂ©rences ?⊠§ Les Sarvants cultivent. Le carrĂ© dâhumus quâils ont ajoutĂ© lâautre jour est un champ de carottes Ă notre usage, comme de raison. § Les Sarvants ne sont plus dupes de nos vĂȘtements. VoilĂ comment une folle sâest dĂ©shabillĂ©e. Quelques minutes aprĂšs, dâautres personnes ont Ă©tĂ© dĂ©shabillĂ©es. Ah ! les malheureux ! quelles figures Ă©perdues ! On les a laissĂ© se revĂȘtir. â Mais Ă la fin, qui on » ? â De ce fait, le singe a Ă©tĂ© redescendu Ă lâĂ©tage des bĂȘtes ; jâai bien vu quâon essayait de lui enlever sa peau⊠Ouf ! je respire. § Ceci est mieux encore les 4 aĂ©ronautes du SylâŠ, qui nâavaient pas quittĂ© leurs pelleteries, ont Ă©tĂ© aussi descendus dâun cran ! Les Sarvants ne se sont mĂȘme pas donnĂ© la peine de voir si leurs peaux de bique et de phoque Ă©taient amovibles ! DâemblĂ©e, ils les ont pris pour des singes. 20 juillet. JâĂ©cris de moins en moins facilement. Ce cahier ! qui devait ĂȘtre si complet ! Enfin, lâessentiel y sera consignĂ©. [Rien les 21, 22, 23, 24. Plusieurs pages remplies de calculs, de croquis malhabiles et pĂ©nibles. Le mot Marie-ThĂ©rĂšse Ă©crit de tous cĂŽtĂ©s, dans tous les sens, et dâailleurs biffĂ©. Puis un dessin qui veut certainement reprĂ©senter la jeune fille.] 25 juillet. Je sais la destination des salles vides. 26 juillet. Hier, je tremblais encore trop pour Ă©crire. Câest affreux, ce que jâai vu ! Jâai vu, tout prĂšs de moi, lĂ , un homme nu, couchĂ© Ă ma hauteur. Je voyais, imprimĂ©e dans sa chair pĂąle et frissonnante, la trace rouge des liens invisibles qui lâimmobilisaient. â Ils veulent savoir comment nous sommes faits ! â Oh ! ces estafilades soudaines ! ces plaies brusques ! ces apparitions de blessures qui sâouvraient sans quâon aperçût lâinstrument du supplice ! Et cette bouche hurlante ! Et tout le sang ! tout le sang !⊠Je nâai pas pu rester en face ; je me suis dĂ©tourné⊠Câest alors que jâai vu tous les autres qui regardaient cela, fascinĂ©s, les yeux bĂ©ants dâhorreur⊠â Mais, dans leur foule statufiĂ©e, quelque chose de noir bougea. CâĂ©tait le vieux prĂȘtre de Maxime, qui gesticulait pour attirer les regards⊠Tout le monde lâa regardĂ© alors. Le prĂȘtre faisait de grands signes de croix⊠Il agitait des bras de bĂ©nĂ©diction⊠La foule des prisonniers sâest agenouillĂ©e vers lui⊠Nos yeux ne quittaient plus ses lĂšvres qui remuaient avec un air dâĂ©loquence, qui disaient des Ă©loquences, des Ă©loquences que Maxime pouvait seul entendre⊠Le vieux prĂȘtre gardait les bras tendus en forme de croix vivante. Et il se mit Ă tourner sur lui-mĂȘme, afin que chacun de nous pĂ»t contempler le crucifix, au lieu du spectacle Ă©pouvantable qui saignait Ă cĂŽtĂ© de moi. Maxime Ă©tait livide aux pieds du vieux curĂ©. Et je le revoyais, lui, dans son laboratoire de Mirastel, couvert de sang, couvert du sang des animaux dont il voulait savoir comment il sont faits !⊠HĂ©las ! que faisons-nous des bĂȘtes ! CaĂŻn, quâas-tu fait de ton frĂšre ?⊠§ Cet homme quâon dĂ©pĂšce vivant⊠Vivant, donc dans de lâair respirable !⊠Donc les Sarvants y sont aussi dans lâair respirable !⊠Donc ils ont des sortes de scaphandres pour aller dans lâair, comme nous mettrions des scaphandres pour aller vivisĂ©quer les poissons dans leur Ă©lĂ©ment aquatique⊠§ Je ne regarde plus Ă cĂŽtĂ©. § Les Sarvants ne peuvent ĂȘtre des crĂ©atures plus grande que nous. La dimension des couloirs, la hauteur des Ă©tages, le prouvent. 27 juillet. Le malheureux ! le malheureux ! LâĂ©pouvantable torture ! On a continuĂ©. On continue⊠à lâĂ©tage plus bas, le porc a Ă©tĂ© transportĂ© dans la chambre vide qui est sous le suppliciĂ©. Il a commencĂ© de souffrir ces douleurs sans pareilles qui vont augmenter la science et la valeur des Sarvants. Des grincements fourmillent contre ma cellule ; on se presse en foule pour mieux voir lâopĂ©ration⊠28 juillet. Ce sont de petites entailles⊠de petits coups de petites lames⊠un travail minutieux, soigné⊠§ Tout en bas, une grande couleuvre est en train de souffrir⊠Et aprĂšs elle, quel animal ? Et aprĂšs lâhomme, qui ? Quelle femme ? Oh ! mon Dieu, quelle femme ? Câest Ă devenir fou ! § Le sang â ce sang quâils ne possĂšdent pas, ce liquide vital proscrit de leur anatomie â a lâair dâintriguer les Sarvants. Ils rĂ©unissent tous les sangs versĂ©s dans un mĂȘme bocal invisible, et, chose curieuse, ils ont dĂ©jĂ trouvĂ© un moyen qui les empĂȘche de se coaguler. § Une gĂ©nisse encore â blanche â paie sa dette Ă la science des Invisibles. La colonne de sang monte dans le bocal. â Lâhomme vit toujours. § Il nâest pas possible que les Sarvants connaissent ce que câest que la souffrance telle que les hommes la connaissent. â Le serpent est en tronçons. § Ainsi, dans leur classification, le serpent est tout en bas et lâoiseau tout en haut. Ils ont mis les premiers ceux qui sont capables de se rapprocher dâeux davantage et le plus facilement. Allons ! ils ne sont pas beaucoup plus intelligents que nous ! Ne lâai-je pas dĂ©jĂ dit ?. 30 juillet. Lâhomme nâest pas mort. La gĂ©nisse blanche agonise. Dans la salle opĂ©ratoire des oiseaux, une chauve-souris est moribonde. â Une chauve-souris avec les oiseaux ! 31 juillet. § Je ne dors plus je crains trop de choses. Jâai toujours la main sur mon revolver. § Cette nuit, sous la lune qui faisait briller au loin lâanneau de la mer atmosphĂ©rique, jâai assistĂ© Ă lâenlĂšvement des restes de la gĂ©nisse. On les a dirigĂ©s sur le port aĂ©rien et, de lĂ , on les a prĂ©cipitĂ©s. § Le bocal de sang est comme un fĂ»t de colonne en rubis. Ă chaque instant, des choses invisibles plongent dedans ; il y a une heure, on ne cessait de remuer ce mĂ©lange avec un agitateur ; pendant que jâĂ©cris, on en prĂ©lĂšve des fioles quâon emporte pour les Ă©tudier. Je vois sâĂ©loigner de tous cĂŽtĂ©s des rougeurs liquides de formes variĂ©es. § Donc, pour les Invisibles, nous sommes des crustacĂ©s. Ils nous pĂȘchent et nous Ă©tudient comme nous pĂȘchons et comme nous Ă©tudions ceux-ci. Mais le parallĂšle sâarrĂȘte-t-il Ă cette ressemblance ? Nous, nous mangeons les crustacĂ©s⊠et quand je pense au homard Ă lâamĂ©ricaine⊠1er aoĂ»t. Aujourdâhui⊠§ VoilĂ 16 jours depuis lâarrivĂ©e du Syl⊠que les Sarvants nâont pas fait de capture humaine. Il est plausible que les Bugistes ne sortent plus du tout, dâune part, et que, dâautre part, les Sarvants ont complĂštement renoncĂ© Ă se risquer au delĂ du fond de leur mer. § Lâhomme est mort. Ă qui le tour ? § Ă qui le tour ? 2 aoĂ»t. On poursuit la dissection des membres du misĂ©rable. Cela peut durer encore quelque temps. 3 aoĂ»t. Ils lâont jetĂ© ce matin, en plein jour. Ils ont jetĂ© ses restes Ă la mer. Et ils ont jetĂ© aussi tout le sang, sous lâempire de je ne sais quelle idĂ©e inexplicable, superstitieuse peut-ĂȘtre⊠4 aoĂ»t. Un mois que je suis ici, impuissant Ă voir ce monde baignĂ© de lumiĂšre, prisonnier de ce monde comme dâune Ă©trange nuit sans obscuritĂ©, comme dans des tĂ©nĂšbres Ă©blouissantes. § Moi qui ai tant souhaitĂ© voir Marie-ThĂ©rĂšse de plus prĂšs, je ne crains plus que ceci la voir de trop prĂšs ! § Câest une rage ils taillent tout, ils charcutent tout. Des rameaux tressaillent et perdent, une Ă une, leurs feuilles ; puis se cassent et se divisent en mille dĂ©coupures. Des pierres se fendent avec une apparente spontanĂ©itĂ©. Des oiseaux, des mammifĂšres et aussi des poissons se couvrent de balafres. â Mais la salle opĂ©ratoire des hommes est vide pour le moment. § Elle ne lâest plus. Il faut quâil y ait une Providence, jâai besoin de la remercier ; ce nâest pas Marie-ThĂ©rĂšse ! Mais je ne veux plus regarder par lĂ . 6 aoĂ»t. Raflin a succombĂ©. On lâavait remis dans une cellule sĂ©parĂ©e. Jâai la certitude quâil est mort au cours dâune expĂ©rience dâair comprimĂ©. Vraiment, la soliditĂ© de nos parois est admirable, pour rĂ©sister Ă de pareilles pressions intĂ©rieures. Rien que lâair Ă la pression terrestre devrait les faire Ă©clater, si nos caissons nâĂ©taient pas plus solides que des caissons cuirassĂ©s. Nulle pression nâĂ©quilibre Ă lâextĂ©rieur la poussĂ©e interne. Et puis, comment diable font-ils aussi pour Ă©viter la buĂ©e qui devrait se condenser Ă la surface de nos cloisons, exactement comme sur les vitres dâune chambre chaude quand il fait froid dehors ?⊠MystĂšre. 7 aoĂ»t. Le cadavre de Raflin a disparu, mais je ne lâai pas vu jeter Ă la mer. 3 femmes et 1 homme mon voisin anglais sont morts Ă©galement, â je ne sais pas pourquoi. Jâai vu prĂ©cipiter lâAnglais et 2 des femmes. Lâautre, oĂč ? 8 aoĂ»t. Il est certain que les cadavres ne les intĂ©ressent pas. La vie les attire par-dessus tout. Ils jettent les dĂ©funts avec leurs vĂȘtements, sans plus sâen soucier. Cependant, lorsquâune bĂȘte pĂ©rit, jâignore ce quâils font dâelle. â Les animaux vivants, il en arrive toujours. Mais plus dâhommes. 10 aoĂ»t. Rien de neuf ; toujours les mĂȘmes horreurs. § Jâai rĂ©aperçu la chevelure blonde, et plus tard jâai revu la robe grise. Lâune ou lâautre appartient Ă Marie-ThĂ©rĂšse, sans doute, mais pas les deux ; elles ne sont pas Ă la mĂȘme place. Ă moins quâon lâait changĂ©e de cellule entre mes deux observations. Quâelle doit ĂȘtre seule et triste ! 11 aoĂ»t. ĂvĂ©nement pour la premiĂšre fois un prisonnier a Ă©tĂ© redescendu Ă terre. Et câest Maxime ! â Dans quel but ? Il avait lâair dâun condamnĂ©, quand on lâa saisi. Sa plongĂ©e fut vertigineuse. Il Ă©tait de trĂšs bonne heure. 8 heures du soir. â Maxime pas revenu. § Il y a une femme qui ne cesse de rire⊠Folie ? 12 aoĂ»t. Maxime pas rentrĂ©. Et pourtant, cette nuit, les pĂȘcheurs invisibles ont ramenĂ© des animaux. Donc, â comme je suis assurĂ© quâil nây a quâun seul sous-aĂ©rien, un seul aĂ©roscaphe, â câest que ledit aĂ©roscaphe est remontĂ© sans Maxime. Or, si les Sarvants lâont abandonnĂ©, câest quâil nâest plus quâun de ces cadavres quâils dĂ©daignent. â Maxime mort ! Que sâest-il passĂ© ? 13 aoĂ»t. Ce matin, ni animaux, ni pierres, ni plantes, ni hommes. Cela nâest jamais arrivĂ©. Quâest-ce donc ? § Le hasard aurait pu me faire choisir au lieu de Maxime, et alors jâaurais bien trouvĂ© le moyen de remettre le cahier Ă quelquâun. Quand on ne lâaurait dĂ©couvert que sur mon corps inanimé⊠11 heures. â On nous a donnĂ© moins dâeau que dâhabitude et la salade nâĂ©tait guĂšre fraĂźche. 2 heures. â Ă la fin, ils mâagacent, ces Sarvants ! Ils ne savent pas de quoi je suis capable⊠Je vais leur coller⊠Je vais leur faire une sale farce⊠Je vais⊠[ Ces trois derniĂšres lignes, dâune Ă©criture incohĂ©rente, sont effacĂ©es, â mal, puisquâon peut encore les restituer. Suivent encore dâautres lignes, celles-lĂ complĂštement oblitĂ©rĂ©es. Puis sept feuillets arrachĂ©s. Puis quinze lignes masquĂ©es de hachures. Donc, du 13 au 24, rien. Et enfin ceci ] 24 aoĂ»t. Jâai supprimĂ© toutes les dĂ©mences que jâavais tracĂ©es. Pendant 10 jours on sâest livrĂ© sur moi aux plus cruelles expĂ©riences. Sans mâextraire de ma cellule, on mâa soumis Ă toutes les pressions, toutes les dĂ©pressions, tous les mĂ©langes de gaz. Jâai passĂ© de lâexcitation la plus effrĂ©nĂ©e Ă lâabattement le plus prostrĂ© jâai respirĂ© de lâair suroxygĂ©nĂ©, surazotĂ©. Ils mâont aussi fourrĂ© du protoxyde dâazote, ça jâen suis sĂ»r pendant une heure je nâai pu mâempĂȘcher de rire, et jâai compris pourquoi cette femme riait tant lâautre fois. Ă un moment, je me rappelle que jâai voulu crever ma prison avec une balle de revolver â mais la balle sâest aplatie contre le mur invisible â puis arrĂȘter les clapets au moyen de mon couteau. Aussi me suis-je fait confisquer ces deux armes. Les grincements nâarrĂȘtaient pas de se faire entendre⊠Enfin, câest fini ! Jâen suis revenu !⊠Heureusement ! Et le cahier, alors ! On mâaurait jetĂ© Ă la mer sans lui !⊠Les lĂ©gumes quâon nous donne sont pourris et lâeau que nous buvons sent mauvais. Le niveau de la citerne baisse. En rapprochant ces faits du fait quâaucune proie nâa Ă©tĂ© capturĂ©e depuis le 12, il est aisĂ© de dĂ©duire que le bateau de ravitaillement sâest perdu. LâaĂ©roscaphe a naufragĂ©. Je ne trouve pas de meilleure explication. 25 aoĂ»t. Je me demande si ce nâest pas une hallucination due Ă quelque nouvelle expĂ©rience dont je ne mâapercevais pas â en bas, Ă 20 mĂštres de la façade de lâaĂ©rarium et Ă la hauteur du rez-de-chaussĂ©e, seul dans lâespace et immobile comme une statue Raflin !⊠feu Raflin, que jâai vu mourir !⊠Mais quelle est cette femme rigide qui sort de dessous la pĂ©piniĂšre et sâavance vers Raflin ?⊠Oh ! câest une des femmes qui sont mortes en mĂȘme temps que lui⊠La voilĂ immobile prĂšs de lui⊠Et â cela ne peut ĂȘtre quâune illusion, oui, oui ! â et tous ces animaux raides, figĂ©s, qui sortent du mĂȘme endroit, en procession, et qui vont se ranger non loin du couple, de lâhorrible couple humain !⊠Ma jumelle !⊠Non, ce nâest pas un mirage de fiĂšvre. Ce sont des crĂ©atures empaillĂ©es, bourrĂ©es avec je ne sais quoi dâinvisible. Les Sarvants ont naturalisĂ© un Ă©chantillon de chaque modĂšle terrien ! Il y a un atelier de taxidermie dans les sous-sols de lâaĂ©rarium !⊠[Les 26, 27, 28 et 29 aoĂ»t, Robert Collin sâest abstenu de coucher ses impressions sur le cahier rouge.] 30 aoĂ»t. Depuis 4 jours, je sens ma raison chanceler. Du reste, câest Ă peine si je puis tenir le crayon. Si je veux que ce journal soit raisonnable et quâil serve Ă quelque chose, il est temps dâaviser. § Lâeau est meilleure, mais ce nâest plus la mĂȘme. Les Sarvants doivent lâobtenir dâune autre façon. Les lĂ©gumes, maintenant, sont assez frais, parce quâon commence Ă rĂ©colter ceux de la plantation. § Beaucoup de vides parmi les hommes. § LâaĂ©rarium nâest rien en abomination auprĂšs de ce macabre musĂ©e dâen face â de lâautre cĂŽtĂ© de la rue, qui sait ? â ce lugubre musĂ©um dâocĂ©anographie aĂ©rienne, annexe de lâInstitut oĂč nous sommes. Avec ses vitrines invisibles, ses momies, il ressemble encore davantage Ă quelque salon de cires forain ! Si je vivais mille ans, toute ma vie je reverrais cet homme et cette femme empaillĂ©s⊠31 aoĂ»t. Il importe que mon journal â qui contient Ă prĂ©sent toutes les indications nĂ©cessaires â parvienne sans dĂ©lai Ă M. Le Tellier ou Ă quelque autre capable dâen tirer parti. Si lâon me vivisĂšque, si lâon me dissĂšque seulement, le cahier sera perdu. Si je reste, idem. Si lâon mâasphyxie avant que jâaie pris mes prĂ©cautions, idem. Mais si je meurs dans ma cellule, ayant sous mes habits le cahier rouge, on me prĂ©cipitera tel quel. Câest la seule façon dont je puisse ĂȘtre utile Ă Marie-ThĂ©rĂšse. § Je nâai plus de couteau ; je nâai rien qui puisse me servir Ă bloquer les clapets. Je dois donc les maintenir moi-mĂȘme. 1er septembre. Jâai lĂąchement hĂ©sitĂ© toute la nuit. Quoi ! jâabandonnerais ici Marie-ThĂ©rĂšse ! Et je lâabandonnerais pour toujours !⊠Câest aussi une mort Ă©pouvantable⊠Il y a encore ce passage dans le vide, qui va dĂ©former mon pauvre corpsâŠ, et cette chute Ă laquelle on ne peut penser sans frĂ©mir, mĂȘme pour son cadavre !⊠Marie-ThĂ©rĂšse ! si je pouvais revoir encore une fois ne serait-ce que votre chevelure blonde ou le bas de votre robe grise !⊠Mais voilĂ longtemps que je nâai vu ici ceux que je connais. On les a remis Ă leur place primitive, derriĂšre cette muraille humaine. Je ne reverrai pas Marie-ThĂ©rĂšse. 2 septembre. Jâattacherai le cahier sous ma chemise, bien sanglĂ© avec ma ceinture. 6 heures du soir. â Il y a eu trop de grincements. Jâai eu peur dâĂȘtre guettĂ©, arrĂȘtĂ© dans ma tĂąche, et mis dans lâimpossibilitĂ© de recommencer. § Le givre se verra tout de suite, dĂšs le dĂ©but, puisque lâair chaud nâarrivera plus. Pourvu que les Sarvants⊠8 septembre. Il nây a aucun grincement. Les empaillĂ©s, lĂ -bas oscillent, virevoltent. Il est bien Ă©vident quâon les manie. Il est mĂȘme possible quâon les inaugure, car les Sarvants paraissent avoir dĂ©sertĂ© lâaĂ©rarium. Les malheureux que lâon tourmentait de cent maniĂšres diffĂ©rentes ont du rĂ©pit. Nos bourreaux se sont portĂ©s en foule vers la galerie dâen face. â Câest lâheure. â Je vais boucher les tubes des clapets avec lâĂ©toffe de mes vĂȘtements et jâappuierai de tout mon poids. Je nâĂ©cris pas dâadieux, le temps presse et je nâai pas besoin de mâattendrir. Je vais attacher le cahier sur ma poitrine. » [Suivent soixante-six pages blanches.] xivLâĂpave de lâAir Messieurs !⊠citoyens !⊠mes amis !⊠je vous supplie dâattendre ! » sâĂ©cria M. Le Tellier. Il se jeta au-devant des ouvriers mĂ©tallurgistes qui, dâune poussĂ©e, avaient rompu le cercle. Le compagnon Virachol, dit Gargantua, le ferronnier de France qui dĂ©place le plus gros volume dâair, sâavançait Ă leur tĂȘte en jouant de son levier comme dâune canne de tambour-major. â Assez de boniments, mon astrologue ! » dit-il. Moi, sâpas, jâcomprends quâune chose câest quâil y a des frangins Ă dĂ©livrer. On les entend qui grattent⊠Allons-y, mes poteaux ! Rentres-y dedans ! » â ArrĂȘtez ! Au nom de votre vie, arrĂȘtez ! ou je vous fais expulser sur-le-champ ! Et Ă©coutez-moi. Si je vous ai gardĂ©s prĂšs de nous, au lieu de vous faire reconduire Ă votre chantier par la troupe, câest que je considĂšre vos aptitudes spĂ©ciales comme pouvant nous ĂȘtre trĂšs utiles. Mais jâexige de vous une discipline rigoureuse. Ă la premiĂšre incartade bonsoir ! Jâentends que vous vous laissiez guider dans votre travail par les savants et les officiers qui mâentourent, et je leur demande vis-Ă -vis de moi la mĂȘme soumission. Pour la minute, Ă©coutez-moi. Approchez-vous, les gardes et les pompiers ! â et ne vous prĂ©occupez pas de ces grincements, nom de nom !⊠» Lâastronome accĂ©lĂ©ra son dĂ©bit â Messieurs, vous devez maintenant mâapprouver dâavoir pris connaissance du journal de M. Collin avant de toucher Ă ce corps invisible. GrĂące Ă mon regrettĂ© secrĂ©taire, qui a si bien dĂ©duit du connu lâinconnu, voilĂ que nous savons Ă quel engin nous avons affaire. Il ne sâagit pas dâune machine venue des astres, comme le bruit en court, mais dâun appareil tombĂ© dâune terre invisible, supĂ©rieure Ă la nĂŽtre et qui fait partie de notre planĂšte ; ce nâest pas un uranoscaphe, ni un Ă©thĂ©roscaphe, câest tout bonnement un aĂ©roscaphe. Câest un sous-aĂ©rien, qui voguait parmi lâair comme nos sous-marins naviguent au sein de lâeau ; et ceci accentue encore la ressemblance si souvent remarquĂ©e entre les navigations aĂ©rienne et sous-marine, de mĂȘme quâentre lâair, type populaire des gaz, et lâeau, type populaire des liquides. » Ce bateau invisible a Ă©tĂ© frĂ©tĂ© par un peuple inconnu, invisible, superaĂ©rien. Sans aucun doute, il est montĂ© par dâinvisibles matelots. On peut affirmer, de plus, quâil fut armĂ© pour la prospection des bas-fonds sous-aĂ©riens autrement dit notre sol et dans le but de faire ce qui est pour nos voisins dâen dessus de lâocĂ©anographie ». Si vous comparez cela aux Ă©tudes de S. A. S. le prince de Monaco, vous direz avec moi que cette embarcation, dont la forme rappelle nos submersibles plus encore que nos dirigeables, est une Princesse-Alice invisible et submersible, un yacht plongeur destinĂ© Ă la pĂȘche au fond de la mer, â une Princesse-Alice et un Nautilus tout ensemble. Nous ne possĂ©dons rien dâanalogue⊠» â Pardon, monsieur ! » rĂ©futa vivement un capitaine de frĂ©gate qui Ă©coutait de toutes ses oreilles. Il existe un sous-marin pour la pĂȘche aux Ă©ponges. Câest un prĂȘtre qui lâa inventĂ©. Cela fonctionne dans la perfection. » â Les Sarvants ne sont donc pas des novateurs aussi originaux que je le croyais », reprit M. Le Tellier. Cependant, ils ont oubliĂ© dâĂȘtre bĂȘtes ; car, Ă©tant donnĂ© lâĂ©vidente lĂ©gĂšretĂ© spĂ©cifique de leur substance constitutive, ils avaient Ă surmonter de singuliĂšres difficultĂ©s pour descendre au fond de lâatmosphĂšre, Ă cinquante kilomĂštres au-dessous du niveau de leur mer. Supposez des hommes naturels voulant plonger au fond dâun ocĂ©an dâeau de cinquante mille mĂštres ! Les Sarvants ont eu autant de peine Ă descendre jusquâĂ nous que nous en aurions Ă monter jusquâĂ eux⊠La matiĂšre de leur vaisseau doit ĂȘtre Ă celle de leurs individus comme le plomb est Ă notre chair⊠» Les malheureux, dâailleurs, ont payĂ© leur audace dâune catastrophe. Ce sont des martyrs de la Science que nous avons lĂ prĂšs de nous. Car â messieurs, Ă©coutez-moi, ceci est de la plus haute importance pour le succĂšs des travaux que nous allons entreprendre â M. Robert Collin lâavait admirablement soupçonnĂ© nous assistons Ă lâĂ©pilogue dâun drame pareil Ă ceux du Lutin, du Farfadet et du PluviĂŽse, que nous nous rappelons tous et qui endeuillĂšrent la marine française. » Au cours dâune plongĂ©e effectuĂ©e le 12 aoĂ»t par cet aĂ©roscaphe, â par ce sous-marin de lâair, â un dĂ©traquement se produisit dans son organisme, Ă un instant oĂč il se trouvait encore dans les rĂ©gions les plus Ă©levĂ©es de lâatmosphĂšre ocĂ©ane. Ă partir de ce jour-lĂ , il sâest enfoncĂ© lentement, et, lentement poussĂ©e par le vent du sud-est qui souffla jusquâĂ mercredi, lâĂ©pave de lâAir est enfin venue sâĂ©chouer Ă Paris, au bout de trois semaines dâun engloutissement ininterrompu. Câest donc un naufrage, et qui serait terrifiant, si les naufragĂ©s nâĂ©taient pas les ennemis fĂ©roces de lâhumanitĂ©. Vous entendez, M. Virachol ? » Tout porte Ă croire que plusieurs des matelots mystĂ©rieux vivent encore. Ces grincements font foi de leur activitĂ©. De mĂȘme que lâĂ©quipage du Lutin ou du Farfadet vĂ©cut de longues heures au fond de lâeau dans sa provision dâair, de mĂȘme lâĂ©quipage de lâaĂ©roscaphe survit au fond de lâair dans sa provision de vide, â celle-ci plus inĂ©puisable sans doute que celle-lĂ , puisque nulle respiration ne saurait la dĂ©penser et que, selon moi, les Invisibles doivent ĂȘtre exempts de poumons comme ils sont privĂ©s de cĆur. » Oui, me fondant sur les rĂ©vĂ©lations du journal de M. Collin, jâaffirme que câest un naufrage. Point capital, messieurs. Car ainsi, nous nâavons pas Ă redouter que cette descente de lâaĂ©roscaphe soit une ruse ourdie contre nous. Il en rĂ©sulte que nous sommes les maĂźtres de lâheure. Nous pouvons agir, mais avec la plus extrĂȘme prudence. » Il y a lĂ dedans des ĂȘtres du vide qui ne sont pas morts. Donc lĂ dedans il y a encore du vide ; lâair â dont lâinfiltration a provoquĂ© la descente â nâa pas tout envahi, loin de lĂ . Ceci nous donnera du mal. Sans compter que cette substance si dure⊠Enfin, pour faciliter notre tĂąche et notre intelligence de la question, supposons, nâest-ce pas, que nous allons manier une chose coulĂ©e Ă fond dans la mer. Car on peut appliquer aux corps plongĂ©s dans lâair tout ce quâon dit des corps plongĂ©s dans lâeau, et ici notamment toutes proportions se trouvent gardĂ©es. â MĂ©fiez-vous aussi des tours que pourrait vous jouer lâinvisibilitĂ©. Somme toute, sous ce rapport, ce qui se passe est lâopposĂ© de ce que raconte le cahier rouge au lieu dâĂȘtre la rĂ©union de quelques personnes exceptionnellement visibles dans un monde invisible, câest un objet exceptionnellement invisible dans un monde visible. » M. Virachol, de la patience ! et de la prudence ! Ne risquons pas notre belle vie pour extraire de lĂ deux ou trois brutes qui succomberont dĂšs quâelles seront Ă lâair. Câest cela que vous ne comprendrez jamais ! Comme des poissons, M. Virachol ! comme des poissons ! Y ĂȘtes vous ?⊠» Et maintenant, quâon veuille bien suivre mes instructions. » Ici commence vraiment lâinĂ©narrable dĂ©couverte de lâaĂ©roscaphe. Sous la direction de M. Le Tellier, Ă qui le duc dâAgnĂšs servait de secrĂ©taire, chacun sâingĂ©nia de son mieux Ă se procurer de la chose un spectacle tactile. M. dâAgnĂšs notait scrupuleusement les trouvailles de M. Le Tellier. On apporta des Ă©chelles qui furent dressĂ©es contre lâinvisible. Elles avaient lâair dâĂ©chelles magiques, penchĂ©es en Ă©quilibre instable. Ceux qui les employĂšrent semblaient de merveilleux acrobates se jouant de la pesanteur au point de lâannuler. Parvenus Ă cinq mĂštres du sol, ils prenaient pied Ă mĂȘme le nĂ©ant, puis, avec mille prĂ©cautions, ils sâavançaient au milieu de lâair, comme des dieux novices. Quelques-uns marchaient ; on voyait leurs semelles par-dessous. La plupart abordaient Ă quatre pattes et continuaient ainsi. Tous admiraient la difficultĂ© de se tenir debout sur cette plate-forme cependant unie et rĂ©sistante, uniquement parce quâelle Ă©tait invisible. On mesura strictement le sous-aĂ©rien. Il avait 5 mĂštres 8 centimĂštres de haut sur 40 mĂštres 10 centimĂštres de long. Le contact ne rĂ©vĂ©lait quâune surface glacĂ©e aux deux sens du mot les uns parlaient de marbre, les autres citaient lâacier ou le verre, sans joints, sans rivets ni boulons, comme si cette coque eĂ»t Ă©tĂ© ciselĂ©e dâune seule piĂšce dans un pain colossal de matiĂšre invisible. La formidable collision du carrefour Louis-le-Grand ne lâavait pas seulement cabossĂ©e. â Sur les cĂŽtĂ©s, on reconnut deux files de ronds creux, simulant deux rangĂ©es dâassiettes Ă soupe. M. Monbardeau soutint que câĂ©taient des hublots, et il affola tout le monde avec lâidĂ©e de visages possibles installĂ©s Ă ces Ćils-de-bĆuf, grimaçant, regardant lâassemblĂ©e dâune maniĂšre effroyable, et grinçant des dents de cette façon exaspĂ©rante qui nâen finissait pas. M. Le Tellier lui dit que, justement, il Ă©tait nĂ©cessaire que les Sarvants grinçassent contre le bordage pour pouvoir se faire entendre, vu quâils Ă©taient dans le vide. Au mĂȘme instant, on relevait sur le plateau horizontal de lâaĂ©roscaphe, suivant la ligne mĂ©diane, cinq disques successifs, Ă peine saillants. Celui du milieu comptait 4 mĂštres de diamĂštre, les autres 50 centimĂštres seulement. Chacun voulut les palper. On fut dâaccord ce devaient ĂȘtre des couvercles, des panneaux obturant des Ă©coutilles. Cependant un groupe animĂ© se tenait Ă lâarriĂšre et garnissait plusieurs Ă©chelles doubles serrĂ©es les unes contre les autres. LâhĂ©lice invisible en Ă©tait la cause. Son axe la tenait Ă 2 m. 50 de terre. On la faisait tourner Ă la main facilement, sans aucun bruit, â ce qui prouvait que les rouages de la machinerie fonctionnaient encore dans le vide. Cette hĂ©lice faisait lâĂ©tonnement du duc dâAgnĂšs. Courte et large, savamment volutĂ©e, multiple, mobile, gauchissable, pareille Ă quelque tronçon de tire-bouchon hirsute et dĂ©chiquetĂ©, câĂ©tait en somme une vis dâArchimĂšde supĂ©rieurement perfectionnĂ©e. Inutile de chercher ailleurs la sirĂšne involontaire qui bourdonnait son chant doux et sombre dans les nuits dâĂ©pouvante, â le ventilateur dont le vent sâajoutait Ă celui du passage de lâaĂ©roscaphe pour remuer les arbres et pour faire tourner sur elle-mĂȘme la girouette de Mirastel, quand le sous-aĂ©rien dĂ©crivait tout autour ses spirales dâapproche. Les hommes de science venaient, un par un, tripoter lâincomparable propulseur ; si bien que lâun deux, â M. Martin-Dubois, de lâInstitut, â se sentit rudement calottĂ© par lâune des pales, tandis quâun de ses collĂšgues faisait marcher lâhĂ©lice. En prĂ©sence de cet accident, M. Le Tellier rĂ©solut dâattĂ©nuer dans la mesure du possible les inconvĂ©nients de lâinvisibilitĂ© en opĂ©rant la dĂ©limitation de lâaĂ©roscaphe. Provisoirement, il le fit cercler de cordes â celles-lĂ mĂȘmes qui avaient servi Ă lâapporter. On eut alors sous les yeux une carcasse extraordinaire qui ressemblait mal au squelette dâune baleine imitĂ© avec de la ficelle, â un squelette oĂč il nây avait que des cĂŽtes, une cage thoracique de chanvre, en forme de cigare Ă©quarri par le milieu. Autour de lâhĂ©lice, on planta des perches. Puis, Ă la grande satisfaction de Gargantua, on attaqua les couvercles. Il faisait chaud ; les ouvriers se mirent le torse nu. â Pas trop tĂŽt ! » grommelait Virachol. Il a dit que câĂ©tait kif-kif le Lutin. Alors, moi, jâavais un aminche quartier-maĂźtre dans le Lutin⊠» Et il ne pouvait se reprĂ©senter que si lâaĂ©roscaphe avait contenu des aminches », il les aurait vus, Ă travers cette enveloppe ultra-diaphane, aussi nettement quâil voyait sâĂ©panouir devant lui son gros ventre pantagruĂ©lique, dĂ©jĂ tout ruisselant dâune sueur anticipĂ©e. Les couvercles rĂ©sistaient aux pinces. Les pics sonnĂšrent et sâĂ©moussĂšrent sur la substance qui avait aplati la balle de Robert Collin et subi sans flĂ©chir deux torrents inverses dâautomobiles. Une Ă©motion bizarre Ă©treignait les spectateurs dans quelques minutes ils allaient savoir ce quâĂ©taient les Sarvants ! La derniĂšre Ă©nigme allait se rĂ©soudre ; le dernier voile de lâIsis monstrueuse Ă©tait sur le point de tomber. Mais les Ă©coutilles refusaient de sâouvrir, et lâincommoditĂ© de les dĂ©boucher sâaccroissait encore de ce que M. Le Tellier avait dĂ©fendu de sâen approcher Ă moins dâun mĂštre, par crainte du vide, au cas dâune brusque perforation. Les travaux de lâarriĂšre-Grand-Palais nĂ©cessitaient lâemploi dâun treuil Ă vapeur ; on lâamena. Mais, accrochĂ© au couvercle de poupe, il enleva lâaĂ©roscaphe tout entier, malgrĂ© le contrepoids de cent hommes pendus aux cordages. Le vide, sous les panneaux, les maintenait collĂ©s par lâĂ©norme pesĂ©e de lâatmosphĂšre. En dĂ©finitive, câĂ©tait lĂ une variante de ces bons vieux hĂ©misphĂšres de Magdebourg, Ă qui tout Ă©colier garde un souvenir attendri. Le treuil fut remisĂ©. M. Le Tellier monta sur lâaĂ©roscaphe pour tĂąter Ă nouveau les couvercles invincibles. Une suite nombreuse lây rejoignit. â Et câest maintenant quâon va savoir ce quâil advint de Virachol. Hors de lui, rĂ©voltĂ© dans son humanitarisme ingĂ©nu par les lenteurs du sauvetage », il embaucha ses camarades pour lâexĂ©cution dâun funeste projet. â Il avait reconnu que les grincements provenaient dâun endroit du sous-aĂ©rien situĂ© dans le bas et Ă lâavant. Il rĂ©solut dâattaquer lĂ , directement, et de saborder le navire, afin de donner de lâair » aux naufragĂ©s ! Pendant que les couvercles dĂ©tournaient lâattention, Virachol repĂ©ra les grincements juste au dernier hublot » du cĂŽtĂ© de la proue. Ensuite, il essaya de tracer sur lâaĂ©roscaphe invisible une circonfĂ©rence Ă la craie, pour que lâon pĂ»t diriger toujours au mĂȘme point les coups de la perforatrice. Mais la craie ne marquait ni sur le hublot » ni sur la carĂšne. Alors il plia son mĂštre en figure de pentagone et le fit tenir par un compagnon, Ă la bonne place, entre deux cordages. Ils Ă©taient huit Ă soutenir le grand levier pointu de Virachol-Gargantua. Un moment, ils le balancĂšrent en cadence, et, piquant droit dans le pentagone, ils frappĂšrent. Le bĂ©lier rebondit⊠Les chocs sonnaient avec la rĂ©gularitĂ© dâun pendule et le timbre dâune cloche. Au premier heurt, lâastronome avait tout devinĂ©. â EmpĂȘchez-les ! » ordonna-t-il du haut de la plate-forme. Vite ! Câest fou ! EmpĂȘchez-les donc ! Le vide ! Le vide⊠» Gargantua soufflait, ahanait et graillonnait â Hardi, bon Dieu ! Magne-toi, la coterie ! » Il Ă©tait en avant des autres et poussait le levier, de toute sa lourdeur phĂ©nomĂ©nale, suant, rougeoyant, exhalant des onomatopĂ©es sauvages. â Finissez donc ! » implorait M. Le Tellier se hĂątant de descendre. Vous allez vous faire⊠» Mais il Ă©tait trop tard. On entendit un coup de sifflet prodigieux, bref, acĂ©rĂ©, assourdissant ; il fut suivi dâune sonoritĂ© mate, flasque â et dâun cri perçant. Virachol avait lĂąchĂ© sa pince et faisait des gestes nouveaux. On jugea sans hĂ©sitation quâil Ă©tait appliquĂ© au sous-aĂ©rien. Vainement il sâarc-boutait, vainement ses amis affolĂ©s le tiraient en arriĂšre, â le dĂ©sespĂ©rĂ© ne pouvait plus partir, et il regardait avec effroi son ventre abusif oĂč tout Ă coup une excroissance congestionnĂ©e sâĂ©tait mise Ă pousser. Un attroupement se concentra vers lui. M. Le Tellier calma les esprits â Ne le tirez pas, câest inutile. » â Les Sarvants le tiennent ! » dit quelquâun. â Mais non », rĂ©pliqua vertement lâastronome. Câest le vide, et pas autre chose. » Les ouvriers expliquaient lâaventure â Subito, la pince nous a Ă©chappĂ©. On aurait dit quâelle avait de la volontĂ© pour ficher le camp⊠Il y a eu le sifflet, et Gargantua sâest plaquĂ© dans lâair comme sâil avait voulu suivre la pince ! » En effet, chacun pouvait contempler la grosse barre de fer Ă lâintĂ©rieur du bateau. Elle semblait ĂȘtre perpĂ©tuellement sur le point de tomber, soutenue quâelle Ă©tait par lâinvisible face opposĂ©e. AussitĂŽt quâelle avait eu percĂ© le flanc de lâaĂ©roscaphe, le vide lâavait bue avec aviditĂ©, ou, si lâon aime mieux, lâair rentrant lâavait entraĂźnĂ©e, puis il avait aspirĂ© Gargantua qui, Ă cette heure, aveuglait de son propre abdomen la voie dâair ainsi pratiquĂ©e. Sa chair Ă©lastique se trouvait sucĂ©e par la ventouse formidable ; lâappendice apoplectique sâallongeait, se gonflait et saignait. On pouvait craindre, semblait-il, que lâhomme tout entier finĂźt par sâintroduire dans ce petit trou⊠Virachol Ă©perdu tira son couteau ; il prĂ©fĂ©rait se couper un morceau de panse, plutĂŽt que dâadhĂ©rer une minute de plus au suçoir du gigantesque poulpe artificiel⊠M. Le Tellier lâen empĂȘcha â Il faut simplement faire entrer de lâair dans cette chambre vide. » DĂ©jĂ un autre bĂ©lier battait la carĂšne sonore. Les gaillards qui le manĆuvraient sâĂ©taient passĂ© des cĂąbles autour de la ceinture, et des pompiers, au nombre de cinquante, les retenaient. Le second bĂ©lier partit comme le prĂ©cĂ©dent ; mais aucun homme ne fut ventousĂ©, en dĂ©pit du courant dâair qui siffla plus bruyamment quâun steamer en dĂ©tresse. Virachol put se dĂ©gager. On lâemporta sans connaissance. Les grincements avaient cessĂ©. â Morts ! » chuchota M. Le Tellier Ă lâoreille du duc dâAgnĂšs. Les matelots invisibles sont morts noyĂ©s dans lâair. » â Alors, il nây a plus de vide dans le sous-aĂ©rien ? » â Oh ! oh ! que si. Nous nâavons fait rentrer lâair que dans un seul compartiment ; le coup de sifflet nâa pas assez durĂ© pour quâon puisse supposer le contraire. Pardieu ! aprĂšs tout, je vais faire dĂ©foncer les couvercles purement et simplement. Le vide nous y aidera. Tant pis pour les dĂ©gĂąts ! Jâaurais prĂ©fĂ©rĂ© les ouvrir⊠» Autour du couvercle de poupe, six ferronniers athlĂ©tiques levĂšrent ensemble six merlins Ă long manche, de vint kilogs chacun, et, jaquemarts visibles dâune cloche invisible, commencĂšrent Ă frapper lâair retentissant. Pendant quâils martelaient, le duc dâAgnĂšs prit Ă lâĂ©cart M. Le Tellier â Je vais vous paraĂźtre stupide⊠Mais, lâinvisibilitĂ© ?⊠Je ne comprends pas encore⊠Et beaucoup de gens sont logĂ©s Ă la mĂȘme enseigne, qui nâosent pas lâavouer⊠Robert Collin avait lâair de trouver tout naturel quâil existĂąt des mondes invisibles, des ĂȘtres invisibles⊠» M. Le Tellier rĂ©pondit â De toute antiquitĂ©, les hommes ont admis quâil pĂ»t y avoir des corps invisibles. Les dieux du paganisme se cachaient aux yeux des mortels ; on leur prĂȘtait cette facultĂ© olympienne de lâaorasie, qui nâest autre que lâinvisibilitĂ©. Une lĂ©gende millĂ©naire, reprise par La Fontaine dans Le Roi Candaule, nous apprend lâhistoire de GygĂšs, le berger devenu roi grĂące Ă lâanneau qui le rendait invisible. Jâai souvenir aussi de certain turban des Mille et une Nuits quâil suffisait de coiffer pour disparaĂźtre⊠» â Mythologie ! Fable ! LittĂ©rature ! » â Certes. â Mais ne sommes-nous pas entourĂ©s de choses invisibles ? RĂ©elles mais invisibles ? LâĂ©nergie, le son, lâodeur, lâair qui nous baigne, â le vent, que vous savez si bien ĂȘtre invisible que vous employez sur votre aĂ©roplane un dispositif agencĂ© pour le rendre visible ?⊠Vous reconnaissez que voilĂ des choses invisibles ! Eh bien, cela suffit Ă dĂ©pouiller de toute dĂ©raison la conjecture de mondes invisibles qui ne seraient formĂ©s que de ces choses-là ⊠» â Oui donc des choses, mais des ĂȘtres ? » â Oh ! des ĂȘtres ! Voyons quâest-ce quâun ĂȘtre ? Allons aussi loin que possible quâest-ce quâun homme ? Une Ăąme et un corps. Parfait. Mais lâĂąme, elle, est toujours invisible ; vous nâavez jamais vu dâĂąme se promener toute seule, nâest-ce pas ? Bien. Pour le corps, abstraction faite de lâĂąme, â mon Dieu, le corps nâest quâune certaine quantitĂ© de matiĂšre ni plus ni moins estimable quâune certaine quantitĂ© dâatmosphĂšre ; et, partant, je ne vois pas pourquoi lâon refuserait Ă lâune nâimporte quelle propriĂ©tĂ© que lâon accorde Ă lâautre, fĂ»t-ce la propriĂ©tĂ© dâĂȘtre optiquement imperceptible⊠Car⊠» Car, ne lâoublions pas, lâinvisibilitĂ© ce nâest que cela ; câest la qualitĂ© de ce qui nâimpressionne pas notre rĂ©tine. Pour un corps, il nâest donc pas plus extraordinaire dâĂȘtre invisible que dâĂȘtre inodore ou insapide. Il ne faut donc pas nous Ă©tonner que tel objet soit invisible, quand nous admettons sans difficultĂ© quâil ne sent rien ou quâil laisse le goĂ»t indiffĂ©rent. Estimez-vous prodigieux de nâentendre point glisser les nuages ? Alors, pourquoi ĂȘtes-vous surpris de ne voir point passer les Sarvants ? Pourquoi, vous qui admettez des choses impalpables, reconnaissez-vous Ă contre-cĆur et avec stupĂ©faction lâexistence de choses invisibles ? » Notre Ă©merveillement en prĂ©sence du PĂ©ril Bleu provient de ce que ces corps invisibles nouvellement rĂ©vĂ©lĂ©s sont solides, et que lâinvisibilitĂ© et la soliditĂ© sont deux qualitĂ©s de la matiĂšre qui ne se trouvent pas rĂ©unies dans les conditions habituelles oĂč sâexercent notre vue et notre toucher. â Cependant ! Cependant, mĂȘme avant notre premier contact avec le monde invisible, nous avons assistĂ© dĂ©jĂ Ă la rencontre de ces deux qualitĂ©s dans un mĂȘme objet. Un corps solide, animĂ© dâun mouvement rapide, ne se voit plus un projectile dans sa trajectoire, une hĂ©lice qui tourne Ă lâabri du soleil. Et, autre exemple fort diffĂ©rent de solide invisible un vase de cristal incolore plongĂ© dans une eau pure qui a le mĂȘme indice de rĂ©fraction. â Incolore, ai-je dit. Mais une chose incolore est dĂ©jĂ invisible, et vous avez sans doute admirĂ© des panneaux de glace si incolores, si aĂ©riens sous le rapport visuel, que les fenĂȘtres quâils closent semblent toujours grandes ouvertes. » Or, remarquez, je vous prie, que, de toutes ces substances dont nous parlons, quelques-unes au moins sont aussi importantes dans lâunivers que lâargile pĂ©rissable de notre corps. » â Nâimporte ! » repartit le duc dâAgnĂšs, instinctivement, on est tentĂ© de nier la rĂ©alitĂ© de ce qui est invisible. » â Eh oui parce que la vue est celui de nos sens qui a le plus vaste domaine ; câest le sens que nous disons principal, et voilĂ pourquoi vous contestez lâexistence des choses quâil nâapprĂ©cie en aucune façon. Mais imaginez un ĂȘtre qui ne serait douĂ© que dâun sens unique, lâodorat par exemple un tel ĂȘtre nâest pas absurde, il doit se trouver dans la multitude des crĂ©atures, et songez alors Ă lâinfinitĂ© de choses dont il nierait lâexistence ! Toutes les choses inodores ! Cet aveugle dĂ©mentirait la rĂ©alitĂ© de toutes les choses visibles qui nâauraient pas de parfum !⊠» Nous lui ressemblons. Vis-Ă -vis de lâarĂ©roscaphe, des Sarvants et du monde superaĂ©rien, nous sommes ainsi que des aveugles. Depuis le commencement de la vie, nous avons jouĂ© avec les Sarvants un jeu de colin-maillard terrifiant, â et câest nous qui avions le bandeau sur les yeux ! Ce ne sont pas, dâailleurs, les seuls ennemis invisibles que nous ayons depuis si longtemps. Pensez Ă lâacide carbonique, le traĂźtre, Ă lâoxyde de carbone. lâempoisonneur son complice, et tant dâautres ! Nous sommes des aveugles en face des Sarvants, vous dis-je ! voilĂ tout ; câest une question de mots. Nous ne les avons encore perçus que par lâoreille et le tact. Pour Mme Arquedouve qui, elle, ne peut rien voir, ils sont exactement comme les autres ĂȘtres, puisquâils manquent dâune qualitĂ© quâelle est incapable de percevoir. Toucherait-elle cet aĂ©roscaphe, lâimpression quâelle en retirerait serait la mĂȘme que sâil sâagissait dâune embarcation visible, Ă moins que son toucher, perfectionnĂ© par lâexpĂ©rience, ne lâavertisse que cet objet possĂšde un caractĂšre spĂ©cial qui, pour les voyants, se traduit en invisibilitĂ©. Celle-ci ne saurait exister pour les aveugles ; un aveugle-nĂ©, mĂȘme, ne pourrait comprendre ce que câest ; Ă ce point de vue, il ne ferait aucune diffĂ©rence entre le mĂ©tal de lâaĂ©roscaphe et notre chair. â Ătonnez-vous donc, monsieur, Ă©tonnez-vous encore dâune exception qui, fatalement, paraĂźt Ă certains hommes la rĂšgle gĂ©nĂ©rale et que la raison leur impose comme telle, de toute sa toute-puissance ! » Voulez-vous rompre le sortilĂšge de lâinvisible ? QuâĂ cela ne tienne fermez les yeux ! » â RhĂ©torique, monsieur ! RhĂ©torique ! De plus, reconnaissez que les objets que vous me citez comme Ă©tant invisibles ne le sont que passagĂšrement, occasionnellement. Le projectile ne devient tel que sâil est lancĂ©, lâhĂ©lice si elle tourne, et le vase sâil plonge dans lâeau. Quant aux choses invisibles dâune façon permanente, ce sont des gaz, impalpables et fort loin de⊠» â Qui vous a dit quâil ne pouvait exister de gaz palpables ? » â Ce ne serait plus des gaz, par dĂ©finition. Lâair ne devient palpable que liquĂ©fiĂ©, sous de hautes pressions, quand il se mĂ©tamorphose de gaz en liquide⊠» â Bravo, jeune homme ! Mais, dites-moi ce liquide lui-mĂȘme, ce gaz honoraire », peut devenir glaçon ; et pourquoi ce gaz, â devenu de la sorte un solide, perdrait-il forcĂ©ment sa vertu dâinvisibilitĂ© ? Il ne faudrait quâune exception bien peu exceptionnelle ! Simple question dâindice de rĂ©fraction. Le sable, monsieur, le sable qui est une maniĂšre de liquide solide, le sable opaque ne devient-il pas transparent lorsquâon le transmue en cristal ? Alors, sâil vous plaĂźt, pourquoi le gaz invisible ne resterait-il pas invisible en adoptant une autre consistance ? Dans le cas prĂ©sent, rester nâest-il pas beaucoup moins ardu que devenir ? » â Soit. â Et les mondes invisibles auxquels Robert Collin fait allusion ?⊠» â Vous vous rappelez que les planĂštes â dont la Terre â ne dĂ©crivent pas autour du Soleil un orbe rond dont le Soleil serait le centre, mais un orbe ovale, une ellipse, dont le Soleil occupe seulement lâun des deux foyers. Quây a-t-il Ă lâautre foyer ? Ă ce deuxiĂšme centre, si je puis dire, oĂč lâon ne voit rien, mais oĂč il faut quâil y ait quelque chose dâassez puissant pour contre-balancer lâaction du Soleil et faire quâau lieu de rond, lâorbe des planĂštes se trouve elliptique ?⊠Des esprits de valeur soutiennent quâaux seconds foyers des ellipses planĂ©taires, dâautres Soleils, inconnaissables aux prunelles des hommes, sâĂ©panouissent. Lisez lĂ -dessus la plaquette de Jean Saryer[12] Le Soleil et lâautre Soleil invisible, foyers rĂ©els de lâellipse, siĂšges de deux forces Ă©gales accouplĂ©es dans lâimmensité⊠entraĂźneraient la Terre avec une influence constante de direction⊠Lâautre astre rayonnerait peut-ĂȘtre de la lumiĂšre froide et Ă©clairerait des ĂȘtres invisibles Ă lâhomme. » â Un monde de la mĂȘme contexture que celui de lĂ -haut qui nous enveloppe ! Des ĂȘtres pareils aux Sarvants ! Le regard nâa pas de prise sur eux ; ils sont douĂ©s dâune transparence absolue ; la lumiĂšre les traverse intĂ©gralement. » â Nous nous sommes fiĂ©s bĂȘtement au tĂ©moignage de notre vue », fit le duc dâAgnĂšs. Dâabord nous avons pris les victimes pour les ravisseurs souvenez-vous des hommes volants et ensuite les prisonniers pour la prison rappelez-vous la tache carrĂ©e ! » â Et lâinexplicable poisson voltigeur qui, en vĂ©ritĂ©, sautillait sur le fond du cylindre invisible ! » â Ah ! ils sont⊠» M. dâAgnĂšs sâinterrompit de bavarder pour se boucher les oreilles. Un sifflement qui vous lardait le crĂąne, accompagnĂ© dâun coup de vent subit, venait de remplacer la batterie des marteaux. Sous leurs chocs rĂ©pĂ©tĂ©s et sous le poids de lâAir, le couvercle invisible avait enfin cĂ©dĂ©. Il sâĂ©tait enfoncĂ© avec une brutalitĂ© surprenante. On avait entendu le bris des choses quâil dĂ©molissait en traversant de haut en bas le sous-aĂ©rien, et, comme un trou se forma soudain dans le sol, on connut quâil avait transpercĂ© jusquâau fond de cale, agissant Ă lâinstar dâun boulet de canon pneumatique. Pour combattre lâaspiration, les six jaquemarts sâĂ©taient jetĂ©s Ă plat ventre et formaient une Ă©toile humaine rayonnant autour de lâorifice. Lâun dâeux, qui avait la tĂȘte tout au bord et qui sây cramponnait, se releva promptement et cria â Il y a quelque chose qui mâa frĂŽlĂ© en sortant avec violence, aussitĂŽt aprĂšs le sifflement ! Ăa mâa passĂ© devant⊠» Mais Ă peine avait-il exprimĂ© sa surprise, quâon entendit dans les hauteurs un bruit de carreaux cassĂ©s⊠Dans lâattente dâune dĂ©gringolade invisible, tous arrondirent le dos⊠AprĂšs une seconde, il tomba sur lâassistance une pluie dâĂ©clats de vitres. Ce fut tout. Le toit du Grand-Palais venait de crever, â on ne savait ni pourquoi ni comment. â Eh ! câest le corps dâun des matelots ! » expliqua M. Le Tellier. LĂ©gers comme ils doivent ĂȘtre ! DĂšs que lâair fut rentrĂ©, lâĂ©quilibre Ă©tant rĂ©tabli, ce corps est remontĂ© Ă la surface de lâAir, â comme un bouchon de liĂšge, comme un de nos corps remonterait du fond de la mer, avec une force incalculable⊠En voilĂ un de perdu. TĂąchons de sauvegarder les autres, ceux qui grinçaient Ă lâavant⊠» Et il songeait Ce nâest pas des hommes ; câest impossible. Si lĂ©gers ! sans cĆur ! sans poumons ! Ce ne peut pas ĂȘtre des hommes, â mĂȘme adaptĂ©s, que diable ! Le transformisme a des bornes⊠Alors, quâest-ce donc ? » Son imagination forgeait des crĂ©atures Ă©pouvantables et fabuleuses. LâidĂ©e de Marie-ThĂ©rĂšse ne pouvait que sây mĂȘler en dâinfernales Ă©vocations ; et lâastronome se sentait de plus en plus tremblant Ă mesure quâon approchait de la connaissance finale. Par la brĂšche invisible, un aspirant de marine se glissa M. Rigaud. Il descendit dans lâaĂ©roscaphe en prenant toute sortes de prĂ©cautions. Il indiquait Ă voix haute les formes de ce quâil rencontrait. Il allait et venait au milieu de lâair, dâune façon miraculeuse. On entendait ses pas circonspects, le toc-toc de ses doigts percutant les cloisons. Sa voix, peu Ă peu, sâĂ©touffait. Il remontait et redescendait, contournait des inflĂ©chissements, semblait ouvrir des portes et des trappes, rampait au long de boyaux invisibles et suivait dâĂ©troits corridors en se mettant de guingois. â On ne lâentendit plus ni parler, ni marcher, ni cogner. â Il poursuivit lâexploration du labyrinthe fantastique, et, subitement, pĂąlit et se livra aux gestes de la peur. Il sâĂ©tait Ă©garĂ©. On lâapercevait Ă quelques mĂštres de soi, on croyait pouvoir lâatteindre dâun saut, et pourtant il Ă©tait captif dâune geĂŽle inextricable⊠Des pompiers, se tenant par la main, firent une chaĂźne Ă travers le dĂ©dale, jusquâĂ M. Rigaud. Il sortit de lĂ pour ne plus rentrer, sinon, disait-il, avec une cordelette dĂ©roulĂ©e en fil dâAriane. Câest, du reste, au moyen de cet antique procĂ©dĂ© que lâon put reconnaĂźtre toute la partie Ă©tanche de lâaĂ©roscaphe oĂč donnait accĂšs le premier couvercle. Puis on enfonça les autres, jusquâau cinquiĂšme exclusivement. Le navire Ă©tait divisĂ© en alvĂ©oles trĂšs nombreuses et trĂšs petites. Point dâescaliers, mais des plans inclinĂ©s. M. Martin-Dubois, de lâInstitut, dĂ©couvrit des caissons qui devaient ĂȘtre les airballasts, et, de ce fait que la plupart Ă©taient pleins dâair, il dĂ©duisit la cause du naufrage, Ă savoir que la pompe refoulante nâavait plus fonctionnĂ©, que les Sarvants sâĂ©taient donc trouvĂ©s dans lâimpossibilitĂ© de refaire le vide dans les airballasts et, par consĂ©quent, de regagner la surface de la mer aĂ©rienne. Au centre, une large cheminĂ©e tenait toute la hauteur de lâaĂ©roscaphe. CâĂ©tait lâinoubliable cylindre quâun givre momentanĂ© avait fait apparaĂźtre Ă Robert et qui servait dâaĂ©rarium provisoire aux victimes des Sarvants. On les faisait entrer par le bas, dont le double fond sâouvrait Ă coulisse. Par le haut, que bouchait le plus grand des cinq couvercles, on les transvasait dans leur cellule dĂ©finitive. Ce fut M. Le Tellier qui, le premier, palpa la terrible pince-cisaille complĂ©tĂ©e dâun panier en rĂ©seau de mailles mĂ©talliques, avec laquelle les Invisibles coupaient les branches, saisissaient leur proie et la dĂ©posaient dans le cylindre. MontĂ©e au bout de longs bras articulĂ©s qui sortaient au bon moment par lâouverture infĂ©rieure de la cheminĂ©e, cette pince-cisaille-panier constituait un chef dâĆuvre de mĂ©canique, â autant du moins quâon en pouvait juger Ă lâaveuglette, avec des mains nĂ©ophytes et mĂ©fiantes. Le plancher Ă coulisse Ă©lucidait le miracle du coq dâAnglefort. Tandis que la trappe sâouvrait pour que la cisaille pĂ»t aller cueillir le coq du clocher, un vĂ©ritable coq, dĂ©jĂ soustrait, sâĂ©tait mis en Ă©moi, et lâouverture avait permis Ă la vieille bigote de lâentendre jeter ses cris dâaffolement. â Câest aussi par lĂ que le nabot de Ruffieux sâĂ©tait laissĂ© choir, au sommet du Colombier Ă lâinstant prĂ©cis oĂč le plancher glissait pour le passage du malheureux reporter-photographe. Une cause restĂ©e inconnue avait empĂȘchĂ© les Sarvants de ressaisir leur prise â sans doute lâarrivĂ©e impromptu de quelque gibier remarquable. Cependant il restait Ă pĂ©nĂ©trer dans la partie antĂ©rieure de lâaĂ©roscaphe, oĂč les grincements sâĂ©taient manifestĂ©s. Si grand que fĂ»t lâintĂ©rĂȘt de la machinerie, quâon venait de dĂ©couvrir, on abandonna toute autre attraction lorsque M. Le Tellier annonça quâil Ă©tait temps de rĂ©duire le dernier fort oĂč le mystĂšre se retranchait. Lâastronome avait dĂ©fendu dâenfoncer le couvercle de cette portion, dans la crainte que les corps des matelots invisibles ne sâen retournassent au ciel comme le premier. Nulle part on nâavait tĂątĂ© dâobjets ressemblant Ă des cadavres ; il Ă©tait hors de doute que les marins sâĂ©taient rĂ©fugiĂ©s Ă lâavant, tous, dans le meilleur asile du sous-aĂ©rien, laissant Ă lâarriĂšre un de leurs camarades. DĂ©vouement ? Punition ? Accident ? Hasard ? On ne le saurait pas. Des tariĂšres, Ă lâextrĂ©mitĂ© de flexibles, percĂšrent des trous dâaĂ©ration dans les Ă©tanches de proue. Il y avait encore du vide aux compartiments du haut. Les autres se trouvĂšrent accessibles par le moyen de portes en mĂ©tal souple qui sâenroulaient Ă lâimitation de nos stores, comme les fermetures de nos boutiques. Une sĂ©rie de petits rĂ©duits trĂšs bas⊠M. Le Tellier et M. dâAgnĂšs, courbĂ©s en deux, avançaient prudemment⊠Le cĆur cognĂ© de forts battements, ils arrivĂšrent auprĂšs du levier de Virachol. Le duc, se baissant, ramait dans lâair avec ses mains⊠â Câest au plafond quâil faut chercher », lui dit lâastronome. Tenez ! Ha ! » Cinq corps inertes, maintenus contre le plafond par leur Ă©tonnante lĂ©gĂšretĂ©, furent palpĂ©s lâun aprĂšs lâautre et reconnus pour cinq corps humains. â Comme on sây attendait, lâĂ©norme pression anormale les avait cruellement dĂ©formĂ©s ; ils prĂ©sentaient des boursouflures et des rugositĂ©s, dues Ă cette mort Ă©pouvantable qui tumĂ©fie si horriblement les cadavres noyĂ©s au trĂ©fonds de la mer. â Mais ce qui surprenait au delĂ de toute expression, câĂ©tait que les Sarvants fussent des hommes, â des hommes spĂ©ciaux, cela va de soi, et cependant des hommes ! Quoi ! ces ĂȘtres du vide, ces crĂ©atures invisibles, presque impondĂ©rables, privĂ©es de systĂšme circulatoire, dĂ©nuĂ©es dâappareil respiratoire, ces collectionneurs et ces bourreaux dâhommes, Ă©taient aussi des hommes ?!!! Sans sâattarder Ă de vaines rĂ©flexions, M. Le Tellier les fit charger de lourdes chaĂźnes, afin quâils ne pussent sâenvoler. On apporta des cercueils de zinc remplis de glace, oĂč furent couchĂ©s les invisibles trĂ©passĂ©s. Puis M. Le Tellier les remit au docteur Monbardeau, avec ordre de les conduire boulevard Saint-Germain, dans son laboratoire, aux fins dâautopsie. Dans une heure il le rejoindrait pour commencer le travail. Ceci dit, aux protestations de quelques mĂ©decins qui ne manquĂšrent pas de crier Ă lâaccaparement, â M. Le Tellier, Ă tĂątons, retourna vers les machines. Et il se souvient quâalors il se reprĂ©senta la disproportion fantasque qui existait entre la taille moyenne des hommes invisibles et lâexiguĂŻtĂ© des cabines de lâaĂ©roscaphe, oĂč certes le moins grand des matelots nâaurait pu se tenir debout, non plus que sâallonger de tout son long. Les machines prenaient douze chambrettes, sĂ©parĂ©es seulement par de grĂȘles colonnes. On ne se doute pas des difficultĂ©s quâon eut Ă surmonter pour dĂ©nombrer toutes ces loges et pour en dresser le plan approximatif, sans y rien voir. Il y avait lĂ beaucoup de doctes personnages qui trĂ©buchaient Ă cause du vertige, et qui, ardemment, pĂ©trissaient devant eux des contours impossibles Ă regarder. Ils nourrissaient une vive curiositĂ© Ă lâĂ©gard de la machinerie et de la force motrice employĂ©e par les Invisibles pour actionner lâhĂ©lice, les pompes et peut-ĂȘtre mĂȘme le calorifĂšre du cylindre. La plupart Ă©taient assurĂ©s quâon allait dĂ©couvrir un capteur dâĂ©lectricitĂ© encore plus parfait que celui de lâĂpervier⊠Or, il arriva quâau bout de la machine opposĂ© Ă lâhĂ©lice, on trouva une grande quantitĂ© de boĂźtes rĂ©guliĂšrement rĂ©parties sur des tablettes. Des piĂšces de mĂ©tal mobiles les rĂ©unissaient aux organes de transmission. Ces semblants dâaccumulateurs ou de piles furent ouverts sans effort⊠Ils contenaient chacun le cadavre dâune bĂȘte trapue et baroque, une espĂšce de crapaud tout en muscles, enfermĂ© dans un tambour rotatif quâil avait mission de mettre en mouvement et qui, tournant lui-mĂȘme par lâentraĂźnement de tous les autres, obligeait lâanimal Ă courir dans sa roue creuse, sous peine dây ĂȘtre durement secouĂ©, et Ă contribuer ainsi au labeur gĂ©nĂ©ral. Cette Ă©nergie, communiquĂ©e par de petites bielles Ă lâarbre central, sâallait transformer de mille façons Ă travers un fouillis mĂ©canique. Ainsi, les civilisĂ©s de lĂ -haut, ces gens dont la science paraissait accomplie, en Ă©taient encore au moteur animal ! Leurs crapauds-esclaves tournaient des tambours, comme lâĂ©cureuil fait aller sa cage ronde, et comme le cheval des batteuses monte sa cĂŽte fuyante ! CâĂ©taient des animaux machinisĂ©s, des brutes-outils, rappelant la chiourme des rameurs sur les trirĂšmes dâautrefois ; câĂ©taient des galĂ©riens-grenouilles ! La lĂ©gĂšretĂ© de ces batraciens domestiques fut estimĂ©e incomparable. Elle tendait Ă les enlever comme des bestioles dâhydrogĂšne massif. La compression les avait forcĂ©ment dĂ©tĂ©riorĂ©s. On en compta jusquâĂ cent trente, ce qui fit dire plaisamment Ă M. Salomon Kahn, le physicien, que la puissance de lâaĂ©roscaphe Ă©tait de 130 crapauds-vapeur. Et ceci dĂ©montrait lâexistence superaĂ©rienne de toute une faune du vide, invisible et dâune complexion analogue Ă celle des Sarvants. M. Le Tellier se rĂ©serva quelques-uns des nouveaux asphyxiĂ©s. Mis dans la glace avec des poids, ils prirent le mĂȘme chemin que feu leurs maĂźtres. Pendant ce temps-lĂ , les ingĂ©nieurs qui caressaient, toquaient, frottaient et auscultaient les machines, ne pouvaient se retenir dâen admirer lâingĂ©nieuse complexitĂ©. Toutefois, la sphĂšre y jouait un rĂŽle si cocasse et si prĂ©pondĂ©rant, que les techniciens les plus graves se prenaient Ă rire, Ă force de rencontrer sous leurs doigts tant de billes, de globes, de boules et de pommes. Ils riaient, et grommelaient aussi. Car la maudite invisibilitĂ© les empĂȘchait de saisir bien des agencements. Plusieurs jeunes aveugles, choisis pour leur intelligence parmi les pensionnaires dâune institution, leur rendaient pourtant de prĂ©cieux services avec leur tact perfectionnĂ©. Mais ce nâĂ©tait quâune demi-mesure, et M. Le Tellier sâaperçut bientĂŽt quâil devenait indispensable de visibiliser lâaĂ©roscaphe et ses dĂ©tails, si lâon voulait en faire une Ă©tude efficace. Ah ! que ne pouvait-on le badigeonner ! Mais lâaĂ©roscaphe Ă©tait rĂ©fractaire Ă tout barbouillage. Nul ne prenait sur lui, â pas plus que la craie du compagnon Virachol. Depuis la dĂ©trempe jusquâau ripolin, toutes les couleurs du monde furent essayĂ©es tour Ă tour. Autant vouloir peindre du verre Ă lâaquarelle. Une telle dĂ©convenue incita lâastronome Ă faire prĂ©lever des morceaux du sous-aĂ©rien pour lâanalyse chimique, afin que cette analyse provoquĂąt lâinvention dâune peinture capable de sâattacher Ă la matiĂšre invisible et, par suite, de la faire apparaĂźtre. En attendant cette heureuse Ă©ventualitĂ©, M. Le Tellier se contenta de faire venir une Ă©quipe de staffeurs avec des sacs de plĂątre. Ils entreprirent sĂ©ance tenante le moulage des morceaux les plus simples, entre autres de la pince-cisaille-panier et de lâhĂ©lice. â Comme cela, on aurait au moins des statues de lâinvisible. Le jour baissait. â Venez », dit lâastronome au duc dâAgnĂšs. Maintenant nous allons dissĂ©quer les Sarvants⊠Quand je pense Ă ma fille, il me semble que je les aurais volontiers charcutĂ©s tout vivants !⊠Venez, monsieur. Nous emmenons cet aveugle que vous voyez lĂ -bas ; il sâappelle Louis Courtois et sait lâanatomie. Le directeur de lâInstitution me lâa chaudement recommandĂ©. Allez le chercher, je vous prie. » Quand le trio, bras dessus bras dessous, quitta le Grand-Palais, lâhĂ©lice de plĂątre sortait de son moule, hĂ©tĂ©roclite, invraisemblable, toute blanche, â reproduction fidĂšle dâune hĂ©lice merveilleuse que nâavaient pas conçue les seuls qui, jusquâalors, se fussent appelĂ©s les hommes. xvLa VĂ©ritĂ© sur les Sarvants Le docteur Monbardeau les attendait sans calme dans le laboratoire du boulevard Saint-Germain, bel atelier de peintre que M. Le Tellier avait amĂ©nagĂ© pour toutes sortes de manipulations scientifiques, au sixiĂšme Ă©tage de sa maison. Le docteur sây promenait Ă grands pas, sous la lumiĂšre crue des arcs Ă©lectriques. Il avait disposĂ©, sur une table, des aciers Ă©tincelants et des liquides aux nuances chimiques, empruntĂ©s pour la circonstance Ă des confrĂšres parisiens. Les cinq biĂšres de zinc sâalignaient cĂŽte Ă cĂŽte. Et sâalignaient aussi les boĂźtes frigorifiques des crapauds-moteurs. Le duc dâAgnĂšs et lâastronome se mirent en devoir dâouvrir un des cercueils. Pendant quoi le docteur, sans discontinuer ses marches et contre-marches, interpellait lâaveugle et le prenait Ă tĂ©moin de la rigueur des Ă©vĂ©nements â Des hommes, monsieur ! quelle honte ! Des hommes ! Des bimanes bipĂšdes macrocĂ©phales, comme vous et moi ! Des ĂȘtres qui ont lâhonneur de ressembler Ă Claude Bernard, Ă Pasteur, à ⊠TolstoĂŻ ! et qui pĂȘchent leurs semblables ainsi que des goujons !⊠Et qui les collectionnent ! Ooh !⊠Aah ! pauvre humanitĂ©, monsieur ! » â Bah ! » rĂ©pondit M. Courtois, si nous pouvions, nous ferions de mĂȘme. Sous prĂ©texte dâethnographie, on se livre, au Jardin dâAcclimatation, Ă des exhibitions de Sauvages qui rappellent assez lâaĂ©rarium des Sarvants. Et tenez, docteur, cette jouissance perverse quâon Ă©prouve, paraĂźt-il, Ă regarder vivre une personne sans quâelle sâen doute, Ă travers le trou de la serrure, â câest tout bonnement la voluptĂ© du collectionneur ! » â Pauvre humanitĂ©, vous dis-je ! » â Viens nous aider, Calixte », fit M. Le Tellier. Le couvercle de la biĂšre sauta. Au milieu des chaĂźnes et de la glace Ă moitiĂ© fondue, un vide affectait confusĂ©ment la silhouette en volume » passez-nous lâexpression dâun ĂȘtre humain, ni gros ni mince, ni grand ni petit. Cette visibilitĂ© temporaire et imparfaite suggĂ©ra au directeur de lâObservatoire lâidĂ©e de faire mouler les cadavres dĂšs le lendemain, comme lâhĂ©lice, â et elle permit de saisir le Sarvant par les pieds et sous les bras, sans tĂątonner. Sa lĂ©gĂšretĂ© ascensionnelle neutralisait le poids des chaĂźnes ; lâensemble Ă©quivalait Ă 0 gramme, 0 centigramme, 0 milligramme. On lâĂ©tendit sur une claie, et les quatre opĂ©rateurs commencĂšrent Ă le palper, non sans aversion. Impulsivement, ils regardaient lâendroit oĂč leurs mains sâappliquaient, comme si les regards avaient le pouvoir de rendre les choses visibles et que lâaspect des choses ou leur non-aspect soit une simple consĂ©quence de lâattention visuelle. Les trois voyants sâaperçurent trĂšs vite que, au contraire, les yeux fermĂ©s, ils touchaient plus commodĂ©ment. Pour lâaveugle aux mains sagaces, il tenait sa tĂȘte droite, et ses doigts sâagitaient dans lâair avec une agilitĂ© prestidigitatrice. â Il y avait lĂ quatre aveugles, dont trois volontaires ; et cela dans un but de clartĂ© ! M. Le Tellier, aprĂšs un silence, ouvrit les paupiĂšres. Il fut troublĂ© de lâahurissement qui se peignait au visage de Louis Courtois, si impĂ©nĂ©trable dâhabitude. â Bigrement dĂ©formĂ©, nâest-ce pas ? » lui dit-il. Je ne sens ni les yeux, ni la bouche⊠» â Non pas dâyeux », confirma lâautre, Ă©mu. Et pas de bouche⊠Mais il y a pis que cela. La face⊠les traits⊠sont dâun modelĂ© tellement grossier⊠grumeleux⊠Et puis, dites, messieurs, cet homme est habillĂ©, il me semble ?⊠» â Parbleu ! » â Sans doute ! » â Mais oui⊠» â Eh bien, mais sentez donc il nây a pas de diffĂ©rence entre la peau de la figure et lâĂ©toffe du costumeâŠ, la peau des mains non plus⊠» â Des mains, ça ! » se rĂ©cria le docteur, ces espĂšces de moignons grenus qui rĂ©voltent le toucher ?⊠» M. dâAgnĂšs rĂ©pĂ©tait dâun air dĂ©goĂ»tĂ© â Quel sale contact ! mamelonnĂ©, visqueux⊠» â Ah çà , mais⊠» fit lâaveugle, ce ne sont pas des habits ! Cela fait corps avec lâindividu⊠Câest la mĂȘme consistance, la mĂȘme substance ! On dirait une sorte de molle effigie, faite de pelotes grossiĂšrement agglomĂ©rĂ©es⊠Ces pelotes⊠ces pelotes⊠Ha ! » sâĂ©cria-t-il, jâen tiens une ! » Et lâon vit ses doigts trifouilleurs sâaccrocher dans le vide, sur la poitrine invisible. Je la tiens !⊠Je la dĂ©tache⊠pĂ©niblement⊠Elle vient. La voici ! â Bon ! je lâai lĂąchĂ©e ! » Un bruit sec, au plafond, claqua. â Elle est allĂ©e se coller lĂ -haut, comme le Sarvant du Grand-Palais, qui a traversĂ© le vitrage », continua Louis Courtois. Maintenant il y a une cavitĂ© dans la poitrine, Ă la place de cette boule. » â Il faut la ravoir», dĂ©cida lâastronome. Avec un marchepied⊠» Mais lâaveugle disait, en crispant une deuxiĂšme fois ses mains blanches â Inutile jâen tiens une autre⊠qui ne pourra mâĂ©chapper⊠LĂ !⊠â Dieu du ciel ! » â Quoi donc ? » Les trois autres regardaient les mains puis la physionomie de lâinfirme. Ses doigts remuaient fĂ©brilement et lâhorreur verdissait sa face. Un geste frissonnant le fit reculer dans lâattitude de la rĂ©pulsion la plus invincible ; ses mains sâouvrirent. Un second bruit sec, au plafond, claqua. â Pouah ! » Il tremblait comme sâil avait eu froid. Câest une araignĂ©e !⊠Une immonde araignĂ©e Ă courtes pattes, de la grosseur dâun Ćuf de poule⊠Une araignĂ©e morte⊠» On sâĂ©carta du cadavre invisible. M. Le Tellier fit appel Ă toute son Ă©nergie et se rapprocha brusquement de la claie oĂč les chaĂźnes esquissaient la configuration de lâĂ©pouvantable Sarvant. â Allons ! un peu de cĆur au ventre !⊠Il faut savoir. Tout ça⊠» Et, seul, il reprit la hideuse besogne manuelle. Puis, formulant ses trouvailles Ă mesure quâil les faisait, voilĂ quâil eut Ă prononcer des paroles qui resteront Ă©normes dans les siĂšcles des siĂšcles â Non, non⊠Vous lâavez dit, monsieur ce nâest pas un homme que je touche⊠Câest une agglomĂ©ration de bĂȘtes agrĂ©gĂ©es en forme dâhomme, et ces bĂȘtes sont bien des araignĂ©es⊠ouiâŠ, de gros poux, si vous aimez mieuxâŠ. » â Je prĂ©fĂšre les araignĂ©es ! » susurra le duc dâAgnĂšs. Lâastronome continua â Elles se tiennent Ă©troitement serrĂ©es, en un agglomĂ©rat compact, dans la position oĂč la noyade aĂ©rienne les a surprises. Elles sont emmĂȘlĂ©es Ă la façon des petites araignĂ©es champĂȘtres dont ]a rĂ©union sur le dos de leur mĂšre y fait une horrible toison grouillante. Mais ici, câest une crĂ©ature tout entiĂšre uniquement constituĂ©e par des animaux⊠Des animaux groupĂ©s en forme dâhomme ! et dâhomme habillĂ© ! Ăa, vraiment !⊠» â Donc, » scanda le docteur au comble de lâexaltation, les bourreaux de nos enfants sont des araignĂ©es ! » M. Le Tellier rompit le silence dĂ©sespĂ©rĂ© qui venait de suivre, et remarqua â Robert lâavait bien pressenti, quand il disait les ĂȘtres du vide doivent ĂȘtre plus diffĂ©rents des hommes que les habitants dâune planĂšte immensĂ©ment lointaine, mais garnie dâune atmosphĂšre. » Tout Ă lâheure, M. Monbardeau sâindignait de ce que les Sarvants fussent des hommes ; Ă prĂ©sent, il lâeĂ»t souhaitĂ© de bon cĆur. Des araignĂ©es ! Intelligentes, civilisĂ©es, soit ! Mais, tout de mĂȘme ! Des araignĂ©es ! Pouvait-on imaginer quelque chose de plus sordide ! Leur rĂ©pugnance sâaccrĂ»t davantage lorsque le duc, ayant mis ses gants, arracha du corps un autre arachnide invisible quâil eut lâinspiration dâenduire de colle forte additionnĂ©e dâencre rouge. Tout engluĂ© de sĂ©cotine pourpre, le petit monstre surgit, sanglant et gĂ©latineux⊠Il Ă©tait dâune hideur si insupportable Ă qui savait les abominations de lâaĂ©rarium, quâon le jeta par la fenĂȘtre. Appesanti de son fardeau poisseux, il monta lentement vers les Ă©toiles, â vers le monde sus-aĂ©rien, â et se perdit bientĂŽt dans la nuit fallacieuse, traĂźtreusement fleurie de lumiĂšres exquises. Lâaveugle, courageux, palpait derechef la dĂ©pouille du Sarvant, et ses mains agiles semblaient alors deux araignĂ©es Ă cinq pattes, vivant dâune vie propre, et qui sâactivaient Ă leur tĂąche de mystĂšre. â Cette forme humaine ! » radotait le docteur. Mais pourquoi ? Pourquoi donc ? » â Jâai trouvĂ© ! » annonça tout Ă coup M. Le Tellier. Nous sommes en face dâun phĂ©nomĂšne de mimĂ©tisme ! Câest un moyen de dĂ©fense ! une ruse de guerre ! Quand elles se sont vues en notre pouvoir, ces araignĂ©es ont pensĂ© que nous respecterions des ĂȘtres semblables Ă nous, et de lĂ vient quâelles se sont agglutinĂ©es de maniĂšre Ă figurer des hommes ! MimĂ©tisme purement instinctif ou mimĂ©tisme raisonnĂ©, â en tout cas mimĂ©tisme ! » Trois exclamations nâen firent quâune seule. â Câest ainsi, mes enfants ! Et voilĂ pourquoi les chambrettes de lâaĂ©roscaphe sont Ă ce point menues. ComparĂ©es Ă la taille des matelots qui les habitaient, ce sont de grandes salles. LâaĂ©roscaphe, pour les Sarvants, est un ample paquebot, proportionnĂ© non pas Ă lâĂ©quipage, mais au gibier quâil Ă©tait chargĂ© de poursuivre et dâemporter. » â Nous ne sommes plus des goujons, docteur, » fit le duc dâAgnĂšs, nous sommes des cachalots. » â Faible consolation, monsieur. Cependant, jâavoue que⊠de misĂ©rables nains⊠tout araignĂ©es quâils soient⊠» â Uuuuh ! Des nains diantrement habiles ! Des araignĂ©es fichtrement cultivĂ©es ! LâaĂ©rarium, docteur, dans ces conditions, quel monument ! Un aquarium pour baleines ! » â Passez-moi le scalpel », dit Courtois. Cette cohĂ©sion me paraĂźt bizarre⊠» â Vous avez du nouveau ? » lui demanda M. Le Tellier. M. Courtois. â Attendez, laissez-moi faire⊠â Câest bien cela ! Je mây attendais. Oh !⊠Ces araignĂ©es⊠elles ne sont pas seulement unies par lâenlacement de leurs pattes. Elle se tiennent aussi par les nerfs. Chacune prĂ©sente deux papilles nerveuses extĂ©rieures, en relation avec les centres cerveau, moelle ou ganglions et qui remplissent la fonction de plots Ă©lectriques, ou de prises de courant, comme vous voudrez. Les araignĂ©es se branchent lâune aprĂšs lâautre, au moyen de ces contacts nerveux ! M. Le Tellier. â Terre et ciel ! Mais alors, si elles peuvent se souder de la sorte, lâespĂšce arachnĂ©enne tout entiĂšre peut, Ă sa guise, former une quantitĂ© variable dâĂȘtres collectifs, ou devenir un seul animal immense, douĂ© dâun seul esprit, dâune seule volontĂ©, dâune seule sensibilitĂ©, â une boule gigantesque, ou bien un cordon interminable, un chapelet⊠M. Monbardeau. â Comme le tĂŠnia ! qui lui aussi est composĂ© dâorganismes bout Ă bout⊠M. dâAgnĂšs. â Les Sarvants ressemblent Ă lâeau, qui sâĂ©parpille en gouttelettes sans nombre et pourrait ne former quâun seul ocĂ©an. Docteur, nous ne sommes plus des cachalots ; ces gens-lĂ sont des Titans, lorsquâils le veulent. M. Courtois. â Oui des Titans ! des ProtĂ©es multiformes ! Il a plu Ă ceux-ci dâemprunter notre stature pour essayer de nous tromper ; ils avaient le choix entre toutes les conformations possibles, ils pouvaient sâamalgamer dans toutes les combinaisons plastiques, et devenir ainsi plusieurs grandes crĂ©atures-colonies, beaucoup de petits ĂȘtres-sociĂ©tĂ©s, ou bien rester une foule dâindividus sĂ©parĂ©s. M. Le Tellier. â Ces araignĂ©es ne sont, en somme, que des unitĂ©s de construction, â telles les cellules de notre corps, puisque, aprĂšs tout, lâhomme nâest aussi quâune collection dâĂ©lĂ©ments. La diffĂ©rence, câest que chez nous la cellule nâa point de personnalitĂ©, ni dâindĂ©pendance, tandis que chez les Sarvants, chaque Ă©lĂ©ment, libre, est un individu. Ce type biologique rĂ©alise une chimĂšre sociale lâĂtat coopĂ©ratif. Le peuple super-aĂ©rien jouit de lâidĂ©ale rĂ©publique un dans tous, tous dans un. Câest admirable. M. dâAgnĂšs. â Câest dĂ©goĂ»tant ! M. Courtois. â Tous le modes de la vie sont admissibles, et celui-ci nâest pas sans grandeur, qui subordonne la prĂ©pondĂ©rance dâune race Ă la pratique de la solidaritĂ©. M. dâAgnĂšs. â Bast ! prĂ©pondĂ©rance sur des crapauds ! M. Monbardeau. â Câest vrai, les crapauds ! nous les oublions ! Si maintenant on les Ă©tudiait un peu ? Je serais curieux⊠Chacun dâeux, souvenez-vous-en, produisait le travail dâun bĆuf, et câest un mystĂšre accessoire oĂč je soupçonne, malgrĂ© tout, lâintervention dâune science⊠» Il courut alors aux bĂȘtes motrices, et il eut le regret de constater que leur dĂ©composition sâaccomplissait avec une rapiditĂ© malheureuse. Une odeur dâacide formique[13], se dĂ©gageant des glaciĂšres, vous piquait le nez et vous faisait pleurer. Des bulles de gaz mĂ©phitiques chantaient glouglou parmi lâeau de la glace fondue. Le couvercle dâune boĂźte fut lancĂ© loin dâelle, avec puanteur et dĂ©tonation. â Il faut que les Sarvants soient des brutes, » dĂ©clara le duc dâAgnĂšs, pour avoir traitĂ© comme ça de pauvres crĂ©atures du bon Dieu ! » â Dâabord, » contredit M. Le Tellier, vous ignorez si ces crapauds nâĂ©taient pas enchantĂ©s de trouver protection, abri et subsistance, au prix dâun labeur sans doute proportionnĂ© Ă leur force. Je pense, moi, que les Sarvants ne sont pas mauvais, puisquâils ont cru que nous ne ferions pas de tort Ă des hĂŽtes qui nous ressembleraient⊠» â Oui-da ! » persifla le docteur, lâanimal le plus obtus sait bien que les loups ne se mangent pas entre eux ! » â Les loups, câest vrai. Pas les hommes. » â En tout cas, les Sarvants ne se privent pas de martyriser ceux qui ne leur ressemblent pas ! » murmura le duc dâAgnĂšs. Lâastronome rĂ©pliqua â Et sâils ne savaient pas ce que câest que la souffrance ?⊠Avez-vous songĂ© Ă cela ?⊠Nous qui souffrons, nous prĂ©tendons bien que certains animaux ignorent la douleur. Au fond, quâest-ce que nous en savons ? » â Peut-ĂȘtre, » insinua lâaveugle, peut-ĂȘtre ont-ils adoptĂ© notre tournure, sachant au contraire que câest lâhomme que lâhomme redoute davantage ? â Mais dĂ©pĂȘchons ! la pourriture gagne ces restes⊠» â VoilĂ qui est fĂącheux », soupira M. Le Tellier. Jâaurais voulu les soumettre Ă des expĂ©riences de radiographie, et les faire mouler. » â Vous nâen aurez pas le temps. » â Essayons au moins de comprendre comment ils supplĂ©ent au dĂ©faut de circulation sanguine et de fonction respiratoire, et dĂ©sagrĂ©geons ce simulacre dâhumanitĂ©. » Le soleil naissant les trouva penchĂ©s sur les petits morts invisibles, rĂ©pugnants et lĂ©gers, difficiles Ă retenir et qui, au moindre faux mouvement, sâallaient plaquer au plafond. Mais le rĂ©sultat de leur veille est beaucoup trop technique pour ĂȘtre rapportĂ© au cours de cette histoire populaire, dont la clartĂ©, dâailleurs, nâen serait pas renforcĂ©e dâun cent milliĂšme de carcel. Ainsi se termina la mĂ©morable nuit du 6 au 7 septembre 1912, digne suivante dâun vendredi cĂ©lĂšbre Ă jamais dans les annales de la Connaissance. xviDe profundis clamavi SitĂŽt parus, les journaux du matin furent enlevĂ©s. On sâattendait Ă lire dâabondantes explications sur le phĂ©nomĂšne des grands boulevards, les feuilles du soir lâayant relatĂ© la veille en termes confus et dĂ©raisonnables. On eut la dĂ©ception troublante de nâacheter avec les meilleures gazettes quâun surplus dâincohĂ©rence et de contradictions. Elles donnaient un compte rendu passable de ce qui sâĂ©tait produit au Grand-Palais, mais elles faisaient suivre cette information â dĂ©jĂ trĂšs affolante â de commentaires ineptes et dâĂ©claircissements de haute fantaisie. Dans lâesprit exaltĂ© du public, tout ce qui concernait lâaĂ©roscaphe devint Ă peu prĂšs juste, mais la notion du monde superaĂ©rien demeura tĂ©nĂ©breuse et larvaire. Lâinstinct du peuple lâavertit quâil se passait des gravitĂ©s. Paris fermenta. Les magasins furent dĂ©serts. Des foules assiĂ©geaient les ministĂšres tour Ă tour, sans savoir auquel il fallait recourir en lâoccurrence. On imaginait, de la part du gouvernement, des cachotteries, des feintises, un parti pris de silence. On voulait la vĂ©ritĂ© ; sur la cadence des lampions, devant la Chambre des DĂ©putĂ©s, cent mille personnes la rĂ©clamaient. Un questeur, dĂ©lĂ©guĂ©, vint prier M. Le Tellier de vouloir bien instruire la Nation. Vers quatre heures se fit la distribution gratuite dâun Journal officiel imprimĂ© Ă la hĂąte et renfermant les communiquĂ©s de lâastronome piĂšce 821. Ils ne dĂ©guisaient rien, mais tĂąchaient seulement dâĂȘtre stoĂŻques. Câest alors que le PĂ©ril Bleu apparut dans tout son horrible et tout son formidable, quand on apprit tout net quâau-dessus des hommes, sur un globe invisible plus immense que la Terre et lâenveloppant de toutes parts, vivait une autre race dâĂȘtres intelligents qui semblaient bien nous avoir attaquĂ©s, â race redoutable par sa position, sa force, son mode vital, son gĂ©nie et son invisibilitĂ©, qui faisaient de nous comme une bande dâaveugles cernĂ©e. LâhumanitĂ© frĂ©mit dâune mĂȘme Ă©pouvante, et son Ă©motion sâaggravait bizarrement de ce que les deux formes connues des crĂ©atures du vide fussent prĂ©cisĂ©ment celles des animaux terrestres les plus rĂ©pulsifs, auxquels des siĂšcles de frĂ©quentation journaliĂšre nâavaient pu la rendre insensible. Le sort des prisonniers cessa dâintĂ©resser lâopinion ; les gens craignaient pour eux-mĂȘmes trop de calamitĂ©s. La rĂ©pugnante immixtion de crapauds et dâaraignĂ©es dans nos affaires prĂ©occupait toutes les rĂȘveries car il importe de noter quâau dĂ©but, le populaire ne faisait pas de diffĂ©rence entre les Sarvants et leur bĂ©tail dynamique. MalgrĂ© les enseignements de M. Le Tellier, lâassurance dâune invasion imminente persista fort longtemps ; lâarmĂ©e sâattendait Ă ĂȘtre mobilisĂ©e dâun instant Ă lâautre. En vingt-quatre heures, lâeffroi devint mondial. Une soif de science dĂ©vora jusquâaux tribus arriĂ©rĂ©es. Les ignorants se faisaient initier aux rudiments de lâoptique et de la mĂ©tĂ©orologie ; les clercs poussaient leur savoir aux derniers arcanes. Ă lâĂ©talage des libraires, la brochure de Jean Saryer, Essai sur lâinvisible, sâĂ©puisait en Ă©ditions polyglottes. Contre lâautorisation de publier le cahier rouge, le Journal, le Daily Mail, le New-York Herald, le NovoĂŻĂ© VrĂ©mia et la Gazette de Cologne offrirent des fortunes Ă M. Le Tellier, qui refusa. Cette fin du monde, apprĂ©hendĂ©e depuis quelques mois, semblait tout de mĂȘme arrivĂ©e. Les Ă©glises et les temples, les synagogues, les pagodes et les mosquĂ©es regorgĂšrent de multitudes horrifiĂ©es, en ferveur machinale, et les tavernes fabriquĂšrent des ivrognes Ă la douzaine. Les banques, silencieuses et abandonnĂ©es, ne trouvĂšrent pas un cambrioleur. Il y eut des prostrations unanimes, suivies de surexcitations universelles. On eĂ»t dit que les nerfs de tous les humains communiquaient entre eux, Ă la ressemblance des Invisibles. Lâabattement sâĂ©tendait sur la famille dâĂve en proie Ă cette peur injustifiĂ©e de lâextermination. Elle admettait que les temps fussent venus. Chacun se disait que câĂ©tait lĂ le triste aboutissement de tant dâefforts et de victoires. Et lâon connut Ă nouveau lâincessante dĂ©tresse qui tenaillait le cĆur de nos ancĂȘtres, quand lâhomme nâĂ©tait quâun mammifĂšre dĂ©bile, exposĂ© toujours aux agressions monumentales des mastodontes quâil redoutait sans trĂȘve et dont lâobsession ne le quittait jamais. Or, cette terreur soudain rĂ©veillĂ©e dâun sommeil vingt fois millĂ©naire, il fallait quâaux heures prĂ©historiques elle eĂ»t Ă©tĂ© suprĂȘme Ă lâĂ©gal de lâamour ; car lâĂ©prouver câĂ©tait la reconnaĂźtre. Plus nombreux quâen temps dâĂ©clipse ou de comĂšte, les regards se fixaient sur le vide apparent oĂč la dĂ©chĂ©ance de lâhomme sâinscrivait en caractĂšres invisibles. Mais lâhomme tenancier de la Terre nâĂ©tait pas mĂȘme dĂ©trĂŽnĂ© â jamais il nâavait rĂ©gnĂ© ! Il sâĂ©tait cru le maĂźtre, alors quâun autre, industrieux, gĂ©nial et saugrenu, lui restait supĂ©rieur au point de le pĂȘcher ! Humiliation des humiliations ! Lâhomme, nâĂ©tant plus lâHomme, sâinclina, pris de stupeur. Il acceptait. Il sentait pour lui-mĂȘme une grande compassion devant lâiniquitĂ© dont il se prĂ©tendait victime. Et les prĂȘtres en chaire jaculaient de la sorte â Du fond de lâabĂźme nous avons criĂ© vers Toi, Seigneur, nos dĂ©sirs, nos souffrances, notre amour. â Et nous Ă©tions comme des bĂȘtes souterraines. â Et lâabĂźme se creusait plus profond que notre estime. â Oui, plus profond, dâĂȘtre sous un monde insoupçonnĂ©. â Ceux Ă qui Tu avais donnĂ© le royaume de la Terre nâĂ©taient donc pas les fils de lâargile transfigurĂ©e au souffle dâĂlohim ? â Nos priĂšres, en montant vers Ta gloire, au plus haut des Cieux, traversaient lâunivers quâil Tâa plu dâinterposer entre Elle et nous. â Mais plus que toujours, ĂŽ Seigneur, voici que nous crions vers Toi, du fond reculĂ© de lâabĂźme, nos dĂ©sirs plus aigus, nos souffrances avivĂ©es et notre amour grandi ! » LâaraignĂ©e du soir signifiait chagrin, comme celle du matin. On Ă©crasait lâune et lâautre dĂšs quâon les avait aperçues. Des furieux leur faisaient la chasse et les trĂ©pignaient sottement. La frayeur en faisait surgir qui nâexistaient pas. On voyait partout des faucheux, des phrynĂ©s ; le Mexique hallucinĂ© rĂȘvait dâatocalts ; les nĂšgres dâAfrique sâimaginaient que les Ă©toiles Ă©tait des galĂ©odes lumineuses ; et le poĂšme de Victor Hugo se rĂ©alisait Ă lâenvers, car le soleil rayonnant Ă©voquait lâombre paradoxalement Ă©blouissante de quelque titanesque sisyphe, Et lâhomme, du soleil, faisait une araignĂ©e. Dans toutes les campagnes des cinq parties du monde, crapauds et grenouilles furent massacrĂ©s, depuis les mignonnes rainettes vertes de nos prairies jusquâaux ignobles pipas du BrĂ©sil, qui sont des abcĂšs sautelants. Et puis tout Ă coup revirement. LâhumanitĂ© se reprit dans un brusque sursaut dâĂ©nergie. Des prĂȘcheurs laĂŻcs et religieux sâĂ©criĂšrent quâaprĂšs tout, rien ne certifiait la supĂ©rioritĂ© des Sarvants ; que leur mĂ©canique, en dĂ©finitive, ne valait pas la nĂŽtre sur certains points, avec ses sphĂšres risibles et ses moto-crapauds ; quâil fallait dĂ©fendre le sol contre leurs incursions, et mettre en batterie tous les engins que notre science avait construits et quâelle construirait ! On sait que lâhomme en troupeau est une Ă©trange bĂȘte, lunatique, moutonniĂšre et panurgĂ©enne. La rĂ©action sâopĂ©ra dans lâallĂ©gresse. Une confiance exagĂ©rĂ©e supplanta lâexcessive dĂ©moralisation. Les basiliques se vidĂšrent au profit des théùtres ; les magasins de nouveautĂ©s reconnurent lâafflux des acheteuses, et les aiguilles renfilĂ©es coururent Ă qui mieux mieux dans les pongĂ©s, les shantungs et les peaux-de-soie. Tout repartit. Ă lâexemple du premier syndicat pour la dĂ©fense du territoire, dâautres se constituĂšrent. On placardait affiche sur affiche. Les rĂ©unions publiques sâajoutaient aux confĂ©rences. Et les capitales manquĂšrent illuminer lorsquâon apprit quâen France le Conseil des ministres allait se rĂ©unir pour dĂ©libĂ©rer avec lâAcadĂ©mie des sciences, â mesure Ă©minemment salutaire que tous les Ătats du globe se proposaient dâimiter. Nous rappellerons en peu de mots la sĂ©ance française mixte, cette assemblĂ©e historique, â modĂšle des parlements futurs, en attendant que les personnages scientifiques aient remplacĂ© complĂštement les politiciens. Elle sâouvrit Ă lâĂlysĂ©e, le mercredi 11 septembre, et commença par une dispute. Compte rendu officiel, piĂšce 843. ReflĂ©tant la conviction nationale, quâil partageait, le ministre de la Guerre proposa dâexaminer sans ambages les moyens les plus sĂ»rs, expĂ©ditifs et radicaux, de dĂ©truire les continents sus-aĂ©riens. Il ajouta quâil importait de le faire au plus tĂŽt, avant que les Sarvants nâeussent construit de nouveaux aĂ©roscaphes. Il parla de mortiers colossaux et de projectiles explosifs, â et se vit couper la parole. Le ministre des Colonies lâinterrompait et lui demandait de quel droit bombarder ce pays quâon pourrait sans doute, avec le temps, conquĂ©rir, annexer peut-ĂȘtre et, Ă tout le moins, ratifier dâun protectorat. Le pire quâil sâautorisait Ă prĂ©voir, câĂ©tait le massacre des indigĂšnes, encore quâil eĂ»t Ă©tĂ© prĂ©fĂ©rable, Ă son sens, de les asservir. Mais dĂ©vaster de fond en comble la terre invisible ? Jamais ! Il devait y avoir lĂ -haut des richesses irrĂ©vĂ©lĂ©es fort apprĂ©ciables. Pour son compte, il caressait lâespoir que la France, un jour, sâaugmenterait de cette belle possession plus Ă©tendue que toute la surface quâon voit aux mappemondes. Le physicien Salomon Kahn voulut alors intervenir. Mais le ministre du Travail entra dans la discussion. AprĂšs un compliment ironique Ă lâadresse de ses deux collĂšgues â les ayant admirĂ©s dâavoir, pour une fois, montrĂ© chacun lâesprit de son dĂ©partement, et sâĂ©tant fĂ©licitĂ© de ce que le ministre de la Guerre eĂ»t Ă©tĂ© belliqueux et le ministre des Colonies colonisateur â il annonça quâil allait, lui, ministre du Travail, faire entendre les phrases qui auraient dĂ» sortir de la bouche du garde des sceaux, ministre de la Justice. Et il prouva que lâidĂ©e de colonisation nâĂ©tait pas recevable, au triple point de vue du code, de la jurisprudence et de la justice. Car les plaines du vide appartenaient dĂ©jĂ aux hommes. Sensation prolongĂ©e. â Vous savez bien, nâest-ce pas, que tout propriĂ©taire foncier est propriĂ©taire non seulement du sol, mais encore du sous-sol de sa propriĂ©tĂ© ? Depuis lâextension de la navigation aĂ©rienne, vous vous le rappelez, on a reconnu symĂ©triquement la propriĂ©tĂ© du dessus, â la propriĂ©tĂ© de la portion dâair qui se trouve au-dessus du sol. Tout lâespace qui se trouve au-dessus de mon champ mâappartient â donc je suis propriĂ©taire dâun lopin de territoire sus-aĂ©rien. Si mon champ est rond, jâai lĂ -haut un rond du continent invisible ; mais ce rond est un peu plus grand que celui de mon champ, â parce que, messieurs, ce que nous possĂ©dons lorsque nous possĂ©dons un terrain, ce nâest pas une surface, câest un volume ; je lâai dit ; acheter un champ rond, ce nâest pas acheter un cercle de campagne, câest acheter un cĂŽne illimitĂ© de feu, de roc, de glĂšbe, dâatmosphĂšre et de vide, dont la pointe se trouve au centre de la Terre oĂč toutes les propriĂ©tĂ©s, se rejoignant, tombent Ă rien et dont la base est Ă lâinfini. Les astres, messieurs, ne peuvent graviter quâen passant de lâune Ă lâautre de ces divisions dâĂ©ther tronconiques dont nous sommes les possesseurs. » De mĂȘme, messieurs, vendre un champ carrĂ©, ce nâest pas vendre un carrĂ© de culture, câest vendre une pyramide rĂ©guliĂšre Ă quatre pans⊠» â On voit que vous avez Ă©tĂ© rĂ©pĂ©titeur de gĂ©omĂ©trie ! » lança quelquâun. â Il veut Ă©pater lâAcadĂ©mie ! » gouailla le sous-secrĂ©taire dâĂtat aux Beaux-Arts. Le prĂ©sident de la RĂ©publique ne disait rien. â Sous le rapport de la propriĂ©tĂ©, » poursuivit lâinterrompu, la Terre peut ĂȘtre comparĂ©e Ă lâananas, dont la structure⊠» â Assez ! assez ! » criait-on de toutes parts. Au fait ! » â Ă la question ! » â Parlez-nous des Sarvants ! » â Proposez quelque chose ou taisez-vous ! » â Je demande la parole» fit M. Le Tellier. On la lui donna. Le silence sâĂ©tablit. â Messieurs, » commença-t-il, avant dâanĂ©antir ou de coloniser le monde invisible, la France scientifique doit encore travailler des lustres et des lustres. » Ă la hauteur de cinquante kilomĂštres nulle bombe ne saurait parvenir, du moins utilement. Car, si elle arrivait jusque-lĂ , son explosion dans le vide ne produirait que dâinsignifiantes dĂ©gradations. Par contre, en retombant sur terre avec une force de bolides, les shrapnells non Ă©clatĂ©s y provoqueraient des malheurs irrĂ©parables. VoilĂ pour lâanĂ©antissement. » Voyons la colonisation. Les appareils dont nous disposons ne peuvent nous transporter lĂ -haut. Sur une profondeur de vingt-cinq mille mĂštres environ Ă partir du niveau atmosphĂ©rique, lâair est trop rarĂ©fiĂ© pour soutenir nos ballons, nos aĂ©roplanes et nos hĂ©licoptĂšres. Vouloir y voler correspond Ă vouloir nager dans le brouillard. Folie. » MĂȘme, si nous savions organiser un navire aussi lĂ©ger, prĂ©cis et rĂ©sistant que lâaĂ©roscaphe, â si lâaĂ©roscaphe radoubĂ© reprenait du service, â il ne pourrait monter que six hommes Ă la fois. Et il faudrait connaĂźtre la manĆuvre ! Aussi bien lâaĂ©roscaphe nâest-il pas raccommodable ; nous sommes impuissants Ă le reproduire ; et le moteur serait trop lourd que nous mettrions Ă la place des dynamos-crapaudiques, â pardonnez-moi cette nĂ©ologie barbare. » Et puis, lĂ -haut, messieurs, comment vivre ? Jâentends bien quâil existe des respirols contre lâasphyxie ; mais quel scaphandre inventer contre la dĂ©pression ? quelle cuirasse hermĂ©tique et cependant articulĂ©e ?⊠» Non, non, il ne faut pas songer Ă dĂ©molir le continent superaĂ©rien, qui dâailleurs tient peut-ĂȘtre un emploi fondamental dans lâĂ©conomie de la planĂšte, â qui est peut-ĂȘtre un prĂ©cieux condenseur de calorique solaire, â et dont la disparition entraĂźnerait peut-ĂȘtre celle de la faune terrestre, y compris certain orang dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©, tyrannique et vicieux, qui nous est cher de tout notre Ă©goĂŻsme. » Et ne songez pas non plus Ă coloniser ce monde, puisquâil nous est consignĂ©, â puisque, hĂ©las, nous ne possĂ©dons quâen utopie la columbiad de Jules Verne et la cavorite de Wells. » â Mais alors que faire ? » â Oui que faire ? » â Allons-nous donc nous laisser pĂȘcher jusquâau dernier ? » â Ils viennent chez nous, si nous nâallons pas chez eux ! » â Ils nous coloniserons, si nous ne les colonisons pas ! » Le prĂ©sident de la RĂ©publique ne disait rien. â Minute !⊠Deux mots, je vous prie ! » hacha M. Le Tellier au plus fort des exclamations. Tout cela est irrationnel. Qui de vous eut jamais le dessein dâaller faire de la pĂ©nĂ©tration pacifique chez les poissons ? de coloniser les steppes sous-marines et les pampas liquides ?⊠Vous savez bien que les Sarvants ne professent pour nous quâune simple curiositĂ© scientifique ! » â Le reste viendra ! » â Pas sĂ»r. Ou bien dans trĂšs longtemps, quand nous-mĂȘmes nous aurons des vellĂ©itĂ©s de conquĂȘte Ă lâĂ©gard du fond de la mer. Et alors nous serons prĂȘts Ă recevoir les Invisibles. â Pour lâinstant, il sâagit, sans plus, de nous dĂ©fendre, au cas oĂč de nouvelles explorations nous menaceraient, â menaceraient ce malheureux Bugey qui, de toute Ă©vidence, se trouve ĂȘtre le fond de la mer des Sarvants. VoilĂ la question. » Or, je prĂ©tends, pour peu quâon y rĂ©flĂ©chisse, que cette question ne se pose mĂȘme plus ! Mouvement. » Convaincu, par la raison, que les araignĂ©es invisibles nâont Ă cette heure â et nâauront sans doute jamais â que des intentions ocĂ©anographiques Ă lâendroit dâun monde oĂč elles ne sauraient vivre que pĂ©niblement affublĂ©es dâarmures isolantes, ou cloĂźtrĂ©es dans des cloches sous-aĂ©riennes, comme nous dans lâeau profonde, â je dis quâil sâĂ©coulera nombre dâannĂ©es avant quâelles recommencent leur tentative de musĂ©um. Et je le prouve. » Voyons, messieurs, croyez-vous quâil attache une grande importance Ă la pĂȘche humaine, cet immense peuple invisible qui nâa, dans ce but, nolisĂ© quâune seule embarcation ?⊠Eh oui, une seule ! Vous ne lâignorez pas, en effet depuis le naufrage de lâaĂ©roscaphe aucun enlĂšvement ne sâest produit. Nous avons donc affaire Ă lâentreprise assez modique dâun groupe de Sarvants savants, de ceux qui, je suppose, jouent le rĂŽle de cervelle dans leurs singuliers assemblages. â Eh bien, dites-moi, le rĂ©sultat de cette campagne est-il encourageant pour eux ? Il sâen faut de tout. Dâune part, le sous-aĂ©rien sâest perdu corps et biens ; et dâautre part ici, la voix de lâorateur sâembarrassa de sanglots retenus et dâautre part, messieurs, leurs captifs⊠â excusez-moi, â leurs captifs succombent⊠avec une effr⊠effrayante rapiditĂ©. Messieurs les membres du gouvernement sont mieux placĂ©s que personne pour vous dire avec quelle horrible frĂ©quence les cadavres tombent maintenant du ciel sur le triste Bugey⊠» Un instant, aveuglĂ© par mes larmes, trompĂ© par mes propres chagrins, jâai pu croire Ă lâĂ©normitĂ© du PĂ©ril Bleu ; jâai pu croire quâil menaçait tous les hommes dĂšs Ă prĂ©sent. Je suis Ă©difiĂ©. Les Sarvants ne sont pas Ă la veille de renouveler un essai dâaĂ©rarium qui Ă©choua dans une catastrophe navale et dans un insuccĂšs dâĂ©levage. » Que faire ? PrĂ©parons lâavenir, si lointain quâil paraisse. Et que ceux dont les parents sont aux griffes des araignĂ©es attendent courageusement la chute de leurs corps ! » M. Le Tellier sâassit lourdement, comme un voyageur au terme de sa course. Ses collĂšgues lâentouraient et lui serraient les mains. Dans le bruit de leurs compliments, on entendit le ministre de la Guerre sâobstiner â Il faut dĂ©truire les Sarvants ! » Le prĂ©sident de la RĂ©publique, sortant dâun rĂȘve, dit alors, avec le joli accent de Gascogne â HĂ©, dites un peu, monsieur Le Tellier ! Vous qui fĂ»tes le Christophe Colomb, le Vespuce de cette AmĂ©rique, ou mieux encore le Le Verrier de ce Neptune⊠Dites un peu ! Ces territoires superposĂ©s aux nĂŽtres, ces gens sous lesquels nous vivons depuis sans cesse⊠HĂ©, bĂ© ! est-ce que cette phrase-lĂ nâest pas absurde ?⊠» â Toute chose paraĂźt absurde, monsieur le prĂ©sident, lorsquâelle est trĂšs neuve, trĂšs Ă©trange, et que nous lâapercevons tout Ă coup, au dĂ©pourvu, sans quâune chaĂźne dâĂ©pisodes ou de raisonnements nous ait amenĂ©s progressivement jusquâĂ elle, par de faibles surprises successives ou de petits enseignements graduels, dont la somme constitue cependant soit une extrĂȘme stupĂ©faction, soit une science approfondie. » Câest aussi question de vocabulaire. » Tenez, vous eussiez dit Ă quelque Romain dâautrefois, au plus intelligent, au plus poĂšte des Romains Horace, par exemple, â ou bien Ă quelque Grec, au plus savant des Grecs Aristote, si vous voulez, â vous leur eussiez dit cette phrase Ă la fois lyrique et scientifique Un jour, ĂŽ maĂźtres, on emploiera la foudre Ă pousser des galĂšres. » » Ă ces mots, je vois dâici, monsieur le prĂ©sident, Aristote sourire et Horace lever les Ă©paules⊠» Cependant, la phrase que vous prĂ©tendiez absurde tout Ă lâheure, sera dans quelques annĂ©es aussi vraiment simple et naturelle quâil est simple et naturel de dire aujourdâhui, deux mille ans aprĂšs Horace et Aristote Il y a des bateaux Ă©lectriques. » Le prĂ©sident de la RĂ©publique regagna son rĂȘve Ă©lysĂ©en. â Il faut dĂ©truire les Sarvants ! » tonna le ministre que lâon sait. La sĂ©ance continua, et fut levĂ©e sur un ordre du jour invitant les Chambres Ă voter des crĂ©dits pour lâĂ©tude de projets destinĂ©s Ă combattre une nouvelle expĂ©dition arachnĂ©enne, dâailleurs improbable ». xviiNouveau Message de Tiburce Lâastronome sortit de lâĂlysĂ©e rompu de lassitude. Il avait dĂ» faire un violent effort sur lui-mĂȘme pour se montrer optimiste Ă la sĂ©ance du Conseil. Sa tristesse de pĂšre et sa raison de savant sâĂ©taient livrĂ© bataille. Câest une belle action, mais câest une torture, de peindre lâavenir des autres en couleurs agrĂ©ables, quand lâavenir est devant soi comme un trou noir. Il rentra chez lui dĂ©moralisĂ©, estimant sa tĂąche accomplie et ne pensant plus quâĂ revoir Mirastel, oĂč le docteur Monbardeau lâavait prĂ©cĂ©dĂ©. M. Le Tellier voulait ĂȘtre lĂ â quel supplice infernal que cette pensĂ©e ! â lorsque, dans la pluie de cadavres tombant sur le Bugey⊠â Oh ! cette pensĂ©e de damnation qui lui venait sans relĂąche et quâil nâavait jamais lâhorrible courage de finir !⊠M. dâAgnĂšs lâattendait boulevard Saint-Germain. Sa vue nâĂ©tait pas faite pour ragaillardir le pauvre homme, tant elle lui rappelait de chers desseins perdus, et tant le duc avait lâair sombre. Il sâouvrit de son dĂ©sespoir Ă M. Le Tellier. Aucun ingĂ©nieur ne lui laissait la moindre illusion ; le monde invisible Ă©tait inexpugnable ; ainsi le dĂ©crĂ©taient les FacultĂ©s. Lui, il en devenait neurasthĂ©nique. La nuit, ses cauchemars lâeffaraient de visions sus-aĂ©riennes vivisections, mariages scandaleux, ateliers de naturalisation humaine, etc. ; et le jour, ses idĂ©es restaient imbues de dĂ©lire. Il nâavait pas Ă©chappĂ© Ă la phobie de lâinvisible, qui alors tourmentait les gens impressionnables et les faisait marcher Ă tĂątons en plein midi, de sorte que les rues semblaient parfois remplies dâaveugles. Et quand, de sa fenĂȘtre, le duc dâAgnĂšs considĂ©rait lâagitation des passants, il croyait voir, Ă travers les carreaux, une collection poissonneuse dans un aquarium ! â Sâil me restait au moins une toute petite chance ! » fit-il subitement avec un demi-sourire honteux⊠M. Le Tellier leva les bras pour les laisser retomber en signe dâimpuissance, et le duc dâAgnĂšs reprit en balbutiant â Oui, je sais bien⊠Il faudrait ĂȘtre fou⊠aussi fou que⊠euh ! hem !⊠que, hem⊠que Tiburce, par exemple, nâest-ce pas ?⊠Ah ! celui-là ⊠rien ne le dĂ©concerte⊠hum⊠» Il sortit une lettre dâun geste empruntĂ©. â Jâai⊠hem !⊠Il mâa envoyĂ© ça. » â Ne me faites pas voir cette lettre ; non ! Ah ! je nây pensais plus guĂšre, Ă votre Tiburce ! Câest vrai dire quâil y a encore un imbĂ©cile pour croire Ă ces bienheureuses chimĂšres⊠Ah ! lâenviable crĂ©tin ! Serrez votre papier, mon ami ; cela me ferait du mal. » â Ăvidemment ! » concĂ©da le duc dâAgnĂšs. Mais cependant, il relisait pour lui seul le message insensĂ© de Tiburce. piĂšce 845 Bombay, le 3 aout 1912. Je conserve bon espoir, cher ami, quoique jâaie contre moi bien des hasards stupides et lâhomme le plus habile de la terre Hatkins. Tu te rappelles que je me suis embarquĂ© Ă la poursuite dâun certain rĂ©vĂ©rend Hodgson et de sa fille, que je soupçonnais ĂȘtre Hatkins et Mlle Le Tellier. Je les ai trouvĂ©s Ă Singapour avec une facilitĂ© surprenante. CâĂ©taient un vieux pasteur protestant et sa sĆur aĂźnĂ©e ! Lâostentation quâils apportaient Ă ne pas se cacher mâa vivement rĂ©vĂ©lĂ© le piĂšge ; ces deux vieillards Ă©taient des complices que Hatkins avait fait dĂ©barquer en mĂȘme temps que lui et qui, dĂšs cet instant, avaient pris le nom dâemprunt dont lâAmĂ©ricain et Mlle Le Tellier sâĂ©taient affublĂ©s sur le bateau. Pendant que je mâoccupais dâeux, Hatkins et sa compagne sâenfuyaient. â Ils sâenfuyaient encore câĂ©tait donc eux, de plus en plus. Par dĂ©duction, je dĂ©couvre le chemin quâils ont pris. Depuis leur arrivĂ©e, deux paquebots seulement appareillĂšrent, lâun pour Calcutta, lâautre pour Madras. Mon gĂ©nie familier me souffle Calcutta. Jây vais, et jâapprends, moyennant finances, que nul dĂ©barquĂ© ne ressemble, de prĂšs ou de loin, Ă qui je voudrais quâil ressemblĂąt. Ayant fumĂ© quelques pipes, je reconnais mon erreur, et pense retrouver la piste Ă Madras. Je reprends donc la mer, avec un retard considĂ©rable. Mais, Ă Madras, jâai la satisfaction de reconnaĂźtre que mes intuitions ne mâont pas trompĂ© deux jeunes Moldaves du sexe masculin viennent de prendre le train pour Bombay, sous le nom des frĂšres Tinska, aprĂšs avoir sĂ©journĂ© quelques jours Ă lâhĂŽtel. Il est vrai quâils ne viennent pas de lâest et de Singapour, par mer, mais du nord et dâHaĂŻderabad, par terre⊠Quâimporte ! Tinska, nâest-ce pas lâanagramme de Hatkins moins lâH ? Je les tenais ! Sans lanterner, je saute dans le rapide de Bombay oĂč je compte pincer Mlle Le Tellier en habit de jeune garçon⊠Mais lĂ , dans le fouillis de la ville, impossible de retrouver la trace de mes pseudo-Moldaves. â Ce matin, pourtant, aprĂšs un millier de dĂ©marches et de rebuffades car je nâai pas cet aspect de Sherlock Holmes qui force lâadmiration et la dĂ©fĂ©rence jâai su, de lâagence Cook, quâune sociĂ©tĂ© grecque composĂ©e de quatre personnes deux jeunes mĂ©nages, les YĂ©niserlis et les Rotapoulo, viennent de sâembarquer pour Bassora au fond du golfe Persique. De Bassora, ils comptent remonter la MĂ©sopotamie et gagner Constantinople Ă travers les terres, pour ensuite rentrer en GrĂšce. â Je suis sĂ»r que les Monbardeau-dâArviĂšre ont rejoint Hatkins et Mlle Le Tellier, et que les quatre Grecs ce sont eux ! Ils ont fourni Ă lâagence un luxe de dĂ©tails inouĂŻs sur tout ce quâils doivent faire ou ne pas faire. Ils se sont dit Tiburce ne croira jamais que câest nous, puisque nous ne dissimulons rien. » Et en effet, ils ne cherchent pas mĂȘme Ă masquer quâils sont deux hommes et deux femmes !⊠Tout autre que moi aurait abandonnĂ© cette piste trop claire. Ă bon chat bon rat ! Je les vaux bien, et ce soir je file sur Bassora. La superbe randonnĂ©e ! Jâai fait, par lâAmĂ©rique, le Japon et lâIndo-Chine, plus de la moitiĂ© du tour du monde. Avant quâils nâaient bouclĂ© la boucle, je les aurai rattrapĂ©s. Jâai conscience de les avoir talonnĂ©s, traquĂ©s, si implacablement, quâils nâont pu sâarrĂȘter comme ils le voulaient, et que je les ramĂšne au lancer, en Europe, oĂč nous serons leurs maĂźtres ! Sursum corda, cher ami ! Ă toi en toute affection ; et que Mademoiselle dâAgnĂšs veuille trouver ici les hommages de son dĂ©vouĂ© Tiburce. â Vous me faites de la peine en Europe. Ma parole, votre frousse se rĂ©percute jusquâici ! Les indigĂšnes invoquent le Trimourti contre le PĂ©ril Bleu ! Jâoubliais une chose un journal dâAmĂ©rique imprime aux Ă©chos mondains que Hatkins a renoncĂ© Ă son voyage autour du monde et quâil va donner une fĂȘte dans son hĂŽtel de New-York !⊠Crois-tu quâil est roublard ! Une fĂȘte chez Hatkins, soit ; mais Hatkins lui-mĂȘme, non. Câest un duplicata de Hatkins qui le remplacera. Cet homme dĂ©penserait ses milliards pour me berner !⊠â Adieu. T. Quand le duc dâAgnĂšs eut fini de lire ces abracadabrances, M. Le Tellier surprit dans ses yeux une petite flamme. â Ah çà ! » fit-il en se croisant les bras, est-ce que dâaventure vous garderiez un doute au sujet de la sottise de ce roussin dâoccasion ? » M. dâAgnĂšs rougit comme sâil venait dâĂȘtre Ă©veillĂ© par le sĂ©nateur BĂ©renger au milieu dâun rĂȘve libertin. â Un doute ?⊠HĂ©las ! comment voulez-vous quâil me reste un seul doute ! Je sais de source certaine que M. Hatkins est Ă New-York ; jâai lu le journal de Robert Collin qui a vu chez les Sarvants ceux que nous pleurons dĂ©jĂ . AprĂšs cela, comment pouvez-vous croire que jâajoute foi aux lettres de Tiburce, qui prĂ©tend les avoir suivis autour du monde ?!⊠» Je reconnais pourtant que⊠oui, une minute, ce ton joyeux, cette assurance alerte⊠Et puis, monsieur, nous sommes toujours tentĂ©s de croire ce qui nous cause du chagrin ; et, voyez-vous, quand je songe que Mlle Marie-ThĂ©rĂšse aurait suivi Hatkins⊠» â Vous aimeriez encore mieux la savoir dans lâaĂ©rarium ! » dit amĂšrement M. Le Tellier. â Ha ! monsieur, que me faites-vous dire ! Ayez pitiĂ© de moi ! Toutes mes transes, toutes mes jalousies, tout mon martyre Ă©ternel, plutĂŽt quâune larme aux cils de votre fille ! » Et le duc poursuivit longtemps sur ce mode-lĂ , confessant son amour et son mal, dâune voix Ă©nervĂ©e, rauque et vacillante, avec cette emphase de mĂ©lodrame qui ravale au ton de mauvaises tirades les exaltations de la plus belle vie. xviiiApparition de lâinvisible AprĂšs le dĂ©part du savant dont lâautoritĂ© avait dominĂ© la phase parisienne du PĂ©ril Bleu, on profita de sa retraite pour mettre Ă exĂ©cution certain projet que lâastronome avait toujours combattu. Nous voulons parler de lâadmission du public au Grand-Palais. M. Le Tellier ne sây opposait pas en principe, mais il soutenait avec raison quâelle devait ĂȘtre gratuite, et que, en tout cas, il fallait attendre que lâaĂ©roscaphe cessĂąt dâĂȘtre invisible, au moins en partie, grĂące Ă lâintermĂ©diaire dâune peinture ou de tout autre procĂ©dĂ©. Malheureusement, le public grondait. Câest-Ă -dire que trois ou quatre publicistes le faisaient gronder. On vit le moment oĂč la question deviendrait Ă©lectorale, et, encore que le sous-aĂ©rien fĂ»t toujours rĂ©tif Ă tout maquillage visibilisateur, lâaccession du peuple fut dĂ©cidĂ©e et taxĂ©e Ă cinquante centimes par tĂȘte, au profit des sinistrĂ©s bugistes. â LâentrĂ©e payante ne fut imposĂ©e que pour Ă©viter lâencombrement. DĂšs le premier jour, dimanche 22 septembre, il arriva ce quâavait prĂ©dit M. Le Tellier. La foule aperçut, en tout et pour tout, une haute et solide barriĂšre dĂ©fendant un enclos inoccupĂ© ; des agents de police la doublaient Ă lâintĂ©rieur. CâĂ©tait bien le cas de dire quâon avait payĂ© pour ne rien voir. Dans lâĂąme obtuse de la multitude, cette idĂ©e avait pris corps que fichtre, on verrait toujours, Ă nâimporte quoi, que ce truc-lĂ Ă©tait invisible ! » Et lâon voulait voir ! Et lâon Ă©tait furibond de ne rien voir pour ses dix sous ! Une Ă©meute Ă©clata, On nous vole ! Câest une supercherie ! » Lâexistence des Sarvants nâĂ©tait plus quâune fumisterie de fonctionnaires escrocs, destinĂ©e en fin de compte Ă gruger le contribuable, une fois de plus. Tous ces travailleurs endimanchĂ©s se rappelaient entre eux les sommes Ă©normes envoyĂ©es au secours du Bugey, de tous les points de la France et de lâĂ©tranger, et dont le comitĂ© de rĂ©partition nâavait distribuĂ© que fr. 95. Ceux mĂȘmes qui avaient acceptĂ© lâinvisible au carrefour Louis-le-Grand ne lâadmettaient plus, maintenant quâils avaient dĂ©boursĂ© leur piĂšce blanche afin de le contempler. Sur un ordre, les agents frappĂšrent lâaĂ©roscaphe retentissant⊠â Ouh ! Ouh ! â CompĂšres ! â Robert Houdin ! â Ouh ! Ouh ! â VâlĂ les cognes qui veulent faire la pige aux frĂšres Isola ! â CompĂšres ! â Assez ! Assez ! â Honteux !⊠» En exĂ©cution dâun deuxiĂšme ordre, les agents rĂ©tablirent des cordages autour du sous-aĂ©rien⊠Puis les gradĂ©s atteignirent la plate-forme occulte et sây promenĂšrent sans appui, comme les astres dans lâinfinie subtilité⊠Puis on alla chercher les moulages de lâhĂ©lice et de la pince-cisaille-panier⊠Puis douze citoyens furent invitĂ©s Ă venir toucher lâaĂ©roscaphe⊠Mais rien ne put retourner la foule, qui voyait partout des compĂšres et des traĂźtres. Le Grand-Palais sâemplit dâun vacarme sans nom. Le public bouillait comme une flaque en fermentation. Sâil avait cru Ă la rĂ©alitĂ© du bateau, il aurait tentĂ© de le mettre en piĂšces. ĂĂ et lĂ , des Ă©chauffourĂ©es se produisirent ; on Ă©touffa quelques marmots. Il fallut rendre lâargent. Le prestige du PĂ©ril Bleu venait de recevoir une atteinte irrĂ©parable. Le lendemain, les journaux de lâopposition prĂ©tendirent quâil ne sâagissait pas seulement dâune escroquerie gouvernementale et dâun crime de lâĂtatisme, mais aussi dâun stratagĂšme pour distraire de la situation sociale, sans cesse plus tendue, lâattention civique. Le pouvoir sâĂ©tait servi de ce dĂ©rivatif indigne comme il se servait parfois dâalarmes de guerre, aussi fallacieuses que la nuisibilitĂ©, que lâexistence mĂȘme des terres invisibles. Et quand, triomphalement, le chimiste Arnold, de Stockholm, annonça par le monde quâil avait trouvĂ© la peinture tant dĂ©sirable, et fait apparaĂźtre ainsi le morceau dâaĂ©roscaphe que la France lui avait confiĂ©, la dĂ©mocratie refusa dây voir autre chose quâun nouveau machiavĂ©lisme des imposteurs. Quelle attrape ! Ils allaient peindre Ă neuf quelque vieux sous-marin dĂ©classĂ©, hors service, et lâexhiber comme Ă©tant lâaĂ©roscaphe invisible recouvert de la cĂ©lĂšbre arnoldine ! Bravo, les tartufes ! Mais on savait Ă quoi sâen tenir. » Ainsi naquit la lĂ©gende du PĂ©ril Bleu, qui Ă©tait pourtant bel et bien de lâhistoire. â Cependant, au vrai, lâarnoldine Ă©tait dĂ©couverte. Le chimiste suĂ©dois vint Ă Paris sans perdre une minute. Il apportait le fragment dâaĂ©roscaphe sur lequel tant de combinaisons avaient Ă©prouvĂ© leur impuissance avant lâamalgame vainqueur. Arnold avait eu soin de nâen peindre que la moitiĂ© ; câĂ©tait donc un barre moitiĂ© invisible et moitiĂ© jaune, â dâun magnifique jaune serin. Mais, premiĂšre dĂ©ception, les Chambres se refusĂšrent Ă voter la plus faible subvention. Et, secondement, un projet de sociĂ©tĂ© anonyme au capital de quatre cent mille francs, pour la peinture de lâaĂ©roscaphe, avorta misĂ©rablement. Arnold se montra plus grand que tout un peuple. Il prit Ă sa charge les dĂ©penses considĂ©rables â car cette couleur valait plus de trois mille francs le litre â et fabriqua des quantitĂ©s dâarnoldine. Dâhabitude, la peinture dissimule les choses. Aujourdâhui, la peinture allait montrer les choses. Quand tout fut prĂ©parĂ©, Arnold convoqua autour du navire un congrĂšs de savants, pour assister Ă ce vernissage dâun nouveau genre, tel que le Grand-Palais nâen avait jamais contenu. Belloir Ă©chafauda ses gradins, environna dâun cirque de planches lâinvisible appareil⊠Au jour dit, qui tomba le 5 octobre, devant une galerie de cĂ©lĂ©britĂ©s cosmopolites, le Scandinave endossa la blouse blanche, et donna le premier coup de pinceau. Les cinĂ©matographes et les instantanĂ©s dessinaient un grand rond ; les pots dâarnoldine Ă©taient rĂ©partis de tous cĂŽtĂ©s ; un orchestre jouait une marche hĂ©roĂŻque. Lâinvisible apparut peu Ă peu. Comme si la brosse chargĂ©e de crĂšme jaune avait eu le don de les crĂ©er, tous les dĂ©tails du bateau surgirent dans lâespace, un par un. Ce fut en premier lieu la terrible pince, et lâeffroyable cisaille, et lâaffreux panier en forme dâĂ©puisette, avec son rĂ©seau de mailles, â tous trois au bout de tiges articulĂ©es sâallongeant au moyen de douilles Ă coulisse. Les machines exhibĂšrent ensuite leurs complications de finesse et dâenchevĂȘtrement, leurs sphĂšres innombrables et drolatiques, les boĂźtes dĂ©sertes oĂč le galop sur place des batraciens mĂ©canisĂ©s engendrait la force vive de lâappareil. On vit lâarbre de couche sâallonger, devenir un long tube et se fleurir dâune hĂ©lice jaune comme lui, jaune comme les machines et la pince cisaille. On vit le blaireau dâArnold peindre en ronde bosse, Ă mĂȘme lâatmosphĂšre, des instruments dĂ©sordonnĂ©s, les uns dâaspect Ă©lĂ©mentaire et volumineux, dâautres infiniment confus et multiples, dont lâarnoldine, hĂ©las, empĂątait les mignardises. Suspendu au milieu du vide, Arnold rampait, glissait, se coulait parmi lâagencement invisible des cabines. Ayant peint lâorganisme de lâaĂ©roscaphe, il sâadjoignit des aides et continua sa besogne dâenchanteur. La pince-cisaille et son panier disparurent dans une tour safran qui ressemblait Ă la cheminĂ©e dâun steamboat ; lâassistance frĂ©mit elle avait reconnu le cylindre oĂč tant de captifs sâĂ©taient abandonnĂ©s Ă tant de terreurs⊠Mais lâair se cloisonnait de murailles, de plafonds et de planchers ; les cellules sâaccumulaient Ă lâentour de la machinerie et des attirails. LâaĂ©roscaphe avait lâair dâune embarcation que lâon eĂ»t construite Ă lâenvers des autres, en commençant par oĂč dâordinaire on finit ; la coque faisait encore dĂ©faut. Pour la badigeonner, Arnold et ses aides, montĂ©s sur des Ă©chelles, Ă©tendaient lâarnoldine Ă grands coups. PiĂšce Ă piĂšce, les entrailles du sous-aĂ©rien se cachaient sous le rideau soufre, rigide et bombĂ©, quâils dĂ©ployaient dâune façon magicienne. Enfin, la couche dâarnoldine Ă©tant parfaite, un long cigare, de la couleur des canaris, se trouva dans le cirque ; et, devant sa ressemblance frappante avec un dirigeable â ressemblance que la teinte citrine accentuait encore â chacun sâĂ©tonna bruyamment. Arnold rentra dans le sous-aĂ©rien pour barbouiller le fond de caleâŠ, et quand il ressortit par lâune des Ă©coutilles, aux accents de lâhymne suĂ©dois, seul, debout au milieu de lâarĂšne, sur le dos de lâaĂ©roscaphe quâil semblait terrasser, â on lui fit une apothĂ©ose. La couleur ! La couleur ! Principe de visibilitĂ© sans lequel nos yeux seraient dâinutiles merveilles ! La couleur, qui seule justifie lâexistence de la vue ! La couleur, il lâavait donnĂ©e Ă la matiĂšre clandestine, et maintenant tout le monde voyait lâinvisible ! Arnold salua. Les taches de sa blouse ensoleillaient son geste, et, de sa brosse imbibĂ©e dâarnoldine, des gouttes dâor tombaient superbement. La foule se retira comme Ă regret. Quand le dernier spectateur eut quittĂ© le Grand-Palais, la peinture Ă©tait sĂšche, et la nuit sans lune et sans Ă©toiles Ă©tait venue, si Ă©paisse, que lâaĂ©roscaphe aurait pu se croire encore invisible, perdu dans les tĂ©nĂšbres qui abolissent la couleur et crĂšvent nos yeux. Or, au cĆur de cette ombre, tandis quâun banquet de quinze cents couverts alimentait le congrĂšs des savants et fĂȘtait la victoire des hommes sur lâinvisible, â au cĆur de cette ombre, une Ćuvre obscure, inexorable, sâaccomplissait, â lâĆuvre incomprĂ©hensible de forces inconnues, infinitĂ©simales, â une Ćuvre dâatomes et de corpuscules en travail, en lutte peut-ĂȘtre⊠Cela se passa dans lâombre et le silence. On ne sait pas comment cela sâest passĂ©. Belloir, qui vint dĂšs le potron-jaquet pour dĂ©monter le cirque, ne trouva plus le sous-aĂ©rien, mais seulement, Ă sa place, un tapis de poussiĂšre jaune serin, naviculaire. Un tapis fort mince. Une poussiĂšre tĂ©nue au suprĂȘme degrĂ©. Lâon eut beau courir en tous sens, et tĂąter lâair, et gauler le vide avec dâimmenses perches⊠LâaĂ©roscaphe nâexistait plus. La peinture suĂ©doise, corrosive de la substance invisible, lâavait rongĂ© en quelques heures. La gloire du chimiste sombrait dans la ruine et le ridicule. Il sâarrachait les cheveux ; il ne comprenait pas comment lâaĂ©roscaphe sâĂ©tait pulvĂ©risĂ©, alors que lâĂ©chantillon, prĂ©levĂ© sur le bateau mĂȘme et dont il sâĂ©tait servi pour ses expĂ©riences, avait rĂ©sistĂ© Ă lâattaque⊠Enfin, la vĂ©ritĂ© se fit jour dans lâesprit dâArnold. Parmi tous les traitements quâil avait fait subir au spĂ©cimen avant de rĂ©ussir, quelque bain, sans doute, possĂ©dait la vertu de lâimmuniser contre lâaction nocive de lâarnoldine, â au lieu que lâaĂ©roscaphe, lui, nâavait bĂ©nĂ©ficiĂ© dâaucune opĂ©ration prĂ©alable. Un bain ! Oui, mais lequel ? Il en avait tant essayĂ© !⊠Et puis, Ă quoi bon le rechercher, Ă prĂ©sent que lâaĂ©roscaphe nâĂ©tait plus ? Arnold, cependant, sâefforça de confectionner de la matiĂšre invisible, â de faire la synthĂšse de cette bizarrerie dont lâanalyse lui avait coĂ»tĂ© mille tourments et cela pour rester incomplĂšte, le composĂ© donnant, avec les acides, des rĂ©actions extravagantes. Il ne rĂ©ussit quâĂ diluer plusieurs spĂ©cimens dans un mĂ©lange dĂ©moniaque, enfiĂ©vrĂ© de courants alternatifs, et sâarrangea si bien quâil dĂ©truisit de la sorte tout ce qui demeurait ici-bas du mĂ©tal inestimable. Ce fĂącheux inventeur y laissa lâentendement. Sa patrie lâhospitalisa. Il est toujours Ă GĆteborg. TantĂŽt il veut aller peindre les continents sus-aĂ©riens, pour les rĂ©duire en poudre. Et tantĂŽt, croyant avoir trouvĂ© lâantidote de lâarnoldine, lâinsensĂ© parle de vernir cette voĂ»te transparente, afin que la nuit sâĂ©tende Ă jamais sur lâingratitude et sur lâironie. Câest de cette façon que lâinvisible â passez, muscade ! â apparut et redisparut. xixTiburce abandonne Dans sa chambre blanche et rose, toute claire au clair matin qui fait les chambres des jeunes filles plus que jamais chambres de jeune fille » â Mlle dâAgnĂšs venait dâachever sa toilette. La servante arrangeait un dĂ©sordre de fanfreluches. Mlle Jeanne dâAgnĂšs regarda son visage au fond dâun miroir, et lui adressa une petite grimace triste, Ă cause quâil nâĂ©tait pas trop beau. Puis elle sâapprocha dâun calendrier perpĂ©tuel et fit jouer son dĂ©clic afin de le mettre Ă jour. Le calendrier marqua MERCREDI 16 OCTOBRE Et le cartel anglais carillonna â Dix heures ! » Mlle Jeanne pensa, presque simultanĂ©ment, que lâheure du courrier Ă©tait passĂ©e ; que depuis un mois Tiburce le fol, Tiburce lâentĂȘtĂ©, Tiburce le Hutin, nâavait pas donnĂ© de ses nouvelles ; et quâelle avait vingt ans aujourdâhui. Le front aux vitres de sa fenĂȘtre, elle regarda sâeffeuiller les marronniers de lâavenue Montaigne. Trois coups discrets troublĂšrent sa rĂȘverie. â Quâest-ce que câest ? » fit-elle. Une voix dâhomme rĂ©pondit, obsĂ©quieuse et sourde â Câest Monsieur le duc, Mademoiselle, qui demande si Mademoiselle veut bien descendre un petit moment dans son cabinet. » â ?⊠!⊠» Sans rien dire, toute glacĂ©e, le sein houleux, Mlle dâAgnĂšs se rendit chez son frĂšre. Il lâattendait debout, et, quoiquâil fĂ»t Ă contre-jour, elle distingua ses yeux rouges et son air dĂ©fait. Il lui dit Ă brĂ»le-pourpoint, dâun ton extraordinairement doux et affectueux â Ăcoute, Jeanneton⊠Dâabord, Ă©coute tu aimes toujours bien Tiburce, nâest-ce pas ?⊠â Pauvre petit lapin, te voilĂ toute tremblante⊠Ne crois pas⊠» â Mais oui⊠je lâaime, Tiburce⊠» â Eh bien, mon Jeanneton, tu lâĂ©pouseras, va, mon petit lapin ; tu lâĂ©pouseras quand mĂȘme. Autrefois, tu sais, jâĂ©tais inepte de mâopposer Ă votre mariage ; et depuis, le subordonner au succĂšs de Tiburce, vois-tu, faire dĂ©pendre votre bonheur du mien, ça, câĂ©tait dâun Ă©goĂŻsme sans nom ! sans nom !⊠Mais tu lâĂ©pouseras, va, mon petit ! » â François, je te remercie de tout mon cĆur⊠» Elle lui prenait les mains et parlait timidement. Il⊠il nâa pas rĂ©ussi, alors ?⊠Tu dis que je lâĂ©pouserai quand mĂȘme ?⊠et tu pleures !⊠» Elle lâembrassait. âŠIl nâa pas rĂ©ussi ? » â Parbleu ! » sâĂ©cria le duc en chevrotant. CâĂ©tait bien sĂ»r quâil Ă©chouerait ! Je ne sais pas comment jâai Ă©tĂ© assez idiot pour me raccrocher Ă cette hypothĂšse ! Mais câest que lâautre, lâautre hypothĂšse, celle des Sarvants, Ă©tait si affreuse !⊠Si affreuse et si dĂ©finitive ! Tiens, jâai encore vu deux ingĂ©nieurs ce matin, et mon courrier⊠ce nâest que des rĂ©ponses dâingĂ©nieurs ! Tout ça dĂ©sespĂ©rant ! Jamais on nâira lĂ -haut. Jamais ! jamais ! jamais !⊠» Mlle dâAgnĂšs reprit tendrement â Tu as une lettre de Tiburce ? » â Oui. La voilĂ . Câest pour te la faire lire et pour te rassurer en mĂȘme temps que je tâai demandĂ©e. » Elle dĂ©ploya le billet. piĂšce 934 Angora, Turquie dâAsie, ce 11 octobre 1912. Mon cher, oh ! bien cher ami, pardonne-moi ! Pardonne Ă ma sottise !⊠Ceux que je poursuivais autour du monde nâĂ©taient pas ceux que je cherchais ! Je vois clair Ă prĂ©sent. La douleur a lavĂ© mes yeux de tant de larmes !⊠Jâai pris le change plusieurs fois de suite sur des voyageurs diffĂ©rents, poussĂ© par mon idĂ©e fixe et moins conduit par les circonstances que par une marotte que jâagitais moi-mĂȘme devant mes propres pas ! Oh ! ces derniĂšres semaines ! Cette course fiĂ©vreuse, Ă cheval, de Bassora jusquâici, cette galopade Ă travers la MĂ©sopotamie, le long du Tigre, oĂč, chaque jour, je gagnais du terrain sur les YĂ©niserlis et les Rotapoulo ! Eux, ils allaient sans se presser, visitant les ruines, sâattardant aux paysages, faisant un crochet vers Babylone, revenant Ă Bagdad, explorant les dĂ©combres de Ninive aprĂšs avoir goĂ»tĂ© Mossoul⊠Ils avaient une avance de quinze jours⊠Je les ai rejoints entre DiarbĂ©kir et Angora⊠et lĂ Jâai constatĂ© que ce nâĂ©taient pas Hatkins avec Mlle Le Tellier et les Monbardeau, mais rĂ©ellement deux jeunes mĂ©nages grecs, de vrais YĂ©niserlis, de vrais Rotapulo, â de braves gens, somme toute, Ă qui jâai confiĂ© ma dĂ©sillusion et qui mâont consolĂ© de leur mieux. Nous sommes arrivĂ©s ici de conserve. Angora, câest le point terminus de la voie ferrĂ©e qui vient de Constantinople. Une journĂ©e de wagon me sĂ©pare de la capitale de la Turquie. Mais je suis brisĂ© de fatigue et dâennui, et je compte rester ici â combien de temps ? je ne sais â Ă me reposer dans les fleurs et le soleil, en songeant Ă ma bĂȘtise comme Ă quelque maladie dont je serais convalescent. HĂ©las ! faire du roman dans la rĂ©alitĂ© ! Devenir Sherlock Holmes ! Pauvre de moi ! Malade que jâĂ©tais !⊠Mais, François, maintenant â je tâen supplie â ne me laisse pas dĂ©sespĂ©rer Ă propos de Mademoiselle Jeanne. Promets-moi que peut-ĂȘtre⊠dans bien longtemps⊠Pardonne ; je termine. Quand je pense Ă cela, ma vue se brouille. Adieu. Tiburce. Mlle dâAgnĂšs contempla son frĂšre. â Moi aussi, François, jâai besoin de pardon. Je savais bien que Tiburce ne retrouverait pas Marie-ThĂ©rĂšse, et si je lâai laissĂ© partir, câest que je comptais sur son acharnement pour flĂ©chir tes rĂ©solutions. Mais Ă lâheure oĂč mon plan vient enfin dâaboutir, il me semble que ce nâest pas trĂšs honnĂȘte cette machination⊠» â Ah ! mon amie, câest ta diplomatie qui avait raison contre mes prĂ©jugĂ©s ! Dâailleurs, apaise-toi Tiburce serait parti malgrĂ© ta dĂ©fense ; il Ă©tait si convaincu ! » â Câest possible, et jâĂ©prouve un Ă©trange soulagement Ă le savoir dĂ©sabusĂ©. Un si bon garçon dans de telles erreurs !⊠Mais, jây pense, François, comment toi, connaissant la vĂ©ritĂ©, pouvais-tu te laisser reprendre Ă ces sornettes ? » â Depuis quâon mâa enseignĂ© ce que câest que lâaĂ©rarium et ce que sont les Sarvants, me dire que Marie-ThĂ©rĂšse est la proie des Sarvants dans lâaĂ©rarium⊠câest cela que mon esprit ne peut pas supporter, et non les idĂ©es folles, non les folies encourageantes ! » â Du courage, mon frĂšre. Je tâaime aussi. Du courage. » â Jâen aurai. Jâen ai. Mais Je suis Ă©croulé⊠Je vais tĂącher de dormir un peu. Laisse-moi, mon petit lapin, veux-tu ? » Quand sa sĆur se fut retirĂ©e, le duc dâAgnĂšs sentit un isolement plus absolu quâil ne lâavait dĂ©sirĂ©. Partout, dĂ©sormais, ne serait-il pas seul comme il Ă©tait seul dans cette salle ? Pouvait-on nâĂȘtre pas seul en lâabsence Ă jamais de Marie-ThĂ©rĂšse ?⊠Il tendit vers le ciel des Sarvants la menace et la vanitĂ© de ses poings, et tout Ă coup lui vint une ivresse dâamertume, un dĂ©sir forcenĂ© de souffrance et de sanglots. Ah ! » songeait-il comme un enfant gĂątĂ©. On veut que je sois malheureux ! Ah ! on le veut ? Eh bien, je le serai, malheureux ! et mĂȘme au delĂ de ce quâon veut ! » Ainsi lâhomme prĂ©tend toujours avoir raison de sa destinĂ©e. Pour endeuiller encore son effroyable solitude, le duc pensa donc Ă sâensevelir au noir linceul de lâobscuritĂ©. Mais tel Ă©tait son Ă©garement, quâil avait oubliĂ© lâheure. Il tourna le commutateur Ă©lectrique, en vue dâĂ©teindre le soleil quâil prenait pour une lampe. Un plafonnier sâillumina, jaunĂątre et dĂ©paysĂ© dans lâĂ©clat du jour, comme un Ćil de hibou. M. dâAgnĂšs se ressaisit. â Mes compliments ! » fit-il tout haut. VoilĂ que tu deviens gĂąteux⊠Ah ! non ! non ! Ah ! non ! pas de ça, mon garçon ! Quand ce ne serait que pour la voir une derniĂšre fois, morte et dĂ©figurĂ©e, â pour lui porter des fleurs et la mettre au tombeau, â tu dois vivre ! Et vivre tout entier, de corps et dâĂąme !⊠Allons ! du nerf ! » xxDisparition du visible La lettre de Tiburce, qui avait tant Ă©mu François dâAgnĂšs, ne produisit aucun effet sur M. Le Tellier, quand il la reçut Ă Mirastel par les soins du jeune duc. Lâastronome et son entourage savaient Ă quoi sâen tenir dĂšs longtemps. Et tous, â Maxime enfin guĂ©ri, â Mme Le Tellier, blanche et blonde Ă la fois et ne songeant plus guĂšre Ă lâĂ©lĂ©gance, â Mme Arquedouve ! un peu ratatinĂ©e, si menue, si menue ! â et le pauvre couple des Monbardeau, vieilli, dĂ©semparĂ©, â tous ne pensaient quâĂ deux choses examiner au tĂ©lescope le fond de lâaĂ©rarium, avec les petits mouvements produits dans les vides par lâagitation des prisonniers, et reconnaĂźtre, Ă mesure quâils sâabĂźmaient, les cadavres prĂ©cipitĂ©s. CâĂ©tait toujours la nuit quâils tombaient. Ainsi que Robert lâavait supputĂ©, les Sarvants devaient ĂȘtre plus actifs et plus Ă lâaise dans les tĂ©nĂšbres ; et il ne se passait pas de nuit sans sifflement, pas de matinĂ©e sans quâun paysan ne vĂźnt au chĂąteau, prĂ©venir quâun mort sâĂ©tait abattu dans sa vigne. Les campagnards avaient fini par se rassurer ; de lâaube au soir, ils travaillaient la terre engraissĂ©e de chair humaine. Parfois, en arrivant, ils trouvaient des animaux nuitamment dĂ©gringolĂ©s parfois des hommes et des femmes. Ă leur appel, Maxime, son pĂšre et son oncle accouraient. Maintenant les cadavres ne portaient plus de traces anatomiques. Plus de vivisection ni de dissection, plus de tortures. Ils Ă©taient complets, honorables, mais dâune excessive maigreur. Lâautopsie rĂ©vĂ©la que des maladies les avaient dĂ©vastĂ©s sans que les Sarvants y fussent pour quelque chose. Les captifs ne mouraient que faute de soins, de remĂšdes, de grand air et de bonne nourriture. Mais ils mouraient de plus en plus. On fit le compte des disparus et lâon enregistra les cadavres. Aux environs du 10 octobre, M. Le Tellier acquit la certitude quâil ne restait lĂ -haut que vingt-cinq malheureux, parmi lesquels Marie-TherĂšse, Henri, Fabienne et Suzanne. CâĂ©tait une terrible dĂ©couverte. Au train dont les choses marchaient, dans vingt jours tout serait consommĂ©. Les quatre exilĂ©s seraient morts. Mirastel retentit de lamentations. La nuit dâaprĂšs, deux sifflements perçaient les cĆurs⊠Mais ce nâĂ©taient que les chutes dâun bouc et dâune Ăąnesse. Ceux quâon attendait ne tombĂšrent pas les jours suivants. Au zĂ©nith, la tache sombre ne bougeait pas, ne changeait pas. Seulement, lâanimation des rainures diminuait, plus rare et plus lente. Le 18 octobre, neuf chrĂ©tiens et une douzaine de bĂȘtes avaient chutĂ© depuis le 10. Il y avait encore seize condamnĂ©s dans lâaĂ©rarium. Le sommeil dĂ©serta le chĂąteau. La nuit, Ă force dâĂ©couter, chacun souffrit dâĂ©tranges courbatures auriculaires. Ă deux heures du matin, le 19, lâombre rĂ©sonna dâun bruit particulier qui ne sifflait pas comme dâhabitude. On aurait dit dâune charge de grains de plomb criblant la paix nocturne⊠Le bruit se rĂ©pĂ©ta plusieurs fois de suite. M. Le Tellier sortit sur la terrasse avec les siens. La lune venait de se coucher ; en luminositĂ© diffuse, sa clartĂ© sâexhalait encore de lâoccident. Il faisait un petit vent frais. Le bruit recommença, tandis quâune sorte de nuage obscur, sifflant comme de la grenaille, allait sâĂ©craser dans le marais, vers CeyzĂ©rieu. Un second, immĂ©diatement, le suivit. Un troisiĂšme. Un quatriĂšme. Un cinquiĂšme⊠Ils fondaient pesamment lâun sur lâautre, au mĂȘme endroit, giflant la terre humide. On en compta jusquâĂ trente-deux. La trente-troisiĂšme chute rendit un son trĂšs diffĂ©rent, de cliquetis, de ferrailles entre-choquĂ©es, et nâavait point lâaspect dâun nuage. Tout cela venait manifestement du port invisible et ne tombait vers le sud quâĂ la faveur du petit vent frais. QuâĂ©tait-ce que ces envois du monde supĂ©rieur ? Ni des hommes, ni des bĂȘtes, assurĂ©ment ; on connaissait trop leur façon de sâannoncer. Quâest-ce que les Sarvants avaient encore imaginĂ© ?⊠On attendit le soleil avec une impatience farouche. Il vint, et fit voir des espĂšces de monticule trĂšs ostensibles, au milieu du marĂ©cage. Mais il fallait renoncer Ă les approcher au centre de la plaine mouvante et dangereuse. â Rien ne semblait y remuer. Lâastronome prit le parti de les regarder avec sa meilleure lunette. On lâaccompagna dans lâobservatoire de la tour. Le tube optique Ă©tait lĂ , montĂ© en lunette terrestre et braquĂ© sur la tache carrĂ©e depuis des semaines. M. Le Tellier mit lâĆil Ă lâoculaire. â Tiens ! » dit-il, on a donc touchĂ© Ă ma lunette ? Je ne vois plus lâaĂ©rarium !⊠» Il examinait lâappareil. Mais non, rien nâa Ă©tĂ© dĂ©rangĂ©âŠ, et cependant lâaĂ©rarium nâest plus dans le champ visuel ! Il a disparu ! â Mon Dieu ! » fit Mme Monbardeau. Quoi encore ! » â Disparu ? Est-ce quâils auraient dĂ©placĂ© ce palais immense ? » suggĂ©ra Maxime. â Une catastrophe ? » reprit le docteur. Un tremblement du sol superaĂ©rien ? » â On verrait toujours quelque chose⊠Il ne reste rien ! » affirma lâastronome. Rien ! au point prĂ©cis oĂč jâai vu hier au soir le dessous de lâaĂ©r⊠Ah ! Attendez donc ! » Il abaissa le petit tĂ©lescope et visa les monticules au centre du marais. Le grossissement les lui dĂ©tailla. CâĂ©taient, sur lâĂ©tendue olivĂątre, des tas de terre brune, et sur cette terre, enfouis aux trois quarts, beaucoup dâobjets disparates des branchages secs, des ramĂ©es grises, une masse dâinformitĂ©s de toutes les couleurs, oĂč lâon distinguait une dorure Ă silhouette de coq⊠â LâaĂ©rarium est lĂ ! » dit M. Le Tellier en se redressant, ou plutĂŽt les choses qui le rendaient visible. Cette nuit, câĂ©taient des nuages de terre qui tombaient ; les Sarvants lâont jetĂ©e wagon par wagon. Ils se sont dĂ©barrassĂ©s de leur musĂ©um dâocĂ©anographie ! » Des faces blĂȘmes lâentouraient. â Et les⊠les ĂȘtres ? » demanda Mme Arquedouve. Les seize prisonniers ? » â Henri ? » â Suzanne ? » â Marie-ThĂ©rĂšse ? » â Fabienne ? » â Il nây a rien de vivant lĂ -bas. Rien de mort non plus⊠Et lĂ -haut il nây a plus rien du tout. » â Les Sarvants les ont entraĂźnĂ©s sur un autre point de leur globe ! » â Ne dis pas cela, Maxime ! » sâĂ©cria Mme Le Tellier qui tremblait de tous ses membres. Je tâen supplie ! Pas cela ! » â Mais quâespĂ©rez-vous donc, maman ? » â Est-ce que je sais !⊠» Maxime sâĂ©tait emparĂ© du tĂ©lescope. Il considĂ©rait les monticules. On se taisait. Ă ce moment, trĂšs, trĂšs loin, parmi toutes les rumeurs de lâĂ©veil auroral, un chien jappait. Mme Arquedouve prĂȘta lâoreille. Le jappement se rapprochait. Lâaveugle comprima son cĆur Ă deux mains. Les autres la regardaient curieusement. Elle Ă©coutait le chien comme elle eĂ»t admirĂ© la splendeur de la lumiĂšre reconquise. OppressĂ©e, elle ne pouvait rien dire de son Ă©moi. â MĂšre, mĂšre, » chuchota Mme Le Tellier, est-ce vraiment Floflo qui revient ? » Mme Arquedouve abaissa les paupiĂšres. Et chacun sâinterrogeait du regard. Floflo ? Floflo que Robert, que Maxime avaient vu chez les Sarvants ! Floflo vivant ! Floflo de retour ?⊠La grandâmĂšre se trompait !⊠CâĂ©tait bien lui pourtant. Il arriva, tirant une langue interminable et rose, sautant de joie malgrĂ© sa fatigue, lĂ©chant les mains, les visages et mĂȘme les bottines. Mais ce quâil Ă©tait dĂ©charnĂ©, le pauvre loulou ! Et sale, si vous saviez ! La poussiĂšre de la route avait collĂ© ses longs poils noirs tout trempĂ©s⊠â Il ne faut pas ĂȘtre sorcier », raisonna Maxime, pour voir que ce chien a Ă©tĂ© plongĂ© dans lâeau avant dâaccomplir une assez longue course. Avant ou pendant. Il se sera baignĂ©, chemin faisant, aux fontaines. Mais dâoĂč vient-il ? Ce nâest pas des monticules ; nous lâaurions vu traverser le marais, et puis il ne serait pas si extĂ©nuĂ©, ni tellement couvert de poussiĂšre. Du reste, on ne peut admettre que les Sarvants lâaient lancĂ© du haut de⊠» Un coup de cloche sonnant au portail lâempĂȘcha de finir. Le trouble qui les envahit les fit pĂąlir ; câĂ©tait un mĂ©lange contradictoire dâespĂ©rance et dâinquiĂ©tude, qui produisait une sensation physique de faiblesse soudaine et de grand froid. Il y eut une dĂ©ception Le visiteur Ă©tait un rustre avec une bicyclette. Mais il y eut encore une Ă©motion Ce rustre apportait une lettre Ă M. Le Tellier. Et il y eut alors une joie dĂ©lirante, inĂ©narrable, folle ; car la lettre venait dâun ami que M. Le Tellier avait Ă Lucey, sur le RhĂŽne, Ă dix-huit kilomĂštres de Mirastel, et cette lettre disait piĂšce 988 Venez vite. On a trouvĂ© ce matin dans une Ăźle du fleuve, entre Lucey et Massignieu-de-Rives, les disparus survivants. Aucun ne paraĂźt blessĂ©. LâautoritĂ© les a mis en quarantaine. MalgrĂ© la bizarrerie de cette derniĂšre phrase, lâallĂ©gresse prit de telles proportions quâelle faisait peur Ă voir. Il leur semblait que tout Ă coup lâatmosphĂšre venait de se modifier. Lâastronome nous a dit CâĂ©tait comme si lâon mâeĂ»t dĂ©barrassĂ© dâune camisole de force endurĂ©e pendant six mois ! » Le rire ressuscitait au fond des gorges ; mais les visages en avaient perdu lâhabitude, et les joues sây opposaient. Ils faisaient une infinitĂ© de mouvements inutiles, et marchaient de droite et de gauche, avec des grognements de bonheur. Ils se calmĂšrent enfin. Maxime interrogea le rustre. Au petit jour, un ouvrier, se rendant au travail, avait aperçu dans une Ăźle du RhĂŽne un groupe de personnes en trĂšs mauvais Ă©tat, mal vĂȘtues, mal portantes, â couchĂ©es pour la plupart, â en compagnie de bĂȘtes incroyablement diverses, dont quelques-unes essayaient de passer lâeau. Quand cet homme Ă©tait arrivĂ©, un petit chien noir traversait le fleuve Ă la nage, vers le nord, et la dĂ©rive emportait deux ou trois animaux efflanquĂ©s, trahis par leurs forces au milieu du courant. Un aigle, paraĂźt-il, tentait sans relĂąche et vainement de sâenvoler. Le maire avait dĂ©fendu quâon approchĂąt de lâĂźle, et, craignant la ruse des Sarvants, il avait mis les rescapĂ©s en quarantaine. On sâempila dans la grande auto blanche, comme au jour de lâenlĂšvement. Mais combien les figures avaient changĂ© depuis ! et comme leur gaietĂ© contrastait avec leurs rides et leurs flĂ©trissures ! â Et ils riaient ! et ils riaient ! Ils avaient lâair de se tromper en riant si fort avec de tels visages. Pour un peu, ils auraient chantĂ©. Au passage, M. le Tellier apostrophait les paysans â Ils sont revenus ! Ils sont lĂ ! Ma fille est descendue ! » â Et mes enfants aussi ! » rectifiait le docteur sur un ton comique, en feignant la susceptibilitĂ©. Mes enfants aussi ! » La mĂȘme algarade se renouvelait Ă chaque rencontre. Les beaux-frĂšres sâamusaient Ă©perdument, se tapaient sur les cuisses, et les autres riaient Ă bouche que veux-tu. On arriva. La route longeait le RhĂŽne qui, Ă cet endroit, se divise au travers dâun archipel aride et pelĂ©. Une population villageoise se pressait sur les deux rives, Ă la hauteur de lâĂźle aux rescapĂ©s. Celle-ci, pareille aux autres, sortait du flot robuste un banc de terre livide, semĂ© de quelques buissons. Elle Ă©tait assez loin des berges. M. Le Tellier voulut dĂ©tacher une barque ; mais le garde champĂȘtre sây opposa rapport Ă la quarantaine ». LĂ -dessus, lâastronome sâemporta, trĂšs inutilement. Tout en colĂšre, il regardait lĂ -bas les misĂ©rables survivants de lâaĂ©rarium Ă©tendus sur le sol parmi les liĂšvres, poules, sangliers, renards, buses, pintades et autres crĂ©atures domestiques ou sauvages qui ne paraissaient pas beaucoup plus dĂ©gourdies que leurs seigneurs. Lâaigle, par-ci par-lĂ , se levait, courait, les ailes dĂ©ployĂ©es, dâun bout Ă lâautre de lâĂźle, puis retombait sans force. Ils mouraient tous de consomption la faim minait ces hommes et ces femmes, et une mesure imbĂ©cile interdisait de leur porter secours ! Ă distance, M. Le Tellier ne reconnut dâabord que Fabienne Monbardeau-dâArviĂšre ; ensuite il lui parut que Suzanne⊠Mais il fut tirĂ© de son examen par un cri terrible, derriĂšre lui. Tout le monde se retourna. Mme Le Tellier, montĂ©e sur le siĂšge de la voiture, clamait lugubrement â Marie-ThĂ©rĂšse nâest pas lĂ ! Ils sont quinze seulement ! au lieu de seize ! et ma fille nâest pas lĂ , pas lĂ ! Ils lâont gardĂ©e ! Câest la seule quâils aient gardĂ©e ! Oooh ! mon Dieu !⊠» Elle sâaffaissa sur les coussins. M. Le Tellier fut centenaire en une seconde. Et rien nâĂ©tait plus vrai. Par un moyen restĂ© dans lâinconnu, les Sarvants avaient rapatriĂ© tous les pensionnaires de lâaĂ©rarium, â sauf Marie-ThĂ©rĂšse. Henri, Suzanne et Fabienne, lâun prĂšs de lâautre, esquissaient de temps en temps un geste de reconnaissance, harassĂ©. Mme Monbardeau les couvait des yeux. Mais les parents des autres rescapĂ©s Ă©taient accourus, les curieux sâamassaient sans dĂ©semparer, et tous ces gens murmuraient contre la quarantaine. On ne sait quelles disgrĂąces seraient arrivĂ©es au maire et au garde champĂȘtre, si Maxime et trois jeunes hommes de Massignieu nâavaient abordĂ© dans lâĂźle, Ă lâaide dâun bachot quâils avaient dĂ©couvert en amont. Lorsquâon vit que rien de fĂącheux ne leur advenait, la quarantaine fut levĂ©e, une flottille dâembarcations accosta le lazaret, et la sociĂ©tĂ© reprit possession de quinze corps inertes, famĂ©liques et parcheminĂ©s, sans voix et sans Ăąme apparente. â Lâami de M. Le Tellier prĂȘta sa limousine aux Monbardeau ; lâauberge de Lucey sâouvrit aux revenants qui nâavaient pas encore Ă©tĂ© rĂ©clamĂ©s. Quant aux animaux, on les acheva sans grande raison, ni grande nĂ©cessitĂ©, ni grande humanitĂ©. Et ce faisant, ne semble-t-il pas, au propre et au figurĂ©, quâon se soit montrĂ© au-dessous des Sarvants ? eux qui ne ]es avaient pas tuĂ©s ?⊠Nâest-il pas raisonnable de croire que les Invisibles se sont aperçus enfin de lâexistence de la douleur ? Ayant dĂ©couvert chez les ĂȘtres dâen bas cette chose subtile, atroce et merveilleuse, â Ă©trangĂšre Ă leur monde, â nâest-ce pas alors quâils ont arrĂȘtĂ© leurs vivisections ?⊠Car, il nây a pas Ă dire lâĂ©tat des cadavres en a tĂ©moignĂ© les vivisections prirent fin tout dâun coup ; et le seul motif valable quâon en puisse donner, câest la misĂ©ricorde des Sarvants Ă©veillĂ©e par la dĂ©couverte de la souffrance. Et sâils nâont pas rapatriĂ© sur-le-champ les pauvres hĂšres quâils sâĂ©taient mis Ă plaindre, ne faut-il pas attribuer ce retard au temps de construire un second aĂ©roscaphe ou quelque autre appareil invisible destinĂ© Ă les redescendre ? Ă ce sujet, lâhypothĂšse qui semble prĂ©valoir est celle dâun engin automatique, poussĂ© par le vent, qui serait venu atterrir dans lâĂźle, au hasard ; un dĂ©clenchement lâaurait fait remonter de lui-mĂȘme, aprĂšs dĂ©charge. Cela nâest pas impossible, mais rien nâautorise Ă le certifier. Le fait rĂ©el, câest que les Sarvants nous ont rendu les nĂŽtres dĂšs quâils ont pu le faire, â et tout porte Ă croire quâils lâont fait par intelligence et bontĂ©. Câest en effet une chose assez monstrueuse, logiquement parlant, que les poĂštes et les philosophes qui ont imaginĂ© des ĂȘtres intelligents hors lâhumanitĂ©, en aient toujours fait des crĂ©atures sanguinaires et mĂ©chantes. Pour affecter le lecteur avec certitude et forger des civilisĂ©s qui fussent loin de lâhomme autant quâil est possible, ces utopistes ont refusĂ© Ă leurs individus chimĂ©riques les vertus qui passent pour nous ĂȘtre propres. Ils ont cru, par cet expĂ©dient, faire montre dâindĂ©pendance Ă lâĂ©gard de lâanthropomorphisme, et ils lui ont sacrifiĂ© servilement, Ă leur insu, en privant leurs nations supposĂ©es de mĂ©rites et de qualitĂ©s dont lâhomme, en foule, est pareillement dĂ©pourvu. Les Sarvants nous sont, je crois, supĂ©rieurs en morale comme en altitude. Et il faut que cette opinion-lĂ ne soit pas si mauvaise, puisquâelle sâimposait Ă lâesprit Ă©minent de M. Le Tellier aux instants mĂȘmes oĂč il agitait avec rage pourquoi les Invisibles avaient gardĂ© sa fille. Car ils lâavaient gardĂ©e, la chose Ă©tait certaine. On avait fait des cadavres un recensement trop assidu pour que celui de Marie-ThĂ©rĂšse y eĂ»t Ă©chappĂ©. Donc elle Ă©tait restĂ©e lĂ -haut. Pourquoi ? Sa beautĂ© nâexpliquait rien, sa beautĂ© nâavait pas cours chez les Sarvants, pas plus que chez nous la grĂące dâune araignĂ©e⊠Alors, pourquoi ? Pourquoi Marie-ThĂ©rĂšse ? » se demandait M. Le Tellier. Et pourquoi elle seule ? » On revenait. Il pressait les mains de sa femme blottie au fond de la voiture. Devant eux, la limousine des Monbardeau dĂ©talait sur la route. Et dans celle-ci, penchĂ© sur le visage plaintif de sa fille, le docteur murmurait â Suzanne, Suzanne ! Je te pardonne, tu sais ! » Un sourire effleura les lĂšvres violettes. Alors, M. Monbardeau sâoccupa dâHenri et de Fabienne ; mais comme il nâavait rien Ă leur pardonner, jamais il ne parvint Ă les dĂ©rider. Leur hĂ©bĂ©tude dĂ©passait toutes les apprĂ©hensions. â Henri, sais-tu pourquoi ils ont gardĂ© Marie-ThĂ©rĂšse ? » fit Mme Monbardeau. â Chut⊠Du calme, du silence⊠» conseilla le docteur. La physionomie de son fils avait indiquĂ© une vague expression dâignorance. â Laisse-le, Augustine. Ce soir, on pourra lâinterroger. Ce soir ou demain matin. » Les deux automobiles glissaient au fond de lâocĂ©an cĂ©leste. Elles Ă©pandaient derriĂšre elles une traĂźne de poussiĂšre semblable aux nuĂ©es opaques dont les seiches de la mer dissimulent leur fuite⊠La premiĂšre, sarcophage dâĂ©bĂšne, portait la Joie. La seconde Ă©tait le char candide et resplendissant de la Tristesse⊠Vous conviendrez quâil y avait maldonne. xxiTriomphe de lâAbsurditĂ© Le mĂȘme jour Ă cinq heures du soir, le duc dâAgnĂšs, qui errait dans Paris comme une Ăąme en peine, croisa, boulevard Bonne-Nouvelle, trente ou quarante camelots lancĂ©s au pas de course et hurlant Ă tue-tĂȘte La Patrie ! â La Presse ! â La LibertĂ© ! » Ils les vendaient, au vol, Ă tous les passants. M. dâAgnĂšs acheta la LibertĂ©. RETOUR INESPĂRĂ DES DISPARUS leur Ă©tat dâabattement Mlle Le Tellier seule nâest pas au nombre des rescapĂ©s piĂšce 1037 Le bonheur causĂ© par la premiĂšre ligne nâavait pas durĂ© longtemps, mais il avait suffi pour assombrir encore lâĂ©pouvantable dĂ©ception que renfermait la derniĂšre. Et il apprenait cela boulevard Bonne-Nouvelle ! Non, une telle malchance nâĂ©tait pas possible ! pas permise ! Il lui semblait que le malheur capitulerait devant son incrĂ©dulitĂ©. Il acheta coup sur coup la Patrie et la Presse piĂšces 1038 et 1039 et, malgrĂ© lâidentitĂ© de leurs informations, envoya cette dĂ©pĂȘche Ă M. Le Tellier Est-ce vrai Marie-ThĂ©rĂšse pas revenue ? RĂ©pondez suite tĂ©lĂ©graphiquement avenue Montaigne. dâAgnĂšs. Puis, dans la furie de son impuissance, il se mit Ă marcher droit devant lui, les yeux fixes, les dents serrĂ©es, en se disant que les trois journaux ne pouvaient se tromper sur ce point capital, et quâen dĂ©finitive sa misĂšre Ă©tait plus grande quâil ne lâavait jamais cru, bien quâil lâeĂ»t crue la plus grande misĂšre de tous les temps. Câest en regagnant Ă pied lâhĂŽtel de lâavenue Montaigne que le duc dâAgnĂšs forma la rĂ©solution de se tuer. Mentalement, il rĂ©alisait la scĂšne ultime de sa vie, depuis la confection du testament jusquâau coup de revolver final⊠Sa sĆur guettait son retour. Elle avait lu la Presse. Jamais le duc nâavait senti de bras plus cĂąlins autour de son cou. Il lâembrassa plus tendrement que de coutume. Il eut, pour ses domestiques, des mots touchants de bienveillance et de tact. Il voulait mourir en bontĂ©, ce qui est la meilleure façon de partir en beautĂ©. Mlle Jeanne le surveillait dans lâinquiĂ©tude ; et quand on apporta le tĂ©lĂ©gramme prĂ©vu, â dont ils savaient, sans lâavoir lu, le texte, â M. dâAgnĂšs eut un sourire si Ă©plorĂ©, un regard si profond, que sa sĆur, comprenant toute son Ăąme, se dĂ©tourna pour pleurer. Le rugissement quâelle entendit arrĂȘta douloureusement ses sanglots dans un spasme de terreur. Elle fit volte-face, et vit son frĂšre transformĂ©, grandi, poussant des Ă©clats de rire fĂ©rocement heureux, agitant le tĂ©lĂ©gramme ouvert, et criant enfin, aprĂšs une seconde de berlue â Jeanne ! Jeanne ! Câest de Tiburce, cette dĂ©pĂȘche ! Tiburce a retrouvĂ© Marie-ThĂ©rĂšse ! Tiburce a retrouvĂ© Marie-ThĂ©rĂšse ! Tiburce ! Tiburce ! Il lâa retrouvĂ©e !⊠par hasard !⊠à Constantinople !⊠» Le duc sâeffondra sur le tapis, les mains jointes pour on ne sait quelle priĂšre. Il baisait et rebaisait le papier bleu, riait et sanglotait, sanglotait et riait on ne savait pas quand il riait, on ne savait pas quand il sanglotait et balbutiait maintenant, dâune voix tendre et mouillĂ©e, un peu haletante â Marie-ThĂ©rĂšse ! ma chĂ©rie ! ma chĂ©rie ! Oh ! mon amour chĂ©ri !⊠» Sa sĆur essuyait le beau visage trop heureux, aux longs cils emperlĂ©s⊠Mais le timbre de la grille rĂ©sonna dans la pĂ©nombre, et quelques instants plus tard on apportait un second tĂ©lĂ©gramme, celui de M. Le Tellier cette fois, qui justement ne disait pas du tout ce que M. et Mlle dâAgnĂšs avaient prĂ©jugĂ©, mais ceci Oui, câest vrai, Marie-ThĂ©rĂšse pas revenue. Seulement, Henri Monbardeau a pu faire comprendre Marie-ThĂ©rĂšs pas Ă©tĂ© enlevĂ©e avec lui et Fabienne. Câest Suzanne qui fut enlevĂ©e avec son frĂšre et sa belle-sĆur. Elle Ă©tait allĂ©e les rejoindre en cachette prĂšs de Don le jour de lâenlĂšvement. Marie-ThĂ©rĂšse jamais Ă©tĂ© chez les Sarvants. EspĂ©rez donc. Nous espĂ©rons. Jean Le Tellier. â Monsieur le duc, » dit le valet, son plateau vide Ă la main, il y a un homme qui a sonnĂ© en mĂȘme temps que le deuxiĂšme tĂ©lĂ©graphiste et qui demande Ă voir Monsieur le duc. Il dit quâil a une communication urgente Ă faire Ă Monsieur le duc, et il dit aussi quâil sâappelle Garan. » â Garan ! Faites entrer. » Il entra, ce vieil ami, la moustache en bataille et les sourcils en crocs. â Bonne affaire, monsieur le duc ! Devinez !⊠Mlle Marie-ThĂ©rĂšse est retrouvĂ©e ! » â Je le sais⊠» Garan, dĂ©ferrĂ©, nâen poursuivit pas moins â Vous le savez ?⊠Ah ! oui ; le tĂ©lĂ©gramme, parbleu ! Eh bien alors, si M. Tiburce vous a dĂ©jĂ mis au courant, ça nâest pas vieux et jâarrive encore Ă temps. » â Ă temps ? Pourquoi ? » â Voici la chose, monsieur le duc. Câest une drĂŽle dâhistoire. Vous allez comprendre. Je suis envoyĂ© ici par le gouvernement, pour vous mettre Ă la coule de tout et vous demander de ne pas Ă©bruiter certains dĂ©tails. Câest encore moi quâon a choisi, parce quâon sait que je vous connais et que jâai pris part aux Ă©vĂ©nements de ce Bugey de malĂ©diction !⊠Montrez-moi la dĂ©pĂȘche de M. Tiburce, je vous prie⊠Voyons » Ai retrouvĂ© Marie-ThĂ©rĂšse intacte Constantinople par hasard. Arriverons Marseille mercredi. Hommages bien dĂ©vouĂ©s Ă ta sĆur. AmitiĂ©s. â Tiburce. » Je mâen doutais, » reprit Garan, cette prose laconique est due Ă la collaboration de M. Tiburce et des autoritĂ©s ottomanes. » â Mais enfin, quoi ? » sâĂ©cria Mlle dâAgnĂšs. â Ăcoutez, mademoiselle, mây voilĂ . Les Affaires ĂtrangĂšres ont reçu tout Ă lâheure de la Sublime Porte, par lâentremise de lâambassade turque, une longue dĂ©pĂȘche oĂč lâaventure se trouve relatĂ©e au complet. Mais on vous prie instamment â comme on a priĂ© lĂ -bas M. Tiburce â de nâen rien divulguer, parce quâelle compromet la mĂ©moire dâun trĂšs haut personnage, ancien vizir et cousin du sultan. En un mot, monsieur le duc, il sâagit dâAbd-Ul-Kaddour-Pacha, qui a enlevĂ© Mlle Marie-ThĂ©rĂšse Le Tellier ! » Mlle dâAgnĂšs et M. le duc son frĂšre Ă©taient dans lâĂ©merveillement. Le policier continua â Oui ! câest ce sauvage-lĂ ! Un homme viciĂ©, pourri, monsieur, par les excĂšs de ceci et de cela et de plus encore ! » Lorsque je lâappris, ah ! le PĂ©ril fut moins bleu que votre serviteur ! Pensez donc ! jamais de ma vie je nâaurais cru ça ! » Nâest-ce pas aprĂšs avoir demandĂ© en mariage Mlle Le Tellier, quâon lui refusa, ce dĂ©mon dâAbd-Ul-Kaddour jura quâil lâaurait, envers et contre tous. Il la fit enlever â comme je vous le dis ! â en automobile, tout prĂšs de Mirastel, le 4 mai dernier, pendant quâelle se rendait Ă Artemare pour y dĂ©jeuner chez le docteur Monbardeau⊠» Et jâai vu la place, monsieur et mademoiselle ! la place piĂ©tinĂ©e, au croisement de la route et du petit sentier ! Je lâai vue et remarquĂ©e ! Je lâai montrĂ©e Ă M. Tiburce en lui disant que ça pourrait bien ĂȘtre une place que⊠et une place qui⊠et une place dont⊠! ImbĂ©cile ! ImbĂ©ciles que nous Ă©tions tous les deux !⊠» Lâautomobile a rejoint Abd-Ul-Kaddour Ă Lyon, oĂč, le soir, il passait en chemin de fer avec ses douze femmes, se rendant Ă Marseille pour y prendre le bateau. Lâanimal a fait tuer une de ces douze martyres, la plus vieille, par un eunuque de son sĂ©rail, afin de pouvoir lui substituer Mlle Marie-ThĂ©rĂšse. On a cousu la mouquĂšre dans un sac, toute nue, Ă la mode sultane, et, Ă dĂ©faut du Bosphore, on vous lâa jetĂ©e au RhĂŽne, dans le brouillard, en passant sur le pont ! â Il paraĂźt mĂȘme que M. Le Tellier vint Ă Lyon Ă lâĂ©poque de la dĂ©couverte du corps, et fut admis en sa prĂ©sence. Ăa, câest une coĂŻncidence, on ne peut pas dire le contraire ! » Pendant le trajet en auto, Mlle Le Tellier avait Ă©tĂ© forcĂ©e de revĂȘtir le costume des dĂ©senchantĂ©es », et sous ce voile noir qui leur couvre la figure et quâon appelle tcharchaff, elle Ă©tait solidement bĂąillonnĂ©e. » Comment lâont-ils introduite dans les wagons rĂ©servĂ©s, en gare de Lyon-Perrache ? Habilement, Ă coup sĂ»r. Quinze minute dâarrĂȘt, foule, confusion augmentĂ©e par toute cette troupe de fez, de turbans et de tcharchaffs descendus sur le quai, curiositĂ© du public, obscuritĂ© du soir et du brouillard⊠enfin, tout ça, moi qui Ă©tais chargĂ© de la police du convoi, je nây ai vu que du feu. Dâautant que je ne pensais quâĂ protĂ©ger le Turc contre les voleurs, et pas du tout Ă protĂ©ger les autres contre lui ! Du reste, nâest-ce pas douze femmes voilĂ©es Ă lâembarquement, douze femmes voilĂ©es au dĂ©barquement, ça aurait fait le compte si jâavais seulement eu lâidĂ©e de compter⊠» Ă Marseille, jâai bien observĂ© quâune des femmes faisait des efforts pour rester ; deux autres la tenaient. Mais quoi ! câĂ©tait une chose inviolable, ça ne me regardait pas ! â Nous avions hĂąte, au surplus, dâembarquer ce personnage encombrant⊠» Le paquebot leva lâancre, et moi je revins Ă Paris, pour avoir lâhonneur dây faire votre connaissance, monsieur le duc. » â Fort bien », dit celui-ci. Mais lĂ -bas, en Turquie, Mlle Le Tellier⊠Et sur le bateau, Garan, sur le bateau⊠? » â LĂ -bas, gardĂ©e Ă vue au fond du harem impĂ©nĂ©trable, comme dans les cabines du bateau, elle nâa pu rien dire, ni rien faire. Mais câest ici quâelle eut de la chance⊠Une chance inouĂŻe ! » Abd-Ul-Kaddour, usĂ© par lâalcool et les dĂ©pravations, ne battait dĂ©jĂ que dâune aile Ă son dĂ©part. La MĂ©diterranĂ©e le mit hors dâĂ©tat de nuire Ă qui que ce soit, en quoi que ce soit ; et il est arrivĂ© Ă Constantinople gravement malade. Depuis, il a baissĂ© chaque jour, et nâa plus quittĂ© son lit de souffrance â qui, avant-hier, fut un lit de mort. Mlle Le Tellier ne lâa pas mĂȘme entrevu pendant toute son incarcĂ©ration. » Cependant Abd-Ul-Kaddour avait cassĂ© sa pipe â excusez lâexpression â et voilĂ ses neveux et hĂ©ritiers qui entrent dans le vieux palais de Stamboul, se rĂ©pandent Ă travers le harem, et trouvent, au milieu des Fatmas et des FĂ©ridjĂ©s, â qui ? vous le savez Mlle Marie-ThĂ©rĂšse Le Tellier, un peu pĂąlotte, en train de regarder le ciel par les trous dâun moucharabieh câest-il comme ça quâil faut dire ?. Jeunes-Turcs Ă©levĂ©s Ă lâeuropĂ©enne, parlant français Ă la hauteur, voilĂ quâils la font sortir avec mille et un salamalecs et mille et deux excuses⊠Et sur le seuil du palais, non, mais quâest-ce quâils rencontrent ?⊠» â Tiburce, voyons ! » â M. Tiburce ! oui, monsieur le duc. Venu dâAngora et sur le point de partir pour Marseille, il visitait tristement le quartier de Stamboul, et, dâun Ćil caverneux, il admirait les faĂŻences du porche ! » â Ainsi, » remarqua M. dâAgnĂšs en riant il riait pour un oui et pour un non, ainsi, Tiburce a fait le tour du monde presque entier pour dĂ©couvrir ce quâil cherchait ! Il Ă©tait parti exactement Ă lâopposĂ© de la bonne direction, il est parvenu Ă Constantinople Ă lâenvers, et il ne savait pas que câĂ©tait lĂ quâil fallait aller ! Ineffable hasard ! Ineffable Tiburce ! » â Il a fait le grand tour, voilĂ tout ! » fit Mlle dâAgnĂšs, indulgente. â Vous voyez », dĂ©clara lâinspecteur avec une gravitĂ© facĂ©tieuse, que le sherlockisme a du bon ! » â Je vais tout de suite tĂ©lĂ©graphier Ă Mirastel ! » Et M. dâAgnĂšs sâapprocha de sa table de travail. â Si vous voulez, monsieur le duc ; bien que sans doute M. Tiburce lâait dĂ©jĂ fait de son cĂŽté⊠Mais pas un mot dâAbd-Ul-Kaddour, nâest-ce pas ? Le Commandeur des Croyants vous en supplie par mon organe ! » â Soit. Puisque Mlle Le Tellier sort indemne de cette mĂ©saventure, nous ne parlerons pas dâAbd-Ul-Kaddour. » Lâinspecteur roula de gros yeux et dit dans un chuchottement â Le sultan, monsieur le duc, offre cinq cent mille francs contre une promesse de silence. » â Comment ! » sâirrita le duc. â Mais il sâapaisa tout soudain. Cinq cent mille ?⊠Eh bien, soit encore ! Les sinistrĂ©s du Bugey les recevront avec reconnaissance. Et jâen ajoute cinq cent mille autres, pour faire un chiffre rond. Seulement, câest moi qui distribuerai le million, sans comitĂ© de rĂ©partition, vous entendez, Garan ? Dites cela au sultan des Turcs et au sultan des Français ! » â Vous ĂȘtes admirable, monsieur le duc ! » â Ce nâest pas tout, Garan. Je veux bien, pour ma part, ne rien dire dâAbd-Ul-Kaddour ; mais jâentends que lâĂtat prenne dĂšs demain lâinitiative dâune souscription nationale pour lâĂ©rection dâune statue Ă M. Robert Collin, dont lâintelligence, le courage et le sacrifice nous ont donnĂ© un si bel exemple, en dĂ©voilant le secret du monde invisible. » â Bravo ! » jeta Mlle dâAgnĂšs. â Vous avez raison, monsieur le duc. » Un silence plana â Et penser, » reprit lâinspecteur dâune voix Ă©mue, penser que ce pauvre M. Robert Collin nâa Ă©tĂ© soutenu, lĂ -haut, dans lâaĂ©rarium, que⊠que par des cheveux blonds et une robe grise⊠qui nâĂ©taient pas ceux de Mlle⊠Oh ! pardon, monsieur le duc⊠» â Les robes grises ont jouĂ© dans cette affaire un rĂŽle important », dit Mlle dâAgnĂšs. Câest une robe grise Ă©galement qui poussa lâaubergiste de Virieu-le-Petit Ă confondre Marie-ThĂ©rĂšse avec sa cousine Suzanne⊠Tu comprends tout, François ? » â Jây suis tout Ă fait. Le jour de lâenlĂšvement, Marie ThĂ©rĂšse Ă©tait partie de Mirastel vers dix heures. Câest donc vers dix heures quâelle a Ă©tĂ© enlevĂ©e par les sĂ©ides du pacha. Pendant ce temps, Henri et Fabienne Monbardeau montaient au Colombier. Ils avaient organisĂ© une partie secrĂšte avec cette malheureuse Suzanne. â Vous vous rappelez, Garan, cette lettre dâelle, quâHenri avait Ă©tĂ© chercher Ă la poste restante, la veille du 4 mai ? â Suzanne, donc, Ă©tait venue en chemin de fer de Belley, et devait rejoindre son frĂšre Ă Don, vers dix heures 15, par le petit train local. Ils se rejoignent en effet, continuent Ă monter tous les trois ; et lâaubergiste de Virieu, qui reconnaĂźt Henri, ne voit les deux femmes que de dos et sans y faire attention. Pourtant, elle remarque que la robe grise est une robe de ville et non de tourisme. Il est probable que Suzanne Monbardeau nâavait pas lâintention de se laisser entraĂźner fort loin dans la montagne ; mais lâoccasion, si rare, dâune belle promenade en famille⊠Le reste sâexplique tout seul. » â Tout seul. » â Tout seul. » Et, parlant Ă sa sĆur, M. dâAgnĂšs conclut â NâempĂȘche, mon Jeanneton, que Tiburce tâa gagnĂ©e loyalement, puisquâil a retrouvĂ© Marie-ThĂ©rĂšse ! » Ce que Mlle Jeanne complĂ©ta par ces mots â Il mâa surtout gagnĂ©e en recouvrant la sagesse ! » â Dans le dossier de M. Le Tellier, les quatre dĂ©pĂȘches mentionnĂ©es au prĂ©sent chapitre portent les cotes 1040, 1041, 1042 et 1043. Les piĂšces 1044 et 1045 sont les faire-part de deux mariages cĂ©lĂ©brĂ©s le mĂȘme jour comme dans les romans Ă Saint-Philippe-du-Roule, â lâun duc dâAgnĂšs-Marie-ThĂ©rĂšse Le Tellier, lâautre Tiburce-Jeanne dâAgnĂšs. La piĂšce 1046 est le brouillon dâune lettre expĂ©diĂ©e par Maxime Le Tellier au prince de Monaco. Lâancien officier de marine prie Son Altesse SĂ©rĂ©nissime de vouloir bien accepter sa dĂ©mission dâattachĂ© au MusĂ©um et de membre des expĂ©ditions ocĂ©anographiques, pour ce motif quâayant lui-mĂȘme Ă©tĂ© pĂȘchĂ©, mis dans une espĂšce dâaquarium et descendu au bout dâune ficelle, en fonction dâamorce ou dâappĂąt, il Ă©prouve alors une indomptable rĂ©pugnance Ă faire subir aux autres le sort quâil a subi chez les Sarvants. Je ne nie pas », dit-il, toute lâimportance que de telles recherches prĂ©sentent Ă lâĂ©gard de lâhumanitĂ©, et je souhaite le plus grand succĂšs aux travaux passionnants de Votre Altesse. Mais, pour ma part, je me sens dĂ©sormais incapable dây coopĂ©rer. » Et ce serait sur cette derniĂšre piĂšce du dossier quâil faudrait terminer notre histoire pour tous de lâan 1912 de lâĂšre chrĂ©tienne, si nous nâavions omis, volontairement, de parler dâun Ă©tat qui, par son numĂ©ro, se classe entre le procĂšs-verbal de la disparition de lâaĂ©roscaphe et la lettre de Tiburce datĂ©e dâAngora, â et dont il faut ici parler. Ce document⊠Ăpilogue Câest la liste des moulages de lâaĂ©roscaphe. On sait quâils furent transportĂ©s au Conservatoire des Arts et MĂ©tiers avec les photographies du sous-aĂ©rien paraissant Ă la faveur de lâarnoldine. La visite en est permise tous les jours de la semaine, sauf le lundi. Dans lâordre matĂ©riel, câest lĂ tout ce qui reste de la premiĂšre incursion des Sarvants sur notre sol. On ne vient pas les regarder souvent ; et dâaucuns persistent Ă nây voir que les vestiges dâune exorbitante supercherie. La terreur fut si grande quâon se plaĂźt Ă lâoublier, Ă croire quâelle fut sans raison et quâelle est sans retour. LâannĂ©e 1912 aprĂšs semblait impĂ©rissable tandis quâelle sâĂ©coulait ; rĂ©volue, on ne veut mĂȘme pas sâen souvenir. Lâoraison des croyants monte Ă nouveau dans le ciel, oĂč rien nâexiste plus puisquâon nâaperçoit rien. En France notamment, on soutient avec plaisir quâil nây eut jamais quâun seul PĂ©ril Bleu le PĂ©ril Bleu de Prusse. Le Bugey nâaime point Ă songer que sa limite coĂŻncide avec le littoral sus-aĂ©rien ; dans quelques mois il le contestera. Vraiment, si lâancien ministre de la Guerre, redevenu simple dĂ©putĂ©, ne bravait la Chambre narquoise et ne terminait tous ses discours par lâapostrophe renouvelĂ©e de Caton Il faut dĂ©truire les Sarvants ! », â si les infortunĂ©s rescapĂ©s nâĂ©taient plus lĂ pour conter leur martyre, â si la mĂ©moire du PĂ©ril Bleu ne se trouvait chansonnĂ©e aux couplets des revues, sous le nom de BĂ©ryl Bleu, de PĂšre ! il bleut, BergĂšre ! et autres finesses, â si M. Fursy nâavait fait une immortelle chanson rosse » oĂč le respectable Bugey nâest plus quâun pâtit bout dâAin un petit boudin ! câest dur, tout de mĂȘme, â on pourrait sâimaginer que nous avons rĂȘvĂ© ce cauchemar, ou du moins, suivant une expression vulgaire singuliĂšrement appropriĂ©e Ă la circonstance que les hommes, pendant un semestre, ont eu des araignĂ©es dans le plafond. Câest ainsi quâil en va des Ă©tourneaux que nous sommes. Notre lĂ©gĂšretĂ© nâa pas dâexcuse. Nous ne pensons Ă la crue de nos fleuves quâau milieu de lâinondation. Certes, on se prĂ©occupe des Sarvants ; on travaille Ă parer de nouvelles attaques. Mais câest avec indolence et de moins en moins, le risque ayant cessĂ© de nous aiguillonner du stimulant de sa prĂ©sence. Il faut le dire aussi les Sarvants, sâils reviennent, trouveront des adversaires assagis, non plus braves, mais plus rĂ©signĂ©s. Car, chose troublante et qui ne fut pas relevĂ©e on commençait Ă sâhabituer aux enlĂšvements, Ă ces disparitions dont la bizarrerie sâĂ©moussait Ă force de frĂ©quence, Ă ce flĂ©au de plus en plus familier qui, aprĂšs tout, sacrifiait moins de victimes â incomparablement â que les microbes, invisibles eux aussi mais dâune autre maniĂšre et par leur infinie petitesse. Moins de victimes que la moindre bactĂ©rie ! Moins de victimes aussi que la sinistre guerre ou lâalcoolisme, ces Ă©pidĂ©mies meurtriĂšres Ă lâexcĂšs et que nous dĂ©chaĂźnons pourtant Ă notre guise. Ne sont-elles point la peste et le cholĂ©ra mis Ă la disposition de lâhomme ? En admettant que les rapts se fussent multipliĂ©s indĂ©finiment, ils seraient devenus pour nous une endĂ©mie propre aux Bugistes, ou mĂȘme aux hommes, et lâon aurait fini par en prendre son parti, comme lâindividu sâaccoutume aux affections chroniques. Une telle inertie, une telle rĂ©signation lĂąche et sourde, voilĂ le motif pour quoi les peuples ne se sont pas noblement confĂ©dĂ©rĂ©s en Ătats-Unis du Globe, afin de rĂ©sister Ă lâennemi commun, lâinvisible, â ainsi que lâavaient espĂ©rĂ© de sublimes rĂȘveurs. Ă nos yeux, en dĂ©pit de tout, les Sarvants sont demeurĂ©s des pĂȘcheurs de personnes, alors quâau vrai ce sont les assaillants de lâhumanitĂ©. On a repoussĂ© dans la nuit des temps Ă venir cette idĂ©e insupportable, â mais, un jour lointain, ces ĂȘtres, qui partagent avec nous lâempire de la Terre, peuvent sâaviser de nous asservir ou bien de nous exterminer, comme un jour peut-ĂȘtre nous irons occuper le bas des ocĂ©ans. Ils peuvent resurgir, opĂ©rer une descente en masse, et nous dire â Part Ă deux ! » Part Ă deux ? Seulement Ă deux ? Cela est modeste. Quâen savons-nous ? Cette aventure nous a fait entrevoir toute lâimmensitĂ© de notre inconnu. AprĂšs cela, ce serait une grave et puĂ©rile inconsĂ©quence de borner notre monde au monde des Sarvants, qui nâest en dĂ©finitive que la plus rĂ©cente de nos dĂ©couvertes et non lâĂ©tape finale de notre science. Part Ă deux ? Si câĂ©tait part Ă trois ? â Ă quatre ? â Ă cinq ? â Ă six ?⊠Nous ne connaissons pas les bas-fonds ocĂ©aniques beaucoup mieux que les hauteurs de lâatmosphĂšre. Il y a peut-ĂȘtre dans le Pacifique, au creux de la fosse de Tuscarora qui descend Ă 8. 500 mĂštres, au fin fond du ravin des Carolines qui sâenfonce Ă 9. 636 mĂštres, des crĂ©atures sociables, de malicieux crustacĂ©s, impuissants Ă gravir les montagnes sous-marines, et dont le rĂȘve sĂ©culaire est de monter, parmi leur Ă©paisse altitude, vers le secret des eaux culminantes. Un beau soir â qui sait ? â une machine incroyable peut Ă©merger de lâonde un bateau quâil faudra nommer un ballon, chargĂ©e de monstres qui seront suspendus Ă quelque bulle Ă©norme gorgĂ©e dâun air artificiel fabriquĂ© in profundis comme nous fabriquons lâhydrogĂšne de nos aĂ©rostats, et vĂȘtue dâun rĂ©seau de soie tissĂ©e de goĂ©mons inattendus. Cette montĂ©e de crabes, futurs envahisseurs de nos cĂŽtes, serait la contre-partie de la descente des araignĂ©es invisibles, venues Ă nous dans une poche de nĂ©ant. Leur pays aquatique est peut ĂȘtre semĂ© de prodigieuses curiositĂ©s. Jây vois stagner dâĂ©tranges lacs dâun fluide Ă©nigmatique plus lourd que le mercure, ainsi que dorment nos Ă©tangs au fond de lâair, ainsi que lâair somnole au fond du vide, â et je crois ces lacs de lâabĂźme peuplĂ©s de bĂȘtes Ă©mouvantes que les poissons appellent des poissons. Que nul ne se rĂ©crie ! La faune des mers infĂ©rieures est moins connue de nos savants que celle des pĂ©riodes gĂ©ologiques. Nous ignorons encore si les reptiles gĂ©ants des Ăšres trĂ©passĂ©es ne vivent pas toujours aux profondeurs glauques, et si le grand serpent de mer nâest pas lâantique plĂ©siosaure. En fait, le prĂ©cipice aĂ©rien, la cuve marine, le gouffre compact du sol, nous sont Ă©galement douteux. Aucun physicien nâest en mesure dâaffirmer que lâĂ©corce terrestre ne laisse point passer certains rayons solaires, obscurs et froids, dont lâaction suffirait Ă la vie de races souterraines, comme la pellicule des continents sus-aĂ©riens nâintercepte aucune des irradiations chaudes et lumineuses qui entretiennent lâactivitĂ© de la nature Ă la surface de la Terre. Aussi bien, le milieu de la boule contient peut ĂȘtre des peuples qui nâont pas besoin du soleil pour exister. On sâimagine aisĂ©ment toutes ces crĂ©ations superposĂ©es autour du mĂȘme centre⊠et rien nâempĂȘche de soutenir que le monde des Sarvants nâest pas la plus extĂ©rieure de ces sphĂšres concentriques, puisquâil est seulement Ă la superficie de la premiĂšre couche atmosphĂ©rique et quâil en existe une deuxiĂšme. Ă la surface de celle-ci, entre le vide relatif et lâĂ©ther absolu, peut-ĂȘtre y a-t-il un second univers invisible, une Terre suprĂȘme, aux dimensions jupitĂ©riennes⊠Ainsi peut-on se figurer notre planĂšte composĂ©e de globes lâun dans lâautre, â isolĂ©s toutefois et sans Ă©changes intermondiaux, â avec leurs habitants, leurs animaux, leurs plantes⊠Cela ressemblerait Ă lâEnfer de Dante Alighieri, dont les cercles enferment les cercles⊠Et serait-ce donc une grande sottise que de dĂ©velopper ce parallĂšle ? Ă considĂ©rer les tourments de nos jours, calmĂ©s de plaisirs si piĂštres et si brefs, nâest-on pas tentĂ© quelquefois de douter que notre vie soit rĂ©ellement la Vie ? Ne croirait-on pas sans effort que notre existence rĂ©elle est accomplie ; que nous sommes tous des morts ; et que lâespace oĂč lâon nous voit sous forme de bipĂšdes glabres et moroses nâest quâun purgatoire â un cercle moyen, une sphĂšre au milieu des autres â dans lequel nous expions, par un Ă©tat de mĂ©diocre souffrance, les pĂ©chĂ©s vĂ©niels dâune vie antĂ©rieure ?⊠â Nâa-t-on pas Ă©tĂ© jusquâĂ prĂ©tendre que la qualitĂ© de Sarvant Ă©tait notre condition premiĂšre, et que leur descente constituait une descente aux enfers ?⊠Mais voilĂ une hypothĂšse un peu bien entachĂ©e de mĂ©tempsycose ; et nous devons retirer, de la secousse bleue, des leçons plus fertiles. Oh ! je ne fais pas allusion au bel exemple de gĂ©nĂ©rositĂ© que les Sarvants nous ont donnĂ©. Ceci est trop manifeste. Mais leur invisibilitĂ© nous rĂ©vĂšle encore que, â sans aller chercher des peuples Ă cinquante kilomĂštres en lâair ou cinquante kilomĂštres en bas, â nous pouvons conjecturer la prĂ©sence de crĂ©atures invisibles et intangibles au milieu mĂȘme de lâhumanitĂ©. Elles seraient pĂ©tries de gaz ou formĂ©es de rayons X, comme nous sommes faits de substance charnelle. Nos sens restreints nâen pourraient percevoir le signe le plus faible. LâĂąme de ces ĂȘtres subtils aurait pour support une quelconque matiĂšre impondĂ©rable, â ce qui est, je pense, plus raisonnablement acceptable que lâassurance dâune Ăąme sans aucun support, assurance admise pourtant de tous les partisans de la vie Ă©ternelle et qui sont lĂ©gion dâhommes intelligents. Ces personnages insaisissables pourraient habiter notre sol, â et vivent lĂ , peut-ĂȘtre, Ă notre insu. Peut-ĂȘtre quâils ne se doutent pas de notre existence plus que nous de la leur. Peut-ĂȘtre les traversons-nous et nous traversent-ils en marchant ; peut-ĂȘtre leurs villes et les nĂŽtres se pĂ©nĂštrent-elles ; peut-ĂȘtre nos dĂ©serts sont-ils pleins de leurs foules et nos silences de leurs cris⊠Mais peut-ĂȘtre sommes-nous leurs esclaves inconscients. Alors, nos maĂźtres insoupçonnables sâinstallent en nous-mĂȘmes et nous dirigent Ă leur grĂ©. Alors, pas un geste de nos mains quâils nâaient voulu que nous fissions ; pas un mot de notre bouche dont ils ne soient les promoteurs. Ă cette pensĂ©e, lâesprit se soulĂšve de dĂ©goĂ»tâŠ, et cependant, il suffirait que ces ĂȘtres-lĂ , invisibles, intangibles, tout-puissants, joignissent Ă leurs monstruositĂ©s celle de pouvoir ĂȘtre un seul ou plusieurs, Ă volontĂ©, comme les Sarvants, pour unir des mĂ©rites que lâon rĂ©vĂšre en tous lieux, sous dâautres noms â divins. La concurrence vitale est donc sans doute beaucoup plus grande quâon le prĂ©sume. VoilĂ ce que la dĂ©couverte des Sarvants nous enseigne dâabord. Mais ce nâest pas tout. Si nous considĂ©rons lâaventure sous un angle plus vaste, elle nous apprend une vĂ©ritĂ© qui serait bonne Ă retenir, mĂȘme en admettant que le PĂ©ril Bleu ne soit quâune fable, tellement alors cette fable resterait prodigieusement possible. Et câest quâĂ tout moment, des cataclysmes inopinĂ©s, dâune sorte analogue, peuvent fondre sur nous, sur nos fils ou leur descendance. LâhumanitĂ©, ne possĂ©dant sur lâunivers quâun petit nombre de lucarnes qui sont nos sens, nâaperçoit de lui quâun recoin dĂ©risoire. Elle doit toujours sâattendre Ă des surprises issues de tout cet inconnu quâelle ne peut contempler, sorties de lâincommensurable secteur dâimmensitĂ© qui lui est encore dĂ©fendu. Quâelle se cuirasse donc dâabnĂ©gation et quâelle sâarme de science, pour supporter les chocs et lutter contre lâavenir. Mais sans trĂȘve, â ĂŽ sensible, ĂŽ nerveuse et vaillante HumanitĂ© ! quâun sourire fleurisse Ă ta bouche innombrable, Ă mesure que sâenrichit lâarsenal prestigieux devant qui lâinconnu recule chaque jour ! Et dis-toi bien, malgrĂ© tes maux et tes chagrins â CâĂ©tait tout de mĂȘme un prĂ©sent non pareil que la DestinĂ©e fit Ă lâhomme, de le placer au sein du monde infiniment admirable et divers, en lui donnant la joie de le dĂ©couvrir peu Ă peu, merveille par merveille, Ă coups de gĂ©nie, Ă force de travail, â tout seul. » Câest pourquoi il est mauvais que lâon envisage lâhistoire du PĂ©ril Bleu comme une lĂ©gende mystificatrice, et quâon mĂ©prise les clichĂ©s et les plĂątres des Arts et MĂ©tiers. Quand mĂȘme les gĂ©nĂ©rations Ă venir obtiendraient la certitude de leur faussetĂ©, la preuve du truquage, quand mĂȘme elles refuseraient de croire au PĂ©ril Bleu, et quâil nous menace toujours, et que demain peut-ĂȘtre, il recommencera de sĂ©vir, â elles devraient, si la sagesse est avec elles, mener leurs jeunes gens Ă ce Conservatoire, et tenir ces propos en face des moulages et des photographies â Regardez. Puis rĂ©flĂ©chissez. Puis rĂȘvez. Ceci nâest pas impossible. » Et comme toutes les fables, grain dâamĂšre philosophie roulĂ© en pilule dâor dans tout le sucre dâun apologue, la fable des Sarvants aura portĂ© son fruit. M. Le Tellier le savait ; aussi dĂ©sirait-il un rĂ©cit populaire du PĂ©ril Bleu. Tout est dit maintenant. FIN TABLE DES CHAPITRES PREMIĂRE PARTIE OĂč ?⊠Comment ?⊠Qui ?⊠Pourquoi ?⊠DEUXIĂME PARTIE OĂč. â Comment. â Qui. â Pourquoi. â Seyssel de lâAin, par consĂ©quent, sur la rive droite du RhĂŽne, et non pas Seyssel de la Haute-Savoie, qui est en face, sur la rive gauche. â Le lecteur voudra bien se souvenir que toutes les piĂšces documentaires transcrites au cours de cet ouvrage le sont dans leur intĂ©grale exactitude. Cette remarque nâa dâautre but que dâĂ©viter la rĂ©pĂ©tition des termes sic ou textuel aprĂšs les Ă©carts de langage, ou lâimpression en caractĂšres italiques de tous les mots dĂ©lictueux. â Si le lecteur pouvait confronter le manuscrit du commentaire avec celui du compte rendu proprement dit, jamais il ne croirait quâune mĂȘme personne les a tracĂ©s tous deux ; tant lâĂ©criture est diffĂ©rente. â Comme la notice du dĂ©but, ce supplĂ©ment fut ajoutĂ© le 14 fĂ©vrier 1913 Ă la piĂšce 197, plus ancienne de huit mois et demi. â Botasse ou boutasse. Bassin, en patois, et plus gĂ©nĂ©ralement toute eau dormante. â Mot biffĂ© par le Dr Monbardeau. â PiĂšce 413. â Dans la nuit du 18 au 19 mai 1910, la fin du monde devait accompagner le retour de la comĂšte de Halley. Est-il besoin de rappeler la quantitĂ© de suicides quâengendra cette prĂ©diction ? â Au moment dâinsĂ©rer cette lettre Ă sa place chronologique, et malgrĂ© le serment que je mâĂ©tais fait de suivre M. Tiburce jusquâau terme de ses divagations, pour Ă©difier la jeunesse, â il mâest venu des scrupules. Lâapparence dĂ©placĂ©e et comme erratique de la missive choquait en moi lâesprit dâordre et dâhomogĂ©nĂ©itĂ©. Mais prestement jâai rĂ©pudiĂ© dâaussi sottes prĂ©occupations, devant lâintĂ©rĂȘt de la tĂąche Ă remplir. Je compte mĂȘme que les erreurs de M. Tiburce, rappelĂ©es ainsi tout dâun coup, sans lâombre dâune transition, â comme une trappe sâouvrirait sur un abĂźme de niaiserie, â frapperont davantage le lecteur. M. R. â PiĂšce 657. Le lecteur nous saura-t-il grĂ© de lâavoir reproduite textuellement ? Nous osons lâespĂ©rer. Ce document, brut, nous a paru sacrĂ© dans la forme incorrecte que son auteur fiĂ©vreux lui a donnĂ©e. Nous lâaurions mĂȘme Ă©ditĂ© en fac-similĂ©, nâĂ©tait lâobligation oĂč nous sommes dâĂ©tablir un volume Ă 3 fr. 50 et non plus cher. â Cette phrase traduit une pensĂ©e que M. Le Tellier exprimait dĂ©jĂ , bien que diversement, au chapitre x, et qui a de quoi surprendre le lecteur. La suite dissipera ces ombres passagĂšres. â RĂ©flexions sur le second foyer de lâorbite terrestre. Bibl. Chacornac. â Acide formique⊠Peut-ĂȘtre les savants nâont-ils pas suffisamment mĂ©ditĂ© sur cette odeur dâacide formique. Nâest-elle pas un commencement de preuve tendant Ă dĂ©montrer que les crapauds invisibles et machinisĂ©s puisaient en eux-mĂȘmes leur force bovine ? On connaĂźt la puissance extraordinaire des plus minuscules fourmis. Un cochon dâInde consubstantiel aux fourmis porterait des charges dont le poids effraierait le lecteur. Or, nos crapauds avaient la taille dâun cochon dâIndeâŠ
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Jean-Baptiste Auguste BarrĂšs SOUVENIRS D'UN OFFICIER DE LA GRANDE ARMĂE PubliĂ©s par Maurice BarrĂšs, son petit-fils, en 1923 Publication du groupe Ebooks libres et gratuits » â Table des matiĂšres MON GRAND PĂRE LâABBĂ PIERRE-MAURICE BARRĂS SOUVENIRS DâUN OFFICIER DE LA GRANDE ARMĂE LâEMPIRE MON ADMISSION AUX VĂLITES DE LA GARDE LâARRIVĂE Ă PARIS LA CĂRĂMONIE DU SACRE LA DISTRIBUTION DES AIGLES UNE SOIRĂE AU PALAIS ROYAL DĂPART POUR LâITALIE JE DĂCIDE DE TENIR MON JOURNAL RETOUR EN FRANCE SĂJOUR Ă PARIS DĂPART DE PARIS POUR LA CAMPAGNE DâALLEMAGNE ENTRĂE EN ALLEMAGNE AUSTERLITZ SEPT MOIS Ă RUEIL GUERRE CONTRE LA PRUSSE IĂNA LâEMPEREUR ENTRE Ă BERLIN Ă LA RENCONTRE DES RUSSES EYLAU LâEMPEREUR GOĂTE LA SOUPE DE BARRĂS. HEILSBERG FRIEDLAND TILSITT RETOUR EN FRANCE ENTRĂE TRIOMPHALE DE LA GARDE Ă PARIS JE SUIS NOMMĂ SOUS-LIEUTENANT DIX-NEUF MOIS EN FRANCE ESPAGNE ET PORTUGAL CAMPAGNES DE 1813 ET DE 1814 JE REĂOIS LA LĂGION DâHONNEUR LES DEUX BATAILLES DE BAUTZEN DRESDE LE DĂSASTRE DE LEIPSICK SIĂGE DE MAYENCE LA PREMIĂRE RESTAURATION LA RENTRĂE EN FRANCE PENDANT LES CENT-JOURS LA DEUXIĂME RESTAURATION LA TERREUR BLANCHE BARRĂS EST MIS EN DEMI-SOLDE CHEZ LâARCHEVĂQUE DE BORDEAUX DE SAINT-OMER Ă NANCY LES DANSES DE SAINT-MIHIEL SĂJOUR Ă NANCY MON MARIAGE CHARLES X UNE SĂANCE DE LâACADĂMIE FRANĂAISE DANS LA PLAINE DE GRENELLE LA RĂVOLUTION DE 1830 LES ORDONNANCES LES TROIS GLORIEUSES â 27 JUILLET 28 JUILLET 29 JUILLET ADHĂSION AU NOUVEAU RĂGIME LA MONARCHIE DE JUILLET LA FAMILLE ROYALE REVUE DE LA GARDE NATIONALE LE DUC DâAUMALE A HUIT ANS PROMENADES DANS PARIS CHEZ LE DUC DE DOUDEAUVILLE DE METZ Ă WISSEMBOURG DIFFICULTĂS SCOLAIRES EN ALSACE LâALSACE ACCLAME LE ROI-CITOYEN INSURRECTIONS Ă STRASBOURG ET Ă LYON LE CHOLĂRA DE 1832 UNE JOURNĂE RĂVOLUTIONNAIRE LA VIE Ă STRASBOURG APRĂS TRENTE ANS DE SERVICE Ă propos de cette Ă©dition Ă©lectronique MON GRAND PĂRE Trois cahiers cartonnĂ©s, qui viennent de chez Wiener, papetier, rue des Dominicains, 53, Ă Nancy », et leurs nombreux feuillets couverts dâune Ă©criture paisible et claire, dĂ©jĂ bien palie par le temps ce sont les recueils oĂč mon grand-pĂšre BarrĂšs, officier de la Grande ArmĂ©e, ayant pris sa retraite Ă Charmes-sur-Moselle, transcrivit soigneusement les douzaines de petits carnets, souillĂ©s et dĂ©chirĂ©s, quâil avait, durant vingt ans, promenĂ©s dans son havresac sur toutes les routes de lâEurope. ItinĂ©raire », voilĂ le titre exact quâil donnait Ă ses Ă©tapes ; ItinĂ©raire et souvenirs dâun soldat devenu officier supĂ©rieur BarrĂšs, Jean-Baptiste, Auguste, nĂ© Ă Blesle Haute-Loire, le 25 juillet 1784, ou tableau succinct des journĂ©es de marche et de sĂ©jour dans les villes et villages de garnison et de passage, dans les camps et les cantonnements, tant en France quâen Allemagne, en Pologne, en Prusse, en Italie, en Espagne et en Portugal, depuis mon entrĂ©e au service le 27 juin 1804, jusquâau 6 juin 1835, Ă©poque de mon admission Ă la solde de retraite. » Je les ai toujours vus, ces cahiers olivĂątres, couleur de lâuniforme des chasseurs de la garde, et couleur aussi des lauriers dâApollon que jâadmirai, il y a huit ans, au vallon de DaphnĂ©, prĂšs dâAntioche de Syrie. Quand jâĂ©tais enfant, mon pĂšre me les a montrĂ©s, et, grand garçon, jâai obtenu de les lire. Sâil faut tout dire, je me penchais dessus avec plus de bonne volontĂ© que de plaisir. Je sentais que jâavais lĂ , dans mes mains, quelque chose qui intĂ©ressait religieusement mon pĂšre, et quâĂ sa mort, je recevrais comme son legs le plus prĂ©cieux, quelque chose entre lui, ma sĆur, moi, et nul autre. Mais alors je nâallais pas plus loin je ne sentais pas ma profonde parentĂ© avec mon grand-pĂšre. Il faut du temps pour que nous discernions le fond de notre ĂȘtre. Ă cette heure, la reconnaissance est complĂšte ; je ne me distingue pas de ceux qui me prĂ©cĂ©dĂšrent dans ma famille, et certainement leurs meilleurs moments me sont plus proches quâun grand nombre des jours et des annĂ©es que jâai vĂ©cus moi-mĂȘme et qui ne mâinspirent que lâindiffĂ©rence la plus dĂ©goĂ»tĂ©e. Aujourdâhui, dimanche matin, qui est le premier matin de mon sĂ©jour annuel Ă Charmes, je viens de faire au long de la Moselle le tour de promenade quây faisaient mon pĂšre et mon grand-pĂšre. La jeunesse du paysage Ă©tait Ă©blouissante, et son fond de silence, tragique. PrĂšs de la riviĂšre, quelques cris dâenfants effrayaient les poissons ; les oiseaux chantaient, sans auditoire ; les cloches des villages sonnaient Ă toute volĂ©e, et semaient Ă tout hasard leurs appels sĂ©culaires. Jâai achevĂ© ma matinĂ©e en allant au cimetiĂšre causer avec mes parents. Les inscriptions de leurs tombes me rappellent que mon grand-pĂšre est mort Ă soixante-deux ans et tous les miens en moyenne Ă cet Ăąge ; elles mâavertissent quâil est temps que je rĂšgle mes affaires. Que nous serons bien lĂ ! » disait avec bon sens ce charmant fils de Jules Soury, quand il allait Ă Montparnasse visiter la tombe de sa mĂšre. Mais ce profond repos ne sourit pleinement quâĂ ceux qui ont rempli toute leur tĂąche et exĂ©cutĂ© leur programme. Or, je commence Ă me sentir un peu pressĂ© par le temps. Je dĂ©sirerais avant de mourir donner une idĂ©e de toutes les images qui mâont le plus occupĂ©. Ă quoi correspond cet instinct, qui est la chose du monde la plus rĂ©pandue ? Câest, je crois, lâeffet dâune sorte de piĂ©tĂ©, qui nous pousse Ă attester notre gratitude envers ce que nous avons reconnu de plus beau, au long de notre existence. On veut se dĂ©finir, payer ses dettes, chanter son action de grĂące. Explication bien incertaine, mais il sâagit du plus vague dĂ©sir de vĂ©nĂ©ration et dâune espĂšce dâhymne religieux, murmurĂ© au seuil du tombeau. Jâai toujours projetĂ© dâĂ©tablir pour moi-mĂȘme, sous ce titre Ce que je dois », un tableau sommaire des obligations quâau cours de ma vie jâai contractĂ©es envers les ĂȘtres et les circonstances. Si je suis un artiste, un poĂšte, je nâai fait quâexĂ©cuter la musique qui reposait dans le cĆur de mes parents et dans lâhorizon oĂč jâai, dĂšs avant ma naissance, respirĂ©. Tout ce que je connais de mon pĂšre et de ma mĂšre mâassure dans cette conviction. Quâest-ce que mes livres ? Jâai racontĂ© un peu dâEspagne et dâAsie ; jâai travaillĂ© Ă la dĂ©fense de lâesprit français contre le germanisme ; jâai magnifiĂ© la Lorraine. Eh bien ! jâai vu mon pĂšre sâenchanter Ă Charmes, toute sa vie, des images quâil avait rapportĂ©es dâun voyage quâil fit, vers 1850, en AlgĂ©rie, en Tunisie et Ă Malte. Ma piĂ©tĂ© pour lâarmĂ©e, pour le gĂ©nie de lâEmpereur et pour la gloire, semble prolonger les Ă©motions quâa connues mon grand-pĂšre et lâĂ©blouissement que lui laissĂšrent, au milieu de ses misĂšres de soldat, certaines matinĂ©es dâEspagne et de Portugal. Ses expĂ©riences demeurent la racine maĂźtresse qui a nourri mes livres dâune sĂšve dont le romantisme latent Ă©tait dâavance rĂ©sorbĂ© par son robuste sens de la vie. Enfin, si jâai tant parlĂ©, peut-ĂȘtre avec excĂšs du moins parfois mes meilleurs amis mâen ont plaisantĂ©, des choses que jâai vues dans lâhorizon de Charmes, je suivais lâexemple de mon arriĂšre-grand-pĂšre BarrĂšs le pĂšre de lâauteur de ces Souvenirs, qui a publiĂ© une monographie du canton oĂč lui-mĂȘme vivait Description topographique du ci-devant canton de Blesle, au Puy, an IX. De toutes les idĂ©es auxquelles je me suis vouĂ©, aucune nâest plus ancrĂ©e en moi que la sensation de ma dĂ©pendance familiale et terrienne. Jâai ma vie propre, certes, mais limitĂ©e dans mes quatre saisons et attachĂ©e Ă une collectivitĂ© plus forte. Ainsi je songe, au cimetiĂšre, prĂšs de la tombe de mes parents. Quelques hauts peupliers dĂ©corent ce champ du repos et je les regarde frissonner sous le vent. Dans la campagne au loin, le mĂȘme coup de vent met en Ă©moi les bois des cĂŽtes et les vergers de mirabelliers. Chacun de nous est pareil Ă lâune quelconque de leurs feuilles. Ardeur pour conquĂ©rir un surcroĂźt de sĂšve et de lumiĂšre, et puis, soudain, le dĂ©tachement et la mort. Je publie les MĂ©moires de BarrĂšs pour quâils servent de prĂ©face et dâĂ©claircissement Ă tout ce que jâai Ă©crit. Un jeune homme est arrachĂ©, dĂ©racinĂ©, par les secousses de la RĂ©volution, dâune petite ville oĂč les siens vivaient, Ă leur connaissance, depuis cinq siĂšcles. Il parcourt le monde, il amasse des thĂšmes qui devaient dâautant plus le frapper quâil appartenait Ă une race immobile, et puis, pour finir, il vient se rĂ©enraciner au sein dâune famille lorraine dans une petite ville, toutes pareilles Ă sa propre famille et Ă sa ville natale. VoilĂ mon grand-pĂšre, voilĂ les origines de la poignĂ©e dâidĂ©es et de sentiments oĂč je me tiens avec tant de monotonie. * * * * NĂ© Ă Blesle, en Auvergne, en 1784, mon grand-pĂšre BarrĂšs repose Ă Charmes, en Lorraine, sous une pierre de grĂšs vosgien, datĂ©e de 1849. Câest le seul dĂ©placement que je sache que ma famille ait accompli depuis le quinziĂšme siĂšcle. De pĂšre en fils, nous avons voulu naĂźtre, vivre et mourir dans la mĂȘme maison », dans cette petite ville de Blesle, oĂč, notaires et mĂ©decins, nous remontons jusquâĂ un Pierre BarrĂšs dont le savant M. Paul le Blanc possĂ©dait un titre, datĂ© de 1489. Avant ce Pierre BarrĂšs, nous Ă©tions Ă Saint-Flour, oĂč un autre Pierre-Maurice BarrĂšs joue un rĂŽle durant la guerre de Cent ans, et, loin dans le temps, nous venions de ce vieux pays de BarrĂšs » le pagus Barrensis des cartulaires mĂ©rovingiens, que jalonnent Murrat-de-BarrĂšs, Lacapelle-BarrĂšs, Mur de BarrĂšs, Lacroix BarrĂšs, et dont vraisemblablement nous avons reçu notre nom. Ce gĂźte sĂ©culaire, ce rĂ©duit du Plateau Central, mon grand-pĂšre lâa Ă©changĂ© contre un abri non moins ancien, quand il est venu prendre place au foyer dâune famille lorraine aussi sĂ©dentaire que la sienne. Ah ! du temps que les Français ne sâaimaient pas », quand mes jeunes camarades de la Revue blanche demandaient Ă Herr, le fameux bibliothĂ©caire de lâĂcole normale, quâil rĂ©digeĂąt en leur nom, contre moi, une bulle dâexcommunication, ils eurent bien de la divination de me flĂ©trir comme le produit typique des petites villes françaises. Jâai le bonheur dâĂȘtre cela. Je nâai pas connu mon grand-pĂšre. Il est mort treize annĂ©es avant ma naissance, mais beaucoup de vieilles personnes mâont parlĂ© de lui, dans Charmes, qui se rappellent ses maniĂšres, aimables, un peu sĂ©vĂšres et cĂ©rĂ©monieuses. Nos petites villes de lâEst regorgeaient alors dâanciens officiers de la Grande ArmĂ©e. Ă Charmes, dans le mĂȘme temps, je me vois un autre aĂŻeul, le grand-pĂšre de ma mĂšre, qui, lui aussi, avait fait les guerres de lâEmpire, mais qui nâa pas laissĂ© de MĂ©moires. Câest avec de tels hommes que causaient les Erckmann-Chatrian. Je suis sĂ»r que, pour Ă©crire leur Conscrit de 1813, les deux romanciers lorrains ont eu Ă leur disposition des documents semblables Ă celui que je publie. Ils nâauraient eu quâĂ prendre les premiers feuillets de BarrĂšs, ses Ă©tapes de jeune engagĂ© du Puy Ă Paris, sa premiĂšre vision du gĂ©nĂ©ral Bonaparte dans la cour du Louvre, et son installation Ă la caserne de Rueil, pour ajouter un chef-dâĆuvre Ă leur sĂ©rie nationale. Ces retraitĂ©s de la Grande ArmĂ©e Ă©taient trĂšs bien vus de la population lorraine. Elle les adoptait sans rĂ©serve. NĂ© Ă Charmes dâun pĂšre qui y Ă©tait nĂ©, tout entourĂ© des parents de ma mĂšre et de ma grand-mĂšre, qui appartenaient, de temps immĂ©morial, Ă cette petite ville, je nâai jamais soupçonnĂ©, durant mon enfance, que je fusse reliĂ© Ă un autre terroir, et je ne vois pas non plus que mon grand-pĂšre, devenu veuf, ait songĂ© Ă regagner le pays de son pĂšre. Il avait fait sien le pays de sa femme, et, une fois la copie de son ItinĂ©raire achevĂ©e, il se mit Ă Ă©crire successivement une histoire de la province dâAuvergne et une histoire du duchĂ© de Lorraine. CâĂ©tait un homme qui avait plus dâĂ©ducation que dâinstruction, mais une trĂšs vive curiositĂ© dâesprit. Jâai passĂ© mes premiĂšres annĂ©es de lecture Ă feuilleter ses livres et ceux quâil achetait Ă son petit garçon, son fils unique, mon pĂšre. Jâai Ă©tĂ© formĂ© par leur Walter Scott et leur Fenimore Cooper. Jadis, je pensais que son ItinĂ©raire manquait de talent littĂ©raire. Ce nâest plus mon avis. Mon grand-pĂšre raconte avec une parfaite clartĂ© ce quâil a vu, et parfois des choses charmantes. On croirait son attention tout enfermĂ©e dans les soins du service et dans lâhorizon de son Ă©tape, mais çà et lĂ une note nous rĂ©vĂšle ce quâil avait en outre dans lâesprit. Jâaime sa gaietĂ© quand, jeune soldat de vingt ans, au soir de la bataille dâIĂ©na, le hasard loge son escouade dans un pensionnat de demoiselles Les oiseaux sâĂ©taient envolĂ©s, en laissant leurs plumes les pianos, les guitares, une partie de leurs hardes, de charmants dessins, des gravures et des livres⊠» Jâaime le souvenir quâil garde dâune minute en Allemagne, au lendemain des jours effroyables de Leipzig Jâai vu dans le village dâOber-Thomaswald, pour la seule fois de ma vie, une espĂšce de rosier dont le bois et la feuille sentaient la rose, comme la fleur elle-mĂȘme, qui Ă©tait fort belle. » Et cela me plait que, vieil homme, il ait maintenu, dans sa rĂ©daction de Charmes, ce trait naĂŻf quâil trouvait dans son carnet de Friedland, un trait de lâĂ©ternel dĂ©sir de paraĂźtre dâun jeune Français Nos bonnets Ă poil Ă©taient devenus laids et hideux. On nous les remplaça. Jâeus la satisfaction de tomber sur un oursin qui Ă©tait aussi beau que ceux des officiers ! » Et il nâa pas que la sensibilitĂ© de lâimagination, mais la plus profonde, la plus noble, celle du cĆur. Ă Lutzen, il Ă©crit Nos jeunes conscrits se conduisirent trĂšs bien. Pas un ne quitta les rangs, et il y en eut quâon avait laissĂ©s derriĂšre, parce quâils Ă©taient malades, qui arrivĂšrent pour prendre leurs places. Un de nos clairons, enfant de seize ans, fut de ce nombre. Il eut une cuisse emportĂ©e par un boulet et expira derriĂšre la compagnie. Ces pauvres enfants, quand ils Ă©taient blessĂ©s Ă ne pouvoir marcher, venaient me demander Ă quitter la compagnie pour aller se faire panser. CâĂ©tait une abnĂ©gation de la vie, une soumission Ă leur supĂ©rieur, qui affligeait plus quâelle nâĂ©tonnait. » * * * * Je mâarrĂȘte. Il ne sâagit pas que jâanalyse cet ItinĂ©raire, puisquâon va lire les parties essentielles. Câest le MĂ©morial de toute une existence. ForcĂ© dâen rayer une multitude de journĂ©es, jâen laisse assez pour que le lecteur accompagne BarrĂšs dans ses principales Ă©tapes. On verra le joyeux dĂ©part du jeune homme, quand il sâĂ©loigne de la maison paternelle, Ă lâĂąge des plus vives curiositĂ©s ; on sâintĂ©ressera aux visions nombreuses quâun chasseur de la Garde impĂ©riale eu nĂ©cessairement du Grand Homme, dont il lui fut donnĂ© en outre de recevoir Ă plusieurs reprises la parole directe ; on lâentendra raconter ses batailles et ses fatigues ; on connaĂźtra son profond sentiment du devoir et de lâhonneur, un sentiment dont lâexpression nâa jamais rien de lyrique ni de théùtral, mais si clair et si vrai ! En 1815, on le verra en demi-solde. La morgue des Ă©migrĂ©s Ă leur retour, et les offenses que certains dâentre eux avaient la folie de prodiguer Ă des hommes dont la noblesse et la vertu venaient de conquĂ©rir des titres aussi beaux que ceux des croisades, mon grand-pĂšre les dĂ©crit, dans une multitude de petits traits, quâil nâĂ©tait pas dans le programme de Balzac de recueillir, mais dignes de ce grand historien des mĆurs, et qui font toucher du doigt lâextrĂȘme difficultĂ© oĂč se heurte chez nous une restauration monarchique. Le roi est revenu en 1815 avec un titre et un prestige certains il reprĂ©sentait lâautoritĂ© dont tous avaient besoin. Mais Ă quelle utilitĂ© rĂ©pondait cette multitude de nobles, rĂ©duits Ă reconquĂ©rir un Ă un, par leur fiertĂ© et leur savoir-faire, le rang que dans leur imagination seule ils continuaient dâoccuper ? Le chef, câest lâhomme dont chacun a besoin, et il est dâautant plus le chef que chacun se sent plus incapable de le remplacer. BarrĂšs nous aide Ă comprendre que les Français de 1815 nâavaient aucune idĂ©e de lâemploi quâil pouvaient faire de ducs, de marquis, de comtes et de vicomtes, et câest bien cet embarras de leur propre personnage qui invitait ceux-ci Ă des actes insupportables de fiertĂ©, dont ils nâauraient pas eu lâidĂ©e, jâimagine, au milieu dâun consentement unanime et dans une rĂ©elle activitĂ©. La rĂ©volution de 1830 fut moins un soulĂšvement de la France contre son roi que de chaque Français contre un ci-devant. Enfin arrivent son mariage, puis sa retraite et son installation dans la famille de sa femme, et alors nous recueillons ses derniĂšres paroles, sa philosophie de la vie et la morale de la fable. CâĂ©tait un soldat de la Grande ArmĂ©e, un de ces hommes grandioses et simples, un Ă©ternel trĂ©sor pour notre race. VoilĂ quel exemplaire humain mettaient au jour les petites villes de France, Ă la fin du dix-huitiĂšme siĂšcle. On nâa jamais possĂ©dĂ© un instrument plus solide et plus efficace pour les Ćuvres de la grande civilisation. Tandis que la haute sociĂ©tĂ©, Versailles et Paris avaient perdu leur Ă©quilibre intĂ©rieur, quel beau type dâhomme produisaient encore nos provinces, un type oĂč les Ă©nergies physiques et morales sont toujours prĂȘtes Ă se dĂ©ployer sans violence ! Nulle inquiĂ©tude, nulle attente, jamais dâennui, aucun mal du siĂšcle, mais une plĂ©nitude de force paisible. Personne, Ă moins de lire de telles pages, ne peut imaginer quâon ait vĂ©cu une vie aussi variĂ©e, si dangereuse, si voisine du plus grand gĂ©nie, et quâon soit demeurĂ© cet esprit exact, sensible et sĂ©vĂšre, dâune harmonie parfaite. Ce nâest pas que BarrĂšs se soustraie au don que lâEmpereur possĂ©dait dâenlever les Ăąmes. Lisez son rĂ©cit de la scĂšne quâil vit, la veille dâAusterlitz, quand, au bivouac oĂč son bataillon sommeillait, soudain NapolĂ©on apparut dans la nuit, tenant Ă la main une lettre Un de nous prit une poignĂ©e de paille et lâalluma pour faciliter sa lecture. De notre bivouac il fut Ă un autre. On le suivit avec des torches allumĂ©es en criant Vive lâEmpereur ! » Ces cris dâamour et dâenthousiasme se propagĂšrent dans toutes les directions comme un feu Ă©lectrique ; tous les soldats, sous-officiers et officiers se munirent de flambeaux improvisĂ©s, en sorte que, sur des lieues, en avant, en arriĂšre, ce fut un embrasement gĂ©nĂ©ral et que lâEmpereur dut en ĂȘtre Ă©bloui. » VoilĂ ce que vit mon grand-pĂšre le gĂ©nie enveloppĂ© par les flammes de lâenthousiasme et de lâamour. Et le lendemain, alors quâavec ses camarades de la Garde, BarrĂšs gravissait les hauteurs du plateau pour entrer dans la bataille au cri de Vive lâEmpereur ! » lâEmpereur lui-mĂȘme les aborda. AprĂšs nous avoir fait signe de la main quâil voulait parler, il nous dit dâune voix claire et vibrante qui Ă©lectrisait Chasseurs, mes gardes Ă cheval viennent de mettre en dĂ©route la Garde impĂ©riale russe. Colonels, drapeaux, canons, tout a Ă©tĂ© pris. Rien nâa rĂ©sistĂ© Ă leur intrĂ©pide valeur. Vous les imiterez. » Il partit aussitĂŽt, pour aller faire la mĂȘme communication aux autres bataillons » De telles minutes marquent de leur sceau toute une race. Mais cet enfant de vingt ans, ce soldat de la Garde impĂ©riale prend le contact de ce Multiplicateur de lâenthousiasme sans se laisser entamer par aucun dĂ©sordre. Il nous raconte des scĂšnes qui sont le lieu de naissance du romantisme et dĂ©pose leur souvenir, sans un mot théùtral, dans le sanctuaire de son cĆur. Tous sont Ă©mus jusquâau fond de lâĂąme, mais dans leur premier Ă©tonnement, ils ne brisent pas leur rĂ©serve native, et la moisson lyrique ne naĂźtra que plus tard. Câest au long du dix-neuviĂšme siĂšcle, que ces instants inouĂŻs viendront comme des revenants agiter les fils des hĂ©ros, et les empĂȘcheront de dormir. Quel mystique aliment, quelles riches Ă©pargnes bien dosĂ©es, quelle prĂ©paration de chaleur et dâĂ©clat ! De quel sacrement nos pĂšres participaient ! Ainsi naquit le romantisme que jâai essayĂ©, pour ma faible part, de juger et de mettre au point, sans jamais cesser de respecter ses ardeurs originaires, ou du moins voilĂ ses premiĂšres prĂ©parations. Fait remarquable, mon grand-pĂšre et ses frĂšres de gloire, tandis quâils introduisent dans le monde les Ă©lĂ©ments essentiels de cette fiĂšvre, nâen prĂ©sentent aucun symptĂŽme. Stendhal a dit le grand mot NapolĂ©on faisait travailler toute cette jeunesse⊠Lâaction lâabsorbait au point de supprimer toute nostalgie. Dans les pĂ©rils et les effroyables fatigues de la guerre, le soldat de lâĂ©popĂ©e peut quelquefois se replier sur lui-mĂȘme, et Ă©prouver un Ă©tonnement douloureux, si quelque injure est faite Ă des hĂ©ros ; mais, Ă lâordinaire, ces nobles gens vivaient coude Ă coude, dans un mĂȘme songe, dans la haute satisfaction dâĂȘtre des vainqueurs, couronnĂ©s de lauriers. Ils se dĂ©tournaient de la rĂ©alitĂ© quotidienne, parfois Ă©clairĂ©s dâune lumiĂšre si triste, pour sâenivrer du sentiment de lâhonneur. Ils avaient leur haute conscience dâeux-mĂȘmes, le tĂ©moignage retentissant de leur gloire dans les Bulletins de lâEmpereur, et lâadmiration de tous quand ils rentraient Ă Paris et dans leurs familles. La mĂ©lancolie et lâisolement, ces conditions indispensables du romantisme, nâapparaissent quâaprĂšs Waterloo et sous la Restauration, quand, devenus les brigands de la Loire » et les demi-soldes, ils subissent avec stupeur des humiliations quâils savaient nâavoir pas mĂ©ritĂ©es. Le sentiment de ne pas recevoir leur dĂ», un dĂ©saccord cruel avec la sociĂ©tĂ©, troublent profondĂ©ment, aprĂšs 1815, les soldats de la Grande ArmĂ©e, et les choses prennent alors pour eux une vibration tragique, toute nouvelle. Ils connaissent la solitude morale. De grands souvenirs, un cĆur humiliĂ© et isolĂ© cette fois, le romantisme est dotĂ© de ses deux raisons principales. Mais pour que ses fleurs apparussent, il fallait encore que le temps fĂźt son Ćuvre et que le recul créùt des mirages. Ces nobles soldats de la Grande ArmĂ©e, ces grands paysans, si je les vois bien, Ă©taient des esprits Ă enthousiasme circonscrit. Pas un mot sur lâau-delĂ , dans les souvenirs de mon grand-pĂšre. Aucune prĂ©occupation religieuse. La Garde impĂ©riale avait-elle des aumĂŽniers ? Je nâen sais rien aprĂšs lâavoir lu. Il semble que le baron Larrey, le cĂ©lĂšbre chirurgien, ait Ă©tĂ© chargĂ© de suffire Ă toutes les fins de vie de ces hĂ©ros. Ces initiateurs de grands rĂȘves sont prodigieusement affermis dans le rĂ©el. Le dĂ©sir dâavancement de mon grand-pĂšre est trĂšs sage. Lâavancement se donne Ă lâanciennetĂ©, aux blessures, aux occasions de se distinguer que le hasard de la guerre peut offrir et que les protections favorisent. Câest plus tard que les dynamismes dĂ©chaĂźnĂ©s se sont aimantĂ©s sur cette Ă©poque oĂč tous les mĂ©rites, sâest-on figurĂ©, recevaient du MaĂźtre une rĂ©compense immense et immĂ©diate. Ce lucide Stendhal lui-mĂȘme, dans sa vie de fonctionnaire de lâEmpire, ne nous laisse voir que des dĂ©sirs de carriĂšre courts et grossiers il voudrait quatre mille livres de rentes et toutes les femmes. Ce nâest pas le programme dâune grande vie. Il est tout entier dans ses petites sensualitĂ©s commodes, dans ses joies de garnisons, dans les curiositĂ©s et les ennuis de ses changements de rĂ©sidence. Nous sommes loin du temps oĂč son Julien Sorel, privĂ© dâun cadre social et projetĂ© dans lâinfini du dĂ©sir, fera du MĂ©morial de Sainte-HĂ©lĂšne un livre dâexcitation, un brĂ©viaire dâĂ©nergie. Vigny parle encore avec rĂ©pugnance dâun sentiment qui sâĂ©tait dĂ©veloppĂ© autour de NapolĂ©on et quâil appelle le sĂ©idisme lâidĂ©e que tout irait bien, si lâon Ă©tait fidĂšle au chef, quâon serait alors favorisĂ© de grades, de croix, de dotations, de titres. Senancour compare lâEmpereur Ă un conquĂ©rant asiatique, qui tient Ă ce que tout le monde soit Ă son rang, les chevaux, les chars dâassaut, les guerriers, les prĂȘtres, etc. Pour les ouvriers mĂȘmes de lâincomparable Ă©popĂ©e, la rĂ©alitĂ© compte seule, et sâil y a du frĂ©missement, ce nâest que dans le danger affrontĂ©, dans la discipline acceptĂ©e, dans lâaccomplissement de la tĂąche quotidienne. Vingt ans aprĂšs, câest autre chose. Vers 1827, le mirage est formĂ©, et le passĂ© prend une valeur dâexcitation. Le prestige est Ă©tabli. Le soleil romantique a montĂ© dans le ciel des imaginations, avec son efficace et toutes ses nuisances. Eux-mĂȘmes, les fils des soldats ne divinisent pas immĂ©diatement le CĂ©sar. Leur premier regard fut plutĂŽt un peu scandalisĂ©. LâintermĂšde venait dâĂȘtre si cruel la France saignĂ©e Ă blanc, les AlliĂ©s lui imposant une loi quâelle semblait avoir oubliĂ©e ! Voyez quel retard mettent Ă se romantiser, dans lâimagination de Victor Hugo, les Ă©tats de service de son pĂšre ! Il vit dâabord des images de sa mĂšre. Il sâoffre Ă relever la statue dâHenri IV, il cĂ©lĂšbre Quiberon, la VendĂ©e. Son pĂšre a capturĂ© Fra Diavolo, a Ă©tĂ© lâaide de camp du roi Joseph en Espagne, sâest promenĂ© glorieusement en Prusse, en Autriche ; eh bien ! le jeune poĂšte se prĂȘte plus volontiers Ă lâinfluence de son beau-frĂšre, M. Foucher, simple rond de cuir, chef de bureau au ministĂšre de la Guerre, un embusquĂ©. Il ne voit pas ce que les hommes dâAprĂšs la bataille et du CimetiĂšre dâEylau peuvent lui offrir, jusquâau moment oĂč le gĂ©nĂ©ral Hugo lui fait passer ses MĂ©moires et lâinvite Ă venir causer avec lui Ă Blois. Alors il sâenflamme, et dans le mĂȘme temps toute sa gĂ©nĂ©ration. Cependant les combattants, il semble que le goĂ»t de lâaction et un positivisme avant la lettre les maintinrent Ă©loignĂ©s, jusquâau bout, de toute espĂšce de transfiguration. ⊠Que ces vues nous Ă©clairent sur les origines spirituelles des gĂ©nĂ©rations avec lesquelles nous avons fait le voyage de la vie, et quâelles nous donnent un pressentiment de la mystĂ©rieuse influence que pourra exercer, dans dix ans, sur lâesprit français, la Grande Guerre dont nous venons dâĂȘtre les tĂ©moins ! Des ferments, qui nâont pas encore affleurĂ©, se prĂ©parent pour nos fils, dans les tranchĂ©es recouvertes. * * * * Je publie ces MĂ©moires, Ă lâĂąge oĂč mon grand-pĂšre acheva de les mettre au net. Jâen corrige les Ă©preuves, dans le lieu oĂč il les recopiait. Ă Charmes, il achevait, il y a un siĂšcle, son ItinĂ©raire, et dans ce mĂȘme horizon, je commence lâhistoire de ma vie, mon itinĂ©raire intellectuel. JâĂ©dite ses Ă©tapes, Ă©crites Ă lâaube du dix-neuviĂšme siĂšcle pour les placer, comme une prĂ©face, en tĂȘte de tout ce que jâai fait. Cependant, ce nâest pas dans une prĂ©occupation Ă©troitement personnelle ; je suis rassasiĂ© de moi-mĂȘme, et jâai cessĂ© de mâintĂ©resser Ă mes maniĂšres de sentir, qui me donnent du dĂ©sagrĂ©ment et mâemprisonnent depuis soixante ans jâai lâidĂ©e de publier ici un document qui appartient Ă la vie nationale. Ces sortes de mĂ©moires constituent une pierre de la maison française. En les examinant avec un siĂšcle de recul, je mâĂ©meus de sentir ce modeste soldat en parfait accord avec tant dâĂąmes nobles quâil nâa pas connues, quâil nâĂ©tait pas dans sa destinĂ©e de rencontrer, et qui pensaient Ă lui, elles et lui se coudoyant Ă son insu. Quand je lis ce que mon grand-pĂšre raconte de sa journĂ©e du Sacre, oĂč il faisait la haie sur le passage de lâEmpereur, je songe Ă ce que AndrĂ©-Marie AmpĂšre Ă©crivait, le mĂȘme soir, aprĂšs avoir vu le cortĂšge impĂ©rial. La vue dâun drapeau tout en lambeaux, dĂ©chirĂ© dans les guerres, et le froid moins rude ce jour-lĂ pour ceux qui sont sous les armes », voilĂ ce qui frappe ce grand homme, dâun si beau gĂ©nie et dâune si noble sensibilitĂ©. Il a une pensĂ©e, dâinconnu Ă inconnu, pour mon grand-pĂšre ; et moi, aprĂšs cent ans, jâĂ©prouve pour AndrĂ©-Marie AmpĂšre et son fils Jean-Jacques un mouvement dâamitiĂ©. Ainsi se forme la patrie dans les Ăąmes. Et puis de tels MĂ©moires constituent un Ă©lĂ©ment excellent, pour comprendre ce quâest une famille française, pour suivre la courbe de lâesprit national et pour distinguer le vrai dessein politique de la France. Quây voyons-nous essentiellement ? Je le rĂ©pĂšte un enfant du Plateau Central, arrachĂ© par la grande secousse rĂ©volutionnaire du gisement dont il faisait partie depuis des siĂšcles, oĂč tous les siens sâabritaient depuis la pĂ©riode gallo-romaine, et qui devient pour de longues annĂ©es un dĂ©fenseur de la France une et indivisible, jusquâĂ ce que les Ă©vĂ©nements lâamĂšnent Ă se fixer aux confins mĂȘme de la patrie quâil a servie, dans cette Lorraine oĂč il fait souche. Dans mon esprit, cette publication, si le temps le permet, sera Ă©clairĂ©e par dâautres, qui viendront ensuite la complĂ©ter. Jâai Ă commenter, avec mes souvenirs dâenfance, des lettres que je possĂšde de mon pĂšre et de ma mĂšre sur les Prussiens Ă Charmes, en 1870, et jusquâau paiement des cinq milliards. Il se peut que mon fils, quelque jour, comme tant de camarades, raconte ses quatre annĂ©es de la Grande Guerre, quâil a terminĂ©es dans un bataillon de chasseurs du recrutement des Vosges. De telles publications, Ă la fois glorieuses et communes, dont il nâest pas de famille française qui nâen puisse fournir de pareilles, rendent Ă©vidents et tangibles le pĂ©ril Ă©ternel auquel la France est exposĂ©e et la nĂ©cessitĂ© de maintenir notre antique conception de lâhonneur. MAURICE BARRĂS. Charmes, le 17 aoĂ»t 1922. LâABBĂ PIERRE-MAURICE BARRĂS Il est question, Ă plusieurs reprises, dans ces Souvenirs, et dĂšs leurs premiĂšres lignes, du frĂšre aĂźnĂ© de BarrĂšs, mon grand-oncle Pierre-Maurice BarrĂšs. Câest une figure intĂ©ressante et complexe, dont M. Ulysse Rouchon traçait, il y a peu, dans les DĂ©bats, un croquis attachant. Pierre-Maurice BarrĂšs, disait-il, nĂ© Ă Blesle, le 22 septembre 1766, Ă©tait lâun des derniers licenciĂ©s de lâantique Sorbonne. Il commença ses Ă©tudes sacerdotales au grand sĂ©minaire de Saint-Flour, et y reçut les ordres mineurs. Sous lâĂ©piscopat constitutionnel de son compatriote Delcher, curĂ© de Brioude, Ă©lu Ă©vĂȘque de la Haute-Loire, le 28 fĂ©vrier 1791, le jeune clerc, alors Ă©levĂ© au diaconat, vint au Puy, prĂȘta serment, et fut chargĂ©, en compagnie du cordelier Teyssier et de Bonnafox, curĂ© de Lempdes, de la rĂ©organisation du grand sĂ©minaire, abandonnĂ© par les sulpiciens insermentĂ©s. Les circonstances interrompirent le sĂ©jour de BarrĂšs au grand sĂ©minaire, Ă la fin de 1792, Ă©poque Ă laquelle la direction de lâĂ©tablissement fut remise aux vicaires Ă©piscopaux. Il quitta alors lâhabit ecclĂ©siastique, et, Ă lâorganisation de lâĂcole centrale du Puy, il fut pourvu, au choix, par arrĂȘtĂ© municipal du 3 frimaire an V, de la chaire de Belles-Lettres. BarrĂšs fut un des professeurs les plus distinguĂ©s et les plus dĂ©vouĂ©s de ce nouveau collĂšge. On le trouve, le 10 germinal an VII, prĂ©sidant un exercice dâĂ©loquence et parlant sur le prix et les caractĂšres de la vraie libertĂ© ; le 2 florĂ©al an VII, cĂ©lĂ©brant le centenaire de la mort de Racine⊠Le 15 fructidor an XII, les maĂźtres et les Ă©lĂšves de lâĂcole centrale se sĂ©paraient, mais, depuis cinq ans, Pierre BarrĂšs avait Ă©tĂ© appelĂ© Ă des fonctions plus Ă©levĂ©es. Lors de la crĂ©ation des prĂ©fectures, il avait Ă©tĂ© en effet dĂ©signĂ©, par dĂ©cret du 15 florĂ©al an VIII, comme secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de la Haute-Loire. Pendant seize annĂ©es, lâancien professeur fut le collaborateur estimĂ© de lâadministration, et, sans exagĂ©ration, lâon peut dire que ce fut lui qui supporta, presque Ă lui seul, tout le poids des affaires dĂ©partementales. DouĂ© dâune rare activitĂ©, il menait de front les travaux de sa fonction, les plaisirs, les relations mondaines. Les missions les plus dĂ©licates lui furent confiĂ©es Ă diverses reprises. En 1812, il alla soutenir Ă Paris les droits de la ville du Puy Ă un lycĂ©e ; en 1816, il fut envoyĂ© Ă Lyon pour dĂ©fendre auprĂšs des Autrichiens les intĂ©rĂȘts du dĂ©partement. Son habile intervention, dans le rĂšglement des indemnitĂ©s dues aux troupes dâoccupation, lui valut la croix de la LĂ©gion dâhonneur. Parvenu de la sorte Ă une situation Ă©minente dans son propre pays, BarrĂšs aurait pu lĂ©gitimement entretenir de hautes ambitions, mais, Ă la suite dâune de ces crises de conscience qui sont lâapanage dâune Ă©lite, lâancien clerc, de retour au Puy, se dĂ©mit bientĂŽt de sa charge. La nouvelle provoqua un vif Ă©tonnement dans la rĂ©gion, et souleva de nombreux commentaires, mais dĂ©jĂ lâancien secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral se trouvait Ă Bordeaux, auprĂšs de son ami Cartal, supĂ©rieur du grand sĂ©minaire. Dix-huit mois aprĂšs cette retraite, Mgr dâAviau lâordonnait prĂȘtre, le nommait vicaire de la paroisse Saint-Michel, et, simultanĂ©ment, supplĂ©ant de morale Ă la FacultĂ© de ThĂ©ologie. Ces fonctions attirĂšrent lâattention sur Pierre BarrĂšs, qui devint grand vicaire le 1er avril 1819. PrĂ©dicateur trĂšs goĂ»tĂ©, directeur spirituel renommĂ©, lâabbĂ© fut, durant plusieurs annĂ©es, confesseur de la duchesse dâAngoulĂȘme. Le correspondant nâĂ©tait pas moins apprĂ©ciĂ©, au dire du regrettĂ© chanoine PailhĂšs ; et ses lettres, lĂ©guĂ©e avec tous ses papiers au grand sĂ©minaire, mĂ©riteraient les honneurs dâune publication spĂ©ciale qui ne manquerait pas dâintĂ©rĂȘt. Le 29 avril 1838, il mourut Ă Bordeaux, et fut inhumĂ© dans le caveau de la primatiale Saint-AndrĂ©. » Ainsi sâexprime le savant M. Ulysse Rouchon. Jâajouterai quâon trouve le nom de Pierre-Maurice BarrĂšs dans lâhistoire de Mme FourĂšs, la jolie personne qui avait Ă©tĂ© la maĂźtresse de Bonaparte en Ăgypte. LâabbĂ© PailhĂšs, bien connu par ses prĂ©cieux travaux sur Chateaubriand et sur Mme de Chateaubriand, mâavait Ă©crit quâil voulait peindre mon grand-oncle et faire connaĂźtre sa correspondance. Il disait que câĂ©tait un esprit qui avait de la profondeur. Je ne sais sâil avait Ă©clairci le mystĂšre de sa vie et lâĂ©nigme de sa conversion. M. B. LâEMPIRE Un arrĂȘtĂ© des consuls du 21 mars 1804 30 ventĂŽse an XII crĂ©a un corps de vĂ©lites, pour faire partie de la garde consulaire et ĂȘtre attachĂ© aux chasseurs et grenadiers Ă pied de cette troupe dâĂ©lite. Deux bataillons, de huit cents hommes chacun, devaient ĂȘtre formĂ©s, lâun Ă Ăcouen, sous le nom de chasseurs vĂ©lites, et lâautre Ă Fontainebleau, sous celui de grenadiers vĂ©lites. Pour y ĂȘtre admis, il fallait possĂ©der quelque instruction, appartenir Ă une famille honorable, avoir cinq pieds deux pouces au moins, ĂȘtre ĂągĂ© de moins de vingt ans, et payer 200 francs de pension. Les promesses dâavancement Ă©taient peu sĂ©duisantes, mais les personnes qui connaissaient lâesprit du gouvernement dâalors, le goĂ»t de la guerre chez le chef de lâĂtat, le dĂ©sir quâavait le Premier Consul de rallier toutes les opinions et de sâattacher toutes les familles, pensĂšrent que câĂ©tait une pĂ©piniĂšre dâofficiers quâil voulait crĂ©er, sous ce nom nouveau empruntĂ© aux Romains. Dans les premiers jours dâavril, mon frĂšre aĂźnĂ©, secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de la prĂ©fecture du dĂ©partement de la Haute-Loire, mort vicaire gĂ©nĂ©ral de lâarchevĂȘque de Bordeaux en 1837, vint dans la famille pour proposer Ă mon pĂšre de me faire entrer dans ce corps privilĂ©giĂ©, sur lequel il fondait de grandes espĂ©rances dâavenir. LâidĂ©e de voir Paris, de connaĂźtre la France et peut-ĂȘtre des pays Ă©trangers, me fit accepter tout de suite la proposition qui mâĂ©tait faite, sans trop songer au difficile engagement que jâallais prendre. Mais en y rĂ©flĂ©chissant plus mĂ»rement, je me dĂ©cidai sans peine Ă confirmer ma rĂ©solution spontanĂ©e, malgrĂ© tous les efforts que mes parents firent pour me dissuader dâentrer dans une carriĂšre aussi pĂ©nible et pĂ©rilleuse. MON ADMISSION AUX VĂLITES DE LA GARDE Le 18 mai 28 florĂ©al, le jour mĂȘme que NapolĂ©on Bonaparte, Premier Consul, fut proclamĂ© et saluĂ© empereur des Français, le ministre de la Guerre, Alexandre Berthier, signait lâadmission aux vĂ©lites de vingt-cinq jeunes gens du dĂ©partement qui sâĂ©taient prĂ©sentĂ©s pour y entrer. Le 20 juin, je me rendis au Puy, pour recevoir ma lettre de service et passer la revue. Le dĂ©part Ă©tait fixĂ© au 25. Je partis la veille pour voir encore une fois mes bons parents, et je restai avec eux jusquâau 27. Les derniers moments furent douloureux pour mon excellente et bien-aimĂ©e mĂšre. Mon pĂšre, moins dĂ©monstratif et plus raisonnable, montra plus de fermetĂ© ou de sang-froid, pour ne pas trop exciter mes regrets. Des larmes dans tous les yeux, la tristesse peinte sur tous les visages qui mâentouraient, mâĂ©murent profondĂ©ment et mâĂŽtaient tout mon courage. AprĂšs avoir payĂ© ma dette Ă la nature, je partis au galop pour cacher mes pleurs. Quelques heures aprĂšs, jâĂ©tais Ă Issoire, oĂč je rejoignis mes compagnons de voyage, mes futurs camarades de giberne. Je me mis aussitĂŽt sous les ordres du premier chef que ma nouvelle carriĂšre me donnait. CâĂ©tait un lieutenant du 21Ăšme rĂ©giment dâinfanterie lĂ©gĂšre, Corse de naissance, un des braves de lâexpĂ©dition dâĂgypte, trĂšs original, peu instruit, mais excellent homme. Il sâappelait Paravagna. Ce nâĂ©tait pas une petite mission que celle de conduire Ă Paris vingt-cinq jeunes tĂȘtes, passablement indĂ©pendantes, et nâayant encore aucun sentiment des devoirs que nous imposait notre position de recrues et de subordination. Il Ă©tait secondĂ© par un sergent, quâon nâĂ©coutait pas. Le 27 juin, nous Ă©tions Ă Issoire. Le 28, Ă Clermont, nous fĂ»mes conduits chez le sous-inspecteur aux revues, pour lui ĂȘtre prĂ©sentĂ©s. Il nous compta de sa fenĂȘtre, ce qui nous dĂ©plut fort, et lui attira de notre part quelques bons sarcasmes. Le 30, nous fĂźmes halte Ă Riom, le 1er juillet Ă Saint-Pourçain, le 2 Ă Moulins. Avant dâarriver Ă cette ville, nous fĂ»mes foudroyĂ©s par un orage effroyable, qui nous effraya par la masse dâeau quâil jeta sur nous et dont notre petit bagage fut entiĂšrement abĂźmĂ©. Nous ne repartĂźmes de Moulins que le 4, pour coucher Ă Saint-Pierre-le-Moutiers. Les dĂ©penses assez considĂ©rables que nous faisions, dans ces petites journĂ©es de marche, nous engagĂšrent Ă prendre des voitures, pour arriver plus tĂŽt Ă Paris. Le lieutenant sây opposa longtemps ; il nous menaça de nous faire arrĂȘter par la gendarmerie, si nous nous permettions de partir sans lui. On se moqua de lui et de ses menaces. Cependant, aprĂšs de longues discussions, on sâarrangea, en payant pour lui et le sergent. Ce dernier y perdait le pain de munition quâon lui laissait, et M. Paravagna quelques bons dĂźners quâon lui payait. Les concessions une fois faites de part et dâautre, nous montĂąmes en voiture, c'est-Ă -dire en pataches, quatre dans chacune, et partĂźmes fort satisfaits, quoique cahotĂ©s, moulus, et le corps brisĂ© de fatigue, dans ces vĂ©hicules barbares suspendus sur des essieux. Nous passĂąmes successivement Ă Pougues, la CharitĂ© sur Loire, Prouilly, Cosne, Briare, Montargis. Le 6 juillet, au soir, nous arrivĂąmes Ă Nemours et nous couchĂąmes. CâĂ©tait bien nĂ©cessaire, car nous avions les os brisĂ©s et le corps tout contus. Dans ce trajet de quarante lieues de poste, il mâarriva un accident, qui aurait bien pu mâarrĂȘter dĂšs les premiers jours de ma carriĂšre militaire. AprĂšs avoir gravi une cĂŽte Ă pied, je voulus monter dans ma patache sans la faire arrĂȘter. TrompĂ© par un lambeau de tapisserie, qui se trouvait entre la croupe du cheval et le devant de la voiture, jâappuyai ma main dessus et passai entre les deux, en tombant rudement sur la route. Par bonheur, aucun de mes membres ne se trouva sous le passage des roues. Jâen fus quitte pour quelques contusions et les plaisanteries de mes camarades. Le 7 juillet, Ă Nemours, nous montĂąmes dans de bonnes diligences et partĂźmes de grand matin. Ă Fontainebleau, quelques instants de repos nous donnĂšrent le temps de voir le chĂąteau et les vĂ©lites grenadiers, dĂ©jĂ arrivĂ©s, faire lâexercice. CâĂ©taient les jouissances qui nous attendaient, et aprĂšs lesquelles nous courions presque en poste. LâARRIVĂE Ă PARIS Le 7 juillet 1804, Ă 4 heures du soir, nous entrĂąmes Ă Paris par la rue du Faubourg Saint Victor, oĂč nous descendĂźmes de voiture. Une fois sur le pavĂ©, nous prĂźmes un portemanteau, et nous nous dirigeĂąmes sur la rue Grenelle Saint HonorĂ©, oĂč lâon nous avait dĂ©signĂ© un hĂŽtel. LâarrivĂ©e de vingt-sept gaillards, fatiguĂ©s de la course quâils venaient de faire Ă travers Paris, la valise sur le dos et la faim dans le ventre, de trĂšs mauvaise humeur par consĂ©quent, Ă©pouvanta lâhĂŽtelier, qui dĂ©clina lâhonneur de loger tant de jeunes hĂ©ros en herbe. Fort embarrassĂ©s de trouver une maison assez vaste pour nous loger tous, car le lieutenant ne voulait pas que nous nous sĂ©parions, nous fĂ»mes Ă©conduits dans plusieurs lieux. Enfin, nous trouvĂąmes un asile dans lâhĂŽtel de Lyon, rue Batave, prĂšs des Tuileries. JâĂ©tais donc Ă Paris, dont je rĂȘvais depuis tant dâannĂ©es ! Il me serait impossible de rendre compte du plaisir que jâĂ©prouvai, quand jâentrai dans la capitale de la France, dans cette grande et superbe ville, lâasile des beaux-arts, de la politesse et du bon goĂ»t. Tout ce que je vis dans ces premiers moments me frappa dâadmiration et dâĂ©tonnement. Pendant les quelques jours que jây restai, je fus assez embarrassĂ© pour dĂ©finir les sentiments que jâĂ©prouvais, et me rendre compte des impressions que me causaient la vue de tant de monuments, de tant de chefs-dâĆuvre, et cet immense mouvement qui mâentraĂźnait. JâĂ©tais souvent dans une espĂšce de stupeur, qui ressemblait Ă de lâhĂ©bĂštement. Cet Ă©tat de somnambulisme ne cessa que lorsque je pus dĂ©finir, comparer, et que mes sens se fussent accoutumĂ©s Ă apprĂ©cier tant de merveilles. Que de sensations agrĂ©ables je ressentis ! Il faut sortir comme moi dâune petite et laide ville, quitter pour la premiĂšre fois le toit paternel, nâavoir encore rien vu de vĂ©ritablement beau, pour comprendre et concevoir toute ma joie, tout mon bonheur. 8 juillet 19 messidor. â Notre lieutenant, trĂšs empressĂ© de se dĂ©barrasser de nous, et de terminer sa pĂ©nible mission, nous conduisit de trĂšs grand matin Ă lâĂcole militaire, pour nous faire incorporer dans la garde impĂ©riale. AprĂšs avoir pris nos signalements, et nous avoir toisĂ©s, nous fĂ»mes rĂ©partis dans les deux corps de vĂ©lites, dâaprĂšs la taille de chacun treize furent admis aux grenadiers, et sept, dont je faisais partie, aux chasseurs. Nous nous sĂ©parĂąmes alors avec de vifs regrets, dâautant plus pĂ©nibles quâil sâĂ©tait Ă©tabli pendant le voyage une intimitĂ© que rien nâavait altĂ©rĂ©e. Quant au lieutenant, il ne put sâempĂȘcher de manifester une satisfaction qui ne faisait pas notre Ă©loge. Nous fĂ»mes autorisĂ©s Ă rentrer dans Paris, pour y vivre comme nous lâentendions, sans ĂȘtre astreints aux appels, jusquâau lendemain dans lâaprĂšs-midi. Ă notre retour de lâĂcole militaire, nous passĂąmes par les Tuileries, pour tĂącher de voir lâEmpereur, qui devait passer la revue de la Garde dans la cour du chĂąteau et sur la place du Carrousel. Je fus assez bien placĂ© pour voir ce beau spectacle et contempler Ă mon aise lâhomme puissant, qui avait vaincu lâanarchie, aprĂšs avoir vaincu les ennemis de la France, et substituĂ© lâordre aux dĂ©plorables et sanglantes actions de la RĂ©volution. Jâentrais et je logeais, pour la premiĂšre fois dans une caserne. Je ne trouvai rien de bien sĂ©duisant dans cette nouvelle existence ; mais comme je savais depuis longtemps quâĂ©tant militaire, je devais renoncer Ă une grande partie de ma libertĂ© et au bien-ĂȘtre que lâon trouve dans sa famille, je ne mâen prĂ©occupai pas trop. Je fus habillĂ© dans la journĂ©e, et pourvu des effets de linge et de chaussure dont je pouvais avoir besoin. On me donna un habit frac bleu, dont la doublure et les passepoils Ă©taient Ă©carlates, boutonnant sur la poitrine, avec des boutons aux faisceaux consulaires ceux Ă lâaigle nâĂ©taient pas encore frappĂ©s, avec cette lĂ©gende garde consulaire ; une culotte et une veste en tricot blanc, assez grossier ; un chapeau Ă corne, avec des cordonnets jaunes ; des Ă©paulettes en laine verte, Ă patte rouge ; fusil, giberne, sabre, etc. Il nous fut recommandĂ© de laisser pousser nos cheveux, pour faire la queue, et de vendre ceux de nos effets quâon ne nous avait pas enlevĂ©s. Enfin, on nous permit comme faveur dâaller au spectacle, si nous le dĂ©sirions, jusquâĂ lâĂ©poque de notre dĂ©part pour Ăcouen. Je restai Ă Paris jusquâau 12 juillet inclus. Pendant ces cinq jours dâassez grande libertĂ©, je visitai tous les monuments et les curiositĂ©s. 13 juillet. â Partis de Paris en dĂ©tachement, le sac sur le dos, le fusil sur lâĂ©paule, pour la garnison qui Ă©tait affectĂ©e aux chasseurs vĂ©lites et oĂč sâorganisait le bataillon, je fus placĂ© dans la 4° compagnie, commandĂ©e par le capitaine Larrousse. Le chef de bataillon sâappelait Desnoyers. Il y avait cinq compagnies, fortes alors de trente-six hommes chacune, mais sâaugmentant tous les jours par lâarrivĂ©e des vĂ©lites qui venaient de toutes les parties de la France. Jâavais le n° 234 sur le registre matricule du corps. Notre solde Ă©tait de 23 sous et 1 centime par jour. On mettait 9 sous Ă lâordinaire, 4 Ă©taient versĂ©s Ă la masse pour la fourniture des effets de linge et de chaussure, et les 10 autres Ă©taient donnĂ©s, tous les dix jours par dĂ©cade, Ă titre de sous de poche. Lâordinaire Ă©tait bon, et la solde suffisante pour satisfaire Ă tous les besoins de premiĂšre nĂ©cessitĂ©, mais on exerçait souvent des retenues, qui nâĂ©taient pas toujours justifiĂ©es trĂšs scrupuleusement et dont on nâosait se plaindre, car les sergents-majors Ă©taient tout-puissants dans les compagnies. Le magnifique chĂąteau dâĂcouen, qui, aprĂšs Austerlitz, allait devenir une maison dâĂ©ducation pour les filles des membres de la LĂ©gion dâhonneur, venait dâĂȘtre disposĂ© pour loger notre bataillon de vĂ©lites. Deux jours aprĂšs que nous y Ă©tions, c'est-Ă -dire le lundi 15 juillet, je fus trĂšs surpris de voir, Ă la boutonniĂšre des officiers et de plusieurs sous-officiers, une belle dĂ©coration suspendue par un ruban rouge moirĂ©. Jâappris que câĂ©tait lâordre de la LĂ©gion dâhonneur, dont la premiĂšre distribution avait Ă©tĂ© faite la veille par lâEmpereur NapolĂ©on en personne, dans le temple de Mars, aux Invalides. 17 juillet. â LâEmpereur passa Ă Ăcouen ; il se rendait Ă Boulogne, pour donner des croix aux troupes campĂ©es sur les cĂŽtes de France et qui formaient lâarmĂ©e destinĂ©e Ă une descente en Angleterre. Nous bordions la haie, sur la hauteur avant de descendre dans le bourg. LâEmpereur ne sâarrĂȘta pas pour nous voir, ce qui blessa notre amour-propre de conscrits. Les mois de juillet, aoĂ»t, septembre et octobre se passĂšrent en faisant lâexercice, Ă nettoyer nos armes et nos effets, Ă passer des inspections de tenue, Ă apprendre la maniĂšre de servir dans toutes les positions. Avant la fin de septembre, nous manĆuvrions parfaitement bien en ligne, et semblions dĂ©jĂ ĂȘtre de vieux soldats. Le bataillon, Ă cette Ă©poque, avait dĂ©jĂ dĂ©passĂ© 700 hommes, et il en arrivait tous les jours. Mais je fus atteint, dans ces premiers jours dâune ophtalmie qui me fit beaucoup souffrir et languir, et, en vendĂ©miaire, je dus aller un mois Ă lâhĂŽpital du Gros-Caillou, pour rĂ©tablir ma santĂ©. 15 aoĂ»t. â Ce jour de la fĂȘte de lâEmpereur, je fus Ă Paris avec plusieurs camarades, sans permission. Nous partĂźmes Ă pied, Ă onze heures, aprĂšs lâappel et lâinspection du matin ; arrivĂ©s Ă Saint-Denis, nous prĂźmes une voiture qui nous porta jusquâĂ la porte de ce nom. Suivre le boulevard, gagner lâemplacement de la fĂȘte, assister Ă quelques jeux, faire une ou deux visites, dĂźner au Palais Royal, prendre le cafĂ© en sociĂ©tĂ© de dames, retourner Ă Ăcouen, faire dix lieues de la mĂȘme maniĂšre et arriver pour lâappel du soir, ce fut dix heures consacrĂ©es Ă exĂ©cuter cette fantastique escapade. Quelques uns furent punis, dâautres malades ; je ne fus ni lâun ni lâautre, grĂące Ă ma santĂ© et Ă la bienveillance du sergent de semaine, qui retarda un peu de rendre le billet dâappel, espĂ©rant que je rentrerais avant le dĂ©lai de grĂące. Les dimanches, aprĂšs lâinspection, nous visitions les environs, qui sont trĂšs intĂ©ressants Ă parcourir, et trĂšs animĂ©s dans la belle saison, ou bien nous allions aux fĂȘtes patronales de Montmorency, Villiers-le-Bel, Sarcelles, Gonesse, Saint-Denis, Saint-Ouen, etc. Ces fĂȘtes trĂšs courues et fort gaies me plaisaient beaucoup et me dĂ©lassaient des ennuyeuses fatigues de la semaine. Le temps passait vite, parce quâil Ă©tait bien employĂ© ; je pensais peu Ă la terre natale, au berceau de mon enfance, parce que jâĂ©tais arrivĂ© Ă cette position, de mon grĂ©, et sans contrainte. Cependant un dimanche, dâassez bon matin, promenant assez tristement mes pensĂ©es dans les allĂ©es les plus solitaires du bois, jâentendis parler assez vivement Ă quelques pas de moi. Je me rendis de ce cĂŽtĂ©, et, avant dâarriver au lieu dâoĂč partaient ces voix, je fus rĂ©veillĂ© de mes prĂ©occupations par un coup dâarme Ă feu, suivi dâun autre. Je cours, tout Ă©mu, je vois un de nos officiers baignĂ© dans son sang, prĂšs duquel Ă©tait lâaide-major du bataillon, M. Maugras, et un officier qui le soutenait, tandis que deux autres fuyaient Ă cheval dans la direction de Paris. Je venais dâĂȘtre tĂ©moin, sans mâen douter, dâun duel Ă mort. Les conventions Ă©taient telles, dit-on. Ce douloureux Ă©vĂ©nement mâaffecta sensiblement. Un soir, câĂ©tait le 11 novembre, pendant que nous fĂȘtions la Saint-Martin, qui est la fĂȘte des soldats dâinfanterie, un nouveau vĂ©lite entra dans la salle du festin, sac sur le dos, et son ordre dâincorporation dans la compagnie Ă la main. Courir Ă lui, lâaider Ă se dĂ©barrasser de son attirail militaire, et le placer Ă table fut lâaffaire dâun instant. Assis Ă mes cĂŽtĂ©s, et ayant appris quâil Ă©tait Auvergnat, je demandai au sergent-major, qui Ă©tait invitĂ© Ă ce repas de chambrĂ©e, de me le donner pour camarade de lit, le mien Ă©tant Ă lâhĂŽpital. Cette demande me fut accordĂ©e, Ă ma grande satisfaction. Le choix Ă©tait dâautant plus agrĂ©able que câĂ©tait un jeune homme parfaitement bien Ă©levĂ©, quâil Ă©tait mon compatriote, et que tout en lui annonçait des maniĂšres distinguĂ©es. Ce jeune homme, appelĂ© Tournilhac, des environs de Thiers, Ă©tait capitaine dans la campagne de Russie, oĂč il eut deux doigts gelĂ©s, ce qui ne lâempĂȘcha pas, quand on abandonna, Ă la montĂ©e de Kowno, les trĂ©sors de la Grande ArmĂ©e, de prendre de lâor Ă pleines mains dans les tonneaux dĂ©foncĂ©s et de rejoindre les dĂ©bris de son rĂ©giment. LĂ , il vint au secours de tous ses camarades, en leur donnant gĂ©nĂ©reusement tout lâargent dont ils avaient besoin pour traverser la Prusse et gagner les bords de lâOder. Il ne voulut pas reprendre de service sous la Restauration. 27 novembre. â Depuis plusieurs jours, nous Ă©tions prĂ©venus que nous assisterions au sacre de lâEmpereur NapolĂ©on, et que nous devions nous tenir prĂȘts Ă partir. Nous dĂ»mes Ă cette cĂ©rĂ©monie de recevoir nos habits de grande tenue, avec des boutons Ă lâaigle, nos Ă©normes bonnets dâoursin, qui couvraient nos petites figures imberbes, et dâautres vĂȘtements quâon ne nous avait pas encore donnĂ©s. CasernĂ©s Ă lâĂcole militaire, on nous distribua, nous vĂ©lites, dans chaque chambrĂ©e des vieux chasseurs, comme une ration, avec ordre de prendre une place dans les lits qui Ă©taient dĂ©jĂ occupĂ©s par deux titulaires, qui se seraient bien passĂ©s de cette augmentation importune. Il fallut se rĂ©signer Ă coucher trois et Ă habiter des chambres oĂč lâon ne pouvait pas circuler, tant elles Ă©taient encombrĂ©es. Combien cela nous promettait de plaisir ! LA CĂRĂMONIE DU SACRE 2 dĂ©cembre 15 frimaire an XIII. â Ă peine le jour se dessinait, que nous Ă©tions en bataille sur le Pont-Neuf, en attendant quâon eĂ»t dĂ©signĂ© lâemplacement que nous devions occuper. La compagnie borda la haie dans la rue notre-dame. ObligĂ© de rester en place, sur un sol glacĂ©, par un froid vif et un ciel gris, cela nous annonçait une journĂ©e pĂ©nible et de privations. Cependant, quand les petits et grands corps constituĂ©s arrivĂšrent, quand le Corps lĂ©gislatif, le Tribunat, le SĂ©nat, le Conseil dâĂtat, la Cour de cassation, la Cour des comptes, etc., commencĂšrent Ă dĂ©filer, on eut du plaisir Ă se voir bien placĂ©s, Ă nâavoir devant soi rien qui pĂ»t vous priver du charmant tableau qui se dĂ©roulait. Et quand la riche voiture du pape arriva, attelĂ©e de huit chevaux blancs magnifiques, prĂ©cĂ©dĂ©e de son chapelain montĂ© sur une mule ; quand lâĂ©tat-major de Paris, ayant Ă sa tĂȘte le prince Murat, prĂ©cĂ©dĂ© et suivi dâune immense colonne de cavalerie de toutes les armes, quand enfin le magnifique cortĂšge impĂ©rial se montra dans toute sa splendeur, alors on oublia le froid, la fatigue, pour admirer ces resplendissantes grandeurs. Le cortĂšge Ă©tant entrĂ© dans lâĂ©glise, il fut permis de se promener pour se rĂ©chauffer. Me trouvant prĂšs dâune porte de lâimmense basilique oĂč sâaccomplissait une si Ă©tonnante cĂ©rĂ©monie, jâentrai Ă la suite du prince EugĂšne. Une fois dans lâintĂ©rieur, je nâaurais Ă©tĂ© guĂšre plus avancĂ©, si un vĂ©lite de mes amis, dont la compagnie Ă©tait de service dans lâĂ©glise, ne mâeĂ»t facilitĂ© les moyens de pĂ©nĂ©trer dans une tribune haute. Je pris une assez bonne place sans beaucoup de peine, parce quâon pensa que jâĂ©tais envoyĂ© pour y faire faction. De lĂ , je vis au moins les deux tiers de la cĂ©rĂ©monie, tout ce que lâimagination la plus fĂ©conde peut imaginer de beau, de grandiose, de merveilleux. Il faut lâavoir vu pour sâen faire une idĂ©e. Aussi le souvenir en restera-t-il gravĂ© dans ma mĂ©moire, toute ma vie. Avant la fin de la messe, je me retirai pour reprendre ma place. Ă la nuit, nous rentrĂąmes au quartier, et aprĂšs avoir mangĂ© la portion du soir, je fus voir la brillante illumination des Tuileries et des monuments des environs. La journĂ©e fut bien remplie, mais aussi elle offrit Ă lâimagination de bien puissants souvenirs. LA DISTRIBUTION DES AIGLES 6 dĂ©cembre. â Ainsi que pour la prĂ©cĂ©dente prise dâarmes, nous nous levĂąmes avant le jour pour nous rendre au Champ de Mars, oĂč nous Ă©tions Ă©tablis dĂšs 8 heures du matin, pour recevoir nos aigles, et entourer le trĂŽne de tout lâĂ©clat que la troupe prĂȘte Ă ces cĂ©rĂ©monies. De grands prĂ©paratifs avaient Ă©tĂ© faits, pour donner Ă cette nouvelle consĂ©cration toute la majestĂ©, toute la pompe quâexigeait une aussi imposante solennitĂ©. En mĂȘme temps que nous, les autres rĂ©giments de la garde, les troupes en garnison Ă Paris et celles qui Ă©taient arrivĂ©es pour assister au sacre, les dĂ©putations des gardes nationales de France et de toutes les armes de lâarmĂ©e de terre et de mer, vinrent prendre leur place de bataille. Le Champ-de-Mars, tout vaste quâil est, ne pouvait contenir tout ce qui avait Ă©tĂ© convoquĂ© ou qui Ă©tait venu volontairement, pour recevoir et jurer fidĂ©litĂ© au drapeau quâon devait distribuer dans cette grande journĂ©e. AprĂšs la remise des aigles Ă chaque chef de corps et la prestation de serment, le dĂ©filĂ© commença. Ce fut trĂšs long et ne se termina quâĂ la nuit. Nous fĂ»mes les derniers Ă nous retirer. Ăâaurait Ă©tĂ© vraiment beau, si le temps eĂ»t favorisĂ© cette majestueuse solennitĂ©. Mais le dĂ©gel, la pluie, le froid avaient glacĂ©, sinon lâenthousiasme et le dĂ©vouement de lâarmĂ©e Ă son glorieux chef, du moins les bras et les jambes. On Ă©tait dans la boue jusquâaux genoux, surtout en face de lâimmense et magnifique estrade oĂč se tenait lâEmpereur, entourĂ© de sa cour et de tout lâĂ©tat-major gĂ©nĂ©ral de lâarmĂ©e. Je vis, dans cette immensitĂ© armĂ©e, le sergent du 46° de ligne qui portait dans une petite urne en argent, attachĂ©e sur le cĂŽtĂ© de sa poitrine, le cĆur du premier grenadier de France, le valeureux La Tour dâAuvergne, mort au champ dâhonneur. UNE SOIRĂE AU PALAIS ROYAL Quelques jours aprĂšs notre rentrĂ©e Ă Ăcouen, je retournai Ă Paris, avec mon nouvel ami Tournilhac, pour faire mes adieux Ă plusieurs de mes compatriotes, et chercher quelque argent chez lâun dâeux. AprĂšs avoir pris un trĂšs lĂ©ger dĂ©jeuner, que je payai du dernier argent qui me restait, nous nous sĂ©parĂąmes pour aller chacun de notre cĂŽtĂ© Ă nos affaires, et recevoir ce que nous espĂ©rions toucher. Il fut convenu quâon nâaccepterait aucune invitation et quâon se rĂ©unirait, Ă 5 heures prĂ©cises, sous les galeries de bois du Palais Royal. Je fus exact au rendez-vous, ayant lâestomac aussi vide que la bourse. Jâattendis longtemps, bien longtemps, sans voir arriver celui que jâappelais intĂ©rieurement mon sauveur. Ma position Ă©tait critique. Sans argent, sans pain, sans asile, je tremblais de peur et de froid, car le temps Ă©tait rigoureux. Je craignais que mon Ă©tourdi, placĂ© devant une succulente table et prĂšs dâun bon feu, ne mâeĂ»t oubliĂ©. Je faisais de bien tristes rĂ©flexions. Enfin il arriva, aussi pauvre que moi, mais plus rĂ©solu. Il me dit Allons chez un capitaine de hussards de ma connaissance. Câest un bon et brave militaire, retenu chez lui par la goutte ; il sera enchantĂ© de donner Ă dĂźner Ă deux hĂ©ros affamĂ©s. » En effet, nous fĂ»mes parfaitement et cordialement accueillis. AprĂšs un excellent dĂźner, donnĂ© de bon cĆur et mangĂ© de mĂȘme, prĂšs dâun bon feu, mon monsieur sans gĂȘne dit Ce nâest pas tout, capitaine. Il faut que tu me donnes cent sous pour aller au spectacle et payer notre lit dans un hĂŽtel. » Le capitaine, en homme qui sait vivre, nous donna la piĂšce et nous souhaita beaucoup de plaisir. Je fus Ă©merveillĂ© de cette rĂ©ception presque paternelle, et de la joie que ressentait ce digne homme dâobliger deux Ă©tourdis. AprĂšs notre sortie du Vaudeville, nous fĂ»mes au cafĂ© des Aveugles dĂ©penser encore ; toutefois, avec assez dâargent de reste pour payer un lit ; mais il Ă©tait plus de minuit, les hĂŽtels Ă©taient fermĂ©s, nous nous trouvions encore une fois sur le pavĂ©. FatiguĂ©s, grelottants de froid, nous nous rĂ©fugiĂąmes dans un corps de garde, oĂč lâon voulut bien nous recevoir. Ah ! je me promis bien de ne plus me retrouver dans une semblable position par ma faute. Le lendemain, nous rentrĂąmes Ă Ăcouen, le gousset plus garni, et satisfaits dâavoir pu tĂ©moigner tous nos remerciements Ă ce bon capitaine que, dans ma reconnaissance, je comparais Ă Bayard, le chevalier gĂ©nĂ©reux, sans peur et sans reproche. DĂPART POUR LâITALIE 15 janvier 1805. â Le 14 janvier 1805, lâordre arriva de prendre dans les compagnies tous les hommes valides qui Ă©taient Ă lâĂ©cole de bataillon, et dâen former deux dĂ©tachements qui allaient ĂȘtre dirigĂ©s sur Paris. Je fus placĂ© dans le premier. Nous ignorions pour quelle expĂ©dition nous Ă©tions dĂ©signĂ©s, mais nous avions la certitude de ne plus retourner dans cette garnison dâĂcouen, oĂč nous avions Ă©tĂ© rondement menĂ©s, â je ne dis pas rudement, car la discipline y Ă©tait douce, â mais oĂč nous avions fait tant dâexercices ! Nous Ă©tions prodigieusement chargĂ©s, et, pour surcroĂźt dâembarras, nous portions sur nos sacs, attachĂ©s avec des ficelles, nos monstrueux bonnets Ă poil, enfermĂ©s dans des Ă©tuis de carton, semblables Ă ceux des manchons de ces dames. La pluie nous prit en route ; les cartons se ramollirent et devinrent de la pĂąte ; bientĂŽt nos bonnets roulĂšrent dans la boue et firent horreur. Quâon se figure des soldats portant Ă la main ou sous leurs bras quelque chose dâaussi hideux ! CâĂ©tait une vraie marche de bohĂ©miens que la nĂŽtre. Enfin on arriva Ă lâĂcole militaire, mouillĂ©s jusquâaux os et extĂ©nuĂ©s de fatigue, Ă cause de la pesanteur de nos sacs, du mauvais Ă©tat des chemins et de la gĂȘne de notre marche. Pour nous dĂ©lasser, nous couchĂąmes Ă trois, et reçûmes lâordre de nous prĂ©parer pour passer la revue de lâEmpereur, dĂšs le lendemain. AprĂšs une nuit trĂšs laborieuse, nous prĂźmes les armes, dĂšs le jour, pour nous rendre dans le jardin des Tuileries. LĂ , on versa dans chaque compagnie de chasseurs les vieux une portion du 1er dĂ©tachement des vĂ©lites, on les plaça par rang de taille, et on nous annonça quâĂ partir de ce jour nous faisions partie de ces compagnies. Je me trouvai dans la 2Ăšme compagnie du 2Ăšme bataillon. EncadrĂ©s dans les rangs de ces vieilles moustaches, qui avaient tous un chevron au moins, nous avions lâair de jeunes filles auprĂšs de ces figures basanĂ©es, la plupart dures, envieuses mĂ©contentes de ce quâon leur donnait des compagnons aussi jeunes. Cette opĂ©ration terminĂ©e, nous entrĂąmes dans la cour du chĂąteau, oĂč lâEmpereur passa la revue de la partie de la Garde qui devait se rendre en Italie. Ses cadres organisĂ©s, nous dĂ©filĂąmes et rentrĂąmes Ă lâĂcole militaire pour nous prĂ©parer au dĂ©part du lendemain. JE DĂCIDE DE TENIR MON JOURNAL 17 janvier. â Avant notre dĂ©part, le marĂ©chal Soult nous passa en revue dans le Champ-de-Mars. Il tombait du verglas, ce qui nous incommoda beaucoup. La revue de cette portion de la garde qui se rendait en Italie, composĂ©e dâun rĂ©giment de grenadiers et de chasseurs Ă pied, dâun rĂ©giment de grenadiers et de chasseurs Ă cheval, de la lĂ©gion de la gendarmerie dâĂ©lite et des mameloucks, Ă©tant terminĂ©e, nous partĂźmes pour aller coucher Ă Essonnes. Partis tard, nous arrivĂąmes tard, cruellement fatiguĂ©s, Ă cause de la longueur de lâĂ©tape, du mauvais Ă©tat des chemins, du poids de mon sac, et surtout du manque dâhabitude de la marche militaire. Avant de nous distribuer les billets de logement, on maria un vĂ©lite avec un vieux chasseur. Ă la premiĂšre vue, au ton brusque de mon conjoint, je nâeus pas Ă mâapplaudir du choix que me donnait le hasard. Câest dans cette journĂ©e en causant avec un vĂ©lite de mes amis sur les prodigieux Ă©vĂ©nements dont nous avions Ă©tĂ© tĂ©moins depuis dix mois que nous Ă©tions en service, et sur le bonheur que nous avions de voir cette belle Italie, si cĂ©lĂšbre dans lâhistoire, et surtout depuis les immortelles campagnes de 1796, 1797 et 1800, que lâidĂ©e me vint de tenir note de tout ce que je verrais dâintĂ©ressant dans ce voyage, et dâenregistrer la date du jour oĂč jâarriverais dans une localitĂ©, grande ou petite, en un mot de tenir un journal de mes voyages. Mon ami partagea mon idĂ©e, et me dit quâil en ferait autant. Jâai toujours tenu ce journal avec rĂ©gularitĂ©, inscrivant presque jour par jour, sur un cahier Ă ce destinĂ©, les observations dont je croyais devoir conserver le souvenir, sans me prĂ©occuper de lâinsignifiance des dates et des faits, et de la maniĂšre dont elles Ă©taient rĂ©digĂ©es, et du peu dâintĂ©rĂȘt que ce travail presque quotidien pouvait prĂ©senter. CâĂ©tait pour moi que je le faisais il mâimportait alors trĂšs peu que cela fĂ»t bon ou mauvais, insignifiant ou intĂ©ressant. Lâessentiel Ă©tait de persĂ©vĂ©rer et de conserver. Jây suis parvenu aprĂšs bien des contrariĂ©tĂ©s et des soins. Si je le transcris Ă nouveau, câest pour rĂ©unir les nombreux cahiers dont ce journal se compose, cahiers devenus malpropres, dĂ©chirĂ©s et effacĂ©s dans bien des pages, par suite des nombreux voyages et dĂ©placements quâils ont Ă©tĂ© contraints de subir. Je lâĂ©cris aussi pour me remettre dans la mĂ©moire les divers souvenirs quâil contient. En mâoccupant de ce long travail, je trouverai lâoccasion dâemployer mes journĂ©es et mes longues soirĂ©es dâhiver, de maniĂšre Ă me les faire paraĂźtre moins ennuyeuses. Sortant peu et vivant presque seul, cela me sera un remĂšde contre lâoisivetĂ© et les amĂšres rĂ©flexions de la triste vieillesse. Je nâapporte aucun changement important dans sa rĂ©daction primitive. Tel que je lâĂ©crivis dans mes veillĂ©es de voyage ou de garnison et dans mes soirĂ©es de bivouac, tel il se trouvera dans son nouveau format. Si mon fils parcourt un jour ce journal, il se convaincra que je nâai manquĂ© ni de constance dans ma rĂ©solution de le tenir, ni de patience pour le mettre au net, travail bien laborieux et fastidieux pour un homme ĂągĂ© et peu habile Ă Ă©crire⊠18 janvier. â En partant dâEssonnes, nous mĂźmes nos sacs sur des voitures, ne conservant que nos oursins, que nous portions en bandouliĂšre. Ils Ă©taient renfermĂ©s dans des Ă©tuis en coutil, quâon nous avait dĂ©livrĂ©s la veille de notre dĂ©part. Pour pouvoir les attacher sur nos sacs, on nous avait prescrit de nous procurer des courroies, sans fixer leur longueur ni leur couleur, de sorte que câĂ©tait une vraie bigarrure. Les frais de transport Ă©taient Ă notre charge, et devaient coĂ»ter 20 centimes par jour. Chaque compagnie avait sa voiture ; nous Ă©tions libres de retirer nos sacs, Ă lâarrivĂ©e au gĂźte. 21 janvier. â Sens. â SĂ©jour. Ă mon arrivĂ©e au logement, mon camarade de lit me dit brusquement quâil fallait, avant toute chose, nettoyer mon fusil, mes souliers, etc. Je lâenvoyai promener, en lui disant que je nâavais pas dâordre Ă recevoir. Il sâensuivit une querelle, qui devait avoir son dĂ©nouement le lendemain, lorsquâun vĂ©lite entra avec son camarade, pour nous proposer de nous associer pendant la route et de vivre ensemble. Leur intervention calma nos irritations communes, et la proposition fut acceptĂ©e. DĂšs le soir mĂȘme, nous nous rĂ©unĂźmes pour souper, et jusquâĂ prĂ©sent nous avons continuĂ© de le faire, soit Ă la halte qui a lieu habituellement Ă moitiĂ© route, soit au lieu dâĂ©tape, oĂč lâon prĂ©pare le dĂźner dans le logement le plus commode. En gĂ©nĂ©ral, nous vivons bien, en ne dĂ©pensant que notre solde. Ce vĂ©lite sâappelait Journais. Devenu capitaine, il fut fait prisonnier en Espagne et conduit en Angleterre. Lâennui de sa captivitĂ© le porta au suicide. 26 janvier. â Depuis Paris, jâavais pris lâhabitude dâaller lire dans un cafĂ© un journal politique, pour me tenir au courant du nouveau du jour. Câest ainsi que jâappris, Ă Avallon, que nous nous rendions Ă Milan pour assister au couronnement de NapolĂ©on comme roi dâItalie. 3 fĂ©vrier. â Le matin, Ă MĂącon, avant le dĂ©part du rĂ©giment, je demandai et obtins la permission de mâembarquer sur le coche, pour me rendre Ă Villefranche. Jâarrivai avant le rĂ©giment, quoiquâil fĂ»t dĂ©jĂ tard. JournĂ©e froide, neigeuse et meilleure Ă naviguer sur la SaĂŽne quâĂ piĂ©tiner dans la boue. 5 fĂ©vrier. â Ă Lyon â Le jeune prince EugĂšne Beauharnais, beau-fils de lâEmpereur, commandant en chef de toute la garde, nous passa en revue sur la place Bellecour, encore encombrĂ©e des dĂ©combres quâavait faits le marteau rĂ©volutionnaire. En grand costume de chasseur Ă cheval de la garde, il portait une plaque en argent sur la poitrine et un large ruban rouge ponceau en bandouliĂšre, oĂč Ă©tait attachĂ©e une Ă©norme croix en or. Ce nouveau grade ou cette dignitĂ© venait dâĂȘtre créée, tout rĂ©cemment, sous le nom de grandâcroix de la LĂ©gion dâhonneur⊠Le 13 fĂ©vrier, Ă mon dĂ©part de Lyon, jâavais des housiers neufs qui me blessĂšrent cruellement. ForcĂ© de rester en arriĂšre, jâarrivai longtemps aprĂšs le rĂ©giment, harassĂ© de fatigue, et les pieds dans un Ă©tat dĂ©plorable Ă Bourgoin. Avant dâatteindre Pont-Beauvoisin, le 14, on traversa la petite ville de Latour-Dupin. Je mây arrĂȘtai pour acheter une paire de souliers, ne pouvant plus marcher avec ceux que jâavais aux pieds. 16 fĂ©vrier. â Ă ChambĂ©ry â Avant dâentrer en ville, un vĂ©lite, Baratier, qui en Ă©tait originaire, rĂ©gala tous les militaires du rĂ©giment, en leur offrant du vin et quelques lĂ©gĂšres pĂątisseries. On avait placĂ©, de distance en distance des tonneaux dĂ©foncĂ©s remplis de vin, et des paysans Ă lâentour pour nous donner au passage des verres remplis et de cette pĂątisserie dont jâai parlĂ©. La marche avait Ă©tĂ© ralentie, pour donner le temps de prendre et de boire. 24 fĂ©vrier. â Passage du mont Cenis â Le chemin, difficile, Ă peine tracĂ© sur la neige, Ă©tait si glissant que, tous les cent pas, lorsque nous descendĂźmes sur la pente rapide qui conduit Ă NovalĂšse, je tombais sur le dos. Heureusement que mon sac me servait de parachute, car sans lui, je crois que jâaurais Ă©tĂ© cent fois brisĂ© avant dâarriver au bas de cette pĂ©nible et longue descente. Ces frĂ©quentes chutes provenaient de ce que mes souliers Ă©tant sans talons, Ă©taient unis et polis comme du verre. DĂšs notre dĂ©part du gĂźte, nous Ă©prouvĂąmes un froid assez vif, mais lorsque nous eĂ»mes dĂ©passĂ© le hameau de la Ramasse, et que nous nous fĂ»mes Ă©levĂ©s sur les derniĂšres hauteurs, il devint dâune rigueur excessive. Je vis, en passant, lâhospice du mont Cenis, mais rapidement et mal, Ă cause du brouillard et de la rapiditĂ© de la marche. Moins dâune heure aprĂšs avoir passĂ© ce lieu habitĂ©, nous approchions du beau ciel dâItalie. Nous laissions derriĂšre nous les frimas, les tempĂȘtes, et commencions Ă respirer lâair chaud de cette contrĂ©e, quâon a hĂąte de voir pour se croire heureux. La compagnie fut dĂ©tachĂ©e Ă Bussolino, petite ville Ă une lieue en avant de Suze, sur la route de Turin. Mon camarade de lit et moi, nous couchions dans une Ă©curie, en sociĂ©tĂ© dâun Ăąne et dâune chĂšvre. Le matin, jâavais lavĂ© et blanchi mon cordon de bonnet, pour passer lâinspection du capitaine. Lorsque je voulus le prendre pour lâattacher Ă ma coiffure de grande tenue, je trouvai la chĂšvre qui le mangeait, et qui en avait dĂ©jĂ avalĂ© plus de la moitiĂ©. Je le retirai presque en totalitĂ©, mais si sale, si dĂ©tĂ©riorĂ©, quâil me valut deux jours de salle de police. Depuis Lyon, nous avions lâavantage de porter nos sacs, mais jâĂ©tais dĂšs lors habituĂ© Ă la marche. 27 fĂ©vrier. â Ă Turin â SĂ©jour jusquâau 2 mars inclus. Le soir de notre arrivĂ©e, une neige trĂšs Ă©paisse couvrit la ville et la campagne, de maniĂšre Ă rendre lâune et lâautre impraticables. MalgrĂ© sa continuitĂ© et le peu dâagrĂ©ment quâil y avait Ă sortir, je ne voulus pas me priver du plaisir de parcourir tous les quartiers, visiter les monuments, connaĂźtre les curiositĂ©s que cette belle et jolie ville renferme. Je vis Ă peu prĂšs tout ce quâil Ă©tait possible de voir. Pendant ces trois jours de repos, notre capitaine, M. BigarrĂ©, reçut lâavis quâil Ă©tait nommĂ© major au 4Ăšme rĂ©giment de ligne, commandĂ© par le prince Joseph Bonaparte. Comme Son Altesse ImpĂ©riale nâĂ©tait jamais Ă la tĂȘte de son rĂ©giment, le major BigarrĂ© put se considĂ©rer comme colonel au 4Ăšme de ligne ! Avant de quitter le rĂ©giment, il donna Ă tous les officiers un plumet dâuniforme en plumes de hĂ©ron et un grand dĂźner. CâĂ©tait faire ses adieux dâune maniĂšre courtoise et distinguĂ©e. 9 mars. â Ă Abbiategrasso â Câest lĂ que les Français furent forcĂ©s, en 1524, ce qui coĂ»ta la vie au chevalier Bayard. 10 mars. â Ă Milan terme de notre voyage et de nos fatigues â JâĂ©tais bien portant, bien satisfait de goĂ»ter un peu de repos, et de me trouver dans la capitale de la riche Lombardie, casernĂ© dans la citadelle au chĂąteau de Milan. DĂšs notre arrivĂ©e, les officiers, sous-officiers et soldats de la garde royale italienne vinrent nous inviter Ă dĂźner, pour le jour mĂȘme. Nous, chasseurs, nous fĂ»mes avec les chasseurs Ă leur caserne, oĂč nous trouvĂąmes, dans une vaste cour, de nombreuses tables, trĂšs bien servies pour un repas de soldats. Ce banquet donnĂ© par nos cadets fut gai et trĂšs brillant, par la multitude de personnes de haute distinction qui y assistĂšrent comme spectateurs. Elles voulurent jouir de ce beau coup dâĆil, de la franche concorde qui y rĂ©gna, et de cette joyeuse et belle rĂ©union qui devait cimenter lâalliance des deux peuples. Quelques jours avant de rentrer en France, nous rendĂźmes Ă la garde royale sa politesse. Le banquet eut lieu dans les cours de la citadelle, avec moins de pompe, mais autant de cordialitĂ©. 8 mai. â Deux mois aprĂšs notre arrivĂ©e, lâEmpereur NapolĂ©on fit son entrĂ©e solennelle dans la capitale de son nouveau royaume. Cette prise de possession fut magnifique. Les troupes dâinfanterie bordaient les rues oĂč il passa, Ă cheval, au milieu des gardes dâhonneur, brillamment costumĂ©es, que toutes les villes du royaume avaient envoyĂ©es. Deux divisions de cavalerie et une de cuirassiers prĂ©cĂ©daient et suivaient qui rĂ©unissait tous les officiers gĂ©nĂ©raux et lâĂ©tat-major de lâarmĂ©e française en Italie. Je vis Ă la tĂȘte des troupes le gĂ©nĂ©ral en chef de cette armĂ©e, le vainqueur de Fleurus, le marĂ©chal Jourdan, ainsi que beaucoup de gĂ©nĂ©raux qui, quoique jeunes, comptaient de hauts faits dâarmes. 26 mai. â Le couronnement nâeut pas lâĂ©clat de celui de Paris, mais nâen fut pas moins beau. Nous bordĂąmes la haie dans deux quartiers diffĂ©rents sur le passage de lâEmpereur lorsquâil se rendit Ă lâĂ©glise Saint-Ambroise, pour poser la couronne de fer sur sa tĂȘte, et lorsquâil rentra au palais aprĂšs la cĂ©rĂ©monie terminĂ©e. Le couronnement se fit le matin dans lâĂ©glise mĂ©tropolitaine la troupe resta massĂ©e autour de la cathĂ©drale, lâEmpereur sâĂ©tant rendu Ă pied de son palais Ă lâĂ©glise par une Ă©lĂ©gante galerie construite exprĂšs pour cette grande solennitĂ©. La cĂ©rĂ©monie du soir eut principalement pour but de le montrer au peuple dans tout lâapparat de la majestĂ© royale. Avec lâEmpereur Ă©taient lâImpĂ©ratrice, les princes Joseph et Louis NapolĂ©on, le prince Murat, le prince EugĂšne, plusieurs marĂ©chaux et gĂ©nĂ©raux, les ministres du royaume, les grands et les personnes des deux cours qui prĂ©cĂ©daient, suivaient ou entouraient les voitures du cortĂšge. Un temps superbe favorisa cette imposante cĂ©rĂ©monie et en augmenta lâĂ©clat. Il y eut ensuite une succession de fĂȘtes brillantes ; je vis Garnerin sâenlever dans les airs ; des courses en chars me donnĂšrent une idĂ©e des cĂ©lĂšbres Olympiades ; un feu dâartifice immense occupait tout le sommet de la façade de la citadelle du cĂŽtĂ© de la ville. Lâillumination du dĂŽme de la cathĂ©drale surpassa toutes les autres, qui furent nombreuses, par son Ă©clat et lâimmensitĂ© de ses feux ; des jeux de toute espĂšce eurent lieu sur la place plantĂ©e dâarbres et entourĂ©e de magnifiques palais. Je vis lĂ le plan de la bataille de Marengo, Ă une heure donnĂ©e de la journĂ©e, en relief et sur une grande Ă©chelle tous les corps des deux armĂ©es y figuraient sur lâemplacement quâils occupaient au moment de lâaction que le tableau reprĂ©sentait. Ces brillantes fĂȘtes durĂšrent plusieurs jours et furent trĂšs suivies. 3 juin. â Ce matin, la gĂ©nĂ©rale fut battue dans les cours de la citadelle, bien longtemps avant lâheure et la batterie du rĂ©veil. Sâhabiller, sâarmer et se former, tout cela fut lâaffaire dâun instant. On se rendit sur la place de lâEsplanade, oĂč se trouvait NapolĂ©on. AprĂšs quelques temps dâexercice, il ordonne de charger les armes rĂ©ellement pour faire lâexercice Ă feu. On lui observe quâon nâa que des cartouches Ă balle cela ne fait rien, on les dĂ©chirera du cĂŽtĂ© de la balle. Les manĆuvres commencent ; des feux de tous genres sont exĂ©cutĂ©s, devant des milliers de personnes venues pour ĂȘtre tĂ©moins de ce spectacle matinal, qui avait lieu devant les premiĂšres maisons de la ville. Eh bien ! malgrĂ© la prĂ©cipitation quâon y mettait, on nâeut pas Ă dĂ©plorer un seul malheur ; pas un soldat nâoublia dâexĂ©cuter lâordre qui lui avait Ă©tĂ© donnĂ© de dĂ©chirer la cartouche du cĂŽtĂ© du projectile. Ce fait prouve la confiance de lâEmpereur dans le dĂ©vouement de sa garde, le sang-froid et lâadresse des militaires qui la composaient, car lâEmpereur Ă©tait souvent en avant des feux et surveillait lâexĂ©cution des mouvements. Dans les premiers jours de juin, le doge de GĂȘnes, GĂ©rĂŽme Durazzo, vint apporter Ă lâEmpereur le vĆu du SĂ©nat et du peuple de GĂȘnes pour la rĂ©union de la RĂ©publique ligurienne Ă lâEmpire français. Je faisais partie de la garde dâhonneur qui lui fut envoyĂ©e. Mais cette puissance dĂ©chue refusa cet honneur et renvoya sur le champ cette garde. Il fit remettre Ă chacun de nous trois francs et une bague en brillant Ă lâofficier qui nous commandait. Les quatre-vingt douze jours que je restai Ă Milan, je les employai Ă visiter la ville et ses monuments. Jâallais souvent Ă la bibliothĂšque de Brera passer quelques heures. Je fus une fois au grand théùtre de la Scala, quâon dit un des plus beaux de lâItalie. Jâallais lire, tous les jours, dans un cafĂ©, le Journal de lâEmpire et, dans un cabinet de lecture, les romans en vogue. Je fus voir plusieurs fois, au couvent de Sainte-Marie, M. lâabbĂ© Depradt, mon compatriote et ami de mon pĂšre, aumĂŽnier de lâEmpereur. Il a Ă©tĂ© ingrat par la suite envers son bienfaiteur. Jâallais souvent, avec dâautres vĂ©lites, parcourir les environs de Milan, admirables par leur belle culture et leur vigoureuse vĂ©gĂ©tation. Jâai vu, dans ces courses, de belles campagnes, et particuliĂšrement celle oĂč est le cĂ©lĂšbre Ă©cho qui rĂ©pĂšte jusquâĂ quarante fois. Câest dans la cour du chĂąteau de la Simonette que se fait entendre ce remarquable phĂ©nomĂšne naturel. Dans ces promenades, quelque fois assez longues, nous nous arrĂȘtions pour goĂ»ter dans une des nombreuses guinguettes que nous rencontrions ; mais on nây trouvait jamais dâautres choses que des Ćufs durs, de la salade et du gros vin. Le service et les exercices y furent trĂšs peu fatigants. Une augmentation de solde et quelques autres avantages contribuĂšrent Ă nous faire trouver charmant le sĂ©jour de Milan. Pour mon compte, je regrettai beaucoup dâen partir. La vie animale y Ă©tait chĂšre et peu variĂ©e si je nâoublie jamais les heureux moments que jây ai passĂ©s, je nâoublierai pas non plus que, pendant trois mois, notre repas du soir a toujours consistĂ© en riz, ce qui avait fini par me rendre ce farineux insupportable. Enfin, aprĂšs plusieurs parades et revues, passĂ©es soit par lâEmpereur, soit par des marĂ©chaux, nous quittĂąmes Milan le 22 prairial 11 juin pour retourner Ă Paris. RETOUR EN FRANCE 13 juin. â Nous avons passĂ© le LĂ©sin, en bateau, Ă sa sortie du lac Majeur. Je regrettai bien de ne pouvoir aller visiter les cĂ©lĂšbres Ăźles BorromĂ©es, surtout lâIsola Bella ; la distance nâĂ©tait pas trĂšs grande, mais la nĂ©cessitĂ© de faire sĂ©cher mes effets, qui avaient Ă©tĂ© Ă la pluie pendant presque tout le temps de la route, mâen empĂȘcha. Les rives du lac sont admirables de fraĂźcheur, de beautĂ© et de sites pittoresques. Câest un pays enchanteur. 15 juin. â Ă Domo dâOssola, petite ville au pied des Alpes, on nous logea dans une Ă©glise oĂč nous entrĂąmes tout mouillĂ©s pas de feu pour nous sĂ©cher, pas dâemplacement pour suspendre nos effets. La position du soldat, dans de pareilles circonstances, est bien triste. 17 juin. â Au Simplon, village Ă moitiĂ© chemin du faĂźte de la montagne, on parle allemand. Dans cette journĂ©e, nous parcourĂ»mes trois rĂ©gions diffĂ©rentes. Dans la plaine, câĂ©tait lâĂ©tĂ©, on y faisait la moisson ; voilĂ pour le matin. Avant dâarriver au gĂźte, câĂ©tait vers midi, le gazon vert et frais, couvert de primevĂšres, de violettes et de narcisses, nous offrait lâimage du printemps, avec dâautant plus de vĂ©ritĂ© que lâair Ă©tait doux et parfumĂ©. Au village, nous Ă©tions dans les frimas et environnĂ©s dâimages froides et sĂ©vĂšres qui nous rappelaient presque â moins la neige â la traversĂ©e du mont Cenis. Il semblait que nous touchions aux glaciers. Je cherchai, avec un camarade, Ă les atteindre, mais aprĂšs avoir marchĂ© plus dâune heure dans la direction du plus proche, nous renonçùmes Ă notre tentative, car il semblait sâĂ©loigner au fur et Ă mesure que nous avancions. 27 juin. â Ă Coulanges, petite ville du dĂ©partement du LĂ©man â Jour anniversaire des adieux Ă ma famille. Nous cĂ©lĂ©brĂąmes cette journĂ©e avec tout le respect dâune Ă©poque, si remarquable dans la vie dâun jeune homme, inspire Ă celui qui est Ă©levĂ© dans des sentiments de vĂ©nĂ©ration pour les auteurs de ses jours. Nous Ă©tions quatre rĂ©unis, pour remplir ce respectable devoir. SĂJOUR Ă PARIS[1] Nous sommes arrivĂ©s Ă Paris le 18 juillet, heureux de nous reposer dâune longue route, faite trĂšs prĂ©cipitamment dans les plus grosses chaleurs. Un sĂ©jour dans la capitale, avec tous les dĂ©sirs possibles de la connaĂźtre ! Jâen profitai avec dĂ©lire. Les monuments, les cabinets de curiositĂ©s, les bibliothĂšques, le MusĂ©um, quelquefois le spectacle, Ă©taient mes courses favorites. Je frĂ©quentais quelques cours publics ; malgrĂ© que ce ne fussent que des notions superficielles que jâacquĂ©rais, mon esprit ne se rassasiait pas dâentendre ces immortels professeurs. Jâaurais dĂ©sirĂ© pouvoir disposer de tout mon temps pour tout voir, tout entendre et prendre une idĂ©e de tout. Le service Ă©tait pĂ©nible ; les appels frĂ©quents et rigoureux ne me permettaient guĂšre de courir oĂč mes dĂ©sirs me portaient ; jâĂ©tais cependant satisfait de mon sort. Jâen souhaitais la continuation, lorsque le son du clairon vint rompre cet Ă©chafaudage de projets. Nous reçûmes lâordre de partir pour le camp de Boulogne, pour y faire partie de lâarmĂ©e destinĂ©e Ă ĂȘtre jetĂ©e sur les cĂŽtes dâAngleterre. AprĂšs avoir reçu les effets nĂ©cessaires pour un embarquement, passĂ© et repassĂ© plusieurs revues, plus fatigantes que des journĂ©es de marche par leur longueur et leur minutie, nous Ă©tions enfin sac au dos, et dĂ©jĂ hors de lâenceinte de lâĂcole militaire ; on nâattendait plus que le gĂ©nĂ©ral SoulĂšs, pour faire par le flanc droit, marcher en avant et crier Vive la gloire ! » Mais ce fut tout le contraire. Un courrier extraordinaire arriva de Boulogne, porteur dâun ordre de lâEmpereur. Nous fĂźmes par le flanc gauche, et rentrĂąmes dans nos chambres, avec injonction de ne pas sâabsenter et de se tenir prĂȘts pour une nouvelle destination. Alors ce ne fut, pendant une quinzaine, quâinspections, revues, manĆuvres. On aurait dit que nos chefs avaient pris Ă tĂąche de nous harasser, pour nous faire dĂ©sirer dâentrer en campagne ! Aussi Ă©tait-ce le cri de tout le monde. Enfin les bruits de guerre avec lâAutriche sâaccrurent, et au lieu dâaller sur cette cĂŽte de fer, oĂč une armĂ©e intrĂ©pide se rĂ©jouissait de passer le dĂ©troit, pour attaquer corps Ă corps cette perfide Albion, comme disaient les journaux, nous fĂ»mes dirigĂ©s sur le Rhin, oĂč tant de glorieux souvenirs appelaient lâarmĂ©e française. Nous Ă©tions restĂ©s Ă Paris quarante-quatre jours. DĂPART DE PARIS POUR LA CAMPAGNE DâALLEMAGNE 31 aoĂ»t. â Nous partĂźmes de Paris, tous satisfaits dâentrer en campagne plutĂŽt que dâaller Ă Boulogne. Moi surtout, qui ne dĂ©sirais que guerre. JâĂ©tais jeune, plein de santĂ©, de courage, et je croyais que câĂ©tait plus que suffisant pour lutter contre tous les maux possibles ; jâĂ©tais en outre rompu Ă la marche ; tout sâaccordait pour me faire envisager une campagne comme une promenade, oĂč malgrĂ© quâon y perdĂźt tĂȘte, bras et jambes, on devait trouver du dĂ©lassement. Je dĂ©sirais en outre de voir du pays le siĂšge dâune place forte, un champ de bataille. Je raisonnais alors comme un enfant. Et au moment que je jette ceci sur le papier, lâennui qui me consume dans mon cantonnement Ă Schönbrunn et quatre mois de courses, de fatigues, de misĂšres, mâont prouvĂ© que rien nâest plus affreux, plus triste que la guerre. Et encore nos maux, dans la Garde, ne sont pas Ă comparer avec ceux de la troupe de ligne. Notre route jusquâĂ Strasbourg fut belle, mais longue. Pour ne pas nous heurter avec les colonnes qui descendaient de Boulogne, jusquâĂ Chalons sur Marne, on nous fit passer par Provins, Langres, Vesoul et Colmar. Le temps fut, Ă quelques jours prĂšs, constamment beau. Tout coĂŻncidait pour me faire trouver ce commencement de campagne agrĂ©able. Mes dĂ©sirs y correspondaient, mais la santĂ© sây refusait. Jâavais perdu lâappĂ©tit, je brĂ»lais de fiĂšvre ; la crainte de rester dans un hĂŽpital me donnait des forces ; je ne voulus mĂȘme pas aller aux voitures. La variĂ©tĂ© des scĂšnes, le dĂ©sir de suivre et un bon tempĂ©rament me soutinrent, et jâarrivai Ă Strasbourg toujours enivrĂ© de gloire. Plusieurs de mes camarades, pas plus malades que moi, restĂšrent aux hĂŽpitaux et y trouvĂšrent la mort. Le vieux proverbe il faut surmonter le mal », doit ĂȘtre suivi principalement par les militaires. Malheur Ă ceux qui, en campagne, entrent dans les hĂŽpitaux ! Ils sont isolĂ©s, oubliĂ©s, et lâennui les tue plutĂŽt que la maladie. Depuis Belfort jusquâĂ notre destination, les routes Ă©taient encombrĂ©es de troupes et surtout de voitures de fourrage, que tous les habitants du Haut-Rhin, des Vosges et de la Meurthe avaient dĂ» donner par rĂ©quisition. AprĂšs vingt-trois jours, nous arrivĂąmes devant Strasbourg. Avant dây entrer, nous fĂźmes une petite toilette. Nous mĂźmes nos bonnets dâoursin et nos plumets, et la garde dâhonneur vint Ă notre rencontre. Nous fĂ»mes logĂ©s dans le quartier Feinck-Mack. 26 septembre. â LâEmpereur, parti de Saint-Cloud le 24 septembre 2 vendĂ©miaire, arriva Ă Strasbourg le 26. On avait Ă©levĂ© Ă la porte de Saverne un arc triomphal, avec des inscriptions prĂ©sageant ses victoires. Son entrĂ©e fut annoncĂ©e par des salves dâartillerie et des sonneries de cloches. La garde dâhonneur, brillante de jeunesse et de tenue, ouvrait la marche majestueuse. Elle fut accueillie par des acclamations mille fois rĂ©pĂ©tĂ©es. Les habitants de lâAlsace sâĂ©taient portĂ©s comme un torrent sur son passage. Le soir, au milieu des illuminations, la flĂšche de la cathĂ©drale Ă©tait une colonne de feu suspendue dans les airs. JâĂ©tais de garde au palais impĂ©rial. Jâeus lâoccasion de voir les prĂ©sents et les curiositĂ©s que lâon fit Ă lâEmpereur, notamment une carpe monstrueuse du Rhin. Depuis le 20, une partie des troupes du camp de Boulogne, celles venant de lâintĂ©rieur, et la garde impĂ©riale arrivaient Ă Strasbourg par toutes les portes, prenaient les approvisionnements qui leur Ă©taient nĂ©cessaires et se dirigeaient sur le Rhin, quâelles passaient Ă Kehl. Elles sâorganisaient dĂ©finitivement sur la rive droite, en attendant lâordre de marcher en avant. Les hommes et les chevaux bivouaquaient dans les rues ; les voitures de lâartillerie, des Ă©quipages et des approvisionnements les encombraient câĂ©tait un pĂȘle-mĂȘle Ă ne pas sây reconnaĂźtre. 27 septembre. â Il ne restait presque plus de troupes, Ă Strasbourg, que nous. Nous attendions, pour partir, la Garde, qui devait venir de Boulogne. Elle arriva dans la journĂ©e du 27 septembre. Ce fut un jour de fĂȘte, pour tout le monde, de se revoir aprĂšs une longue absence, et surtout pour les jeunes gens. On sâoccupa tout de suite de nous amalgamer. Tous les vĂ©lites changĂšrent de compagnie. Je regrettai sincĂšrement la mienne, et jâentrai dans la 9Ăšme du 1er bataillon du 2Ăšme rĂ©giment. Il fut dĂ©livrĂ© Ă chacun de nous cinquante cartouches, quatre jours de vivres et des ustensiles de campagne. Jâeus lâextrĂȘme avantage dâĂȘtre dĂ©signĂ© le premier pour porter la marmite de mon escouade, comme Ă©tant le moins ancien de service. ENTRĂE EN ALLEMAGNE 29 septembre. â Nous partĂźmes de Strasbourg avant le jour, et fĂ»mes nous rĂ©unir en avant de Kehl. Je vis pour la premiĂšre fois le Rhin, Ă 10 heures du matin, et je ne passai point le majestueux fleuve sans Ă©prouver un secret contentement, quand ma mĂ©moire me rappela tous les beaux faits dâarmes dont ses rives avaient Ă©tĂ© tĂ©moin. Ces souvenirs belliqueux me faisaient dĂ©sirer quelques glorieux combats, oĂč je pourrais satisfaire ma vive impatience. Toute la Garde arrivĂ©e, nous nous mĂźmes en marche, le marĂ©chal BessiĂšres en tĂȘte. Jamais la Garde ne sâĂ©tait vue aussi nombreuse. La colonne Ă©tait immense. La journĂ©e fut longue et fatigante, Ă cause du soleil, de la poussiĂšre et des munitions qui nous Ă©crasaient, moi surtout avec ma pesante marmite. Si je mâĂ©tais laissĂ© tomber, je nâaurais pas pu me relever, tant mes forces Ă©taient anĂ©anties. Je ne marchais plus, je me traĂźnais. Quand on arriva Ă 10 heures du soir dans un village, prĂšs de Rastadt, jâĂ©tais si fatiguĂ©, que je ne pus ni manger, ni dormir. Je commençais Ă regretter Paris. 1er octobre. â Nous Ă©tions sous les armes avant le jour, bien fatiguĂ©s de la veille. Il nous fut lu, avant de nous mettre en marche, une proclamation de lâEmpereur aux soldats. Elle nous annonçait lâouverture de la campagne contre les Autrichiens, qui venaient dâenvahir la BaviĂšre ; elle nous annonçait aussi des marches forcĂ©es et des privations de toute espĂšce ; elle fut accueillie par des cris de Vive lâEmpereur ! » On nous prĂ©vint en outre quâil nây aurait plus de grande halte, ni de journĂ©es dâĂ©tape rĂ©glĂ©es comme en France, et quâil fallait, en consĂ©quence, conserver des vivres pour la marche. Et puis, dĂ©fense de manquer aux appels, de rester en arriĂšre, etc. Dans la journĂ©e, on marchait dâun soleil Ă lâautre. Nous couchĂąmes dans un village, Ă trois lieues dâEttlingen. Dans les dĂ©buts, je puis citer mal, parce quâalors je ne pouvais pas bien entendre la langue. On Ă©tait nourri chez lâhabitant, suivant des arrangements pris avec les maisons de Bade, de Wurtemberg et de BaviĂšre. Il y eut un village, situĂ© sur la riviĂšre dâEms, Ă une petite lieue dâEnsweihingen, en Souabe, oĂč tous les habitants Ă©taient rassemblĂ©s sur la place, nous attendant, et quand nous arrivĂąmes, chaque paysan emmena le nombre de soldats quâil pouvait, pour les loger et les nourrir parfaitement. Depuis le passage du Rhin jusquâau Danube, nous avons trouvĂ© beaucoup de fruits ; les soldats sâen trouvaient trĂšs bien. La fraĂźcheur et lâaciditĂ© des pommes tempĂ©raient la soif ardente qui nous consumait. Pas de vin, peu de biĂšre et mauvaise. Le 7, Ă Nordingen, dans la nuit, on battit la marche de nuit du rĂ©giment sorte de batterie ou de gĂ©nĂ©rale particuliĂšre Ă chaque corps. En peu de temps, le rĂ©giment fut sac au dos et sous les armes. CâĂ©tait pour partir immĂ©diatement pour Donawerth. Cette intempestive alerte nous priva de quelques heures de bon sommeil, dont nous avions bien besoin. Mais les Ă©vĂ©nements militaires se dĂ©veloppaient rapidement et nĂ©cessitaient le rapprochement des troupes sur le théùtre de la guerre. On sâĂ©tait battu le 7 sur le Tech, pour prendre le pont et marcher sur Augsbourg. Le 8, nous arrivions Ă Donawerth. Dans la soirĂ©e, nous entendĂźmes le canon câĂ©tait la victoire de Wertingen, que les marĂ©chaux Lannes et Murat remportaient sur les Autrichiens du gĂ©nĂ©ral Auttemberg. Le 9, nous passĂąmes le Danube Ă Donawerth, sur le pont que lâennemi, en se retirant, nâavait pas eu le temps de couper. Ă peu de distance de ce fleuve, dans lâimmense et riche plaine que nous traversions pour nous rendre Ă Augsbourg, le lieutenant de la compagnie, avec qui je causais souvent, me fit voir lâemplacement oĂč lâon avait Ă©levĂ© un monument Ă la mĂ©moire du brave La Tour dâAuvergne, premier grenadier de la RĂ©publique, tuĂ© dâun coup de lance au combat de Neubourg, le 27 juin 1800. La nouvelle de lâoccupation dâAugsbourg nâĂ©tant pas encore parvenue, on nous fit bivouaquer prĂšs dâune heure, pour le malheur des houblonniĂšres des environs, dont les perches servirent Ă nous chauffer et Ă nous sĂ©cher. Les 10 et 11 octobre, nous avons sĂ©journĂ© Ă Augsbourg. Pendant ces deux journĂ©es qui furent dĂ©testables par la quantitĂ© de neige et de pluie qui tomba, lâarmĂ©e acheva son grand mouvement de conversion autour dâUlm, avons-nous su depuis, et coupa dĂ©finitivement la retraite Ă lâennemi. LâEmpereur arriva le 10. Le 12, nous partĂźmes dâAugsbourg dans lâaprĂšs-midi, et, peu dâheures aprĂšs, nous Ă©tions dans les tĂ©nĂšbres. Nous marchions difficilement, Ă cause de la boue qui Ă©tait gluante, tenace dans ces terres noires et fortes. DĂ©jĂ embarrassĂ© de mâen tirer, jâeus la douleur de sentir quâun de mes sous-pieds venait de se casser. Dans lâimpossibilitĂ© oĂč jâĂ©tais de pouvoir continuer la marche, je mâarrĂȘtai pour en remettre un autre, mais pendant ce temps-lĂ arrivent lâinfanterie, la cavalerie, lâartillerie de la garde mon bataillon Ă©tait dâavant-garde. Je fus forcĂ© dâattendre que toute cette masse de troupes fĂ»t passĂ©e pour ne pas ĂȘtre Ă©crasĂ©, bousculĂ©, perdu dans cette foule, perdue elle-mĂȘme dans la boue, qui Ă©tait horriblement triturĂ©e, dĂ©layĂ©e. Cela fut long, parce quâon Ă©tait beaucoup. Enfin, je me jetai dans un peloton de nos gens. Avec eux, jâarrivai au gĂźte et couchai dans un chenil qui Ă©tait donnĂ© pour corps de garde. Le lendemain, 13, dĂšs le jour, je voulus rejoindre ma compagnie, mais cela me fut impossible, elle Ă©tait trop en avant sur la route, et la route elle-mĂȘme Ă©tait trop encombrĂ©e de troupes. Je continuai de marcher avec le dĂ©tachement de la veille. Les chemins Ă©taient encore plus impraticables, par la masse Ă©norme de neige qui Ă©tait tombĂ©e toute la nuit. ArrivĂ© Ă Guntzbourg, Ă la nuit close, je demandai et cherchai ma compagnie. Impossible de la trouver, elle Ă©tait sur le bord du Danube. La ville Ă©tait sens dessus dessous, les maisons pleines de morts, de blessĂ©s, de malades et de vivants, pressĂ©s, serrĂ©s, entassĂ©s. Ne pouvant trouver Ă me mettre Ă lâabri en aucun lieu, je me rĂ©fugiai Ă lâhĂŽtel de ville, oĂč je fus assez heureux pour trouver un coin prĂšs dâun fourneau bien chaud, oĂč je pus me rĂ©chauffer, me sĂ©cher et mettre ma tĂȘte Ă couvert des intempĂ©ries de la saison. Je me rĂ©signais Ă mon triste sort, quoique je fusse sans vivres et sans camarades pour me consoler, et entourĂ© de soldats autrichiens blessĂ©s et encore plus malheureux que moi. SĂ©parĂ© de ma compagnie, qui Ă©tait ma famille militaire, je trouvais ma situation trĂšs dĂ©plorable. Au jour, je me mis de nouveau en quĂȘte de mes compagnons dâarmes. Enfin je les dĂ©couvris sur les bords de la rive droite du Danube, prĂšs du pont et dans un bon bivouac, avec des vivres en abondance. AprĂšs avoir rendu compte des motifs de mon absence, je trouvai chez tous mes amis, de douces preuves de leur amitiĂ©, et particuliĂšrement chez un vieux chasseur de mon pays, ancien grenadier dâĂgypte, blessĂ© sur la brĂšche de Saint Jean dâAcre, que mon absence avait bien inquiĂ©tĂ©. Il me fit part de sa provision de vivres, quâil avait mise en rĂ©serve pour moi. Ă la maniĂšre dont je fis honneur au dĂ©jeuner quâil mâoffrait, il jugea des privations que jâavais Ă©prouvĂ©es dans cette triste circonstance. Des larmes de joie coulaient sur ses joues fatiguĂ©es de me voir manger de si bon appĂ©tit. Ah ! câest une triste chose que dâĂȘtre perdu au milieu dâune armĂ©e qui manĆuvre. Le soir du 14, la compagnie passa sur la rive gauche du Danube, pour garder la tĂȘte du pont qui avait Ă©tĂ© brĂ»lĂ© par les Autrichiens, mais sur lequel on pouvait passer par le moyen de quelques planches. Pendant deux heures, je fus en faction sur bord dâun ravin, sur lâautre rive, duquel Ă©tait une sentinelle ennemie. Nous nous observĂąmes mutuellement, sans tirer, pour ne pas troubler le repos de la partie de lâarmĂ©e qui se trouvait dans les environs. Vers le milieu de la nuit, nous repassĂąmes le Danube, et toute lâinfanterie de la garde remonta la rive droite, Ă peu prĂšs une lieue, pour prendre position sur une hauteur, oĂč nous passĂąmes le reste de la nuit, sans feu et sans abri, sous une bise hyperborĂ©enne. Ce fut lĂ , pour la premiĂšre fois, que je fus tĂ©moin dâun Ă©chantillon des horreurs de la guerre. Comme le froid Ă©tait extrĂȘmement vif, on se dĂ©tacha pour se procurer du bois, afin dâĂ©tablir des bivouacs. Le village oĂč lâon allait le prendre fut, dans un instant, entiĂšrement dĂ©vastĂ© ; on ne se contentait pas dâenlever le bois, on emportait les meubles, les instruments aratoires, les effets et le linge. Les chefs sâaperçurent, mais trop tard, de ce torrent dĂ©vastateur. Il fut donnĂ© des ordres sĂ©vĂšres qui condamnaient Ă la peine de mort tous les soldats qui seraient trouvĂ©s avec des effets, linge, etc. Si cet ordre eĂ»t Ă©tĂ© exĂ©cutĂ© dans tout le courant de la campagne, toute la Grande ArmĂ©e eut Ă©tĂ© fusillĂ©e. Plusieurs subirent cette peine. Ce spectacle, nouveau pour moi, me dĂ©chirait le cĆur ; je versai des larmes sur le sort de ces pauvres habitants qui, dans un clin dâĆil, perdaient toutes leurs ressources. Mais ce que jâai eu lâoccasion de voir, depuis cette Ă©poque, me les a fait trouver encore heureux dans leur malheur. Comme jâĂ©tais nouveau dans lâart militaire, tout ce qui contrariait les principes que jâavais reçus me surprenait ; mais jâai eu le temps de mây accoutumer par la suite tant par satiĂ©tĂ© que par besoin. Un chasseur vĂ©lite Ă©tant allĂ© comme les autres au village pour quĂ©rir du bois, trouva une oie quâon avait tuĂ©e. Sans dĂ©fiance, comme un nouveau, il la rapporta au camp et fut rencontrĂ© par M. Grosse, le colonel major de notre rĂ©giment, qui, aprĂšs lui avoir donnĂ© quelques coups de canne, ordonna quâil resterait quinze jours Ă lâavant-garde et que lâoie serait attachĂ©e Ă son col, jusquâĂ ce quâelle fut en putrĂ©faction. Le jeune homme eut beau protester de son innocence, le jugement fut exĂ©cutĂ©, plus pour donner lâexemple aux autres que pour le punir. Toute la journĂ©e nous entendĂźmes la canonnade et la fusillade dans la direction dâUlm. CâĂ©tait le beau succĂšs dâElchingen, que le corps du marĂ©chal Ney 6Ăšme remportait, aprĂšs un combat des plus opiniĂątres. 15 octobre. â Au jour, le rĂ©giment partit de Guntzbourg et se fut mettre en bataille, Ă une petite lieue de cette ville, pour garder un pont du Danube. On avait placĂ© plusieurs piĂšces de canon, pour empĂȘcher le passage, au cas que lâennemi voulĂ»t tenter une trouĂ©e. Notre compagnie Ă©tait la plus avancĂ©e et la premiĂšre Ă soutenir le choc. Nous restĂąmes toute la journĂ©e sous les armes Ă attendre si lâennemi avait quelque dĂ©sir de troubler notre sĂ©curitĂ©. JâĂ©tais Ă portĂ©e de voir le succĂšs de nos colonnes ; le bruit du canon fut terrible toute la journĂ©e et celui de la mousqueterie bien garni. Peu accoutumĂ© au bruit, jâen Ă©tais Ă©tourdi, sans cependant craindre de lâentendre de plus prĂšs. Jâaurais dĂ©sirĂ© au contraire que lâon se battĂźt, pour prouver que, malgrĂ© que lâon fĂ»t nouveau dans un pareil service, on avait autant lâamour de la gloire que les anciens. Lâennemi nous laissant tranquilles, on sâoccupa une partie de la journĂ©e Ă faire des baraques en paille. Tout ce qui fut trouvĂ© dans le village, tant en bois quâen comestibles, fut enlevĂ©. Les horreurs se renouvelĂšrent, mais jây fus moins sensible ; dâailleurs le besoin lâordonnait. Un compatriote me cĂ©da du pain, sans quoi je mâen serais passĂ© toute la journĂ©e. Le soir je fus de garde de lâautre cĂŽtĂ© du Danube, en faction Ă dix pas des Autrichiens. Il nây avait quâun petit canal qui me sĂ©parait du factionnaire ennemi ; il me laissa tranquille, jâen fis de mĂȘme. Ă peine ma faction Ă©tait-elle terminĂ©e, Ă minuit, que nous fĂ»mes enlevĂ©s de nos superbes bivouacs pour nous porter plus loin, dans la nuit la plus obscure et la plus froide, pour nous rapprocher de lâEmpereur. Dans ce nouvel endroit, nous ne trouvĂąmes rien pas de paille pour se coucher Ă terre, peu de bois Ă brĂ»ler et le vent du nord comme en Laponie. Je passai une triste nuit. BrĂ»lĂ© dâun cĂŽtĂ©, gelĂ© de lâautre, tel fut mon repos. Quelquâun qui nâaurait eu que le dĂ©sir de sâamuser, de jouir dâun spectacle aussi nouveau quâagrĂ©able, pouvait se satisfaire plusieurs lignes immenses de bivouacs, Ă perte de vue, offraient un coup dâĆil ravissant ; des milliers de feux rĂ©pandus sur le vaste horizon ; les Ă©toiles vives et scintillantes contrastaient trop fort avec notre position, qui nâĂ©tait rien moins que brillante. Ce fut ce jour lĂ que je couchai pour la premiĂšre fois au bivouac ; je nây trouvai rien de bien engageant ; câest un triste couchage. Jâai dit, bien des fois depuis, que le plus beau des bivouacs ne vaut pas la plus misĂ©rable cabane. 16 octobre. â Ă la pointe du jour, nous partĂźmes du bivouac pour nous diriger sur Ulm. La journĂ©e commençait Ă ĂȘtre trĂšs mauvaise ; les routes Ă©taient encombrĂ©e de boue et obstruĂ©es par lâartillerie. La pluie tombait avec force. Nous arrivĂąmes dans un bois, oĂč lâon trouva, sur le bord de la route, une clairiĂšre. Nous Ă©tions tellement gĂȘnĂ©s par lâartillerie et la cavalerie quâon nous y laissa, pour attendre quâelles eussent filĂ©. Quatre heures aprĂšs, nous Ă©tions encore lĂ , sous des torrents de pluie, dans la boue jusquâaux genoux, nâayant rien mangĂ© de la journĂ©e, et tous nos membres engourdis de froid. Ce qui ralentissait la marche de lâarmĂ©e, câĂ©tait le pont dâElchingen, Ă un quart de lieue de lĂ , qui avait Ă©tĂ© coupĂ© par lâennemi, et si mal rĂ©parĂ© par nous, Ă cause de la hĂąte, quâon craignait Ă tout instant quâil ne se rompĂźt. Un aide de camp du marĂ©chal BessiĂšres vint nous tirer de ce lieu de mort, en donnant lâordre de nous porter de suite Ă Elchingen, au quartier gĂ©nĂ©ral de lâEmpereur. Chacun suivit la route qui lui parut la plus convenable pour arriver plus vite. Quand jâeus passĂ© le pont, je vis pour la premiĂšre fois un champ de bataille. Ce spectacle me glaça dâeffroi, mais lâĂ©tat que jâavais embrassĂ© devait me faire oublier tout cela. La plaine Ă©tait couverte de cadavres, presque tous Autrichiens. Dans le village, dans les rues, dans les maisons, dans les jardins, tout Ă©tait garni de morts. Pas un coin qui ne fut arrosĂ© de sang. Nous fĂ»mes logĂ©s militairement. Je nâai pu me coucher de la nuit, faute dâespace pour mâasseoir sur le plancher. Les maisons Ă©taient pleines de blessĂ©s, sans habitants et dĂ©vastĂ©es. Je ne mangeai rien de la journĂ©e ; je ne pus mĂȘme pas faire sĂ©cher mes habits qui Ă©taient pourris dâeau. Quatre jours aprĂšs, ils ne lâĂ©taient pas encore entiĂšrement. Tel fut le rĂ©sultat de la journĂ©e du 23, qui fut une des plus cruelles de la campagne. LâEmpereur ne sâĂ©tait pas dĂ©bottĂ© depuis huit jours. Mais le mouvement de nos corps dâarmĂ©es avait tellement dĂ©rangĂ© les plans de campagne de lâennemi, quâil commença des pourparlers de capitulation que nous nâacceptĂąmes pas. 17 octobre. â Câest alors que lâEmpereur donna lâordre de battre en brĂšche pour tenter lâassaut. AussitĂŽt quâil fit jour, chacun sâempressa de se procurer des pommes de terre ; quelques instants aprĂšs, il nous fut dĂ©livrĂ© un biscuit, qui ne pouvait arriver plus Ă propos. La gĂ©nĂ©rale battit, et dans un instant nous fĂ»mes en bataille au-dessus du village dâElchingen. Nous y restĂąmes toute la journĂ©e pour contenir lâennemi, en cas quâil eĂ»t fait une sortie de notre cĂŽtĂ©. On se battit toute la journĂ©e, Ă peu de distance de nous, sans que nous prissions part Ă lâaction. Le bruit de lâartillerie qui battait la brĂšche dâUlm Ă©tait si fort et si terrible quâon aurait dit la destruction du monde entier. Au soir, Ă©tant allĂ© chercher du bois, aux environs de notre position, pour nous chauffer un peu, les tĂ©nĂšbres Ă©taient si profondes que je chargeai sur mes Ă©paules un kaiserlick mort, que jâavais pris pour une bĂ»che. Cela mâeffraya beaucoup. Nous ne nous retirĂąmes que le soir, vers dix heures, en ayant toutes les peines du monde pour nous dĂ©gager de la boue. Je fus logĂ© dans la superbe abbaye oĂč Ă©tait lâEmpereur. Dans toutes les salles, chambres, corridors, cellules, on avait allumĂ© des feux pour cuire nos pommes de terre. On ne peut se faire une idĂ©e de la beautĂ© de cette abbaye. La canonnade ne cessa de se faire entendre, jusquâau soir du 17, oĂč elle cessa tout Ă coup. Nous apprĂźmes peu de temps aprĂšs que le gĂ©nĂ©ral Mack, renonçant Ă lâespoir de se faire jour lâĂ©pĂ©e Ă la main, venait de capituler, en remettant aux mains de lâEmpereur toute son armĂ©e et la place quâil nâavait pas dĂ©fendue. 18 octobre. â Nous ne sortĂźmes pas de la journĂ©e, ce qui nous fit beaucoup de bien, tant pour nous reposer que pour approprier nos armes, qui Ă©taient rongĂ©es de rouille. Dans la nuit, au milieu dâun ouragan terrible, le Danube dĂ©borda et entraĂźna les cadavres qui nâĂ©taient pas encore inhumĂ©s. Ils durent faire connaĂźtre Ă Vienne les malheurs de lâarmĂ©e de Souabe, car ils flottaient sur le fleuve comme les dĂ©bris dâun vaisseau. 20 octobre. â LâEmpereur passa toute la journĂ©e Ă Ulm, sur une hauteur, pour voir dĂ©filer lâarmĂ©e autrichienne, qui sortit avec les honneurs de la guerre et dĂ©posa les armes devant lui. LâEmpereur, entourĂ© dâune partie de la Garde, fit appeler les gĂ©nĂ©raux autrichiens, et les traita avec les plus grands Ă©gards. Ensuite, nous fĂ»mes coucher Ă Augsbourg. LâEmpereur arriva Ă Augsbourg, prĂ©cĂ©dĂ© des grenadiers Ă pied qui portaient les quatre-vingt-dix drapeaux pris dans cette premiĂšre campagne. Cette entrĂ©e brillante et martiale produisit sur les habitants un Ă©tonnement difficile Ă dĂ©crire ; ils ne pouvaient se persuader quâen si peu de jours on eĂ»t dĂ©truit une si grande armĂ©e. Ă lâappel du troisiĂšme jour, il fut lu, Ă lâordre des compagnies, une proclamation de lâEmpereur aux soldats de la Grande ArmĂ©e, qui Ă©numĂ©rait tous les combats et les trophĂ©es quâils avaient conquis en quinze jours, et lâannonce dâune deuxiĂšme campagne contre les Russes, qui approchaient. Un dĂ©cret impĂ©rial, datĂ© dâUlm, faisait compter pour campagne le mois de vendĂ©miaire an XIV, indĂ©pendamment de la campagne courante. 24 octobre. â Ă Munich â Le rĂ©giment de chasseurs partit dâAugsbourg, le 23 octobre, de trĂšs grand matin, coucha Ă Schwabhausen, aprĂšs une journĂ©e pĂ©nible, et arriva le lendemain 24 Ă Munich, Ă 3 heures de lâaprĂšs-midi. Une route superbe dans ses derniĂšres parties. Nous fĂźmes notre entrĂ©e en grande tenue ; une foule immense sâĂ©tait portĂ©e sur notre passage. Les habitants paraissaient prendre plaisir Ă voir la Garde et leurs protecteurs. Ils nous reçurent avec la plus grande joie. Il nây a pas dâendroit oĂč nous ayons Ă©tĂ© aussi bien traitĂ©s. Ils nous embrassaient, tant ils Ă©taient contents de se voir Ă lâabri des vexations des Autrichiens. Ils avaient dĂ©corĂ© leurs maisons dâemblĂšmes exprimant le bonheur quâils Ă©prouvaient de possĂ©der leur rĂ©gĂ©nĂ©rateur et leurs sauveurs. Les vivres Ă©taient en abondance, la volaille pour rien. Il nây avait de cher que le pain. Ă mon arrivĂ©e, je fus commandĂ© de service pour monter la garde au palais Ă©lectoral. LâEmpereur arriva Ă 9 heures du soir. Tous les grands de la cour se portĂšrent au-devant de lui. Ils Ă©taient chamarrĂ©s de dĂ©corations, de cordons et dâĂ©paulettes. Ce qui me divertit le plus dans cette soirĂ©e, ce fut la garde de lâĂlecteur. Elle est dâune mine grotesque ; son costume tient beaucoup aux troupes du temps dâHenri IV ; elle est composĂ©e de beaux hommes, extrĂȘmement grands, tous armĂ©s dâun sabre et dâune pique. Pendant deux heures, je ne fis que porter et prĂ©senter les armes, tant le nombre des grands personnages qui furent admis Ă offrir leurs hommages Ă lâEmpereur fĂ»t considĂ©rable. Je nâavais jamais autant vu de dĂ©corations de toute espĂšce et de tous les pays quâil en passa devant moi pendant cette fatigante faction. Je crois avoir reçu le salut trĂšs profond de tous les princes, ducs, barons de la BaviĂšre reconquise et reconnaissante. Dans cette circonstance, un soldat de lâEmpereur, un guerrier de la Grande ArmĂ©e, avait des titres Ă mĂ©riter les grands saluts quâon lui faisait. 25 octobre. â Une prostration presque complĂšte, une nuit passĂ©e sans sommeil, me faisaient vivement dĂ©sirer un bon lit et du repos de douze heures au moins. Je me couchai avec cet espoir, mais, vers dix ou onze heures, un bruit discordant de sonnettes nous rĂ©veilla brusquement, cinq ou six que nous Ă©tions dans ce logement. CâĂ©tait un adjudant major, du rĂ©giment, qui nous donna lâordre de nous rendre avec armes et bagages, dans un corps de garde quâil nous dĂ©signa. ArrivĂ©s lĂ , avec quelques autres chasseurs quâon avait recrutĂ©s de la mĂȘme maniĂšre, on nous envoya sur la route de Landshut, Ă une lieue de Munich, pour garder le grand parc de lâarmĂ©e. La nuit Ă©tait profondĂ©ment noire, la pluie tombait Ă torrent ; il faisait si mauvais que, dans tout autre moment, on nâaurait pas mis un chien Ă la porte. Jâeus beau observer que je descendais de garde, on me rĂ©pondit quâon en tiendrait compte une autre fois. Il fallut marcher, le devoir et le service lâexigeait. Nous voilĂ dix Ă douze, pataugeant dans une profonde boue, marchant Ă lâaventure, et regrettant tous, de bien bon cĆur, lâexcellent coucher quâil nous avait fallu quitter. ArrivĂ©s Ă notre destination, les camarades du 1er corps marĂ©chal Bernadotte, que nous relevions, nous laissĂšrent une trĂšs bonne baraque en planches garnie de bonne paille, un feu de bivouac en trĂšs grande activitĂ© et beaucoup de bois pour lâalimenter. CâĂ©tait du moins une compensation Ă notre infortune et un dĂ©dommagement qui nous Ă©tait bien dĂ», mais malheureusement cette faveur inespĂ©rĂ©e nous Ă©chappa bientĂŽt. Ă peine avait-on placĂ© les sentinelles sur les points indiquĂ©s, et le reste du poste pris possession de cette baraque qui promettait de nous ĂȘtre si utile, que le feu sây dĂ©clara avec tant dâintensitĂ© que les hommes qui sây trouvaient Ă lâabri eurent beaucoup de peine Ă en sortir sans ĂȘtre atteints par les flammes. Les efforts que lâon fit pour lâĂ©teindre furent sans rĂ©sultat, car elle sâabĂźma en peu de minutes. Malheureusement, on nâavait pas eu le temps de retirer tous les fusils, les sacs et les bonnets Ă poil qui sây trouvaient. Les deux fusils qui manquaient Ă©taient chargĂ©s, comme tous les autres des hommes du poste. Une fois atteints par le feu, ils partirent. PlacĂ© en faction sur la route, une balle atteignit mon bonnet au-dessus de la tĂȘte, et le perça de part en part, sans trop mâen apercevoir. Ces longues flammes, ces deux coups de feu portĂšrent lâalarme dans tous les postes dâalentour. On cria partout aux armes » ; lâinquiĂ©tude fut gĂ©nĂ©rale parce quâon craignait que ce fĂ»t une attaque pour enlever le grand parc, ou quâon le fĂźt sauter. AprĂšs des reconnaissances faites, et quâon se fut assurĂ© de la cause de cette chaude alerte, tout rentra dans lâordre matĂ©riellement parlant, mais la crainte dâĂȘtre punis, et le dĂ©sagrĂ©ment de notre fĂącheuse position nous tinrent sur le qui-vive le restant de notre garde. RentrĂ©s Ă Munich sur les deux heures, nous fĂ»mes, tous ensemble, rendre compte de ce fĂącheux Ă©vĂ©nement Ă lâadjudant major de semaine qui, aprĂšs avoir pris les ordres du gĂ©nĂ©ral, envoya le sergent et le caporal Ă la garde du camp, et les chasseurs Ă leur logement jusquâĂ nouvel ordre. Ainsi se termina une nuit pleine dâanxiĂ©tĂ© et de fatigue, et qui aurait pu avoir des suites extrĂȘmement fĂącheuses, si le feu avait pu communiquer au grand parc, ce qui fut rendu impossible Ă cause de la pluie torrentielle. Le 26, mon indisposition, la fatigue et les Ă©motions de la veille ne me donnĂšrent pas lâenvie de visiter Munich. Les 5, 6 et 7 novembre, sur les bords du Danube, nous prĂźmes plusieurs fois les armes, surtout la nuit, pour veiller Ă la sĂ»retĂ© du quartier gĂ©nĂ©ral impĂ©rial, car une portion trĂšs forte de lâarmĂ©e russe occupait encore la rive gauche. Les patrouilles, sur la rive, par ce temps trĂšs froid et ce brouillard Ă©pais, Ă©taient peu rĂ©crĂ©atives. Le 8 novembre, Ă Strenberg, bourg oĂč nous fĂ»mes tous logĂ©s si Ă lâĂ©troit, que plus de la moitiĂ© des hommes de la garde furent contraints de bivouaquer. MalgrĂ© la neige qui tombait par avalanche, les fureteurs des compagnies et le nombre en Ă©tait grand dĂ©couvrirent des caves dâexcellent vin de Hongrie. On en but pour se rĂ©chauffer, pour se restaurer, pour dissiper lâennui quâon Ă©prouvait dâĂȘtre empilĂ©s, Ă©touffĂ©s dans ces chambres, oĂč lâon ne pouvait pas remuer ni bras, ni jambes ; enfin, on but tant et tant que, sâil avait fallu faire le coup de feu dans la nuit, on nâaurait pas su oĂč prendre les cartouches⊠Spectateur bĂ©nĂ©vole de cette gigantesque orgie, ne buvant pas, ou du moins trĂšs peu, jâadmirai, sans en ĂȘtre Ă©bloui, la surprenante consommation quâen faisaient certains hommes. CâĂ©taient de vĂ©ritables Gargantuas. Le lendemain 9, dans une longue et fatigante marche, la plupart des hommes, obligĂ©s de se coucher sur le bord du chemin, faute de jambes pour suivre leurs camarades, prouvaient suffisamment que ce vin Ă©tait plus nuisible que favorable Ă la santĂ©. Dans la journĂ©e, nous passĂąmes sur le champ de bataille du terrible combat dâAmstetten 5 novembre entre les grenadiers dâOudinot, rĂ©unis Ă la cavalerie du prince Murat, et les Russes, et ensuite dans la petite ville de ce nom. On eut Ă passer plusieurs riviĂšres, dont les ponts, coupĂ©s et rĂ©tablis Ă la hĂąte, retardĂšrent beaucoup la marche. Le 12 novembre, Ă moitiĂ© chemin entre Saint-Poelten et Burkesdorf, nous rencontrĂąmes les magistrats de Vienne, qui venaient implorer lâEmpereur de mĂ©nager la capitale et leur souverain, et lui offrir les clefs de la ville. LâEmpereur nous suivait de prĂšs. Il passa donc au milieu de nous avec ces Viennois. Ils furent alors tĂ©moins dâune scĂšne qui dut leur prouver combien lâEmpereur Ă©tait aimĂ© par ses troupes. Nous montions une cĂŽte extrĂȘmement rapide. Nous bordĂąmes la haie de chaque cĂŽtĂ© de la route. Le 4Ăšme corps, qui montait la montagne en mĂȘme temps, fit le mĂȘme mouvement que toute la Garde. Dans un instant, les cris de Vive lâEmpereur » se communiquĂšrent sur toute la ligne, les chapeaux au bout des baĂŻonnettes ; les voitures de lâEmpereur allant au petit pas, les dĂ©putĂ©s eurent tout le temps de recueillir les applaudissements que la Garde et lâarmĂ©e tĂ©moignaient Ă leur souverain. LâEmpereur Ă©tait dans une des voitures de la cour ; câĂ©tait la premiĂšre fois quâil sâen servait depuis son dĂ©part de Paris. Dans le Rhin, toutes les fois que Sa MajestĂ© nous rencontrait en route, nous nous arrĂȘtions pour lui rendre les honneurs militaires, et la saluer de nos acclamations. Tous les corps de lâarmĂ©e en faisaient autant, Ă moins dâordre contraire. Souvent, dans ces revues inattendues, lâEmpereur complimentait les rĂ©giments qui sâĂ©taient distinguĂ©s dans une affaire rĂ©cente, complĂ©tait les cadres et distribuait les dĂ©corations. CâĂ©tait une circonstance fortuite, qui Ă©tait vivement dĂ©sirĂ©e et qui satisfaisait bien des dĂ©sirs. 13 novembre. â Ă une petite demi lieue de Vienne, au lieu de continuer notre route, nous entrĂąmes dans un village Ă gauche, appelĂ© SchĆnbrunn. Ce contretemps nous fit beaucoup de peine, car nous pensions loger en ville. Ce qui ne nous fit nullement plaisir, câest que, du milieu de la place de ce village, on dĂ©couvrait Vienne Ă travers le vallon ; cette quantitĂ© de clochers, flĂšches, tours, faisaient un contraste frappant avec la campagne, qui Ă©tait couverte de neige. Sur cette mĂȘme place sâĂ©levait le palais impĂ©rial que lâEmpereur avait choisi pour sa rĂ©sidence. Nous y fĂ»mes logĂ©s pour faire le service du palais. RĂ©veillĂ© dans la nuit, sans ĂȘtre commandĂ© de service, je fus contraint, avec dâautres camarades, pas plus amoureux que moi de trotter Ă de telles heures, de faire autour du parc des patrouilles qui exigeaient une heure de marche. Il nous fut dĂ©fendu dâaller Ă Vienne sans permission. 16 novembre. â Le rĂ©giment se disposait Ă passer lâinspection, lorsquâon reçut lâordre du dĂ©part. Cette nouvelle fut un coup de foudre. Les Ă©vĂ©nements nous Ă©taient peu connus, et on ne les savait que fort tard. Nous ne pouvions nous imaginer ce qui empĂȘchait lâempereur dâAutriche de faire la paix. Nous entrions dans un nouveau pays, peu connu, offrant peu de ressources. Les Russes, continuant toujours de battre en retraite, nous entraĂźnaient nĂ©cessairement dans des pays affreux, et surtout dans une saison peu propre aux marches. Jâavoue franchement que ce dĂ©part me fit assez de peine. Cela ne mâempĂȘcha pas de faire le voyage comme les autres. Nous partĂźmes, Ă 2 heures de SchĆnbrunn, et aprĂšs une demi-heure de marche, nous entrĂąmes dans Vienne. Je traversai cette ville avec un grand dĂ©sir de la connaĂźtre, mais le moment nâĂ©tait pas encore arrivĂ©. En sortant de Vienne, mourants de froid, nous ne fĂźmes que courir pour nous empĂȘcher de geler. Nous arrivĂąmes Ă Stockerau Ă 10 heures du soir. LâEmpereur coucha Ă Stockerau. 17 novembre. â Partis avec le point du jour, nous marchĂąmes toute la journĂ©e sans nous arrĂȘter, jusquâĂ la Taya, quâil fallut passer Ă dix heures du soir, par une nuit trĂšs obscure, sur une planche trĂšs Ă©troite, flexible et vacillante. Nos rangs trĂšs dĂ©garnis depuis plusieurs heures, par la fatigue et la longueur de la marche, le devinrent encore bien davantage, car la moindre maladresse pouvait nous faire tomber dans lâeau. Aussi ceux qui se trouvĂšrent de lâautre cĂŽtĂ© furent peu nombreux, et Ă peine suffisants pour fournir le service du quartier gĂ©nĂ©ral impĂ©rial. Une autre cause qui contribua Ă faire rester beaucoup dâhommes derriĂšre, ce sont les nombreuses caves, remplies de vin de Moravie, quâon trouvait sur le bord de la route. On conçoit que des hommes fatiguĂ©s, vivant mal, dormant peu, marchant toujours, profitassent de ces bonnes et rares occasions pour se donner des jambes et un moment de bon temps, mais malheureusement lâabus touchait de prĂšs au bienfait.[2] AUSTERLITZ Le 30 novembre, BarrĂšs se trouve au bivouac, Ă deux lieues de Brunn, Ă gauche de la route dâOlmutz sur le penchant dâune colline peu Ă©levĂ©e. 1er dĂ©cembre. â En avant de la position que nous occupions, Ă©tait un mamelon armĂ© de canons. Le bivouac de lâEmpereur Ă©tait entre nous et ce mamelon. AprĂšs le mamelon Ă©tait une plaine de peu dâĂ©tendue, lĂ©gĂšrement inclinĂ©e vers un ruisseau qui coulait de gauche Ă droite. Cette plaine, trĂšs longue dans le sens du cours du ruisseau, Ă©tait dominĂ©e par des hauteurs, qui commençaient sur lâautre rive et sâĂ©tendaient, depuis des bois Ă gauche, jusquâĂ des marais et Ă©tangs Ă droite. Le soir, Ă la clartĂ© des feux des bivouacs, il nous fut donnĂ© lecture de la proclamation de lâEmpereur qui annonçait une grande bataille pour le lendemain, 2 dĂ©cembre. Peu de temps aprĂšs, lâEmpereur vint Ă notre bivouac, pour nous voir ou pour lire une lettre quâon venait de lui remettre. Un chasseur prit une poignĂ©e de paille et lâalluma pour faciliter la lecture de cette lettre. De ce bivouac lâEmpereur fut Ă un autre. On le suivit avec des torches allumĂ©es pour Ă©clairer sa marche. Sa visite se prolongeant et sâĂ©tendant, le nombre des torches sâaugmenta ; on le suivit en criant Vive lâEmpereur. » Ces cris dâamour et dâenthousiasme se propagĂšrent dans toutes les directions, comme un feu Ă©lectrique ; tous les soldats, sous-officiers et officiers se munirent de flambeaux improvisĂ©s, en sorte quâen moins dâun quart-dâheure, toute la Garde, les grenadiers rĂ©unis, le 5Ăšme corps qui Ă©tait Ă notre gauche et en avant de nous, le 4Ăšme Ă droite, ainsi que le 3Ăšme plus loin et en avant, enfin, le 1er qui Ă©tait Ă une demi-lieue en arriĂšre, en firent autant. Ce fut un embrasement gĂ©nĂ©ral, un mouvement dâenthousiasme, si soudain que lâEmpereur dut en ĂȘtre Ă©bloui. CâĂ©tait magnifique, prodigieux. AprĂšs avoir Ă©tĂ© assez loin, je revins Ă mon bivouac, aprĂšs lâavoir cherchĂ© longtemps, tous ces feux mâayant fait perdre la direction oĂč il se trouvait. Je ne doute pas que ce fut le hasard qui donna la pensĂ©e de cette fĂȘte aux flambeaux, et que lâEmpereur nây pensait pas lui-mĂȘme. 2 dĂ©cembre. â Longtemps avant le jour, la diane fut battue dans tous les rĂ©giments ; on prit les armes et on resta formĂ© en bataille jusquâĂ ce que les reconnaissances fussent rentrĂ©es. La matinĂ©e Ă©tait froide, le brouillard assez Ă©pais, un silence complet rĂ©gnait dans toutes les lignes. Ce calme si extraordinaire, aprĂšs une soirĂ©e aussi bruyante, aussi folle, avait quelque chose de solennel, dâune majestueuse soumission aux dĂ©crets de Dieu câĂ©tait le prĂ©curseur dâun orage impĂ©tueux, meurtrier, qui Ă©lĂšve et abat les empires. LâEmpereur, entourĂ© de ses marĂ©chaux et des gĂ©nĂ©raux dâĂ©lite de son armĂ©e, Ă©tait placĂ© sur un mamelon dont jâai parlĂ©, distribuant des ordres pour la disposition de ses troupes et attendant que le brouillard se dissipĂąt pour donner le signal de lâattaque. Il fut donnĂ©, et, peu de temps aprĂšs, toute cette immense ligne fut en feu. Pendant ce temps lĂ , le 1er corps, qui Ă©tait derriĂšre, se porta en avant, en passant Ă droite et Ă gauche du mamelon. Saluant, criant Vive lâEmpereur ! » les chapeaux au bout des Ă©pĂ©es, des sabres, des baĂŻonnettes, le marĂ©chal Bernadotte en tĂȘte, portant le sien de la mĂȘme maniĂšre, et tout cela au bruit des tambours, de la musique, des canons et dâune vive fusillade. AprĂšs le passage du 1er corps, notre mouvement commença ; nous formions la rĂ©serve elle se composait de 20 bataillons dâĂ©lite, dont 8 de la Garde impĂ©riale, 2 de la garde royale italienne, et 10 de grenadiers et de voltigeurs rĂ©unis. DerriĂšre nous, marchaient la cavalerie de la Garde et plusieurs bataillons de dragons Ă pied. Les bataillons dâĂ©lite Ă©taient ployĂ©s en colonne serrĂ©e par division, Ă distance de dĂ©ploiement, ayant quatre-vingts piĂšces de canon dans leur intervalle. Cette formidable rĂ©serve marchait en ligne de bataille, en grande tenue, bonnets Ă poil et plumets au vent, les aigles et les flammes dĂ©couvertes, indiquant dâun regard fier le chemin de la victoire. Dans cet ordre, nous franchĂźmes la plaine et gravĂźmes les hauteurs aux cris de Vive lâEmpereur ! » Parvenus sur le plateau que les Russes occupaient quelques instants auparavant, lâEmpereur nous arrĂȘta pour nous haranguer, aprĂšs nous avoir fait un signe de la main, quâil voulait parler. Il dit dâune voix claire et vibrante qui Ă©lectrisait Chasseurs, mes gardes Ă cheval viennent de mettre en dĂ©route la Garde impĂ©riale russe ; colonels, drapeaux, canons, tout a Ă©tĂ© pris ; rien nâa rĂ©sistĂ© Ă leur intrĂ©pide valeur vous les imiterez. » Il partit aussitĂŽt aprĂšs pour aller faire la mĂȘme communication aux autres bataillons de rĂ©serve. LâarmĂ©e russe Ă©tait percĂ©e dans son centre et coupĂ©e en deux tronçons. Celui de gauche, celui qui faisait face Ă la droite de lâarmĂ©e française, Ă©tait aux prises avec les corps des marĂ©chaux Soult et Davoust ; celui de droite, avec les corps de Bernadotte et Lannes. La rĂ©serve liait les quatre corps, et tenait sĂ©parĂ© ce qui avait Ă©tĂ© disjoint par les habiles manĆuvres du gĂ©nĂ©ral en chef et la bravoure des soldats. AprĂšs un quart dâheure de repos, lâinfanterie de la Garde fit un changement de direction, Ă droite, pour aller seconder le 4Ăšme corps, en marchant sur les hauteurs. Parvenu Ă la descente qui domine les lacs, je sortis un instant des rangs, et je vis, par ce moyen, dans la plaine, la lutte terrible engagĂ©e entre le 4Ăšme corps et la portion de lâarmĂ©e russe qui lui faisait face, ayant les lacs Ă dos. Nous arrivĂąmes pour lui donner le coup de grĂące, et achever de la jeter dans les lacs. Ce dernier et fatal mouvement fut terrible. Quâon se figure 12 Ă 15 000 hommes se sauvant Ă toutes jambes sur une glace fragile et sâabĂźmant presque tous Ă la fois. Quel douloureux et triste spectacle, mais aussi quel triomphe pour les vainqueurs ! Notre arrivĂ©e prĂšs des lacs fut saluĂ©e par une vingtaine de coups de canon, sans nous faire grand mal. Lâartillerie de la Garde eut bientĂŽt Ă©teint ce feu, et tira ensuite avec une vivacitĂ© incomparable sur la glace pour la briser et la rendre impropre Ă porter des hommes. La bataille Ă©tait complĂštement gagnĂ©e, une victoire sans exemple avait couronnĂ© nos aigles dâimmortels lauriers. AprĂšs quelques instants de repos, nous revĂźnmes sur nos pas, en suivant Ă peu prĂšs le mĂȘme chemin, et en traversant le champ de bataille dans toute sa longueur. La nuit nous prit dans cette marche ; le temps, qui avait Ă©tĂ© beau pendant toute la journĂ©e, se mit Ă la pluie, et lâobscuritĂ© devint si profonde quâon nây voyait plus. AprĂšs avoir marchĂ© longtemps au hasard, pour trouver le quartier gĂ©nĂ©ral de lâEmpereur, le marĂ©chal BessiĂšres, sans guides, sans espoir de le rencontrer, nous fit bivouaquer sur le terrain mĂȘme oĂč il prit cette dĂ©termination. Il Ă©tait temps, car il Ă©tait tard et nous Ă©tions tous trĂšs fatiguĂ©s. AprĂšs avoir formĂ© les faisceaux par section et dĂ©posĂ© nos fourniments, il fallut sâoccuper de se procurer des vivres, du bois et de la paille. Mais oĂč aller pour en trouver ? Il faisait si noir et si mauvais ! Rien ne pouvait nous indiquer oĂč nous trouverions des villages. Enfin, des soldats du 5Ăšme corps, qui rĂŽdaient autour de nous, en indiquĂšrent un dans une gorge. Jây fus avec plusieurs de mes camarades ; il Ă©tait plein de morts et de blessĂ©s russes ; car je crois que câĂ©tait dans les environs que la Garde russe avait Ă©tĂ© Ă©charpĂ©e. Jây trouvai quelques pommes de terre et un petit baril de vin blanc nouveau, qui Ă©tait si sĂ»r quâon aurait pu sâen servir en guise de verjus. Ceux qui en burent au camp eurent des coliques Ă se croire empoisonnĂ©s. La nuit se passa en causeries chacun racontait ce qui lâavait le plus frappĂ© dans cette immortelle journĂ©e. Il nây avait point dâaction personnelle Ă citer, puisquâon nâavait fait que marcher, mais on parlait de lâeffroyable dĂ©sastre du lac, du courage des blessĂ©s que nous rencontrions sur notre passage, des immenses dĂ©bris militaires vus sur le champ de bataille, de ces lignes de sacs de soldats russes dĂ©posĂ©s avant lâaction, quâils nâavaient pu reprendre ensuite, ayant Ă©tĂ© repoussĂ©s dans une autre direction, fusillĂ©s, mitraillĂ©s, sabrĂ©s, anĂ©antis. Il fut aussi question du nom que porterait la bataille, mais personne ne connaissait ces localitĂ©s, ni le lieu oĂč sâĂ©taient donnĂ©s les plus grands coups. Puisquâon ne savait encore rien du rĂ©sultat dĂ©finitif, la question resta sans solution. Avec le jour, mon incertitude sur la partie du champ de bataille oĂč nous avions passĂ© la nuit se dissipa. Je reconnus, aprĂšs avoir fait une tournĂ©e dans les environs, couverts de cadavres et de blessĂ©s quâon enlevait, que nous Ă©tions Ă peu prĂšs Ă une demi lieue sur la droite de la route de Brunn Ă Olmutz et Ă la mĂȘme distance de celle de Brunn Ă Austerlitz, ces deux routes se bifurquant prĂšs de la poste de Posaritz, oĂč lâEmpereur avait dĂ» coucher. Vers dix heures, nous partĂźmes pour Austerlitz ; mais avant de joindre la route Ă travers champs qui y conduit, on nous fit bivouaquer de nouveau pendant quelques heures. Enfin nous arrivĂąmes de nuit Ă Austerlitz. LâEmpereur couchait au chĂąteau de cette petite ville, et y remplaçait les empereurs Alexandre et François II, qui en Ă©taient partis le matin. Dans la journĂ©e, il nous fut fait lecture de la proclamation de lâEmpereur Ă lâarmĂ©e commençant par ces mots Soldats, je suis content de vous » et finissant par cette phrase Il suffira de dire jâĂ©tais Ă la bataille dâAusterlitz, pour quâon vous rĂ©ponde VoilĂ un brave ! » 4 dĂ©cembre. â Le matin de ce jour, deux bataillons de grenadiers et deux de chasseurs furent rĂ©unis et dirigĂ©s sur la route de la Hongrie. Jâen Ă©tais. AprĂšs quatre heures de marche, on nous fit prendre, Ă droite de la route, position sur une hauteur avec de la cavalerie et de lâartillerie de la Garde ; plus loin, sur la mĂȘme ligne, Ă©tait aussi de la troupe de ligne ; en avant de nous, un peu plus bas, on voyait lâEmpereur se chauffant Ă un feu de bivouac, entourĂ© de son Ă©tat-major. Sur la colline en face Ă©taient des troupes ennemies en bataille. Nous crĂ»mes dâabord quâune affaire allait sâengager, mais, aprĂšs quelques instants dâattente, arrivĂšrent deux belles voitures, entourĂ©es dâofficiers et de cavaliers, dâoĂč je vis descendre un personnage en uniforme blanc, au-devant duquel se rendit lâEmpereur NapolĂ©on. Nous comprĂźmes facilement alors que câĂ©tait une entrevue pour traiter de la paix, et que le personnage descendu de voiture Ă©tait lâempereur dâAutriche. AprĂšs leur conversation, qui dura moins dâune heure, nous reprĂźmes la route dâAusterlitz, oĂč nous arrivĂąmes extĂ©nuĂ©s de fatigue et mourants de faim nous avions fait huit lieues dans la boue et par un froid trĂšs vif. Il Ă©tait nuit, depuis longtemps, quand nous entrĂąmes dans nos logements. Le 7 dĂ©cembre commença le retour en France. Ă Brunn, nous longeĂąmes une partie du champ de bataille, sur lequel on voyait encore des morts. Le 10, aprĂšs avoir repassĂ© le Danube et traversĂ© Vienne, nous arrivons Ă Freysing, en face du village et du palais impĂ©rial de SchĆnbrunn, pour y sĂ©journer jusquâau 27 dĂ©cembre. Pendant ce long et salutaire repos, je fus plusieurs fois Ă Vienne pour visiter cette capitale, faire quelques emplettes et convertir en monnaie de France les florins en papier, avec lesquels on venait de rĂ©gler lâarriĂ©rĂ© de solde qui nous Ă©tait dĂ», depuis notre passage du Rhin. CâĂ©tait de lâargent bien gagnĂ©, mais les coquins de changeurs profitĂšrent de la circonstance pour nous faire perdre beaucoup dessus, la guerre dĂ©sastreuse que venait de faire lâAutriche ayant beaucoup dĂ©prĂ©ciĂ© ce papier monnaie, sans compter lâignorance oĂč jâĂ©tais sur sa vĂ©ritable valeur. Pendant notre sĂ©jour, nous reçûmes nos capotes dâuniforme venant de France. Elles furent bien accueillies, car nos sarraux de toile avec lesquels nous avions fait la campagne nâĂ©taient ni chauds ni beaux. Nous eĂ»mes, pendant les dix-sept jours de ce cantonnement, de trĂšs mauvais jours, surtout beaucoup de neige et de fortes gelĂ©es. LâEmpereur nous faisait souvent prendre les armes, pour nous faire manĆuvrer et dĂ©filer. Le 26, le canon nous annonça la conclusion de la paix ; elle avait Ă©tĂ© signĂ©e le 25 Ă Presbourg. Le 28 au matin, notre bataillon fut envoyĂ© Ă Vienne, pour prendre et escorter le TrĂ©sor de lâarmĂ©e jusquâĂ Strasbourg ; il se composait de huit fourgons et de douze Ă quinze millions en or ou en argent. La plus grande partie venait de France, et nâavait pas Ă©tĂ© dĂ©pensĂ©e dans cette courte campagne, qui, au lieu de lâappauvrir, lâavait augmentĂ©. Le 20 fĂ©vrier 1806, nous arrivions Ă la caserne de Rueil. Notre absence de Paris avait Ă©tĂ© de 174 jours. Jours de marche, 110 ; jours de repos 60. De Vienne Ă Paris, on marcha 46 jours pour faire 306 lieues, ce qui fait une moyenne de 6 lieues 2/3 par jour. SEPT MOIS Ă RUEIL Ă Rueil, notre service se bornait Ă monter la garde Ă la Malmaison et au palais de Saint-Cloud, ces deux services nâĂ©tant pas fatigants parce que peu frĂ©quents. Ă Saint-Cloud, on Ă©tait nourri des deniers de lâEmpereur ; les repas Ă©taient Ă peu prĂšs les mĂȘmes quâĂ la caserne. Un autre service, un peu plus pĂ©nible, câĂ©tait dâaller dĂ©filer la parade aux Tuileries, tous les quinze jours. Les gardes quâon montait Ă Saint-Cloud offraient beaucoup dâintĂ©rĂȘt, par le curieux spectacle que prĂ©sentait cette immense rĂ©union de grands personnages, qui allaient faire leur cour au puissant monarque, au vainqueur de lâanarchie et des ennemis de la France. Jâai vu lĂ , bien souvent, des rois, des princes, presque tous les marĂ©chaux, les ministres, les grands dignitaires de lâEmpire, les grands officiers de la couronne, les sĂ©nateurs, les gĂ©nĂ©raux de lâarmĂ©e et tous les grands fonctionnaires, qui venaient saluer le maĂźtre des destinĂ©es de lâEurope. CâĂ©tait vraiment beau, le jour des grandes rĂ©ceptions. Il ne passait pas un de ces personnages illustres que je ne mâinformasse de son nom ; en peu de temps, je les connus presque tous. Ce fut pendant mon sĂ©jour Ă Rueil que je fus instruit de la douloureuse perte que ma mĂšre et toute la famille venaient de faire en la personne de mon pĂšre, dĂ©cĂ©dĂ© Ă lâĂąge de soixante-six ans. Cette mort inattendue me causa beaucoup de douleur, car je perdais en lui plutĂŽt un ami quâun pĂšre, tant il avait de bontĂ© et dâamitiĂ© pour moi. Sa correspondance si aimante, si questionneuse, me charmait et me consolait souvent. Des bruits de guerre qui circulaient depuis quelques temps prenaient de jour en jour plus de consistance ; un camp dâinfanterie de quatre rĂ©giments, Ă©tabli sous Meudon, faisait pressentir de prochaines hostilitĂ©s, car tout sây organisait pour la guerre. La curiositĂ©, le dĂ©sir de voir un de mes amis, nommĂ© officier rĂ©cemment, lors de la promotion qui avait Ă©tĂ© faite Ă Vienne, mây firent aller deux fois pour jouir de ce spectacle militaire, aux portes de la capitale, et tĂ©moigner Ă mon ami combien jâĂ©tais satisfait de lui voir les Ă©paulettes et lâĂ©pĂ©e, au lieu du sac et du fusil que nous portions, nous, ses camarades moins favorisĂ©s. Ă la vĂ©ritĂ©, cette promotion fut peu nombreuse, puisquâelle ne sâĂ©tendit que sur seize des grenadiers et chasseurs ; mais elle fit plaisir, mĂȘme Ă ceux qui ne furent pas au nombre des Ă©lus, parce quâelle prouvait que lâintention de lâEmpereur Ă©tait de nous nommer, tous, successivement ; mais seize sur seize cents, câĂ©tait bien peu. Le 11 septembre 1806, toute la Garde, considĂ©rablement augmentĂ©e depuis la fin de la campagne, fut rĂ©unie dans la plaine des Sablons pour passer la revue de dĂ©tail de lâEmpereur. Tout y Ă©tait, personnel, matĂ©riel, administration on nâavait laissĂ© dans les quartiers que les hommes et les chevaux qui ne pouvaient pas se tenir sur leurs jambes. Les compagnies ayant Ă©tĂ© dĂ©ployĂ©es sur un seul rang, les sacs Ă terre et ouverts devant chaque homme, et les cavaliers Ă pied tenant leurs chevaux par la bride, lâEmpereur passa Ă pied devant le front du rang dĂ©ployĂ©, questionna les hommes, visita les armes, les sacs, lâhabillement avec une lenteur presque dĂ©sespĂ©rante. Il visita de mĂȘme les chevaux, les canons, les caissons, les fourgons, les ambulances, avec la mĂȘme sollicitude, la mĂȘme attention que pour lâinfanterie. Cette longue et minutieuse inspection terminĂ©e, les rĂ©giments se reformĂšrent dans leur ordre habituel, pour quâil vĂźt lâensemble des troupes et les fĂźt manĆuvrer. DĂ©jĂ quelques mouvements avaient Ă©tĂ© exĂ©cutĂ©s, lorsque survint un orage furieux, dĂ©chaĂźnĂ©, Ă©pouvantable toute cette splendeur, des Ă©clatantes dorures, ces brillants uniformes furent ternis, salis, mis hors de service, surtout ceux des chasseurs Ă cheval et de lâartillerie, si Ă©lĂ©gants et si riches. Moins dâun quart dâheure suffit pour rendre le terrain impraticable et interdire mĂȘme le dĂ©filement. On se retira triste, dĂ©fait comme si on eĂ»t perdu une grande bataille. Quelques jours aprĂšs, nous reçûmes lâordre de nous tenir prĂȘts Ă partir pour le 20. Cette nouvelle fut reçue avec joie. On Ă©tait ennuyĂ©, depuis longtemps de cette vie douce et tranquille, de ce bien-ĂȘtre, quâon ne sait pas apprĂ©cier, quand on ne le compare pas avec les souffrances passĂ©es et si vite oubliĂ©es. Nous restĂąmes dans cette pacifique garnison sept mois justes. GUERRE CONTRE LA PRUSSE Nous partĂźmes le 20 septembre. Cette Ă©tape, dĂ©jĂ trĂšs longue en partant de Paris, le fut de trois lieues de plus, pour nous qui venions de Rueil. Quand jâarrivai Ă Saint-Marc, oĂč la compagnie Ă©tait dĂ©tachĂ©e, je tombai sur le seuil de mon logement, comme un homme frappĂ© par un boulet. Je fus longtemps sans reprendre connaissance. GrĂące aux soins touchants de la respectable dame chez qui jâĂ©tais logĂ©, et grĂące Ă une saignĂ©e, que me pratiqua le chirurgien du village, je revins Ă la vie. Le repos de la nuit et une forte constitution me donnĂšrent du courage et des jambes, pour le lendemain. Le 22, au jour, nous montĂąmes sur les chars qui avaient portĂ© la veille le 1er rĂ©giment. Ces voitures nous conduisirent jusquâĂ Soissons, oĂč nous prĂźmes ceux quâil venait de quitter, en sorte que les mĂȘmes voitures faisaient deux Ă©tapes, et que le 2Ăšme rĂ©giment couchait oĂč le 1er faisait halte dans la journĂ©e et halte dans le lieu oĂč le 1er couchait. Le 23, nuit Ă Rethel ; le 24, nuit Ă Stenay. Les 25, 26 et 27 et toute la nuit du 28 en route, sans autre repos que le temps nĂ©cessaire pour changer de voiture et manger un morceau Ă la hĂąte, quand on le permettait. Ces soixante-douze heures passĂ©es sur les voitures nous brisĂšrent le corps. EntassĂ©s sur des mĂ©chants chariots de paysans, sans bancs, presque sans paille, ne pouvant ni nous asseoir passablement, ni dormir quelques minutes tranquillement, nous dĂ©sirions ardemment la fin de ce long voyage, oĂč lâon Ă©tait si incommodĂ©ment sous tous les rapports. Comment aurait-on pu trouver une place passable, avec lâembarras de dix Ă douze fusils, les sabres, les gibernes, les sacs de dix Ă douze hommes ennuyĂ©s, mĂ©contents et souvent peu endurants, la moindre contrariĂ©tĂ© se changeant en querelle ! Ă part ces moments de mauvaise humeur, bien excusables parfois, on Ă©tait gai dans le jour, parce quâon marchait aux montĂ©es, parce quâon causait avec les habitants, qui se portaient en foule sur notre passage. CâĂ©tait un spectacle nouveau et intĂ©ressant pour eux. Dans beaucoup de villages, on jetait des paniers de fruits dans les voitures ; on nous offrait du cidre dans les Ardennes, de la biĂšre dans les dĂ©partements allemands. Quoi quâil en soit, nous quittĂąmes ces voitures sans regrets, prĂ©fĂ©rant marcher et porter tout notre attirail militaire. Le 5 octobre, nous Ă©tions au soir Ă Closler-Brach, bourg avec une superbe abbaye. Le 1er rĂ©giment y resta ; le 2Ăšme fut dĂ©tachĂ© dans un fort village, sur la gauche et trĂšs loin de la route qui conduit Ă Bamberg. Pour y arriver, il fallait traverser une forĂȘt trĂšs accidentĂ©e et montueuse. La nuit nous y surprĂźmes. En peu dâinstants, les hommes nây voyant plus, dans le chemin presque pas tracĂ© que lâon suivait, heurtĂšrent contre les arbres et les buttes, tombĂšrent dans les creux, les fossĂ©s, les ravins ou les prĂ©cipices. Ce furent des cris, des jurements, des gĂ©missements Ă©pouvantables. Les chasseurs, pour Ă©viter les accidents qui arrivaient Ă ceux qui les prĂ©cĂ©daient, sâĂ©cartĂšrent de la route, sâĂ©parpillĂšrent dans la forĂȘt et finirent par sây Ă©garer. Câest en vain que le gĂ©nĂ©ral Curial, colonel en second, qui Ă©tait Ă la tĂȘte du rĂ©giment, le fit arrĂȘter, battre les tambours pour les rallier, cela fut sans rĂ©sultat, parce quâil y avait impossibilitĂ©. On ne faisait pas quatre pas sans trouver un obstacle ; heureusement que jâĂ©tais Ă lâavant-garde, oĂč il y avait des guides et des torches Ă©clairĂ©es, ce qui nous permit dâarriver, quoi que tard, au logement, sans accident. Plus des trois-quarts du rĂ©giment passĂšrent la nuit dans la forĂȘt ; beaucoup Ă©taient blessĂ©s ou contus. Tous ceux des hommes qui Ă©taient restĂ©s en arriĂšre rejoignirent le rĂ©giment, avant dâentrer Ă Bamberg ; on sâarrĂȘta longtemps pour les rallier tous. Le 7, Ă Bamberg, une proclamation de lâEmpereur Ă la Grande ArmĂ©e, lue aux compagnies formĂ©es en cercle, nous apprit que la guerre Ă©tait dĂ©clarĂ©e Ă la Prusse. Le 10, aprĂšs avoir traversĂ© les forĂȘts de la Thuringe et les petites villes de Lobenstein, Eberedorf et Saalbourg, sur la Saale, nous vĂźmes le 5Ăšme corps aux prises avec lâarmĂ©e prussienne et la poussant vigoureusement vers Saalfeld, oĂč elle fut battue complĂštement. Le prince Louis de Prusse, neveu du roi, qui se tenait Ă lâarriĂšre-garde, fut tuĂ© dâun coup de sabre par un marĂ©chal des logis du 10Ăšme hussards. Le point oĂč nous nous trouvions et dâoĂč Ă©tait partie une division dâinfanterie du 5Ăšme corps pour entrer en ligne, Ă©tait couvert de nombreux effets dâhabillement, que les soldats avaient jetĂ©s, pour allĂ©ger leurs sacs qui Ă©taient trop lourds pour combattre. En effet, nous Ă©tions tous trop chargĂ©s, ce qui rendait la marche de lâinfanterie lourde et embarrassĂ©e. Nous arrivĂąmes Ă Schleitz. Tout Ă©tait sens dessus dessous dans cette petite ville saxonne, tant les maux de la guerre avaient portĂ© lâeffroi et la terreur chez les habitants. Ă souper, notre bauer paysan, comme disaient les vieux chasseurs nous servit en argenterie. AprĂšs le repas, je lui dis que sâil voulait la conserver, je lâengageais trĂšs fort de la cacher et de la remplacer par des couverts en fer. Je pense quâil aura suivi mon conseil. Le 11 octobre, sur la route et dans les champs quâavoisinaient Auma, nous voyions beaucoup de cadavres prussiens, des suites dâun combat de cavalerie. Il nous fut dĂ©fendu dâentrer dans cette petite ville assez jolie ; mais, nâayant pas de vivres la faim qui chasse le loup du bois, comme dit le proverbe, nous fit enfreindre la consigne. JâĂ©tais dans une cour avec plusieurs autres chasseurs, en train de dĂ©pecer un cochon que nous venions de tuer, lorsque le marĂ©chal LefĂšvre, commandant la Garde Ă pied, et le gĂ©nĂ©ral Rousset, chef dâĂ©tat-major gĂ©nĂ©ral de la Garde impĂ©riale, y entrĂšrent. La peur nous glaça dâeffroi, et nous fit tomber les couteaux des mains ; impossible de fuir, ils avaient fermĂ© la porte sur eux. Dâabord, grande colĂšre, menace de nous faire fusiller ; mais, aprĂšs avoir Ă©tĂ© entendus, ils nous dirent, moitiĂ© en colĂšre, moitiĂ© en riant Sauvez-vous bien vite au camp, sacrĂ©s pillards que vous ĂȘtes ; emportez votre maraude sans quâon la voie, et surtout Ă©vitez de vous laisser prendre par les patrouilles. » Le conseil Ă©tait bon, nous le suivĂźmes en tous points. On rit beaucoup, au bivouac, de la venette que nous venions dâavoir et de la grande colĂšre pour rire du bon marĂ©chal. IĂNA 13 octobre. â Au bivouac, en avant dâIĂ©na, sur une montagne et sur la rive gauche de la Saale. Pour y arriver, nous traversons la ville et prenons position il Ă©tait dĂ©jĂ nuit. Ayant su que le 21Ăšme lĂ©ger du 5Ăšme corps nâĂ©tait pas trĂšs Ă©loignĂ©, je fus voir les nombreux compatriotes qui y servaient. Ils Ă©taient aux avant-postes, sans feu, avec dĂ©fense de combat, et je les quittai bientĂŽt. De retour au camp, jâapprends quâIĂ©na est en feu et quâon sây est rendu en foule. Je fis comme les autres, malgrĂ© la lassitude, la distance Ă parcourir et le dĂ©testable chemin Ă descendre, que plus de mille hommes Ă©taient occupĂ©s Ă rendre praticable pour lâartillerie et la cavalerie. Et, en effet, sur lâĂ©troit plateau oĂč se trouvaient les combattants, il nây avait encore ni artilleurs, ni cavaliers, et cependant une portĂ©e de fusil ne sĂ©parait pas les deux armĂ©es. AprĂšs avoir franchi ce mauvais pas, jâentrai dans IĂ©na. Grand Dieu ! quel affreux spectacle offrait cette malheureuse ville, dans cet instant de la nuit ! Dâune part le feu ; de lâautre, le bris des portes, les cris de dĂ©sespoir. Jâentrai dans la boutique dâun libraire les livres Ă©taient jetĂ©s pĂȘle-mĂȘle sur le plancher. Jâen prends un au hasard câĂ©tait le guide des voyageurs en Allemagne, imprimĂ© en français. CâĂ©tait le deuxiĂšme volume ; je cherche vainement le premier, je ne le trouve pas. Mais le lendemain de la bataille, quand lâordre eut Ă©tĂ© rĂ©tabli, je retournai chez le libraire, pour le prier de me vendre ce premier volume. CâĂ©tait un peu lourd Ă porter dans un sac, mais jâĂ©tais si content dâavoir cet ouvrage quâil me semblait que son poids ne devait pas mâincommoder. En sortant de cette librairie, jâentrai dans la boutique dâun Ă©picier ; on se partageait du sucre en pains. On mâen donna cinq ou six livres, que je portai de suite au camp. Je nâeus que cela Ă manger pendant toute la journĂ©e du lendemain. Peu dâheures aprĂšs mon retour au camp, on prit les armes, on se forma en carrĂ© et on attendit en silence le signal du combat. 14 octobre. â Un coup de canon tirĂ© par les Prussiens, dont le boulet passa par dessus nos tĂȘtes, annonça lâattaque. Un bruit de canons et de fusils se fit aussitĂŽt entendre sur les lignes des deux armĂ©es ; les feux dâinfanterie Ă©taient vifs, continuels, mais on ne dĂ©couvrait rien, le brouillard Ă©tant si Ă©pais quâon ne voyait pas Ă six pas. LâEmpereur Ă©tait parvenu par ses habiles manĆuvres Ă forcer les Prussiens Ă donner la bataille dans une position et sur un terrain peu favorables, puisquâils prĂ©sentaient le flanc gauche Ă leur base dâopĂ©ration et quâelle Ă©tait tournĂ©e. LâEmpereur dĂ©jeuna devant la compagnie, en attendant que le brouillard se levĂąt. Enfin, le soleil se montra radieux, lâEmpereur monta Ă cheval, et nous nous portĂąmes en avant. JusquâĂ quatre heures du soir, nous manĆuvrĂąmes pour appuyer les troupes engagĂ©es. Souvent notre approche suffisait pour obliger les Prussiens et les Saxons Ă abandonner les positions quâils dĂ©fendaient ; malgrĂ© cela, la lutte fut vive, la rĂ©sistance dĂ©sespĂ©rĂ©e, surtout dans les villages et les bouquets de bois, mais une fois que toute notre cavalerie fut arrivĂ©e en ligne et put manĆuvrer, alors ce ne fut plus que dĂ©sastre. La retraite se changea en dĂ©route, et la fuite fut gĂ©nĂ©rale. LâEmpereur nous arrĂȘta sur un plateau dĂ©couvert et trĂšs Ă©levĂ©, oĂč il resta prĂšs dâune heure Ă recevoir les rapports qui lui arrivaient de tous les points, Ă donner des ordres et Ă causer avec les gĂ©nĂ©raux. PlacĂ© au milieu de nous, nous pĂ»mes le voir jouir de son immense triomphe, distribuer des Ă©loges, et recevoir avec orgueil les nombreux trophĂ©es quâon lui apportait. CouchĂ© sur une immense carte ouverte, posĂ©e Ă terre, ou se promenant les mains derriĂšre le dos, en faisant rouler une caisse de tambour prussien, il Ă©coutait attentivement tout ce quâon lui disait, et prescrivait de nombreux mouvements. AprĂšs que ces masses de prisonniers, ces innombrables canons eurent dĂ©filĂ© devant les vainqueurs, que le canon ne se fit plus entendre, ou du moins que ses dĂ©tonations furent trĂšs Ă©loignĂ©es, lâEmpereur rentra Ă IĂ©na, suivi de la garde Ă pied. Nous avions plus de deux lieues Ă faire, il Ă©tait plus de cinq heures ; aussi nous ne pĂ»mes arriver quâaprĂšs sept heures du soir. On se logea militairement, chaque caporal amenant son escouade avec lui. Une maison dâassez belle apparence nous engagea Ă y entrer ; nous Ă©tions les premiers, nous en prĂźmes possession câĂ©tait un pensionnat de demoiselles. La cage Ă©tait restĂ©e, mais les oiseaux sâĂ©taient envolĂ©s, en laissant leurs plumes, du moins une partie de leurs hardes les pianos, les harpes, les guitares, leur livres, de charmants dessins ou gravures et des fournitures de bureau Ă satisfaire tous les besoins et tous les goĂ»ts. Les appartements Ă©taient Ă©lĂ©gamment meublĂ©s et trĂšs coquets. Je profitai de cette circonstance pour Ă©crire Ă mon frĂšre aĂźnĂ© une longue lettre, oĂč je lui rendais compte de notre brillante victoire. Le lendemain, au jour, je fus flĂąner autour du quartier gĂ©nĂ©ral, pour guetter le dĂ©part du courrier impĂ©rial. Je nâattendis pas longtemps. Je priai le premier courrier qui partit de mettre ma lettre Ă la poste, dĂšs son arrivĂ©e Ă Mayence. Il sâen chargea avec plaisir, en me disant quâon ne saurait trop rĂ©pandre les bonnes nouvelles. Le 15, nous fĂ»mes chargĂ©s de faire cuire beaucoup de viande, quâon dut chercher dans la campagne, pour faire du bouillon pour les blessĂ©s. Toute la journĂ©e, la Garde sâest occupĂ©e de ce pieux devoir. Mon Dieu, que de blessĂ©s ! Toutes les Ă©glises, tous les grands Ă©tablissements en Ă©taient remplis. Les fonctions dâinfirmier sont bien pĂ©nibles, quand on sâidentifie avec les souffrances des malheureux quâon sâefforce de soulager ! Le 18, Ă Mersebourg, sur la rive gauche de la Saale, dans une situation charmante. JâĂ©tais de garde auprĂšs de lâEmpereur, qui arriva aprĂšs nous, venant de Weimar. Dans la journĂ©e, nous passĂąmes prĂšs du champ de bataille de Rosbach. La journĂ©e dâIĂ©na a bien vengĂ© cette dĂ©faite. LâEMPEREUR ENTRE Ă BERLIN 27 octobre. â Depuis quelques jours, nous marchions dans les sables des bords de lâElbe et de la marche de Brandebourg, ce qui avait singuliĂšrement attendri et ramolli nos pieds. Une fois sur lâaffreux pavĂ© de Potsdam, fait en petits cailloux pointus, on Ă©prouva des douleurs vraiment atroces. Ce nâĂ©tait pas marcher quâon faisait, mais sauter comme des brĂ»lĂ©s. Si ce nâeĂ»t pas Ă©tĂ© aussi douloureux, çâaurait Ă©tĂ© bien comique. Au matin, nous partĂźmes de Charlottenbourg, en grande tenue, bonnet et plumet en tĂȘte, toute la Garde rĂ©unie et disposĂ©e Ă faire une entrĂ©e solennelle. ArrivĂ© Ă la belle porte de Charlottenbourg, ou plutĂŽt Ă ce magnifique arc de triomphe sur lequel est un quadrige dâun trĂšs beau travail, lâEmpereur laissa passer sa belle Garde Ă cheval, et se mit Ă notre tĂȘte, entourĂ© dâun Ă©tat-major aussi brillant que nombreux. Les grenadiers nous suivaient ; la gendarmerie dâĂ©lite fermait la marche. Pour nous rendre au palais du roi, oĂč lâEmpereur devait loger, nous suivĂźmes cette grande et magnifique allĂ©e des Tilleuls, la plus belle que lâon connaisse, et qui est supĂ©rieure en beautĂ©, sinon en longueur, aux boulevards de Paris. Je fus de garde au palais. Dans la soirĂ©e, Ă©tant en faction, dans une allĂ©e de la prairie qui se trouve en face du palais, un homme trĂšs bien mis mâoffrit de la liqueur quâil avait dans une bouteille cachĂ©e sous son habit. Je le repoussai assez rudement ; il dut penser que je ne me conduisais ainsi Ă son Ă©gard que parce que je craignais que la liqueur fĂ»t empoisonnĂ©e. Il me dit Soyez sans inquiĂ©tude, elle est salutaire. » Et, en mĂȘme temps, il but un bon coup. Je le remerciai de nouveau, en lui disant en mĂȘme temps de sâĂ©loigner. Il partit, mais de mauvaise humeur, et en prononçant quelques gros jurons en allemand. Parbleu, me dis-je, voilĂ un Berlinois qui nâest guĂšre de son pays ; il semblerait quâil est bien aise quâon ait donnĂ© une bonne raclĂ©e Ă son roi, Ă ses compatriotes, et Ă tout ce qui porte lâuniforme prussien. Le 28, nous habitions dans une grande rue, la Roos-Strass, une maison belle et vaste. Il Ă©tait minuit, mes cinq camarades et moi, nous dormions profondĂ©ment, lorsque nous fĂ»mes rĂ©veillĂ©s par les cris Au feu, au feu ! » Je me mets le premier Ă la fenĂȘtre, je vois tout le dessus de notre maison en flammes. Nous commençons de tourner dans notre chambre comme des Ă©garĂ©s, cherchant Ă nous habiller sans pouvoir y parvenir, nous heurtant, nous bousculant, sans trop songer Ă gagner la porte pour nous assurer si la fuite Ă©tait possible. Lâescalier, fort heureusement, Ă©tait intact, et nous pĂ»mes sortir sans accident. Nous voilĂ dans la rue, presque nus, sans souliers, ayant de la neige jusquâaux genoux, nos effets dans des draps de lit que nous avions sur le dos, embarrassĂ©s de nos fusils, sabre, giberne, bonnet dâoursin, plumet, chapeau, le diable enfin, ne sachant oĂč nous diriger, ahuris par les cris de la foule qui dĂ©bouchait de tous les coins de rue, par le galop des chevaux qui amenaient des pompes et des tonneaux fixĂ©s sur des traĂźneaux, par le tocsin sonnĂ© par toutes les cloches de la ville, par la gĂ©nĂ©rale qui se battait dans toutes les sections, par lâarrivĂ©e des premiers piquets de cavalerie, des officiers dâordonnance, des gĂ©nĂ©raux et du gouverneur de la ville, le gĂ©nĂ©ral Huttin, colonel des grenadiers Ă pied de la Garde, et de tous les militaires qui pouvaient craindre que ce fĂ»t un signal, pour une insurrection contre la vie de lâEmpereur et de la garnison. CâĂ©tait un vacarme Ă ne savoir oĂč donner de la tĂȘte. Pendant que tout sâorganisait pour arrĂȘter les progrĂšs de lâincendie, nous achevĂąmes de nous habiller au milieu de cette cohue ; mais le sauvetage de nos effets nâĂ©tait pas complet, il fallut remonter dans notre chambre pour les chercher, ce ne fut pas sans danger, et en les recouvrant, nous eĂ»mes la douce satisfaction de pouvoir faciliter la sortie de quelques personnes qui auraient pu ĂȘtre victimes de ce dĂ©sastre. Je dois mentionner, Ă la louange des autoritĂ©s et des habitants, que les secours furent prompts et bien dirigĂ©s. Un mot de mĂ©contentement, prononcĂ© par le gouverneur, nous faisait craindre quâil nous accusĂąt dâĂȘtre les auteurs de ce malheureux sinistre. Dans la matinĂ©e, nous nous rendĂźmes chez lui pour ĂȘtre interrogĂ©s ; quelques mots suffirent pour nous justifier. On nous logea chez un banquier de la mĂȘme rue. Il y avait tous les jours grande parade, dans la cour extĂ©rieure du chĂąteau, situĂ©e entre le palais et la prairie dont jâai parlĂ©. Le bataillon de service et les piquets de cavalerie de la Garde sây trouvaient et restaient pour dĂ©filer les derniers. Toutes les troupes qui arrivaient de France, toutes celles qui Ă©taient restĂ©es en arriĂšre pour poursuivre les dĂ©bris de lâarmĂ©e prussienne ou pour bloquer les places fortes, que lâennemi cĂ©dait tous les jours, Ă©taient passĂ©es en revue par lâEmpereur, qui les gardait longtemps sous les armes. Il faisait Ă lâinstant mĂȘme toutes les promotions nĂ©cessaires pour complĂ©ter les cadres des rĂ©giments, distribuait des dĂ©corations aux militaires qui lui Ă©taient signalĂ©s comme ayant mĂ©ritĂ© cette glorieuse rĂ©compense, adressait des allocutions aux corps, les faisait manĆuvrer pour sâassurer de leur instruction pratique, enfin ne nĂ©gligeait rien de ce qui pouvait intĂ©resser leur bien-ĂȘtre ou les enflammer du dĂ©sir de voler Ă dâautres combats. Ces parades et revues Ă©taient trĂšs curieuses Ă observer ; on aimait Ă suivre du regard celui qui foudroyait les trĂŽnes et les peuples. Nous fĂ»mes deux fois exĂ©cuter de grandes manĆuvres dans les environs de Berlin, sous les yeux de lâEmpereur. JâĂ©tais un de ceux qui tenaient les drapeaux pris Ă lâennemi, Ă la bataille dâIĂ©na, quand lâEmpereur les prĂ©senta Ă la dĂ©putation du SĂ©nat, qui vint jusquâĂ Berlin pour les recevoir. CâĂ©tait un cadeau que lâEmpereur faisait Ă son SĂ©nat conservateur. Pendant les vingt-sept jours pleins que je restais Ă Berlin, je visitai tous les monuments, toutes les collections importantes, tous les beaux quartiers de cette belle ville. Je fus plusieurs fois au spectacle, pour voir jouer des grands opĂ©ras français, traduits et arrangĂ©s pour la scĂšne allemande. Le lendemain de son entrĂ©e Ă Berlin, lâEmpereur fit mettre Ă lâordre de lâarmĂ©e une nouvelle proclamation, pour annoncer que les Russes marchaient Ă notre rencontre, et quâils seraient battus comme Ă Austerlitz. Elle se terminait par cette phrase Soldats, je ne puis mieux exprimer les sentiments que jâĂ©prouve pour vous, quâen disant que je porte dans mon cĆur lâamour que vous me montrez tous les jours. » Ă LA RENCONTRE DES RUSSES EntrĂ© en Pologne le 29 novembre, BarrĂšs arrive le 3 dĂ©cembre Ă Posen, oĂč il restera jusquâau 15. Ă notre arrivĂ©e, on nous lut la nouvelle proclamation que lâEmpereur fit mettre Ă lâordre de lâarmĂ©e, le 2 dĂ©cembre, pour annoncer lâanniversaire de la bataille dâAusterlitz, la prise de Varsovie que les Russes nâavaient pas pu dĂ©fendre, et lâarrivĂ©e de la Grande ArmĂ©e sur les bords de la Vistule. Cette belle proclamation Ă©tait suivie dâun dĂ©cret qui Ă©rigeait lâemplacement de la Madeleine Ă Paris en un temple de la gloire, sur le frontispice duquel on devait placer cette inscription en lettres dâor LâEmpereur NapolĂ©on aux soldats de la Grande ArmĂ©e. Ce dĂ©cret prouvait Ă lâarmĂ©e combien lâEmpereur avait pris soin de sa gloire et lâencourageait Ă de nouveaux triomphes⊠Le 24 dĂ©cembre, nous arrivĂąmes Ă Varsovie. Depuis le passage de la Wertha, le 29 novembre, nous Ă©tions dans la Pologne prussienne. Notre marche rapide ne nous donna pas une trĂšs bonne opinion de sa richesse. Que de pauvres et tristes villages nous rencontrĂąmes, que de misĂšres nous eĂ»mes sous les yeux, sans compter la nĂŽtre ! Toujours dans la boue ou la neige fondue, jusquâaux genoux, marchant toute la journĂ©e et nâayant ni abri, ni feu. ArrivĂ© au gĂźte, la nourriture rĂ©pondait Ă tout ce que nous voyions, Ă tout ce qui nous entourait. Le 25, le passage de la Vistule Ă Varsovie sâopĂ©ra sur un pont de bateaux, qui avait Ă©tĂ© rĂ©tabli aprĂšs la retraite des Russes. Le fleuve charriait considĂ©rablement, la gelĂ©e ayant repris depuis deux jours, avec assez dâintensitĂ© pour faire craindre pour sa sĂ»retĂ©. AprĂšs le pont, nous traversĂąmes obliquement une partie du faubourg de Prague, cĂ©lĂšbre par son importance, mais bien plus encore par ses malheurs, la presque totalitĂ© de la population ayant Ă©tĂ© massacrĂ©e par les Russes de Souvarow, en 1794. Ă lâautre extrĂ©mitĂ© du faubourg sont les frontiĂšres autrichiennes, quâon dut respecter, ce qui obligeait Ă se jeter Ă gauche pour ne pas violer la neutralitĂ© de cette puissance. Le passage du Bug prĂ©sentait des difficultĂ©s assez grandes et des dangers assez sĂ©rieux. Le pont, rĂ©tabli Ă la hĂąte pour le passage de la partie de lâarmĂ©e qui opĂ©rait sur la rive droite, fut souvent emportĂ© par la force du courant, ou brisĂ© par les Ă©normes glaçons que cette grande riviĂšre charriait. On ne passait que par petits dĂ©tachements, et lorsque les officiers pontonniers jugeaient quâon pouvait le faire en sĂ»retĂ©. Le 26, au bivouac, prĂšs dâun village appelĂ© Loparzin, quartier gĂ©nĂ©ral de lâEmpereur. Ă la nuit close, en traversant une forĂȘt de sapins trĂšs Ă©paisse, je fus appelĂ© par mon nom. CâĂ©tait trois ou quatre compatriotes de Blesle, qui se trouvaient en arriĂšre de leur corps ce quâon appelle des traĂźnards ou fricoteurs. ArrĂȘtĂ©s prĂšs dâune cantine, ils mâoffrirent du pain et du petit salĂ©, que jâacceptai avec plaisir, nâayant rien mangĂ© de la journĂ©e. AprĂšs ĂȘtre restĂ© quelque temps avec eux, je cherchai Ă rejoindre ma compagnie. Mais je mâĂ©garai, avec plusieurs de mes camarades, dans cette infernale forĂȘt, qui semblait nâavoir pas de limites. Enfin, au jour, nous rencontrĂąmes un hameau, oĂč beaucoup de militaires Ă©taient rĂ©fugiĂ©s. Jâappris avec plaisir que mon rĂ©giment nâĂ©tait pas Ă©loignĂ©. Je mâarrĂȘtai un instant pour me reposer, car je tombais de lassitude et de sommeil. Quand je mâaperçus que le rĂ©giment se disposait Ă partir, je me dirigeai dans sa direction Ă travers champs. La surface Ă©tait gelĂ©e, mais le fond ne lâĂ©tait pas, Ă cause du dĂ©gel qui sâĂ©tait dĂ©clarĂ© la veille, en sorte que chaque pas que je faisais, jâenfonçais dans cette terre molle Ă ne pouvoir plus retirer mes jambes. Mes souliers y seraient restĂ©s, si je nâavais pas pris le parti de les prendre Ă la main et de marcher pieds nus. Je fis ainsi plus de deux lieues sur une lĂ©gĂšre croĂ»te de glace que je brisais Ă chaque pas. Je ne pus rĂ©tablir ma chaussure, Ă la faveur dâun repos momentanĂ©, que longtemps aprĂšs que jâavais rejoint la compagnie. Dans la journĂ©e, les chemins, ou plutĂŽt les endroits oĂč nous passions, Ă©taient devenus impraticables. Deux hommes ne pouvaient pas poser le pied Ă la mĂȘme place sans courir le risque dâĂȘtre engloutis. On marchait comme si on eĂ»t Ă©tĂ© en tirailleurs. Tout restait derriĂšre, vainqueurs et vaincus. Les canons, les caissons, les voitures, les carrosses de lâEmpereur, comme la modeste carriole de la cantiniĂšre, sâembourbaient et ne bougeaient plus. Les routes, les champs Ă©taient couverts dâĂ©quipages, de bagages russes. Si cette poursuite eĂ»t pu ĂȘtre continuĂ©e encore deux ou trois jours, lâarmĂ©e ennemie abandonnait tout son matĂ©riel forcĂ©ment sans pouvoir mĂȘme le dĂ©fendre. Mais les Français nâĂ©taient pas plus en mesure dâattaquer. Il fallait sâarrĂȘter sous peine de ne plus ĂȘtre. Aussi lâordre fut-il donnĂ© le mĂȘme jour de faire prendre des cantonnements Ă lâarmĂ©e, et Ă la Garde de rentrer Ă Varsovie, oĂč lâEmpereur fut Ă©tablir son quartier gĂ©nĂ©ral. 31 dĂ©cembre. â Mon billet de logement Ă©tait pour Mgr lâĂ©vĂȘque de Varsovie. Je me rĂ©jouis beaucoup de cet heureux hasard, qui mâenvoyait chez un trĂšs grand dignitaire de lâĂglise, sans doute pour lui voir mettre en pratique cette charitĂ© chrĂ©tienne qui veut quâon soulage ceux qui souffrent ; mais il nâen fut rien. Monseigneur ne daigna pas sâintĂ©resser Ă nos estomacs dĂ©labrĂ©s, ni Ă nous faire oublier nos misĂšres de la rive droite du Bug. Au contraire, il nous fit changer de logement, pour ne pas ĂȘtre obligĂ© de nous fournir lâair que nous consommions chez lui. Notre fortune nous envoya chez un chanoine de Monseigneur, qui parlait trĂšs bien français. VoilĂ tout⊠Pendant notre sĂ©jour Ă Varsovie, le froid fut trĂšs vigoureux. En vingt-quatre heures, la Vistule fut prise et praticable partout pour les gens Ă pied. Cela nâempĂȘchait pas lâEmpereur de passer des revues ou de faire dĂ©filer la parade. Il se conduisait de mĂȘme quâĂ Berlin, avec cette diffĂ©rence cependant que ces travaux sur la place Ă©taient moins longs, parce que souvent il y avait impossibilitĂ© dây rester. De nombreux et Ă©lĂ©gants traĂźneaux sillonnaient toutes les rues avec la rapiditĂ© de lâĂ©clair. Ce genre de locomotion que je connaissais peu mâintĂ©ressait vivement. Varsovie est une trĂšs belle ville, dans quelques unes de ses parties. Nous y restĂąmes jusquâau 27 janvier 1807. Cependant, je fus peu curieux dâen visiter les monuments et curiositĂ©s ; la saison ne sây prĂȘtait pas. Blotti dans un coin de ma pauvre et froide chambre, oĂč je lisais une partie de la journĂ©e, je ne sortais que lorsque le devoir et le service mâen faisaient une obligation. Il y eut une petite promotion de vĂ©lites au grade dâofficier câĂ©tait la deuxiĂšme. Elle ne sâĂ©tendit que sur quelques protĂ©gĂ©s des gĂ©nĂ©raux en crĂ©dit ou des personnages de la suite de lâEmpereur. Le 2 fĂ©vrier 1807, aprĂšs un combat, oĂč nous Ă©tions en rĂ©serve, on nous fit bivouaquer en avant de Passenheim. Jâallai, comme de coutume, chercher du bois, de la paille ou des vivres, enfin ce que je pouvais trouver. En revenant au camp, chargĂ© de bois, je tombai dans un ravin trĂšs profond, et restai enseveli sous 10 Ă 12 pieds de neige. Je fus plus dâune heure sans pouvoir sortir de mon tombeau. Jây parvins enfin, mais Ă moitiĂ© mort de froid et de fatigue. Le temps Ă©tait affreux, le froid Ăąpre ; la neige tourbillonnait, Ă nous empĂȘcher de voir Ă deux pas. Je passai une bien mauvaise nuit, car jâeus trop de peine Ă me rĂ©chauffer. Le 3, prĂšs du village de Geltkendorf, oĂč lâEmpereur coucha, aprĂšs les terribles combats de Geltkendorf et du pont de Bergfried, nous restĂąmes en position jusquâĂ 2 heures du matin, sur 3 pieds de neige, et Ă la rigueur dâune bise qui coupait la respiration. Ce fut une soirĂ©e terrible. Depuis notre entrĂ©e en Pologne, on nous avait permis de porter le chapeau, la corne en avant, et dâajouter de chaque cĂŽtĂ© un morceau de fourrure quâon attachait sous le menton avec des cordons, pour nous garantir le visage et surtout les oreilles du froid. LâEmpereur, le prince de NeufchĂątel, et la plupart des gĂ©nĂ©raux avaient des bonnets en forme de casque, faits avec des fourrures de prix, desquels il pendait deux bandes, aussi en fourrure, pour ĂȘtre attachĂ©es sous le menton, quand le froid devenait plus piquant. Ces deux princes Ă©taient habillĂ©s dâune polonaise en velours gris, doublĂ©e dâhermine ou de fourrure aussi riche, et chaussĂ© de bottes fourrĂ©es avec un vĂȘtement semblable. Ils pouvaient supporter la rigueur de la saison, mais nous, pauvres diables, avec nos vieilles capotes, ce nâĂ©tait pas la mĂȘme chose. Ă la vĂ©ritĂ©, nous Ă©tions jeunes, nous marchions tout le jour, et puis on sây Ă©tait habituĂ©. Le 5, câest une journĂ©e oĂč il nây eut point dâaffaire. Notre camp avait Ă©tĂ© Ă©tabli, prĂšs dâArensdorf, sur un Ă©tang, sans quâon sâen doutĂąt. Dans la nuit, notre feu de bivouac fit fondre la glace et le peu de neige qui, en cet endroit, la couvrait, et sâabĂźma dans lâeau Ă une assez grande profondeur. Nous en fĂ»mes quittes pour la perte de ce que nous faisions cuire, afin de le manger avant notre dĂ©part. Le 6, au bivouac, autour du petit hameau de Haff. AprĂšs le terrible combat de ce jour, oĂč lâarriĂšre-garde russe fut hachĂ©e et presque dĂ©truite, nous restĂąmes en position sur une hauteur jusquâĂ 11 heures du soir. Revenus sur nos pas, aprĂšs cette longue faction, nous passĂąmes la nuit sans feu, ne nous chauffant quâĂ la dĂ©robĂ©e aux bivouacs des autres troupes qui Ă©taient arrivĂ©es avant nous. Les quelques maisons de ce hameau Ă©taient remplies de blessĂ©s français. Le nombre en Ă©tait grand, trĂšs grand, et ils nây Ă©taient pas tous, les autres Ă©tant restĂ©s sur le champ de bataille, exposĂ©s Ă toute la rigueur de cette glaciale journĂ©e. Quelle nuit affreuse je passai ! Je regrettai bien des fois de ne pas ĂȘtre au nombre de ces milliers de cadavres qui nous entouraient. EYLAU 7 fĂ©vrier 1807. â Au bivouac, sur une hauteur, Ă une demi-lieue en arriĂšre dâEylau. Au dĂ©part, nous repassĂąmes, de nouveau sur le terrain de combat de la veille et sur la position que nous avions occupĂ©e jusquâĂ 11 heures du soir ; un peu plus loin, sur lâemplacement oĂč deux rĂ©giments russes avaient Ă©tĂ© anĂ©antis dans une charge de cuirassiers. Ă cet endroit, les morts Ă©taient sur deux et trois de hauteur ; câĂ©tait effrayant. Enfin, nous traversĂąmes la petite ville de Landsberg sur la Stein. AprĂšs avoir laissĂ© derriĂšre nous cette ville, nous arrivĂąmes devant une grande forĂȘt, traversĂ©e par la route que nous suivions, mais qui Ă©tait tellement encombrĂ©e de voitures abandonnĂ©es, et par les troupes qui nous prĂ©cĂ©daient, que lâon fut obligĂ© de sâarrĂȘter pour ce motif ou pour dâautres que je ne connaissais pas. Du reste, le canon grondait fort, en avant de nous, ce qui faisait croire Ă un engagement sĂ©rieux. Je profitai de ce repos pour dormir, en me couchant sur la neige avec autant de voluptĂ© que dans un bon lit. Jâavais les yeux malades par la fumĂ©e du bivouac de la veille, par la privation de sommeil, et par la rĂ©verbĂ©ration de la neige qui surexcitait mes souffrances. JâĂ©tais arrivĂ© au point de ne pouvoir plus me conduire. Ce repos, dâune heure peut-ĂȘtre, me soulagea, et me permit de continuer avec le rĂ©giment le mouvement dâen avant qui sâexĂ©cutait. Ă la sortie du bois, nous trouvĂąmes une plaine, et puis une hauteur que nous gravĂźmes. CâĂ©tait pour enlever cette position que les fortes dĂ©tonations, que nous avions entendues quelques heures auparavant, avaient eu lieu. Le 4Ăšme corps lâenleva et jeta lâennemi de lâautre cĂŽtĂ© dâEylau, mais il y eut de grandes pertes Ă dĂ©plorer. Le terrain Ă©tait jonchĂ© de cadavres de nos gens ; câest lĂ quâon nous Ă©tablit pour passer la nuit. On se battait encore, quoiquâil fĂźt dĂ©jĂ noir depuis longtemps. Une fois libre, on se mit en quĂȘte de bois, de paille pour passer la nuit ; il neigeait Ă ne pas sây voir, et le vent Ă©tait trĂšs piquant. Je me dirigeai vers la plaine, avec cinq ou six de mes camarades. Nous trouvĂąmes un feu de bivouac abandonnĂ©, trĂšs ardent encore, et beaucoup de bois ramassĂ©. Nous profitĂąmes de cette bonne rencontre pour nous chauffer et faire notre provision de ce que nous cherchions. Pendant que nous Ă©tions Ă philosopher sur la guerre et ses jouissances, le bĂȘlement dâun mouton se fit entendre. Courir aprĂšs, le saisir, lâĂ©gorger, le dĂ©pouiller, tout cela fut fait en quelques minutes. Mettre le foie sur des charbons ardents ou le faire rĂŽtir au bout dâune baguette, nous prit moins de temps encore ; nous pĂ»mes, par cette rencontre providentielle, sinon satisfaire notre dĂ©vorante faim, du moins lâapaiser un peu. AprĂšs la dĂ©goĂ»tante pĂąture que nous venions de faire, de retour au camp, on nous dit quâon trouvait dans Eylau des pommes de terre et des lĂ©gumes secs. Nous y allĂąmes, en attendant que le mouton que nous apportions pĂ»t ĂȘtre cuit. En effet, nous trouvĂąmes en assez grande quantitĂ© ce que nous cherchions ; fiers de notre trouvaille et satisfaits de contribuer pour notre part Ă la nourriture de nos camarades, nous revenons au camp, mais on dormait Ă la belle Ă©toile, presque enseveli sous la neige. Nous qui suions malgrĂ© le froid, nous pensĂąmes que ce repos, aprĂšs une agitation et des courses si rĂ©pĂ©tĂ©es, nous serait funeste. Nous rĂ©solĂ»mes de retourner Ă Eylau avec tout notre fourniment, en nous disant que nous entrerions dans les rangs au passage du rĂ©giment, qui devait aller, selon nous, coucher Ă KĆnigsberg, le mĂȘme jour. Ă peine avions-nous dormi deux heures, que le jour arriva et, avec lui, une Ă©pouvantable canonnade dirigĂ©e sur les troupes qui couvraient la ville. Sâarmer et chercher Ă sortir de la ville ne fut quâune pensĂ©e, mais lâencombrement Ă la porte Ă©tait si grand, occasionnĂ© par la masse des hommes de tous grades et de tous les corps qui bivouaquaient en avant ou autour dâEylau, que le passage en Ă©tait pour ainsi dire interdit. LâEmpereur, surpris comme nous, eut des peines inimaginables pour pouvoir passer. Pendant ce temps lĂ , des boulets perdus venaient augmenter le dĂ©sordre. Nous arrivĂąmes Ă notre poste, avant que le rĂ©giment eĂ»t reçu lâordre de se porter en avant. Jâavais tant luttĂ©, tant couru, que jâĂ©tais hors dâhaleine. 8 fĂ©vrier. â Le rĂ©giment descendit la hauteur en colonne et se dirigea Ă la droite de lâĂ©glise oĂč il se dĂ©ploya. DĂ©jĂ plusieurs boulets avaient portĂ© dans le rĂ©giment, et enlevĂ© bien des hommes. Une fois en bataille, et assez Ă dĂ©couvert, le nombre en fut bien plus grand. Nous Ă©tions sous les coups dâune immense batterie, qui tirait sur nous Ă plein fouet et exerçait dans nos rangs un terrible ravage. Une fois, la file qui me touchait Ă droite fut frappĂ©e en pleine poitrine ; un instant aprĂšs, la file de gauche eut les cuisses droites emportĂ©es. Le choc Ă©tait si violent que les voisins Ă©taient renversĂ©s comme les malheureux qui Ă©taient frappĂ©s. On donna ordre dâemporter les trois derniers Ă lâambulance, Ă©tablie dans les granges du faubourg qui Ă©tait Ă notre gauche. Un de mes camarades rĂ©clama mon assistance câĂ©tait un vieux soldat breton qui mâĂ©tait trĂšs attachĂ©. Je souscrivis avec empressement Ă son dĂ©sir et le portai, ainsi que trois autres de mes camarades, dans la maison oĂč se trouvait le docteur Larrey. Nous apprĂźmes le lendemain, par le capitaine, quâil nous avait donnĂ© sa montre en or, dans le cas quâil succomberait Ă lâamputation de sa cuisse. Pendant notre absence, le rĂ©giment fit un mouvement vers sa droite, et se trouva placĂ© derriĂšre une lĂ©gĂšre Ă©lĂ©vation qui le garantissait de quelques coups. LâEmpereur, qui sentait la nĂ©cessitĂ© de mĂ©nager sa rĂ©serve pour lâemployer plus tard, si les Ă©vĂ©nements, qui devenaient critiques, lây contraignaient, avait donnĂ© cet ordre. Pour rentrer dans nos rangs, nous fĂ»mes obligĂ©s de dĂ©filer sous une grĂȘle de boulets, dont les coups Ă©taient si rapprochĂ©s quâon ne pouvait faire six pas sans ĂȘtre arrĂȘtĂ© par lâexplosion dâun obus ou le ricochet dâun projectile. Enfin, jâarrivai sain et sauf, mais deux de mes camarades Ă©taient tombĂ©s morts sur la hauteur. Pendant quelque temps, une neige, dont lâĂ©paisseur est inconnue dans nos climats, nous donna un peu de rĂ©pit ; le restant de la journĂ©e sâĂ©coula lentement, recevant de temps Ă autres des marques non Ă©quivoques de la prĂ©sence des Russes en avant de nos lignes. Enfin, vers la fin du jour, ils nous cĂ©dĂšrent le terrain et se retirĂšrent en assez bon ordre, loin de la portĂ©e de nos canons. Une fois leur retraite bien constatĂ©e, nous fĂ»mes reprendre notre position du matin, bien cruellement dĂ©cimĂ©s et douloureusement affectĂ©s de la mort de tant de braves. Ainsi se termina la journĂ©e la plus sanglante, la plus horrible boucherie dâhommes qui ait eu lieu depuis le commencement des guerres de la RĂ©volution. Les pertes furent Ă©normes, dans les deux armĂ©es, et quoique vainqueurs, nous Ă©tions aussi maltraitĂ©s que les vaincus. 9 fĂ©vrier. â MĂȘme position. Dans la journĂ©e, je fus envoyĂ© en corvĂ©e Ă Eylau, mais comme elle nâexigeait pas un retour immĂ©diat au camp, jâen profitai pour visiter le champ de bataille. Quel Ă©pouvantable spectacle prĂ©sentait ce sol, naguĂšre plein de vie, oĂč 160 000 hommes avaient respirĂ© et montrĂ© tant de courage ! La campagne Ă©tait couverte dâune Ă©paisse couche de neige, que perçaient çà et lĂ les morts, les blessĂ©s et les dĂ©bris de toute espĂšce ; partout de larges traces de sang souillaient cette neige, devenue jaune par le piĂ©tinement des hommes et des chevaux. Les endroits oĂč avaient eu lieu les charges de cavalerie, les attaques Ă la baĂŻonnette et lâemplacement des batteries Ă©taient couverts dâhommes et de chevaux morts. On enlevait les blessĂ©s des deux nations avec le concours des prisonniers russes, ce qui donnait un peu de vie Ă ce champ de carnage. De longues lignes dâarmes, de cadavres, de blessĂ©s dessinaient lâemplacement de chaque bataillon. Enfin, sur quelque point que la vue se portĂąt, on ne voyait que des cadavres, que des malheureux qui se traĂźnaient, on nâentendait que des cris dĂ©chirants. Je me retirai Ă©pouvantĂ©. RestĂ© Ă Eylau, jusquâau 16 inclus. Je retournai encore une fois sur ce champ de dĂ©solation, pour bien me graver dans la mĂ©moire lâemplacement oĂč tant dâhommes avaient pĂ©ri, oĂč seize gĂ©nĂ©raux français avaient Ă©tĂ© tuĂ©s ou blessĂ©s Ă mort, oĂč un corps dâarmĂ©e, des rĂ©giments entiers avaient succombĂ©. Sur la place de la ville Ă©taient vingt-quatre piĂšces de canon russes quâon avait ramassĂ©es sur le champ de bataille. Un jour que je les visitais trĂšs attentivement, je fus frappĂ© sur lâĂ©paule par le marĂ©chal BessiĂšres, qui me demanda de le laisser passer. Il Ă©tait suivi de lâEmpereur, qui dit en passant devant moi Jâai Ă©tĂ© content de mes visites » Je ne rĂ©pondis rien ma surprise avait Ă©tĂ© trop grande de me trouver si prĂšs dâun homme si haut placĂ©, que jâavais vu trois jours auparavant exposĂ© aux mĂȘmes dangers que nous. Avant notre dĂ©part, il y eut une troisiĂšme promotion de vĂ©lites. Comme je nâattendais rien encore, je mâen occupai peu. Le sĂ©jour dâEylau devenait misĂ©rable ; nous Ă©tions sans vivres, sans abri pour ainsi dire, car nous Ă©tions entassĂ©s les uns sur les autres. Le dĂ©gel Ă©tait bien prononcĂ©, ce qui rendait encore notre position plus incommode. Enfin, le signal de la retraite nous fut annoncĂ© par une proclamation qui nous expliquait pourquoi nous nâavancions plus et pourquoi nous allions prendre des cantonnements Ă trente lieues en arriĂšre. Ce nâĂ©tait quâune trĂȘve momentanĂ©e la reprise des hostilitĂ©s viendrait avec les beaux jours. 19 fĂ©vrier. â Ă Liebstadt, petite ville sur la Passarge, riviĂšre derriĂšre laquelle lâarmĂ©e se retirait et oĂč elle devait prendre de fortes positions pour couvrir ses quartiers dâhiver, et se prĂ©parer Ă reprendre lâoffensive, aussitĂŽt que le pĂšre La Violette, nom quâon donnait Ă lâEmpereur, en donnerait le signal. Notre escouade entiĂšre fut logĂ©e dans une maison isolĂ©e, demeure de lâĂ©quarrisseur. Les approches Ă©taient peu rĂ©crĂ©antes, mais lâintĂ©rieur valait mieux. On trouva dans la cave un tonneau de saumon fumĂ©, dâune parfaite conservation et dâun goĂ»t exquis. CâĂ©tait une dĂ©couverte prĂ©cieuse, pour nous qui, depuis longtemps, ne mangions que des pommes de terre, et en petite quantitĂ© encore. AprĂšs nous en ĂȘtre rĂ©galĂ©s et avoir partagĂ© le reste, le bourgmestre de la ville vint avec un aide de camp du grand-duc de Berg rĂ©clamer ce tonneau. On lui rĂ©pondit que tout Ă©tait mangĂ©. Lâaide de camp nous pria, sâil en restait encore, de vouloir bien lui en donner pour le souper du prince, qui manquait de tout. Nous fĂźmes la sourde oreille, parce que nous pensĂąmes quâil Ă©tait plus facile au gĂ©nĂ©ral en chef de toute la cavalerie de se procurer des vivres quâĂ nous, pauvres fantassins, qui ne pouvions pas nous Ă©carter de la route. Il se retira fort mĂ©content. 21 fĂ©vrier. â Ă OstĂ©rode, petite ville de la Prusse sur la route de KĆnigsberg Ă Thorn. LâEmpereur Ă©tablit son quartier gĂ©nĂ©ral dans cette ville et envoie en cantonnements dans les villages environnants toute la partie de la Garde qui nâest pas nĂ©cessaire au service de sa personne et de son Ă©tat-major. Lâannonce de lâentrĂ©e en cantonnements fut accueillie avec une vive joie. Nous avions souffert tant de privations, Ă©prouvĂ© tant de fatigues, quâil Ă©tait bien permis de se rĂ©jouir et dâaspirer Ă un peu de repos. Dâailleurs, nos effets Ă©taient dans un Ă©tat de dĂ©labrement dĂ©plorable, nos pieds tout en compote, nos corps rongĂ©s par la vermine, faute de temps et de linge pour sâen dĂ©barrasser. Cette campagne, que jâappellerai une campagne de neige, comme la premiĂšre en fut une de boue, fut plus pĂ©nible encore par la privation de vivres que par lâintensitĂ© du froid qui cependant se fit sentir bien cruellement. 23 fĂ©vrier. â Schildeck, village Ă deux lieues dâOsterode. Nous Ă©tablissons notre domicile dans le chĂąteau du seigneur du village, qui nâavait de seigneurial que le nom, car câĂ©tait un simple rez-de-chaussĂ©e, beau et assez vaste. Nous y logions tous, officiers, sous-officiers et chasseurs et vivions tous ensemble, Ă la mĂȘme table, comme des frĂšres dâarmes. Nous trouvĂąmes dans les greniers du grain ; Ă lâĂ©curie, des vaches ; Ă la cave, de la biĂšre et des pommes de terre ; Ă la grange, de la paille en sorte que nous pĂ»mes nous organiser pour passer les jours de repos, qui nous Ă©taient accordĂ©s, dans une douce et tranquille aisance. Ce bien-ĂȘtre inespĂ©rĂ© dut ĂȘtre souvent partagĂ© avec des passagers, mĂȘme avec des gĂ©nĂ©raux, qui venaient sâasseoir Ă notre foyer domestique. Plus tard, quand on sut Ă Osterode lâespĂšce dâabondance dans laquelle nous vivions, on nous demanda du grain. Mais pour remplir les commandes qui nous Ă©taient faites, il fallut battre en grange. CâĂ©tait un travail peu connu de la majeure partie dâentre nous, câĂ©tait en outre bien fatigant ; nous y suppléùmes par des paysans que nous mettions en rĂ©quisition. Dâabord, ils refusĂšrent avec obstination, mais quand ils se virent traitĂ© avec bontĂ©, et payĂ©s en nature, nous eĂ»mes plus de bras quâil ne nous en fallait. Avec le repos et la nourriture, revinrent la santĂ©, la propretĂ© et la bonne tenue. Nos cadres, si faibles Ă notre arrivĂ©e, se complĂ©tĂšrent par la rentrĂ©e des hommes restĂ©s aux hĂŽpitaux, par des vieux soldats et des nouveaux vĂ©lites venant des corps ou de France. On Ă©tait aussi heureux quâon pouvait lâespĂ©rer dans notre position. Moi et deux ou trois camarades de la compagnie, nous faisions exception, nous avions les pieds gelĂ©s. Dans cette fĂącheuse position, je ne pouvais faire aucun service, ni suivre la compagnie en cas de dĂ©part. Le chirurgien dĂ©cida que je serais envoyĂ© sur les derriĂšres, au petit dĂ©pĂŽt de la Garde, de lâautre cĂŽtĂ© de la Vistule. Jâen fus bien contrariĂ©, mais le rĂ©tablissement de ma santĂ© lâexigeait je dus obĂ©ir. Le 9, je quittai le cantonnement oĂč jâĂ©tais si bien, pour aller Ă Osterode, oĂč on nous donna des voitures, car nous Ă©tions plusieurs malades ou blessĂ©s et conduits par un caporal. Le 15 mars, jâarrivai Ă Inowraslow ou Inowladislow. Du 15 mars au 14 avril, Ă Inowraslow â Au lieu dâentrer Ă lâhĂŽpital Ă©tabli pour les troupes de la Garde impĂ©riale, je reçus un billet de logement. Le hasard me servit bien, puisque jâeus un logement chaud et tranquille, ce qui accĂ©lĂ©ra ma guĂ©rison, Ă laquelle je donnai tous mes soins. La ville, ainsi que je lâai dĂ©jĂ dit, Ă©tait exclusivement affectĂ©e aux troupes de la Garde. Le nombre des blessĂ©s et des malades Ă©tait considĂ©rable, dans les premiers moments, mais lâinfluence du printemps commençant Ă se faire sentir, il diminua bien vite, et le dĂ©pĂŽt de convalescence ne dut pas tarder aprĂšs mon dĂ©part, Ă devenir presque inutile. Ce fut sur cette ville que tous nos blessĂ©s dâEylau furent Ă©vacuĂ©s. LâhĂŽpital en Ă©tait plein, quand jâarrivai, mais il ne tarda pas Ă se dĂ©semplir, plutĂŽt pour cause de mort que par guĂ©rison. Le pauvre chasseur, mon bon camarade, que jâavais aidĂ© Ă porter Ă lâambulance, Ă©tait mort en route ; un seul, sur les trois, blessĂ©s par ce boulet, allait bien et paraissait sauvĂ©. Le 15 avril, jâallai rejoindre ma compagnie. Pendant mon absence, lâEmpereur avait transfĂ©rĂ© son quartier gĂ©nĂ©ral Ă Finckenstein, superbe chĂąteau au comte de Dohna, ancien premier ministre du roi de Prusse, prĂšs de la petite ville de Rosenberg. Dans cette ville, Ă©tait logĂ©e la majeure partie des officiers de la maison impĂ©riale. Le 27 avril, il y eut une grande revue de toute la Garde dans la plaine de Finckenstein ; un ambassadeur persan se trouvait Ă cette revue. LâEMPEREUR GOĂTE LA SOUPE DE BARRĂS. 18 mai. â Sur une hauteur prĂšs de Finckenstein, pour y vivre dans des baraques que nous devions construire. DĂšs notre arrivĂ©e, on se mit Ă lâĆuvre, et en peu de jours ce fut un camp de plaisance des plus intĂ©ressants. Il y eut beaucoup Ă travailler, bien des bois abattus, bien des maisons dĂ©molies pour construire les nĂŽtres. CâĂ©tait des actes de vandalisme qui affligeaient, mais la guerre fait une excuse. Le 25 mai, lâEmpereur vint visiter notre camp. Il dut ĂȘtre satisfait, car on y avait pris peine pour le rendre digne de lâauguste visiteur. JâĂ©tais ce jour lĂ de cuisine. Il visita la mienne comme les autres, me fit beaucoup de questions sur notre nourriture et surtout le pain de munition. Je lui dis sans balbutier, et trĂšs nettement, quâil nâĂ©tait pas bon, surtout pour la soupe. Il demanda Ă le goĂ»ter, je lui en prĂ©sentai un. Il ĂŽta son gant, en brisa un morceau avec ses doigts, et, aprĂšs lâavoir mĂąchĂ©, il me le rendit en disant En effet, ce pain nâest pas assez bon pour ces messieurs. » Cette rĂ©ponse mâatterra. Il fit ensuite dâautres questions, mais, dans la crainte que je rĂ©pondisse comme je venais de le faire, le gĂ©nĂ©ral SoulĂšs prit la parole pour moi. Pendant quelques jours, dans le camp, on ne mâappelait que le monsieur ». Quoi quâil en soit, nous eĂ»mes le lendemain du pain blanc pour mettre Ă la soupe, du riz et une ration dâeau-de-vie de grain, quâon appelle schnaps. Le mot messieurs » nâavait pas Ă©tĂ© dit pour se moquer de mon audacieuse rĂ©clamation. Le 31 mai, Ă Finckenstein, pour faire le service auprĂšs de lâEmpereur. Pendant les six jours que le rĂ©giment y resta, il y eut tous les jours parade et revue des troupes qui arrivaient de France. CâĂ©tait long mais curieux Ă voir. Je fus tĂ©moin de bien des impatiences, de bien des colĂšres, qui nâĂ©taient pas toujours contenues, quand les manĆuvres allaient mal. Plus dâun officier se retira, lâoreille basse, et dâautres avec la douleur dâĂȘtre renvoyĂ©s sur les derriĂšres. LâEmpereur faisait aussi faire lâexercice Ă feu et Ă balle, par peloton, aux troupes arrivantes, dans le jardin du chĂąteau, rempli de bosquets, de jets dâeau et de statues. Il leur donnait pour point de mire une belle fontaine en pierre sculptĂ©e qui se trouvait Ă lâextrĂ©mitĂ© et Ă lâopposĂ© du palais. HEILSBERG 5 juin. â Reprise des hostilitĂ©s Au bivouac, en avant de Saafeld, petite ville de la Prusse ducale. Dans la journĂ©e, tous nos avant-postes placĂ©s sur la Passarge et lâAlle furent attaquĂ©s inopinĂ©ment et avec vigueur par les Russes, et repoussĂ©s sur tous les points. Cette nouvelle arriva au quartier gĂ©nĂ©ral impĂ©rial dans la soirĂ©e. Une heure aprĂšs, lâEmpereur, sa suite et toute la Garde Ă©taient en marche pour Saafeld oĂč nous arrivĂąmes dans la nuit. LâEmpereur passa dans nos rangs en voiture, allant trĂšs vite ; le grand-duc de Berg avait pris la place du cocher de la calĂšche oĂč se trouvait lâEmpereur. La cĂ©lĂ©ritĂ© de notre marche, lâactivitĂ© de tous les officiers attachĂ©s au grand quartier gĂ©nĂ©ral annonçait que cela pressait et que de grands coups se donnaient en avant de nous. Quand nous arrivĂąmes sur les hauteurs au-dessus de la plaine qui prĂ©cĂšde la ville de Heilsberg et non loin de la rive gauche de lâAlle, la bataille Ă©tait vivement engagĂ©e depuis le matin. PlacĂ©s en rĂ©serve, nous dĂ©couvrions les deux armĂ©es engagĂ©es et les attaques incessantes des Français pour sâemparer des redoutes Ă©levĂ©es qui, dans la plaine, couvraient le front de lâarmĂ©e russe. Les troupes en lignes nâayant pas pu sâen rendre maĂźtresse, lâEmpereur y envoya les deux rĂ©giments de jeune garde, fusiliers, chasseurs et grenadiers, organisĂ©s depuis quelques mois et arrivĂ©s Ă lâarmĂ©e depuis peu de jours. Les redoutes furent enlevĂ©es, aprĂšs un grand sacrifice dâhommes et dâhĂ©roĂŻques efforts. Le gĂ©nĂ©ral de division Rousset[3], chef dâĂ©tat-major qui les commandait, eut la tĂȘte emportĂ©e, et beaucoup dâofficiers et de sous-officiers de la Garde qui les avaient organisĂ©s, et dont plusieurs Ă©taient de ma connaissance, y perdirent la vie. Pendant que ce beau fait dâarmes sâaccomplissait, trois ou quatre fusiliers de ces rĂ©giments traversĂšrent nos rangs en demandant oĂč Ă©taient leurs corps. LâEmpereur qui Ă©tait devant nous, suivant avec sa lorgnette les progrĂšs de lâattaque, se retournant vivement, dit Ah ! ah ! des hommes qui ne sont pas Ă leur poste ! GĂ©nĂ©ral SoulĂšs, vous leur ferez donner la savate ce soir et du gras encore ! » Une minute aprĂšs, il dit Demandez leur pourquoi ils sont restĂ©s derriĂšre » Ils rĂ©pondirent quâayant bu de lâeau trop fraĂźche, cela leur avait coupĂ© les jambes, etc. Ah ! ah ! câest diffĂ©rent, je leur pardonne. Faites-les rentrer dans vos rangs, il fait meilleur ici que lĂ -bas » Par moment, quelques rares boulets envoyĂ©s de la rive droite de lâAlle venaient nous tuer des hommes et dĂ©ranger lâEmpereur dans ses observations. Pour dĂ©tourner la direction de ces boulets, il envoya deux batteries de la Garde Ă©teindre le feu des canons russes. Ce fut lâaffaire de deux ou trois volĂ©es, et puis ce fut fini. La journĂ©e se termina sans rĂ©sultat, chacun garda ses positions et nous bivouaquĂąmes sur le terrain que nous occupions, au milieu des morts du combat de la matinĂ©e. Nous Ă©tions restĂ©s douze heures sous les armes, sans changer de place. Le lendemain soir, lâennemi Ă©vacua la ville dâHeilsberg, ses magasins et les retranchements dont la dĂ©fense avait fait couler tant de sang. FRIEDLAND 12 juin. â Nous quittĂąmes, Ă dix heures du matin, les hauteurs que nous occupions depuis lâavant-veille ; nous traversĂąmes le terrain sur lequel sâĂ©tait donnĂ© la bataille, puis la ville dâHeilsberg et nous arrivĂąmes, aprĂšs une longue marche de nuit, sur le champ de bataille dâEylau, le 13, Ă six heures du matin, pour bivouaquer Ă peu prĂšs sur le mĂȘme emplacement oĂč nous avions Ă©tĂ© mitraillĂ©s quatre mois auparavant. Cette marche de nuit fut remarquable en ce que nous fĂ»mes assaillis, lorsque nous traversions une immense forĂȘt, par un orage si violent, si impĂ©tueux, que nous fĂ»mes obligĂ©s de nous arrĂȘter pour attendre quâil fĂ»t passĂ©, dans la crainte quâon sâĂ©garĂąt. Nous arrivĂąmes dĂ©faits, mouillĂ©s, horriblement fatiguĂ©s et hors dâĂ©tat de faire le coup de feu, si cela eĂ»t Ă©tĂ© nĂ©cessaire ; mais lâennemi Ă©tait sur la rive droite de lâAlle et nous sur la rive gauche, Ă une assez grande distance. 13 juin. â Au bivouac sur le champ de bataille dâEylau. Je revis avec une certaine satisfaction ce terrain si cĂ©lĂšbre, si dĂ©trempĂ© de sang, maintenant couvert dâune belle vĂ©gĂ©tation et de monticules sous lesquels reposaient des milliers dâhommes. Ă la place de lâimmense tapis de neige Ă©taient des prairies, des ruisseaux, des Ă©tangs, des bouquets de bois dont le jour de la bataille on ne distinguait rien. 14 juin. â On partit de grand matin, en se dirigeant Ă droite, vers Friedland et les bords de lâAlle. Le canon se fit entendre de trĂšs bonne heure, et le bruit paraissait devenir plus fort, Ă mesure que nous avancions. Lâordre fut donnĂ© de mettre nos bonnets Ă poil et nos plumets ; câĂ©tait nous annoncer quâune grande affaire allait avoir lieu. Nos chapeaux, en gĂ©nĂ©ral, Ă©taient en si mauvais Ă©tat, il Ă©tait si incommode de porter deux coiffures et dâen avoir toujours une sur le sac, qui embarrassait plus quâelle ne valait, que cela fit prendre la rĂ©solution Ă tous les chasseurs, et comme par un mouvement spontanĂ©, de jeter leurs chapeaux. Ce fut gĂ©nĂ©ral dans les deux rĂ©giments. On eut beau le dĂ©fendre et crier, lâautodafĂ© se fit au milieu des cris de joie de toute la garde Ă pied. Une fois prĂȘts, on se remit en route ; peu de temps aprĂšs, on commença Ă rencontrer les premiers blessĂ©s. Leur nombre devenait plus grand, dâun instant Ă lâautre ; ce qui nous indiquait que lâaffaire Ă©tait chaude et que nous approchions du lieu oĂč lâarmĂ©e Ă©tait aux prises. Enfin nous sortons du bois oĂč nous Ă©tions depuis presque notre dĂ©part, nous dĂ©bouchons dans une assez grande plaine, et voyons devant nous lâarmĂ©e russe en bataille, qui passait lâAlle sur plusieurs ponts, pour venir nous disputer le terrain que nous occupions, et se diriger sur KĆnigsberg pour le dĂ©bloquer. PlacĂ©s dâabord en bataille, Ă portĂ©e de canon de lâennemi, Ă gauche de la route de Dom⊠à Friedland, nous restĂąmes plusieurs heures dans cette position ; mais quand une fois lâaction fut bien engagĂ©e, vers 5 Ă 6 heures du soir, nous nous portĂąmes en avant pour prendre possession dâun plateau qui domine un peu la ville, et appuyer les attaques des corps dâarmĂ©e qui agissaient. Ă 10 heures du soir, la bataille Ă©tait gagnĂ©e, les Russes enfoncĂ©s sur tous les points, jetĂ©s dans lâAlle, et toute la rive gauche dĂ©blayĂ©e de leur prĂ©sence. Leur perte fut immense, en hommes et en matĂ©riel. Cette sanglante et Ă©clatante dĂ©faite les terrassa complĂštement. Le 17 et le 18, lâEmpereur logea au village de Sgaisgirren, dans le chĂąteau du baron. Je me trouvais de garde auprĂšs de sa personne. Le lendemain de son dĂ©part, je visitai ses appartements ; ils ne mĂ©ritaient pas cette attention, car ils Ă©taient plus que simples, mais jây trouvai un gros paquet de journaux de Paris, dâAltona, de Francfort, de Saint-PĂ©tersbourg, dont je mâemparai avec joie, nâayant pas eu lâoccasion dâen lire depuis Varsovie. Ce fut une bonne fortune, car nous ne savions rien de ce qui se passait Ă lâarmĂ©e que par les journaux de Paris. La Garde bivouaqua autour du village. LâEmpereur partit avant nous ; le bruit courait dâune suspension dâarmes. Le piquet de garde ne quitta le poste que lorsque les voitures, les fourgons, les chevaux de mains et les mulets de lâEmpereur et de sa suite furent prĂȘts Ă partir, escortĂ©s par la gendarmerie dâĂ©lite. TILSITT Le 19 juin, Ă Tilsitt, nous fĂ»mes logĂ©s dans le faubourg qui longe la rive gauche du NiĂ©men, au-dessus de la ville, mais comme lâemplacement Ă©tait trĂšs bornĂ© et malpropre, on prĂ©fĂ©ra bivouaquer dans les jardins et les champs dâalentour. Les habitants, avant notre arrivĂ©e avaient cachĂ© dans la terre de leurs jardins leurs effets et des provisions considĂ©rables. Quand ils virent quâon respectait les propriĂ©tĂ©s et les personnes, ils vinrent nous prier de leur permettre de faire des fouilles pour dĂ©terrer les objets cachĂ©s. On y consentit avec empressement, mais avec cette rĂ©serve que sâil y avait des comestibles, ils nous en feraient part. Il se trouva en effet, tant et tant de piĂšces de lard et de jambon que nos ordinaires se trouvĂšrent pourvus, pour quelques jours, dâune denrĂ©e bien prĂ©cieuse pour donner du goĂ»t Ă nos maigres aliments. La viande ne manquait pas, mais le pain, oĂč il y avait plus de paille et de son que de farine, Ă©tait dĂ©testable. Il fallait avoir une faim canine pour oser le porter Ă la bouche. Les Russes Ă©taient campĂ©s sur lâautre rive du fleuve, oĂč on les voyait et les entendait facilement, surtout quand ils se rĂ©unissaient le soir pour chanter la priĂšre. Le beau pont en bois Ă©tabli sur cette riviĂšre Ă©tait brĂ»lĂ© ; aucune communication nâĂ©tait possible entre les deux rives, car toutes les barques et bateaux avaient Ă©tĂ© emmenĂ©s ou coulĂ©s bas cependant, quand il fut convenu quâune entrevue entre les deux empereurs aurait lieu sur un radeau, au milieu du fleuve, il sâen trouva pour porter les matĂ©riaux nĂ©cessaires Ă sa construction. Ces prĂ©paratifs nous prĂ©occupĂšrent singuliĂšrement ; on Ă©tait las de la guerre, on se voyait en quelque sorte Ă lâextrĂ©mitĂ© du monde civilisĂ©, Ă cinq cents lieues de Paris et extĂ©nuĂ© de fatigue. CâĂ©tait bien suffisant pour dĂ©sirer voir sortir de ce radeau une paix prochaine et digne des grands efforts dâune armĂ©e qui avait tout fait pour vaincre les ennemis de la France. 25 juin. â JâĂ©tais sur le rivage, quand lâEmpereur sâembarqua pour rejoindre lâEmpereur Alexandre, et jây restai jusquâĂ son retour. Ce spectacle Ă©tait si extraordinaire, si merveilleux, quâil mĂ©ritait bien tout lâintĂ©rĂȘt quâon lui attachait. 26 juin. â DâaprĂšs les conventions arrĂȘtĂ©es la veille sur le radeau, lâempereur Alexandre devait venir habiter Tilsitt, avec sa suite et 800 hommes de sa Garde. La ville fut dĂ©clarĂ©e neutre et partagĂ©e en partie française et en partie russe. Il nous fut dĂ©fendu dâentrer, mĂȘme sans armes, dans le quartier habitĂ© par lâempereur de toutes les Russies. Cependant, plus tard, il fut permis de le traverser pour nous rendre Ă notre faubourg qui se trouvait dans cette direction, mais en tenue de promenade. Ce 26 juin, nous prĂźmes les armes Ă midi et fĂ»mes nous former en bataille, dans la belle et large rue oĂč habitait NapolĂ©on lâinfanterie Ă©tait Ă droite et la cavalerie Ă gauche. Ă un signal convenu, NapolĂ©on se rendit sur le bord du NiĂ©men pour recevoir Alexandre et le conduire Ă son logement. Peu de temps aprĂšs, ces deux grands souverains arrivĂšrent, prĂ©cĂ©dĂ©s et suivis dâun immense et superbe Ă©tat-major, ayant Ă©changĂ© leurs cordons et se tenant par la main, comme de bons amis. AprĂšs avoir passĂ© le front des troupes, les deux empereurs se placĂšrent au pied de lâescalier de lâEmpereur NapolĂ©on, et nous dĂ©filĂąmes devant eux. Une fois le dĂ©filĂ© terminĂ©, nous rentrĂąmes dans nos bivouacs, et lâempereur Alexandre fut reconduit chez lui avec le mĂȘme cĂ©rĂ©monial. 27 juin. â Grandes manĆuvres et exercices Ă feu de toute la garde impĂ©riale, sur les hauteurs de Tilsitt, devant Leurs MajestĂ©s ImpĂ©riales. NapolĂ©on tenait beaucoup Ă ce que sa Garde justifiĂąt la haute renommĂ©e qu elle sâĂ©tait acquise, car, dans les feux, il passait derriĂšre les rangs pour exciter les soldats Ă tirer vite, et dans les marches, pour les exciter Ă marcher serrĂ©s et bien alignĂ©s. De la voix, du geste, du regard, il nous pressait et nous encourageait. De son cĂŽtĂ©, lâempereur Alexandre Ă©tait bien aise de voir de prĂšs ces hommes qui, soit quâils chargeassent sur sa cavalerie, soit quâils marchassent sur son infanterie, suffisaient par leur seule prĂ©sence pour les arrĂȘter ou les contenir. Il arriva un moment quâil sâĂ©tait placĂ© devant nos feux. NapolĂ©on fut le prendre par la main, et le retira de lĂ , en lui disant Une maladresse pourrait causer un grand malheur. » Alexandre rĂ©pondit Avec des hommes comme ceux lĂ , il nây a rien Ă craindre. » AprĂšs le dĂ©filĂ©, qui fut trĂšs bien exĂ©cutĂ©, on mit Ă lâordre du jour les tĂ©moignages de la satisfaction que lâempereur Alexandre avait plusieurs fois manifestĂ©e pendant les manĆuvres. 28 juin. â ArrivĂ©e de le roi de Prusse. JâĂ©tais en faction en bas des escaliers de la rue, quand lâEmpereur NapolĂ©on vint le recevoir Ă la descente de voiture. Il lui prit la main et le fit passer devant pour monter les escaliers. Ce nâĂ©tait pas la rĂ©ception du 26, câĂ©tait un roi vaincu qui venait demander un morceau de sa couronne brisĂ©e. La Garde Ă pied donna Ă dĂźner, dans la plaine situĂ©e derriĂšre notre faubourg, aux 800 gardes russes qui faisaient le service auprĂšs de leur souverain. Pendant le dĂźner, les gardes prussiennes arrivĂšrent ; elles furent accueillies et traitĂ©es avec le plus vif empressement ; en gĂ©nĂ©ral, on les prĂ©fĂ©rait aux Russes, probablement parce quâils Ă©taient Allemands. Il y eut beaucoup de soĂ»leries, surtout chez les Russes, mais il nây eut ni querelles, ni dĂ©sordre. Du reste, les officiers des trois puissances Ă©taient lĂ , pour arrĂȘter toute manifestation contraire Ă la bonne harmonie. Pendant mon sĂ©jour Ă Tilsitt, je reçus une lettre du vieux gĂ©nĂ©ral Lacoste, du Puy, pour son fils, gĂ©nĂ©ral de division du gĂ©nie, aide de camp de lâEmpereur. Je fus trĂšs bien reçu, et il me promit de sâintĂ©resser Ă moi. Un soir que jâĂ©tais en faction sur les bords du NiĂ©men, jâeus lâoccasion de remarquer combien les nuits sont courtes dans le Nord, Ă cette Ă©poque de lâannĂ©e. CâĂ©tait le 23 juin. PlacĂ© en sentinelle Ă 11 heures du soir, il faisait encore assez clair pour lire une lettre, et quand on me releva Ă une heure du matin, la nuit sâĂ©tait Ă©coulĂ©e et le jour avait reparu. Les entrevues et les Ă©vĂ©nements de Tilsitt me firent connaĂźtre une infinitĂ© de grands personnages de lâEurope, que je remarquai avec plaisir et que jâĂ©tais bien aise dâobserver. Peu dâoccasions sâĂ©taient prĂ©sentĂ©es oĂč lâon avait vu autant dâhommes marquants, rĂ©unis dans un si petit endroit. 3 juillet. â Les nĂ©gociations pour la conclusion de la paix presque terminĂ©es, les 2Ăšme rĂ©giments de chaque arme de la Garde reçurent lâordre de partir le lendemain pour KĆnigsberg et ensuite pour la France. Cette nouvelle fut accueillie avec une grande dĂ©monstration de joie. La glorieuse paix qui venait dâĂȘtre signĂ©e Ă Tilsitt nous dĂ©dommageait bien de tous les maux que nous avions soufferts, pendant ces quatre grandes, rudes et vigoureuses campagnes, mais nous nâen Ă©tions pas moins dĂ©sireux de nous reposer un peu plus longtemps, de laisser aux rĂąteliers dâarmes nos lourds fusils et sur la planche nos incommodes sacs, sauf Ă les reprendre lâun et lâautre, si lâindĂ©pendance de la France rĂ©clamait nos bras et notre vie. Pour le moment, nous en avions assez. RETOUR EN FRANCE Du 7 au 13 juillet, nous fĂ»mes Ă KĆnigsberg. Durant ce temps, lâEmpereur, son Ă©tat-major et tout ce qui restait de la Garde arrivĂšrent de Tilsitt. Toutes les dispositions se faisaient pour quitter le Nord et reprendre le chemin de notre patrie, que nous appelions de tous nos vĆux. Les distributions de vivre, qui avaient presque cessĂ© depuis notre dĂ©part de Varsovie, reprirent leur rĂ©gularitĂ©. Elles furent mĂȘme abondantes et variĂ©es. Lâennemi, en Ă©vacuant la ville Ă la nouvelle de la perte de la bataille de Friedland, y avait laissĂ© des magasins immenses, richement approvisionnĂ©s. IndĂ©pendamment des vivres ordinaires, ils contenaient de la morue, des harengs, du vin, du rhum, etc. Il y avait dans le port beaucoup de navires, chargĂ©es de denrĂ©es propres Ă la nourriture et Ă lâentretien de lâarmĂ©e. Toutes ces causes rĂ©unies firent renaĂźtre lâabondance et le bien-ĂȘtre. Durant les six jours que nous restĂąmes dans cette ville, il mâarriva une aventure qui aurait pu me devenir fĂącheuse, si je nâavais pas Ă©tĂ© reconnu innocent de lâaccusation quâon portait contre moi. Nous Ă©tions logĂ©s six dans un petit cabaret, et confinĂ©s dans un cabinet oĂč Ă peine si nous pouvions nous retourner. On rĂ©clama un appartement plus grand, sans pouvoir lâobtenir. Les plaintes se renouvelaient Ă chaque instant, parce que nous Ă©touffions de chaleur, que nous manquions dâair, dâespace pour nous habiller et nous approprier. La mĂ©chante femme du cabaretier, toute jeune et jolie quâelle Ă©tait, nous fut dĂ©noncer au gouverneur de la ville, qui nâĂ©tait rien de moins que le gĂ©nĂ©ral Savary, colonel de la gendarmerie dâĂ©lite, lâofficier gĂ©nĂ©ral le plus dur, disait-on, de toute lâarmĂ©e. Elle arriva avec quatre hommes et un caporal de la ligne pour nous faire arrĂȘter. Mais faire conduire six hommes Ă la fois lui paraissait un peu audacieux ; elle dĂ©signa le plus jeune comme le plus coupable. Le caporal mâinvita Ă le suivre, en mâexpliquant lâordre quâil avait Ă remplir. Je lui dis de passer devant avec les hommes, que je le suivrais et me rendrais chez le gouverneur. Jây arrive, jâexplique notre position, la mĂ©chancetĂ© de cette femme et lâabsurditĂ© de sa dĂ©nonciation. Tout ce que je disais parut si vrai, si naturel, si raisonnable, que le gouverneur fit chasser cette mĂ©gĂšre, me renvoya sans mâadresser un seul reproche, et nous fit changer de logement. La veille de notre dĂ©part, il y eut une grande promotion de vĂ©lites au grade de sous-lieutenant, et annoncĂ©e seulement au moment de nous mettre en marche. JâespĂ©rais beaucoup en faire partie, mais je fus trompĂ© dans mon impatiente attente. Jâen fus assez contrariĂ©, et quittai sans regret une ville oĂč jâavais Ă©prouvĂ© des dĂ©sappointements et des vexations. Le 14 juillet, comme nous allions arriver Ă Brandebourg, une partie des Ă©quipages de lâEmpereur, escortĂ©s par les gendarmes dâĂ©lite, passa dans nos rangs. Un chasseur du bataillon cria Place aux immortels ! » Il sâen serait suivi une vive querelle, si les officiers nâĂ©taient pas intervenus. Cette mordante Ă©pigramme Ă©tait rĂ©pĂ©tĂ©e Ă tous les passages des gendarmes depuis IĂ©na. CâĂ©tait parce que cette troupe dâĂ©lite, Ă©tant chargĂ©e de la police militaire du quartier gĂ©nĂ©ral impĂ©rial et de la garde des Ă©quipages de lâEmpereur, ne paraissait jamais au feu, quâon lâavait baptisĂ©e du nom dâimmortelle. Cette insulte Ă©tait injuste, mais que faire contre une opinion rĂ©pandue ? Cependant, aprĂšs la bataille dâEylau, lâEmpereur ordonna quâun jour de bataille les gendarmes auraient un escadron en ligne. Les hommes se firent tuer Ă leur poste, mais cela ne tua pas la plaisanterie. Le 12 aoĂ»t, la veille de notre dĂ©part de Berlin, plusieurs de mes camarades me dirent quâils Ă©taient sĂ»rs que jâĂ©tais nommĂ© sous-lieutenant, mais rien ne vint confirmer cette bonne nouvelle ; on me lâavait dĂ©jĂ dite en route. Je nâosai pas aller aux informations. Le 25 aoĂ»t, nous arrivĂąmes Ă Hanovre, pour y rester jusquâau 12 octobre, câest-Ă -dire quarante-neuf jours. Ce long repos inattendu, et bien contraire Ă notre empressement de nous rendre Ă Paris fut nĂ©cessitĂ©, dit-on, par lâapparition dâune flotte anglaise dans la Baltique, le bombardement et la prise de Copenhague par les Anglais, et peut-ĂȘtre aussi pour veiller Ă lâexĂ©cution des traitĂ©s de Tilsitt, Ă la consolidation du royaume de Westphalie, nouvellement créé, etc. Nous aurions prĂ©fĂ©rĂ© continuer notre voyage ; nous Ă©tions trop rompus Ă la marche pour dĂ©sirer de nous arrĂȘter. Je profitai de ce long relais pour visiter attentivement cette jolie ville ; je fus souvent au théùtre de la cour Ă©lectorale voir jouer des opĂ©ras allemands, dans une salle fort riche de dorures. Le colonel Boudinhon, du 4Ăšme hussards, nĂ© au Puy et ami de mon frĂšre, de passage Ă Hanovre, mâinvita Ă dĂ©jeuner et me garda avec lui une partie de la journĂ©e. Un prĂȘtre Ă©migrĂ©, nĂ© en Auvergne, de la connaissance de mon pĂšre, professeur Ă lâuniversitĂ© de cette ville, mâengagea souvent Ă aller le voir pour parler du pays. Il mit Ă ma disposition sa belle et riche bibliothĂšque ; sa connaissance me fut trĂšs prĂ©cieuse par ses entretiens pleins dâintĂ©rĂȘt. Plusieurs rĂ©giments espagnols, sous les ordres du marquis de La Romana, leur gĂ©nĂ©ral en chef, tenaient garnison avec nous. Leur indiscipline et leurs mĆurs fĂ©roces occasionnĂšrent de frĂ©quentes querelles, oĂč leurs poignards jouaient toujours le rĂŽle dâauxiliaire. Un sergent-major et deux ou trois militaires de la Garde furent tuĂ©s traĂźtreusement par eux. Ces Espagnols faisaient partie du corps dâarmĂ©e que leur gouvernement avait mis Ă la disposition de lâEmpereur. Il y eut Ă Hanovre une cinquiĂšme promotion de vĂ©lites. Je nây fus pas compris, malgrĂ© tous les efforts que fit mon capitaine. Mes notes Ă©taient des plus favorables, mais il y en avait de bien plus protĂ©gĂ©s que moi. Enfin, le 25 octobre, nous arrivĂąmes Ă Mayence, sur le sol de lâEmpire français. Et, le 17 novembre, Ă Meaux. La ville de Paris avait votĂ© des couronnes dâor, pour nos aigles, et une grande fĂȘte pour lâentrĂ©e de la Garde impĂ©riale dans la capitale. Afin que tous les corps qui la composaient fussent rĂ©unis, il fallut ralentir la marche de ceux qui faisaient tĂȘte de colonne, et les faire tourner autour de Paris pour donner place Ă ceux qui nous suivaient. Câest ainsi que nous parcourĂ»mes Dammartin, Louvres, Luzarches, Gonesse, Rueil, en attendant que les derniĂšres troupes arrivassent aux portes de Paris. ENTRĂE TRIOMPHALE DE LA GARDE Ă PARIS 25 novembre. â La ville de Paris avait fait Ă©lever, prĂšs de la barriĂšre du Nord ou Saint-Martin, un arc triomphal de la plus grande dimension. Cet arc nâavait quâune seule arcade, mais vingt hommes pouvaient y passer de front. Ă la naissance de la voĂ»te, et Ă lâextĂ©rieur, on voyait de grandes RenommĂ©es prĂ©sentant des couronnes de laurier. Un quadrige dorĂ© surmontait le monument, des inscriptions Ă©taient gravĂ©es sur chacune des faces. DĂšs le matin, lâarc de triomphe Ă©tait entourĂ© par une foule immense de peuple. ArrivĂ©s Ă Rueil, vers 9 heures, nous fĂ»mes placĂ©s en colonne serrĂ©e dans les champs qui bordent la route et le plus prĂšs possible de lâarc de triomphe, en laissant la route libre pour la circulation. Ă midi, tous les corps Ă©tant arrivĂ©s, les aigles furent rĂ©unies Ă la tĂȘte de la colonne et dĂ©corĂ©es par le prĂ©fet de la Seine. Des couronnes dâor avaient Ă©tĂ© votĂ©es par le conseil municipal, qui, avec les maires de Paris, entourait le prĂ©fet, M. Frochot et tout notre Ă©tat-major gĂ©nĂ©ral, ayant Ă sa tĂȘte le marĂ©chal BessiĂšres, notre commandant en chef. AprĂšs les discours dâusage et la rentrĂ©e des aigles Ă leur place habituelle, 10 000 hommes en grande tenue sâavancĂšrent pour dĂ©filer sous lâarc de triomphe, au bruit des tambours, des musiques des corps, de nombreuses salves dâartillerie et des acclamations dâun peuple immense, qui sâĂ©tait portĂ© sur ce point. De la barriĂšre au palais des Tuileries, les mĂȘmes acclamations nous accompagnĂšrent. Nous dĂ©filions entre les haies formĂ©es par la population de la capitale. Toutes les fenĂȘtres, tous les toits des maisons du faubourg Saint-Martin et des boulevards Ă©taient garnis de curieux. Des piĂšces de vers oĂč nous Ă©tions comparĂ©s aux dix mille immortels, et des chants guerriers Ă©taient chantĂ©s et distribuĂ©s sur notre passage. Des vivats prolongĂ©s saluaient nos aigles. Enfin, lâenthousiasme Ă©tait complet, et la fĂȘte digne des beaux jours de Rome et de la GrĂšce. En arrivant aux Tuileries, nous dĂ©filĂąmes sous le bel arc de triomphe qui avait Ă©tĂ© construit pendant notre absence. Ă la grille du Carrousel, aprĂšs avoir dĂ©posĂ© nos aigles au palais, oĂč elles restaient habituellement pendant la paix, nous traversĂąmes le jardin des Tuileries et y laissĂąmes nos armes, formĂ©es en faisceaux. On se rendit ensuite aux Champs-ĂlysĂ©es, oĂč une table de dix mille couverts nous attendait. Elle Ă©tait placĂ©e dans les deux allĂ©es latĂ©rales. Au rond-point Ă©tait celle des officiers, prĂ©sidĂ©e par le marĂ©chal. Le dĂźner se composait de huit plats froids, qui se rĂ©pĂ©taient indĂ©finiment ; tout Ă©tait bon ; on Ă©tait placĂ© convenablement, mais malheureusement la pluie contraria les ordonnateurs et les hĂ©ros de cette magnifique fĂȘte. AprĂšs le dĂźner, nous fĂ»mes dĂ©poser nos armes Ă lâĂcole militaire, oĂč nous Ă©tions casernĂ©s, et rentrĂąmes dans Paris pour jouir de lâallĂ©gresse gĂ©nĂ©rale, des illuminations, des feux dâartifices, des danses publiques et jeux de toute espĂšce. Les pauvres eurent aussi leur part dans ce gigantesque festin. Nous venions dâĂȘtre absent de Paris ou de Rueil un an, deux mois et cinq jours. Durant plusieurs jours, les fĂȘtes continuĂšrent. Le 26, tous les spectacles de la capitale furent ouverts Ă la Garde. On avait rĂ©servĂ© pour elle le parterre, lâorchestre et les premiĂšres loges, ainsi que les premiers rangs des autres. Je fus du nombre de ceux qui furent dĂ©signĂ©s pour le grand OpĂ©ra. On joua le Triomphe de Trajan, piĂšce de circonstance et pleine dâallusions Ă la campagne qui venait de se terminer. La beautĂ© du sujet, les brillantes dĂ©corations, la pompe des costumes et le gracieux des danses et du ballet mâenivrĂšrent de plaisir. Quand Trajan parut sur la scĂšne, dans son char de triomphe, attelĂ© de quatre chevaux blancs, on jeta du centre du théùtre des milliers de couronnes de laurier, dont tous les spectateurs se couronnĂšrent comme des CĂ©sars ce fut une belle soirĂ©e et un beau spectacle. Le 28, le SĂ©nat conservateur nous donna ou voulut nous donner une superbe et brillante fĂȘte. Tout Ă©tait disposĂ© pour quâelle fĂ»t digne du grand corps qui lâoffrait, mais malheureusement le mauvais temps la rendit fort triste, et mĂȘme dĂ©sagrĂ©able. On avait Ă©levĂ© un temple Ă la Gloire, oĂč toutes les victoires de la Grande ArmĂ©e Ă©taient rappelĂ©es sur des boucliers, entourĂ©s de couronnes de laurier et entremĂȘlĂ©s de trophĂ©es qui rĂ©unissaient les armes des peuples vaincus ; des inscriptions Ă©voquaient les grandes actions que la fĂȘte avait pour objet de cĂ©lĂ©brer ; des jeux de toute espĂšce, des orchestres et une infinitĂ© de buffets bien garnis remplissaient ce beau jardin. La neige qui tombait en abondance, lâhumiditĂ© du sol et le froid noir de lâautomne glacĂšrent nos cĆurs, nos estomacs et nos jambes. Beaucoup de militaires demandĂšrent Ă se retirer, mais les grilles Ă©taient fermĂ©es ; il fallut parlementer avec le SĂ©nat ; tout cela entraĂźnait des longueurs qui irritaient. Enfin, la menace dâescalader les murs sâĂ©tant rĂ©pandue, la consigne fut levĂ©e, les portes ouvertes et tous les vieux de la Garde sâĂ©chappĂšrent comme des prisonniers qui recouvrent la libertĂ©. Il nây resta, je crois, que les fusiliers et ceux qui, nâayant pas dâargent pour dĂźner en ville, trouvaient quâil valait encore mieux manger un dĂźner froid que de ne pas dĂźner du tout. Ils durent sâen donner, car il y avait de quoi et du bon. Les officiers Ă©taient traitĂ©s dans le palais. Je fus, avec plusieurs de mes camarades, dĂźner chez VĂ©ry, ensuite au Français. Peu aprĂšs, lâImpĂ©ratrice nous donna Ă dĂźner Ă la caserne, par escouade câĂ©tait lâordinaire, mais considĂ©rablement augmentĂ©, et arrosĂ© dâune bouteille de vin de Beaune par homme. Enfin, le 19 dĂ©cembre, la Garde nous donna une grande fĂȘte Ă la ville de Paris. Elle eut lieu le soir, dans le Champ de Mars et le palais de lâĂcole militaire ; les apprĂȘts furent longs, parce quâils furent grandioses et tout militaires. Dans la vaste enceinte du Champ de Mars, on avait placĂ©, sur des fĂ»ts de colonnes, des vases remplis de matiĂšres inflammables, ou des aigles avec des foudres ailĂ©s remplis dâartifices. Les vases et les aigles alternaient et se communiquaient par un dragon volant, qui devait les embraser tous en mĂȘme temps. Au-dessous des aigles Ă©taient les numĂ©ros des rĂ©giments qui formaient la brigade, avec le nom du gĂ©nĂ©ral qui la commandait, et sous les pots Ă feu, les noms dâune affaire et du gĂ©nĂ©ral de division qui y commandait les deux brigades. Au milieu, une immense carte gĂ©ographique du nord de lâEurope faisait voir en lettres Ă©normes les principales villes et le lieu de nos grandes batailles ; et le chemin suivi par la Grande ArmĂ©e, dans les campagnes de 1805, 1806 et 1807, Ă©tait tracĂ© par des Ă©toiles blanches sous lesquelles, ainsi que sous le nom des villes, il y avait un feu gras colorĂ©, qui devait brĂ»ler, pendant que lâartifice qui entourait la carte serait lui-mĂȘme en feu. Au-dessus de la carte, on voyait des Victoires ailĂ©es aussi garnies dâartifices, etc. La Garde Ă pied se rendit en armes dans cette enceinte, pour faire lâexercice Ă feu avec des projectiles dâartifice. Quand la nuit fut tout Ă fait close, lâImpĂ©ratrice mit le feu Ă un dragon volant qui, au mĂȘme instant, le communiqua Ă toutes les piĂšces dâartifice. Au mĂȘme instant aussi, les 4 000 Ă 5 000 hommes Ă pied de la Garde firent, avec les cartouches artificielles, un feu de deux rangs des plus nourris. Cette voĂ»te des cieux Ă©clairĂ©e par des milliers dâĂ©toiles flamboyantes, des Ă©pouvantables dĂ©tonations qui retentissaient dans tous les points du Champ de Mars, les cris de la multitude qui encombrait les talus, tout concourait Ă donner Ă cette fĂȘte militaire les plus grandes proportions, la plus noble opinion du vouloir des hommes, quand ils dĂ©ploient toutes leurs facultĂ©s pour faire du beau et du sublime. La Grande ArmĂ©e tenait sa place dans cette fĂȘte de la Garde impĂ©riale, puisque tous les corps dâarmĂ©e, les divisions, les brigades et les rĂ©giments y figuraient par leurs numĂ©ros. Les feux et les salves dâartillerie terminĂ©s, nous rentrĂąmes au quartier. Le bal commença ensuite et se prolongea fort tard dans la nuit. Plus de quinze cents personnes de la cour et de la ville y assistĂšrent ; on dit quâil fut magnifique⊠Dans les premiers jours de notre arrivĂ©e, on renouvela complĂštement toutes les parties de notre habillement. La coupe des habits fut amĂ©liorĂ©e et calquĂ©e sur celle des Russes. Nos bonnets Ă poil, qui Ă©taient devenus hideux, furent aussi remplacĂ©s. Jâeus la satisfaction de tomber sur un oursin qui Ă©tait aussi beau que ceux des officiers. Quant aux chapeaux, il Ă©tait de toute nĂ©cessitĂ© quâon nous en donnĂąt dâautres, puisque nous nâen avions plus depuis la bataille de Friedland. JE SUIS NOMMĂ SOUS-LIEUTENANT Quelques jours aprĂšs mon arrivĂ©e, je fus faire une visite Ă M. le gĂ©nĂ©ral La Coste, qui mâaccueillit bien et me tĂ©moigna toute sa surprise de voir que je nâĂ©tais pas officier. Ă quelques questions quâil me fit, je crus remarquer quâil pensait peut-ĂȘtre que ses recommandations nâavaient pas fait effet parce que ma conduite pouvait nâĂȘtre pas rĂ©guliĂšre. Je le dĂ©sabusai, et me retirai assez mĂ©content. Le 31 dĂ©cembre, le gĂ©nĂ©ral SoulĂšs, notre colonel en premier, me fit dire de me rendre chez lui⊠AprĂšs mâavoir demandĂ© mon nom, il sortit dâun tiroir de sa table plusieurs nominations de sous-lieutenant, oĂč je distinguai sur le champ la lettre qui Ă©tait pour moi. Il me demanda alors Avez-vous fait toute la campagne ? Ătiez-vous Ă IĂ©na, Ă Varsovie, Ă Eylau, Ă KĆnigsberg, Ă Berlin, au retour ? » Je rĂ©pondis oui Ă toutes les questions, parce que cela Ă©tait vrai⊠Mais alors, comment se fait-il que, lorsque jâai fait demander aprĂšs vous en diffĂ©rentes fois, on mâait rĂ©pondu que vous Ă©tiez inconnu au rĂ©giment ? â Cela tient Ă deux faits, mon gĂ©nĂ©ral le premier, câest que ce ne sont pas mes prĂ©noms. Le dĂ©cret porte Pierre-Louis, tandis que je mâappelle Jean-Baptiste-Auguste ; le deuxiĂšme, câest plus grave jâai le malheur de nâĂȘtre pas aimĂ© du sergent-major. â Ah ! ah ! pourquoi cela ? â En voici la cause, mon gĂ©nĂ©ral Ă la bataille dâEylau, un boulet coupa en deux le fusil du sergent-major, qui Ă©tait alors reposĂ© sous les armes et le bras gauche appuyĂ© sur la douille de la baĂŻonnette, ce qui lui fit faire une si singuliĂšre pirouette, que je ne pus contenir un Ă©clat de rire qui mâĂ©chappa bien involontairement, sans malice et sans penser quâil pouvait ĂȘtre blessĂ© ; il lâĂ©tait en effet. En se retirant pour aller se faire panser, il me dit Je me souviendrai de votre rire. » Je compris de suite combien sa menace pourrait mâĂȘtre prĂ©judiciable, car je le connaissais haineux et rancunier ; aussi je me tins sur mes gardes pour ne pas ĂȘtre puni par lui. Ă KĆnigsberg, Ă Berlin et ailleurs, quand on appelait mon nom au rapport pour me faire remettre ma lettre de service, il rĂ©pondait Il y a bien un BarrĂšs, Ă la compagnie, mais ce nâest pas celui-lĂ . » Il se gardait bien de mâen parler, de crainte que je ne fisse des dĂ©marches pour prouver que nous nâĂ©tions pas deux de ce nom dans les deux rĂ©giments. VoilĂ pourquoi, mon gĂ©nĂ©ral, on mâa fait passer pour inconnu⊠» AprĂšs quelques instants de rĂ©flexion, il me dit Mettez-vous Ă mon bureau, et Ă©crivez. » CâĂ©tait une lettre au ministre de la Guerre, pour lui demander un duplicata de ma lettre et la rectification des prĂ©noms. AprĂšs lâavoir signĂ©e, il me la remit en me disant Portez-lĂ vous-mĂȘme au bureau de lâinfanterie, et pressez-en le rĂ©sultat. Quant Ă vous, vous ĂȘtes maintenant officier ; je vous dispense de tout service, jusquâau moment de votre dĂ©part. » Ma nomination Ă©tait du 13 juillet, datĂ©e de KĆnigsberg, pour le 16Ăšme rĂ©giment dâinfanterie lĂ©gĂšre. Je rentrai tout joyeux Ă ma chambrĂ©e, oĂč je reçus les fĂ©licitations de mes camarades et donnai de bon cĆur un coup de pied Ă mon sac, qui mâavait tant pesĂ© sur les Ă©paules⊠Jâentrai chez un coiffeur pour faire couper ma queue, ornement ridicule que lâinfanterie de lâarmĂ©e ne portait plus, exceptĂ© un ou deux rĂ©giments de la Garde. Quand je fus dĂ©barrassĂ© de cette incommode coiffure, je me rendis chez un ami de mon pĂšre, pour lui faire part de mon changement de position et lui souhaiter une bonne annĂ©e. Je dĂźnai chez lui et ne rentrai au quartier quâĂ dix heures du soir. Ainsi, dĂšs le premier jour, je profitai des avantages de mon nouveau grade. Je restai Ă Paris jusquâau 6 fĂ©vrier 1808 au soir. Je mis Ă profit avec dĂ©lices les quelques jours de libertĂ© que je me donnai, pour mieux connaĂźtre cette immense ville, passer les soirĂ©es aux spectacles et voir plus souvent quelques amis que jây avais. Quel heureux changement je venais dâĂ©prouver ! Il faut avoir fait trois campagnes et mĂȘme quatre, le sac sur le dos, et avoir parcouru Ă pied la moitiĂ© de lâEurope, pour apprĂ©cier toute ma fĂ©licitĂ©. Jâavais servi dans la Garde rĂ©ellement trois ans, six mois et dix-sept jours. Ma feuille de route me fut donnĂ©e, sur ma demande, le 2 fĂ©vrier, pour Neuf-Brisach, dĂ©pĂŽt du 16Ăšme lĂ©ger, et ma place fut retenue le 5, pour partir le 7 au matin, aux VĂ©locifĂšres de la rue du Bouloi. DIX-NEUF MOIS EN FRANCE De Neuf-Brisach, oĂč il est trĂšs heureux, BarrĂšs en mai 1808 est brusquement envoyĂ© Ă Rennes. 14 juin. â Pour gagner Rennes, jâeus trente-cinq jours de marche ou de sĂ©jours. Le voyage fut heureux, tranquille et sans incident, les hommes se conduisirent bien, mais je mâennuyais beaucoup, Ă cause de mon isolement, surtout dans les lieux dâĂ©tape, oĂč jâĂ©tais obligĂ© de vivre et me promener seul. AussitĂŽt arrivĂ© Ă Rennes, je fis les visites dâusage, pour connaĂźtre les personnes avec qui je devais vivre. Ă mon Ăąge, les rapports de bonnes relations sâĂ©tablissent vite, surtout quand on est Ă peu prĂšs du mĂȘme grade et quâon a les mĂȘmes annĂ©es de service. Le soir du deuxiĂšme jour, jâĂ©tais comme en famille et me rĂ©jouissais du repos que jâallais prendre. Mais mon Ă©toile ou les Ă©vĂ©nements voulaient que tous ces projets ne fussent quâillusoires. Le lendemain 16, on reçut lâordre de faire partir, dans les vingt-quatre heures, toutes les troupes valides de la lĂ©gion pour NapolĂ©onville Pontivy. Je fus dĂ©signĂ© pour ĂȘtre officier-payeur du bataillon, faire provisoirement les fonctions dâadjudant-major et prendre le commandement dâune compagnie. CâĂ©tait beaucoup trop pour un jeune sous-lieutenant de quatre mois, mais je fus tellement pressĂ© dâaccepter par le chef de bataillon, le commandant du dĂ©pĂŽt et le commissaire des guerres chargĂ© de lâadministration de la lĂ©gion, que je me laissai accabler dâhonneurs et dâouvrage. Le chef de bataillon, M. Dove, sortait de la Garde, oĂč je lâavais connu capitaine. Cette circonstance et quelque chose en moi qui lui plut me valurent cette prĂ©fĂ©rence et la confiance quâil mâaccordait. Tout le restant de cette journĂ©e et une partie de la nuit furent employĂ© Ă habiller et armer nos jeunes conscrits, Ă©tablir les contrĂŽles, faire la situation, les bon-comptes, toucher une quinzaine de solde, etc. La nuit fut pour moi une nuit de travail. Le 3 juillet, je reçus lâordre de partir le 4 avec tout mon bataillon, pour Belle-Ăle-en-Mer. Le 6 juillet, arrivĂ© Ă Quiberon, qui est un triste et sale village dans les terres, je vis pour la premiĂšre fois la mer, dans toute son Ă©tendue, sa beautĂ© et ses divers aspects. Je passai une partie de la soirĂ©e sur les bords, pour la contempler dans toute son immensitĂ© et Ă©tudier quelques-unes de ses merveilles et de ses productions. Le lendemain 7, le dĂ©tachement fut embarquĂ© sur des chasse-marĂ©e, stationnĂ©s dans le port de Portaliguen, qui est Ă peu de distance du bourg de Quiberon. Quand on se fut assurĂ© que le passage Ă©tait libre, que la traversĂ©e pouvait se faire sans danger, la mer et la marĂ©e Ă©tant bonnes, on hissa les voiles et on mit le cap sur Palais, chef-lieu et port de lâĂźle. AprĂšs trois heures de navigation, nous abordĂąmes, sans avoir Ă©tĂ© remarquĂ©s par les Anglais et sans accident. Je craignais dâĂȘtre malade du mal de mer, mais jâen fus quitte pour la peur. Il nâen fut pas de mĂȘme chez les soldats ; ils Ă©taient presque tous dans un Ă©tat de prostration si complet, que si nous avions Ă©tĂ© abordĂ©s par une chaloupe ennemie, ils nâauraient pas pu faire usage de leurs armes, que jâavais eu la prĂ©caution de faire charger avant lâembarquement. Notre arrivĂ©e Ă©tant connue, je trouvai tous les officiers du 3Ăšme bataillon sur le quai pour me recevoir. Leur accueil fut trĂšs cordial. Dix-sept jours aprĂšs, le 3Ăšme bataillon partit en entier pour lâEspagne. On me prit une centaine dâhommes pour le complĂ©ter. Je restai seul avec mes deux compagnies, fortes encore de 220 hommes, pour les instruire, les discipliner et les administrer. Lâembarras que cela me donnait, et le dĂ©sir que jâavais de faire campagne comme officier, me firent bien regretter de ne pas pouvoir suivre mes camarades. Je me sĂ©parai dâeux et surtout de quelques uns, dont les caractĂšres me plaisaient, avec une vĂ©ritable affliction. De ces vingt officiers, je nâen ai revu que deux, le commandant, qui Ă©tait devenu colonel, et un sous-lieutenant, capitaine. Tous les autres Ă©taient morts en 1814. Peu de jours suffirent pour me mettre en bonnes relations avec les officiers de ces corps, et avec presque toute la bourgeoisie de la ville, et cela dans de si bons termes que, chez eux, je me croyais chez moi. Ce fut une existence bien douce, dont jâapprĂ©ciai tout le charme. Pas un dĂźner de famille ou dâamis, pas une partie de campagne ou de pĂȘche dont je ne fisse partie. Les gĂ©nĂ©raux ne furent pas moins bien pour moi. Je mangeai souvent chez eux et surtout chez le gĂ©nĂ©ral de division Quentin, original, bizarre, capricieux, mais au fond excellent homme. Il mâavait pris en amitiĂ©, me choyait, me boudait, et, quand jâĂ©tais un jour sans aller chez lui, il mâenvoyait chercher, en me disant, quand jâarrivais Ă son quartier gĂ©nĂ©ral, comme il appelait sa maison Monsieur, jâai un meilleur caractĂšre que vous ; jâoublie bien vite les torts des autres, comment se fait-il que vous nâoubliez pas les miens, si jâen ai ? » Je fus, trois mois, son aide de camp par intĂ©rim. Ce fut souvent plus quâune corvĂ©e. La premiĂšre fois quâil mâinvita Ă dĂźner, câĂ©tait peu de jours aprĂšs mon arrivĂ©e. JâĂ©tais de garde au poste. Sur le port, lâaide de camp M. de Bourayne, vint me dire que le gĂ©nĂ©ral mâinvitait Ă dĂźner pour 2 heures prĂ©cises et de mây trouver exactement, car il se mettait Ă table, sans attendre cinq minutes ses convives. Jâobservai que jâĂ©tais de service, que je ne mâappartenais pas. Il me rĂ©pondit Venez quand mĂȘme, jâen prĂ©viendrai le gĂ©nĂ©ral Roulland. » Ă 2 heures, jâĂ©tais dans sa salle Ă manger. Il me dit dâun ton assez sec Que venez-vous faire ici ? â DĂźner, mon gĂ©nĂ©ral. â Comment dĂźner ? NâĂȘtes-vous pas de service ? Pensez-vous que je sois capable de dĂ©tourner un officier de remplir ses devoirs ? â Mais je ne suis venu que parce que vous me lâavez fait dire par votre aide de camp. â Mon aide de camp a trop de tact pour avoir exĂ©cutĂ© une semblable mission. » Je ne savais plus que rĂ©pondre. Je commençai Ă gagner la porte, fort mĂ©content de cette rĂ©ception, lorsque je mâĂ©criai, moitiĂ© riant, moitiĂ© boudant Puisque je suis invitĂ©, je reste. â VoilĂ qui est bien audacieux pour un sous-lieutenant, me dit-il, mais puisquâil est un des braves dâAusterlitz, quâil a Ă©tĂ© Ă IĂ©na, Eylau, Friedland, il faut bien lui pardonner. » Il me plaça Ă son cĂŽtĂ© et me fit toutes sortes dâamitiĂ©. Il se moqua beaucoup de mon embarras et de la piteuse figure que je fis pendant un moment. Du reste, cette rĂ©ception presque brutale Ă©tait bien faite pour intimider un jeune officier qui ne connaissait pas encore les allures de son chef supĂ©rieur. Dans dâautres circonstances, il voulut bien renouveler ce genre de pasquinades, mais cela ne prenait plus. Dans le courant du mois de septembre, plusieurs officiers venant de la rĂ©forme arrivĂšrent pour prendre le commandement des compagnies et du dĂ©tachement. Le capitaine, qui eut cet avantage Ă cause de son anciennetĂ©, Ă©tait lâĂȘtre le plus Ă©trange au moral et au physique, le plus ivrogne, le plus triste militaire que jusquâalors jâavais vu. Heureusement que mes fonctions dâofficier-payeur me plaçaient en quelque sorte au-dessus de lui. CâĂ©tait un septembriseur. Dans un de ses moments dâivresse, il mâavait parlĂ© de ces affreux Ă©vĂ©nements comme un tĂ©moin actif. CâĂ©tait un grand maigre, sec, vieux, Ă la figure Ă moitiĂ© coupĂ©e par une tĂąche lie de vin, dâun dĂ©goĂ»tant aspect. Sa femme, car il Ă©tait mariĂ©, nâĂ©tait ni plus jeune, ni plus sobre, ni moins hideuse que lui. Ah ! lâaffreux couple, lâignoble mĂ©nage, le honteux chef ! Dans ce temps lĂ , je fus envoyĂ© en cantonnement avec une section dans le village de Banger, au centre de lâĂźle. Je profitai de mon isolement pour inviter une bonne partie de mes connaissances du chef-lieu Ă venir dĂźner dans ma triste solitude. Je leur annonçai lâarrivĂ©e dâune caisse de vin de Bordeaux que le pĂšre dâun conscrit de ma compagnie, que jâavais fait caporal, mâavait envoyĂ©e. Ils furent exacts au rendez-vous, et le dĂźner fut bon pour la saison et la localitĂ©, mais ce qui fut mieux, câest quâon y but non seulement le contenu de ma caisse, mais autant de vin ordinaire, qui Ă©tait encore du bordeaux, du frontignan, du punch, etc. Et alors, je dus louer des charrettes, les camper dessus, et puis, fouette cocher. Ils arrivĂšrent chez eux dans un Ă©tat dĂ©plorable, ensevelis dans une couche de boue Ă les rendre mĂ©connaissables. Je fus plusieurs jours sans oser aborder leurs femmes, qui Ă©taient furieuses contre moi. On rit beaucoup de la colĂšre des unes et de la triste figure des autres. Ce repas pantagruĂ©lique me fit beaucoup dâhonneur, parce quâon ne pouvait pas sâimaginer quâun jeune sous-lieutenant ait pu faire perdre la raison Ă des tĂȘtes si vĂ©nĂ©rables, Ă des hommes si recommandables par leur position et leur Ăąge. Janvier 1809. â JâĂ©tais encore dans ce village, quand une grosse tempĂȘte se fit sentir sur les cĂŽtes de lâĂźle et probablement dans bien dâautres lieux du continent. La mer bouleversĂ©e Ă©tait effrayante Ă voir ; les vagues, monstrueuses. Leur choc contre les rochers de la mer sauvage, au sud de lâĂźle, ressemblait Ă des dĂ©charges incessantes de batterie ; les flots brisĂ©s sâĂ©parpillaient dans les airs et faisaient sentir leur amertume Ă plus dâune demi-lieue. Les plus vieux marins ne se rappelaient rien de semblable. CâĂ©tait le 6 janvier, jour des Rois ; jâĂ©tais invitĂ© Ă dĂźner en ville chez un capitaine des canonniers garde-cĂŽtes sĂ©dentaires. Au moment oĂč jâallais me mettre en route, mon toit de chaume fut enlevĂ© ; je fis transporter mes effets dans une maison voisine et partis avec un sous-officier. En nous cramponnant mutuellement, nous arrivĂąmes en bon port Ă notre destination, mais en entrant dans la maison oĂč jâĂ©tais attendu, je trouvai toute la famille et beaucoup dâĂ©trangers en larmes. Une des cheminĂ©es de la maison avait Ă©tĂ© renversĂ©e et Ă©tait arrivĂ©e presque en bloc dans la salle Ă manger, avait Ă©crasĂ© la table oĂč le couvert Ă©tait mis, et nous nous serions trouvĂ©s dessous, si jâĂ©tais arrivĂ© quinze Ă dix-huit minutes plus tĂŽt, car on nâattendait que moi pour servir. Personne ne fut atteint, mais la maison nâĂ©tait presque plus habitable. La façade avait Ă©tĂ© fortement Ă©branlĂ©e, deux planchers Ă©taient enfoncĂ©s, les meubles brisĂ©s, etc. Cette tempĂȘte, qui avait Ă©branlĂ© lâĂźle, se fit aussi sentir, jusquâaux couches les plus profondes de la mer ; le lendemain et les jours suivants nos postes retirĂšrent de la mer plus de cent piĂšces doubles et ordinaires de vin de Porto. Ces beaux et forts tonneaux cerclĂ©s en fer Ă©taient recouverts dâune couche trĂšs Ă©paisse de madrĂ©pores, huĂźtres, bernicles et autres coquillages de ces parages. AprĂšs les avoir dĂ©barrassĂ©s de cette enveloppe marine, on lut sur tous le mot Malborough » On se rappela alors quâen 1794 un vaisseau de guerre anglais de ce nom avait coulĂ© dans la baie de Quiberon. Il est probable que la carcasse Ă©tait restĂ©e intacte jusquâĂ la tempĂȘte du 6 janvier, quâelle fut brisĂ©e ce jour lĂ , et que les tonneaux nâĂ©tant plus retenus furent jetĂ©s non seulement sur les cĂŽtes de Belle-Ăle, mais aussi sur toutes celles de la Bretagne, car on opĂ©ra le sauvetage Ă douze ou quinze lieues de la baie. Ce vin Ă©tait parfait et se vendait bien. Le dĂ©tachement eut, pour sa part de prise, plus de 300 francs, qui lui furent payĂ©s par lâAdministration des douanes. Jâeus aussi la mienne comme officier de dĂ©tachement. AprĂšs ĂȘtre rentrĂ© en ville et avoir habitĂ© quelque temps la citadelle, je fus dĂ©tachĂ© Ă la batterie de Belle-Fontaine, peu Ă©loignĂ©e du Palais, oĂč je venais prendre mes repas et passer une partie de mes journĂ©es. Le logement que jâhabitais ne pouvait contenir que mon lit, une chaise et une petite table ; mais il Ă©tait situĂ© dans un site charmant, prĂ©cĂ©dĂ© dâun dĂ©licieux petit parterre, et battu par la mer, oĂč je descendais de ma petite chambre pour prendre des bains Ă marĂ©e basse. Quand elle Ă©tait haute et agitĂ©e, elle arrivait jusquâĂ la croisĂ©e. Le 1er septembre, nous reçûmes lâordre de partir le 6 pour LocminĂ©, et jâentrevis que jâirais en Espagne. MalgrĂ© tout le plaisir que je trouvais dans cet aimable et excellent pays, qui mâavait fait connaĂźtre tant de braves gens, je ne fus pas fĂąchĂ© de le quitter. JâĂ©tais blasĂ© de cette vie molle, tranquille et assoupissante. Mon Ăąme avait besoin de se retrouver dans une sphĂšre dâactivitĂ© plus en rapport avec mon Ăąge, et de prendre un peu de la gloire et des pĂ©rils de mes camarades. Ces jours derniers furent employĂ©s Ă rĂ©gler les comptes avec chacun, Ă emballer les effets des magasins, Ă faire la remise des lits, des fournitures diverses, du casernement, et autres dĂ©tails aussi fastidieux que nĂ©cessaires, et puis Ă faire des adieux touchants, sincĂšres et bien sentis par moi et par tous ceux avec qui je vivais depuis longtemps dans cette douce intimitĂ©. Le gĂ©nĂ©ral Quentin, toujours extraordinaire dans tout, me vit partir avec regret. Je me sĂ©parai aussi de lui avec peine, malgrĂ© que son originalitĂ© ne fĂ»t pas toujours agrĂ©able ; Ă la fin, je mâĂ©tais tellement habituĂ© Ă ses folles bizarreries, que je ne mâen occupais plus et que je vivais avec lui comme presque avec un de mes Ă©gaux. Il enrageait de ne pas ĂȘtre comte ou baron ; de ne pas ĂȘtre Ă la tĂȘte dâune division active, en Espagne ou ailleurs. Le ministre de la Guerre avait beau lui dorer la pilule, en lui disant que lâEmpereur lâavait placĂ© Ă lâavant-garde de lâEmpire, cela ne lui suffisait pas. Que de lettres il mâa dictĂ©es, pour se plaindre de lâoubli oĂč on le laissait ! Que de fois il mâa fait part de lâinsulte quâon lui faisait, en mĂ©connaissant ses capacitĂ©s militaires. Un jour, il reçoit un paquet oĂč lâadresse portait Ă M. le gĂ©nĂ©ral de division Quentin, Ă lâarmĂ©e dâEspagne. Il se croit nommĂ©, se fait couper la queue qui avait deux pieds de long, vend sa batterie de cuisine, prend pension dans un hĂŽtel et se dispose Ă partir. AussitĂŽt ma nomination arrivĂ©e, me disait-il, jâĂ©crirai pour te faire nommer mon aide de camp. » Je le remerciai bien sincĂšrement de cet honneur, auquel je ne tenais pas du tout⊠Je le laissai bien dĂ©couragĂ© et sentant sa fin ou sa disgrĂące. Au fond, câĂ©tait un excellent homme, mais avec beaucoup dâesprit, manquant de tenue et de jugement. Il Ă©tait un autre homme que je voyais moins souvent, mais qui mâĂ©tait aussi trĂšs attachĂ©, câĂ©tait le pĂšre du gĂ©nĂ©ral Bigarri, mon capitaine dans la Garde. Parler Ă ce bon vieillard, qui Ă©tait commissaire des guerres, de son fils et de son gendre, quartier-maĂźtre au 16Ăšme lĂ©ger, câĂ©tait le faire revivre, câĂ©tait lui rappeler toutes ses affections. Aussi Ă©tais-je un de ses bons amis. Jâai beaucoup parlĂ© de Belle-Ăle, mais si jâavais voulu consigner dans ce journal toutes les particularitĂ©s de ma vie militaire et privĂ©e, pendant ces quatorze mois de sĂ©jour, il y faudrait un volume. Le souvenir de cet heureux pays ne sâeffacera jamais de ma mĂ©moire. Ses fĂȘtes, ses rochers, ses bons habitants y tiendront toujours une trĂšs bonne place. ESPAGNE ET PORTUGAL DĂ©cembre 1809. â Je venais dâĂȘtre nommĂ© lieutenant, quand lâordre arriva de faire partir le bataillon, le 10 dĂ©cembre, pour lâEspagne. Le 31 dĂ©cembre, jâĂ©tais Ă Bordeaux. Le matin du 4 janvier, avant le dĂ©part du bataillon pour Saint-AndrĂ©-de-Cubzac, je fus prendre Ă la citadelle de Blaye cent conscrits rĂ©fractaires, pour ĂȘtre incorporĂ©s dans le corps aprĂšs notre entrĂ©e en Espagne. De crainte quâils dĂ©sertassent encore une fois, ils devaient marcher rĂ©unis, sous la conduite dâune escorte et ĂȘtre enfermĂ©s tous les soirs dans un local fermĂ©. 8 janvier 1810. â Un bataillon du 46Ăšme de ligne, commandĂ© par un chef de bataillon plus quâoriginal, faisait route avec nous depuis Bordeaux. Les officiers des deux corps mangeaient ensemble aux Ă©tapes. Ă Tartas, Ă la fin du dĂźner, lâaubergiste vint annoncer quâil manquait douze Ă quinze couverts dâargent. Cette insolente rĂ©clamation souleva les murmures dâindignation de tous les convives. La porte fut sur le champ fermĂ©e, on ordonna Ă lâhĂŽtelier de fouiller tous les officiers ; il sây refusa ; le commandant le fit, en sa prĂ©sence. La visite Ă©tait prĂšs dâĂȘtre terminĂ©e, quand on vint dire que les couverts Ă©taient retrouvĂ©s. Alors le commandant tomba sur cet homme, le battit horriblement, malgrĂ© les cris et les priĂšres de sa femme. Il fallut intervenir, pour empĂȘcher quâil ne le laissĂąt mort sur la place. Il partit immĂ©diatement aprĂšs pour Mont-de-Marsan, dĂ©poser sa plainte chez le procureur impĂ©rial. Je ne sus pas ce que cela devint, mais il y eut de lâexagĂ©ration dans la vengeance, un emportement dĂ©placĂ©, et surtout un manque de tenue dans la conduite de ce chef. Le 15 janvier, nous Ă©tions Ă Ernani, petite ville de la province de Guipuscoa Biscaye. Je procĂ©dai Ă la rĂ©partition dans les compagnies des cent conscrits rĂ©fractaires qui mâavaient Ă©tĂ© remis Ă Blaye. Il nâen manquait point ; il sâen trouva au contraire un de plus ! Je ne pus mâexpliquer cette erreur, quâon nâavait pas remarquĂ©e pendant la route, parce quâon ne faisait pas lâappel et quâon se contentait de les compter comme des moutons, quâen pensant que cet homme sâĂ©tait faufilĂ© dans les rangs des autres au moment du dĂ©part, pour recouvrer sa libertĂ© et essayer de la gloire. Quoi quâil en soit, il fallut en rendre compte, Ă©crire Ă bien des autoritĂ©s pour expliquer ce mystĂšre, et mettre les parents de ce soldat Ă lâabri des rigueurs quâon exerçait contre eux, lorsque leur enfant Ă©tait dĂ©clarĂ© dĂ©serteur. Le 16 Ă Tolosa, au matin en me levant, je mâaperçus que ma chemise Ă©tait garnie de vermine. CâĂ©tait un triste dĂ©but, qui me donna une bien mauvaise opinion de la propretĂ© espagnole. Le 20 janvier, lâordre portait que nous devions tenir garnison Ă Durango. Je fus dĂ©signĂ© pour commander la place. On logea les officiers et la troupe dans un couvent. Moi, je crus devoir prendre un beau logement en ville, avec sentinelle Ă ma porte. Dans la nuit je fus rĂ©veillĂ© par un sale paysan couvert de guenilles, que je pris dâabord pour un guĂ©rilla mal intentionnĂ©, mais qui nâĂ©tait autre quâun agent du gĂ©nĂ©ral Avril, commandant Ă Bilbao, qui mâenvoyait lâordre de nous rendre Ă Vittoria. Je quittai sans regret mon noble logement et mes honorables fonctions, pour redevenir simple lieutenant. 26 janvier. â Jâarrivai Ă Burgos, pour y rester jusquâau 27 fĂ©vrier. Ces trente-deux jours se passĂšrent fort tranquillement et mĂȘme agrĂ©ablement. Nous avions besoin de repos. Les quarante-huit journĂ©es de marche que nous venions de faire nous avaient rudement fatiguĂ©s. Le gĂ©nĂ©ral de division Solignac, gouverneur de la vieille Castille, donna plusieurs grandes soirĂ©es, fort remarquables par leur Ă©clat, leur affluence et la rage du jeu. Le duc et la duchesse dâAbrantĂšs, arrivĂ©s quelques jours aprĂšs nous, se trouvĂšrent Ă quelques unes de ces soirĂ©es dansantes. Il y avait en outre beaucoup dâautres gĂ©nĂ©raux et de grands personnages des deux nations. Ces rĂ©unions Ă©taient gaies, vives, opulentes. Les dames espagnoles, qui sây trouvaient en grand nombre, ne se faisaient gĂ©nĂ©ralement remarquer que par leur gaucherie et le mauvais goĂ»t de leur toilette française. Celles qui avaient eu le bon esprit de conserver le costume national Ă©taient beaucoup mieux. Dans ce pays arriĂ©rĂ©, on ne connaĂźt pas les cheminĂ©es, ni les fourneaux. On chauffe ses appartements avec des braseros, alimentĂ©s avec du charbon de bois, chauffage insuffisant et qui occasionne des maux de tĂȘte, quand il nâasphyxie pas. Pour Ă©chapper au froid et Ă lâennui de notre triste intĂ©rieur, nous allions au cafĂ©, tenu par un Français et constamment plein, malgrĂ© la vaste Ă©tendue des nombreuses salles. On y jouait tous les soirs des masses dâor. LâappĂąt du gain, le besoin de rĂ©parer de grandes pertes, entraĂźnĂšrent quelques officiers Ă commettre des actions honteuses, qui amenĂšrent de frĂ©quents duels et des mesures de rigueur. Quelques un furent chassĂ©s de leur rĂ©giment. 20 mars. â Ă GradefĂšs, bourg prĂšs des frontiĂšres du royaume des Asturies, sur lâElza. Le 4Ăšme bataillon fut logĂ© plus loin, en remontant le cours de la riviĂšre. Quelques grenadiers et une cantiniĂšre, Ă©tant restĂ©s derriĂšre, sâarrĂȘtĂšrent dans un village pour y passer la nuit. Le lendemain, on leur donna un guide qui les conduisit dans une embuscade prĂ©parĂ©e ; ils y furent tous Ă©gorgĂ©s, avec un raffinement de cruautĂ©. Le chef de bataillon, instruit de cet affreux guet-apens, marcha sur ce village, le fit cerner, sâempara de tous les hommes valides, et leur annonça quâil les ferait tous passer par les armes, sâils ne faisaient pas connaĂźtre les assassins. DĂ©jĂ quatre Ă©taient tombĂ©s sous les balles des grenadiers, sans avoir rien avouĂ©, enfin le cinquiĂšme les fit connaĂźtre. Ils Ă©taient prĂ©sents ; ils furent fusillĂ©s. Cette dure reprĂ©saille donne une idĂ©e de ce quâĂ©tait la guerre dâEspagne. Nous restĂąmes dans ce village, avec un escadron de dragons, jusquâau 5 avril. 8 avril. â Ă LĂ©on. Dans la matinĂ©e, jâavais reçu lâordre de rejoindre mon bataillon. En route, Ă©tant Ă quelques cent pas du dĂ©tachement et dans une position Ă ne pas ĂȘtre aperçu de lui par la forme du terrain, je fus accostĂ© par un homme Ă cheval, armĂ© jusquâaux dents, en costume espagnol, dans le genre de celui de Figaro, avec un ample manteau par-dessus. Ă peine lâeus-je vu, quâil Ă©tait sur moi. Il ouvre rapidement son manteau, cherche dans ses poches comme pour prendre ses pistolets, et me prĂ©sente une attestation pour indiquer quâil Ă©tait au service de la France, je ne sais Ă quel titre. Ma contenance fut assez embarrassĂ©e, croyant bien avoir Ă faire Ă une guĂ©rilla, avec dâautant plus de raison que je nâavais que mon Ă©pĂ©e pour me dĂ©fendre, pauvre arme contre des pistolets, un tromblon et une lance. Cette surprise inattendue me fit penser quâil nâĂ©tait pas prudent de sâĂ©loigner de sa troupe, dans un pays oĂč chaque arbre, buisson ou rocher cachait un ennemi. Le 4Ăšme bataillon Ă©tait parti dans la matinĂ©e pour le blocus dâAstorga. Nous restĂąmes dans LĂ©on jusquâau 13 avril, avec le 5Ăšme bataillon de notre division. 14 avril. â Au pont dâOrbigo, bourg Ă deux lieues dâAstorga⊠Nous restĂąmes dans ce bourg, pour assurer les communications avec LĂ©on et avec le derriĂšre des troupes employĂ©es au siĂšge dâAstorga, pour escorter les convois de vivres et de munitions de guerre, pour soigner les malades et les blessĂ©s des troupes du siĂšge, et pour fournir des dĂ©tachements armĂ©s aux tranchĂ©es. Le duc dâAbrantĂšs Ă©tant arrivĂ©, le blocus dâAstorga fut converti en siĂšge. Lâartillerie nĂ©cessaire pour battre en brĂšche lâavait prĂ©cĂ©dĂ©. Les travaux de sape commencĂšrent immĂ©diatement. Le 20 avril vendredi saint, la batterie fut dĂ©masquĂ©e, et tira pendant trente-six heures, sans discontinuer, sur le mur dâenceinte. Mais pas assez armĂ©e ou peut-ĂȘtre trop Ă©loignĂ©, son effet fut mĂ©diocre ; malgrĂ© cela, lâassaut fut dĂ©clarĂ© praticable. Il eut lieu le 21, Ă cinq heures du soir. Six compagnies dâĂ©lite, dont deux de notre 4Ăšme bataillon, furent chargĂ©es de cette terrible mission. Il fut long, meurtrier et incomplet. Ă cinq heures du matin, les assiĂ©geants Ă©taient retranchĂ©s sur la brĂšche, sans que nous puissions pĂ©nĂ©trer dans la ville par la difficultĂ© des obstacles que notre troupe rencontrait sur son passage. Toutefois, le commandant, quand le jour fut venu, demanda Ă capituler. On accĂ©da Ă ses propositions, et il fut convenu que la garnison sortirait le jour de PĂąques, Ă midi, avec les honneurs de la guerre, et quâelle serait prisonniĂšre de guerre. La matinĂ©e de PĂąques fut employĂ©e Ă perfectionner les travaux, pendant quâon parlementait, et Ă donner la sĂ©pulture Ă toutes les victimes de cette triste nuit. Ă midi, la garnison sortit avec ses armes, quâelle dĂ©posa hors des murs ; elle Ă©tait encore forte. Dans le nombre, il se trouvait cinq Ă six dĂ©serteurs français, qui furent reconnus et fusillĂ©s sur le champ, sans mĂȘme prendre leurs noms. Les pertes des Français furent trĂšs considĂ©rables, beaucoup trop, eu Ă©gard Ă lâimportance de la place. Mais le commandant du 8Ăšme corps dâarmĂ©e voulait faire parler de lui ; il voulait conquĂ©rir, sur les murs de cette bicoque, un bĂąton de marĂ©chal dâEmpire. Nos deux compagnies eurent plus de cent hommes tuĂ©s ou blessĂ©s, dont trois officiers de voltigeurs, tuĂ©s sur la brĂšche, et deux de grenadiers blessĂ©s. Pendant le siĂšge, je fus escorter un convoi de poudre pour Astorga. Les dix Ă douze voitures de paysans, traĂźnĂ©es par des bĆufs, Ă©taient de celles dont les essieux en bois tournent avec les roues. En route, le feu prend Ă un de ces essieux ; pas dâeau pour jeter dessus, la position Ă©tait critique. Je veux faire marcher les voitures qui Ă©taient en avant de celle qui brĂ»lait, et rĂ©trograder celles qui Ă©taient derriĂšre, mais les conducteurs qui ont peur de lâexplosion se sauvent, quelques soldats en font autant. Cependant, il mâen reste assez pour faire exĂ©cuter ce que jâavais prescrit. Pendant de temps lĂ , quelques hommes lestes Ă©taient descendus dans le vallon, et mâapportĂšrent de lâeau dans leurs shakos ; cela nous sauva. Le convoi continua sa marche sans autre accident. Nous restĂąmes au pont dâOrbigo jusquâau 29 avril. Puis vingt jours Ă Morias, petit village Ă une demi-lieue dâAstorga, sur la route et Ă lâentrĂ©e des montagnes de la Galice. CâĂ©tait un trĂšs pauvre village oĂč nous fĂ»mes plus que mal. Je fus plusieurs fois Ă Astorga, par dĂ©sĆuvrement et aussi pour dĂźner chez un restaurateur français. Dans toutes les villes occupĂ©es par les Français, il sâĂ©tablissait, dĂšs le lendemain de leur installation, au moins un restaurateur et cafetier de notre nation. Ils Ă©taient chers, ces empoisonneurs Ă la suite de lâarmĂ©e, mais du moins, ils nous rendaient service avec notre argent. Le 1er juin, Ă Zamora, oĂč je sĂ©journai sept jours, je trouvai plusieurs officiers de ma connaissance et, entre autres, le gĂ©nĂ©ral Jeannin, qui avait Ă©tĂ© mon chef de bataillon dans la Garde. Ma visite lui fit plaisir, et il mâengagea Ă aller manger sa soupe. Le gĂ©nĂ©ral Jeannin avait Ă©pousĂ© une des filles du fameux peintre David. Du 7 juillet au 31, je restai Ă Salamanque. Quelques lieues avant dây arriver, le bataillon, qui traversait un bois considĂ©rable, fur assailli par un troupeau de bĆufs sauvages, qui nous mit en dĂ©route. Il fallut tirer des coups de fusil, pour les forcer Ă rentrer dans le taillis. Il y eut trois ou quatre hommes terrassĂ©s et blessĂ©s. Quand ce hourra dâun nouveau genre fut passĂ©, on rit beaucoup de cette charge Ă fond, aussi imprĂ©vue quâimpĂ©tueuse. Les officiers, une fois le danger connu, avaient ralliĂ© une partie de leurs hommes, fait mettre la baĂŻonnette au bout du fusil et marcher contre eux, en leur tirant quelques coups de feu qui les dispersĂšrent. LogĂ© sur la grande place de Salamanque, si belle par son architecture uniforme, ses portiques couverts, ses galeries et ses balcons continus Ă tous les Ă©tages, je fus tĂ©moin, de la croisĂ©e de mon logement, de plusieurs courses de taureaux qui mâintĂ©ressĂšrent vivement. Je montai deux fois la garde chez le prince dâEssling MassĂ©na, commandant en chef de lâarmĂ©e du Portugal. Ces deux gardes me mirent en relation dâamitiĂ© avec le fils aĂźnĂ© du prince et le fils unique du marĂ©chal de Dantzick Lefebvre, et avec plusieurs autres officiers de son Ă©tat-major gĂ©nĂ©ral. Le 3 avril 1810, nous partĂźmes pour Ciudad-Rodrigo. Le terrain qui sĂ©pare Salamanque de Ciudad-Rodrigo est un pays dĂ©sert, stĂ©rile, sans culture et cependant couvert de chĂȘnes verts et dâune autre espĂšce qui produit des glands doux. Ces arbres sont beaux, vigoureux, Ă©pais, ce qui prouve que ce nâest pas la faute du sol, mais bien le manque de bras, sâil est pour ainsi dire inhabitĂ©. Le soir de mon arrivĂ©e Ă Rodrigo, mon sous-lieutenant et moi, nous ne trouvĂąmes que deux chambres une occupĂ©e par un gendarme et lâautre par un valet du prince dâEssling. Nous dĂźmes Ă la maĂźtresse de la maison que nous prenions une des deux chambres, et que lâautre resterait aux deux individus que je viens de dĂ©signer. BrisĂ© de fatigue par la marche, la chaleur et la maladie, je me couchai aussitĂŽt, sans manger, tant le besoin de repos se faisait sentir. Quelques instants aprĂšs, deux grands coquins de laquais vinrent me chercher querelle, parce que jâavais pris le lit de lâun dâeux. AprĂšs leur avoir expliquĂ© les arrangements qui avaient Ă©tĂ© pris, dans lâintĂ©rĂȘt des quatre ayants droit au logement, je les priai de se retirer, mais jâavais Ă faire Ă des insolents galonnĂ©s, et de bonnes raisons nâĂ©taient pas capables dâarriver Ă leur intelligence Ă©goĂŻste. Ils mâinsultĂšrent, me menacĂšrent du prince et du grand prĂ©vĂŽt de lâarmĂ©e, et de leurs poignets, si on ne leur rendait pas justice. Ils sortirent, et je me rendormis, mais une ou deux heures aprĂšs, je fus mandĂ© chez le grand prĂ©vĂŽt. Un marĂ©chal des logis de gendarmerie mâapportait cet ordre. ArrivĂ© prĂšs du colonel de gendarmerie Pavette, je lui expliquai ce qui sâĂ©tait passĂ©. Comment, colonel, lui dis-je Ă la fin de ma narration, un officier de lâarmĂ©e qui expose tous les jours sa vie pour la dĂ©fense de la patrie, qui use sa santĂ© sur les routes Ă la poursuite de lâennemi, qui passe souvent les jours sans pain et les nuits sans sommeil, sera mandĂ© Ă la requĂȘte dâun valet devant un prĂ©vĂŽt, comme un criminel. Est-ce ainsi quâon respecte lâĂ©paulette, lâhonneur de lâarmĂ©e, les soldats dont le sang est demandĂ© tous les jours ? » AprĂšs une conversation assez longue, oĂč le colonel mit autant de politesse que de mesure, je sortis et fus reprendre ma place dans ce misĂ©rable lit quâon mâavait disputĂ©. Le lendemain, en causant de cette affaire avec les aides de camp du prince, jâappris que sur le rapport du grand prĂ©vĂŽt, lâaudacieux valet et son digne acolyte, le piqueur, avaient Ă©tĂ© mis en prison. Peu auparavant, une pareille scĂšne, pour le mĂȘme motif, Ă©tait arrivĂ©e Ă un capitaine dâun rĂ©giment de notre division, mais plus violent et armĂ© dans ce moment lĂ de son sabre, il avait fait une blessure grave Ă un domestique du duc dâAbrantĂšs. Celui-ci, aprĂšs avoir puni des arrĂȘts forcĂ©s lâofficier, voulait le faire destituer. Les officiers du corps, instruits de cette inconvenante rigueur, lui firent dire que si cela arrivait, ils donneraient tous leur dĂ©mission motivĂ©e. Le duc eut peur, lâaffaire en resta lĂ . Pendant le siĂšge dâAlmeida, je fus deux fois en dĂ©tachement vers cette ville, depuis Rodrigo, pour escorter des convois. Jây Ă©tais, le soir oĂč le feu de nos piĂšces commença et occasionna lâĂ©pouvantable explosion du magasin Ă poudre. On ne peut se faire une juste idĂ©e de lâintensitĂ© de la dĂ©tonation, de lâĂ©branlement gĂ©nĂ©ral de lâair, de lâĂ©norme colonne de feu, de fumĂ©e, de pierres qui sâĂ©levĂšrent dans les airs. Des pierres et des cadavres furent jetĂ©s jusque dans nos lignes. Cet Ă©vĂ©nement eut lieu le 26 aoĂ»t, la ville fut occupĂ©e le 27. Le 15 septembre BarrĂšs passe la frontiĂšre du Portugal, oĂč notre armĂ©e, forte de 50 000 hommes, Ă©tait commandĂ©e par MassĂ©na. 16 septembre. â Dans la matinĂ©e, ayant laissĂ© Almeida Ă notre droite, nous passĂąmes le torrent de la Coa, dont lâabord est horrible, les pentes presque Ă pic, et la profondeur Ă©norme. Tous les jours qui suivirent, il me fut le plus souvent impossible de me faire dire le nom de la ville ou du village que nous traversions, car nous ne rencontrions pas un seul habitant. Toute la population avait fui, en dĂ©truisant tout ce qui aurait pu nous ĂȘtre utile. Les Anglais avaient composĂ© cette Ă©migration gĂ©nĂ©rale, sur notre passage, pour crĂ©er des plus grands obstacles Ă notre marche et nous rendre plus odieux aux Portugais. 25 septembre. â Dans cette journĂ©e, nous fĂ»mes attaquĂ©s assez vivement par un parti ennemi ; mais, vivement repoussĂ©, il se retira, aprĂšs nous avoir tuĂ© et blessĂ© plusieurs hommes. Le lendemain, nous eĂ»mes une alerte qui nous donna autant dâouvrage que dâinquiĂ©tude. Le matĂ©riel que nous escortions Ă©tait parquĂ© sur une lande, calcinĂ©e par les grandes chaleurs que nous Ă©prouvions, depuis notre entrĂ©e dans ce royaume dĂ©sert. Le feu se mit Ă cette bruyĂšre, et fit de si grands progrĂšs, malgrĂ© tous les moyens employĂ©s pour lâarrĂȘter, quâon fut obligĂ© de faire venir les chevaux et dâatteler Ă la hĂąte pour les parquer sur un autre terrain. Le danger Ă©tait grave ; la perte eut Ă©tĂ© immense pour lâarmĂ©e, car toutes ses ressources pour la continuation de la guerre Ă©taient dans ce parc de rĂ©serve. 27 septembre. â Au bivouac, assez prĂšs du lieu oĂč se donna, le mĂȘme jour, la bataille de Bussaco et dâAlcoba, oĂč nous fĂ»mes sinon battus, du moins repoussĂ©s de tous les points dont on cherchait Ă sâemparer. Cette funeste journĂ©e, qui coĂ»ta Ă lâarmĂ©e plus de 4 000 hommes tuĂ©s ou blessĂ©s, la dĂ©couragea beaucoup. Cependant le marĂ©chal MassĂ©na ne renonça pas au projet de marcher sur Lisbonne. Ayant reconnu un peu trop tard, et quand le mal Ă©tait fait, que la position de lâAlcoba Ă©tait inexpugnable de front, il rĂ©solut de tourner par la droite, en sâemparant des dĂ©filĂ©s de Serdao, que Wellington avait nĂ©gligĂ© dâoccuper. Cette faute obligea le gĂ©nĂ©ral anglais de battre en retraite, de repasser le Mondego, dâĂ©vacuer Coimbre et de nous abandonner tout le pays entre les montagnes et la mer. Ainsi, malgrĂ© notre grave Ă©chec, nous continuĂąmes Ă poursuivre une armĂ©e victorieuse, abondamment fournie de tout, ayant la sympathie des populations pour elle, tandis que nous, nous ne vivions que de maraudes, quâil fallait aller chercher loin, ce qui augmentait les fatigues et les dangers des soldats. 2 octobre. â Dans la matinĂ©e, nous finissons de sortir du long dĂ©filĂ© de Serdao, oĂč nous Ă©tions depuis cinq jours, et enfin des montagnes que nous traversions depuis notre dĂ©part de Rodrigo. Nous dĂ©couvrons au loin la mer et, Ă nos pieds, un beau pays. Nous voici dans une plaine riche, fertile, couverte de nombreux villages, dĂ©serts Ă la vĂ©ritĂ©, comme tous ceux que nous avions trouvĂ©s, mais plus abondamment pourvus de vivres. Le 4 octobre dans la matinĂ©e, nous restĂąmes quelques heures Ă Coimbre, belle et grande ville, sur le Mondego qui la divise en deux parties. La cathĂ©drale et les fontaines sont magnifiques, les environs couverts de vignes, dâorangers, dâoliviers. Les Anglais en lâabandonnant avaient forcĂ© les habitants Ă quitter la ville. LâarmĂ©e y fit de prĂ©cieuses provisions en riz, morue, cafĂ©, sucre, thĂ©, chocolat dont les magasins Ă©taient abondamment fournis. On laissa tous les blessĂ©s et les malades dans un couvent situĂ© sur une hauteur de la rive gauche du Mondego, avec une garde armĂ©e pour les faire respecter, mais, vingt-quatre heures aprĂšs, la garde Ă©tait prisonniĂšre et les malades dangereusement exposĂ©s Ă ĂȘtre massacrĂ©s. Le 8 octobre, en avant de Leiria, par une pluie torrentielle, la compagnie ne trouva dâautre gĂźte disponible que lâĂ©glise, dont elle prit possession avec joie. La place et le bois ne manquant pas, nous eĂ»mes bientĂŽt Ă©tabli un bivouac assez bon pour ne pas regretter les maisons qui regorgeaient de militaires. On y trouva dâexcellent vin, et comme le sucre et la cannelle abondaient dans les sacs et bagages, on fit beaucoup de vin chaud, qui restaura tous ces corps accablĂ©s de fatigue et mouillĂ©s jusquâĂ la moelle des os. 12 octobre. â Depuis trois jours, nous marchions dans les forĂȘts dâoliviers sans discontinuitĂ© et qui semblaient nâavoir pas de limites, quand nous atteignĂźmes la petite ville dâAlemquer, quartier gĂ©nĂ©ral du marĂ©chal prince dâEssling. Nous Ă©tions enfin arrivĂ©s dans la vallĂ©e du Tage, aprĂšs laquelle nous soupirions depuis longtemps, pensant que nous trouverions sur ses bords le bien-ĂȘtre, un peu de repos, ou du moins de meilleurs chemins et plus dâabri. Je vis, pour la premiĂšre fois de ma vie, autour de cette jolie petite ville, beaucoup de palmiers, qui me parurent dâune beautĂ© et dâune venue remarquables. Avant notre arrivĂ©e au gĂźte, le gĂ©nĂ©ral de cavalerie Sainte-Croix, officier dâun trĂšs grand mĂ©rite, tout jeune, fut coupĂ© en deux, au milieu de nos rangs, par un boulet de canon parti dâune canonniĂšre anglaise stationnĂ©e sur le Tage. Le lit de ce magnifique fleuve Ă©tait couvert de bĂątiments armĂ©s, destinĂ©s Ă nous en dĂ©fendre lâapproche. Le lendemain, par une dĂ©licieuse matinĂ©e, jâallai me promener avec plusieurs officiers sur les coteaux environnants, couverts de vignes, qui nâĂ©taient pas encore vendangĂ©es, et de figuiers qui ployaient sous le poids des fruits. 14 octobre. â Ă Villafranca, petite ville sur les bords du Tage. Nous restons dans les maisons de campagne qui lâentourent jusquâau 28 octobre inclus. Les majestueuses et riantes rives du Tage, les magnifiques maisons de campagne qui bordent ses bords enchanteurs, les jardins dĂ©licieux qui couvrent la plaine situĂ©e entre la colline Ă©levĂ©e et le fleuve, pleins dâorangers plantĂ©s rĂ©guliĂšrement, de citronniers, de lauriers roses et dâautres arbres aussi intĂ©ressants ; les coteaux tapissĂ©s de vignes, de figuiers, dâoliviers, un ciel dâune beautĂ© ravissante, une route magnifique, rendaient la position de Villafranca une des plus belles quâil mâeĂ»t Ă©tĂ© donnĂ© dâadmirer jusquâalors. Ce beau pays me parut un sĂ©jour de dĂ©lices, un nouveau paradis terrestre, malgrĂ© les effroyables dĂ©tonations de la flottille anglaise, et les sifflements lugubres des Ă©normes boulets quâils nous envoyaient. En arrivant Ă Villafranca, nous pensions en partir le lendemain pour nous rendre Ă Lisbonne, mais des obstacles invincibles que nous, machines mouvantes et obĂ©issantes, nous ne connaissions pas, nous arrĂȘtĂšrent. La compagnie fut envoyĂ©e aux avant-postes, sur un petit ruisseau qui sĂ©parait les deux armĂ©es dans cette direction. Nous restĂąmes huit jours dans cette position, oĂč nous pĂ»mes, malgrĂ© le voisinage de lâennemi, que le cours du ruisseau seul sĂ©parait de nous, prendre quelque repos et assurer nos subsistances. Nous occupions cinq ou six belles maisons de campagne, richement meublĂ©es, luxueuses, dans lesquelles nous trouvĂąmes quelques provisions et un peu de blĂ© cachĂ©. Dans une de ces maisons, il y avait un moulin Ă farine, qui marchait par le moyen dâun ou plusieurs chevaux. Les voltigeurs servirent de bĂȘte de somme, et nuit et jour, ils le faisaient tourner. La farine Ă©tait grossiĂšre, brute, mais avec elle on faisait du pain sans levain, des galettes, de la bouillie. Enfin, nous vivions tant bien que mal, et nous nous trouvions tout trĂšs heureux, officiers et soldats, dâavoir cette ressource, qui devait avoir une courte durĂ©e. Notre gĂ©nĂ©ral en chef, le comte RĂ©gnier, envoyait, tous les jours une ou deux fois, son aide de camp, le capitaine Brossard, qui parlait anglais, aux avant-postes, pour porter des lettres, recevoir les rĂ©ponses et les journaux anglais. Il me prenait, en passant, avec un clairon, et nous allions, tous trois, Ă une barricade Ă©levĂ©e de la route. En arrivant, je faisais sonner la trompette, un officier anglais remettait les journaux et les plis, le capitaine en faisait autant de son cĂŽtĂ©. On causait, on buvait du rhum, on mangeait de lâexcellent biscuit de mer, que lâAnglais apportait, et on se retirait bons amis. Il avait Ă©tĂ© convenu quâon nâattaquerait point sans se prĂ©venir dâavance et que les sentinelles ne feraient pas feu lâune sur lâautre ; ainsi il y avait sĂ»retĂ© provisoire et suspension dâarmes tacite. Une nuit que jâĂ©tais de garde, on tira un coup de fusil sur la ligne des postes que je commandais. Je fis aussitĂŽt prendre les armes Ă tous mes hommes et envoyai des patrouilles en reconnaissance. AprĂšs un temps assez long, mes hommes rentrĂšrent en riant et conduisant un prisonnier. CâĂ©tait un de nos Ăąnes qui, en pĂąturant trĂšs pacifiquement, avait dĂ©passĂ© les deux lignes, violĂ© le territoire ennemi et sâĂ©tait montrĂ© Ă une sentinelle anglaise qui lâavait repoussĂ© de notre cĂŽtĂ©. Ma sentinelle cria Qui vive » Ă son apparition et, nâayant pas eu de rĂ©ponse, tira dessus, le manqua et occasionna une prise dâarmes sur toute la ligne qui dut se prolonger bien loin, car on entendait bien longtemps aprĂšs cette alerte bouffonne Sentinelles, prenez garde Ă vous. Ces utiles et patient animaux, disons-le Ă cette occasion, ont rendu dâimmenses services Ă lâarmĂ©e du Portugal, que la misĂšre a rendu bien ingrate envers ses sauveurs. Tous les rĂ©giments avaient au moins de cent vingt Ă cent cinquante Ăąnes Ă la suite, pour transporter les malades et les blessĂ©s, les sacs des convalescents, les provisions de vivres, quand on Ă©tait assez heureux dâen trouver pour plus dâun jour. Cette masse de quadrupĂšdes enlevait bien des hommes Ă leur rang, alourdissait bien la marche des colonnes ; mais elle sauva bien des malheureux. Peu de jours aprĂšs notre arrivĂ©e devant les lignes anglaises, la misĂšre devint si poignante, si gĂ©nĂ©rale, que tous ces ĂȘtres inoffensifs furent tuĂ©s et mangĂ©s avec une espĂšce de sensualitĂ©. Ceux qui voulurent ou purent en conserver les tinrent bien cachĂ©s, et les surveillĂšrent, comme des chevaux de prix, car on les volait et on les tuait sans scrupule. Jâai dĂ©jĂ dit que les Anglais couvraient le fleuve de leur flottille, et remontaient bien plus haut que la limite convenue entre les deux armĂ©es. Un homme ne pouvait pas se montrer sur la digue du Tage, ou passer sur la route, sans recevoir aussitĂŽt un coup de canon. Cette tracasserie meurtriĂšre gĂȘnait beaucoup nos mouvements. Une nuit que jâĂ©tais de garde aux avant-postes, je mâĂ©tais retirĂ© dans la cour dâune maison avec deux ou trois hommes, pour me chauffer, car la nuit Ă©tait froide et il y avait dĂ©fense de faire du feu en rase campagne. La porte extĂ©rieure de la cour Ă©tait ouverte son ouverture faisait face au fleuve, et le feu face Ă cette porte cochĂšre. Le feu Ă©tait ardent et Ă©clairait bien ; assis sur une chaise et causant avec ces hommes, qui Ă©taient debout Ă mes cĂŽtĂ©s, un boulet arrive et en coupe un en deux qui fut jetĂ© sur le foyer bien enflammĂ©. Le malheureux ne prononça pas un mot, sa mort avait Ă©tĂ© instantanĂ©e. Je fis Ă©teindre le feu, et passai le reste de la nuit avec mes hommes qui, tout en regrettant leur camarade, regrettaient aussi ce petit soulagement Ă leur dure existence. Ă notre bivouac, au pied de la colline qui dominait Villafranca, il y avait des maisons isolĂ©es dans les vignes que nous habitions dans la journĂ©e pour nous mettre Ă lâabri du soleil et prendre nos repas, quand il y avait quelque chose Ă manger. Dans la nĂŽtre, nous trouvĂąmes une cachette remplie de livres français, presque tous de nos meilleurs auteurs, bien Ă©ditĂ©s et supĂ©rieurement reliĂ©s, câĂ©taient les deux encyclopĂ©dies, câĂ©tait Voltaire, Rousseau, Montesquieu, etc. Rien de semblable ne sâĂ©tait offert Ă mes yeux en Espagne. 29 octobre. â Ă Ponte de Mugen, sur la route de Santarem. Dans la matinĂ©e, notre bataillon reçoit lâordre de prendre les armes et de se disposer Ă partir pour remplir une mission particuliĂšre. Ce dĂ©part prĂ©cipitĂ©, pour une destination inconnue, excita vainement la sagacitĂ© des officiers qui devinaient tout. Les soldats se rĂ©jouirent de ce changement de position. TalonnĂ©s par la misĂšre, fatiguĂ©s de service, dĂ©vorĂ©s par de petites puces presque invisibles, ils ne pouvaient pas ĂȘtre plus mal ailleurs. Quelques heures aprĂšs notre dĂ©part du gĂźte, nous traversons Santarem, sur une hauteur baignĂ©e par le Tage. Nous nous arrĂȘtĂąmes, Ă la nuit, dans une immense maison de campagne, remarquable par ses vastes magasins remplis de denrĂ©es coloniales, de caisses dâoranges, de grains, et ses caves par leurs vins. CâĂ©tait lâabondance, aprĂšs les privations. Nous bivouaquĂąmes autour, et des sentinelles furent placĂ©es aux portes pour empĂȘcher le gaspillage. 31 octobre. â Ă Tancos, jolie petite ville sur le Tage. On nous tira, de lâautre rive, force coups de fusil auxquels nous ne faisions pas attention. Dans la journĂ©e, nous traversĂąmes une autre petite ville appelĂ©e Barquigny, oĂč il y avait, comme Ă Tancos, des magasins de riz, cafĂ©, sucre, chocolat, morue, rhum, etc. On en chargea les Ăąnes qui nous restaient, et quelques autres quâon avait dĂ©jĂ recrutĂ©s depuis le dĂ©part, en battant la campagne Ă gauche de la route. Jâavais Ă moi, depuis notre entrĂ©e en Portugal, un trĂšs fort mulet, que jâavais payĂ© assez cher et qui me rendit de trĂšs grands services. Je le chargeai autant que je le pus, pensant que nous allions faire le siĂšge dâAbrantĂšs sur lequel nous marchions. Le pays que nous avions traversĂ© jusquâalors Ă©tait magnifique, riche, fertile ; les vignes nâĂ©taient pas vendangĂ©es, ni les figues cueillies ; mais ce nâĂ©tait plus une ressource les fruits Ă©taient en grande partie pourris. Quelles belles rĂ©coltes perdues, surtout les olives, qui Ă©taient dĂ©vorĂ©es par des millions de vanneaux ! Je nâavais jamais vu autant dâoiseaux câĂ©tait comme des nuages, lorsquâils passaient devant le soleil. Les villes et les villages Ă©taient sans habitants ni animaux. 1er novembre. â Ă PunhĂšte. Pour passer le Zezer, qui Ă©tait rapide et assez profond, il nây avait ni pont, ni barques. On planta des jalons dans la largeur, et on assujettit des cordes bien tendues, pour que les hommes sâappuyassent dessus, de maniĂšre Ă ne pas ĂȘtre entraĂźnĂ©s par le courant. De bons nageurs Ă©taient placĂ©s au-dessous, pour saisir au passage ceux que lâeau aurait entraĂźnĂ©s. Ce fut une opĂ©ration longue, difficile et mĂȘme dangereuse pour la majeure partie des soldats qui, ayant de lâeau au-dessus de la ceinture, Ă©taient soulevĂ©s et entraĂźnĂ©s, sâils ne se tenaient pas fortement Ă la corde. Beaucoup furent repĂȘchĂ©s par les nageurs. Il y eut quelques fusils perdus, mais point dâhommes noyĂ©s. Je le passai sur mon mulet, aprĂšs quâil eut dĂ©posĂ© sur lâautre rivage son chargement. Le soir, le gĂ©nĂ©ral Foy, qui nous commandait, et que nous nâavions guĂšre vu jusquâalors, Ă©tant toujours en avant avec la cavalerie, vint visiter nos bivouacs. Ă son approche, en lâabsence du capitaine, je fus Ă lui pour le recevoir et prendre ses ordres. AprĂšs avoir causĂ© assez longtemps avec lui sur divers sujets de service, il aperçut, en sâapprochant davantage dâun de nous bivouacs, une espĂšce dâhomme Ă genoux prĂšs du feu, ayant les mains jointes et une chemise sur le corps Mon Dieu, me dit-il, quâa donc cet homme, quâa-t-il fait ? â Rassurez-vous sur son compte, mon gĂ©nĂ©ral ; cet homme est un dieu de bois en priĂšre, câest un christ, quâun voltigeur a pris Ă lâĂ©glise pour faire sĂ©cher sa chemise. » Il rit beaucoup, tout en la blĂąmant, de cette plaisanterie, peu rĂ©vĂ©rencieuse, que les dĂ©sordres de la guerre excusaient. La douceur du caractĂšre du gĂ©nĂ©ral Foy, son affabilitĂ© et son accueil bienveillant me charmĂšrent. CâĂ©tait la premiĂšre fois que je lui parlais. Depuis Tancos, nous suivions le Tage sur ses bords, Ă cause des montagnes, oĂč son lit Ă©tait trĂšs resserrĂ© et son cours trĂšs rapide. Ses rives Ă©taient plus pittoresques, mais les belles plaines qui le bordaient avaient disparu. 2 novembre. â Comme nous Ă©tions au bivouac, la diane fut battue plus matin encore que de coutume. Le bataillon prit les armes, et quand il fut formĂ©, le gĂ©nĂ©ral Foy rĂ©unit autour de lui les officiers, pour leur annoncer que nous allions en Espagne pour lâescorter, et, lui, en mission auprĂšs de lâEmpereur. Lâentreprise Ă©tait pĂ©rilleuse ; il ne sâagissait rien moins que de traverser un royaume en insurrection, mais avec de lâaudace, de la bravoure et une parfaite soumission Ă ses ordres, il se faisait fort de nous conduire en Espagne, sans combats, mais non pas sans fatigues. Il nous prĂ©vint quâon partirait toujours avant le jour et quâon ne sâarrĂȘterait quâĂ la nuit, afin de dĂ©rober nos traces aux nombreux partis qui sillonnaient le royaume. Il nous recommanda de marcher serrĂ©s, et de ne pas nous Ă©carter de la colonne, sous peine dâĂȘtre tuĂ©s par les paysans⊠Voici lâordre de marche quâon devait suivre habituellement une compagnie de dragons Ă la premiĂšre avant-garde ; une section de grenadiers en avant du bataillon ; les chevaux, les mulets, les Ăąnes, les malades et les blessĂ©s, derriĂšre le bataillon ; les voltigeurs Ă lâarriĂšre-garde ramassant les traĂźnards, faisant serrer les hommes et les bagages ; une compagnie de dragons, plus en arriĂšre encore, pour surveiller les derriĂšres de la colonne ; enfin, sur les flancs, cinquante lanciers hanovriens, pour Ă©clairer, courir et battre la campagne au loin, afin dâannoncer lâapproche de lâennemi. Le dĂ©tachement Ă©tait fort de trois cent cinquante fantassins et deux cents chevaux. Le gĂ©nĂ©ral me recommanda dâĂ©tudier le pays que nous traversions, de prendre des notes et de les lui remettre tous les soirs, quand on serait arrĂȘtĂ©. Cette circonstance fit que je le voyais, tous les jours, deux ou trois fois, et me mit en rapport avec lui dâune maniĂšre presque intime. Entreprendre une expĂ©dition aussi hasardeuse, avec aussi peu de monde, Ă©tait bien hardi ; mais le gĂ©nĂ©ral Ă©tait actif, entreprenant, et il avait prĂšs de lui un Portugais qui connaissait le pays, plus un aide de camp qui parlait la langue pour interroger les habitants quâon rencontrerait ou les prisonniers quâon ferait. Pour faciliter cette course presque Ă travers champs, et dĂ©gager le pays des bandes qui pouvaient sây trouver, on envoya des troupes vers la place forte dâAbrantĂšs, avec lâidĂ©e de faire croire Ă un prochain siĂšge. Cette crainte devait faire courir dans cette direction, Ă la dĂ©fense dâAbrantĂšs, toutes les colonnes mobiles câest ce qui arriva pour notre droite ; dâautres dĂ©monstrations faites Ă notre gauche eurent le mĂȘme rĂ©sultat, en sorte que nous trouvĂąmes le pays Ă parcourir presque libre. Du reste je ne doute pas que si nous avions Ă©tĂ© serrĂ©s de plus prĂšs, le gĂ©nĂ©ral aurait abandonnĂ© lâinfanterie, qui sâen fĂ»t tirĂ©e comme elle aurait pu, et quâil serait parti avec la cavalerie pour remplir sa mission, qui lui paraissait plus importante que la conservation de quelques centaines dâhommes. Quelques mots quâil me dit dans une conversation particuliĂšre me le firent penser. Le 3 novembre, nous traversĂąmes un village oĂč il y avait une manutention de pain et des magasins de vivres et de vin pour les corps de partisans. Ă notre approche, les magistrats de la localitĂ© mirent le feu aux magasins et dĂ©foncĂšrent les tonneaux. Cependant on put prendre du pain, qui nâĂ©tait pas encore la proie des flammes, et les soldats se mirent Ă plat ventre et se dĂ©saltĂ©rĂšrent du vin qui coulait dans la rue, comme ils auraient fait de lâeau aprĂšs un orage. Le 4, peu de moments avant dâarriver au lieu oĂč nous devions passer la nuit, et quand il faisait dĂ©jĂ noir, un coup de fusil fut tirĂ© sur la compagnie, par un homme embusquĂ© derriĂšre une haie, au-delĂ dâun ruisseau Ă notre gauche. La balle coupa la taille de mon habit, qui Ă©tait ouvert, et atteignit au bras gauche le sergent de remplacement qui Ă©tait Ă ma droite. Les Ă©claireurs de la cavalerie Ă©tant rentrĂ©s sans avoir rien aperçu, nous continuĂąmes notre route. Le 5, au dĂ©part, le gĂ©nĂ©ral nous prĂ©vint que, dans quelques heures, nous traverserions une plaine, oĂč nous pourrions rencontrer la cavalerie de Silvera, gĂ©nĂ©ral portugais ; quâil Ă©tait dĂšs lors prudent de marcher serrĂ©s, pour pouvoir se former de suite en carrĂ© et rĂ©sister Ă son choc. En effet, Ă la sortie dâun village, nous aperçûmes une grande plaine, prĂ©cĂ©dĂ©e dâun ruisseau quâon dut passer sur une seule planche, homme par homme. Le commandant, assez pauvre militaire, continua de marcher sans reformer son bataillon, en sorte que les hommes avançaient dans cette plaine isolĂ©ment et en quelque sorte Ă©parpillĂ©s. Quand le gĂ©nĂ©ral sâen aperçut, il revint sur ses pas au galop ; bourra le chef de bataillon et les officiers de la maniĂšre la plus violente. Il Ă©tait si colĂšre quâil ne pouvait plus parler. Je passai le ruisseau dans ce moment lĂ . JâarrĂȘtai les premiers hommes au-delĂ , et au fur et Ă mesure quâils arrivaient, je faisais mettre la baĂŻonnette au fusil et former sur trois rangs. Le passage terminĂ©, je me portai en avant dans cet ordre, et parfaitement serrĂ©s. Quand le gĂ©nĂ©ral me vit arriver, il sâĂ©cria Enfin, voilĂ une compagnie qui connaĂźt ses devoirs, qui comprend sa situation. TrĂšs bien, voltigeurs, trĂšs bien lieutenant BarrĂšs. » Le 7, dans la matinĂ©e, nous entrĂąmes dans un village dâEspagne, Ă notre grande satisfaction, car nous Ă©tions horriblement fatiguĂ©s par ces six jours de marche forcĂ©e et maintenant il nous semblait que nous Ă©tions chez nous, malgrĂ© que le pays ne fĂ»t pas plus hospitalier. Le soir, nous nâĂ©tions plus quâĂ trois lieues dâAlmeida et cinq de Rodrigo. Malheureusement pour moi, dans la mĂȘme nuit, jâacquis la certitude que jâĂ©tais empoignĂ© par une violente fiĂšvre. Le 8 novembre, le matin, le gĂ©nĂ©ral nous rĂ©unit pour nous faire ses adieux. AprĂšs quelques mots obligeants, dits assez froidement, il me prit Ă lâĂ©cart pour me demander les derniĂšres notes que jâavais pu prendre, et ajouta tout bas Je vous recommanderai au ministre. » Il partit ensuite avec la cavalerie. En arrivant Ă Rodrigo, nous ne lây trouvĂąmes plus ; il avait hĂąte dâarriver Ă Paris pour exposer Ă lâEmpereur lâĂ©tat oĂč il avait laissĂ© lâarmĂ©e du Portugal et la nĂ©cessitĂ© quâil y avait de lui envoyer un renfort. Ainsi se termina une expĂ©dition pleine de dangers, sans avoir rencontrĂ© une seule fois lâennemi, ni mĂȘme reçu quelques coups de fusil, sinon celui dont jâai parlĂ© et qui aurait pu mâĂȘtre fatal. Nous eĂ»mes fort peu de malades, malgrĂ© les fatigues et lâassez mauvaise nourriture que nous prenions. Notre marche Ă©tait si irrĂ©guliĂšre quâil aurait Ă©tĂ© trĂšs difficile Ă lâennemi de nous poursuivre, car, semblables au liĂšvre chassĂ©, nous changions plusieurs fois de direction dans la journĂ©e, pour rompre la piste de ceux qui nous auraient su en route. On dit, mais je ne lâai pas vu, que les guides que lâon prenait Ă©taient ensuite tuĂ©s par les Hanovriens, lorsquâils arrivaient Ă la gauche de la colonne. 9 novembre. â Ce jour lĂ et le suivant, je ne sortis point de mon logement, jâĂ©tais trop accablĂ© par la fiĂšvre pour mâoccuper de service. La maladie Ă©tant bien caractĂ©risĂ©e, et la guĂ©rison devant ĂȘtre longue, je me dĂ©terminai Ă entrer Ă lâhĂŽpital de Rodrigo, malgrĂ© la rĂ©pugnance que jâen avais. Je vendis alors mon mulet. EntrĂ© Ă lâhĂŽpital le 11, jây restai quarante jours, sans Ă©prouver un changement favorable Ă ma santĂ©. Pensant peut-ĂȘtre que les mĂ©dicaments nây Ă©taient pas bons, ou que lâair quâon y respirait Ă©tait insalubre, jâen sortis aussi malade, le 21 dĂ©cembre, pour me faire traiter en ville Ă mes frais. Le bataillon Ă©tait parti depuis longtemps pour Almeida. Je me trouvai donc seul, Ă Rodrigo, avec un voltigeur qui sortait aussi de lâhĂŽpital. Un des premiers jours de ma sortie, retenu au lit par la souffrance, je lui dis Tu mâas menacĂ© un jour de me tuer, Ă la premiĂšre occasion qui se prĂ©senterait ; tu mâen as menacĂ© au Portugal, parce que jâexigeais que tu portes le fusil dâun camarade malade, eh bien ! tu peux le faire aujourdâhui sans crainte, car je ne me sens pas la force de me dĂ©fendre. â Ah ! me rĂ©pondit-il en rougissant, ce sont des choses que lâon dit, quand on est en colĂšre, mais quâon ne fait pas, Ă moins dâĂȘtre un scĂ©lĂ©rat. » Jâavais entendu dire que le quinquina de premiĂšre qualitĂ©, infusĂ© dans du bon vin, Ă©tait un excellent fĂ©brifuge ; je me procurai lâun et lâautre, le jour mĂȘme de ma sortie, et jâen fis immĂ©diatement usage. Quelques jours aprĂšs, je nâeus plus de fiĂšvre, mais une trĂšs grande faiblesse que je ne pouvais pas rĂ©parer par une nourriture abondante et substantielle, crainte dâune rechute. Il nây avait que le temps et beaucoup de mĂ©nagement qui pouvaient me rendre mes forces. 1er janvier. â Le premier jour de lâan 1811, comme je revenais de passer la soirĂ©e chez un capitaine de mes amis, blessĂ©, mon soldat me dit Il y a un officier couchĂ© dans votre lit. » Je le blĂąmai de lâavoir permis. Il sâexcusa, en disant que ce capitaine Ă©tait trop fatiguĂ© pour aller faire changer son billet de logement, quâil partait le lendemain au jour, que câĂ©tait un jeune officier, propre dans son extĂ©rieur, enfin quâil lâavait priĂ© si poliment de lui permettre de coucher Ă mes cĂŽtĂ©s quâil ne sâĂ©tait pas senti le courage ni la volontĂ© de lâen empĂȘcher. AprĂšs y avoir rĂ©flĂ©chi, sachant quâil nây avait que ce seul lit et cette seule chambre dans la maison, je pensai Ă moi en pareille circonstance. Je me mis au lit Ă cĂŽtĂ© de cet inconnu. Au jour, il se leva bien doucement pour ne pas me rĂ©veiller, mais ayant ouvert les yeux, je reconnus un officier du 16Ăšme lĂ©ger avec qui jâavais servi, un bon camarade qui mâavait donnĂ© de grandes preuves de regrets, lorsque nous nous dĂźmes adieu Ă Belfort en 1808. Joie vive de part et dâautre, satisfaction de nous revoir, grĂące Ă un hasard qui pourrait passer pour une rencontre de comĂ©die. Le 3 janvier, je me croyais assez bien rĂ©tabli pour pouvoir aller rejoindre ma compagnie ; mais la pluie et le froid de la journĂ©e me firent craindre le soir, Ă GaliĂ©gos, dâavoir encore commis une imprudence. Le 4, quand je fus voir le capitaine Ă mon arrivĂ©e, Ă Almeida, il me dit Vous avez eu tort de venir, vous nâĂȘtes pas encore rĂ©tabli. » Je lâassurai que je lâĂ©tais, mais mon physique et mes forces me dĂ©mentaient. Le lendemain, jâavais le dĂ©lire ; on me porta dans un grenier qui servait dâhĂŽpital. Jây restai trente-six jours entre la vie et la mort, sans connaissance, mais ayant conservĂ© le sens de lâouĂŻe dâune maniĂšre remarquable. Aussi jâentendis, plusieurs matins de suite, le mĂ©decin dire Il nây a plus de pouls, il nâen a pas pour longtemps. » Ou bien Il ne passera pas la journĂ©e. » Jâen revins cependant, comme par miracle, tout le monde mourant autour de moi, grĂące surtout Ă mon fort tempĂ©rament, car les soins et les remĂšdes qui me furent donnĂ©s furent trop insignifiants, sâils ne furent pas mauvais. Pendant ma convalescence, le gĂ©nĂ©ral Foy revint de Paris. Ayant su que jâĂ©tais Ă lâhĂŽpital, il vint mây voir. Cette bienveillante attention me toucha jusquâaux larmes. JâĂ©tais restĂ© Ă Almeida ou Ă lâhĂŽpital soixante-dix-huit jours, quand le 23 mars, le cadre du 4Ăšme bataillon, qui rentrait en France, vĂźnt Ă passer. En faisant partie, je dus partir avec lui. Je nâen fus pas fĂąchĂ©, ma santĂ© demeurait trop dĂ©labrĂ©e pour que je regrettasse de ne pas ĂȘtre dâun cadre actif. Le 27, par Ciudad-Rodrigo, Samonios et Malitra, nous arrivions Ă Salamanque, oĂč nous apprĂźmes la naissance du roi de Rome. Nous y restĂąmes jusquâau 8 avril. Le 11 avril, nous approchions de Valladolid, quand je commis encore une imprudence qui aurait pu mâĂȘtre funeste. Ă la halte de Valdesillas, je rencontrai plusieurs officiers de la garde impĂ©riale, que jâavais connu quand jây servais. Ils mâinvitĂšrent Ă dĂ©jeuner, ce que jâacceptai avec plaisir, tout en leur disant que je nâavais que trois quarts dâheure Ă rester, pour ne pas me trouver seul sur la route. On causa beaucoup, et, quand je sortis de table, la colonne Ă©tait partie. Jâavais deux lieues Ă faire dans un pays dĂ©sert, sillonnĂ© tous les jours par de nombreuses guĂ©rillas, qui avaient pour mission dâintercepter la route de Valladolid Ă Madrid et Ă Salamanque. Le danger Ă©tait grave, la mort presque certaine, mais la pensĂ©e dâĂȘtre contraint dâattendre, peut-ĂȘtre longtemps, un autre convoi pour rentrer en France me fit tout braver. Je partis, peu rassurĂ© sur ma position. En route, je fus atteint par un gendarme Ă cheval, qui allait grand train. Je saisis la queue de son cheval, et je galopai avec lui, mais bientĂŽt fatiguĂ©, je fus obligĂ© dâabandonner. Cependant, je gagnais du terrain ; enfin, jâĂ©tais prĂȘt dâatteindre la colonne, quand cinq ou six Espagnols Ă cheval se montrĂšrent sur ma gauche. Soit quâils ne me vissent point, soit pour tout autre motif, ils nâavançaient point. Je redoublais dâeffort pour me tirer de leurs griffes, lorsque jâaperçus, derriĂšre un petit bouquet de bois, cinq ou six cavaliers français qui venaient Ă ma rencontre. Le bon gendarme les avait prĂ©venus du danger que je courais. AussitĂŽt lâofficier dâarriĂšre-garde avait fait rebrousser chemin Ă quelques cavaliers, pour me sauver, sâil Ă©tait encore temps. Sans eux, jâĂ©tais occis ces bandes cruelles ne faisaient pas de prisonniers. Je remerciai mes libĂ©rateurs, et aprĂšs mâĂȘtre un peu reposĂ©, je continuai ma route avec eux jusquâaux bords du Duero, oĂč jâatteignis la colonne. Le 12 avril, le marĂ©chal du dâIstrie nous passa en revue et nous chargea de la conduite en France de 3500 prisonniers, venant de Badajoz. CâĂ©tait une dĂ©sagrĂ©able corvĂ©e, dont nous nous serions bien passĂ©s. Ă la visite que nous lui fĂźmes, il reconnut un capitaine du rĂ©giment, qui avait Ă©tĂ© fifre sous ses ordres en Ăgypte. Ah, te voilĂ , mauvais sujet. » â Merci, Monseigneur, je vois avec plaisir que vous vous rappelez de moi. » Le marĂ©chal rit beaucoup, et lui dit ensuite Je tâattends pour dĂźner. » Il y avait aussi, Ă cette prĂ©sentation, un officier de nos amis, lieutenant au 70Ăšme, que le marĂ©chal reconnut, appelĂ© Porret, que nous appelions, nous, le sauveur de la France ». Il avait Ă Saint-Cloud, lors du 18 Brumaire, pris Bonaparte dans ses bras, pour le garantir des coups quâon lui portait et le sortir de la salle du Conseil des Cinq-Cents. Cela lui valut le grade dâofficier, une pension, le titre de chevalier, avec des armoiries, et bien des cadeaux de prix. CâĂ©tait un excellent homme, peu instruit, mais bon camarade. Le marĂ©chal le garda aussi Ă dĂźner, ainsi que quelques officiers supĂ©rieurs. Depuis ce jour, jâai eu souvent lâoccasion de voir, Ă Paris, ce robuste grenadier de la garde du Directoire, qui se vit enlever sa pension privĂ©e par la Restauration, mais qui en fut dĂ©dommagĂ© par le comte de Las-Cases. Las-Cases lui en fit une plus forte, rĂ©versible sur sa femme en cas de survie, du produit du legs que lâEmpereur NapolĂ©on lui avait attribuĂ© dans son fameux testament de Saint-HĂ©lĂšne. Enfin le 27 avril au matin, nous passĂąmes la Bidassoa. Il serait difficile dâexprimer la joie quâĂ©prouvĂšrent tous ceux qui faisaient partie de cette immense colonne. Un hourra gĂ©nĂ©ral retentit sur toute la ligne. Une fois le pont passĂ©, nous nâavions plus Ă redouter les assassinats et la misĂšre, ni la crainte de nous voir enlever nos prisonniers. JâĂ©tais si pauvre que je fus obligĂ© dâemprunter de lâargent Ă mon capitaine, pour payer le premier repas que je prenais en France. Nous fĂźmes halte pour dĂ©jeuner Ă Saint-Jean-de-Luz. JâĂ©tais restĂ© dans la pĂ©ninsule un an, trois mois et treize jours. DĂ©tachĂ© Ă lâĂźle de Groix, BarrĂšs est promu capitaine le 19 avril 1812. Il rejoint la Grande ArmĂ©e, au dĂ©but de 1813 ; et en qualitĂ© de capitaine des voltigeurs du 3Ăšme bataillon de la 47Ăšme, reprend pour la troisiĂšme fois, en avril, la route de lâAllemagne. CAMPAGNES DE 1813 ET DE 1814 Le 5 mars 1813, dans la soirĂ©e, je partis en diligence pour Paris, oĂč jâĂ©tais envoyĂ© par le commandant du bataillon pour prendre des sabres, des buffleteries, des caisses de tambours et de clairons, enfin plusieurs effets dâuniforme ou de tenue pour les officiers. Pendant quatre jours, je mâoccupai activement de la mission qui mâavait Ă©tĂ© confiĂ©e et que jâeus le bonheur de remplir complĂštement. Le 10, au matin, jâavais expĂ©diĂ© Ă Saint-Denis, oĂč sĂ©journait le bataillon, tous les effets commandĂ©s, qui satisfirent gĂ©nĂ©ralement. Les officiers mâavaient chargĂ© de leur faire prĂ©parer un bon dĂźner, pour le 9. Je commandai chez Grignon, restaurateur, rue Neuve-des-Petits-Champs, Ă un prix assez Ă©levĂ© pour que la plupart dâentre eux pussent dire que câĂ©tait le meilleur quâils eussent jamais fait. Il fut aussi gai que si on eĂ»t Ă©tĂ© en voyage pour une partie de plaisir, au lieu de lâĂȘtre pour une campagne terrible, qui sâannonçait devoir ĂȘtre trĂšs meurtriĂšre, vu la masse des combattants qui allaient se trouver en ligne. Ă notre retour Ă Paris en 1816, seize mois aprĂšs, la moitiĂ© au moins des convives de cette charmante et Ă©picurienne soirĂ©e nâavaient plus revu leur patrie. MalgrĂ© mes nombreuses occupations, jâeus le temps de faire faire mon portrait au physionotrace. Le bataillon arriva le 5 avril Ă Mayence. Jây passais pour la troisiĂšme fois. Le 29 avril, dans lâaprĂšs-midi, Ă©tant au bivouac, nous entendĂźmes le canon pour la premiĂšre fois de cette campagne. Un jeune soldat du 6Ăšme, au bruit de cette canonnade, qui paraissait assez Ă©loignĂ©e, fut prendre son fusil aux faisceaux, comme pour le nettoyer, et dit Ă ses camarades en sâĂ©loignant Diable, voici dĂ©jĂ le brutal. Je ne lâentendrai pas longtemps. » Il fut se cacher derriĂšre une haie et se fit sauter la cervelle. Cette action fut considĂ©rĂ©e comme un acte de folie, car elle Ă©tait incomprĂ©hensible. Si cet homme craignait la mort, il se la donnait cependant. Sâil ne la craignait pas, il devait attendre quâelle lui arrivĂąt, naturellement ou accidentellement. Le 1er mai, Ă notre arrivĂ©e au bivouac, nous vĂźmes passer un fourgon quâon conduisait au grand galop Ă Weissenfels. Il contenait le corps du marĂ©chal duc dâIstrie BessiĂšres, qui venait dâĂȘtre traversĂ© par un boulet sur les hauteurs situĂ©es en avant de nous. LâEmpereur perdait en lui un fidĂšle ami, un vieux et brave compagnon dâarmes. La mort de ce bon marĂ©chal mâattrista douloureusement, car jâavais Ă©tĂ© longtemps sous ses ordres il Ă©tait doux et affable. 2 mai 1813. â Lutzen. On se mit en marche de grand matin, en suivant la route de Leipsick. ArrivĂ©e sur la hauteur et Ă lâentrĂ©e de la plaine de Lutzen, la division se forma en colonne Ă gauche de la route. Ă lâhorizon, en avant de nous, on voyait la fumĂ©e des canons ennemis. Insensiblement, le bruit augmenta, se rapprocha et indiqua quâon marchait vers nous. Pendant ce temps, les 2Ăšme et 3Ăšme divisions de notre corps dâarmĂ©e arrivaient et se formaient en colonne derriĂšre nous ; lâartillerie mettait ses prolonges et se prĂ©parait Ă faire feu. Toute la garde impĂ©riale, qui Ă©tait derriĂšre, se portait Ă marches forcĂ©es sur Lutzen, en suivant la chaussĂ©e. Enfin, nous nous Ă©branlĂąmes, pour nous porter en avant ; notre division Ă©tait Ă lâextrĂȘme droite. En colonne serrĂ©e, nous traversĂąmes la route et nous nous portĂąmes directement sur le village, Ă droite de Strasiedel. Nous laissions Ă notre gauche le monument Ă©levĂ© Ă la mĂ©moire du grand Gustave-Adolphe, tuĂ© Ă cette place en 1632. En avant de Strasiedel, nous fĂ»mes saluĂ©s par toute lâartillerie de la gauche de lâarmĂ©e ennemie et horriblement mitraillĂ©s. MenacĂ©s par la cavalerie, nous passĂąmes de lâordre en colonne en formation de carrĂ©, et nous reçûmes dans cette position des charges incessantes, que nous repoussĂąmes toujours avec succĂšs. DĂšs le commencement de lâaction, le colonel Henrion eut lâĂ©paulette gauche emportĂ©e par un boulet et fut obligĂ© de se retirer. Le commandant Fabre prit le commandement du rĂ©giment, et fut remplacĂ© par un capitaine. En moins dâune demi-heure, moi, le cinquiĂšme capitaine du bataillon, je vis arriver mon tour de le commander. Enfin, aprĂšs trois heures et demie ou quatre heures de lutte opiniĂątre, aprĂšs avoir perdu la moitiĂ© de nos officiers et de nos soldats, vu dĂ©monter toutes nos piĂšces, sauter nos caissons, nous nous retirĂąmes en bon ordre au pas ordinaire, comme sur un terrain dâexercice, et fĂ»mes prendre position derriĂšre le village de Strasiedel, sans ĂȘtre serrĂ©s de trop prĂšs. Le chef de bataillon Fabre fut admirable dans ce mouvement de retraite quel sang-froid, quelle prĂ©sence dâesprit, dans cette organisation inculte ! Un peu de rĂ©pit nous ayant Ă©tĂ© accordĂ©, je mâaperçus que jâavais quarante-rois voltigeurs de moins, et un officier blessĂ© Ă la tĂȘte. Je lâĂ©tais aussi en deux endroits, mais si lĂ©gĂšrement que je ne pensai pas Ă quitter le champ de bataille. Une de ces blessures mâavait Ă©tĂ© faite par la tĂȘte dâun sous-lieutenant, qui mâavait Ă©tĂ© jetĂ©e Ă la face. Je fus longtemps couvert de mon propre sang et de la cervelle de cet aimable jeune homme qui, sorti depuis deux mois de lâĂcole militaire, nous disait la veille Ă trente ans, je serai colonel ou tuĂ©. » ObligĂ©s de battre en retraite, je crus la bataille perdue, mais un chef de bataillon sans emploi, arrivĂ© la veille dâEspagne avec cent autres au moins, me rassura en me disant quâau contraire la bataille Ă©tait bien prĂšs dâĂȘtre gagnĂ©e ; que le 4Ăšme corps comte Bertrand dĂ©bouchait Ă notre droite, derriĂšre lâaile gauche ennemie, et que le 5Ăšme corps comte Lauriston dĂ©bouchait Ă lâextrĂȘme gauche, derriĂšre lâaile droite ennemie. AprĂšs une demi-heure de repos, la division se porta de nouveau en avant, en repassant sur le terrain que nous avions occupĂ© si longtemps et jonchĂ© de nos cadavres. Nous trouvĂąmes un de nos adjudants, qui avait la jambe brisĂ©e par un biscayen, faisant le petit dans un sillon. Pendant plus dâune demi-heure, les boulets des deux armĂ©es se croisaient au-dessus de sa tĂȘte. AprĂšs avoir subi quelques charges de cavalerie, et essuyĂ© plusieurs dĂ©charges de mitraille, dont une tua ou blessa tous nos tambours et clairons, coupa le sabre du commandant et blessa son cheval, lâennemi se retira sans ĂȘtre poursuivi, nâayant point de cavalerie Ă mettre Ă ses trousses. Nous bivouaquĂąmes sur le champ de bataille, formĂ©s en carrĂ© pour nous mettre en mesure de repousser lâennemi, sâil se prĂ©sentait dans la nuit. Câest ce qui arriva en effet, mais non pas Ă nous. Nos jeunes conscrits se conduisirent trĂšs bien, pas un seul ne quitta les rangs ; il y en eut au contraire quâon avait laissĂ©s derriĂšre, parce quâils Ă©taient malades, qui arrivĂšrent pour prendre leur place. Un de nos clairons, enfant de seize ans, fut de ce nombre. Il eut une cuisse emportĂ©e par un boulet, et expira derriĂšre la compagnie. Ces pauvres enfants, quand ils Ă©taient blessĂ©s Ă pouvoir marcher encore, venaient me demander Ă quitter la compagnie pour aller se faire panser câĂ©tait une abnĂ©gation de la vie, une soumission Ă leur supĂ©rieur, qui affligeaient plus quâelle nâĂ©tonnait. Ma compagnie Ă©tait dĂ©sorganisĂ©e ; il manquait la moitiĂ© des sous-officiers et des caporaux ; les fusils Ă©taient en partie brisĂ©s par la mitraille ; les marmites, les bidons, les Ă©paulettes, les pompons, etc., Ă©taient perdus. 3 mai. â Au bivouac, en avant de Pegau⊠LâarmĂ©e se mit en marche dans la matinĂ©e, toute disposĂ©e Ă attaquer lâennemi, sâil nous avait attendu sur lâElster, mais nous ne le rencontrĂąmes pas. Je formais lâavant-garde du corps dâarmĂ©e. AprĂšs avoir dĂ©passĂ© Pegau, je reçus lâordre de mâarrĂȘter, de prendre position sur les hauteurs, et de me retirer ensuite quand jâaurais Ă©tĂ© relevĂ©. Pendant que jâĂ©tais dans cette position, un escadron de dragons badois se porta en avant pour faire une reconnaissance, et le poste qui devait me relever arriva. Je prĂ©vins le sous-officier du 86Ăšme que des cavaliers Ă©trangers ne tarderaient pas Ă se prĂ©senter pour rentrer au camp les faire reconnaĂźtre, mais se garder de les prendre pour des ennemis. JâĂ©tais en route pour rejoindre mon bataillon, lorsque jâentendis tirer des coups de fusil derriĂšre moi. CâĂ©taient les Badois quâon prenait pour des Russes. Le poste lĂącha pied, lorsquâil se vit charger et se dĂ©banda. Lâalarme se rĂ©pandit dans les bivouacs de la division ; on prit les armes. Jâenvoyai de suite prĂ©venir que câĂ©tait une mĂ©prise, mais les troupes Ă©taient dĂ©jĂ formĂ©es. Un quart dâheure aprĂšs, tout Ă©tait rentrĂ© dans lâordre un cavalier avait Ă©tĂ© blessĂ©. Le sergent fut relevĂ© et puni. 4 mai. â Au bivouac, autour de Borna, petite ville de Saxe, Ă quatre lieues dâAltenbourg. Je fus chargĂ© de faire lâarriĂšre-garde de la division. Le gĂ©nĂ©ral me recommanda de me tenir au moins Ă une lieue en arriĂšre de toutes les troupes, de marcher prudemment et bien en ordre, parce que jâavais une plaine considĂ©rable Ă traverser, oĂč je pouvais ĂȘtre chargĂ© par des cosaques cachĂ©s dans la forĂȘt que je longeais Ă droite. Jâen vis quelques uns, en effet, mais nâĂ©tant pas en assez grand nombre, ils ne vinrent pas nous attaquer. Le soir au bivouac, le commandant me fit faire des mĂ©moires de proposition pour de lâavancement et pour la dĂ©coration de la LĂ©gion dâhonneur, ainsi quâun ordre du jour pour des nominations de sous-officiers et de caporaux. Mon sergent-major fut fait adjudant sous-officier. Je cite cette promotion, parce quâil est devenu plus tard un personnage important dans la finance. Encore adjudant en 1816, il demanda son congĂ© et lâobtint. Devenu commis dâun receveur gĂ©nĂ©ral, il Ă©tait en 1824 trĂ©sorier gĂ©nĂ©ral de la marine et avait vu son contrat de mariage signĂ© par Charles X et la famille royale. Sâil Ă©tait devenu officier, il serait restĂ© au service. Mais Ă supposer mĂȘme quâil eĂ»t Ă©tĂ© heureux, sa position nâeĂ»t jamais valu probablement celle quâil a acquise. Il sâappelle Morbeau et est encore en fonctions. JE REĂOIS LA LĂGION DâHONNEUR 18 mai. â Une lettre du major gĂ©nĂ©ral de la Grande ArmĂ©e, prince de NeufchĂątel et de Wagram, mâannonce que, par dĂ©cret datĂ© du 17, jâai Ă©tĂ© nommĂ© chevalier de la LĂ©gion dâhonneur, sous le numĂ©ro 35 505. Jamais rĂ©compense ne me causa autant de joie. Le commandant fut nommĂ© officier, le capitaine de grenadiers et deux ou trois autres sous-officiers et soldats furent nommĂ©s lĂ©gionnaires. Ceux des capitaines qui ne le furent pas, murmurĂšrent beaucoup contre le commandant, mais câĂ©tait injuste, car il lâavait demandĂ© pour tous. LES DEUX BATAILLES DE BAUTZEN 20 mai. â Tous les prĂ©paratifs dâune bataille gĂ©nĂ©rale ayant Ă©tĂ© terminĂ©s le 19 au soir, nous en fĂ»mes prĂ©venus le 20 au matin. On se disposa pour cette grande journĂ©e. Vers dix heures, nous nous portĂąmes en avant, pour forcer le passage de la SprĂ©e, ayant la ville de Bautzen situĂ©e sur lâautre rive. Le passage ne pouvait sâexĂ©cuter, faute de ponts. On en Ă©tablit sur des chevalets et, quand les rampes furent praticables, nous le franchĂźmes rapidement. Toutes les positions furent enlevĂ©es et nous laissĂąmes la ville derriĂšre nous. Ă sept heures du soir, la bataille Ă©tait gagnĂ©e, et les corps prenaient position pour passer la nuit en carrĂ©, car on craignait les surprises de la cavalerie. Avant de passer la SprĂ©e, le gĂ©nĂ©ral Compans, commandant notre division, mâavait demandĂ© quinze voltigeurs avec un sergent et un caporal. Il les conduisit lui-mĂȘme au pied des murs de la ville, leur indiqua une brĂšche oĂč ils pouvaient passer, leur dit de monter par lĂ , de renverser tout ce qui leur ferait obstacle et de se porter ensuite Ă une porte quâil leur indiqua pour lâouvrir. Le sergent monte le premier, il est tuĂ©. Le caporal le remplace et donne la main aux voltigeurs pour les aider Ă monter. Ils font le coup de feu, perdent deux ou trois hommes, arrivent Ă la porte, lâouvrent et donnent entrĂ©e Ă des troupes du 11Ăšme corps qui attendaient au pied des murailles, ne pouvant pas les escalader, faute dâĂ©chelles. La ville prise, les voltigeurs vinrent me rejoindre. Un instant aprĂšs, le gĂ©nĂ©ral Compans arriva devant la compagnie. Il me dit Capitaine, vous allez faire sergent ce brave caporal, et caporal celui des voltigeurs qui a le plus dâinstruction, car ils mĂ©riteraient tous des rĂ©compenses, ne faisant pas de diffĂ©rence entre eux. Si le sergent nâeĂ»t pas Ă©tĂ© tuĂ©, je lâaurais fait faire officier. Enfin, vous proposerez pour la dĂ©coration ce mĂȘme caporal, et un des voltigeurs Ă votre choix. » Tout cela mâavait Ă©tĂ© dit Ă lâĂ©cart. JâĂ©tais Ă©loignĂ© du bataillon, me trouvant alors dĂ©tachĂ© avec une batterie dâartillerie pour sa garde. Je fis les deux promotions, ce qui nâĂ©tait pas trĂšs rĂ©gulier ; mais les ordres Ă©taient impĂ©ratifs, et le motif trop honorable pour que je ne les exĂ©cutasse pas sur le champ. Dans la soirĂ©e, mon soldat de confiance mâapporta du pain, du saucisson, une bouteille de liqueurs et une botte de paille quâil avait achetĂ©s Ă Bautzon. Jâen fis part Ă mes deux officiers. Puis jâĂ©tendis ma botte de paille, derriĂšre les faisceaux de la compagnie, dont un rang Ă©tait debout et les deux autres couchĂ©s, et ainsi alternativement dâheure en heure. Tout cela fut reçu avec reconnaissance, car nous Ă©tions bien anĂ©antis par la faim et la fatigue. 21 mai. â Avant le jour, on prit les armes, et plus tard on se porta au pied des collines qui se trouvaient de lâautre cĂŽtĂ© du ruisseau, oĂč nous nous Ă©tions arrĂȘtĂ©s la veille au soir. Dans lâignorance de ce qui se passait, nous attendions lâordre de nous porter en avant pour poursuivre lâennemi ; mais la dĂ©tonation de plusieurs centaines de canons et la vive fusillade qui se firent entendre sur toute la ligne de lâarmĂ©e nous apprirent que ce que nous avions fait la veille, nâĂ©tait que le prologue dâun sanglant drame qui allait se jouer en avant de nous par 350 000 hommes conviĂ©s Ă cette reprĂ©sentation. LâEmpereur Ă©tant arrivĂ©, nous gravĂźmes sans rĂ©sistance la colline qui Ă©tait devant nous, et descendĂźmes dans la plaine opposĂ©e oĂč nous vĂźmes lâarmĂ©e russe couverte par des redoutes et des retranchements, dont tout son front Ă©tait hĂ©rissĂ©. Cette ligne retranchĂ©e se prolongeait, depuis les versants des montagnes de la BohĂȘme, Ă gauche de lâennemi, jusquâĂ une ligne de mamelons Ă droite, perpendiculaire Ă la ligne de bataille. Notre corps dâarmĂ©e Ă©tait au centre ; il devait assez menacer la ligne retranchĂ©e ennemie pour donner Ă penser quâon voulait la forcer, attirer toute son attention sur ce point et ainsi permettre aux corps dâarmĂ©e, qui Ă©taient aux extrĂ©mitĂ©s, de la tourner et de faire tomber le front sans lâattaquer directement. Ă cet effet, plus de cent piĂšces de canons furent mises en batterie et tirĂšrent constamment, depuis neuf heures du matin, jusquâĂ quatre heures du soir. Nous Ă©tions en carrĂ©s dans cette plaine, derriĂšre les batteries, recevant tous les boulets qui leur Ă©taient destinĂ©s. Nos rangs Ă©taient ouverts, broyĂ©s, horriblement mutilĂ©s par cette masse incessante de projectiles qui nous arrivaient de ces diaboliques retranchements. Quelques giboulĂ©es de pluie qui obscurcissaient momentanĂ©ment lâatmosphĂšre nous laissaient quelques rĂ©pits dont nous profitions pour nous coucher, mais ils Ă©taient courts. Enfin, vers quatre ou cinq heures, lâordre arriva dâenlever Ă la baĂŻonnette ces formidables redoutes, dont le feu nâĂ©tait pas encore entiĂšrement Ă©teint. On commençait Ă former les colonnes dâattaque, lorsque la canonnade cessa tout Ă coup lâennemi nous abandonnait le champ de bataille, et se retirait en ordre. Nous le serrĂąmes de prĂšs, pendant une heure ou deux, et nous nous arrĂȘtĂąmes enfin, harassĂ©s, mourants de faim, mais fiers de notre triomphe. Je crois quâil nây a pas de plus beaux jours dans la vie que la soirĂ©e de celui oĂč lâon vient de remporter une grande victoire. Si cette joie est un peu tempĂ©rĂ©e par les regrets que cause la perte de tant de bons et valeureux camarades, elle nâen est pas moins vive, enivrante. Nous nous rĂ©unĂźmes autour du gĂ©nĂ©ral Joubert pour nous fĂ©liciter mutuellement du rĂ©sultat de cette terrible journĂ©e. Une bouteille de rhum circula pour boire Ă la santĂ© de lâEmpereur. On Ă©tait formĂ© en cercle, et lâon causait gaiement, lorsquâun boulet perdu arrive, en ricochant lentement, mais ayant encore assez de force pour couper un homme en deux, sâil lâeĂ»t rencontrĂ©. PrĂ©venus Ă temps, nous lâĂ©vitĂąmes lestement, et personne ne fut atteint. Jâeus vingt et un hommes tuĂ©s ou blessĂ©s dans les deux journĂ©es. Les blessures Ă©taient horribles. 22 mai. â Nous prĂźmes position pour prendre part au combat de Reichenbach, qui eut lieu dans lâaprĂšs-midi, mais nous ne donnĂąmes pas. Ce fut dans ce combat dâarriĂšre-garde que le grand marĂ©chal du palais Duroc, duc de Frioul, et le gĂ©nĂ©ral du gĂ©nie de la garde Kirgener furent tuĂ©s par le mĂȘme boulet. Le soir, Ă la lumiĂšre de notre bivouac, le commandant Fabre et moi, nous fĂźmes des mĂ©moires de proposition, pour pourvoir aux places vacantes dâofficiers et pour des dĂ©corations. Je nâoubliai pas dây porter le sergent qui sâĂ©tait si bien conduit Ă lâattaque de Bautzen, et un voltigeur que je choisis comme le plus mĂ©ritant, parmi les douze qui restaient. 26 mai. â Lâennemi voulut nous dĂ©fendre le passage de la Katsbach, prĂšs de WĂŒdschĂŒs, en nous envoyant des boulets. Je fus envoyĂ© en tirailleur, pour les chasser de la rive gauche et les suivre dans leur mouvement de retraite. AprĂšs une fusillade assez vive, oĂč je perdis trois hommes, ils se retirĂšrent. Je les suivais de prĂšs et comptais passer la riviĂšre aprĂšs eux, mais je me trouvai devant un cours dâeau considĂ©rable, que je ne pus franchir. La nuit arrivait, le marĂ©chal ne jugea pas Ă propos dâengager une affaire Ă une heure aussi avancĂ©e ; il me fit dire de bivouaquer un peu au-dessus du pont oĂč jâĂ©tais et oĂč je trouverais une route. Je mây rendis ; je vis alors que lâobstacle qui mâavait arrĂȘtĂ© Ă©tait un amas dâeau artificiel, pour faire tourner un moulin. 26 mai. â Le matin, je pris la tĂȘte de la colonne et reçus directement les ordres du marĂ©chal. AprĂšs deux heures de mouvement, le marĂ©chal se dĂ©cida Ă abandonner la vallĂ©e que nous suivions et se dirigea Ă gauche pour traverser la plaine dâIauer. Il y eut quelques charges de cavalerie, qui furent repoussĂ©es, et on arriva ainsi sous les murs de la ville dâIauer. En traversant la ville, je butai contre un corps passablement gros, que je ramassai et emportai avec moi, ayant le pressentiment que ce pouvait ĂȘtre quelque chose de bon. En effet, câĂ©tait un Ă©norme dindon, le plus gros que jâavais vu jusquâalors. PlumĂ©, vidĂ©, troussĂ©, renfermĂ© dans une serviette et une musette de cavalerie, je lâannonçai Ă mes camarades, qui furent dâavis quâon le mangerait le lendemain, tous ensembles, si, comme le bruit en courait, nous sĂ©journions dans cette position. Le 29, les officiers un peu cuisiniers se mirent Ă lâĆuvre pour prĂ©parer le dĂźner projetĂ© la veille ; les vivres ne manquaient pas, lâart nây fit pas dĂ©faut. Nous fĂźmes, ce jour lĂ , ce qui ne nous Ă©tait pas arrivĂ© depuis le passage du Rhin, un trĂšs bon repas, arrosĂ© de vin de Moravie excellent, quâon avait trouvĂ© en ville. Les prĂ©paratifs, les difficultĂ©s Ă vaincre, le plaisir dâĂȘtre rĂ©unis et de manger, tranquillement assis, les produits de nos connaissances culinaires, nous firent passer quelques heures agrĂ©ables, moments rares Ă la guerre. 30 mai. â Nous restĂąmes Ă Eisendorf, qui est un village, prĂšs de Neumarckt, Ă attendre que fĂ»t signĂ© lâarmistice de Plessvitz, et le 6 juin commença notre mouvement rĂ©trograde, pour aller occuper les positions que la Grande ArmĂ©e devait prendre, pendant les cinquante jours de repos qui lui Ă©taient accordĂ©s par lâarmistice. Le soir au bivouac, en avant de Neudorf, le voltigeur que jâavais proposĂ© pour la dĂ©coration se rendit coupable de vol envers un de ses camarades. SoupçonnĂ© de ce crime, il fut fouillĂ©, et trouvĂ© nanti de lâobjet volĂ©. Les voltigeurs le saisirent, lui donnĂšrent la savate, et envoyĂšrent prĂšs de moi une dĂ©putation pour quâil fĂ»t chassĂ© de la compagnie. JâĂ©tais retirĂ© dans une maison Ă lâĂ©cart, ce qui fut cause que cette justice fut rendue Ă mon insu. Je mây serais opposĂ©, le vol, quoique prouvĂ©, Ă©tant dâune trĂšs petite valeur. Mais le mal Ă©tait fait, il fallait bien lâapprouver tacitement, pour conserver dans la compagnie cette honorable susceptibilitĂ©. Jâen rendis compte au commandant, et il fut convenu que si ce malheureux jeune homme Ă©tait nommĂ© lĂ©gionnaire, son brevet serait renvoyĂ© en expliquant les motifs. 7 juin. â Avant le dĂ©part de Neudorf, le gĂ©nĂ©ral Joubert me donna lâordre de me rĂ©pandre, avec ma compagnie, dans tous les villages situĂ©s Ă une lieue et plus du flanc droit de la colonne, et dâenlever tous les bestiaux que je trouverais, pour les conduire Ă Gaadenberg, oĂč je devais ĂȘtre rendu le 8 au soir. Le 8, je rejoignis la division dans la soirĂ©e, longtemps aprĂšs quâelle avait Ă©tabli ses bivouacs, avec quatre cents bĆufs ou vaches, trois mille moutons, quelques chĂšvres, chevaux, etc. Le gĂ©nĂ©ral Joubert fut enchantĂ© de cette excursion ; le gĂ©nĂ©ral Compans vint mâen faire compliment, et me dit de conduire mes prises au parc du corps dâarmĂ©e. Câest tout ce que jâen eus, car si jâavais voulu faire de lâargent, je lâaurais pu sans difficultĂ©, les propriĂ©taires barons mâoffrant de lâor pour leur laisser la moitiĂ© de ce que je leur prenais. Mais jâavais une mission de confiance Ă remplir, je le fis en conscience. Cependant, quand les voltigeurs mâamenaient des vaches appartenant Ă de pauvres gens qui venaient les rĂ©clamer, je les leur rendais. Dans une dĂ©pendance dâun trĂšs beau chĂąteau, un gĂ©nĂ©ral italien, un peu blessĂ©, et qui sây trouvait, voulut sâopposer Ă ma rĂ©quisition. Je le veux bien, mon gĂ©nĂ©ral, mais donnez-mâen lâordre par Ă©crit. » Il nâosa pas. Le 10 juin ma compagnie eut pour quartier une trĂšs grosse ferme isolĂ©e, oĂč elle fut bien Ă©tablie. Nous commencions Ă avoir un trĂšs grand besoin de repos. LâarmĂ©e Ă©tait extrĂȘmement affaiblie par les combats de tous les jours, par les marches et les maladies, par les nombreuses mutilations, par les facilitĂ©s que lâennemi avait de faire des prisonniers, les soldats cherchant les moyens de se faire prendre. Elle avait aussi un besoin pressant dâeffets dâhabillement de linge et de chaussures, tout Ă©tait Ă rĂ©parer et en grande partie Ă renouveler. DĂšs le lendemain, jâorganisai des ateliers de tailleurs et de cordonniers pour les rĂ©parations. Il fallut sâoccuper de guĂ©rir les maladies de peau, dĂ©barrasser les pauvres jeunes soldats de la vermine qui les rongeait, donner des soins aux maladies lĂ©gĂšres, envoyer Ă lâhĂŽpital de Buntzlau les hommes les plus gravement atteints. Il fallut aussi sâoccuper de lâarmement, de la buffleterie, des mille dĂ©tails quâexige lâadministration dâune compagnie. Mon sous-lieutenant blessĂ© Ă Lutzen mâayant rejoint, jâavais trois officiers avec moi. Nous couchions tous quatre dans une petite chambre, sur de la paille, mais cela valait mieux que le meilleur bivouac, car nous Ă©tions Ă couvert. Il y avait quarante-quatre nuits que je dormais Ă la belle Ă©toile. Le 15 juin, le commandant reçut huit nominations de chevalier de la LĂ©gion dâhonneur dont deux pour ma compagnie. Celle du voltigeur chassĂ© de la compagnie Ă©tait de ce nombre. Le mĂȘme jour, elle fut renvoyĂ©e au gĂ©nĂ©ral de brigade, accompagnĂ©e dâun rapport motivĂ©. Le 17, un dĂ©cret spĂ©cial, datĂ© de Dresde, annulait cette nomination. La proposition, la nomination et lâannulation ne furent pas connues du malheureux intĂ©ressĂ©, ni dâaucun des officiers du bataillon. Peu de jours aprĂšs notre Ă©tablissement dans ce village dâOber-Thomaswald, un jeune parent, que jâavais amenĂ© de chez moi, aprĂšs avoir montrĂ© beaucoup dâĂ©nergie et de courage dans cette guerre qui en exigeait plus que dâordinaire, tomba malade. Je le gardai quelque temps prĂšs de moi, puis, son Ă©tat sâaggravant, je le fis conduire Ă lâhĂŽpital de Buntzlau, oĂč il succomba. Cette mort me fut douloureuse et me fit bien regretter de lâavoir pris avec moi. Pendant lâarmistice, le marĂ©chal se fit prĂ©senter tous les hommes mutilĂ©s, le nombre en Ă©tait trĂšs grand. CâĂ©tait vraiment affligeant. Il y en avait plus de vingt mille dans le bataillon, et peut-ĂȘtre plus de 15 000 dans toute lâarmĂ©e. Ils furent renvoyĂ©s sur les derriĂšres, pour travailler aux fortifications, conduire les charrois, etc. Quand M. Larrey, chirurgien en chef de lâarmĂ©e, assurait lâEmpereur que le fait Ă©tait faux, il le trompait sciemment. Il nây avait pas un officier dans lâarmĂ©e qui en doutĂąt, car cela se passait pour ainsi dire sous leurs yeux. Cette dĂ©plorable monomanie datait dĂ©jĂ depuis longtemps, mais elle fut bien plus pratiquĂ©e dans cette terrible campagne. CâĂ©tait un prĂ©curseur de nos futurs dĂ©sastres. 18 juillet. â Lâarmistice, qui devait finir le 20 juillet, fut prolongĂ© jusquâau 15 aoĂ»t. La fĂȘte de lâEmpereur qui se cĂ©lĂ©brait ordinairement le 15 aoĂ»t fut rapprochĂ©e de cinq jours et fixĂ©e au 10. Pour lui donner tout lâĂ©clat convenable, pour imposer Ă cette grande solennitĂ© un caractĂšre en rapport avec les circonstances extraordinaires oĂč la France et lâarmĂ©e se trouvaient, de grands prĂ©paratifs furent faits Ă tous les quartiers gĂ©nĂ©raux et dans tous les cantonnements. Le 10 aoĂ»t, le corps dâarmĂ©e se rĂ©unit dans une vaste plaine et fut passĂ© en revue par son chef, le marĂ©chal duc de Raguse, qui, en grand costume, manteau, chapeau Ă la Henri IV, et bĂąton de marĂ©chal Ă la main, passa devant le front de bandiĂšre de chaque corps. AprĂšs la revue, il y eut quelques grandes manĆuvres et dĂ©filĂ© gĂ©nĂ©ral. Le corps dâarmĂ©e, composĂ© de trois divisions Compans, Bonnet et Friederich, Ă©tait remarquablement beau et plein dâenthousiasme. Sa force Ă©tait de 27 000 hommes et de 82 piĂšces de canons. AprĂšs la revue, tous les officiers de la division se rĂ©unirent Ă Guadenberg pour assister Ă un grand dĂźner que le gĂ©nĂ©ral de division donna dans le beau temple des protestants. On servit, sur un immense fer Ă cheval, trois chevreuils rĂŽtis, entiers, se tenant sur les quatre jambes. Les amateurs de venaison bien faisandĂ©e purent se rĂ©galer, car ils empestaient la salle du festin. Dans la soirĂ©e, on se rendit au quartier gĂ©nĂ©ral, oĂč des jeux de toute espĂšce furent en activitĂ©. Ce fut une belle journĂ©e, que de bien mauvaises devaient suivre. Dans le village dâOber-Thomaswald, oĂč je restai soixante-neuf jours, jâai vu, pour la premiĂšre et derniĂšre fois une espĂšce de rosier, dont le bois et la feuille sentaient la rose, comme la fleur elle-mĂȘme, qui Ă©tait fort belle. DRESDE 18 aoĂ»t. â Reprise des hostilitĂ©s. Au bivouac, prĂšs de Gnadenberg, faisant face Ă la BohĂȘme, pour couvrir notre flanc droit, menacĂ© par les Autrichiens qui venaient de se joindre Ă la coalition. Cette guerre du beau-pĂšre contre le gendre surprit autant quâelle indigna lâarmĂ©e. Ce nouvel ennemi sur les bras, sans en compter bien dâautres quâon nous annonçait, firent prĂ©voir des Ă©vĂ©nements dont beaucoup de nous ne devaient pas voir la fin. Mais nous Ă©tions confiants dans le gĂ©nie de lâEmpereur, dans nos succĂšs antĂ©rieurs. Et cette prĂ©somption que rien ne pouvait nous abattre nous rassura sur lâissue de cette guerre. 26 aoĂ»t. â Au bivouac, Ă deux lieues avant dâarriver Ă Dresde. La pluie tomba par torrent toute la journĂ©e. La route Ă©tait couverte de troupes qui se rendaient aussi Ă Dresde. Le canon qui se faisait fortement entendre dans cette direction, le passage continuel dâaides de camp et dâordonnances, lâagitation quâon remarquait sur toutes les figures annonçaient de grands Ă©vĂ©nements. Le bivouac fut triste, pĂ©nible, tout Ă fait misĂ©rable. 27 aoĂ»t. â Nous partĂźmes de notre position avant le jour, mais la route Ă©tait si embarrassĂ©e de fantassins, de cavaliers, de canons, quâĂ midi nous Ă©tions dans les rues de Dresde sans pouvoir dĂ©boucher dans la plaine. La pluie Ă©tait aussi forte que la veille. Les dĂ©tonations dâune immense artillerie nous assourdissaient. Enfin, nous arrivĂąmes sur le champ de bataille et nous fĂ»mes mis en ligne, mais dĂ©jĂ la victoire Ă©tait restĂ©e Ă nos aigles. Ce qui restait Ă faire se rĂ©duisait Ă profiter de cet Ă©clatant succĂšs. On poursuivit un peu lâennemi ; le terrain Ă©tait trop dĂ©trempĂ© pour quâon pĂ»t avancer vite et lui faire beaucoup de mal la nuit arriva, quand lâaction sâengageait avec notre division. Au bivouac dans la boue et sur le champ de bataille. 28 aoĂ»t. â Ă la poursuite de lâennemi dĂšs le jour. Nous lâabordĂąmes plusieurs fois, mais sans engagement sĂ©rieux il ne tenait pas. Sur les derniĂšres hauteurs qui entourent Dresde, le gĂ©nĂ©ral mâenvoya fouiller un village que nous laissions Ă notre droite, dans la vallĂ©e de Plauen, et dans lequel on lui avait signalĂ© beaucoup dâAutrichiens. Je mây rendis avec ma compagnie, appuyĂ©e par celle des grenadiers, qui devait rester en rĂ©serve. Sur la hauteur, aprĂšs un Ă©change insignifiant de coups de fusil, je fis plus de cinq cent cinquante prisonniers, qui se rendirent plutĂŽt quâils ne se dĂ©fendirent. DâaprĂšs leurs dires, je pouvais en faire trois Ă quatre mille en continuant ma course dans le fond de la vallĂ©e, et y trouver mĂȘme beaucoup de canons et de bagages, mais je reçus lâordre de rentrer, le corps dâarmĂ©e devant se porter plus Ă gauche, oĂč lâarriĂšre-garde russe sâobstinait Ă dĂ©fendre un dĂ©filĂ© difficile. Sa rĂ©sistance ne cessa quâavec le jour. Nous bivouaquĂąmes de lâautre cĂŽtĂ© de la grande forĂȘt, et prĂšs de la petite ville de Dippoldwalde, dans la vallĂ©e de Plauen. En gĂ©nĂ©ral, les Autrichiens ne faisaient aucune rĂ©sistance, mais les Russes Ă©taient plus opiniĂątres que jamais. La bataille de Dresde avait dĂ©truit lâarmĂ©e autrichienne, et fort peu entamĂ© les autres alliĂ©s. Je nâeus que deux hommes blessĂ©s dans cette journĂ©e, oĂč nous apprĂźmes, dĂšs le matin, la mort du gĂ©nĂ©ral Moreau, qui Ă©tait venu se faire tuer dans les rangs de lâarmĂ©e russe ? Ce fut une punition du ciel. 30 aoĂ»t. â Combat de Zinwald. Je ne suis pas trĂšs sĂ»r de ce nom, lâayant pris sur une carte dont jâĂ©tais pourvu, mais nâayant personne pour mâindiquer si je ne commettais pas dâerreur de lieu. Ce combat fut trĂšs honorable pour ma compagnie, qui, de lâaveu du gĂ©nĂ©ral Joubert, avait fait plus, Ă elle seule, que tous les autres tirailleurs de la division. Le rĂ©cit de ce combat serait intĂ©ressant Ă Ă©crire, mais demanderait de trop longues descriptions. AprĂšs avoir enlevĂ© la position, nous jetĂąmes lâennemi en dĂ©sordre dans la forĂȘt de LĆplitz, et nous y bivouaquĂąmes. Jâavais eu huit hommes tuĂ©s ou blessĂ©s, et moi-mĂȘme, je reçus un coup de lance de cosaque, qui heureusement ne fit que mâeffleurer lâĂ©paule droite. Huit jours aprĂšs, la compagnie reçut deux dĂ©corations, pour sa belle conduite dans cette journĂ©e. Nous Ă©tions depuis deux jours au milieu des forĂȘts impĂ©nĂ©trables de la BohĂȘme, et parfois, dans des gorges dâune profondeur et dâune sauvagerie remplies de terreur. 31 aoĂ»t. â Presque au jour, les Russes nous attaquĂšrent avec une violence qui nous surprit et qui contrastait avec leur conduite des jours prĂ©cĂ©dents. Dâabord vainqueur, nous les repoussĂąmes plus loin quâils ne se trouvaient le matin, jusquâen vue de LĆplitz. RamenĂ©s Ă notre tour, jusquâĂ notre premiĂšre position, nous y restĂąmes malgrĂ© tous les efforts quâils firent pour nous en chasser. Toute la division se battait en tirailleurs, sauf quelques rĂ©serves destinĂ©es Ă relever les compagnies trop fatiguĂ©es. Ă quatre heures du soir, je me retirai un instant du combat pour nettoyer mes armes ; elles Ă©taient si encrassĂ©es que les balles nâentraient plus dans le canon. Je rentrai de nouveau en ligne jusquâĂ la nuit. Nous bivouaquĂąmes sur le mĂȘme terrain de la veille, cruellement maltraitĂ©s. Le bataillon avait eu plusieurs officiers tuĂ©s ou blessĂ©s et prĂšs du tiers de ses soldats. Je comptais un officier et vingt-cinq hommes de moins dans mes rangs. Dans le milieu de la nuit, nous reçûmes lâordre de faire de grands feux le bois ne manquait pas et de nous retirer ensuite en silence, sans tambours ni trompettes, par le mĂȘme chemin que nous avions suivi les jours prĂ©cĂ©dents. La marche fut lente, dangereuse, dans ces chemins affreux oĂč lâon ne voyait rien. Ă lâaube, du jour, nous arrivĂąmes sur le terrain de combat du 30. Nous y restĂąmes quelques instants, pour nous organiser et nous reposer, car nous en avions grand besoin. Câest alors que nous apprĂźmes que le gĂ©nĂ©ral Vandamme, commandant le 1er corps dâarmĂ©e, avait Ă©tĂ© complĂštement battu le 30, Ă Culm, pas bien loin de nous, sur notre gauche, mais si profondĂ©ment sĂ©parĂ© par des gorges affreuses et des bois si touffus, quâon nâaurait pas pu lui porter secours. Cela nous expliqua lâacharnement du combat de la veille et notre mouvement de retraite. 2 septembre. â Depuis six jours, nous Ă©tions sans vivres. Je ne mangeai guĂšre autre chose que des fraises et des myrtilles, quâon trouvait abondamment dans les bois. Enfin, la cantiniĂšre de la compagnie, sur la voiture de laquelle jâavais des vivres, nous rejoignit. Cette misĂ©rable femme nous avait abandonnĂ©s, quand elle avait vu que nous entrions dans un pays si sauvage. 4 septembre. â Un dĂ©cret de ce jour ordonne que sur dix hommes trouvĂ©s hors de leur corps, il en serait fusillĂ© un. Cette mesure indique suffisamment combien la dĂ©moralisation est rĂ©pandue dans lâarmĂ©e. 10 septembre. â Au camp de baraque, devant Dresde, nous avons un repos de trois jours. Il me rĂ©tablit complĂštement. Jâavais Ă©tĂ© bien mal, sans lĂącher pied. Il fit aussi beaucoup de bien Ă lâarmĂ©e qui, depuis vingt-quatre jours, Ă©tait sur les chemins, de lâaube Ă la nuit. Le 13, Ă Grossen-Hayn il se passa un Ă©vĂ©nement qui me navra le cĆur. Un pauvre soldat avait Ă©tĂ© condamnĂ© Ă mort pour un crime ou dĂ©lit assez insignifiant. Conduit sur le terrain pour ĂȘtre fusillĂ© et aprĂšs avoir entendu la lecture de son jugement, il cria grĂące et sâenfuit Ă toutes jambes. Il fut poursuivi Ă coups de fusil, et finit par ĂȘtre atteint. Une fois tombĂ©, on lâacheva. 27 septembre. â Dans la nuit, on fut instruit que la cavalerie ennemie approchait et se disposait Ă attaquer la nĂŽtre, qui, composĂ©e de jeunes soldats, nâĂ©tait pas en mesure de pouvoir lui rĂ©sister. Notre bataillon partit le premier pour prendre position Ă lâentrĂ©e dâun dĂ©filĂ©, afin de protĂ©ger la retraite de la cavalerie. Je fus placĂ© dans le cimetiĂšre dâun village que la route traversait. Je fis cacher mes hommes, et leur donnai la consigne de ne faire feu sur les cosaques que quand notre cavalerie serait entrĂ©e dans le village. Peu de temps aprĂšs, je vis arriver notre mauvaise cavalerie dans un dĂ©sordre effroyable, suivie dâune immense nuĂ©e de cosaques. Quand elle fut Ă peu prĂšs toute passĂ©e, je fis faire feu, ce fut alors au tour des cosaques Ă fuir. Quelle raclĂ©e ils reçurent, avec quelle vitesse ils disparurent ! Une fois Ă©loignĂ©s, je rejoignis mon bataillon qui Ă©tait de lâautre cĂŽtĂ© du ravin. On rallia la cavalerie et une fois organisĂ©e, on se remit en marche, mais une demi-heure aprĂšs, elle Ă©tait encore en dĂ©route et sâĂ©tait laissĂ© prendre deux piĂšces de canon. Le bataillon tout entier partit au pas de charge et les reprit. Dans cette position, le bon colonel Boudinhox, commandant un rĂ©giment provisoire de dragons, vint me voir et mâoffrir ses services. Il Ă©tait navrĂ© de commander de si mauvais cavaliers. Je fus ensuite envoyĂ© par le duc de Raguse sur une hauteur, pour garder le dĂ©bouchĂ© de deux chemins, avec ordre de ne quitter cette position que quand il nây aurait plus de nos gens dans la plaine, et de faire ensuite lâextrĂȘme arriĂšre-garde. Je marchai au hasard, une partie de la nuit, pour rejoindre le corps dâarmĂ©e, que je trouvai prĂšs de lâElbe, en face de Meissen, oĂč nous bivouaquĂąmes. Je fus bien heureux de nâavoir pas Ă©tĂ© enlevĂ© par les cosaques, dans lâabandon oĂč lâon mâavait laissĂ©, car, Ă moins de me jeter dans les bois et de marcher Ă lâaventure dans un pays que je ne connaissais pas, je nâaurais pas pu rĂ©sister longtemps Ă de nombreuses charges rĂ©itĂ©rĂ©es. 28 septembre. â Nous descendĂźmes la rive gauche de lâElbe. Ă une lieue au-dessous de Meissen, Ă un endroit oĂč le fleuve est resserrĂ© entre deux chaĂźnes de collines assez Ă©levĂ©es, nous fĂ»mes horriblement canonnĂ©s par quinze ou vingt piĂšces de canon placĂ©es sur une hauteur de la rive droite, tirant Ă plein fouet des boulets et de la mitraille, avec dâautant plus de succĂšs quâon ne leur ripostait pas. Ce quâil y avait de mieux Ă faire, câĂ©tait dâaccĂ©lĂ©rer le pas, pour se trouver, le plus vite possible, hors dâatteinte des projectiles ; la cavalerie put le faire rapidement, mais nous, ce nâĂ©tait pas aussi facile. Nous laissĂąmes sur le terrain plus de trente morts, indĂ©pendamment dâune vingtaine de blessĂ©s, dont deux officiers que nous enlevĂąmes. Nous fĂźmes pendant quelque temps le coup de fusil, pour faire Ă©loigner les piĂšces, mais ce fut sans succĂšs. Nous restĂąmes Ă peu prĂšs un quart dâheure sous les coups de cette incessante canonnade. Le soir, nous avons logĂ© Ă Riesa, sur les bords de lâElbe, câest le premier logement que nous faisions depuis le 17 aoĂ»t⊠8 octobre. â Nous Ă©tions au bivouac, sous les murs de Torgau, sur lâElbe. Le 9 au matin, le comte de Narbonne, aide de camp de lâEmpereur, et gouverneur de Torgau vint nous passer en revue et nous pria de le dĂ©gager un peu. Il y eut alors un combat, quâon pourrait considĂ©rer comme une petite bataille en miniature, entre les glacis de la place et les blockhaus construits par les troupes du blocus. Trop faible pour tenir la campagne, lâennemi chercha Ă nous attirer vers ses retranchements pour nous accabler de sa grosse artillerie, mais, Ă notre tour, nous nâĂ©tions pas assez nombreux pour tenter lâattaque de ces nombreuses positions aussi bien armĂ©es ; en sorte que la journĂ©e se passa en dĂ©monstrations de part et dâautre sans engagement trĂšs vif. Toutes les armes, infanterie, cavalerie, artillerie, furent en action, sans Ă©prouver beaucoup de pertes. Ma compagnie jouait le rĂŽle dâĂ©claireurs. Mais lâentreprise Ă©tait au dessus de nos forces. Le 12 octobre, nous sommes passĂ©s sur la rive droite de lâElbe Ă Vittemberg, et je commençai lâaffaire sur lâordre du gĂ©nĂ©ral Chastel, commandant une brigade de cavalerie du corps dâarmĂ©e du gĂ©nĂ©ral Regnier. Ce combat combat de Coswick fut heureux et brillant. On y prit beaucoup de prisonniers, de bagages, et lâon fit un grand chemin en courant, car lâennemi fut mis en dĂ©route dĂšs le commencement de lâaffaire. Nous avons bivouaquĂ© Ă deux lieues en avant du champ de bataille. Nous Ă©tions trĂšs fatiguĂ©s, parce que nous avions voulu rivaliser de vitesse avec la cavalerie. Le 13, nous avons poursuivi lâennemi jusquâen face dâAckern. Il y eut dans la journĂ©e plusieurs charges de cavalerie trĂšs heureuses sur lâarriĂšre-garde ennemie. Nous allions Ă marche forcĂ©e. Dans la journĂ©e, nous fĂźmes halte dans la jolie petite ville de Roslau. Pour avoir un bon dĂ©jeuner, mes camarades dirent au propriĂ©taire de la maison oĂč nous Ă©tions entrĂ©s militairement, que jâĂ©tais gĂ©nĂ©ral et quâeux Ă©taient mon Ă©tat-major. Je devais cet honneur Ă un large galon dâor que jâavais Ă mon pantalon, et Ă un manteau Ă collet qui cachait mes Ă©paulettes. Dans la soirĂ©e, une terrible canonnade nous enleva plusieurs hommes. La nuit arrivĂ©e, nous revĂźnmes Ă marche forcĂ©e coucher Ă Coswick. Il Ă©tait quatre heures du matin. Le 14, dans la matinĂ©e, nous repassĂąmes lâElbe Ă Vittemberg, et fĂ»mes Ă©tablir notre bivouac prĂšs de Daben, petite ville. Nous marchions fort vite, les cosaques nous entouraient et sâouvraient pour nous laisser passer. Ils nous enlevĂšrent beaucoup de traĂźnards. Le 15, nous avons bivouaquĂ© prĂšs de Leipsick. MĂȘme accĂ©lĂ©ration de marche que la veille, et mĂȘme entourage de cosaques. AprĂšs nous, le passage Ă©tait fermĂ©, et toute communication avec les derriĂšres interceptĂ©e. LE DĂSASTRE DE LEIPSICK 16 octobre. â Bataille de Wackau â Dans les premiĂšres heures de la matinĂ©e, nous traversĂąmes un faubourg de Leipsick, ayant la ville Ă notre droite, pour nous diriger sur le village de Holzhausen, oĂč nous avions lâordre de nous rendre. Ă peine y Ă©tions-nous arrivĂ©s que les mille canons qui Ă©taient en batterie Ă©clatĂšrent en mĂȘme temps. Toutes les armĂ©es du nord de lâEurope sâĂ©taient donnĂ© rendez-vous sur le terrain qui entourait Leipsick. Un gĂ©nĂ©ral du 11Ăšme corps dâarmĂ©e nous donna lâordre de nous porter en avant, vers un bois assez Ă©tendu, et dâen dĂ©loger lâennemi. Nous nous trouvions Ă lâextrĂȘme gauche de lâarmĂ©e. Le bois fut attaquĂ© par les six compagnies, en six endroits diffĂ©rents ; par mon rang de bataille, je me trouvai le plus Ă©loignĂ©. EntrĂ© de suite en tirailleurs, je dĂ©busquai assez vivement les Croates autrichiens que jây rencontrai, mais Ă mesure que jâavançais, je trouvais plus de rĂ©sistance, et quand mon feu Ă©tait vif, on criait trĂšs distinctement Ne tirez pas, nous sommes Français. » Quand je faisais cesser le feu, on tirait alors sur nous. Le bois Ă©tait trĂšs Ă©pais ; câĂ©tait un taillis fourrĂ© oĂč lâon ne distinguait rien Ă dix pas. Ne sachant plus Ă qui jâavais affaire, ne comprenant rien Ă cette dĂ©fense de faire feu, et criblĂ© en mĂȘme temps de balles, jâavançais seul, avec quelque prĂ©caution, vers le lieu dâoĂč partaient ces voix françaises ; je vis derriĂšre un massif un bataillon de Croates, qui fit feu sur moi. Mais jâavais eu le temps de me jeter Ă plat ventre, en sorte que je ne fus pas atteint. Je criai Ă mes voltigeurs dâavancer, et une fois entourĂ© par eux, je fis sonner la charge. Alors on avança avec plus de confiance, sans plus sâoccuper des cris Ne tirez pas ! » car il Ă©tait visible que câĂ©tait nos soldats prisonniers quâon obligeait Ă parler ainsi. Cependant une fois on mâappela par mon nom en criant Ă moi, BarrĂšs, Ă mon secours ! » Nous accĂ©lĂ©rĂąmes le pas, et je repris un capitaine du bataillon avec quelques Croates. Enfin je sortis du bois, chassant devant moi une centaine dâennemis, qui fuyaient Ă toutes jambes Ă travers une plaine qui se prĂ©senta Ă nous aprĂšs cette Ă©paisse broussaille. Point dâennemis Ă notre gauche, rien dans la plaine, et bien loin sur ma droite lâenfer dĂ©chaĂźnĂ© tous les efforts et tous les effets dâune grande bataille. AprĂšs avoir ralliĂ© tous mes voltigeurs, je marchai sur le village de Klein-Possna, occupĂ© par des Autrichiens et des cosaques, qui se retirĂšrent aprĂšs une fusillade de moins dâun quart dâheure. Enhardi par ce succĂšs, je dĂ©passai le village, Ă la suite de ceux que je venais dâen faire sortir, et vis de lâautre cĂŽtĂ©, sur la lisiĂšre dâun bois, pas mal dâennemis. Je fus obligĂ© de mâarrĂȘter et de me tenir sur la dĂ©fensive. Je fis alors fouiller le village par quelques hommes, pour faire des vivres, et jâattendis la nuit, qui approchait, pour me retirer. Mes hommes rentrĂ©s, je marchai par ma droite vers le point oĂč lâon se battait et mâinstallai Ă lâentrĂ©e du village, dans un prĂ© clos de haies, Ă lâembranchement de deux chemins. Jâavais choisi ce lieu, parce quâil me mettait Ă lâabri dâune surprise de nuit, et je pensais que le bataillon viendrait peut-ĂȘtre dans cette direction. Depuis le matin, je ne savais pas oĂč il pouvait ĂȘtre. Jâavais combattu toute la journĂ©e isolĂ©ment et pour mon compte, sans avoir vu un seul chef. Avant que la nuit fĂ»t tout Ă fait venue, le gĂ©nĂ©ral de division GĂ©rard, du 15Ăšme corps, vint Ă mon bivouac. Je lui rendis compte de ce que jâavais fait, et des motifs qui mâavaient fait prendre cette position. Il mâapprouva, et me dit dây rester. Je lui demandai le rĂ©sultat de la bataille. Il me rĂ©pondit Vous voyez que nous sommes vainqueurs ici ; je ne sais pas ce qui se passe ailleurs. » Cette journĂ©e mâavait coĂ»tĂ© huit hommes blessĂ©s, dont un officier. Je fondais tous les jours. La nuit venue, la cavalerie de cette partie de lâarmĂ©e vint occuper le village que jâavais pris. Quelques heures aprĂšs, lorsque le calme le plus parfait semblait rĂ©gner dans les deux armĂ©es, une vive canonnade se fit entendre et porta lâeffroi chez des hommes se reposant avec douceur des dures fatigues de la journĂ©e. Brusquement Ă©veillĂ©s par le bruit et par un obus qui me brisa trois fusils, les hommes, transis de froid et sous le coup dâune impression aussi inattendue, coururent Ă leur armes. De son cĂŽtĂ©, la cavalerie en fit autant, en sorte que cette nuit, que lâon avait tant dĂ©sirĂ©e, se passa dans les alarmes et les dangers. Cela nâeut pas de suites, mais les hommes et les chevaux avaient perdu ce sommeil rĂ©parateur si nĂ©cessaire dans de semblables circonstances. CâĂ©tait sans doute un dĂ©serteur, ou un prisonnier de guerre dâun esprit faible, qui avait indiquĂ© le village oĂč sâĂ©tait retirĂ©e notre cavalerie. En envoyant des obus, lâennemi voulait lâincendier et faire pĂ©rir nos chevaux dans les flammes. DĂšs le point du jour, jâenvoyai des sous-officiers sur les derriĂšres pour chercher le bataillon, mais ils ne le trouvĂšrent pas. Plus tard je vis passer le gĂ©nĂ©ral Reisat Ă la tĂȘte de sa brigade de cavalerie. Je lui demandai des nouvelles du bataillon. Il ne put mâen donner. Je lui exposai mon embarras et mes inquiĂ©tudes sur le compte de mes camarades ; il me dit Venez avec moi. â Merci, mon gĂ©nĂ©ral, si la bataille recommençait pendant que je serais dans la plaine, je serais broyĂ© entre tant de chevaux. Je me tirerai mieux dâaffaire, avec mes quarante hommes isolĂ©s. » Il rit de mon observation et lâapprouva. Enfin, dans la journĂ©e, jâappris que le bataillon Ă©tait Ă Holzhausen depuis la veille au soir. Je mây rendis ; on fut bien surpris de me revoir, car on nous croyait tous prisonniers. La journĂ©e se passa en concentration de troupes et dispositions prĂ©paratoires pour la bataille du lendemain, qui devait dĂ©cider la question restĂ©e indĂ©cise la veille. 18 octobre. â La matinĂ©e de cette journĂ©e, fatale Ă nos armes, fut calme. PrĂšs de 300 000 hommes sur le point de sâentrâĂ©gorger attendaient sous les armes que le signal fĂ»t donnĂ©. Avant que lâaction sâengageĂąt, le major Fabre, notre chef de bataillon, promu Ă ce grade depuis moins dâun mois mais restĂ© Ă notre tĂȘte jusquâĂ ce quâun chef de bataillon fĂ»t venu le remplacer, rĂ©unit les officiers pour leur demander sâil nâĂ©tait pas plus convenable dâaller combattre dans les rangs du 6Ăšme corps, auquel nous appartenions et oĂč nous Ă©tions connus des gĂ©nĂ©raux, que de rester au 11Ăšme, auquel nous nous trouvions attachĂ©s sans savoir pourquoi, et oĂč personne ne faisait attention Ă nous. Tous les officiers furent de cet avis, et nous quittĂąmes aussitĂŽt cette partie du champ de bataille, pour nous porter de lâautre cĂŽtĂ© de la Parthe, sur la route de Duben, par oĂč nous Ă©tions arrivĂ©s le 16 au matin et oĂč se trouvait le 6Ăšme corps. Dans cette marche, nous trouvĂąmes la garde impĂ©riale qui Ă©tait en rĂ©serve, prĂȘte Ă se porter partout oĂč sa prĂ©sence deviendrait nĂ©cessaire. ArrivĂ©s Ă ce point, la bataille commença. Le cercle du combat sâĂ©tait rĂ©trĂ©ci ; nous Ă©tions dans un centre de feu, car partout, sur tous les points, dans toutes les directions, on se battait. Au passage de la Parthe, lâarmĂ©e saxonne passa Ă lâennemi sous nos yeux. Ceux des Saxons qui se trouvaient de ce cĂŽtĂ©-ci de la riviĂšre ne purent exĂ©cuter assez tĂŽt leur mouvement de dĂ©sertion. Ils furent arrĂȘtĂ©s et envoyĂ©s sur les derriĂšres. Un marĂ©chal des logis dâartillerie, traversant nos rangs Ă la suite de sa batterie, criait Ă tue-tĂȘte Paris, Paris ! » Un sergent du bataillon, indignĂ© comme toute lâarmĂ©e de cette lĂąche dĂ©sertion et de son insolence, lui rĂ©pondit Dresde, Dresde ! » et lâĂ©tendit mort Ă ses pieds dâun coup de fusil. Peu de minutes aprĂšs, nous arrivĂąmes sur le terrain oĂč se trouvait le dĂ©bris du 6Ăšme corps, qui avait Ă©tĂ© anĂ©anti le 16. Il Ă©tait dans le beau village de Schönefeld, luttant corps Ă corps avec les SuĂ©dois, au milieu des flammes et des dĂ©combres. La 1Ăšre division, dont nous faisions partie, Ă©tait Ă droite, hors du village, contenant lâartillerie, qui foudroyait les masses ennemies, Ă mesure que celles-ci approchaient pour tourner le village et nous jeter dans la Parthe. Le marĂ©chal Marmont et le gĂ©nĂ©ral Compans nous virent arriver avec plaisir, car notre bataillon, tout faible quâil Ă©tait, Ă©tait encore plus fort que ce qui restait de cette belle division, forte de plus de 8 000 hommes Ă la reprise des hostilitĂ©s. DĂšs notre arrivĂ©e, notre mince colonne fut sillonnĂ©e par les boulets ennemis. Les officiers et les soldats tombaient, comme les Ă©pis sous la faux du moissonneur. Les boulets traversaient nos rangs, du premier jusquâau dernier, et enlevaient chaque fois trente hommes au moins, quand ils prenaient la colonne en plein. Les officiers qui restaient ne faisaient quâaller de la droite Ă la gauche de leur peloton, pour faire serrer les rangs vers la droite, tirer les morts et les blessĂ©s hors des rangs et empĂȘcher les hommes de se pelotonner et de tourbillonner sur eux. Le marĂ©chal Marmont et le gĂ©nĂ©ral Compans ayant Ă©tĂ© blessĂ©s, nous passĂąmes sous les ordres du marĂ©chal Ney, qui vint nous encourager Ă tenir bon. Enfin, aprĂšs plusieurs heures de cette formidable canonnade, nous fĂ»mes contraints de nous retirer, quand Schönefeld eut Ă©tĂ© enlevĂ©, et notre gauche prise Ă revers par les troupes qui venaient de sâemparer du faubourg de Halle. Notre retraite se fit en bon ordre, sous la protection de la grosse artillerie de rĂ©serve, qui arrĂȘta court lâarmĂ©e de Bernadotte, ancien marĂ©chal français, prince royal de SuĂšde. Nous nous arrĂȘtĂąmes sur la rive droite de la Parthe, oĂč nous passĂąmes la nuit. Elle fut triste, pĂ©nible, cruelle ! La douleur dâavoir perdu un grande et sanglante bataille, lâeffrayante perspective dâun lendemain qui serait peut-ĂȘtre plus malheureux, le canon qui grondait sur tous les points de nos tristes lignes, la dĂ©fection de nos lĂąches alliĂ©s, les cris de nos malheureux blessĂ©s, enfin les privations de toute espĂšce qui nous accablaient depuis quelques jours tous ces maux et ces causes rĂ©unis me firent faire de bien amĂšres rĂ©flexions sur la guerre et ses vicissitudes ! Nous perdĂźmes, dans cette dĂ©sastreuse journĂ©e, la plus meurtriĂšre qui ait eu lieu jusquâalors, la majoritĂ© des officiers et plus de la moitiĂ© de nos soldats. Il ne me restait pas vingt hommes, sur plus de deux cents qui avaient rĂ©pondu Ă lâappel depuis le commencement de cette funeste campagne. Le corps dâarmĂ©e nâexistait plus que de nom. Plus des deux tiers des gĂ©nĂ©raux avaient Ă©tĂ© tuĂ©s ou blessĂ©s. 19 octobre. â Au jour, nous reçûmes lâordre de commencer notre mouvement de retraite, qui devait sâopĂ©rer par corps dâarmĂ©e et Ă des heures fixĂ©es. ArrivĂ©s sur les boulevards, qui Ă©taient encombrĂ©s de canons, de caissons, de fourgons, de voitures de luxe, de charrettes, de cantines, de chevaux, etc., nous ne pĂ»mes pĂ©nĂ©trer plus avant, tant le dĂ©sordre, le pĂȘle-mĂȘle Ă©taient complets. Notre gĂ©nĂ©ral de brigade nous fit entrer dans un enclos, pour attendre le moment favorable de passer lâunique pont par oĂč nous devions nous retirer. Ce pont fut les fourches caudines de lâarmĂ©e. Pendant ce temps lĂ , lâarmĂ©e ennemie nous resserrait davantage dans Leipsick ; une attaque impĂ©tueuse par le faubourg de Halle, afin de sâemparer du pont, la seule retraite de lâarmĂ©e, faisait des progrĂšs ; on nous y envoya. On se battait dans les rues, dans les jardins, dans les maisons ; les balles arrivaient sur les boulevards. Je ne pourrais dire comment il se fit quâen allant dâun point Ă un autre pour soutenir mes voltigeurs, je me trouvai seul, entourĂ© dâennemis et prĂšs dâĂȘtre saisi. Je mâesquivai par la porte dâun jardin, et aprĂšs avoir marchĂ© quelque temps, je me trouvai seul du bataillon sur le boulevard, au milieu de lâarmĂ©e dans la plus complĂšte dĂ©route. Je suivis le mouvement, sans savoir oĂč jâallais, je passai le pont qui Ă©tait fermĂ© Ă lâentrĂ©e par un des battants de la grille en fer, et encombrĂ© de cadavres quâon foulait aux pieds. Enfin je me trouvai de lâautre cĂŽtĂ©, portĂ© par la masse des hommes qui se sauvaient. CâĂ©tait une confusion qui faisait saigner le cĆur. Une fois sur lâautre rive, je rencontrai le capitaine de grenadiers qui, comme moi, Ă©tait sans soldats ; qui, comme moi, ne savait pas ce quâĂ©tait devenu le bataillon. Nous nous arrĂȘtĂąmes sur le cĂŽtĂ© droit de la route, pour lâattendre. Nous pleurions de rage, de douleur ; nous versions des larmes de sang sur cet immense dĂ©sastre. Moins de cinq minutes aprĂšs nous ĂȘtre couchĂ©s sur lâherbe, car nous Ă©tions trop fatiguĂ©s, trop malades au physique et au moral pour pouvoir nous tenir debout, le pont sauta et nous fĂ»mes couverts de ses dĂ©bris. CâĂ©tait le dĂ©nouement de cette lugubre tragĂ©die qui avait commencĂ© le 17 aoĂ»t. Alors nous nous acheminĂąmes vers Langenau, oĂč finissait cette chaussĂ©e Ă©troite, construite artificiellement au-dessus des basses prairies inondĂ©es par lâElster et ses affluents. Le dĂ©sordre y Ă©tait aussi grand que sur les promenades de Leipsick. Sortis enfin de cette Ă©troite route, nous trouvĂąmes lâEmpereur dans la plaine, Ă cheval câest la derniĂšre fois que je lâai vu, disant aux officiers qui passaient prĂšs de lui Ralliez vos soldats ! » Des poteaux, oĂč Ă©taient Ă©crits en gros caractĂšres les numĂ©ros des corps dâarmĂ©e, indiquaient les chemins quâon devait prendre. ArrivĂ©s Ă Markrunstedt, nous trouvĂąmes le bataillon, qui avait passĂ© le pont avant nous. Cette rencontre inopinĂ©e me combla de joie. Je trouvai aussi mon domestique, qui avait sauvĂ© mon cheval et mon portemanteau. Enfin un voltigeur, qui avait trouvĂ© un cheval abandonnĂ© sur les boulevards de la ville et qui lâavait pris, me lâoffrit, moyennant une petite indemnitĂ©. Ce beau cheval appartenait Ă un commissaire des guerres, dâaprĂšs le contenu de son portemanteau, qui Ă©tait trĂšs bien garni dâeffets. Je les distribuai Ă ceux des officiers du bataillon qui avaient tout perdu dans cette Ă©pouvantable dĂ©route. Les papiers furent conservĂ©s en cas de rĂ©clamation ; je les mis dans les fontes. Nous passĂąmes une partie de la nuit sur lâemplacement oĂč je trouvai le bataillon ; mais avant le jour, lâordre fut donnĂ© de se mettre en marche sans bruit et de se diriger sur Weissenfels. 20 octobre. â PassĂ© Ă Lutzen et sur une portion de ce cĂ©lĂšbre champ de bataille que, prĂšs de sept mois auparavant, nous avions illustrĂ© par une brillante victoire. Les temps Ă©taient bien changĂ©s. Nous passĂąmes la Saale Ă Weissenfels, et nous bivouaquĂąmes sur la rive gauche, prĂšs de la ville. Dans la matinĂ©e, Ă©tant sur mon cheval de la veille, je fus accostĂ© par son propriĂ©taire qui le rĂ©clama. Je lui fis observer que lâayant abandonnĂ© il avait perdu tous ses droits Ă sa possession. AprĂšs bien des pourparlers, il me demanda son portemanteau je lui dis lâusage que jâen avais fait et je lui remis ses papiers. Le soir, au bivouac, un caporal de ma compagnie, gravement blessĂ© au pied, me pria, les larmes aux yeux, de lui donner ce cheval pour le porter Ă Mayence. Pour sauver ce malheureux soldat, qui avait bien fait son devoir pendant la campagne, je le lui donnai, Ă condition quâil me le remettrait Ă Mayence. Je me condamnai Ă faire la route Ă pied pour lui ĂȘtre utile. Ayant passĂ© lâUnstrut Ă Freybourg, non loin de Roosbach, sur un pont battu par lâartillerie ennemie, BarrĂšs est envoyĂ© Ă Erfurt pour prendre des effets dâhabillement. Cependant, la retraite se poursuit, aggravĂ©e par le froid et la faim. Le 27 octobre, Ă Vach, la terre Ă©tait couverte de neige. Nâayant ni bois pour nous chauffer, ni paille pour nous reposer, je mâĂ©tais rĂ©fugiĂ©, la nuit, dans une Ă©glise. Au matin, mon fidĂšle domestique vint me dire dâarriver de suite pour manger un peu de soupe quâil avait prĂ©parĂ©e. CâĂ©tait une bonne fortune, car depuis plusieurs jours, je nâavais pas mĂȘme de pommes de terre. En approchant du feu oĂč il avait passĂ© la nuit, je le vis qui pleurait de dĂ©sespoir et de colĂšre. Pendant le peu de temps quâil avait mis pour venir me prĂ©venir, on lui avait volĂ© son pot et les seules provisions quâil avait pu se procurer en courant une partie de la nuit pour les trouver. Son chagrin me toucha, car câĂ©tait par intĂ©rĂȘt pour moi quâil Ă©tait si dĂ©solĂ©. Dans la matinĂ©e du 30, je fus tĂ©moin dâun Ă©vĂ©nement qui mâaffecta bien douloureusement. ArrĂȘtĂ© un instant dans un village entre Auttenau et Hanau, par suite dâembarras, ce qui nous arrivait souvent, un pauvre soldat blessĂ© au cĂŽtĂ© sortit un instant, par une nĂ©cessitĂ©, de la maison oĂč il sâĂ©tait rĂ©fugiĂ© pour se guĂ©rir. En rentrant dans le logis, il fut accrochĂ© par un panier qui se trouvait sur un cheval qui passait. Il fut atteint Ă lâendroit de sa blessure qui se rouvrit, poussa un cri de douleur, monta au second oĂč il Ă©tait logĂ© et se jeta par la fenĂȘtre sur la route, oĂč il vint tomber Ă quelques pieds de moi et oĂč il fut tuĂ© raide sur le coup. Quelques soldats de ma compagnie, ayant aperçu un paysan, qui sâapprocha de la fenĂȘtre quand le malheureux soldat sây Ă©tait prĂ©cipitĂ©, criĂšrent de suite que câĂ©tait le paysan qui lâavait jetĂ©. CâĂ©tait absurde, mais le malheur empĂȘche de raisonner. On saisit lâinfortunĂ© paysan, et on le fusilla Ă cent pas plus loin, hors du village. Jâeus beau le dĂ©fendre et expliquer comment cela avait du se passer, je ne fus pas Ă©coutĂ©. Lâofficier dâĂ©tat-major qui avait pris cette affaire en main voulut avoir raison, Ă lui seul. Il commit un crime au lieu dâun acte de justice. AprĂšs ĂȘtre sorti de ce village, oĂč venait de sâaccomplir un suicide et une atroce exĂ©cution, nous entendĂźmes en avant de nous de fortes dĂ©tonations de canon qui, par leur intensitĂ© et leur prolongation, nous annoncĂšrent que lâennemi nous avait devancĂ©s, et cherchait Ă nous barrer le passage, comme il lâavait dĂ©jĂ tentĂ© deux ou trois fois, mais sans succĂšs, depuis le commencement de notre retraite. Plus loin, des officiers dâĂ©tat-major, envoyĂ©s sur les derriĂšres pour accĂ©lĂ©rer la marche des troupes, nous apprirent que câĂ©tait lâarmĂ©e bavaroise qui Ă©tait arrivĂ©e en poste et nous disputait le passage Ă la hauteur de Hanau. On ne marchait plus, on courait. Avant dâarriver sur le terrain oĂč se livrait la bataille, nous fĂ»mes canonnĂ©s par des piĂšces qui se trouvaient sur la rive gauche de la Kinzig. Je fus envoyĂ© avec mes voltigeurs, pour les obliger Ă sâĂ©loigner de cette rive. Mes hommes sâĂ©tant embusquĂ©s derriĂšre les arbres du rivage pour faire feu sur les canonniers, ceux-ci aprĂšs quelques dĂ©charges se sauvĂšrent plus vite quâils Ă©taient venus. Les dĂ©bris du 6Ăšme corps se formĂšrent en colonne dâattaque et, marchant au pas de charge et Ă la baĂŻonnette le long de la rive droite de la Kinzig, ils concoururent, avec les autres troupes dĂ©jĂ engagĂ©es, Ă jeter les perfides Bavarois dans cette riviĂšre, et Ă rĂ©tablir les communications interceptĂ©es depuis quarante-huit heures. Les Bavarois se rappelleront longtemps la leçon quâils reçurent dans cette chaude journĂ©e. Leurs pertes furent considĂ©rables, mais comme ils occupaient la place forte de Hanau, quâils nâĂ©vacuĂšrent que dans la nuit, et les rives gauches du Main et de la Kinzig, on ne jugea pas prudent de les poursuivre. Du reste, la nuit Ă©tait close quand la victoire fut complĂšte. 31 octobre. â Nous restĂąmes jusquâĂ midi sur le champ de bataille, que nous quittĂąmes pour continuer notre mouvement sur Francfort. On se battit, toute la matinĂ©e, Ă coups de canon, dâune rive Ă lâautre de la Kinzig. Dans un moment de relĂąche oĂč la troupe nâĂ©tait pas sous les armes, je me chauffais prĂšs dâun feu de bivouac, oĂč je faisais cuire quelques pommes de terre, et en attendant, je lisais un journal que jâavais trouvĂ© sur le champ de bataille un boulet vint me tirer de mes rĂ©flexions que cette lecture faisait naĂźtre, et mâenlever le frugal dĂ©jeuner que je convoitais avec une espĂšce de sensualitĂ©. Ce maudit boulet, aprĂšs avoir emportĂ© la tĂȘte dâun chef de bataillon dâartillerie de marine qui Ă©tait appuyĂ© contre un arbre, tenant son cheval par la bride, vint ricocher au milieu de mon feu, mâenleva mes pommes de terre et me couvrit de charbons ardents et de cendres. Un voltigeur qui se trouvait en face de moi eut le mĂȘme dĂ©sagrĂ©ment et le mĂȘme bonheur. Ce fut un coup bien heureux pour nous, car si nous avions Ă©tĂ© placĂ©s diffĂ©remment lâun et lâautre, nous Ă©tions coupĂ©s en deux. Lâeffet de ce boulet donna lieu Ă une discussion et Ă un incident bizarres. Le commandant mort, le cheval effrayĂ© se sauva dans le bois oĂč nous nous trouvions et, Ă©pouvantĂ© de nouveau par quelques boulets qui sifflĂšrent Ă ses oreilles, on eut mille maux pour lâattraper. Le soldat qui le prit prĂ©tendit que câĂ©tait sa propriĂ©tĂ©, que tout ce quâon prenait sur un champ de bataille Ă©tait de bonne prise. Les officiers du corps se rĂ©unirent immĂ©diatement, sous la prĂ©sidence du gĂ©nĂ©ral de brigade, pour dĂ©cider de cette grave question, qui fut tranchĂ©e, aprĂšs des divergences dâopinion, en faveur des hĂ©ritiers du commandant. Pendant quâon dĂ©libĂ©rait sous la volĂ©e des piĂšces de canon de nos ex-alliĂ©s, mon premier clairon, qui me manquait depuis trois jours, rentra Ă la compagnie, mâapportant une volaille cuite et un pain pour faire excuser son absence. Je ne voulais pas lâaccepter, mais mes officiers, qui nâavaient pas autant de motifs dâĂȘtre sĂ©vĂšres, mâengagĂšrent Ă fermer les yeux sur quelques actes dâindiscipline de cette nature, vu la faiblesse de leurs estomacs⊠Cette considĂ©ration me fit ranger Ă leur opinion. Mais comme je savais que notre excellent chef, le major Fabre, nâavait pas lâestomac plus garni que nous, je lâinvitai Ă venir en prendre sa part. Celui-ci me fit observer que le gĂ©nĂ©ral Joubert se mourait de faim. Je fus lâengager Ă manger une aile de volaille, quâil accepta de grand cĆur. Mais en pensant au plaisir quâil allait avoir, il se rappela tout Ă coup que le gĂ©nĂ©ral de division Lagrange, commandant le reste des trois divisions du corps dâarmĂ©e, nâavait rien non plus pour dĂ©jeuner ; il me dit dâĂȘtre bon prince Ă son Ă©gard et de lâinviter Ă en prendre sa part. Ainsi nous Ă©tions six affamĂ©s, autour dâune pauvre piĂšce qui nâaurait pas suffi Ă un seul pour apaiser sa faim dĂ©vorante. Des troupes encore en arriĂšre Ă©tant arrivĂ©es pour nous relever, nous partĂźmes Ă midi pour Francfort. Un peu plus tard, nous aurions assistĂ© Ă une autre bataille qui commença peu de temps aprĂšs notre dĂ©part. Cette nouvelle attaque, trĂšs chaude, mais moins meurtriĂšre que celle de la veille, nâeut pas le mĂȘme rĂ©sultat. Les Bavarois furent refoulĂ©s dans la ville ou jetĂ©s dans la Kinzig. Notre marche sur Francfort fut difficile. La route encombrĂ©e de traĂźnards, de blessĂ©s, de malades, de voitures de toute espĂšce, horriblement mauvaise par suite du dĂ©gel, de la pluie et de la fonte des neiges, Ă©tait peu favorable Ă un prompt Ă©coulement. Il Ă©tait nuit, quand nous prĂźmes possession du terrain sur lequel nous devions bivouaquer. Nous Ă©tions dans les vignes, autour et au-dessus de Francfort, dans la boue jusquâaux genoux, sans feu, sans paille, sans abri et une pluie battante sur le corps. Quelle affreuse nuit ! Quelle faim ! 1er novembre. â Au bivouac autour de Höchet, petite ville au duc de Nassau, oĂč je passais pour la quatriĂšme fois. Il y avait eu beaucoup de dĂ©sordre au passage du pont de la Nidda, riviĂšre qui coula prĂšs de cette ville, mais cette nuit fut moins dĂ©sagrĂ©able que la prĂ©cĂ©dente. Nous eĂ»mes au moins un abri, des vivres et surtout de lâexcellent vin du Rhin pour nous rĂ©chauffer et nous rĂ©conforter. Ce soir lĂ , je fus accostĂ© par notre officier-payeur que nous nâavions pas vu depuis longtemps. Il me raconta, les larmes aux yeux, que la veille de la bataille de Hanau, lui, le sergent vaguemestre, les hommes dâescorte, la caisse, la comptabilitĂ© et la caisse dâambulance avaient Ă©tĂ© pris par les Bavarois, mais que dans la nuit il Ă©tait parvenu Ă sâĂ©vader de leurs mains. Il me priait de prĂ©venir le major de ce malheur, et de lui Ă©pargner les premiers mouvements de sa colĂšre. Une fois Ă©tabli sur la position oĂč nous devions passer la nuit, je fus rendre compte de la nouvelle fĂącheuse que je venais dâapprendre. Le major entra dans une grande colĂšre, mais quand je lui eus expliquĂ© les moyens Ă employer pour rĂ©parer ce malheur, et mettre sa responsabilitĂ© Ă couvert ; quand je lui eus dit que je me chargeais de toutes les Ă©critures et des dĂ©marches Ă faire pour y parvenir, il se radoucit. Je fis venir alors le jeune officier, Ă qui il pardonna. Mais aprĂšs cette explication, je lui dis dâaller de suite voir le gĂ©nĂ©ral Joubert, pour lui en rendre compte et se faire dĂ©livrer un certificat qui constatĂąt que câĂ©tait par suite des Ă©vĂ©nements militaires de la retraite que la caisse avait Ă©tĂ© perdue. 2 novembre. â Enfin, aprĂšs dix-sept jours de fatigues, de combats, de privations de tout genre, dâĂ©motions et de dangers de toute nature, nous atteignons les bords tant dĂ©sirĂ©s du Rhin, de ce majestueux fleuve qui allait, au moins pour quelques jours, mettre un terme Ă nos nombreux maux ! Nous voici au bivouac prĂšs des glacis de Cassel. Retracer les dĂ©sastres de cette horrible, je ne dis pas retraite, mais dĂ©route, ce serait Ă©crire le tableau le plus douloureux de nos revers. AprĂšs les malheurs de Leipsick, on ne prit, ou ne put prendre, aucune mesure sĂ©rieuse pour rallier les soldats et rĂ©tablir lâordre et la discipline dans lâarmĂ©e. On marchait Ă volontĂ©, confondus, poussĂ©s, Ă©crasĂ©s sans pitiĂ©, abandonnĂ©s sans secours, sans quâune main amie vĂźnt vous soutenir ou vous fermer les yeux. Les souffrances morales rendaient indiffĂ©rents aux souffrances physiques ; la misĂšre rendait Ă©goĂŻstes des hommes bons et gĂ©nĂ©reux ; le moi personnel Ă©tait tout ; la charitĂ© chrĂ©tienne, lâhumanitĂ© envers ses semblables nâĂ©taient plus que des mots. Nous arrivĂąmes sur les bords du Rhin, comme nous Ă©tions partis des bords de lâElster en pleine dissolution. Nous avions couvert la route des dĂ©bris de notre armĂ©e. Ă chaque pas que nous faisions, nous laissions derriĂšre nous des cadavres dâhommes et de chevaux, des canons, des bagages, des lambeaux de notre vieille gloire. CâĂ©tait un spectacle horrible, qui navrait de douleur. Ă tous ces maux rĂ©unis, il vint sâen joindre dâautres qui augmentĂšrent encore notre triste situation. Le typhus Ă©clata dans nos rangs dĂ©sorganisĂ©s, dâune maniĂšre effrayante. Ainsi on peut dire quâen partant de Leipsick, nous fĂ»mes accompagnĂ©s par tous les flĂ©aux qui dĂ©vorent les armĂ©es. Jâeus le plaisir dâĂȘtre rejoint Ă mon bivouac par plusieurs voltigeurs guĂ©ris de leurs blessures, et entre autres par le caporal Ă qui jâavais donnĂ© mon cheval pour le porter. Il allait mieux, sans ĂȘtre toutefois guĂ©ri. Je me trouvai avoir en peu dâinstant sept chevaux, que les voltigeurs blessĂ©s me donnĂšrent. Mais comme ne nâavais pas le moyen de les nourrir, je les donnai Ă mon tour aux officiers du bataillon qui en avaient besoin. 3 novembre. â Passage du Rhin Ă Mayence. On nous envoie en cantonnement Ă Dexheim, village situĂ© prĂšs dâOppenheim, en remontant la rive gauche du Rhin. Notre envoi dans des villages, pour nous reposer, fut accueilli avec joie. CâĂ©tait nĂ©cessaire ; nous Ă©tions Ă©puisĂ©s par la marche et les privations de toute espĂšce. Toujours au bivouac, dans la neige ou dans la boue, depuis prĂšs dâun mois, nâayant eu pour vivre que les dĂ©goĂ»tants restes de ceux qui nous prĂ©cĂ©daient sur cette route de douleur, il nâĂ©tait pas surprenant que nous fussions avides de repos. Pendant les cinq jours que le bataillon resta dans le village, je ne pus parvenir Ă apaiser ma faim, malgrĂ© les cinq ou six repas que je faisais par jour, lĂ©gers Ă la vĂ©ritĂ© pour ne pas tomber malade, mais assez copieux cependant pour satisfaire deux ou trois hommes en temps ordinaire. JâĂ©tais restĂ© de lâautre cĂŽtĂ© du Rhin sept mois. 9 novembre 1813. â Avant que nous fussions envoyĂ©s Ă Mayence pour y tenir garnison, le prince de NeufchĂątel rĂ©unit notre corps dâarmĂ©e dans une plaine, sur les bords du Rhin, au-dessous dâOppenheim, pour ĂȘtre rĂ©organisĂ© et pourvu des officiers qui lui manquaient. Nous fĂźmes nos adieux au bataillon du 86Ăšme, avec qui nous avions fait toute la campagne et qui, plus malheureux que nous encore, avait Ă©tĂ© presque entiĂšrement dĂ©truit, le 16 octobre, Ă Leipsick. En arrivant Ă Mayence, nous trouvĂąmes sur la place dâarmes le 4Ăšme bataillon, qui venait dâavoir une chaude affaire sur les hauteurs de Hocheim, pour son dĂ©but, et avait Ă©prouvĂ© quelques pertes dâhommes. Nous cĂ©lĂ©brĂąmes notre rĂ©union par un bon dĂźner, qui leur fit oublier les Ă©motions de la journĂ©e. En ce temps lĂ , je fus envoyĂ© Ă Oppenheim et logĂ© chez un propriĂ©taire aisĂ©, grand amateur des vins de son pays, quâil mettait bien au-dessus des meilleurs crus de Bordeaux. Aussi mâen faisait-il boire dâexcellents Ă tous les repas, car je mangeais chez lui pour lui ĂȘtre agrĂ©able, me lâayant demandĂ© avec instance. Pour que ses vieux vins ne perdissent pas de leur qualitĂ©, il faisait rincer les verres avec du vin ordinaire. Cet excellent homme, pĂšre dâune nombreuse et aimable famille, descendait dâune famille française, expatriĂ©e pour cause de religion, lors de la rĂ©vocation de lâĂdit de Nantes. Il Ă©tait Français de cĆur, et se proposait de quitter le pays, sâil redevenait Allemand. Le 28 dĂ©cembre, les deux bataillons reçurent lâordre de remonter jusquâen face de Mannheim pour surveiller le Rhin, sur les deux rives. Et moi je dus aller pour service Ă Mayence. Le 31, pour rejoindre le rĂ©giment, jâĂ©tais en route sur mon bon cheval de prise, quand je rencontrai le gĂ©nĂ©ral Merlin, qui allait rejoindre Strasbourg. Il me demanda Ă lâacheter, je consentis Ă le lui cĂ©der moyennant 300 francs, quâil me paya sur le champ. Peu aprĂšs, câĂ©tait au sortir de Worms, je rencontrai mon chef de bataillon, le commandant DâŠ, qui se plaignait dâun rhumatisme aigu. Ce qui me chagrine, me dit-il, câest que je voudrais partir pour Paris, et je nâai pas le sou pour faire ce voyage. â Si ce nâest que cela qui vous inquiĂšte, je puis vous dĂ©barrasser de cet ennui. VoilĂ 300 francs en or, vous me les remettrez quand vous pourrez. » Il accepta, et continua sa route. Plus fin et plus ambitieux que tous les officiers du bataillon, il voyait que nous ne tarderions pas Ă ĂȘtre bloquĂ©s dans Mayence, oĂč il nây avait pas dâavancement Ă espĂ©rer, et peut-ĂȘtre Ă©tait-il dĂ©jĂ dans la confidence des trames prĂ©parĂ©es pour le retour des Bourbons. Jâarrivai Ă Ogersheim, le dernier soir de dĂ©cembre, comme un dĂ©tachement de cent hommes commandĂ©s par un capitaine de mes amis, ayant sous ses ordres trois officiers, partait pour tenir garnison dans une redoute Ă©levĂ©e en face de Mannheim pour dĂ©fendre le passage du Rhin en cet endroit. On lui donna la consigne de ne point entrer en pourparlers, pour aucune espĂšce de capitulation. Il fallait vaincre ou mourir. Absurde alternative, pour si peu de dĂ©fenseurs. Vers la fin de cette nuit, du 31 dĂ©cembre au 1er janvier 1814, une forte canonnade nous annonça que sa redoute Ă©tait attaquĂ©e et que lâarmĂ©e prussienne, sous les ordres de BlĂŒcher, exĂ©cutait le passage du Rhin. Nous prĂźmes de suite les armes et marchĂąmes au canon. Mais dĂ©jĂ la redoute Ă©tait enveloppĂ©e, vivement attaquĂ©e, et la plaine couverte dâĂ©claireurs ennemis. Ceux-ci, nous les repoussĂąmes sans peine, mais bientĂŽt nous nous trouvĂąmes en face de forces si supĂ©rieures que, pour ne pas ĂȘtre coupĂ©s de Mayence, oĂč nous avions ordre de rentrer, nous nous retirĂąmes en bon ordre et tenant toujours tĂȘte Ă lâennemi, sur Franckhal et Worms, oĂč nous arrivĂąmes dans la nuit. La redoute se dĂ©fendit trois heures, et finit par ĂȘtre prise dâassaut. Heureusement que ce qui restait de dĂ©fenseurs fut Ă©pargnĂ©. Bien plus, le roi de Prusse, qui se trouvait Ă Mannheim, fit rendre aux officiers leurs Ă©pĂ©es, et les habitants sâempressĂšrent de rhabiller les soldats qui arrivaient nus dans cette ville. CâĂ©tait un hommage quâon rendait Ă leur belle conduite, qui trouva mĂȘme chez leurs ennemis des sentiments de justice. Les Prussiens avouĂšrent avoir laissĂ© sept cent morts ou blessĂ©s dans les fossĂ©s ; le dĂ©tachement Ă©tait rĂ©duit de moitiĂ©. Cependant nous poursuivions notre retraite sur Mayence, et, la nuit venue, nous Ă©tions installĂ©s dans nos bivouacs, prĂšs de je ne sais quel village, quand le chef de bataillon du 4Ăšme invita quelques officiers, dont jâĂ©tais, Ă venir manger un pĂątĂ© de foie dâoie quâil venait de recevoir de Strasbourg. Nous Ă©tions autour de la piĂšce, nous la dĂ©vorions des yeux, attendant que ce fĂ»t avec nos bonnes dents, lorsquâun cri sinistre se fit entendre Aux armes ! aux armes ! CâĂ©taient les vedettes des gardes dâhonneur qui arrivaient au grand galop, pour nous annoncer lâapproche de lâennemi. Nous courĂ»mes Ă nos compagnies, et le commandant, tout en demandant son cheval, disait Ă son domestique Nâoublie pas le pĂątĂ© ! » Il lui fit au moins dix fois cette recommandation, ce qui nous faisait rire malgrĂ© la contrariĂ©tĂ© que nous Ă©prouvions de nous ĂȘtre contentĂ©s de lâavoir vu, car il ne fut plus question de le manger en famille, comme le disait le commandant, pour cĂ©lĂ©brer le renouvellement de lâannĂ©e. Elles furent fameuses, nos Ă©trennes de 1814 ! Nous continuĂąmes notre retraite sur Worms. Le 2 janvier, Ă notre dĂ©part de Worms, nous eĂ»mes Ă repousser plusieurs charges de cavalerie, qui ne nous firent aucun mal et oĂč lâennemi fut assez maltraitĂ©. Ayant marchĂ© toute la journĂ©e, nous arrivĂąmes Ă Mayence, au milieu de la nuit, avec la cavalerie russe sur les talons. SIĂGE DE MAYENCE Le bivouac commença le 4 janvier et ne finit que le 4 mai. Les deux bataillons du rĂ©giment furent laissĂ©s dans le faubourg de la Weisnau, pour le dĂ©fendre et faire le service de cette partie de la ville. Câest un faubourg sur la route dâOppenheim, le long du Rhin, au-dessous dâune espĂšce de camp retranchĂ© dont nous avions la garde. Le service Ă©tait rigoureux, surtout les rondes de nuit, qui se renouvelaient souvent, Ă cause de la dĂ©sertion gĂ©nĂ©rale des soldats hollandais, belges, rhĂ©nans et mĂȘme piĂ©montais. Le froid fut trĂšs dur, cette annĂ©e ; le Rhin gela complĂštement, Ă pouvoir passer en voiture sur la glace ; on allait Ă pied au fort de Cassel. Cette circonstance fit encore redoubler la surveillance des postes, car lâennemi pouvait en profiter et achever la dĂ©fection commencĂ©e. Pendant les deux mois que nous restĂąmes dans ce faubourg, nous eĂ»mes quelques combats Ă soutenir contre les troupes du blocus, qui Ă©taient peu dangereuses, car câĂ©taient en gĂ©nĂ©ral des conscrits levĂ©s de la veille ; mais nous Ă©tions si faibles, si accablĂ©s par la fiĂšvre typhoĂŻde, que nous ne valions guĂšre mieux que les assiĂ©geants. Une grande calamitĂ© avait frappĂ© notre malheureuse garnison et les habitants de la ville. Pendant plus de deux mois, la mort sĂ©vit avec tant de violence quâon ne pouvait pas suffire Ă enlever les victimes de cette horrible maladie. Les pestes dâAsie, la fiĂšvre jaune des colonies ne firent pas autant de dĂ©gĂąts que le typhus dans Mayence. On estime quâil mourut 30 000 militaires ou habitants. On faisait des fosses qui contenaient jusquâĂ 1 500 cadavres, quâon brĂ»lait avec de la chaux. Nous perdĂźmes nos trois chirurgiens, trois officiers de voltigeurs, cinq ou six autres des compagnies du centre et la moitiĂ© de nos soldats. Câest ainsi que nous fĂ»mes plus faibles Ă notre dĂ©part de Mayence que lorsque nous avions passĂ© le Rhin au retour de Leipsick, malgrĂ© les nombreuses recrues reçues avant le blocus. Le prĂ©fet, le fameux Jean Bon Saint-AndrĂ©, plusieurs gĂ©nĂ©raux, et beaucoup de personnages haut placĂ©s succombĂšrent. Au retour du beau temps, nous rentrĂąmes en ville, ce qui nous plut trĂšs fort, ayant Ă©tĂ© fort mal, pendant ces deux mois, dans ce faubourg ruinĂ©. Avec mars et la douce chaleur du printemps, revinrent la santĂ©, la gaietĂ© et les dĂ©cevantes espĂ©rances. On forma un Conseil dâadministration des convalescents, sous la prĂ©sidence du colonel Follard, qui eut pleins pouvoirs du gĂ©nĂ©ral en chef pour tout accorder dans lâintĂ©rĂȘt des militaires, qui seraient envoyĂ©s au dĂ©pĂŽt des convalescents. JâĂ©tais le deuxiĂšme membre et le plus actif, puisque jâĂ©tais chargĂ© de lâexĂ©cution de tout ce qui avait Ă©tĂ© dĂ©libĂ©rĂ© et adoptĂ© dans la sĂ©ance du Conseil, qui se tenait le matin de chaque jour. Jâavais plus de quarante officiers sous mes ordres, un pour chaque corps ou portion de corps. Ce Conseil commença ses opĂ©rations le 1er mars, et ne les cessa que vers la fin dâavril, lorsque la maladie eut tout Ă fait disparue. Il sâassemblait tous les jours, et resta souvent en permanence. Son action sauva bien des malades dâune mort inĂ©vitable. Ma coopĂ©ration y contribua un peu, car, ainsi que je lâai dit plus haut, jâĂ©tais toujours lĂ pour veiller Ă lâexĂ©cution des mesures ordonnĂ©es et supplĂ©er aux insuffisances. Les misĂšres du blocus, sous le rapport alimentaire, ne furent pas trĂšs rigoureuses. Si on excepte la viande de boucherie, qui manqua totalement, dĂšs les premiers jours, le pain, les lĂ©gumes secs, les salaisons, furent distribuĂ©s assez rĂ©guliĂšrement et en quantitĂ© suffisante, dâaprĂšs les rĂšgles en usage dans les places assiĂ©gĂ©es. La viande de bĆuf fut remplacĂ©e par celle de cheval. Un de mes officiers, chargĂ© des distributions, ne mâen laissa pas manquer. On donnait aussi un peu de vin, dâeau-de-vie, de la morue, des harengs secs, etc. On pouvait, en payant un peu cher, trouver Ă dĂźner dans les hĂŽtels, mais quels dĂźners ! MalgrĂ© ces privations et la mortalitĂ© qui Ă©tait effrayante, les cafĂ©s, les théùtres, les concerts, les bals Ă©taient trĂšs suivis. Le spectacle Ă©tait trĂšs bon, malgrĂ© la mort de plusieurs acteurs. Jây allais souvent, pour chasser les prĂ©occupations du moment. Le 11 avril, nous apprĂźmes les Ă©vĂ©nements de Paris, et successivement, tous ceux qui en furent la suite. Cette foudroyante nouvelle nous fut communiquĂ©e officiellement par le gĂ©nĂ©ral SĂ©mĂ©lĂ©, qui avait rĂ©uni Ă la Weisnau les officiers de sa division pour leur en faire part. Tous les officiers, Ă peu prĂšs, versĂšrent des larmes de rage et de douleur, Ă la lecture de cette accablante fin de notre hĂ©roĂŻque lutte avec lâEurope entiĂšre. On se retira morne, silencieux, dĂ©vorant intĂ©rieurement les souffrances morales que causaient des Ă©vĂ©nements qui nous avaient semblĂ© ne devoir jamais se rĂ©aliser. Avant dâentrer en ville, je fus accostĂ© par mon chef de bataillon, le commandant DâŠ, qui nâavait pas pu sâĂ©loigner de Mayence, comme il en avait le projet. â Mon Dieu, lui dis-je, que va devenir la France, si elle tombe au pouvoir des bourbons que je croyais tous morts depuis longtemps ? Que vont devenir nos institutions, ceux qui les ont fondĂ©es, les acquĂ©reurs de biens nationaux, etc ? â Mon cher capitaine, me rĂ©pondit-il avec vivacitĂ©, vous ressemblez Ă tous les officiers que nous venons de voir et dâentendre vous vous figurez que les Bourbons, que vous ne connaissez que dâaprĂšs les horreurs quâon a dites dâeux pendant la RĂ©volution, sont des tyrans et des imbĂ©ciles. Rassurez-vous sur lâavenir de la France. Elle sera plus heureuse, sous leur sceptre paternel, que sous la verge de fer de cet aventurier quâon va chasser, sâil ne lâest dĂ©jĂ . Je mâĂ©loignai furieux, aprĂšs lui avoir dit â Vous pensiez diffĂ©remment il y a trois mois. Je suffoquais de douleur et de honte pour mon pays. Le 21 avril, nous arborĂąmes le drapeau blanc et prĂźmes la cocarde de la vieille monarchie. Le mĂȘme jour, les officiers durent remettre individuellement un acte dâadhĂ©sion au nouvel ordre de choses. DĂšs ce moment, les relations avec lâextĂ©rieur furent permises, et les communications avec les ennemis, quâon appelait nos alliĂ©s, autorisĂ©es. DĂ©jĂ , beaucoup dâofficiers gĂ©nĂ©raux et supĂ©rieurs Ă©taient partis pour Paris, pour aller saluer les nouveaux astres ; cet empressement devint plus vif aprĂšs la cĂ©rĂ©monie de la reconnaissance du drapeau. La cocarde tricolore fut quittĂ©e avec douleur, et la cocarde blanche arborĂ©e avec un serrement de cĆur. La veille de ce jour, avant que lâordre en fĂ»t donnĂ©, je vis un colonel en second des gardes dâhonneur avec une cocarde blanche. Je dis tout haut aux officiers qui se trouvaient avec moi Tiens, voilĂ une cocarde blanche ! » Le colonel en colĂšre marcha sur moi, en me disant Eh bien ! monsieur, quâavez-vous Ă dire sur le compte de cette cocarde ? » Je lui rĂ©pondis froidement Câest la premiĂšre que je vois de ma vie. » Il se retira sans rien ajouter, mais visiblement courroucĂ© de mon exclamation. Il devint pair de France sous la Restauration. CâĂ©tait le marquis de Pange. Je lâai beaucoup connu par la suite, quand il commandait le dĂ©partement de la Meurthe, et nous riions de ce souvenir. Lâordre arriva de remettre au prince de Saxe-Cobourg, qui commandait les troupes du blocus, la cĂ©lĂšbre et forte place de Mayence, avec son immense matĂ©riel. Nous en sortĂźmes en vertu de la convention spoliatrice du 23 avril, que reportait la France Ă ses anciennes limites. Que de pertes nous fĂźmes dans un seul jour ! Quels regrets amers nous causa cet abandon ! Les derniers jours furent passablement dĂ©sordonnĂ©s. Les soldats, satisfaits de partir et tenant peu Ă la conservation des choses quâils Ă©taient obligĂ©s dâabandonner aux Ă©trangers, commirent beaucoup de dĂ©gĂąts, enlevĂšrent ce quâils purent pour le vendre aux juifs, brĂ»lĂšrent la poudre des batteries, pillĂšrent lâarsenal, etc. Les officiers ne firent rien pour arrĂȘter ces dĂ©sordres, parce quâils partageaient le mĂ©contentement des soldats, qui Ă©taient indignĂ©s contre les habitants, qui mutilaient les aigles des Ă©tablissements publics ou manifestaient publiquement la joie quâils Ă©prouvaient de nous voir partir. Jâeus lâoccasion de dire Ă quelques bourgeois que je connaissais Vous voyez notre dĂ©part avec plaisir. Avant un mois vous regretterez notre puissance et nos institutions. » LA PREMIĂRE RESTAURATION LA RENTRĂE EN FRANCE Enfin le jour du dĂ©part, fixĂ© au 4 mai, arriva. Le 4Ăšme corps dâarmĂ©e, fort de 15 000 hommes, sortit en bon ordre, emmenant deux piĂšces de canon par 1000 hommes, et prit la route de France. Ă Spire, le 5 mai, nous demandĂąmes la permission au major, trois capitaines et moi, de partir en avant pour aller visiter Mannheim, et de voyager pour notre compte jusquâau sĂ©jour. Nous avions un si grand besoin dâair, de libertĂ©, dâindĂ©pendance quâil semblait que tout cela nous manquĂąt, mĂȘme en plein champ. Nous prĂźmes Ă la poste une voiture et des chevaux, et partĂźmes, heureux dâĂȘtre nos maĂźtres. Nous visitĂąmes successivement Franckhal, Mannheim, Ogersheim, en changeant de vĂ©hicule Ă tous les relais. Ă Landau, le 7, nous trouvĂąmes des agents du nouveau gouvernement, qui avaient toute la marque des ci-devant nobles. Ce fut la premiĂšre fois que je vis la croix de Saint-Louis. Ă Annweiler, petite ville de lâancien duchĂ© des Deux-Ponts, nous avons rejoint le rĂ©giment. DâĂ©tape en Ă©tape, le 7 juin, nous Ă©tions Ă Verdun et Clermont. LĂ , Ă la halte, il sâĂ©leva une querelle trĂšs vive entre nos soldats et des fantassins russes, qui sây trouvaient en cantonnement. Sans lâintervention active des officiers, une collision dangereuse aurait pu naĂźtre et amener de graves dĂ©sordres. Nos soldats Ă©taient taquins en diable contre ces Ă©trangers, qui foulaient le sol de notre pays. DĂ©jĂ , depuis notre dĂ©part de la Sarre, de semblables scĂšnes avaient eu lieu. Celle-ci plus dangereuse, puisquâil y eut du sang versĂ©. Le 9, Ă ChĂąlons-sur-Marne, un vieil Ă©migrĂ©, chez qui jâĂ©tais logĂ©, et qui avait la vue trĂšs affaiblie par lâĂąge, me prit pour un officier russe. Il mâaccueillit de la maniĂšre la plus distinguĂ©e. Il nây avait rien dâassez bon, dâassez digne de mâĂȘtre offert. Il me fit dâĂ©tranges confidences. Les vanteries de ce voltigeur surannĂ© mâamusĂšrent beaucoup, et mâengagĂšrent Ă le laisser dans son ignorance, jusquâĂ mon dĂ©part. Quand il fut dĂ©sabusĂ©, sa colĂšre fut comique ! Il y eut aussi des querelles, entre des sous-officiers du corps et des officiers russes, assez compliquĂ©es, mais quâon arrangea. Ce qui fut cause quâon nous fit partir de ChĂąlons, au lieu dây sĂ©journer, pour nous envoyer dans un village ruinĂ© par lâinvasion, sur la route de Montmirail. Le 12 juin, une heure aprĂšs notre arrivĂ©e Ă Montmirail, je partis, avec trois autres officiers, dans une voiture particuliĂšre, pour Paris. Jây Ă©tais envoyĂ© par le major pour toucher la solde des officiers du mois de mai et celle des soldats, quâon nâavait pu se procurer chez les payeurs des villes, oĂč nous Ă©tions passĂ©s, faute de fonds. Nous passĂąmes la nuit Ă TrĂ©pors, village sur la rive gauche de la Marne. Lâauberge oĂč nous descendĂźmes Ă©tait remplie de filles publiques de Paris, qui avaient accompagnĂ© jusquâĂ ce village les Russes qui se retiraient. Nous arrivĂąmes Ă Paris, le 13, de bonne heure dans lâaprĂšs-midi, et Ă peine si le soir nous Ă©tions logĂ©. La restauration de la vieille monarchie avait attirĂ© Ă Paris tant de nobles et dâĂ©migrĂ©s, tant de VendĂ©ens et de chouans, tant de partisans des Bourbons et de victimes de la RĂ©volution, tant dâhommes bien pensants, tant dâhommes retournĂ©s, que tous les hĂŽtels Ă©taient pleins jusquâaux combles. Et les théùtres aussi. On y jouait des piĂšces de lâancien rĂ©pertoire, appropriĂ©es aux circonstances ; je citerai entre autres la Partie de chasse de Henri IV, qui Ă©tait vigoureusement applaudie. On aurait dit que lâEurope entiĂšre sâĂ©tait donnĂ© rendez-vous dans le jardin du Palais-Royal. DĂšs mon arrivĂ©e, je mâoccupai, activement de ma mission, mais je trouvai partout des fins de non-recevoir. JâĂ©tais renvoyĂ© de lâinspecteur aux revues au ministĂšre de la Guerre, de celui-ci Ă celui des Finances ; mes piĂšces en rĂšgle, je me prĂ©sentai chez le payeur, qui nâavait pas de fonds ou ne voulait pas mâen donner. Il fallait recommencer les courses, les sollicitations, faire renouveler les autorisations de paiement, etc. Cela dura six jours. Enfin, le 20 dans la journĂ©e, nous fĂ»mes payĂ©s. Pendant ces interminables formalitĂ©s, le rĂ©giment que jâavais laissĂ© sans argent cheminait pauvrement vers la Bretagne, vivant presque de charitĂ©. Moi, Ă Paris, dans les derniers jours, je nâĂ©tais guĂšre plus heureux. Ayant partagĂ© mes ressources avec mes compagnons de voyage, â ressources quâon ne mĂ©nagea point dans le commencement, parce quâon comptait sur le paiement de la solde et de lâindemnitĂ© de route, â il arriva que le dernier jour nous nâaurions pas dĂ©jeunĂ©, si un dĂ©putĂ© de mes amis nâavait mis sa bourse Ă ma disposition. Le 21 juin, je pus rejoindre mes camarades Ă Mortagne. Je les trouvais Ă table, mangeant leur dernier Ă©cu. Mon arrivĂ©e fut saluĂ©e avec des transports de joie. Avec moi, revint la bonne humeur, parce que jâapportais ce qui la fait naĂźtre et lâentretient. Le major mâavoua quâon dĂ©pensait ce soir le dernier sol » quâil y eut dans les bataillons. Cette situation nâĂ©tant plus tenable, il avait pris la rĂ©solution de sâarrĂȘter Ă Alençon, et de prier le maire dâinviter les habitants Ă nourrir les soldats, jusquâĂ ce quâils eussent reçu lâargent nĂ©cessaire pour continuer leur route. Le 6 juillet, nous arrivĂąmes Ă Lorient qui Ă©tait le lieu de notre destination. Dans le courant du mois de septembre, le chef de notre bataillon, le commandant DâŠ, qui avait pris le titre de comte et qui Ă©tait restĂ© Ă Paris depuis notre passage, pour se faire admettre comme officier dans la maison du roi chevau-lĂ©gers, ayant Ă©chouĂ© dans ses prĂ©tentions, mâĂ©crivit pour me demander sâil avait des chances dâĂȘtre employĂ© dans le rĂ©giment. Je lui rĂ©pondis que par son anciennetĂ©, il pouvait lâĂȘtre encore, mais quâil fallait se hĂąter dâarriver, parce quâil se prĂ©sentait beaucoup dâofficiers de son grade pour concourir. Il vint de suite, bien guĂ©ri de son enthousiasme pour les Bourbons, mĂ©content de la cour, et fort courroucĂ© contre le duc de Berri qui nâavait pas voulu admettre ses droits Ă lâemploi quâil sollicitait. Jâappris par lui bien des choses sur lâopposition que le nouveau gouvernement rencontrait dans sa marche, sur les bĂ©vues quâil commettait, les mĂ©contents quâil faisait, et les injustices quâon lui reprochait. Ce langage mâĂ©tonna, car Ă©tranger aux intrigues de cour, aux antichambres des ministres et au crĂ©dit des protecteurs en faveur, je ne comprenais pas quâon eĂ»t besoin et quâon employĂąt de pareils moyens pour arriver plus haut. Mais ce qui mâĂ©tonnait le plus, câĂ©tait dâentendre de semblables choses sortir de la bouche dâun homme qui mâavait si fort rembarrĂ©, quand jâavais mis en doute la bontĂ© du gouvernement qui allait nous ĂȘtre imposĂ©. Pendant un mois quâil resta Ă Lorient, nous fĂ»mes presque toujours ensemble. Nâayant pas Ă©tĂ© employĂ©, il fut manger sa demi-solde Ă Paris. Lors de la cĂ©rĂ©monie du Champ-de-Mai, lâannĂ©e suivante, il Ă©tait un des officiers chargĂ©s de placer les troupes dans le Champ-de-Mars, avant la distribution des aigles. Ce retour vers lâaventurier fut cause quâil resta sans emploi aprĂšs les Cent-Jours. Mais par la protection de son parrain, le duc dâOrlĂ©ans, aujourdâhui Louis Philippe, il entra dans les gardes du corps Ă pied et arriva successivement au grade de lieutenant-gĂ©nĂ©ral, directeur gĂ©nĂ©ral au ministĂšre, conseiller dâĂtat, etc. Lâobligation dâaller Ă la messe tous les dimanches contraria beaucoup les officiers et leur fit prendre les Bourbons en grippe, mais plus encore la certitude quâune immensitĂ© dâentre nous serait envoyĂ©e en demi-solde. Le 1er octobre, lâorganisation du 44Ăšme de ligne se fit dans le cabinet du colonel, en prĂ©sence de lâinspecteur gĂ©nĂ©ral comte de Clausel, mais ce travail demeura secret. Le 3, cette opĂ©ration se fit sur le terrain du polygone, en prĂ©sence dâun grand concours dâofficiers, qui attendaient avec anxiĂ©tĂ© le rĂ©sultat des notes donnĂ©es sur le compte de chacun dâeux. Lâappel des officiers maintenus en activitĂ© se fit dâabord pour les officiers supĂ©rieurs, puis pour les officiers comptables, puis pour les officiers de campagne. Quoique jâeusse une espĂšce de certitude, je trouvai cependant le temps long de ne pas entendre mon nom. Je fus appelĂ© le dernier, parce que je devais commander la 3Ăšme de voltigeurs. BarrĂšs, mis en congĂ© de semestre au dĂ©but de novembre 1814, se retira en Auvergne auprĂšs des siens 23 novembre. â Ă Blesle, oĂč jâai le plaisir de retrouver ma mĂšre et tous mes parents en bonne santĂ©. Le changement de gouvernement avait aussi changĂ© lâesprit de la sociĂ©tĂ©. Il nây avait plus lâentrain de 1812. La politique avait divisĂ© les individus et refroidi les familles. La noblesse avait repris son orgueil et ne recevait plus avec la mĂȘme simplicitĂ© quâauparavant. Pour ne pas ĂȘtre tĂ©moin de ses hauteurs, je la frĂ©quentai peu, je sortis moins et mâennuyai assez. Cependant il y avait une maison, illustre dans le pays par sa naissance et ses vieux parchemins, oĂč jâallais tous les vendredis, avec mon frĂšre, qui Ă©tait aussi en congĂ© de semestre, passer vingt-quatre heures. CâĂ©tait chez le comte Hippolyte dâEspinchal, chef dâescadron au 81Ăšme de chasseurs, demeurant Ă Massiac, petite ville Ă une lieue de Blesle. Mon frĂšre servait dans le mĂȘme corps. PENDANT LES CENT-JOURS Ce fut dans la derniĂšre de ces courses, vers le 9 mars 1815, vaguement le vendredi soir, mais positivement le samedi matin, que jâappris par plusieurs lettres de Paris, que NapolĂ©on avait dĂ©barquĂ© en Provence le 1er mars, et marchait sur Lyon. Cette nouvelle plus quâimmense me surprit et mâĂ©tonna beaucoup. RentrĂ© chez moi, je contins la joie que jâen Ă©prouvais, sans pouvoir la dĂ©finir, car jâĂ©tais aussi inquiet sur les suites que satisfait de lâĂ©vĂ©nement. Jâattendis quelques jours, espĂ©rant que des ordres me parviendraient, mais, nâen recevant pas, je me rendis au Puy pour savoir ce que nous devions faire. Câest dans ce temps lĂ que le courrier qui portait les fonds du gouvernement fut arrĂȘtĂ© entre le Puy et Yssengeaux par des voleurs. Un gĂ©nĂ©ral que lâEmpereur avait chassĂ© des rangs de lâarmĂ©e, et qui commandait le dĂ©partement, eut lâinfamie de soupçonner les officiers en demi-solde dâavoir exĂ©cutĂ© ce coup de main. Il les fit venir chez lui, aussitĂŽt quâil eut connaissance de ce vol, pour sâassurer de leur prĂ©sence au chef-lieu. Quand les officiers eurent connaissance du motif de cet injurieux appel, ils traitĂšrent le gĂ©nĂ©ral comme il le mĂ©ritait ; et quand ils surent que lâEmpereur Ă©tait Ă Paris et que le roi Ă©tait parti, ils furent chez lui pour lui signifier de quitter le Puy, Ă lâinstant mĂȘme, parce que, une heure aprĂšs, ils ne rĂ©pondaient plus de son existence. Il partit immĂ©diatement, bien heureux dâen ĂȘtre quitte pour des menaces. Le jour quâon reçut la nouvelle que lâEmpereur Ă©tait arrivĂ© Ă Paris, jâallai Ă la prĂ©fecture avec mon frĂšre, pour voir notre aĂźnĂ©, secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral. Nous Ă©tions tous les deux en uniforme. PrĂšs dâentrer dans lâhĂŽtel, nous fĂ»mes assaillis par une multitude de misĂ©rables en haillons qui tombĂšrent sur nous aux cris de Vive lâEmpereur, Ă bas la cocarde blanche ! » et sans nous donner le temps de rĂ©pondre, nous bousculĂšrent, sâemparĂšrent de nos shakos, arrachĂšrent nos cocardes et nous couvrirent dâinjures. Mon frĂšre et moi, nous avions mis lâĂ©pĂ©e Ă la main pour nous dĂ©fendre, mais saisis en mĂȘme temps par derriĂšre, nous ne pĂ»mes en faire usage. La garde de la prĂ©fecture vint aussitĂŽt Ă notre secours, et nous dĂ©livra des mains de ces forcenĂ©s, qui auraient fini par nous Ă©charper. Mon Dieu, que jâĂ©tais en colĂšre ! Je pleurais de rage ! Je pris ma feuille de route, le lendemain, pour rejoindre Ă Brest le rĂ©giment. Ă Tours, Ă lâhĂŽtel oĂč nous descendĂźmes, nous avons trouvĂ© plusieurs officiers de lâancienne armĂ©e qui, Ă©tant entrĂ©s dans la Maison Rouge du roi, lâavaient accompagnĂ© jusquâĂ la frontiĂšre. Ils se plaignaient amĂšrement des mauvais procĂ©dĂ©s des troupes envoyĂ©es Ă la poursuite du roi, et quâils avaient rencontrĂ©es Ă leur retour. Nous achetĂąmes un tout petit bateau pour descendre la Loire jusquâĂ Nantes, et louĂąmes un homme pour la conduire. Il fallut ramer souvent et longtemps pour vaincre la rĂ©sistance du vent et Ă©viter les vagues qui Ă©taient trĂšs fortes. Jâavais plus de vingt ampoules aux mains quand je sortis du bateau. Nous le vendĂźmes plus quâil ne nous avait coĂ»tĂ©, et le produit du passage de trois Ă quatre personnes, que nous prĂźmes en route, nous couvrit de tous nos frais. Le voyage fut charmant pendant les deux premiers jours, et nous pĂ»mes voir sans fatigue, trĂšs en dĂ©tail, les rives tant vantĂ©es de la majestueuse Loire. Ă Quimpert-Corentin, mon chef de bataillon, qui y Ă©tait en garnison, nous chercha querelle, parce que nous avions encore sur nos croix dâhonneur lâeffigie dâHenri IV, lui qui, quelques mois auparavant, voulait mâenvoyer aux arrĂȘts parce que je nâavais pas fait changer lâeffigie de NapolĂ©on et remplacer lâaigle impĂ©riale par les fleurs de lis de lâancien rĂ©gime ! Ă Brest, oĂč nous arrivĂąmes le 18 mars, nos camarades nous accueillirent avec cet empressement, cette cordialitĂ© quâon ne trouve plus guĂšre que chez les militaires. Le colonel lui-mĂȘme nous invita Ă dĂźner, chose quâil ne faisait guĂšre et nous tĂ©moigna beaucoup dâamitiĂ©. Cela tenait en grande partie Ă ce que, pendant notre absence, il avait Ă©tĂ© excessivement mal pour les officiers. Ceux-ci, au retour de lâEmpereur, le dĂ©noncĂšrent et demandĂšrent son renvoi. Un capitaine se chargea de porter la pĂ©tition Ă Paris, et de la remettre en personne Ă lâEmpereur. Cette requĂȘte, contraire Ă la discipline et Ă la soumission envers un chef, fut envoyĂ©e au prĂ©sident dâune commission, chargĂ©e de purger lâarmĂ©e de tous les officiers, Ă©migrĂ©s ou autres, quâon y avait introduits depuis le retour des Bourbons. Ce gĂ©nĂ©ral, ami du colonel, ne donna pas suite Ă cette dĂ©nonciation, et renvoya le capitaine au rĂ©giment. Il fut mis aux arrĂȘts forcĂ©s, pour sâĂȘtre absentĂ© du corps sans permission. Les capitaines qui Ă©taient cause de sa punition se rĂ©unirent pour demander sa grĂące. CâĂ©tait audacieux, mais lâeffervescence du moment autorisait bien des choses. La demande ne fut pas accueillie ; on devait sây attendre ; mais il sâen suivit des paroles si extraordinaires, des reproches si sanglants, des accusations si monstrueuses, que la majeure partie des capitaines qui les entendirent furent effrayĂ©s. Un capitaine accusa le colonel, aprĂšs bien dâautres reproches, dâĂȘtre un lĂąche, un voleur, un tigre Vous ĂȘtes un lĂąche, je vous ai vu fuir Ă Wagram ; un voleur, pour avoir fait tort aux soldats de telle et telle somme quâil spĂ©cifia ; un tigre, vous avez fait manger des nĂšgres par vos chiens Ă Saint-Domingue. Vous ne le nierez pas, je lâai vu⊠» Le colonel Ă©couta toutes ces accusations avec beaucoup de sang-froid, et nous renvoya en nous disant VoilĂ cependant oĂč conduit lâindiscipline ; mais je ne mâabaisserai pas Ă me justifier dâaussi atroces calomnies. » La Bretagne manifesta des symptĂŽmes dâinsurrection, en faveur des Bourbons, qui nĂ©cessitĂšrent un envoi de troupes dans le Morbihan. Deux cents hommes du 3Ăšme bataillon y furent envoyĂ©s, sous le commandement des deux plus anciens capitaines. Le gĂ©nĂ©ral nous envoya parcourir le dĂ©partement pour contenir les partis, surveiller les cĂŽtes, et peut-ĂȘtre aussi pour se dĂ©barrasser de nous, se mĂ©nageant dĂ©jĂ les moyens de se rĂ©concilier avec les Bourbons, dont la rentrĂ©e prochaine devait lui ĂȘtre connue. Pendant notre sĂ©jour Ă Morlaix, plusieurs agents des rĂ©publiques de lâAmĂ©rique mĂ©ridionale nous engagĂšrent, vu les circonstances malheureuses oĂč se trouvait la France, Ă aller servir dans leurs troupes. Les promesses Ă©taient avantageuses, mais elles ne sĂ©duisirent aucun de nous. LA DEUXIĂME RESTAURATION Quelques jours aprĂšs notre rentrĂ©e Ă Brest, le 8 juillet, on apprit officiellement, coup sur coup, lâentrĂ©e des ennemis de la France Ă Paris, le dĂ©part de NapolĂ©on et de lâarmĂ©e pour la rive gauche de la Loire, lâarrivĂ©e de Louis XVIII et de toute sa famille Ă Paris. Tous ces malheurs, suite inĂ©vitable du dĂ©sastre de Waterloo, nous accablĂšrent de douleur. Le 19 juillet, le gĂ©nĂ©ral commandant rĂ©unit tous les officiers de la garnison, pour nous engager Ă reprendre la cocarde blanche, et Ă faire acte dâadhĂ©sion au nouvel ordre des choses. Il nous demanda le sacrifice de nos opinions, dans lâintĂ©rĂȘt de la France, qui Ă©tait gravement en danger, lâennemi ne demandant que la dĂ©sunion de lâarmĂ©e pour la morceler et lâanĂ©antir. Les officiers de la ligne baissĂšrent la tĂȘte, pour gĂ©mir sur tant de maux ; mais ceux des bataillons des gardes nationales des CĂŽtes-du-Nord refusĂšrent avec une violence extrĂȘme. Alors, aprĂšs bien des dĂ©bats tumultueux, un colonel dâĂ©tat-major sâĂ©cria Retirons-nous et faisons notre devoir de bons citoyens, en nous soumettant Ă ce que nous ne pouvons pas empĂȘcher ! Laissons cette minoritĂ© factieuse dans ses rĂȘves insensĂ©s et son impuissance ; sauvons Brest contre les Prussiens qui marchent sur la Bretagne, contre les Anglais qui voudraient nous voir en rĂ©bellion pour pouvoir prendre la ville et la dĂ©truire. » Les officiers se retirĂšrent avec leurs chefs pour dĂ©libĂ©rer de nouveau. Il fut convenu quâon se conformerait Ă ce que ferait lâarmĂ©e de la Loire. Chacun de nous prit cet engagement par Ă©crit, et le signa individuellement. Je fus chargĂ© de porter ces adhĂ©sions conditionnelles au gouverneur, qui ne voulut pas les accepter. Câest une escobarderie, me dit-il il faut dans notre mĂ©tier plus de franchise. Allez, mon cher capitaine, dire Ă vos camarades dâĂȘtre plus consĂ©quents et de se dĂ©clarer franchement pour ou contre le gouvernement des Bourbons. Dans une heure, jâannoncerai par le tĂ©lĂ©graphe la soumission entiĂšre de la garnison ou la rĂ©sistance de quelques corps. » De retour chez le major OâNeill, oĂč les officiers mâattendaient, je fis part de lâultimatum du gĂ©nĂ©ral. LĂ -dessus grands cris, vacarme⊠AprĂšs avoir bien exposĂ© la position des choses Ă tous mes camarades, je pris une feuille de papier oĂč jâĂ©crivis Je reconnais pour mon souverain lĂ©gitime Louis XVIII, et jure de le servir fidĂšlement. » ; et aprĂšs lâavoir signĂ©e, je la fis passer sous les yeux de quelques voisins qui la copiĂšrent. Une demi-heure aprĂšs, je les dĂ©posais toutes entre les mains du gouverneur qui fut fort satisfait. Le major OâNeill, excellent officier sous tous les rapports, sâĂ©tait tenu Ă lâĂ©cart, pour ne pas gĂȘner les officiers dans leur dĂ©termination. Le 20 juillet au matin, les canons de la place, des forts en mer et de la rade, saluĂšrent le nouveau drapeau et la cocarde blanche fut reprise. Lâagitation de la veille avait cessĂ©, et les gardes nationales avaient reçu lâordre de rentrer dans leurs foyers. Le gouverneur nous fit dire quâil comptait sur la bravoure et le dĂ©vouement des troupes de la garnison pour conserver Ă la France son plus riche matĂ©riel. Lâordonnance du 3 aoĂ»t, qui licenciait lâarmĂ©e, ne fut mise Ă exĂ©cution, en Bretagne, quâau dĂ©but dâoctobre, car on craignait le voisinage des Prussiens qui avaient pĂ©nĂ©trĂ© jusque dans le Morbihan. Le marĂ©chal de camp Fabre eut la mission de nous licencier. Mission douloureuse, pour un militaire qui aimait ses compagnons de gloire et son pays. Le 3 octobre, nous passĂąmes la derniĂšre revue comme 47Ăšme. Le lendemain 4, les derniers dĂ©bris de cette vaillante armĂ©e, qui pendant vingt-quatre annĂ©es avait rempli le monde de ses exploits et montrĂ© ses immortelles couleurs dans toutes les capitales de lâEurope, Ă©taient dissĂ©minĂ©s sur toutes les routes, le bĂąton Ă la main comme des pĂšlerins, demandant protection Ă ces ennemis que nous avions si souvent vaincus, plus gĂ©nĂ©reux que nos compatriotes qui traitaient de Brigands de la Loire ces nobles vĂ©tĂ©rans de la gloire, ces victimes de la trahison. Il y avait dans le port un chasse-marĂ©e en partance pour Bordeaux. Pour ne pas ĂȘtre obligĂ© de rencontrer sur ma route les oppresseurs de mon pays, les soutiens de ces nobles qui se vengeaient sur nous des vingt-cinq annĂ©es dâhumiliations que la RĂ©volution leur avait fait subir, jây pris passage avec deux officiers. LA TERREUR BLANCHE 12 octobre. â Le lendemain de mon arrivĂ©e Ă Bordeaux, je fus voir quelques connaissances que jâavais dans cette ville. Dans une maison, on me dit Nous sommes bons royalistes, mais nous ne voulons de mal Ă personne. Vous ĂȘtes probablement bonapartiste, nous vous engageons Ă vous assurer si vous nâavez rien de sĂ©ditieux dans vos malles, parce quâon est capable dâaller les visiter pendant votre absence, et Ă ne pas aller dans les cafĂ©s, crainte dâĂȘtre insultĂ©. Enfin dans votre intĂ©rĂȘt et pour votre sĂ»retĂ©, nous vous engageons Ă quitter la ville le plus tĂŽt possible. » CâĂ©tait une jeune femme de vingt ans qui me disait cela, les larmes aux yeux. Le soir, je fus au spectacle avec mes amis et un capitaine du 86Ăšme de ma connaissance. On chanta entre les deux piĂšces la fameuse cantate dont le refrain Ă©tait Vive le roi, vive la France, et le chant Ă la mode, vive Henri IV. Il fallut se lever de suite, et rester debout pendant tout le temps, et agiter son mouchoir blanc. Ă ne pas le faire, on aurait Ă©tĂ© jetĂ© des loges dans le parterre. Je nâai jamais entendu autant crier, hurler, vocifĂ©rer le cri de vive le roi, que dans cette infernale soirĂ©e. Ce nâĂ©tait pas un spectacle, mais bien un vrai pandĂ©monium oĂč tous les dĂ©mons de tous les sexes, de tous les Ăąges et de toutes les conditions, sâĂ©taient rĂ©unis pour exprimer des sentiments horribles. Peu de jours avant, les deux frĂšres Faucher, tous deux marĂ©chaux de camp, avaient Ă©tĂ© fusillĂ©s par les royalistes bordelais. La ville accusait les bonapartistes de leur avoir refusĂ© la franchise du port. Le matin du 14, je fis porter ma malle Ă la diligence de Clermont, et me dĂ©cidai Ă faire le voyage Ă pied. Mes compagnons suivaient une autre direction. Nous eĂ»mes un dĂ©jeuner dâadieu. Au cours de ce repas, un commis voyageur, ancien sous-officier du rĂ©giment, se permit de blĂąmer notre conduite, dâavoir suivi les drapeaux de lâusurpateur. Il sâensuivit une forte querelle, qui ne cessa que par la disparition du provocateur. Le maĂźtre de lâhĂŽtel, qui avait entendu cette discussion, nous dit Partez vite dans votre intĂ©rĂȘt, et sortez par la porte de derriĂšre. » On se dit adieu Ă la hĂąte, et lâon se sĂ©para. Dix minutes aprĂšs jâavais quittĂ© Bordeaux, passĂ© la Garonne en bateau, et cheminais tranquillement sur la route de Brannes, oĂč jâarrivai pour passer la nuit. Dans lâauberge, je fus pris pour le fils de la maison, qui Ă©tait aussi au service. Dâabord, je me prĂȘtai Ă cette plaisante erreur, mais quand elle devint plus sĂ©rieuse, je dus faire bien des efforts pour dĂ©sabuser ces braves gens, qui ne voulaient pas me croire. Je fus obligĂ©, pour les convaincre, de leur montrer ma feuille de route et de demander Ă me retirer dans ma chambre. Les pleurs de la vieille mĂšre me faisaient mal. Le 16 octobre, je trouvai Ă Bergerac, dans lâauberge oĂč je descendis, un capitaine de grenadiers du 47Ăšme, de mes meilleurs amis. Je demeurai lĂ , pour passer avec lui deux jours, dans une douce intimitĂ©. Ce capitaine, excellent officier et brave militaire, avait alors une certaine popularitĂ©, dans la partie de la France que lâennemi nâavait pas envahie. Il Ă©tait chantĂ©, louĂ©, applaudi par tous les Français qui ne voyaient pas dans nos ennemis des amis. Ce fut lui qui, Ă©tant de garde, Ă lâentrĂ©e du pont de Tours, du cĂŽtĂ© de la ville, le jour de la fĂȘte du roi de Prusse, fit coucher sur le pont toutes les dames de Tours qui Ă©taient allĂ©es cĂ©lĂ©brer cette fĂȘte dans les camps prussiens. AprĂšs la retraite, les barriĂšres des deux cĂŽtĂ©s furent fermĂ©es et tout ce qui se trouva entre fut condamnĂ© Ă y rester jusquâau lendemain matin. Les dames furent chansonnĂ©es, et le capitaine fĂ©licitĂ© par tous les gĂ©nĂ©raux dâavoir un peu vengĂ© lâinsulte quâon faisait Ă la France. Le 20 octobre, un pauvre diable avec qui jâavais voyagĂ© dans la journĂ©e du 17 et Ă qui jâavais payĂ© une bouteille de vin, sachant que je devais arriver, dans cette soirĂ©e, Ă Argentat, eut la gĂ©nĂ©rositĂ© de venir mâattendre sur la route pour me conduire Ă la meilleure auberge. Il Ă©tait dĂ©jĂ nuit, et jâĂ©tais horriblement fatiguĂ©, quand jây entrai. Ma lassitude, mon abattement, ma tenue assez mesquine, me firent sans doute prendre pour un des gĂ©nĂ©raux proscrits Ă cette Ă©poque de vengeance, car aussitĂŽt assis auprĂšs du feu, un monsieur sortit de lâauberge pour aller chercher les gendarmes et mâarrĂȘter. Je leur prĂ©sentai ma feuille de route ; ils ne voulurent pas la regarder. Ils me dirent de les suivre chez le maire ; je protestai contre cette maniĂšre de faire leur devoir ; ils persistĂšrent je dus obĂ©ir. Ce pauvre diable dont je viens de parler, et qui ne mâavait pas encore quittĂ©, me disait Ne vous fĂąchez pas, ne rĂ©sistez pas, ils vous mettraient en prison. » Conduit par eux, le peuple criait sur mon passage Vive le roi, Ă bas le brigand de la Loire ! Dix minutes aprĂšs, jâĂ©tais de retour Ă lâauberge, le maire ayant trouvĂ© mes papiers trĂšs en rĂšgle, et sâexcusant beaucoup dâavoir Ă©tĂ© contraint Ă cette mesure de police. Je fus me coucher sans rien prendre, tant la marche de la journĂ©e et mon arrestation de la soirĂ©e mâavaient accablĂ©. Le 21, Ă mon dĂ©part dâArgentat, je fus atteint par une forte pluie, qui ne me quitta point jusquâĂ mon arrivĂ©e Ă Pleau. Nâayant que ce que jâavais sur moi, je demandai du linge et des effets pour changer en attendant que les miens se sĂ©chassent, mais jâĂ©tais logĂ© dans une auberge oĂč il nây avait que des femmes ; je dus me servir dâune de leurs chemises, et passer le reste de la journĂ©e au lit, dans une chambre qui servait de salle Ă manger. CâĂ©tait jour de foire, le temps Ă©tait affreux ; jâeus nombreuse compagnie de forains. En passant par Pleau, jâavais le projet de traverser les hautes montagnes dâAuvergne pour abrĂ©ger ma route, mais je dus y renoncer, tous les montagnards me disaient que le passage, en cette saison, Ă©tait impraticable. Je dus alors chercher Ă atteindre Aurillac, dont je mâĂ©tais Ă©loignĂ© en me dirigeant sur Pleau. Jâarrivai Ă Aurillac, trop blessĂ© aux pieds pour pouvoir continuer de marcher, et jây attendis la diligence pour terminer mon voyage en voiture. Le 25 octobre, jâarrivai Ă Blesle, dans ma famille, bien satisfait de voir la fin de mon voyage. JâĂ©tais restĂ© vingt-deux jours en route, câĂ©tait beaucoup de temps et de fatigue ! Voyager Ă pied, seul, un bĂąton Ă la main, cela peut ĂȘtre charmant dans la belle saison et pour un amateur de pittoresque, mais pour un militaire, qui a passĂ© les dix plus belles annĂ©es de sa vie sur les grandes routes, cela nâa plus le mĂȘme attrait. Je ne fus pas enchantĂ© de ma fantaisie philosophique. Chez ma mĂšre, je trouvai une lettre du marĂ©chal de camp Romeuf, commandant le dĂ©partement de la Haute-Loire, qui me prĂ©venait que jâĂ©tais nommĂ© commandant provisoire de la lĂ©gion du dĂ©partement, et de me rendre Ă Brioude, ville non occupĂ©e par nos amis les ennemis ils nâavaient pas dĂ©passĂ© lâAllier, pour commander le noyau qui sây formait. Jâavais besoin de repos, je le pris jusquâau 4 novembre, tout flattĂ© que jâĂ©tais de la prĂ©fĂ©rence quâon mâavait donnĂ©e. Le 4 novembre, jâallai Ă Brioude, oĂč je trouvai une centaine dâhommes et lâordre de partir avec eux pour Craponne, oĂč je trouverais des instructions. Le 6, je me perdis dans les bois et les neiges des montagnes de la Chaise-Dieu, aussi hautes que sauvages. Heureusement que le maire de la Chaise-Dieu fit sonner les cloches, dont le son me guida. Le lendemain 7, jâarrivai de la Chaise-Dieu Ă Craponne. On avait rĂȘvĂ© que les gĂ©nĂ©raux proscrits sâĂ©taient cachĂ©s dans les environs. Ma mission Ă©tait de visiter tous les villages, de dĂ©sarmer les habitants, de battre les bois, de fouiller les montagnes et de me mettre en rapport avec les colonnes mobiles de la Loire et du Puy-de-DĂŽme. Je le fis par devoir, mais sans conviction ; assez ostensiblement pour quâon connĂ»t dâavance mes projets. Un jour, cette petite ville de Craponne ressembla Ă un quartier gĂ©nĂ©ral dâarmĂ©e. Les prĂ©fets de ces trois dĂ©partements et le gĂ©nĂ©ral comte de la Roche-Aymon, escortĂ©s de zĂ©lĂ©s royalistes Ă cheval et en riche uniforme, sây trouvĂšrent rĂ©unis pour se concerter sur les moyens dâarrĂȘter les projets rĂ©volutionnaires des bonapartistes, des libĂ©raux, des brigands de la Loire. La peur leur faisait voir partout des conspirateurs, mais ils ne faisaient rien pour calmer les populations irritĂ©es. Le 5 avril 1816, au Puy, un incident se produit. Quelques officiers, Ă lâhĂŽtel, proposent de boire Ă la santĂ© du roi. SoupçonnĂ© de nâavoir pas rĂ©pondu Ă cette invite avec assez dâempressement, BarrĂšs est dĂ©noncĂ© au colonel, puis au gĂ©nĂ©ral, puis au prĂ©fet qui dĂ©cident de le maintenir dans la lĂ©gion, mais de le rĂ©primander. Il fallait alors, Ă©crit-il, ĂȘtre chaud royaliste, chaud jusquâĂ lâextravagance. » Mes fonctions de commandant de place mâassujettissaient Ă bien des occupations puĂ©riles, Ă des courses de nuit, Ă des enquĂȘtes prĂ©paratoires, Ă des appels frĂ©quents chez le gĂ©nĂ©ral et le prĂ©fet. Ces messieurs voyaient partout des complots, des conspirations, des boutons Ă lâaigle, des cocardes tricolores, des signes de rĂ©bellion. CâĂ©tait Ă qui montrerait le plus de zĂšle et de dĂ©vouement pour la bonne cause. Un dimanche du mois de juillet 1816, le prĂ©fet, pour cĂ©lĂ©brer lâanniversaire de la rentrĂ©e des Bourbons Ă Paris, fit apporter, sur la plus grande place du Puy, tout le papier timbrĂ© Ă lâeffigie impĂ©riale, les sceaux des communes de la RĂ©publique et de lâEmpire, et un magnifique buste colossal en marbre blanc dâItalie de lâempereur NapolĂ©on, chef dâĆuvre du cĂ©lĂšbre statuaire Julien, qui lâavait offert lui-mĂȘme Ă ses ingrats et barbares compatriotes. Tout cela fut brĂ»lĂ©, mutilĂ©, brisĂ©, en prĂ©sence de la troupe et de la garde nationale sous les armes, des autoritĂ©s civiles, militaires, judiciaires, au bruit du canon, aux cris sauvages de Vive le roi ! ». Cet acte de vandalisme me brisa le cĆur.[4] Le 15 aoĂ»t 1816, nous reçûmes lâordre de partir pour Besançon. Ce fut comique. Le gĂ©nĂ©ral Romeuf nous accompagna, pour surveiller notre marche. La gendarmerie nous suivait derriĂšre, pour empĂȘcher la dĂ©sertion des soldats. Ă Yssingeaux, le comte de MoidiĂšre, notre lieutenant-colonel, proposa sĂ©rieusement aux commandants de compagnie de prendre aux soldats leur culotte, pour les empĂȘcher de partir la nuit, et de la leur rapporter le lendemain matin pour la route ! En vĂ©ritĂ©, ces gens-lĂ avaient perdu la tĂȘte. Ă notre arrivĂ©e Ă Besançon, nous vĂźmes les inspecteurs gĂ©nĂ©raux chargĂ©s dâachever notre organisation. Lâun dâeux Ă©tait un gĂ©nĂ©ral allemand, passĂ© au service de la France, le prince de Hohenlohe ! Leur premiĂšre opĂ©ration fut de dĂ©signer la moitiĂ© des officiers de tous grades pour aller en semestre forcĂ©. Je fus de ce nombre. On pense si cette mesure inique dĂ©plut Ă tous les officiers qui la subirent ! Pour mon compte, elle me contraria beaucoup, car je nâĂ©tais guĂšre dans ce moment en position de supporter les frais dâun voyage aussi inattendu. Je mâen retournai en Auvergne. J. â B. BarrĂšs poursuivi par la dĂ©nonciation qui lâaccuse dâavoir refusĂ© de boire Ă la santĂ© du roi est cependant nommĂ© capitaine de grenadier du 2Ăšme bataillon. En mars 1817, il va dâAuvergne rejoindre la lĂ©gion Ă Strasbourg et successivement en 1818 et 1819, il tient garnison au Puy, Ă Grenoble, et Ă Montlouis, prĂšs de la frontiĂšre espagnole. BARRĂS EST MIS EN DEMI-SOLDE Montlouis. â Le 15 octobre 1820, lâinspecteur gĂ©nĂ©ral, M. le marĂ©chal de camp VautrĂ©, commença ses opĂ©rations. Elles durĂšrent huit jours. Comme les annĂ©es prĂ©cĂ©dentes, je fus proposĂ© pour chef de bataillon et invitĂ© Ă dĂźner par lui. Je fus aussi proposĂ© pour la croix de Saint-Louis. Le 17 dĂ©cembre, le mĂȘme gĂ©nĂ©ral VautrĂ© revint. Ă son arrivĂ©e, il demanda si je lisais encore le Constitutionnel. Le colonel, commandant de la place rĂ©pondit Oui. » Il mentait. Il aurait dĂ» dire non et que depuis septembre lâabonnement Ă©tait expirĂ©. Il aurait dit la vĂ©ritĂ©. Il le savait bien, puisque nous le lisions ensemble lui, le colonel, un chef de bataillon et dix capitaines, mais il eut peur et se tut. Sur cette affirmation, le gĂ©nĂ©ral dit BarrĂšs paiera pour les autres. Je le faisais passer au 19Ăšme de ligne lĂ©gion de la Gironde, il ira en demi-solde. » Ce dialogue, je lâignorais. Il y eut un dĂźner. Tous les officiers Ă©taient tristes, parce quâon savait dĂ©jĂ les noms de plusieurs dâentre nous qui changeaient de corps ou Ă©taient renvoyĂ©s en demi-solde. JâĂ©tais de ce nombre. On me le laissa ignorer longtemps, mais enfin on finit par me lâapprendre. JâĂ©tais loin de penser quâune semblable mesure pĂ»t jamais mâatteindre. Jâavais rendu de si grands services ; ma conduite privĂ©e et militaire avait Ă©tĂ© si exempte de blĂąme, sous tous les rapports, que je restai confondu, anĂ©anti. Le lendemain, je voulus voir le gĂ©nĂ©ral ; il me fit dire de rester tranquille dans mon intĂ©rĂȘt. Ainsi jâĂ©tais condamnĂ© sans avoir Ă©tĂ© entendu. Je fus chez le colonel, qui eut lâair de me plaindre beaucoup. Chez le lieutenant-colonel, je trouvai plus de manifestation de regret et dâindignation. Mais comme je le connaissais faux, je ne me fis pas beaucoup dâillusion sur la sincĂ©ritĂ© de ses dĂ©monstrations. En voici une preuve lui ayant exprimĂ© lâinquiĂ©tude que jâavais que mon frĂšre, vicaire gĂ©nĂ©ral de lâarchevĂȘque de Bordeaux, pĂ»t croire que jâavais commis quelque acte dĂ©shonorant dans ma carriĂšre militaire, il lui Ă©crivit une lettre de quatre pages pour lui faire mon Ă©loge. Quinze jours aprĂšs, il rĂ©clama cette lettre. Heureusement que je trouvai dans lâexpression des regrets de la presque totalitĂ© de mes camarades, dans leur bonne affection, quelques consolations Ă ma profonde douleur. Ce qui mâaffligeait le plus dans cette brutale disgrĂące, câĂ©tait de voir que ce colonel qui, pendant cinq annĂ©es, mâavait comblĂ© de bons procĂ©dĂ©s, donnĂ© des preuves sincĂšres dâattachement, deux compagnies dâĂ©lite Ă commander, proposĂ© pour chef de bataillon et pour la croix de Saint-Louis, choisi entre tous mes camarades pour remplir des fonctions dans les conseils de guerre, dans les places, dans lâadministration, me sacrifiait pour complaire Ă un gĂ©nĂ©ral qui voulait donner la preuve de son dĂ©vouement aux Bourbons en sacrifiant lâexistence et lâavenir des anciens officiers, ses compagnons de lâEmpire. Le 25 dĂ©cembre, au matin, je fis mes adieux, le cĆur bien gros, les yeux pleins de larmes, Ă tous les officiers rĂ©unis. Ces derniers moments furent trĂšs touchants. Plusieurs mâaccompagnĂšrent jusquâĂ Prades. Ă Perpignan, le 27, je trouvai plusieurs de nos camarades du 1er bataillon, qui Ă©tait en garnison Ă Collioure depuis un mois, venus pour mâaccueillir. Pendant le dĂ©jeuner quâils mâoffraient, le gĂ©nĂ©ral VautrĂ© me fit demander. Je trouvai chez lui le colonel O-Mahony, qui me parut assez embarrassĂ©. Le gĂ©nĂ©ral me dit dâun air assez dĂ©gagĂ©, en mâabordant â Jâai appris avec surprise, mon cher capitaine, que vous Ă©tiez trĂšs chagrin de la mesure que jâavais prise Ă votre Ă©gard, et que je vous avais condamnĂ© sans vous avoir entendu ; ce qui pouvait vous faire croire que jâavais agi avec passion et dâaprĂšs des rapports qui mâauraient Ă©tĂ© faits contre vous, Ă mon arrivĂ©e, dans le but de vous nuire. DĂ©trompez-vous ; voici une note ministĂ©rielle oĂč votre nom figure avec plusieurs autres. Je pris connaissance de ce document, Ă©manĂ© du ministĂšre de la Guerre, qui portait en tĂȘte Noms des officiers sur lesquels on prendra des renseignements. â Eh bien ! mon gĂ©nĂ©ral, avez-vous pris des renseignements sur mon compte ? Il me dit que oui. Alors un dialogue trĂšs vif sâĂ©tablit entre lui et moi, oĂč je rĂ©futai victorieusement toutes les accusations quâil me portait. â Si jâĂ©tais seul avec vous, mon gĂ©nĂ©ral, vous pourriez ne pas me croire, mais le colonel est lĂ qui mâentend et qui peut dire si je mens. Ă chaque rĂ©ponse que je faisais je disais au colonel â Est-ce vrai ? Celui-ci Ă©tait bien forcĂ© de dire oui. Du reste, la principale accusation un peu sĂ©rieuse, câĂ©tait dâavoir Ă©tĂ© abonnĂ© au Constitutionnel. Mais quand je lui exposai que le colonel, un chef de bataillon et cinq ou six autres capitaines lâĂ©taient aussi, cela le dĂ©concerta et embarrassa beaucoup le colonel. Câest alors que je lui dis â Si jamais je suis rappelĂ© Ă faire partie de lâarmĂ©e et que je sois tuĂ© au service du roi, viendra-t-on demander sur mon cadavre si je lisais le Constitutionnel ou le Drapeau blanc. Il me rĂ©pondit vivement et comme entraĂźnĂ© par mon apostrophe â Je suis convaincu que les lecteurs du premier firent toujours mieux leur devoir que les lecteurs du second. Une autre fois je lui dis â Comment se fait-il, mon gĂ©nĂ©ral, que vous mâayez proposĂ© pour chef de bataillon, il y a deux mois, et que je ne sois pas mĂȘme bon aujourdâhui Ă servir dans lâarmĂ©e ? â Cela est vrai, mais alors je ne savais pas que vous fussiez un libĂ©ral. Il me fit lire les notes quâil mâavait donnĂ©es Ă cette Ă©poque, en me disant â Vous voyez que vous Ă©tiez bien dans mon esprit et que vous lâĂȘtes encore, car je vous donne ma parole dâhonneur quâavant quâil soit vingt jours vous serez replacĂ©. Je sortis satisfait, moins de ce que jâavais lâespoir dâĂȘtre rĂ©intĂ©grĂ© dans mon grade, que dâavoir prouvĂ© que jâavais Ă©tĂ© calomniĂ©, mal jugĂ© et abandonnĂ© par mon protecteur naturel. Une heure aprĂšs, je montais en voiture pour Montpellier. Tous les officiers qui mâavaient invitĂ© Ă dĂ©jeuner mâaccompagnĂšrent jusquâau bureau de la voiture. Le capitaine, aprĂšs mâavoir embrassĂ© avec toute lâeffusion dâun cĆur chaud et aimant, et sitĂŽt que je fus hors de vue, se rendit chez le gĂ©nĂ©ral. Il y trouva lâaide de camp qui demanda aprĂšs moi. Il lui dit que jâĂ©tais parti. â Ah ! mon Dieu ! tant pis, le gĂ©nĂ©ral vient de le placer au 15Ăšme rĂ©giment dâinfanterie lĂ©gĂšre. â Câest bien, dit le bouillant GuinguenĂ©, dans trois heures, je vous le ramĂšnerai. Il fut Ă la poste aux chevaux, en monta un et se faisant prĂ©cĂ©der dâun postillon, il dit Ventre Ă terre jusquâĂ la rencontre de la voiture qui vient de partir. » Deux heures aprĂšs, il Ă©tait Ă la portiĂšre de ma voiture, oĂč il me dit Descendez, jâai ordre de vous ramener Ă Perpignan. » AbsorbĂ© dans mes douloureuses rĂ©flexions, je crus rĂȘver quand je le vis auprĂšs de moi. AprĂšs quelques explications, je montai derriĂšre le postillon et nous galopĂąmes vers la ville. Le contentement que jâĂ©prouvai de ce retour Ă une meilleure apprĂ©ciation de ma conduite militaire et privĂ©e Ă©tait bien loin dâĂ©galer la peine que jâavais ressentie en apprenant la fatale injustice, mais je triomphais un peu de mes lĂąches dĂ©nonciateurs. Nous Ă©tions prĂšs de Salus quand je fus sommĂ© de descendre de voiture. Le temps Ă©tait affreux ; la pluie tombait Ă torrent, en sorte que quand nous arrivĂąmes Ă Perpignan nous Ă©tions horriblement mouillĂ©s et crottĂ©s. MalgrĂ© cela nous descendĂźmes de cheval Ă la porte du gĂ©nĂ©ral et montĂąmes chez lui. En me voyant, il vint Ă moi, me serra cordialement la main, en me disant â Vous voyez que je ne garde pas toujours rancune. Une inclination fut ma seule rĂ©ponse. Il me dit ensuite â Vous pourrez partir quand vous voudrez pour PĂ©rigueux oĂč est le 15Ăšme lĂ©ger, jâai dĂ©jĂ donnĂ© avis de votre admission. Jâobservai quâil me serait pĂ©nible dâarriver au rĂ©giment avant que lâorganisation y fut faite, ma prĂ©sence devant ĂȘtre dĂ©sagrĂ©able Ă ceux qui pourraient se trouver dans la position oĂč jâĂ©tais il y a quelques jours. â Rassurez-vous, me rĂ©pondit-il, vous ne dĂ©placez personne, vous remplacez un officier qui demande sa retraite, et ceux qui doivent partir le sont dĂ©jĂ . Du reste vous rejoindrez quand vous voudrez, je vous donnerai une autorisation pour cela. CHEZ LâARCHEVĂQUE DE BORDEAUX BarrĂšs se met en route vers PĂ©rigueux, et sâarrĂȘte pendant le trajet, Ă Bordeaux, pour voir son frĂšre. Ă Agen, trois voyageurs montĂšrent dans la diligence, lâun trĂšs partisan du magnĂ©tisme, un autre trĂšs versĂ© dans la littĂ©rature anglaise, et enthousiaste de Lord Byron et de Walter Scott, dont jâentendais parler pour la premiĂšre fois, et le troisiĂšme, un rĂ©dacteur en chef dâun journal libĂ©ral de Bordeaux, qui sâĂ©tait rendu Ă Agen pour prier le prĂ©fet de ne pas lui faire lâhonneur de composer un jury exprĂšs pour lui, vu quâil se contenterait de celui qui serait chargĂ© de juger les assassins et les voleurs. Il Ă©tait poursuivi pour dĂ©lit de presse, pour avoir demandĂ© la dĂ©molition de la fameuse colonne du 12 mars qui Ă©tait une insulte Ă la France. La conversation trĂšs spirituelle de ces trois hommes me fit supporter agrĂ©ablement lâennui dâun long sĂ©jour en lourde diligence. AprĂšs avoir pris un logement, je fus Ă lâarchevĂȘchĂ© voir mon frĂšre aĂźnĂ©, vicaire gĂ©nĂ©ral. Il avait Ă©tĂ© successivement Ă©lĂšve de lâĂcole normale et professeur de littĂ©rature Ă lâĂcole centrale. Sous lâEmpire, il avait Ă©tĂ© deux fois candidat au Corps lĂ©gislatif, et chevalier de la LĂ©gion dâhonneur. En 1817, alors quâil Ă©tait secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de la prĂ©fecture du Puy, il sâĂ©tait dĂ©goĂ»tĂ© du monde, et Ă©tait allĂ© se rĂ©fugier dans un sĂ©minaire pour y prendre les ordres. Il me prĂ©senta Ă lâarchevĂȘque. Ce bon vieillard, aussi respectable par ses vertus que par son grand Ăąge, exigea de moi, comme un devoir qui mâĂ©tait imposĂ©, dâaller dĂźner tous les jours chez lui, tant que je resterais Ă Bordeaux. Câest ce que je fis. Ă table, il ne voulut pas quâon parlĂąt mĂ©tier, malgrĂ© les cinq ou six prĂȘtres qui sây trouvaient habituellement. Il fallait lui parler guerre, batailles, et autres rĂ©cits de ce genre. Il nâadmettait pas que dâautres que moi lui versassent Ă boire. Enfin ce saint homme, comme on lâappelait dans la maison, me fit promettre, aprĂšs mâavoir donnĂ© sa bĂ©nĂ©diction, que dans les beaux jours du printemps je reviendrais le voir et que jâirais habiter sa belle maison de campagne qui lui avait Ă©tĂ© donnĂ©e par lâEmpereur NapolĂ©on. Il me dit que quand il fut nommĂ© chevalier du Saint-Esprit, on avait voulu lui faire quitter sa croix dâofficier de la LĂ©gion dâhonneur, dont il Ă©tait toujours dĂ©corĂ©, mais quâil sây Ă©tait refusĂ© en disant que celui qui la lui avait donnĂ©e savait bien ce quâil faisait. Pendant les quatre jours que je restai dans cette ville, je fus tous les soirs au spectacle, oĂč je vis jouer plusieurs opĂ©ras nouveaux, qui me firent dâautant plus de plaisir que jâen Ă©tais privĂ© depuis longtemps et quâils Ă©taient bien reprĂ©sentĂ©s. Dans les Voitures versĂ©es, musique de Boieldieu, il y a une scĂšne oĂč trois jeunes femmes en grande toilette se trouvent rĂ©unies. Elles avaient chacune une couronne, lâune bleue, la deuxiĂšme blanche et la troisiĂšme rouge, et placĂ©es dans cet ordre. Quand elles parurent, elles furent applaudies. En 1815, les actrices et leurs admirateurs auraient Ă©tĂ© mangĂ©s vifs, câest le mot, car je ne pouvais pas me rappeler sans effroi la soirĂ©e que jây avais passĂ©e Ă cette Ă©poque. Quel changement en si peu dâannĂ©es ! AprĂšs le spectacle, jâallais passer le reste de ma soirĂ©e avec des chanoines. On y buvait dâexcellent vin de Bordeaux, et on y causait fort gaiement. Jâeus le plaisir de visiter dans tous les dĂ©tails un bateau Ă vapeur, le premier que je voyais et nouvellement construit. De Grenoble oĂč il assiste, le 24 aoĂ»t 1822, Ă une grande cĂ©rĂ©monie militaire et civile pour la translation des cendres de Bayard, BarrĂšs revient, en 1823, tenir garnison Ă Paris. Le 3 juillet, nous fĂ»mes prĂ©sentĂ©s Ă Monsieur, comte dâArtois, et Ă Mme la duchesse de Berry, prĂšs de laquelle Ă©tait le duc de Bordeaux. Le lendemain, 4, le roi nous reçut. Le 15 aoĂ»t, nous bordĂąmes la haie sur le quai de la CitĂ© quai NapolĂ©on pour le passage de la procession du vĆu de Louis XIII, oĂč se trouvaient Monsieur et les princesses de la famille royale. Le 25 aoĂ»t, je fus reçu chevalier de Saint-Louis par le colonel PerrĂ©gaux, et immĂ©diatement aprĂšs nous allĂąmes prĂ©senter nos hommages Ă Louis XVIII, Ă lâoccasion de la fĂȘte. Tous les officiers de la garde royale, de la garnison et de la garde nationale, se rĂ©unirent dans la grande galerie du Louvre avant de dĂ©filer devant le trĂŽne. Le roi, affaissĂ© par lâĂąge et la maladie, la tĂȘte pendante sur ses genoux, ne voyait ni ne regardait rien. CâĂ©tait un cadavre, devant lequel on passa sans sâarrĂȘter. Il Ă©tait entourĂ© dâune cour splendide, par la richesse des costumes, la variĂ©tĂ© des couleurs, la beautĂ© des broderies, la multitude et lâĂ©clat des dĂ©corations. Nous pĂ»mes croire quâavant peu de jours nous assisterions Ă des funĂ©railles royales. Elles nâeurent lieu pourtant que lâannĂ©e suivante. SĂ©jour dans le Nord, Ă Dunkerque, Lille, Gravelines. Au camp de Saint-Omer, des grandes manĆuvres permettent Ă BarrĂšs de faire apprĂ©cier lâinstruction et la tenue de ses troupes. PremiĂšre tentative faite pour Ă©tablir une communication directe entre Dunkerque et la cĂŽte anglaise par bateaux Ă vapeur lâentreprise ne rĂ©ussit pas, faute de passagers. Rencontre de deux officiers anglais qui avaient gardĂ© NapolĂ©on Ă Sainte-HĂ©lĂšne. Tout ce quâils me racontaient me navrait de douleur et mâattachait Ă eux, en mĂȘme temps que je les maudissais dâavoir contribuĂ© pour leur part Ă river ses fers. » BarrĂšs a lâoccasion de passer en Belgique, Ă Ypres, avec ses camarades, en uniforme. Nous fĂ»mes saluĂ©s avec respect par tous les habitants que nous rencontrĂąmes et engagĂ©s Ă dĂ©jeuner. Ils nous prouvĂšrent quâils se rappelaient quâils avaient Ă©tĂ© Français du grand peuple. » De lĂ , il est envoyĂ© Ă Nancy, oĂč lâattendait lâĂ©vĂ©nement qui allait transformer sa vie. DE SAINT-OMER Ă NANCY LES DANSES DE SAINT-MIHIEL Le voyage de Saint-Omer Ă Nancy fut trĂšs agrĂ©able. Il Ă©tait facile de voir la tournure militaire de nos hommes, Ă lâaplomb de leur marche, que nous sortions dâune Ă©cole un peu rude le camp de Saint-Omer, mais favorable Ă la discipline, Ă la tenue et au dĂ©veloppement des forces physiques. Partis de Saint-Omer, le 28 septembre, nous passĂąmes par Arras, Cambrai, Landrecies, Avesnes, Hirson, Charleville. Ă Sedan, je dĂźnai chez la sĆur dâun de mes meilleurs amis, Mme de Montagnac, la mĂšre du brave et infortunĂ©, lieutenant-colonel du 15Ăšme lĂ©ger qui, plus tard, en Afrique, victime dâune infĂąme trahison, devait succomber avec tous les hommes quâil commandait. Le 15 octobre, ayant dĂ©passĂ© Verdun, nous arrivions Ă Saint-Mihiel. La soirĂ©e de ce jour, qui se trouvait un dimanche, Ă©tant fort belle et illuminĂ©e par un admirable clair de lune, toute la population dansante de la ville Ă©tait rĂ©unie sur les places et carrefours pour rondier. Il y avait, dans ces bals improvisĂ©s en plein air, tant de gaietĂ© et dâentrain, et dans les airs quâon y chantait quelque chose de si mĂ©lodieux, que je pris un plaisir infini Ă les regarder. La joie de cette bonne jeunesse me rĂ©jouissait lâĂąme, et me faisait me rappeler que, moi aussi, jâavais Ă©tĂ© jeune. Si je ne dansai pas, du moins je partageai le bonheur de ceux qui me causaient dâaussi douces Ă©motions. Je ne me retirai quâaprĂšs que les chants eurent cessĂ©. Le surlendemain, 17 octobre, nous arrivĂąmes Ă Nancy, oĂč jâĂ©tais dĂ©jĂ passĂ© le 5 fĂ©vrier 1806, en revenant dâAusterlitz. SĂJOUR Ă NANCY Nous allions demeurer dix-huit mois Ă Nancy. Câest la garnison la plus agrĂ©able et une des meilleures de France. Les femmes de Nancy sont citĂ©es pour leur bon goĂ»t, la recherche dans la composition de leurs toilettes, et lâart de les bien porter. Avant de passer Ă un fait personnel, je veux tout de suite noter comment, le 9 novembre 1827, le rĂ©giment prit les armes pour assister Ă la translation des restes des ducs de Lorraine, dont les nombreux tombeaux avaient Ă©tĂ© violĂ©s et dispersĂ©s pendant la tourmente rĂ©volutionnaire. Ces poudreux dĂ©bris avaient Ă©tĂ© jetĂ©s dans une fosse dâun des cimetiĂšres de la ville. Ils furent recueillis avec soin et portĂ©s Ă la cathĂ©drale, oĂč ils reçurent les honneurs dus Ă leur rang et Ă leur mĂ©moire. Une chapelle ardente y prĂ©sentait un aspect imposant, aussi curieux par lâĂ©clat des tentures et des lumiĂšres que par son caractĂšre religieux. Tous les officiers de la garnison, le gĂ©nĂ©ral Ă leur tĂȘte, furent jeter de lâeau bĂ©nite sur les cercueils et les urnes, qui contenaient les cendres de ces princes lorrains, dont quelques uns avaient joui dâune grande cĂ©lĂ©britĂ©. Le lendemain, la translation fut solennelle, majestueuse, aussi religieuse que militaire. Le roi de France, lâempereur dâAutriche sây Ă©taient fait reprĂ©senter. La foule Ă©tait immense et recueillie. Dans la chapelle Ronde ou ducale, disposĂ©e pour recevoir les dĂ©bris de tant de grandeurs, on avait envoyĂ© de Paris les tentures qui avaient servi aux obsĂšques de Louis XVIII. Je nâavais rien vu jusquâalors qui pĂ»t ĂȘtre comparĂ© Ă la magnificence et Ă la majestĂ© de cette dĂ©coration. Cette chapelle Ronde, rĂ©parĂ©e et embellie, est celle des anciens ducs, dont le vieux palais existe encore et sert maintenant de caserne Ă la gendarmerie. Un caveau construit exprĂšs pour recevoir tous les ossements, et des monuments Ă©levĂ©s pour perpĂ©tuer la mĂ©moire des plus illustres princes de cette cĂ©lĂšbre maison de Lorraine, font de cette chapelle, dĂ©jĂ remarquable par son architecture, un lieu plein de vĂ©nĂ©ration. Un discours ou sermon de lâĂ©vĂȘque Forbin-Janson, dirigĂ© contre la RĂ©volution et la philosophie, termina mal cette pompeuse cĂ©rĂ©monie. Il fut vivement censurĂ©, parce quâil Ă©tait indigne dâun chrĂ©tien et dâun homme qui est censĂ© avoir de lâesprit et du jugement. Câest en grande partie la cause des disgrĂąces que lâĂ©vĂȘque eut Ă subir, aprĂšs la RĂ©volution de juillet. ChassĂ© de son diocĂšse par le peuple, il est mort sans en avoir repris possession, la prudence nâayant pas permis au gouvernement de lây autoriser, car la haine quâon lui portait demeurait toujours vivace. CâĂ©tait la quatriĂšme cĂ©rĂ©monie de ce genre oĂč jâĂ©tais acteur et tĂ©moin depuis quelques annĂ©es deux Ă Grenoble pour le connĂ©table de LesdiguiĂšres et Bayard, et la troisiĂšme Ă Cambrai pour tous les archevĂȘques de cette ville et particuliĂšrement pour les prĂ©cieux restes de FĂ©nelon, qui furent trouvĂ©s sous le parvis de lâancienne cathĂ©drale, quand on voulut en faire une place publique. MON MARIAGE Le jour mĂȘme de mon arrivĂ©e Ă Nancy, je fis la rencontre dâun de mes anciens camarades des vĂ©lites dâĂcouen, que je nâavais plus revu depuis que jâavais quittĂ© la garde impĂ©riale au commencement de 1808. Ce vĂ©lite Ă©tait capitaine dâinfanterie chargĂ© du recrutement du dĂ©partement de la Meurthe. Se faire un joyeux accueil Ă©tait trop naturel Ă deux militaires qui avaient vĂ©cu de la mĂȘme vie, pendant plus de trois annĂ©es. PrĂ©sentĂ© par lui, dĂšs le lendemain, Ă sa jeune femme et Ă sa nouvelle famille, je fus accueilli avec cordialitĂ©, et traitĂ© par la suite comme un ami quâon Ă©tait heureux de revoir. Dans le courant de lâhiver, il me proposa dâaller le printemps Ă Charmes, petite ville des Vosges, pour faire connaissance de sa grandâmĂšre par sa femme. Je ne pensais guĂšre alors que ce petit voyage, dans un pays qui mâĂ©tait aussi inconnu que la personne que jâallais voir, et fait autant par complaisance que par goĂ»t, me donnerait une Ă©pouse ; que mon ami deviendrait mon cousin, sa belle-mĂšre ma tante, et que sa grandâmĂšre serait aussi la mienne au mĂȘme titre. Câest ainsi que souvent les choses les plus futiles deviennent, par lâeffet du hasard, des Ă©vĂ©nements trĂšs importants dans la vie, et quâon sâengage dans des affaires desquelles on se serait Ă©loignĂ© peut-ĂȘtre, si on avait pu les prĂ©voir. 14 avril 1827. â La veille de PĂąques jâarrivai donc chez ma future grandâmĂšre qui mâaccueillit parfaitement. Je le fus de mĂȘme par ses enfants et ses petits-enfants qui habitaient cette ville, câest-Ă -dire poliment, aucun motif ne devant les engager Ă faire plus, puisque jâĂ©tais Ă©tranger pour eux, et sans rapprochement de position. Cependant une circonstance bizarre fit que je fus un peu considĂ©rĂ© comme Ă©tant de la famille, câest que deux frĂšres des personnes prĂšs desquelles je me trouvais, avaient Ă©tĂ© vĂ©lites. La niĂšce dâun de ces vĂ©lites Ă©tait une jeune fille dont les bonnes maniĂšres, lâagrĂ©ment et un Ăąge assez en rapport avec le mien, me firent impression. Huit jours restĂ© dans cette ville et une frĂ©quentation journaliĂšre mâamenĂšrent Ă penser Ă ce qui mâavait le moins occupĂ© jusquâalors, au mariage. Jâen parlai Ă mon ami, qui approuva mon projet de demande, et ensuite, Ă ma rentrĂ©e Ă Nancy, Ă sa belle-mĂšre, qui me fit espĂ©rer que mes vĆux pourraient ĂȘtre favorablement accueillis. Bref, aprĂšs quelques lettres Ă©crites, dont une par mon excellent colonel, je fus autorisĂ© Ă me prĂ©senter. Jâarrivai le 9 mai, je fis la demande le 10, et grĂące aux personnes qui sâintĂ©ressaient Ă mon succĂšs, toutes les difficultĂ©s furent aplanies, les arrangements convenus, et le jour du mariage, fixĂ© au 3 juillet. DĂšs ce moment, je songeai sĂ©rieusement aux engagements que jâallais prendre, aux obligations que ma nouvelle situation devait mâimposer, aux dĂ©marches Ă faire pour obtenir toutes les piĂšces qui mâĂ©taient nĂ©cessaires. Je fis plusieurs voyages Ă Charmes, pour faire ma cour et me faire connaĂźtre de celle qui devait devenir ma compagne. Je fus une fois la prendre, pour lâaccompagner Ă Nancy, avec sa mĂšre, pour les emplettes dâusage. Enfin, le 30 juin, je quittai mes camarades de pension pour ne plus manger avec eux. 3 juillet. â CĂ©lĂ©bration de mon mariage avec Marie-Reine Barbier. â Je nâai jamais trouvĂ© le temps aussi long que depuis le jour oĂč je fus admis Ă prĂ©senter mes hommages jusquâĂ la date qui scella mon bonheur. Ătre lâĂ©poux de la femme quâon recherche, sentir pour la premiĂšre fois trembler sa main dans la vĂŽtre, penser que des liens sacrĂ©s et doux vous unissent Ă jamais, quand on a le pressentiment que ces chaĂźnes quâon sâimpose seront lĂ©gĂšres Ă porter, câest un beau jour de la vie, câest ce que je considĂ©rai comme devant faire mon bonheur. Le colonel et le capitaine Chardron assistĂšrent Ă mon mariage, qui fut cĂ©lĂ©brĂ© avec dignitĂ© et convenance. Aucun membre de ma famille nây assista Ă cause de lâĂ©loignement. Le 6 juillet, nous fĂ»mes en famille chez un des oncles maternels de ma femme, maĂźtre de forges prĂšs de Rambervillers et qui par la suite allait ĂȘtre dĂ©putĂ© des Vosges, M. Gouvernel. Le 8, nous Ă©tions de retour ; le 11, nous partĂźmes pour Nancy oĂč nous entrĂąmes Ă notre grande satisfaction dans notre petit mĂ©nage. Peu de semaines aprĂšs, quelques symptĂŽmes pleins dâespĂ©rance nous annoncĂšrent que notre union prospĂ©rait et quâun nouveau gage de la meilleure des Ă©pouses viendrait bĂ©nir les liens qui nous unissaient. BientĂŽt et comme pour sceller son bonheur, BarrĂšs reçoit, Ă Nancy, la nouvelle dâun avancement depuis longtemps attendu Le dimanche 18 novembre, au moment oĂč lâon allait dĂ©filer, aprĂšs une revue du marĂ©chal de camp commandant le dĂ©partement, le colonel reçut une lettre de M. OâNeill qui lui annonçait que jâĂ©tais nommĂ© chef de bataillon, Ă la date du 14 novembre, pour le 3Ăšme bataillon quâon allait organiser. Cette agrĂ©able nouvelle me fut communiquĂ©e immĂ©diatement, ainsi quâĂ ma femme, qui se trouvait sur la place CarriĂšre oĂč la troupe Ă©tait rĂ©unie. Les compliments qui lui furent faits en cette occasion et la joie quâelle en Ă©prouva doublĂšrent la mienne. CâĂ©tait beaucoup dâĂȘtre nommĂ© chef de bataillon, de lâĂȘtre au choix, â jâĂ©tais le centiĂšme capitaine dâinfanterie au 1er janvier 1827, â et dans son rĂ©giment, de nâavoir pas Ă faire de nouvelles connaissances, ni Ă changer dâuniforme, et surtout de ne point voyager dans un moment oĂč ma femme ne le pouvait pas. Enfin je continuais Ă servir sous les ordres du colonel PerrĂ©gaux, dont jâavais tant Ă me louer depuis 1813, et je ne quittais pas une ville que jâaffectionnais pour son agrĂ©ment et son voisinage de Charmes. Pendant le mois de dĂ©cembre, je mâĂ©quipai, je reçus des visites, des sĂ©rĂ©nades, et donnai un grand dĂźner Ă la majeure partie des officiers. Tout cela, y compris lâachat dâun beau cheval de selle, me coĂ»ta beaucoup dâargent, mais je ne le regrettai pas il me semblait que je ne pouvais payer trop cher lâavantage et la satisfaction de mon nouveau grade. Quel changement dans ma position ! quelle diffĂ©rence dans le service ! Cependant, le 10 avril 1828, le rĂ©giment partait pour Lyon. Mme BarrĂšs, restĂ©e Ă Charmes, met au monde, le 12 mai, un fils, qui reçoit les prĂ©noms de Joseph Auguste. Au moment oĂč il arrive, BarrĂšs trouve sa femme gravement malade dâune inflammation du rein droit elle put ĂȘtre sauvĂ©e, mais resta dans un Ă©tat de faiblesse des plus inquiĂ©tants. Le dĂ©but de 1829 lui apporte une nouvelle tristesse il a la douleur, le 28 janvier, dâapprendre la mort de sa mĂšre, dĂ©cĂ©dĂ©e Ă Blesle Ă lâĂąge de soixante-dix-sept ans. Il se rend auprĂšs des siens et passe quelques jours auprĂšs de sa sĆur, Ă Ă©voquer les temps insoucieux de lâenfance. La tombe sâest fermĂ©e, dit-il, sur mes bons parents, et la mienne ne sera pas prĂšs de la leur. Dâautres destinĂ©es, dâautres devoirs ont fixĂ© ma place ailleurs. » En mai 1829, le rĂ©giment est de nouveau envoyĂ© Ă Paris. Ce ne fut pas sans une bien vive et parfaite satisfaction que je me vis Ă©tabli Ă Paris pour une bonne annĂ©e au moins. Je commençais Ă me fatiguer des voyages et Ă mâennuyer des routes, et puis je voyais la possibilitĂ© de conduire ma femme Ă Paris, aprĂšs la saison des eaux quâelle devait aller prendre en Ă©tĂ©. CâĂ©tait pour nous deux une joie dâenfant de lui faire visiter ce beau Paris, quâelle dĂ©sirait tant connaĂźtre. CHARLES X Le 31 mai 1829, je me rendis Ă Saint-Cloud, avec tous les officiers supĂ©rieurs, pour faire notre cour au roi et Ă la famille royale. PrĂ©sentĂ©s dâabord Ă Mme la Dauphine par le colonel, nous le fĂ»mes ensuite Ă Mgr le Dauphin qui, en entendant prononcer mon nom, se rappela mâavoir proposĂ© pour chef de bataillon deux ans auparavant et mâadressa la parole. Je ne mâattendais pas Ă tant dâhonneur. RĂ©unis ensuite dans la grande galerie du palais pour attendre le roi, nous y restĂąmes pour entendre la messe, ou plutĂŽt pour causer, nâayant pu pĂ©nĂ©trer dans la chapelle, qui est peu spacieuse. AprĂšs la messe, le roi se promena longtemps dans la galerie, adressant la parole Ă tous ceux qui lui prĂ©sentaient leurs hommages, avec beaucoup de grĂące et dâamĂ©nitĂ©. Cette prĂ©sentation me fit grand plaisir, car depuis longtemps je nâavais vu autant de dignitaires, ou de personnages cĂ©lĂšbres. CâĂ©taient les ministres, les marĂ©chaux, des pairs, des dĂ©putĂ©s, des ambassadeurs, des gĂ©nĂ©raux. Les courtisans Ă©taient nombreux, lâassemblĂ©e Ă©clatante de broderies, de plaques, de cordons, de diamants. Dans cette belle galerie, on Ă©tait mĂȘlĂ©, confondu, chacun jouant son rĂŽle, guettant un regard du maĂźtre et cherchant Ă lâapprocher de plus prĂšs, pour se faire voir ou demander quelque faveur. PlacĂ© dans un des angles, hors du tourbillon des grands et des admirateurs passionnĂ©s de la puissance souveraine, je pus observer Ă loisir ce magnifique ensemble des grandeurs du jour, chercher Ă connaĂźtre tous ces illustres personnages, et me faire une idĂ©e de lâĂ©clat des cours. Je ne vis rien de grand ni de distinguĂ© dans les maniĂšres du duc dâAngoulĂȘme, rien de bon dans les yeux ni les traits de Mme la Dauphine. Quand Ă Charles X, il me fit lâeffet dâun vieillard vert encore, qui inspire du respect, mais dont la figure annonce quelque chose de commun. Ce cĂ©lĂšbre palais de Saint-Cloud me fit ressouvenir quâautrefois jây avais montĂ© la garde, en ma qualitĂ© de chasseur vĂ©lite, que jây avais vu une cour jeune, brillante, pleine de vigueur et dâespĂ©rance. Il y avait bien encore des hommes de cette Ă©poque Ă la cour de Charles X, mais ce nâĂ©tait plus que lâombre de ces grands caractĂšres, de ces valeureux officiers, si cĂ©lĂšbres par leurs grandes actions de guerre. La gloire avait fait place Ă lâhypocrisie dĂ©vote, les cĂ©lĂ©britĂ©s de lâEmpire aux petits hommes de lâĂ©migration, et les grandes actions de NapolĂ©on aux intrigues dâun gouvernement mal assis. Le soir, je fus au Théùtre Français voir jouer Henri III, drame en cinq actes dâAlexandre Dumas. CâĂ©tait la piĂšce Ă la mode, le triomphe des romantiques. MalgrĂ© le beau talent des acteurs, le luxe des dĂ©corations et la vĂ©ritĂ© des costumes, je jugeai la piĂšce bien au-dessous de sa haute rĂ©putation. Du moins je nây trouvai pas ces grandes Ă©motions que jâavais Ă©prouvĂ©es, autrefois, aux piĂšces de Corneille et de Racine. Mlle Mars, comme Ă son ordinaire, Ă©lectrisa tous les spectateurs. 7 juin. â Je vais aux Tuileries voir la procession des chevaliers du Saint-Esprit, le jour de la PentecĂŽte, fĂȘte de lâOrdre. Les chevaliers en manteaux de soie verte, richement brodĂ©s, chapeaux Ă la Henri IV, tuniques, culottes et bas de soie blancs, collier au cou, sortirent des grands appartements, deux Ă deux, pour se rendre Ă la chapelle, et revinrent de mĂȘme dans la salle du trĂŽne. Le roi Ă©tait le dernier. Je ne pus entrer dans la chapelle pour voir les rĂ©ceptions quâon y fit, les portes Ă©tant fermĂ©es aprĂšs lâentrĂ©e des chevaliers. Ă la sortie, me trouvant dans le premier salon qui suit celui des marĂ©chaux, le roi mâadressa la parole sur le sĂ©jour du rĂ©giment Ă Paris. Cette promenade cĂ©rĂ©monieuse, plus curieuse encore quâimposante, mâintĂ©ressa cependant, parce quâelle me mit en position de connaĂźtre un foule de grands personnages, cĂ©lĂšbres tant par leur illustration propre, que par leur naissance, leurs titres, leurs fonctions et les services quâils ont rendu Ă lâĂtat, et beaucoup dâanciens Ă©migrĂ©s. Je vis lĂ , pour la premiĂšre fois, toute la famille du duc dâOrlĂ©ans. Un court voyage Ă Charmes, auprĂšs de sa femme, dont lâĂ©tat de santĂ©, aprĂšs une amĂ©lioration passagĂšre, est redevenu alarmant, permet Ă BarrĂšs de voir son fils qui commence Ă jaser et marcher ». Câest Ă peine si la grĂące de lâenfant suffit Ă apporter quelque trĂȘve Ă ses inquiĂ©tudes grandissantes. Il revient Ă Paris, en juillet, aprĂšs une absence de vingt jours. 8 aoĂ»t. â Murmures, inquiĂ©tudes dans Paris sur lâannonce quâun changement de ministĂšre aurait lieu dans la journĂ©e, et que le prince de Polignac serait nommĂ© prĂ©sident du Conseil. Cette nouvelle dâun ministĂšre congrĂ©ganiste et contre-rĂ©volutionnaire frappait de stupeur tous les amis de nos institutions constitutionnelles. Ayant Ă leur tĂȘte le comte Coutard, commandant la 1Ăšre division, tous les officiers de la garnison allĂšrent faire une visite officielle Ă M. le ministre de la Guerre, le lieutenant-gĂ©nĂ©ral comte de Bourbon. Je trouvai le ministre embarrassĂ©, peut-ĂȘtre honteux de se voir le chef dâune armĂ©e française, lui qui avait abandonnĂ©, quelques jours avant la dĂ©sastreuse bataille de Waterloo, lâarmĂ©e qui fut vaincue dans cette funeste journĂ©e, malheur et deuil de la France. Le poids de cette trahison devait lui peser sur le cĆur comme un remords, si, comme il fut dit dans les salons du ministĂšre, des gĂ©nĂ©raux refusĂšrent de prendre la main quâil prĂ©sentait. 15 aoĂ»t. â Je prends le commandement de deux cent cinquante hommes dâĂ©lite du rĂ©giment, pour aller border la haie, sur une partie du quai de la CitĂ©, jusquâĂ la porte de la MĂ©tropole, Ă lâoccasion de la procession du VĆu de Louis XIII. Ă quatre heures, le roi, le dauphin, la dauphine et la cour passĂšrent Ă pied dans nos rangs, escortĂ©s par les gardes du corps Ă pied du roi les Cent Suisses. Le cortĂšge Ă©tait beau, mais simple. Aucuns cris dâallĂ©gresse et dâhommages ne se firent entendre sur le passage du roi. Les cĆurs Ă©taient glacĂ©s, les visages froids et mornes, depuis lâavĂšnement du ministĂšre Polignac. UNE SĂANCE DE LâACADĂMIE FRANĂAISE 25 aoĂ»t. â SĂ©ance publique et solennelle de lâAcadĂ©mie française. Avant de mây rendre, je fus Ă Saint-Germain-lâAuxerrois entendre le panĂ©gyrique de Saint-Louis, prononcĂ© devant les membres de lâAcadĂ©mie, suivant lâancien usage. Peu dâimmortels, et guĂšre plus dâauditeurs. Ni lâĂ©loge, ni lâorateur ne firent dâeffet. Ă une heure, jâentrais dans la salle des sĂ©ances publiques de lâInstitut. Me trouvant un des premiers, je pus choisir ma place. La salle peu vaste me parut bien distribuĂ©e, dĂ©corĂ©e avec goĂ»t et simplicitĂ©. On nây est admis que par billets, quâon doit demander plusieurs jours Ă lâavance. Câest habituellement lâĂ©lite du grand monde, les savants français et Ă©trangers, et quelques Ă©tudiants studieux qui composent lâauditoire. Dans les nombreuses piĂšces qui prĂ©cĂšdent la salle, sont les statues en marbre de nos grands poĂštes et prosateurs, historiens et philosophes, orateurs et savants. Jây remarquai celle de La Fontaine, ouvrage de Julien du Puy, mon compatriote et lâami de mon frĂšre. Ă deux heures, la salle et les tribunes Ă©taient combles ; il nây avait plus de places pour les derniers arrivĂ©s. Ă deux heures et demie, M. Cuvier, directeur en exercice, ouvrit la sĂ©ance. La premiĂšre lecture fut faite par M. Andrieux, secrĂ©taire perpĂ©tuel, et le discours pour la distribution des prix de vertu par le prĂ©sident, le baron Cuvier. La piĂšce de vers qui avait remportĂ© le prix fut lue par M. Lemercier, avec une verve, une chaleur qui doublĂšrent le mĂ©rite de la composition. Le sujet du concours Ă©tait la dĂ©couverte de lâimprimerie. Beaucoup de vers furent vigoureusement applaudis, surtout ceux qui avaient trait Ă la libertĂ© de la presse, et aux dangers quâelle pouvait courir sous un gouvernement ennemi des lumiĂšres. Quand le poĂšte laurĂ©at, M. LegouvĂ©, fils de lâacadĂ©micien dĂ©cĂ©dĂ©, auteur de la Mort dâAbel et du MĂ©rite des femmes, se prĂ©senta au bureau pour recevoir la mĂ©daille dâor, son nom fut couvert par de nombreux applaudissements. Je remarquai, sur les banquettes destinĂ©es aux membres de lâInstitut, MM. de Lally-Tollendal, BarbĂ©-Marbois, Chaptal, Arago, de SĂ©gur, Casimir Delavigne, etc., et dans la salle ou les tribunes, le dernier prĂ©sident du Directoire, le vĂ©nĂ©rable Gohier, le prĂ©sident du Consistoire M. Marron, Mlle LĂ©ontine Fay, etc. Je regrettai de ne pas mâĂȘtre trouvĂ© prĂšs de quelquâun qui connĂ»t bien les acadĂ©miciens et les personnages distinguĂ©s, prĂ©sents Ă cette rĂ©union, pour me les dĂ©signer par leurs noms. Ă quatre heures et demie, on sortit. Je passai dans cette cĂ©lĂšbre enceinte un instant de la journĂ©e fort agrĂ©ablement. 30 aoĂ»t. â Je suis allĂ© cet aprĂšs-midi, dans le faubourg Saint-Antoine, visiter le propriĂ©taire de la maison chez qui je loge. Je mây suis rencontrĂ© avec un jeune Russe, un capitaine aux grenadiers Ă cheval de la garde royale, du nom dâEspinay Saint-Luc, et quelques autres personnes. On vint Ă parler du passage des Balkans par les Russes et de leur marche triomphale sur Constantinople. Le jeune Russe, plein dâenthousiasme, cĂ©lĂ©brait avec chaleur la bravoure de ses compatriotes. Le capitaine dĂ©fendait les Turcs, et dĂ©plorait amĂšrement la triste position oĂč allait se trouver le sultan Mahmoud. On lui demanda Ă la fin quel intĂ©rĂȘt il pouvait porter Ă ce monarque, pour le plaindre si vivement. Il rĂ©pondit, les larmes aux yeux Mahmoud est mon cousin germain. Sa mĂšre et la mienne Ă©taient sĆurs. » AprĂšs cette extraordinaire confidence, qui nous surprit tous, on se tut. En effet, la mĂšre du sultan Ă©tait une demoiselle dâEspinay Saint-Luc. Elle avait Ă©tĂ© prise par des corsaires algĂ©riens, vers 1786, Ă©tant ĂągĂ©e de trois ans. 31 aoĂ»t. â Je vais au théùtre de lâOpĂ©ra Comique, salle Ventadour, nouvellement construit, et que je ne connaissais pas encore. Une salle superbe. On jouait la Dame Blanche et Marie, opĂ©ras que jâavais dĂ©jĂ vus en province, mais que jâentendis de nouveau avec plaisir. Ce fut la derniĂšre fois que je fus au spectacle ; je nâeus plus envie plus tard dây retourner, ni de prendre aucun autre plaisir ni distraction de ce genre. Câest Ă cette Ă©poque que BarrĂšs va Ă©prouver la plus grande douleur de sa vie sa femme qui, aprĂšs sa cure de PlombiĂšres, Ă©tait venue le rejoindre Ă Paris, subit une grave opĂ©ration, pratiquĂ©e le 4 octobre par le docteur Piollet, sur les conseils de Dupuytren. La lĂ©gĂšre amĂ©lioration qui suivit permit un instant dâespĂ©rer la guĂ©rison. BarrĂšs put reprendre son service. DANS LA PLAINE DE GRENELLE 29 octobre. Revue par le roi des troupes de la garnison et des environs de Paris, dans la plaine de Grenelle. Toute la troupe de ligne Ă©tait placĂ©e en premiĂšre ligne, lâinfanterie de la garde en deuxiĂšme ligne. Toute la cavalerie, ligne et garde, Ă©tait aussi sur deux lignes, derriĂšre lâinfanterie. Enfin la belle artillerie de la garde Ă©tait sur les flancs, dans les intervalles et en rĂ©serve. Notre premier bataillon, en tirailleurs, couvrait le front de la bataille qui faisait face Ă la Seine. Mon bataillon Ă©tait Ă sa place de bataille, Ă la gauche de la premiĂšre ligne. On comptait en tout seize bataillons dâinfanterie et quatre rĂ©giments de cavalerie. Lâemplacement et lâordre de bataille dĂ©terminĂ©s, on attendit dans cette position lâarrivĂ©e du roi. Ă une heure, le canon, les musiques, les fanfares et les tambours annoncĂšrent son approche. Il passa successivement devant le front de bandiĂšre des quatre lignes, prĂ©cĂ©dĂ© et suivi dâun Ă©tat-major innombrable, brillant, riche de broderies et de dĂ©corations. Dans une calĂšche, Ă la suite du roi, Ă©taient la dauphine, la duchesse de Berry, Mlle de Berry et le duc de Bordeaux. Dans une autre, qui suivait de prĂšs la premiĂšre, se trouvaient les princesses dâOrlĂ©ans. Le duc dâOrlĂ©ans, en costume de colonel gĂ©nĂ©ral des hussards, et ses deux fils aĂźnĂ©s, les ducs de Chartres et de Nemours, entouraient le dauphin, le chef de lâĂtat. AprĂšs quelques passages des lignes, aprĂšs des feux, en avançant et en retraite, on se disposa Ă exĂ©cuter la fameuse manĆuvre de Wagram, lorsque lâarmĂ©e dâItalie, sous les commandements du prince EugĂšne et de Macdonald, alors simple gĂ©nĂ©ral de division, enfonça le centre de lâarmĂ©e autrichienne et dĂ©cida de la victoire. Ce grand mouvement stratĂ©gique terminĂ©, on dĂ©fila, la gauche en tĂȘte. Par mon rang dans lâordre de bataille, je me mis en marche, le premier, et ouvris le dĂ©filĂ©. Lâaffluence des curieux Ă©tait prodigieuse, on ne voyait que des tĂȘtes dans cette vaste plaine de Grenelle. Tout y fut beau, superbe, majestueux, comme le temps qui concourut Ă cette brillante revue. La raretĂ© des cris de Vive le roi ! » dut faire sentir Ă Charles X que le ministĂšre Polignac Ă©tait odieux Ă la nation. Le marĂ©chal Macdonald, duc de Tarente, major gĂ©nĂ©ral de la garde, commandait et dirigeait les divers mouvements, qui furent tous exĂ©cutĂ©s avec prĂ©cision et ensemble. Mme BarrĂšs sâĂ©teignait, le 25 novembre, en pleine jeunesse, veillĂ©e par son mari jusquâau dernier moment. Les obsĂšques furent cĂ©lĂ©brĂ©es Ă Saint-Jacques-du-Haut-Pas. La seule consolation de BarrĂšs, câest sa tendresse pour le jeune fils en qui il est assurĂ© de trouver un jour un ami pour lui rappeler les mĂ©rites de celle qui lui restera chĂšre Ă tous jamais ». AprĂšs une quarantaine de jours passĂ©s Ă Charmes, il est de retour Ă Paris en janvier 1830. 31 mai. â Je vais au Palais Royal voir lâillumination du palais et du jardin, prĂ©parĂ©e Ă lâoccasion de la fĂȘte que donnait le duc dâOrlĂ©ans au roi de Naples, son beau-frĂšre, et Ă la cour de France. Les officiers supĂ©rieurs du rĂ©giment y Ă©taient invitĂ©s, quelques uns y furent, mais je mâen abstins, dâabord Ă cause de ma position, et ensuite parce quâil fallait se mettre en bas de soie, culotte blanche, boucle en or, dĂ©pense que je ne me souciais pas de faire pour un ou deux bals de la cour oĂč jâaurais pu aller. DĂšs la nuit arrivĂ©e, le jardin et la grande cour du palais se trouvĂšrent pleins de curieux, et en si grand nombre quâon ne pouvait plus guĂšre circuler, et malgrĂ© cela, la foule grossissait Ă vue dâĆil. Je pensai que, si je ne me retirai pas de bonne heure, je ne le pourrais bientĂŽt plus sans de trĂšs grandes difficultĂ©s. Cette foule dâhommes de tous les rangs, mais surtout de jeunes gens et dâouvriers, lâagitation tumultueuse, lâinquiĂ©tude quâon voyait sur beaucoup de figures et surtout chez les marchands des galeries, qui fermaient en hĂąte leur boutique, tous ces symptĂŽmes dâĂ©meutes et de troubles me dĂ©terminĂšrent Ă quitter une enceinte embrasĂ©e de tous les feux de la discorde. Je sortis un peu aprĂšs neuf heures, comme Charles X y arrivait en grand appareil, avec assez de difficultĂ©, mais sans incident. Quand je sus le lendemain quâon sây Ă©tait ruĂ©, quâon y avait brĂ»lĂ© toutes les chaises du jardin, dĂ©truit les clĂŽtures des parterres, brisĂ© les fleurs, en criant Ă bas Polignac ! Ă bas les ministres ! Vive le duc dâOrlĂ©ans ! » je me fĂ©licitai bien sincĂšrement de ne mâĂȘtre pas trouvĂ© dans cette orageuse bagarre. 27 juin. â CâĂ©tait un dimanche. Je fus Ă Saint-Cloud, dans la calĂšche du colonel, faire notre cour au roi, et aux membres de la famille royale. Mme la comtesse de Bourmont, Ă©pouse du gĂ©nĂ©ral en chef de lâexpĂ©dition dâAlger, reçut les compliments du roi et de la famille royale, sur les succĂšs de son mari et lâheureux dĂ©but de la campagne. Lâempressement devint alors plus grand autour dâelle. 11 juillet. â Un Te Deum solennel fut chantĂ© Ă Notre-Dame, en prĂ©sence du roi, de la cour et de tous les grands dignitaires de la couronne et du royaume, en action de grĂąces pour la prise dâAlger, qui avait eu lieu le 5, et dont la nouvelle avait Ă©tĂ© apprise Ă Paris, la veille, dans la journĂ©e. NâĂ©tant pas de service pour border la haie sur le passage de Sa MajestĂ©, je me rendis Ă la mĂ©tropole. En moins de vingt-quatre heures, lâĂ©glise avait Ă©tĂ© magnifiquement tendue. La cĂ©rĂ©monie fut majestueuse, la musique et les chants pleins de suavitĂ©. Il y avait beaucoup de monde, et lâon nâentrait que par billet ou en uniforme. Eh bien ! malgrĂ© lâimportance du succĂšs, malgrĂ© les lauriers que venait de remporter notre belle et brave armĂ©e dâAfrique, il nây eut point de cris dâallĂ©gresse. Sur le passage du roi, dans cette foule du parvis de Notre-Dame, dans les rues traversĂ©es par cette Ă©clatante escorte, point de preuves dâenthousiasme ni de sympathie. Le roi fut reçu Ă la porte de lâĂ©glise par lâarchevĂȘque, qui prononça un discours, amĂšrement censurĂ© le lendemain par toute la presse libĂ©rale. Ce discours fut cause du sac de lâarchevĂȘchĂ©, moins de trois semaines aprĂšs. Charles X, placĂ© sous un dais, fut conduit Ă sa place par tout le chapitre, ayant autour de lui les princes de la maison dâOrlĂ©ans, les ministres, les marĂ©chaux, et ses grands officiers. Pendant quâon chantait lâhymne par laquelle on remerciait le ciel du triomphe quâon venait de remporter en AlgĂ©rie, je me rappelai, comme un glorieux souvenir pour moi, que jâavais vu, dans cette mĂȘme enceinte sacrĂ©e, une cĂ©rĂ©monie encore plus grandiose, plus sublime, le couronnement de lâempereur NapolĂ©on par un pape, entourĂ© de lâĂ©lite de la nation française dâalors. Vingt-six annĂ©es sâĂ©taient Ă©coulĂ©es, depuis cette grande Ă©poque impĂ©riale. Le maĂźtre du monde, lâhomme du destin, le vainqueur des rois avait Ă©tĂ© dĂ©trĂŽnĂ© deux fois, en moins de dix ans de rĂšgne, et Ă©tait mort dans lâexil, sur un affreux rocher au milieu de lâocĂ©an. Qui mâaurait dit que ce vĂ©nĂ©rable souverain que jâavais sous les yeux, prosternĂ© Ă dix pas de moi, au pied des autels, enivrĂ© dâhommages et entourĂ© dâun profond respect, qui paraissait si puissant et si fort, serait, Ă vingt jours de lĂ , chassĂ© de son palais, et obligĂ© pour la troisiĂšme fois de quitter la France, quâune de ses armĂ©es venait dâillustrer, et de reprendre le chemin de la terre dâexil ! Ă vicissitudes humaines, combien vos coups sont imprĂ©vus et frappent de haut ! Les priĂšres terminĂ©es, le roi fut reconduit avec le mĂȘme cĂ©rĂ©monial, et la famille dâOrlĂ©ans, lâayant accompagnĂ© jusquâĂ la porte, sortit par une autre issue pour monter en voiture. Quand le grand maĂźtre des cĂ©rĂ©monies, M. le marquis de Dreux-BrĂ©zĂ©, que je connaissais un peu, me dit, en me touchant lâĂ©paule avec son bĂąton dâĂ©bĂšne Mon cher commandant, faites place Ă M. le duc dâOrlĂ©ans », quâil reconduisait jusquâĂ ses voitures, il ne pensait pas plus que moi que câĂ©tait pour son futur souverain quâil rĂ©clamait le passage libre. 21 juillet. â Je vais Ă lâobservatoire royal, pour assister Ă lâouverture du cours dâastronomie fait par M. Arago. Son frĂšre, capitaine dâartillerie de ma connaissance, voulait bien me conduire. Ce cours public, destinĂ© aux gens du monde, promettait dâoffrir un grand intĂ©rĂȘt. Je me proposais de suivre trĂšs exactement les leçons du grand astronome, afin de satisfaire ainsi un goĂ»t trĂšs prononcĂ© pour cette difficile et sublime science, mais les Ă©vĂ©nements politiques qui survinrent quelques jours aprĂšs arrĂȘtĂšrent, dĂšs son dĂ©but, les bonnes intentions du professeur et celles dâun de ses plus zĂ©lĂ©s auditeurs. 25 juillet. â Tous les officiers supĂ©rieurs du rĂ©giment se rendirent Ă Saint-Cloud, pour voir le dauphin, Ă qui le colonel avait une grĂące Ă demander pour la veuve dâun capitaine du rĂ©giment on lui refusait une pension, parce quâelle ne pouvait pas justifier quâelle Ă©tait lĂ©gitimement mariĂ©e, le mariage ayant Ă©tĂ© fait en pays Ă©tranger. Notre prĂ©sentation terminĂ©e, nous nous rendĂźmes dans la galerie dâApollon, pour attendre le roi et entendre la messe. RestĂ© dans la galerie, je causai avec plusieurs gĂ©nĂ©raux et officiers de ma connaissance. Il nây avait chez personne ni agitation, ni inquiĂ©tude, malgrĂ© que les nouvelles des dĂ©partements fussent dĂ©favorables au ministĂšre. Si la figure des courtisans Ă©tait assombrie, si de nombreux apartĂ©s annonçaient des prĂ©occupations, le visage du roi Ă©tait dâune placiditĂ© remarquable. Il causait, comme Ă son ordinaire, avec les personnes quâon lui prĂ©sentait, sans que rien indiquĂąt sur ses traits calmes une grande rĂ©solution prise. Il sâentretint assez longtemps avec lâHospodar de Moldavie, qui, dit-on, lui exprimait ses vĆux pour quâil pĂ»t vaincre la rĂ©sistance quâon apportait Ă ses intentions conciliatrices, et Ă qui il rĂ©pondait On y a songĂ©. » Quoi quâil en soit, ce fut en rentrant dans son cabinet, Ă lâissue de cette rĂ©ception, que les fatales ordonnances de juillet furent signĂ©es, fatales pour lui et sa famille surtout. Ce fut la derniĂšre messe que jâentendis Ă Paris, et la derniĂšre visite que je fis aux Bourbons de la branche aĂźnĂ©e. LA RĂVOLUTION DE 1830 LES ORDONNANCES 26 juillet. â DĂšs le matin de ce grand jour, le rĂ©giment prit les armes pour passer la revue administrative de M. le baron de Joinville, intendant militaire de la premiĂšre division, et se rendit Ă cet effet dans lâenclos du collĂšge Henri IV, derriĂšre le PanthĂ©on. Ă dix heures, la troupe Ă©tait rentrĂ©e dans ses quartiers, et les officiers dans leurs logements, sans quâaucun bruit fĂ»t parvenu Ă nos oreilles sur ce qui agitait dĂ©jĂ Paris. Ă onze heures, jâignorais encore complĂštement que la capitale Ă©tait en Ă©moi et que jâĂ©tais sur un volcan qui devait renverser un trĂŽne, dont jâĂ©tais appelĂ© Ă devenir un des dĂ©fenseurs. Un violent coup de sonnette me tira de cette tranquillitĂ© dâesprit. CâĂ©tait mon colonel qui venait mâannoncer les foudroyantes nouvelles du Moniteur officiel la publication de plusieurs ordonnances royales, dĂ©truisant la libertĂ© de la presse, annihilant divers articles de la Charte constitutionnelle, du Code civil et du Code dâinstruction criminelle, annulant les lois Ă©lectorales votĂ©es par les pouvoirs lĂ©gislatifs, supprimant les garanties accordĂ©es Ă la libertĂ© individuelle et dissolvant la Chambre des dĂ©putĂ©s. Je fus glacĂ© dâĂ©pouvante Ă cette Ă©numĂ©ration odieuse et Ă lâidĂ©e des malheurs qui allaient se rĂ©pandre sur notre France. Il semblait, par la douloureuse impression que jâen ressentis, que je pressentisse dĂ©jĂ la majeure partie des sinistres Ă©vĂ©nements qui allaient suivre. Le colonel me dit en se retirant Il y aura aujourdâhui du bruit dans Paris. Demain, on tirera des coups de fusil pour protester contre ce coup dâĂtat et le faire avorter, sâil est possible. » Je sortis pour tĂącher de lire le Moniteur ; je ne pus y parvenir ; on se lâarrachait, on faisait queue dans les cabinets pour lâavoir Ă son tour. Des groupes nombreux, dans les rues, causaient avec animation ; les places se remplissaient de jeunes gens, qui parlaient haut et se concertaient dĂ©jĂ pour rĂ©sister Ă la tyrannie menaçante. Les figures Ă©taient tristes, concentrĂ©es ; une grande agitation se manifestait chez tous les individus qui sâabordaient. AprĂšs avoir longtemps parcouru divers quartiers de Paris, pour Ă©tudier lâopinion publique, et ĂȘtre sorti de dĂźner, je fus me promener dans le jardin du Luxembourg. Lâaffluence y Ă©tait beaucoup plus grande que de coutume. LâĂ©vĂ©nement du jour faisait le sujet de toutes les conversations. Jâentendis des prĂȘtres qui disaient, en parlant de Charles X Le voilĂ donc maĂźtre, roi absolu ! Dieu lâa inspirĂ© ! » Les insensĂ©s ! JâĂ©tais indignĂ©, je me retirai de bonne heure, le cĆur navrĂ© et livrĂ© Ă de bien pĂ©nibles rĂ©flexions. LES TROIS GLORIEUSES â 27 JUILLET Ă mon rĂ©veil, jâappris quâil y avait eu, le soir, au Palais-Royal et dans les rues environnantes, un grand tumulte et des attroupements trĂšs considĂ©rables on prĂ©ludait. Ă trois heures et demie du matin, je montai Ă cheval, pour me rendre au Champ de Mars, oĂč le rĂ©giment devait sâexercer pour son instruction ordinaire. Au premier repos, le colonel rĂ©unit les officiers autour de lui pour leur parler de ce qui prĂ©occupait si vivement les esprits. Il leur dit quâils seraient dans les choses possibles que le rĂ©giment fut appelĂ© Ă prendre les armes, dans la journĂ©e, pour maintenir lâordre et dissiper les attroupements. Si cela arrive, je recommande Ă tout le monde, chefs et soldats, beaucoup de prudence, du sang-froid et de lâindiffĂ©rence pour les provocations, injures et menaces qui pourraient vous ĂȘtre faites. Ne prenez en aucun cas lâinitiative, attendez lâattaque pour riposter, mais alors, et seulement alors, vous vous dĂ©fendrez. » Avant la fin de lâexercice, la place fit demander un piquet de deux cents hommes et prĂ©venir les officiers de ne pas sâĂ©carter de leurs logements. Lâorage rĂ©volutionnaire commençait Ă gronder. Tout annonçait quâil Ă©claterait dans la soirĂ©e. Les officiers Ă©taient pensifs ; on osait Ă peine se communiquer les inquiĂ©tudes quâon Ă©prouvait, tant la gravitĂ© des Ă©vĂ©nements causait dâapprĂ©hensions. Un trĂšs petit nombre approuvait les ordonnances, la grande majoritĂ© les condamnait, et pourtant dans quelques heures nous devions prendre les armes pour les soutenir, les faire trouver bonnes et lĂ©gales. Cruelle et affligeante position ! Un peu avant cinq heures du soir, lâordre fut donnĂ© de se trouver Ă six heures, le 1er bataillon, commandant BarthĂ©lemy, et lâĂ©tat-major, sur le Pont-Neuf, en face de la rue de la Monnaie ; le 3Ăšme, commandant Maillard, successeur du chef de bataillon Garcias, sur le quai aux Fleurs, gardant le Pont-au-Change, etc. ; le 2Ăšme le mien, sur la place du PanthĂ©on, avec un fort dĂ©tachement sur la place de lâĂcole-de-MĂ©decine. Je devais, avec une partie de mon bataillon on mâavait pris deux compagnies pour renforcer les deux autres, maintenir lâordre dans ce quartier populeux quartiers Saint-Jacques et Saint-Marceau, contenir les Ăcoles polytechniques, de droit et de mĂ©decine, garder la prison militaire de Montaigne, de la Dette, Sainte-PĂ©lagie, et protĂ©ger lâhĂŽpital militaire du Val-de-GrĂące. Mes instructions portaient que je devais, par de fortes et frĂ©quentes patrouilles, conserver mes communications avec tous les Ă©tablissements dont je viens de parler, avec la caserne des gendarmes de la rue de Tournon, et avec les deux bataillons qui Ă©taient sur la Seine. CâĂ©tait beaucoup plus que je nâaurais pu faire, mĂȘme avec dix fois plus de monde ; aussi, aprĂšs plusieurs courses dans lâintĂ©rieur de lâespace que je gardais, fus-je contraint de me resserrer successivement et de borner ma dĂ©fense aux alentours de la place du PanthĂ©on, pour ne pas compromettre inutilement la vie de mes hommes, en cas dâattaque imprĂ©vue et de surprise prĂ©parĂ©e sous des prĂ©textes de bon accord. Soixante cartouches furent donnĂ©es Ă chaque soldat. En les distribuant, comme en faisant partir les patrouilles, je recommandai avec soin et expliquai aux chefs lâusage quâil devaient en faire, et la conduite quâils devaient tenir dans la position critique oĂč ils pourraient souvent se trouver. Au dĂ©but de la nuit, jusque vers dix heures, de nombreux attroupements dâhommes de tout rang et de tout Ăąge se prĂ©sentĂšrent Ă lâentrĂ©e de la place en criant Vive la Charte, vive la Ligne ! » mais toujours sans intentions hostiles, ou du moins ne les faisant pas paraĂźtre, car ils voyaient bien que jâĂ©tais inexpugnable de la position que jâoccupai sur le parvis du monument. Dans nombre de ces groupes, on portait des cadavres qui venaient des rues Richelieu, Saint-HonorĂ©, etc. Les individus qui les portaient et les accompagnaient criaient avec des voix stridentes Aux armes ! on Ă©gorge vos frĂšres, vos amis, Polignac veut vous rendre esclaves, etc. » Des hommes, des femmes, descendaient dans la rue, jusque sous les yeux des soldats en patrouilles, pour venir tremper leurs mouchoirs dans le sang de ces premiĂšres victimes dâune rĂ©volution qui commençait sous de sinistres auspices. Lâagitation Ă©tait extrĂȘme, des cris dâindignation et de vengeance se faisaient entendre de toutes parts, mais la prĂ©sence de la troupe comprimait encore lâĂ©lan des masses, ou plutĂŽt leur moment dâagir avec vigueur nâĂ©tait pas arrivĂ©. Dans ce quartier retirĂ©, le silence rĂšgne de bonne heure. Les boutiques avaient Ă©tĂ© fermĂ©es longtemps avant la nuit ; les armes de France, le nom du roi et des membres de la famille royale avaient Ă©tĂ© effacĂ©s des enseignes, et les Ă©cussons aux fleurs de lis, arrachĂ©s et brisĂ©s. Mais des Ă©vĂ©nements plus graves se passaient ailleurs. Nous entendions la mousqueterie et les coups de fusils se succĂ©der rapidement. La guerre civile Ă©tait commencĂ©e la troupe Ă©tait aux prises avec une population immense, ardente, jeune, brave, indignĂ©e. Quel serrement de cĆur jâĂ©prouvai quand jâentendis les premiĂšres dĂ©tonations ! Mon Dieu, quâelles me firent mal ! CâĂ©tait la guerre entre Français, au sein du royaume, peut-ĂȘtre de grands massacres et la perte de tous nos droits civils et politiques. La situation des officiers qui ne partageaient pas les opinions des ultra-monarchistes, des Ă©migrĂ©s et des prĂȘtres Ă©tait vraiment Ă plaindre. Donner la mort ou la recevoir, pour une cause anti-nationale, quâon dĂ©fendait Ă regret, câĂ©tait affreux, et cependant le devoir lâexigeait. AprĂšs dix heures, tous les rĂ©verbĂšres furent brisĂ©s autour de nous, et il nây eut que ceux de la place du PanthĂ©on qui demeurĂšrent intacts. Ă onze heures, tout Ă©tait tranquille. Je fis cesser les patrouilles et rentrer les dĂ©tachements placĂ©s en diffĂ©rents lieux. Une partie de mes communications Ă©taient interrompues ; pour les rĂ©tablir, il aurait fallu employer la force ; je mây opposai. Mon but et mes instructions Ă©taient de maintenir lâordre, et non pas dâirriter cette partie de la population qui avait montrĂ©, jusquâalors, beaucoup de prudence et de modĂ©ration. Un peu avant deux heures, je reçus lâordre de faire rentrer ma troupe dans la caserne de Mouffetard. Les hommes Ă©taient horriblement fatiguĂ©s. Ainsi se termina cette premiĂšre soirĂ©e qui, si elle fut orageuse, du moins ne fut pas ensanglantĂ©e. 28 JUILLET Ă huit heures du matin, lâordre arriva de prendre les armes, et de rĂ©cupĂ©rer les emplacements de la veille. Ă neuf heures, je pris position sur le pĂ©ristyle du PanthĂ©on, et envoyai des postes Ă tous les dĂ©bouchĂ©s de la place. Je voulus aussi Ă©tendre mon influence sur dâautres points Ă©loignĂ©s, mais lâinsurrection faisait tant de progrĂšs, les intentions devenaient si hostiles, que je dus, pour ne pas exposer inutilement la vie de mes hommes, renfermer mon action dĂ©fensive au terrain que jâoccupais. Peu dâheures aprĂšs, les bandes insurrectionnelles devinrent plus nombreuses, plus arrogantes, plus hideuses, en quelque sorte, par leur monstrueuse composition. Elles Ă©taient toutes armĂ©es de fusils dâinfanterie, ou de chasse, quâon avait pris dans les dĂ©pĂŽts de la garde nationale, aux mairies, ou chez les sergents-majors, qui les conservaient depuis le licenciement en 1827 ; dâautres provenaient de la troupe, quâon avait dĂ©sarmĂ©e dans les postes, ou des pillages exĂ©cutĂ©s chez les armuriers de Paris. Ceux qui nâavaient pas de fusils Ă©taient armĂ©s de pistolets, sabres, fleurets dĂ©mouchetĂ©s, haches, faux, fourches ou bĂątons ferrĂ©s. Des drapeaux, noirs ou tricolores, apparaissaient avec des inscriptions incendiaires. Des vocifĂ©rations, des provocations, des menaces, des cris sinistres, se faisaient entendre dans toutes les directions, mais toujours Ă des distances respectueuses de la troupe. Calme et majestueuse dans sa force contenue, celle-ci laissait passer, sans sâĂ©mouvoir, ces flots populaires qui ne cessaient de crier Ă bas la garde, Ă bas les gendarmes, Ă bas le roi, Ă bas les Bourbons, Ă bas les ministres ! » et puis aprĂšs Vive la Charte, la RĂ©publique, la Ligne ! » selon quâils Ă©taient dirigĂ©s par des hommes plus ou moins anarchiques, plus ou moins civilisĂ©s. En mĂȘme temps, la gĂ©nĂ©rale battait dans toutes les rues, le tocsin sonnait Ă toutes les Ă©glises, le gros bourdon de la cathĂ©drale faisait entendre sa voix puissante, et tous ensembles appelaient aux armes. On dĂ©pavait les rues, on les barricadait, on accumulait les pavĂ©s dans les Ă©tages supĂ©rieurs des maisons pour arrĂȘter la marche des troupes et assommer les soldats. Dans le centre de Paris, on se battait Ă outrance, on Ă©gorgeait, on massacrait tout ce qui se dĂ©fendait, tout ce qui rĂ©sistait. De la position que jâoccupais, jâentendais distinctement la fusillade, le long sifflement des boulets, dont plusieurs passĂšrent par-dessus nous, tirĂ©s de la place de GrĂšve pour abattre le drapeau tricolore qui flottait sur une des tours de Notre-Dame. CâĂ©tait un spectacle terrible et grand, celui dâune nation qui se rĂ©veille pour briser ses fers, et demander compte du sang quâon lui fait verser. Tout en Ă©tant lâadversaire dâun mouvement rĂ©volutionnaire que je devais combattre, je ne pouvais cependant mâempĂȘcher dâadmirer lâĂ©nergie de ces Parisiens effĂ©minĂ©s, qui dĂ©fendaient leurs droits avec un courage digne de cette grande cause. Ma position devenait dâun instant Ă lâautre plus difficile. JâĂ©tais entourĂ© dâadversaires qui me craignaient encore, ou qui me mĂ©nageaient. Ma position toute militaire, presque inattaquable les faisait rĂ©flĂ©chir. De mon cĂŽtĂ©, je ne me dissimulais pas quâattaquĂ© vivement, je ne devais pas tarder Ă succomber, par le peu dâhommes que jâavais avec moi, par le grand nombre des combattants que jâaurais eu sur les bras, au premier coup de fusil, sans espoir de secours, sans retraite, et sans aucune chance de succĂšs, soit pour le triomphe de la cause que je devais dĂ©fendre, soit pour lâhonneur de nos armes. Je cherchai dĂšs lors Ă agir avec prudence, pour Ă©viter tout ce qui pouvait troubler cette espĂšce de neutralitĂ© qui sâĂ©tait Ă©tablie naturellement entre les deux partis. Jâengageai le peuple Ă se retirer, ou du moins Ă se tenir toujours Ă lâautre extrĂ©mitĂ© de la place, dans la rue Saint-Jacques, Ă ne pas chercher Ă dĂ©tourner mes soldats de leur devoir, ainsi quâĂ Ă©viter de me mettre dans la dure nĂ©cessitĂ© de faire usage de mes armes. JâĂ©tais souvent Ă©coutĂ©, mais souvent aussi il fallait marcher sur eux, la baĂŻonnette croisĂ©e, pour les obliger Ă laisser la place libre. Ă tout instant, des orateurs de carrefour, des mandataires du peuple, se prĂ©sentaient pour me parler, pour haranguer de loin mes troupes, qui riaient de leur tournure grotesque, et de lâoriginalitĂ© de leur langage, qui ressemblait fort Ă celui de leur prĂ©dĂ©cesseur, le sans-culotte PĂšre Duchesne, de sanglante mĂ©moire. Dâautres fois, câĂ©taient les chefs des attroupements de passage qui dĂ©siraient connaĂźtre mes opinions, mes sentiments, qui venaient me tĂąter, pour tĂącher de mâentraĂźner dans leur rĂ©bellion. Beaucoup dâentre eux, câĂ©taient les mieux Ă©levĂ©s, me priaient de ne pas faire couler le sang français, le sang de mes concitoyens et de mes subordonnĂ©s, et autres propos aussi sages quâhumains, mais qui souvent aussi Ă©taient dĂ©pourvus de sens commun. Je leur rĂ©pondais, chaque fois, que bien positivement je ne commencerais pas, mais que je me dĂ©fendrais vigoureusement si lâon mâattaquait ; que je voulais avoir la place entiĂšrement Ă ma disposition, et que, quoi que lâon fĂźt, je nâabandonnerais jamais mon poste, quâau besoin je me rĂ©fugierais dans lâĂ©glise, et mây retrancherais de maniĂšre Ă braver tous les efforts de lâĂ©meute. Plusieurs fois, je fus menacĂ© personnellement ; jâeus des pistolets ou des poignards sur la poitrine, pour mâintimider, mais ces violences ne mâen imposaient pas. Je rĂ©pondais tranquillement quâon pouvait me tuer, mais que jâavais derriĂšre moi des vengeurs qui sauraient bien faire repentir les assassins. Les hommes sensĂ© se retiraient en criant Vive le commandant ! » les fougueux, les ultra-rĂ©volutionnaires, avec colĂšre et menaces. Ces scĂšnes populaires et dĂ©magogiques se renouvelaient Ă chaque instant ; Ă toute minute, jâĂ©tais obligĂ© de me porter en avant de ces bandes, presque toujours hideuses, pour les empĂȘcher dâapprocher mes soldats, et pour entendre leurs harangues. Il fallait y rĂ©pondre, souvent les mĂ©nager, pour ne pas voir arriver le malheur que je voulais Ă©viter, mĂȘme au risque de me compromettre aux yeux du pouvoir. Ma position dĂ©jĂ dĂ©licate sâaggravait par le voisinage de la prison militaire de Montaigne, oĂč quatre cents bandits Ă©taient en pleine insurrection, depuis le matin, pour sâĂ©vader et se joindre Ă lâĂ©meute parisienne. Jâavais dĂ©tachĂ© cent hommes pour les contenir. CâĂ©tait une grande force de moins, pour moi, qui nâavais plus que cent cinquante soldats sous mon commandement direct. Je courais encore le danger de me voir enlever mon dĂ©tachement ou de le laisser massacrer. JâĂ©tais dans une bien grande perplexitĂ© abandonner les prisonniers Ă eux-mĂȘmes, câĂ©tait les envoyer sur les bords de la Seine oĂč se dĂ©cidait la question du droit divin ou de la souverainetĂ© du peuple, câĂ©tait envoyer un vigoureux renfort aux Parisiens. Je rĂ©solus, dans lâintĂ©rĂȘt mĂȘme des citoyens armĂ©s, pour ne pas laisser dĂ©shonorer leur victoire par des auxiliaires aussi criminels que mauvais soldats, de les conserver dans cette position Ă tout prix. Avant la nuit, ils avaient brisĂ© plusieurs portes et Ă©taient parvenus jusquâĂ celle de la cour, quâils allaient enfin franchir, lorsque le capitaine qui commandait le dĂ©tachement les prĂ©vint que si, Ă la troisiĂšme sommation, ils nâĂ©taient pas rentrĂ©s dans leurs dortoirs, il ferait tirer sur eux. Cette menace ne les arrĂȘta pas ; ils continuĂšrent Ă dĂ©molir le bĂątiment, avec plus de fureur encore. Enfin, aprĂšs la troisiĂšme lecture de la loi martiale, en prĂ©sence dâun commissaire de police, le capitaine ordonna le feu. Un homme fut tuĂ©, et cinq blessĂ©s tombĂšrent Ă la premiĂšre dĂ©charge dirigĂ©e contre la porte. On entra aussitĂŽt dans le bĂątiment, la baĂŻonnette croisĂ©e, et tout rentra dans lâordre pour le reste de la nuit. La chaleur pendant cette journĂ©e fut excessive. Les hommes placĂ©s sur le pĂ©ristyle du PanthĂ©on, exposĂ©s pendant huit heures Ă lâaction dĂ©vorante du soleil, furent accablĂ©s dâune soif qui les fatigua beaucoup. Jâeus soin de leur faire donner de lâeau, acidulĂ©e avec du vinaigre, pour mieux les dĂ©saltĂ©rer et les empĂȘcher dâĂȘtre malades. Quelques habitants apportĂšrent du vin ; je lâaurais reçu avec reconnaissance, en tout autre circonstance ; mais dans celle-ci je craignais lâivresse, les transports au cerveau, et les dĂ©sordres que cela pouvait amener. Par lâintermĂ©diaire dâinoffensifs bourgeois qui mâĂ©taient dĂ©vouĂ©s, jâavais conservĂ© quelques relations avec le colonel et avec la caserne de Mouffetard, oĂč Ă©taient dĂ©posĂ©s tous les magasins dâhabillement, les approvisionnements, les armes, les munitions de guerre, les archives du corps, etc. Ces moyens de communications finirent par me manquer, en sorte que je ne sus plus ce qui se passait, hors de lâenceinte que jâoccupais. Je ne reçus jamais aucun argent de lâautoritĂ©, aucun avis, aucune instruction pour me guider ; jâĂ©tais entiĂšrement livrĂ© Ă moi-mĂȘme, ce dont, du reste, je me fĂ©licitai, pouvant me diriger dâaprĂšs mes propres inspirations. JâĂ©tais seul en armes, dans toute cette partie de Paris. ExceptĂ©s la place du PanthĂ©on et quelques dĂ©pĂŽts de rĂ©giments, bien barricadĂ©s dans leurs casernes, le peuple Ă©tait maĂźtre de toute la rive gauche de la Seine. CâĂ©tait dans le Paris de la rive droite que se livrait la bataille. Tous les postes, quâon avait eu la sottise de ne pas faire rentrer dans leurs corps, avaient Ă©tĂ©, dĂšs le matin, enlevĂ©s, dĂ©sarmĂ©s, massacrĂ©s. La poudriĂšre des Deux-Moulins Ă©tait prise, les dĂ©pĂŽts dâarmes des mairies pillĂ©s, en sorte que la rĂ©bellion avait acquis dans la soirĂ©e une supĂ©rioritĂ© incontestable sur les dĂ©fenseurs dâun trĂŽne qui, Ă lâentrĂ©e de la nuit, Ă©tait irrĂ©vocablement perdu. Vers dix heures, jâappris, par des hommes sur qui je pouvais compter, quâon devait tenter un coup de main sur ma caserne, pour enlever les armes et la poudre qui sây trouvaient ; que les troupes stationnĂ©es dans lâintĂ©rieur devaient se retirer sur les Tuileries, quand lâĂ©meute ne gronderait plus autant. Tout paraissait assez calme devant moi et autour de moi. Les scĂšnes affligeantes de la journĂ©e Ă©taient terminĂ©es, mais ce pouvait bien ĂȘtre un calme trompeur, prĂ©curseur dâun orage qui pouvait fondre sur moi dâun instant Ă lâautre. Des barricades formidables sâĂ©levaient entre la place et ma caserne, et dans toutes les rues qui conduisaient sur le boulevard extĂ©rieur. Ma prĂ©sence sur cette place devenant inutile, je me dĂ©cidai, dâaprĂšs tout ce que jâapprenais, Ă sortir au plus vite de cette souriciĂšre, et Ă me retirer dans mes casernes Mouffetard et de Lourcine, soit pour veiller Ă leur conservation, soit pour y attendre la fin des Ă©vĂ©nements. Avant de commencer mon mouvement de retraite, jâenvoyai couper les principaux dĂ©bouchĂ©s des rues oĂč je devais passer et faire suspendre la construction des barricades, pour effectuer en ordre cette Ă©vacuation volontaire. Je laissai, pour la garde de la prison militaire de Montaigne, ma compagnie et une section de voltigeurs. Tout sâopĂ©ra dans le plus profond silence, et avec la rĂ©gularitĂ© dâune marche en retraite. Nous fĂ»mes partout respectĂ©s et mĂȘme favorablement accueillis sur notre passage. Les habitants de ces quartiers, moins agitĂ©s que dans le centre de Paris, Ă©taient intĂ©ressĂ©s Ă nous mĂ©nager ; il nây avait que les exaltĂ©s, les forçats libĂ©rĂ©s dont le faubourg Saint-Marceau abonde, et les ivrognes qui pouvaient mettre obstacle Ă notre rentrĂ©e, pour faire naĂźtre des dĂ©sordres, et quelques uns pour en profiter. Ă onze heures du soir, jâĂ©tais rentrĂ© dans ma caserne. ImmĂ©diatement, les compagnies qui appartenaient Ă la caserne Lourcine rentrĂšrent de mĂȘme chez elles. Jâorganisai mes moyens de dĂ©fense, et distribuai les officiers et les soldats sur tous les points nĂ©cessaires, soit pour Ă©viter toute surprise, soit pour repousser toute attaque de vive force. Je dĂ©fendis expressĂ©ment de commander le feu, et de rien faire sans avoir pris mes ordres. Au cours de cette nuit, jâeus des nouvelles des deux autres bataillons et quelques dĂ©tails sur leurs opĂ©rations de la journĂ©e. Le sang avait coulĂ© dans le premier, malgrĂ© toutes les mesures prises pour Ă©viter ce malheur. Il en coĂ»tait tant de faire feu sur ses concitoyens, et de dĂ©fendre, par de si cruels moyens, une cause rĂ©prouvĂ©e par tous les hommes amis de leur pays, quâil fallut des motifs bien puissants pour porter le colonel PerrĂ©gaux, un des militaires les plus humains que jâaie connus, Ă sortir de la ligne de modĂ©ration quâil sâĂ©tait tracĂ©e. Voici comment la chose advint. Le premier bataillon Ă©tait depuis plusieurs heures Ă lâentrĂ©e de la rue de la Monnaie, sur le prolongement du Pont-Neuf, gardant les quais et cette rue, lorsquâil reçut lâordre dâaller dĂ©gager un bataillon de la garde royale et deux piĂšces de canon, qui se trouvaient bloquĂ©s dans le marchĂ© des Innocents. Il suivait en colonne les rues de la Monnaie et du Roule, sans rĂ©sistance, franchissant les barricades sans opposition, les habitants sâempressant de se rendre aux priĂšres et Ă la puissance des raisons que le colonel donnait pour remplir sa mission, sans effusion de sang. Retirez-vous, leur criait-il, je ne tirerai point sur vous ; jamais ma bouche ne donnera de semblables ordres. » On rĂ©pondait Vive le colonel, vive le dieu de la prudence ! » Mais arrivĂ© Ă la rue Saint-HonorĂ©, il nâen fut plus de mĂȘme ; on parlementa en vain, on ne put sâentendre. Dans la chaleur de la discussion, survint un officier de gendarmerie et quelques gendarmes qui, placĂ©s entre les 1er et 2Ăšme pelotons, firent feu avec leurs pistolets contre les dĂ©fenseurs des barricades placĂ©es aux points dâintersection des quatre rues. DĂšs lors tout fut perdu, une vive fusillade sâengagea de part et dâautre, les barricades furent enlevĂ©es Ă la baĂŻonnette, et le bataillon se trouva bientĂŽt sur le marchĂ© de la rue des Prouvaires. LĂ , la rĂ©sistance fut si vigoureuse que, malgrĂ© la bonne contenance et lâextrĂȘme bravoure des troupes, on fut forcĂ© dâaller reprendre en combattant la position dâoĂč on Ă©tait parti. Cette affaire coĂ»ta la vie Ă un lieutenant M. Mari et Ă huit soldats ; deux officiers et vingt soldats furent griĂšvement blessĂ©s. Un sergent fut tuĂ© dâun coup de pistolet par une mĂ©gĂšre, qui sortit dâune allĂ©e pour commettre ce guet-apens. Le colonel fut longtemps le point de mire des tireurs embusquĂ©s, mais sa bonne Ă©toile ne voulut pas quâil soit atteint au corps, ses habits seuls furent trouĂ©s. Son cheval reçut cinq balles, et sâabattit avec son cavalier, en passant par-dessus une barricade, quâil franchit en avant des carabiniers. Pendant ce temps, le 3Ăšme bataillon, placĂ© sur le marchĂ© aux fleurs, y resta toute la journĂ©e dans une position aussi critique que les deux bataillons, mais nâayant point dâennemis armĂ©s devant lui. Le commandant Maillard reçut par trois fois lâordre du gĂ©nĂ©ral Taton en personne, de faire feu sur les aboyeurs qui lâentouraient. Il refusa avec fermetĂ©, en disant quâil ne le ferait quâautant quâon tirerait sur lui. Le gĂ©nĂ©ral se retira furieux, la menace Ă la bouche, et le cĆur rempli de vengeance. GrĂące Ă la prudence et au grand sang-froid du commandant, ce mĂȘme gĂ©nĂ©ral et les bataillons de la garde, qui occupaient lâHĂŽtel de Ville et la place de GrĂšve, purent dans la nuit opĂ©rer leur retraite avec sĂ©curitĂ©. Si le commandant avait obĂ©i aux ordres irrĂ©flĂ©chis du gĂ©nĂ©ral, il aurait infailliblement perdu la position toutes les croisĂ©es de ce marchĂ© Ă©taient pourvues dâhommes armĂ©s, qui auraient tirĂ© Ă coup sĂ»r ; le bataillon aurait Ă©tĂ© dĂ©cimĂ©, la place perdue, et les communications entre la GrĂšve et les Tuileries interceptĂ©es. Ă deux heures du matin, les deux bataillons purent bivouaquer dans le jardin des Tuileries. Ă cette heure, le drapeau tricolore flottait sur les neuf dixiĂšmes de Paris. 29 JUILLET Le jour me trouva prĂȘt Ă me dĂ©fendre, si jâĂ©tais attaquĂ© brutalement, comme le succĂšs de la veille devait me faire craindre, mais je pensais aussi que quelque moyen se prĂ©senterait, pour Ă©viter le dĂ©sastre qui allait fondre sur nous et sur tous les habitants qui nous environnaient. Je ne mâĂ©tais jusquâalors fait aucun plan de conduite que celui que lâhonneur me prescrivait de suivre me dĂ©fendre et mourir. Cependant, quand je sus par des avis secrets que ma caserne Ă©tait minĂ©e ; que des pĂ©tards Ă©taient prĂ©parĂ©s, pour faire sauter les portes et un mur nous sĂ©parant des jardins voisins ; que des matiĂšres incendiaires devaient ĂȘtre jetĂ©es pour la brĂ»ler ; que des troupes de la garnison deux rĂ©giments, 5Ăšme et 53Ăšme de ligne avaient arborĂ© la cocarde tricolore ; que la garde royale elle-mĂȘme ne voulait plus se battre ; que tous fuyaient vers Saint-Cloud, et que lâĂ©vacuation de Paris serait complĂšte avant quelques heures, si elle ne lâĂ©tait dĂ©jĂ , je compris, aprĂšs y avoir bien rĂ©flĂ©chi, que ma position nâĂ©tait ni raisonnĂ©e, ni tenable. Accepter le combat, câĂ©tait vouer Ă une mort certaine les quinze officiers et les deux cents soldats, bien portants ou malades, que jâavais avec moi ; câĂ©tait vouer Ă la destruction le bĂątiment, les riches magasins, et les maisons voisines. Des torrents de sang couleraient, ma mĂ©moire resterait responsable de tant de calamitĂ©s, et pour qui ? Pour un roi parjure, pour un gouvernement inepte, et imposĂ© Ă la France par des baĂŻonnettes Ă©trangĂšres. Jusquâalors, jâavais servi fidĂšlement et consciencieusement, je nâavais aucune mauvaise action Ă me reprocher envers les Bourbons, mais ce malheureux souverain, mal conseillĂ©, ayant violĂ© ses serments, ne mâavait-il pas dĂ©gagĂ© des miens ? Un autre motif, non moins puissant, devait encore me diriger. En admettant la dĂ©fense aussi belle que possible, je devais finir par succomber, car je ne pouvais attendre aucun secours de personne, et toute retraite mâĂ©tait ĂŽtĂ©e. Comment la faire, au milieu dâune population exaspĂ©rĂ©e, dans des rues barricadĂ©es, ayant Ă lutter contre des forces dĂ©cuples des miennes, ou peut-ĂȘtre plus nombreuses encore ? Commencer le combat, se rendre ensuite si on voyait les choses dĂ©favorables, câĂ©tait vouloir se faire Ă©gorger sans pitiĂ©, ne devant attendre aucune gĂ©nĂ©rositĂ© de la part de ceux quâon venait dâĂ©gorger soi-mĂȘme⊠Je faisais toutes ces rĂ©flexions, en me promenant dans la cour du quartier ; jâĂ©tais calme, je donnais mes ordres avec beaucoup de sang-froid ; mais intĂ©rieurement jâĂ©prouvais un malaise, plus facile Ă comprendre quâĂ dĂ©finir. Avant dix heures, je fus prĂ©venu, par tous les officiers rĂ©unis, que des bandes nombreuses se portaient Ă toutes les casernes des environs pour dĂ©sarmer les troupes, qui sây Ă©taient enfermĂ©es, et enlever les armes qui sây trouvaient en dĂ©pĂŽt. En aucune part on nâavait fait rĂ©sistance on sâĂ©tait soumis Ă la loi du plus fort, Ă la loi de la raison. Les officiers me dirent quâil y aurait folie Ă se conduire autrement, et que pour eux, ils Ă©taient rĂ©solus Ă cĂ©der, si on faisait des propositions quâon pĂ»t accepter sans dĂ©shonneur. Je leur rĂ©pondis que câĂ©tait bien ainsi que je lâentendais, et les renvoyai chacun Ă son poste. AprĂšs dix heures, plusieurs attroupements, plus ou moins nombreux, se prĂ©sentĂšrent devant la façade principale de la caserne rue Neuve-Sainte-GeneviĂšve. Leurs voix, leurs gestes, leurs costumes, tout Ă©tait effrayant. La majeure partie de ces hĂ©ros des faubourgs et de la banlieue Ă©taient armĂ©e. Ă leur tĂȘte, on remarquait des hommes bien vĂȘtus, ayant de bonnes maniĂšres, des dĂ©corations, des chefs enfin avec lesquels on pouvait sâaboucher. De la fenĂȘtre du premier, oĂč je mâĂ©tais placĂ©, je fis signe que je voulais parler. On fit dâabord silence, mais quand on entendit parler de conditions Ă stipuler, de neutralitĂ© Ă garder, des cris furieux Ă bas les armes, Ă lâassaut ! » poussĂ©s par les Ă©nergumĂšnes, ivres de leur succĂšs, couvrirent ma voix. Tous les fusils se dirigĂšrent vers moi ; quelques soldats qui mâentouraient me saisirent en me disant Retirez-vous, commandant, ils vous tueront. » Lâagitation Ă©tait extrĂȘme, dĂ©jĂ on montait aprĂšs les ifs qui servent aux illuminations. CâĂ©tait, dans toute la force du mot, une des scĂšnes hideuses de 1793. RestĂ© toujours Ă la place que jâoccupais, je parvins Ă faire entendre que je dĂ©sirais mâentretenir avec deux ou trois de leurs chefs. Cette proposition acceptĂ©e, je fis ouvrir la porte aux trois commissaires dĂ©signĂ©s qui se trouvaient ĂȘtre un Ă©lĂšve de lâĂcole polytechnique, un Ă©tudiant en droit de ma connaissance, et un personnage dĂ©corĂ©, probablement officier en demi-solde, dont je fus trĂšs peu satisfait. AprĂšs des dĂ©bats assez longs, dans cette confĂ©rence diplomatico-militaire, qui se tenait dans le corps de garde, il fut Ă©tabli quâon nâentrerait point dans ma caserne, que je ne remettrais quâun certain nombre de fusils quâon ferait passer par les croisĂ©es, et que lâĂ©lĂšve de lâĂcole Polytechnique, un peu malade, resterait en otage prĂšs de moi pour la garantie des conditions convenues. Tout fut exĂ©cutĂ© de bonne foi, de part et dâautre. Quand jâeus dĂ©clarĂ© Ă plusieurs reprises que je nâavais plus dâarmes Ă donner, on se retira fort satisfait, en criant Vive le commandant, vive le 15Ăšme lĂ©ger ! » Quant Ă moi, je les envoyais au diable de bien bon cĆur. Je fis de suite armer de nouveau les chasseurs qui ne lâĂ©taient plus, et reprendre Ă chacun les postes qui leur Ă©taient dĂ©signĂ©s. Je nâeus quâĂ me louer des commissaires avec lesquels je traitais. Ils furent pleins de bons procĂ©dĂ©s. Pour attĂ©nuer tout ce que cet Ă©vĂ©nement avait de douloureux pour moi, ils me firent de bienveillants compliments sur la maniĂšre dont jâavais conduit cette affaire jusquâĂ sa fin, sur le succĂšs que jâavais obtenu pour la conservation des magasins, sur ma conduite prudente et habile de la veille, place du PanthĂ©on, etc. MalgrĂ© tous ces Ă©loges, exprimĂ©s avec gĂ©nĂ©rositĂ©, lâidĂ©e dâavoir remis des armes sans combattre mâobsĂ©dait comme un reproche. Il me semblait que jâavais terni par une honteuse condescendance mes vingt-six annĂ©es de service. Du reste, je ne vis pas, dans les regards des officiers, un seul signe de blĂąme ni de mĂ©contentement ; au contraire, ils me tĂ©moignĂšrent tous leur profonde gratitude, et leur satisfaction de sâĂȘtre tirĂ©s honorablement dâune position assez dĂ©licate. Pour me le prouver, ils mâembrassĂšrent tous. Cet Ă©panchement de lâĂąme, aprĂšs une crise semblable, avait quelque chose de salutaire pour nous. Si ce nâĂ©tait pas une justification, câĂ©tait du moins lâapprobation de tous. Nos casernes de Lourcine et du Foin furent pillĂ©es, mais les soldats qui les occupaient furent respectĂ©s. Le mĂȘme sort fut rĂ©servĂ© aux casernes des gardes du corps, de la garde, et des autres rĂ©giments de la garnison. Celle de Babylone, oĂč Ă©taient les Suisses de la garde, fut dĂ©fendue dâabord, et ensuite abandonnĂ©e, aprĂšs avoir vu tomber plusieurs des Suisses, sous les coups dâune attaque en rĂšgle par une masse dâinsurgĂ©s. Heureusement les dĂ©fenseurs purent gagner les boulevards dont ils Ă©taient proches, car ils auraient Ă©tĂ© tous massacrĂ©s. AprĂšs quâils lâeurent pillĂ©e, les insurgĂ©s y mirent le feu. Peu de temps aprĂšs que jâavais remis une partie de mes armes, dâautres bandes dâinsurgĂ©s se prĂ©sentĂšrent. Il fallut leur en donner encore ; dâautres suivirent avec les mĂȘmes exigences. CâĂ©tait en vain que je leur disais que je nâen avais plus, ils en voulaient absolument. Ils demandaient Ă visiter la caserne, ce que je refusais obstinĂ©ment. Pour Ă©viter ce malheur et le contact de ces hordes dĂ©guenillĂ©es, je fis prendre quelques fusils au magasin, oĂč il sâen trouvait plus de cinq cents, ainsi que plusieurs milliers de cartouches Ă balles. Ces bandes se renouvelant sans cesse, je compris que ma position se compliquait et devenait inquiĂ©tante. Pour sauver mes hommes, qui nâauraient pu bientĂŽt plus se dĂ©fendre, en cas de persistance dans le projet de pĂ©nĂ©trer dans la caserne, je sortis du quartier pour aller inviter un capitaine de la garde nationale, que je voyais en uniforme Ă lâextrĂ©mitĂ© de la rue, Ă mettre un poste de gardes nationaux armĂ©s pour la protĂ©ger et la garder, renonçant dĂ©sormais Ă le faire. Je lui remis les clĂ©s des magasins et des bureaux, en le rendant responsable de tout ce qui sây trouvait. Il sâen chargea et conserva tout, exceptĂ© ce qui Ă©tait lâobjet dâarmement et de grand Ă©quipement, quâil fit prendre pour organiser les compagnies de sa lĂ©gion. Ce fut pour moi une grande satisfaction de nâavoir plus de rapport avec toutes ces bandes Ă faces sinistres, qui venaient, la plupart, chercher des fusils pour les revendre aux gardes nationaux qui sâorganisaient Ă la hĂąte pour sauver Paris du pillage. Je savais que le rĂ©giment Ă©tait sorti de Paris, je nâavais plus Ă craindre que les armes que je donnais fussent employĂ©es contre lui. Câest ce qui mâavait fait tant tenir Ă leur conservation. De son cĂŽtĂ©, le capitaine que jâavais installĂ© dans le corps de garde ne voulut plus en donner Ă tous ceux qui se prĂ©sentaient. Il fallait ĂȘtre de lâarrondissement, et ĂȘtre connu par un citoyen honorable pour en obtenir. Je lui dis souvent Nâarmez pas les prolĂ©taires, maintenant que tout est fini. Ils pourraient continuer la rĂ©volution pour leur compte, et nous livrer Ă lâanarchie dĂ©magogique. » Les rapports que jâeus avec ce capitaine et avec plusieurs autres officiers, qui vinrent le seconder, furent trĂšs agrĂ©ables. Pendant cette tourmente, le dĂ©tachement, laissĂ© la veille pour la garde de la prison de Montaigne, rentra en ordre, mais dĂ©sarmĂ©e. Ce fut en vain que le capitaine Chardron, qui le commandait, observa aux insurgĂ©s que sa mission Ă©tait dâempĂȘcher les malfaiteurs qui sây trouvaient renfermĂ©s de se rĂ©pandre dans Paris, pour commettre des dĂ©lits et peut-ĂȘtre des crimes ; il ne put parvenir Ă faire comprendre Ă un de ces derniers attroupements, moins prudent que plusieurs autres qui lâavaient prĂ©cĂ©dĂ©, les motifs quâil avait pour tenir Ă la conservation de ses armes. Il ne fut pas Ă©coutĂ©. Il dut cĂ©der. RĂ©sister eut Ă©tĂ© une folie, quand tous se soumettaient autour de lui. Cependant, il ne le fit que sur mon invitation. Une fois parti, les prisonniers sortirent, et rĂ©pandirent bientĂŽt dans les rues la consternation. Le premier usage quâils firent de leur libertĂ©, ce fut dâaller chez le capitaine qui avait ordonnĂ© de faire feu sur eux, pour lâassassiner. Heureusement quâil put sâĂ©chapper par une porte de derriĂšre de son appartement, et se rĂ©fugier dans une maison oĂč on ne le vit pas entrer. Ă la caserne, jâĂ©tais restĂ©, seul officier, pour maintenir les soldats dans la ligne de leur devoir, les protĂ©ger et leur faire connaĂźtre la nouvelle position oĂč ils allaient se trouver. Je pensais les avoir convaincus, mais le dĂ©mon de la discorde et de lâinsubordination vint dĂ©truire lâeffet de mes paternelles recommandations. Nous nâavons plus dâarmes, plus de drapeau, plus de gouvernement, nous sommes donc libĂ©rĂ©s du service, et maĂźtres de nos actions. Vive la libertĂ©, et au diable lâobĂ©issance et la discipline ! » Et au mĂȘme instant ils se prĂ©cipitĂšrent tous vers la porte, pour sortir. Vainement je mây opposai, les liens de la soumission aux lois Ă©taient brisĂ©s, ma voix et mon grade mĂ©connus. Je dus cĂ©der Ă cette autre rĂ©bellion. Ă six heures du soir, je sortis de la caserne. Tout ce qui arrivait depuis trois jours mâavait brisĂ© le cĆur ; je doutais encore, aprĂšs ĂȘtre sorti de cette caserne oĂč mon pouvoir Ă©tait si fort, quelques heures auparavant, quâun trĂŽne si haut placĂ© dans lâopinion des peuples venait de sâĂ©crouler, quâun roi si puissant Ă©tait dĂ©chu, sa couronne brisĂ©e, et lui-mĂȘme peut-ĂȘtre en fuite pour Ă©viter la colĂšre dâune grande nation irritĂ©e. Quand je songeais Ă tout cela, jâen avais des vertiges, une espĂšce de fiĂšvre dĂ©vorante. Mon beau-frĂšre, M. Kellermann, bibliothĂ©caire Ă lâĂcole des ponts et chaussĂ©es, Ă©tait venu me prendre Ă la caserne, peu avant que jâen sortisse. Sa prĂ©sence me fit du bien. Jâavais besoin dâĂȘtre plaint, consolĂ©, de recevoir des tĂ©moignages dâamitiĂ© pour chasser de ma pensĂ©e les impressions de la journĂ©e. Elles Ă©taient douloureuses. Je ne pouvais que voir, avec plaisir, la France recouvrant la plĂ©nitude de ses droits politiques, mais le choc avait Ă©tĂ© trop violent, trop extraordinaire, pour que ma raison nâen fĂ»t pas Ă©branlĂ©e, et pĂ»t apprĂ©cier Ă premiĂšre vue tous les avantages quâune pareille secousse devait amener. Je craignais la guerre civile, le triomphe des prolĂ©taires, lâinstitution dâune rĂ©publique, la guerre Ă©trangĂšre, enfin tous les maux quâengendrent lâanarchie et le triomphe des partis extrĂȘmes. Mon beau-frĂšre dĂźna chez moi, oĂč il y avait une pension bourgeoise qui nous fournissait tout ce dont nous avions besoin. Il me donna des dĂ©tails sur les Ă©vĂ©nements des trois jours, que jâignorais complĂštement. Pendant le dĂźner une dame, jeune et jolie, mais que je ne connaissais pas assez pour espĂ©rer dâelle une si grande preuve dâintĂ©rĂȘt, vint me voir avec son mari, pour mâexprimer toute la joie quâelle Ă©prouvait de me trouver sain et sauf. Je fus bien vivement touchĂ© de cette obligeante attention ; une mĂšre, une femme, une sĆur, nâauraient ni mieux exprimĂ© leur joie, ni donnĂ© plus dâexpression Ă leur lĂ©gitime tendresse. Cette visite inattendue me fit oublier bien des souvenirs amers. Au cours de cette journĂ©e du 29, les deux bataillons du rĂ©giment qui Ă©taient sur lâautre rive de la Seine, aprĂšs avoir passĂ© une partie de la nuit et de la matinĂ©e dans le jardin des Tuileries, Ă©taient allĂ©s prendre position dans les Champs-ĂlysĂ©es. CâĂ©tait le moment oĂč les Parisiens attaquaient le Louvre, et peu aprĂšs le palais du roi. Le palais pris, toutes les troupes se retirĂšrent en dĂ©sordre sur Saint-Cloud, en prenant toutes les directions qui y conduisent. Notre 15Ăšme, toujours ralliĂ© et maintenu, forma lâarriĂšre-garde pour soutenir la retraite. Il se retirait par le quai. Malheureusement, la barriĂšre des Bonshommes ou de Passy Ă©tait fermĂ©e et dĂ©fendue par les gardes nationaux dâAuteuil, Boulogne, Passy, etc. La situation Ă©tait critique attaquĂ© en queue et en flanc, placĂ© entre la Seine et la colline de Chaillot, que garnissaient des tirailleurs audacieux et adroits, on se trouvait acculĂ© dans une impasse, et dans lâimpossibilitĂ© de faire aucun mouvement, Ă moins de revenir sur ses pas pour marcher sur le ventre des Parisiens et prendre le pont dâIĂ©na. Le capitaine Bidou, qui commandait la premiĂšre compagnie des carabiniers, eut lâheureuse idĂ©e de faire mettre la crosse en lâair Ă sa compagnie. Ce signal pacifique fut compris et la barriĂšre sâouvrit pour laisser passer le seul rĂ©giment qui ne fĂ»t pas entiĂšrement dĂ©moralisĂ©. Quoiquâil ne rĂ©pondĂźt pas aux coups de feu, des individus placĂ©s sur la colline, et cachĂ©s derriĂšre des murs, ne discontinuĂšrent pas de tirer sur lui, et, par malheur, avec une adresse fĂ©roce. Un capitaine fut tuĂ©, ainsi que plusieurs soldats, deux officiers et beaucoup de soldats furent blessĂ©s. Ils tombĂšrent victimes de la funeste adresse de quelques individus, qui croyaient sans doute sâillustrer en assassinant de sang-froid et sans danger des compatriotes, plus français et meilleurs citoyens quâeux, puisquâils ne rĂ©pondaient pas Ă leur attaque, et quâils se retiraient sans combattre. Cet acte barbare fut un vĂ©ritable crime, quâon ne saurait trop anathĂ©matiser. AprĂšs avoir passĂ© la barriĂšre, le rĂ©giment fut se reposer sous les ombrages du Bois de Boulogne, oĂč les habitants dâAuteuil, sur la demande du colonel, lui apportĂšrent avec empressement des vivres. La chaleur Ă©tait excessive, on Ă©tait accablĂ© de fatigues, de chagrins et de funestes pressentiments. CâĂ©tait entre midi et quatre heures. Le dauphin vint voir le rĂ©giment. Il fut accueilli froidement. Le prestige avait disparu, le malheur avait passĂ© sur toutes les tĂȘtes, si fiĂšres, si droites quelques jours auparavant. On vit un homme, plus que mĂ©diocre, se montrer quand le danger Ă©tait passĂ©, qui ne sut ni remercier, ni encourager. La dĂ©fection commença, aprĂšs cette revue. On se mit en marche pour Vaucresson, en passant par Saint-Cloud, oĂč lâon dĂ©libĂ©ra longtemps pour savoir si on permettrait de traverser le parc, pour abrĂ©ger la distance. Le rĂ©giment passa sous les fenĂȘtres du roi ; il Ă©tait alors Ă dĂźner, ce qui fut cause sans doute quâil ne se dĂ©rangea pas pour le voir, et pour saisir cette occasion de dire de ces choses qui dĂ©dommagent un peu des fatigues et des dangers courus. Cette indiffĂ©rence maladroite blessa vivement les officiers, qui regrettĂšrent alors dâavoir quittĂ© Paris et de sâĂȘtre exposĂ©s pour un prince qui ne leur en tenait aucun compte. ADHĂSION AU NOUVEAU RĂGIME 30juillet. â De grand matin, la majeure partie des officiers du rĂ©giment qui se trouvaient Ă Paris se rĂ©unirent chez moi pour prendre, tous ensemble, une dĂ©termination sur la conduite que nous devions tenir. Il fut rĂ©solu Ă lâunanimitĂ© que je me prĂ©senterais dans la matinĂ©e chez le lieutenant-gĂ©nĂ©ral, comte GĂ©rard, membre du gouvernement provisoire, et au domicile de M. Laffitte, banquier et dĂ©putĂ©, pour donner notre adhĂ©sion au nouvel ordre de choses, et prendre des ordres dans notre singuliĂšre position. Chef de corps, par lâabsence du colonel qui Ă©tait avec les deux bataillons, et du lieutenant-colonel qui Ă©tait en congĂ© Ă Lyon, je dus dâabord aviser aux moyens dâassurer la subsistance de la troupe, qui Ă©tait sans pain depuis deux jours ; et aussi aviser Ă faire bien comprendre aux hommes de ne point imiter la conduite de leurs camarades, qui avaient quittĂ© leur compagnies et qui ne tarderaient pas Ă ĂȘtre arrĂȘtĂ©s, soit Ă Paris, soit sur les routes, sâils avaient cherchĂ© Ă se rendre dans leurs foyers. Je leur recommandai en outre la conservation de leurs effets, et une bonne tenue, sâils sortaient du quartier, et dâĂ©viter dâaller boire dans les cabarets, crainte de querelle avec les hĂ©ros du jour, qui Ă©taient fort insolents. Ce furent en grande partie des conseils superflus. Le travail de plusieurs annĂ©es disparut complĂštement dans un jour. Plus de respect, de soumission, de discipline, ni de tenue anarchie et dĂ©sordre presque complets. Le soir, les effets Ă©taient vendus, dĂ©chirĂ©s, couverts de boue et de graisse. Ce nâĂ©taient dĂ©jĂ plus des soldats. AprĂšs ma visite dans les casernes, je me rendis au siĂšge du gouvernement provisoire, rue dâArtois maintenant Laffitte, pour remplir ma mission. Le gĂ©nĂ©ral GĂ©rard nây Ă©tant pas, je mâadressai au gĂ©nĂ©ral Pujol, commandant en second la force armĂ©e de Paris. Je fus parfaitement bien accueilli, et obtins tout ce que je lui demandai pour le bien-ĂȘtre de mes subordonnĂ©s. AprĂšs avoir longtemps causĂ© avec lui de notre position et de la part que nous avions prise aux Ă©vĂ©nements, je me retirai trĂšs satisfait, et plus que je nâosais lâespĂ©rer, car jâavais craint que les articles violents, publiĂ©s par les journaux contre le rĂ©giment, ne lâeussent indisposĂ© contre nous. Je fus ensuite Ă lâHĂŽtel de Ville voir le gĂ©nĂ©ral La Fayette, pour lui faire connaĂźtre nos intentions. Il me garda peu de temps, Ă©tant trĂšs occupĂ© Ă recevoir des rapports et Ă donner des instructions. JâĂ©tais horriblement fatiguĂ© Ă ma rentrĂ©e chez moi. Cette promenade forcĂ©e dans Paris, cette longue course en habit de ville, Ă pied, Ă cause des barricades, et par une chaleur accablante, me fit connaĂźtre les immenses travaux et les Ă©pouvantables ravages dâune guerre civile de trois jours. Dans toutes les rues, sur les quais, sur les boulevards et sur les ponts, Ă©taient Ă©tablies des barricades, placĂ©es tous les soixante pas, hautes de quatre Ă cinq pieds et construites avec des diligences, des omnibus, des voitures de maĂźtre, charrettes, camions, tonneaux, caisses ou planches. Sur les boulevards, les arbres Ă©taient coupĂ©s et abattus en travers ; les rues en partie dĂ©pavĂ©es et parsemĂ©es de verre de bouteille, pour arrĂȘter la cavalerie. Paris ressemblait Ă une ville prise dâassaut. Son aspect Ă©tait morne et sĂ©vĂšre. Peu de mouvement dans les rues, beaucoup dâhommes mal habillĂ©s, groupĂ©s sur diffĂ©rents points ; point de femmes Ă©lĂ©gantes, de voitures, de boutiques ouvertes ; mais des convois funĂšbres, des femmes occupĂ©es Ă faire de la charpie, des corps de garde improvisĂ©s Ă tous les coins de rues, des vitres et des rĂ©verbĂšres brisĂ©s, des murs couverts de proclamations appelant le peuple aux armes, et des ordonnances Ă cheval se rendant dans toutes les directions. Ce spectacle triste et saisissant, attestait combien lâorage rĂ©volutionnaire avait dĂ» ĂȘtre brĂ»lant. Presque toutes les barriĂšres et les corps de garde de la garnison furent incendiĂ©s. Beaucoup dâobjets dâart furent mutilĂ©s, brisĂ©s, volĂ©s, dans les galeries du Louvre et les appartements du chĂąteau ; le musĂ©e de lâartillerie, lâarchevĂȘchĂ©, la cathĂ©drale furent aussi dĂ©vastĂ©s et saccagĂ©s. Assez gĂ©nĂ©ralement, les vainqueurs donnĂšrent des preuves de gĂ©nĂ©rositĂ©, dâhumanitĂ© et de dĂ©sintĂ©ressement. Mais aussi il sâen trouva qui Ă©gorgĂšrent sans pitiĂ© des hommes dĂ©sarmĂ©s, qui les jetĂšrent vivants dans la Seine, qui les tuĂšrent par derriĂšre. Quatre hommes du rĂ©giment, un capitaine de la garde royale, de mes amis, avec qui jâavais dĂźnĂ© le dimanche 25, des gardes royaux, des Suisses, des gendarmes, Ă©prouvĂšrent ce sort. La perte totale du rĂ©giment fut dâun capitaine, un lieutenant et seize sous-officiers et soldats tuĂ©s ; quatre officiers et trente-neuf sous-officiers et chasseurs blessĂ©s. Le rĂ©giment fut un de ceux qui se conduisirent avec le plus de prudence, qui tira le moins et qui a Ă©tĂ© cependant signalĂ©, par la presse libĂ©rale, comme un parricide et un ennemi de la libertĂ©. Ă mon retour de lâHĂŽtel de Ville, jâappris que deux de nos officiers un capitaine criblĂ© de dettes, et le porte-drapeau, homme fort tarĂ©, tous deux les obligĂ©s du colonel qui avaient quittĂ© la veille, dans le Bois de Boulogne, leurs camarades et leur drapeau, sâĂ©taient prĂ©sentĂ©s Ă lâHĂŽtel de Ville, pour offrir leurs services au gouvernement provisoire, et faire parade dâun dĂ©vouement patriotique dont ils ne se doutaient pas deux jours auparavant. Ă force de calomnies et de mensonges, ils parvinrent Ă faire croire au gĂ©nĂ©ral Dubourg que, sâil leur donnait pleins pouvoirs, ils organiseraient un bataillon modĂšle et sĂ»r, ce qui ne serait pas, si on le laissait entre les mains des officiers actuels, tous animĂ©s, surtout son chef câĂ©tait moi, dâun trĂšs mauvais esprit. Ils obtinrent sans difficultĂ© les pleins pouvoirs quâils demandaient, et se mirent de suite Ă lâĆuvre. Le capitaine se nomma chef de bataillon, et fit tous les sergents-majors sous-lieutenants, en attendant quâil pĂ»t entraĂźner dans son parti quelques officiers pour en faire des capitaines et de lieutenants. Câest au moment quâil rĂ©volutionnait ainsi les trois casernes que je rentrais chez moi. Jây trouvai tous les officiers de mon bataillon, qui mâattendaient avec impatience, furieux, indignĂ©s contre lâaudace de ces deux officiers, dont la conduite, dans cette circonstance, Ă©galait la lĂąchetĂ© habituelle. AprĂšs avoir entendu leurs rĂ©cits et leurs plaintes, reçu leur tĂ©moignage dâestime et dâaffection, jâĂ©crivis au gĂ©nĂ©ral La Fayette, pour lui faire part de ce qui se passait, de la surprise qui avait Ă©tĂ© faite au gĂ©nĂ©ral Dubourg, de la conduite honorable que tous les officiers de mon bataillon avait tenue pendant les trois journĂ©es, et lui montrer que nous Ă©tions calomniĂ©s par deux intrigants sans influence sur lâesprit des soldats, qui avaient lĂąchement abandonnĂ© leur drapeau pour venir Ă Paris mendier un avancement quâils ne mĂ©ritaient pas. Un officier porta ma lettre, et, une demi-heure aprĂšs, je reçus lâordre de conserver le commandement, ainsi que tous les officiers que jâavais avec moi. Je fis tout de suite mettre cette rĂ©ponse Ă lâordre du jour dans les trois casernes, et donner la consigne dâarrĂȘter ces deux officiers pour les conduire Ă la prison de lâAbbaye. 31 juillet. â Je fus dans la matinĂ©e chez le lieutenant-gĂ©nĂ©ral comte Roguet, nommĂ© commandant des troupes de Paris, pour prendre ses ordres et lui rendre compte des Ă©vĂ©nements intĂ©rieurs du corps. Lâacte dâindiscipline de ces deux officiers le mĂ©contenta beaucoup. Il mâordonna de les faire arrĂȘter. Il me demanda de lui remettre, dans la soirĂ©e, un rapport trĂšs circonstanciĂ© sur lâesprit et la situation de la portion de corps que je commandais, sur les magasins du rĂ©giment, sur les pertes Ă©prouvĂ©es et sur les moyens employĂ©s pour assurer la subsistance de la troupe depuis les Ă©vĂ©nements. Ă trois heures, quand le travail Ă©tait achevĂ©, le lieutenant-colonel arriva de Lyon. Je le lui prĂ©sentai, pour le signer et le porter, en sa qualitĂ© de chef de corps. Par modestie, il refusa lâun et lâautre, mais ensuite, se ravisant et prĂ©voyant que cette visite pourrait lui ĂȘtre utile plus tard, il mâaccompagna au quartier gĂ©nĂ©ral, place VendĂŽme, oĂč logeait le comte Roguet. Quelle fut ma surprise, dans notre entretien, avec le gĂ©nĂ©ral, sur les efforts que nous devions faire pour ramener la discipline, dâentendre cet officier dire avec beaucoup de suffisance quâil regrettait fort de sâĂȘtre trouvĂ© absent du rĂ©giment pendant les Ă©vĂ©nements, que sa prĂ©sence au corps, et lâinfluence quâil y exerçait, auraient empĂȘchĂ© le 15Ăšme de prendre part Ă cette lutte, et que, dĂšs le premier jour, il lâaurait entraĂźnĂ© Ă se mettre du cĂŽtĂ© du peuple ! Cette impudence me rĂ©volta, et amena cette rĂ©ponse fort simple et trĂšs naturelle Et le devoir, et vos serments ? » Le gĂ©nĂ©ral approuva de la tĂȘte mon observation, et nous congĂ©dia. Sur la place, nous eĂ»mes une vive altercation, oĂč je lui reprochai le blĂąme quâil semblait vouloir jeter sur ceux qui nâavaient fait que mettre en action ce que lui-mĂȘme avait si souvent recommandĂ© dans ses allocutions Ă la troupe assemblĂ©e, oĂč il ne savait quelles expressions employer pour parler de sa fidĂ©litĂ©, de son dĂ©vouement au roi et de son amour pour la famille royale. VoilĂ bien lâesprit de beaucoup des hommes que jâai connus ! Quand lâidole est debout, ils lâencensent ; quand elle est Ă terre, ils lui donnent un coup de pied. Ce mĂȘme jour, le duc dâOrlĂ©ans fut reconnu lieutenant-gĂ©nĂ©ral du royaume, ayant acceptĂ© lâoffre que lui avait faite la Chambre des dĂ©putĂ©s de se mettre Ă la tĂȘte du gouvernement provisoire. Son arrivĂ©e Ă Paris et sa prĂ©sentation au peuple, par le gĂ©nĂ©ral La Fayette, sur la place de GrĂšve, produisirent un bon effet sur tous les hommes amis de leur pays. On ne dĂ©sespĂ©ra plus du salut de la patrie. 1er aoĂ»t. â Dans la matinĂ©e, le lieutenant-colonel, Ă qui je venais de remettre le commandement du rĂ©giment, rĂ©unit tous les hommes dans la cour de la caserne de Lourcine, pour les haranguer. Il nous dit trĂšs sĂ©rieusement quâil avait servi avec fidĂ©litĂ© la RĂ©publique, le Consulat, lâempereur NapolĂ©on, Louis XVIII et Charles X, et quâil servirait de mĂȘme le souverain que les Chambres appelleraient au trĂŽne. Les officiers sourirent et le reconnurent pour la plus vieille girouette du rĂ©giment. Au fait, ce nâĂ©tait ni sa faute ni la nĂŽtre, si les Ă©vĂ©nements nous forçaient Ă servir tant de gouvernements divers, mais il aurait pu se dispenser de faire parade de nos honteuses palinodies, de la frĂ©quence de nos serments si solennellement prĂȘtĂ©s, et souvent si peu respectĂ©s. Ses frais dâĂ©loquence touchĂšrent peu les soldats qui se croyaient dĂ©gagĂ©s depuis le 29 juillet de tout frein disciplinaire. 2 aoĂ»t. â Ce jour-lĂ , les dĂ©bris de nos 1er et 3Ăšme bataillons nous revinrent. Le colonel nous les renvoyait, sans les accompagner. Voici leur histoire. Jâai dit que les deux bataillons Ă©taient arrivĂ©s Ă Vaucresson, le 29 juillet. Fort mal Ă ce bivouac, et inquiets sur les suites que pouvait avoir pour les officiers leur Ă©loignement de Paris, les officiers commencĂšrent Ă murmurer. DĂšs le 30, les ambitieux et les mariĂ©s quittĂšrent furtivement. Leur dĂ©fection et la dĂ©sertion des soldats furent plus ostensibles le 31. En effet, ce jour-lĂ , le colonel PerrĂ©gaux avait donnĂ© lâordre de se rapprocher de Rambouillet, oĂč sâĂ©tait retirĂ©e la cour. Le colonel, qui avait amĂšrement censurĂ© les ordonnances du 25 juillet, ne voulait pas entraĂźner son rĂ©giment Ă continuer une dĂ©fense qui nâĂ©tait ni dans ses principes, ni dans ses intĂ©rĂȘts, mais il lui rĂ©pugnait dâabandonner une cause malheureuse, sans avoir reçu lâavis officiel que ses services nâĂ©taient plus nĂ©cessaires. Câest pourquoi il crut devoir se rapprocher de Rambouillet, oĂč le roi Ă©tait dĂ©jĂ abandonnĂ© par la majeure partie de sa garde et par ses courtisans. Ce mouvement en avant Ă©claircit singuliĂšrement les rangs le soir, il nây restait plus guĂšre que ces hommes fidĂšles et dĂ©vouĂ©s que tous les Ă©vĂ©nements ont toujours trouvĂ©s Ă leur poste. En consĂ©quence, le colonel invita les deux chefs de bataillon Ă conduire leurs hommes Ă Paris, en prenant les mesures convenables pour assurer leur retour dâune maniĂšre lĂ©gale. Il fit rendre au drapeau les honneurs militaires, et partit pour Rambouillet, accompagnĂ© dâun officier et dâun dĂ©tachement de sous-officiers et de caporaux qui sâoffrirent spontanĂ©ment pour escorter le drapeau. Ă son arrivĂ©e au chĂąteau, il remit au roi le drapeau du 15Ăšme en lui disant Sire, vous me lâaviez confiĂ©, je vous le rends, puisque je ne puis plus le dĂ©fendre. » Le roi le remercia beaucoup et le nomma commandeur de la LĂ©gion dâhonneur, pensant encore pouvoir rĂ©compenser la fidĂ©litĂ© au malheur, mais le pouvoir souverain Ă©tait brisĂ© dans ses mains depuis son dĂ©part de Saint-Cloud. Ce fut une lettre morte. Les dĂ©bris de nos 1er et 3Ăšme bataillons nous arrivĂšrent donc Ă Paris, dans la matinĂ©e, le 2 aoĂ»t, sous le commandement de leurs chefs, tambours battants et baĂŻonnettes au bout des fusils. CâĂ©tait la premiĂšre troupe armĂ©e de la ligne quâon revoyait dans nos parages ; et ils se prĂ©sentaient dans cette attitude militaire, en vertu dâune convention faite avec les commissaires envoyĂ©s pour recevoir leur adhĂ©sion. Les honnĂȘtes gens virent avec plaisir que la force armĂ©e rĂ©guliĂšre et disciplinĂ©e allait reprendre le service de la capitale. GrĂące Ă lâarrivĂ©e de ces deux bataillons, le rĂ©giment se trouva de nouveau rĂ©uni. Mais ce nâĂ©tait plus le mĂȘme corps. Que de divisions, parmi les officiers ! Des ambitions bien peu justifiĂ©es se montraient, des haines se manifestaient Ă toutes les rĂ©unions. Le 15Ăšme avait cessĂ© dâĂȘtre le modĂšle des autres corps. Sur les 1500 hommes quâil avait prĂ©sentĂ©s Ă la revue du 26, il ne lui en restait pas 400. Plus de 1000 hommes avaient dĂ©sertĂ©. Quant Ă la tenue, elle nâexistait plus. La plupart des soldats vendaient, le soir, les effets quâon leur dĂ©livrait le matin. 9 aoĂ»t 1830. â Louis Philippe, roi des Français, accepte la nouvelle Charte, et prĂȘte serment devant les dĂ©putĂ©s rĂ©unis au palais de la Chambre⊠Pour moi, Ă deux heures et demie du matin, je pris le commandement dâune nombreuse corvĂ©e, que je devais conduire Ă Vincennes pour recevoir six cents fusils. Je rentrai Ă deux heures aprĂšs midi, bien mĂ©content des hommes et de leurs officiers qui nâosaient plus les commander. Cette journĂ©e me laissa de douloureux souvenirs sur le funeste effet de lâindiscipline. Quelle diffĂ©rence avec les soldats dâavant la RĂ©volution ! quel changement profond dans les caractĂšres en si peu de jours ! Ce qui occasionna en grande partie les nombreux Ă©carts de dĂ©sobĂ©issance dont les soldats se rendirent coupables, câest la faim. RestĂ©s Ă Vincennes plus longtemps quâon ne pensait, parce que dâautres rĂ©giments sây trouvaient en mĂȘme temps que nous, lâheure du dĂ©jeuner Ă©tait passĂ©e depuis longtemps quand notre tour dâĂȘtre armĂ©s arriva, ce qui exaspĂ©ra les hommes, facilement irritables Ă cette Ă©poque de dissolution sociale. La plus grande difficultĂ©, ce fut de les empĂȘcher dâentrer dans Paris par la rue du Faubourg-Saint-Antoine, que je ne voulais pas traverser, dans la crainte que le peuple avide dâarmes ne les dĂ©sarmĂąt ce que mes indisciplinĂ©s chasseurs auraient volontiers laissĂ© faire, pour ne pas se donner la peine de porter leurs armes. Enfin je parvins, presque seul, Ă vaincre toutes ces rĂ©sistances, et arrivai au quartier sans avoir perdu un seul fusil, malgrĂ© toutes les tentations quâon mit en jeu pour que les hommes en vendissent, pendant ce long trajet, autour des murs dâenceinte et depuis la barriĂšre de la RĂąpĂ©e jusquâĂ la caserne. Si ces hommes furent ce jour-lĂ mauvais soldats, ils furent du moins honnĂȘtes gens. LA MONARCHIE DE JUILLET LA FAMILLE ROYALE Le soir de ce 9 aoĂ»t, je fus, avec les autres officiers supĂ©rieurs du rĂ©giment, prĂ©senter mes hommages Ă notre nouveau roi et Ă la famille royale. Je fus vivement Ă©merveillĂ© de la simplicitĂ© et de la bontĂ© remarquables de cette belle et intĂ©ressante famille, qui sâĂ©tait trouvĂ©e au milieu de nous pour nous prĂ©server de lâanarchie. AprĂšs avoir causĂ© quelques instants avec le roi, nous fĂ»mes prĂ©sentĂ©s Ă la reine, Ă Mme AdĂ©laĂŻde, aux jeunes princesses et aux ducs de Chartres et de Nemours. Il y avait beaucoup de monde, notamment les marĂ©chaux, duc de Dalmatie Soult, duc de TrĂ©vise Mortier, duc de Tarente Macdonald, duc de Reggio Oudinot et les comtes Jourdan et Molitor, en grand costume de dignitaires, au milieu dâun trĂšs grand nombre de gĂ©nĂ©raux. On Ă©tait sur la galerie vitrĂ©e du Palais Royal, tant pour jouir de la fraĂźcheur de la soirĂ©e que pour voir lâaffluence des curieux dans la grande cour et le jardin. Tout Ă©tait plein. Les cris de Vive le roi ! » et des airs patriotiques jouĂ©s par diverses musiques, se firent constamment entendre, jusquâau moment oĂč la pluie vint interrompre cet admirable concert de satisfaction. On passa dans les salons. La reine, les princesses et quelques dames se placĂšrent autour dâune table ronde oĂč elles travaillĂšrent, les hommes circulĂšrent tout en causant Ă travers les salons. Le roi, M. Laffitte et dâautres personnages politiques que la RĂ©volution venait dâĂ©lever aux premiĂšres fonctions, sâentretenaient dans une embrasure de croisĂ©e ; les princes recevaient les nouveaux arrivants, et surtout leurs condisciples du collĂšge Henri IV. Enfin tout, dans cette premiĂšre rĂ©union royale, charmait par sa simplicitĂ©. CâĂ©tait un tableau de famille, plein de douce Ă©motion et dâheureuses espĂ©rances. REVUE DE LA GARDE NATIONALE Le 28 aoĂ»t, le rĂ©giment change de caserne. Il est envoyĂ© Ă lâĂcole militaire. Le lendemain a lieu, au Champ de Mars, une grande revue de la garde nationale, pour la distribution des drapeaux aux bataillons des douze lĂ©gions. Cette cĂ©rĂ©monie frappa dâadmiration les personnes qui en furent tĂ©moins. On ne pouvait concevoir que dans lâespace dâun mois, 45 000 hommes eussent pu sâhabiller, sâarmer, sâĂ©quiper et acquĂ©rir assez dâinstruction pour exĂ©cuter passablement les diffĂ©rents mouvements de lâexercice et de la marche en colonne. Le Champ de Mars Ă©tait presque plein de ces soldats-citoyens qui, placĂ©s sur plusieurs lignes, prĂ©sentaient un coup dâĆil fait pour inspirer un juste orgueil. LâarrivĂ©e du roi des barricades », comme lâappelaient les Parisiens, fut moins annoncĂ©e par les salves dâartillerie des Invalides que par les vivats dâenthousiasme de 300 000 personnes, placĂ©es sur les talus et les banquettes de ce vaste forum. Cette immense population, avide de voir le souverain quâelle venait de se donner, se pressait autour de lui, prenait ses mains, et lui prodiguait toutes sortes dâhommages. CâĂ©tait un pĂšre au milieu de ses enfants, un citoyen couronnĂ© au milieu de ses Ă©gaux. Point de gardes, point de courtisans dorĂ©s, mais beaucoup dâofficiers de tous les grades qui lui faisaient cortĂšge. Les lĂ©gions nâĂ©tant pas encore toutes rĂ©unies, il monta dans les appartements dâhonneur du palais, oĂč Ă©taient la reine et sa jeune famille, pour attendre que tout fĂ»t prĂȘt. Ensuite, il se rendit Ă pied sous une immense tente, Ă©levĂ©e sur un haut Ă©chafaudage, en face du palais de lâĂcole. Des marĂ©chaux de France, des gĂ©nĂ©raux et un nombreux Ă©tat-major lâaccompagnaient. Le gĂ©nĂ©ral La Fayette, commandant gĂ©nĂ©ral des gardes nationales de France, souffrant de la goutte, sâappuyait sur bras du duc dâOrlĂ©ans. AprĂšs la distribution des drapeaux et la prestation du serment, le roi monta Ă cheval, passa devant le front de toutes les lĂ©gions, et fut se placer ensuite sous le balcon du palais de lâĂcole, pour les voir passer en colonne. Les officiers du rĂ©giment, comme hĂŽtes de lâĂcole militaire, se trouvĂšrent au pied du grand escalier pour recevoir la reine, qui arriva par la cour de la caserne, dans une simple voiture de promenade. Des dĂ©putations de demoiselles lui offrirent des fleurs, aprĂšs lâavoir complimentĂ©e. Elle les embrassa toutes, avec beaucoup dâĂ©motion. Douze demoiselles, qui reprĂ©sentaient les douze arrondissements de Paris, Ă©taient toutes remarquables par leur beautĂ© et leur gracieuse Ă©lĂ©gance. Je suivis la reine dans les grands appartements, oĂč je restai longtemps pour jouir du magnifique coup dâĆil quâoffrait le Champ de Mars dans cet instant de la journĂ©e. Le 13 septembre, eut lieu la prestation du nouveau serment, jurĂ© individuellement par tous les officiers et soldats, en face du drapeau tricolore, dans la cour de la caserne. Le 26, il y eut une revue du roi. Le roi, en passant devant le front de chaque rĂ©giment, fit prodigieusement de promotions, pour remplir les vacances et attacher lâarmĂ©e aux nouvelles institutions. On aurait dit un lendemain de Wagram ou de la Moskowa. Mais une grande rĂ©volution politique, qui bouleverse toutes les situations acquises, qui a tant de nouvelles exigences Ă satisfaire, nâest-ce pas aussi une grande bataille donnĂ©e, des vainqueurs et des dĂ©vouĂ©s Ă rĂ©compenser ? CâĂ©tait 1815 retournĂ©, les mĂȘmes prĂ©tentions, les mĂȘmes ridicules, les mĂȘmes apostasies. LE DUC DâAUMALE A HUIT ANS Quelques jours plus tard, le 28 septembre, BarrĂšs dĂźne au Palais Royal. Je pris place Ă la table du roi. Nous y Ă©tions soixante. PlacĂ© Ă un bout, Ă cĂŽtĂ© de lâaide de camp de service, le marĂ©chal de camp, comte de Rumigny, je pus de ce point remarquer tous les convives, dont je me fis dire les noms par lâaide de camp. La beautĂ© et la rĂ©gularitĂ© du service, la dĂ©licatesse des mets, dont beaucoup mâĂ©taient inconnus, le luxe des dĂ©corations, et de brillants accessoires quâon ne peut guĂšre trouver quâĂ une table royale, mâinstruisirent de la maniĂšre la plus intĂ©ressante sur les avantages de la richesse et les agrĂ©ments du grand monde. Ă cette table Ă©taient le roi, Mme AdĂ©laĂŻde et la fille aĂźnĂ©e du roi. Le duc dâOrlĂ©ans et son frĂšre, le duc de Nemours, prĂ©sidaient une autre table, oĂč tous les jeunes invitĂ©s prirent place. On prit le cafĂ© dans les grands salons, oĂč je fus accostĂ© par le duc dâAumale, enfant de huit ans, qui me charma par son aimable babil et des connaissances qui mâĂ©tonnĂšrent, bien que son rang ne me les fĂźt pas paraĂźtre au-dessus de ce quâelles Ă©taient. Il savait que le rĂ©giment allait Ă Strasbourg et moi Ă Wissembourg. ĂtonnĂ© de ce quâil me disait, je lui demandai comment il pouvait savoir cela. â Câest bien simple, me dit-il, votre capitaine de carabiniers est lâami de mon prĂ©cepteur. Câest par lui que jâai appris tout ce que je sais sur votre prochain dĂ©part et votre destination. Ce charmant enfant ne me quitta pas de la soirĂ©e, mâexpliqua tous les tableaux de la galerie, et les beautĂ©s de chacun dâeux. Tout cela Ă©tait dit avec un aplomb et une grĂące charmante. PROMENADES DANS PARIS Non content de noter au jour le jour tant de grands Ă©vĂ©nements dont il vient dâĂȘtre le tĂ©moin, BarrĂšs, avec cette curiositĂ© toujours en Ă©veil qui est chez lui un trait de caractĂšre, a soin de consigner dans son journal toutes les nouveautĂ©s qui lâont frappĂ© dans Paris pendant ses sept annĂ©es de sĂ©jour 1823 â 1830. Monuments, spectacles, voitures publiques, â Favorites, Dames blanches, Batignollaises, â etc., tout lâintĂ©resse, et il ne manque pas de signaler les difficultĂ©s croissantes de la circulation dans les rues ! Ma promenade favorite Ă©tait le jardin du Luxembourg ; mais aprĂšs la mort de ma femme, jây fus moins souvent, le voisinage me rappelant de trop douloureux souvenirs. Je visitais avec plaisir ses superbes collections de rosiers, ainsi que la pĂ©piniĂšre de lâenclos des Chartreux. Jâallais souvent dans les galeries du palais du Luxembourg admirer les belles peintures modernes qui sây trouvent rĂ©unies. Elles nây sont pas Ă demeure ; quand le peintre qui les a produites est mort, ses ouvrages sont portĂ©s au Louvre, et remplacĂ©s par ceux que le gouvernement a achetĂ©s aux expositions publiques. Ainsi le musĂ©e du Luxembourg est le musĂ©e des peintres vivants ; le Louvre, celui des peintres morts. En gĂ©nĂ©ral, la vue des chefs-dâĆuvre de lâĂ©cole moderne fait plus de plaisir, Ă ceux qui ne sont pas connaisseurs, que la majeure partie des tableaux du Louvre. Mais les artistes et les amateurs instruits en jugent autrement. Une autre promenade, qui avait toutes mes sympathies, câĂ©tait le Jardin des plantes. Jây ai passĂ© dans la belle saison des matinĂ©es et des soirĂ©es pleines de charme. Combien je jouissais de voir en dĂ©tail le jardin botanique, de parcourir les serres et les nombreuses galeries du MusĂ©um ! Au reste, câĂ©tait Paris tout entier qui mâattirait dans tous ses coins. Il nâest pas un quartier, ancien ou neuf, une rue nouvellement ouverte, un monument, un passage, un bazar, un pont, une fontaine, qui nâaient eu ma visite, surtout ce qui avait Ă©tĂ© construit ou amĂ©liorĂ© depuis 1823. Je supprimerai une foule de faits et de remarques que jâavais notĂ©s dans mon ancien itinĂ©raire et qui sont bien peu intĂ©ressants pour moi, maintenant que jâai vieilli. Mais voici qui prĂȘte encore Ă mes rĂ©flexions. Sur la place oĂč fut guillotinĂ©, le 21 janvier 1793, lâinfortunĂ© Louis XVI, â place qui a portĂ© successivement les noms de Louis XV, avant 1789 ; de la RĂ©volution jusquâĂ 1802 ; de la Concorde jusquâĂ 1814 ; de Louis XVI jusquâĂ 1830, et qui se rĂ©appelle de la Concorde, jusquâĂ nouvel ordre ; â sur cette place oĂč lâon voit un palais sans roi, les Tuileries ; un temple sans dĂ©dicace, la Madeleine ; un arc de triomphe sans consĂ©cration, lâarc de lâĂtoile ; on Ă©levait un monument Ă Louis XVI. Le piĂ©destal qui devait le supporter Ă©tait seul achevĂ©, quand la rĂ©volution de 1830 Ă©clata. Pendant mon sĂ©jour, on plaça sur les balustrades du beau pont Louis XVI, les statues colossales en marbre blanc de CondĂ©, Turenne, Dugesclin, Bayard, Suger, Sully, Richelieu, Colbert, Tourville, Duquesne, Duguay-Trouin et Suffren elles ont disparu. Au rond-point des Champs-ĂlysĂ©es, on Ă©levait un monument Ă Louis XV, encore peu avancĂ© ; je pense que les derniers Ă©vĂ©nements empĂȘcheront quâon y donne suite. Le superbe Arc de triomphe de la barriĂšre de lâĂtoile, ou de Neuilly sâachevait. Jâen avais vu poser la premiĂšre pierre en 1806 on le dĂ©diait alors aux armĂ©es françaises de la RĂ©publique et de lâEmpire ; sous les Bourbons de la branche aĂźnĂ©e, il devait ĂȘtre consacrĂ© Ă la gloire du duc dâAngoulĂȘme, pour sa campagne dâEspagne. On Ă©levait une statue Ă Louis XVIII, auteur de la Charte, et fondateur du gouvernement reprĂ©sentatif en France, sur la place du Palais-Bourbon, en face de la Chambre des dĂ©putĂ©s elle nâĂ©tait pas terminĂ©e Ă la dĂ©chĂ©ance de Charles X ; quâen est-il advenu ? Je fus souvent visiter lâĂ©glise Sainte-GeneviĂšve, pour bien connaĂźtre sa belle architecture et pour Ă©tudier la fresque que le baron Gros a peinte, dans la seconde coupole du dĂŽme. Un groupe, dans cette fresque, devait reprĂ©senter NapolĂ©on avec Marie-Louise, le roi de Rome et les principaux guerriers, mais les invasions de 1814 et 1815 y firent substituer Louis XVIII et la Charte. La rĂ©volution, la France, le duc de Bordeaux, la guerre dâEspagne, la dauphine, entourent le roi, tenant la place des personnages qui devaient figurer autour de NapolĂ©on. Ce fait est curieux Ă ajouter Ă lâhistoire des changements quâa Ă©prouvĂ©s lâĂ©glise Sainte-GeneviĂšve que voici Ă nouveau destinĂ©e aux grands hommes. Chaque fois que je revoyais la triomphale colonne de la place VendĂŽme, je restais autant de temps Ă la contempler que si câeĂ»t Ă©tĂ© le premier jour. Ses bas-reliefs me rappelaient dâhonorables et glorieux souvenirs. Le temps nâavait pas effacĂ© en moi les impressions vivaces de cette cĂ©lĂšbre campagne dâAusterlitz. La rĂ©volution de juillet fit disparaĂźtre le drapeau blanc qui sây dĂ©ployait et restaurer le drapeau tricolore sous les couleurs duquel nous avions vaincu les Autrichiens, dans cette immortelle journĂ©e en 1805. Jâavais formĂ© le projet, avant mon arrivĂ©e Ă Paris, de suivre les cours des plus illustres professeurs du CollĂšge de France et du jardin dâhistoire naturelle. Je comptais sur mon bon vouloir, mais il me manqua en partie, et puis les dĂ©rangements, les visites, vingt autres obstacles sây joignirent. Je ne fus assez exact quâĂ celui de chimie, Ă la Sorbonne, fait par M. ThĂ©nard. Câest une indiffĂ©rence que je me reproche, quand elle a Ă©tĂ© volontaire. Un homme avait Ă cette Ă©poque une espĂšce de cĂ©lĂ©britĂ©, que peu de personnes auraient enviĂ©es ; mais on cherchait Ă le voir, et je le regardais chaque fois que jâallais me promener dans les galeries du Palais Royal câĂ©tait le DiogĂšne de ce brillant bazar, le fameux Chodrus Duclos, de Bordeaux. Cet homme, aprĂšs avoir joui dâune assez belle fortune, fait lâornement de la bonne sociĂ©tĂ© et paradĂ© sur de beaux chevaux, aprĂšs sâĂȘtre fait remarquer par son bon ton, son luxe de toilette, ses frĂ©quents duels et ses nombreuses maĂźtresses, promenait son cynisme, sa misĂšre, ses haillons, dans le lieu de Paris le plus hantĂ© par les Ă©trangers, les provinciaux et les dĂ©sĆuvrĂ©s. On le regardait avec Ă©tonnement, on admirait sa belle taille, sa figure expressive, ses yeux de feu, mais on dĂ©tournait aussitĂŽt la vue, tant lâabjection et le malheur de ce personnage, encore fier, attristaient. Il avait Ă©tĂ© lâami, disait-on, du comte de Peyronnet, qui fut deux fois ministre et signa les ordonnances de juillet. VoilĂ comment, pendant les premiers mois, je courus assez pour tout voir ; mais plus tard, tant par suite de mes chagrins que par ennui et lassitude, je fus moins ardent ; ma curiositĂ©, moins vive ou satisfaite, me rendit plus indiffĂ©rent, et câest ainsi que jâai quittĂ© Paris sans avoir assistĂ© Ă aucune sĂ©ance de la Chambre des dĂ©putĂ©s. Jâavais vu une grande rĂ©volution sâaccomplir en trois jours un trĂŽne renversĂ© et un autre relevĂ© par la volontĂ© nationale ; un roi puissant fuir avec toute sa famille, en pays Ă©tranger, et surveillĂ© sur sa route dâexil, pour quâil ne sâĂ©cartĂąt pas de lâitinĂ©raire qui lui Ă©tait tracĂ©. Jâavais vu descendre le drapeau blanc, imposĂ© Ă la France par les Ă©trangers, et reparaĂźtre aprĂšs quinze annĂ©es de proscription, la glorieuse cocarde tricolore. Jâavais vu une superbe garde royale, belle de tenue et de discipline, bien favorisĂ©e et pleine de dĂ©vouement, se fondre, se dissoudre, et disparaĂźtre, avant mĂȘme que son royal chef lâeĂ»t dĂ©gagĂ©e de ses serments. Jâavais vu lâinsubordination dans les troupes presque encouragĂ©e, les officiers et les soldats dĂ©nonçant leurs supĂ©rieurs ; la mĂ©diocritĂ©, lâinconduite se faire des titres de ce quâils nâavaient pas Ă©tĂ© employĂ©s sous la Restauration, pour prĂ©tendre Ă des emplois, Ă des grades supĂ©rieurs, Ă des rĂ©compenses, par-dessus ceux qui, pendant quinze annĂ©es, sâĂ©taient dĂ©vouĂ©s au service du pays, avaient conservĂ© les bonnes traditions de lâEmpire, et mĂ©ritĂ© les Ă©loges des bons citoyens pour leur parfaite discipline. Jâavais vu descendre au tombeau la mĂšre de mon bien-aimĂ© fils. Quand je disais au colonel PerrĂ©gaux et Ă quelques autres officiers, avec lesquels je me trouvais avant notre dĂ©part de Lyon Puisque nous allons Ă Paris, je voudrais y ĂȘtre tĂ©moin de quelque Ă©vĂ©nement important », je ne pensais pas ĂȘtre si douloureusement servi. Quelle soif irrĂ©flĂ©chie dâĂ©motions et de nouveautĂ©s, si fatalement satisfaites et si funeste Ă mon bonheur ! Les soldats apprirent avec plaisir quâils allaient quitter ce brillant Paris, qui nâĂ©tait pour eux quâun sĂ©jour de grosses lassitudes et de pĂ©nibles veilles. Personnellement, jâen fus trĂšs satisfait. Jây avais Ă©tĂ© trop malheureux, jây avais Ă©prouvĂ© trop de dĂ©goĂ»t et dâennui, pour ne pas considĂ©rer comme une grande faveur lâordre qui nous prescrivait dâaller tenir garnison dans un autre lieu de France. Un village, Ă cette Ă©poque, me semblait prĂ©fĂ©rable Ă la capitale du monde civilisĂ©. CHEZ LE DUC DE DOUDEAUVILLE En 1830, BarrĂšs est devenu, par rang dâanciennetĂ©, le plus ancien des commandants du 15Ăšme. Son bataillon est le premier Ă partir pour lâAlsace, le 1er octobre. En cours de route, Ă Montmirail, oĂč il Ă©tait dĂ©jĂ passĂ© en 1808, 1814 et 1829, son billet de logement lui vaut dâĂȘtre lâhĂŽte du duc de Doudeauville, pair de France et ancien ministre de Charles X, dans le beau chĂąteau oĂč naquit le cardinal de Retz. » 3 octobre 1830. â LogĂ© par billet de logement chez le noble duc, je reçus, peu de temps aprĂšs ĂȘtre entrĂ© dans lâappartement qui mâĂ©tait destinĂ©, la visite dâun valet de chambre qui mâannonça celle de son maĂźtre, et mâapporta en mĂȘme temps que des rafraĂźchissements sept Ă huit journaux politiques de diffĂ©rentes couleurs. AprĂšs mâĂȘtre habillĂ©, je fis dire que jâĂ©tais en position de recevoir lâhonneur quâon voulait bien me faire. M. de Doudeauville vint me complimenter, et mâinviter pour six heures. Plus tard, je lui rendis sa visite, et fus ensuite me promener dans le vaste parc du chĂąteau, trĂšs curieux par sa position en pente sur le Petit Morin, et ses beaux points de vue. Le chĂąteau est une vieille habitation modernisĂ©e, flanquĂ©e de tours carrĂ©es, et sur lâune dâelles flottait un immense drapeau tricolore. Le dĂźner rassembla M. le duc et Mme la duchesse de Doudeauville, M. et Mme SosthĂšne de La Rochefoucauld, celui-ci, aide de camp de Charles X, directeur des Beaux-Arts de la maison du roi, homme cĂ©lĂšbre par son bon ton et pour avoir, dans lâintĂ©rĂȘt des mĆurs, fait allonger les jupons des demoiselles de lâopĂ©ra ; Mme la duchesse Mathieu de Montmorency, veuve du Saint Duc comme les dĂ©vots lâappelĂšrent lors de sa mort subite Ă Saint-Thomas dâAquin, ancien ministre de Charles X ; M. le marquis Chapt de Rastignac, pair destituĂ© par la rĂ©volution de Juillet, gendre de M. de Doudeauville, et plusieurs autres personnes, moins aristocratiques Ă ce que je crois. On causa peu. M. de La Rochefoucauld et moi, nous fĂ»mes Ă peu prĂšs les seuls qui Ă©changeĂąmes quelques paroles Ă voix basse. Du reste je nâeus quâĂ me louer des politesses quâon me fit, et des attentions dont je fus lâobjet. Dans le salon, on fut plus expansif. On y parla beaucoup de politique, de la rĂ©volution de Juillet et des malheurs de la famille royale. Malheureux rois ! disait M. de Doudeauville, les bons conseils ne lui ont pas manquĂ©, mais des hommes plus influents lâont circonvenu et conduit Ă sa perte. » Tous ces personnages avaient quittĂ© Paris seulement depuis quelques jours ; ils venaient dans cette antique demeure se consoler de la chute du roi, et oublier, sâil Ă©tait possible, les grandeurs quâils avaient perdues. M. de Doudeauville est un petit homme sec, dĂ©jĂ ĂągĂ© ; sa femme, presque aveugle ; leur fils, un bel homme aux grandes maniĂšres ; leur belle-fille, encore jeune, peu remarquable, quoique assez bien de figure. Quant Ă M. de Rastignac, je le trouvai un marquis de théùtre, un personnage de Marivaux. Ces dames ne parlĂšrent pas elles se seraient compromises devant un plĂ©bĂ©ien qui servait un usurpateur. Quoique je fusse Ă©tranger Ă tout ce grand monde, jây tins ma place, et reçus un accueil parfait.[5] DE METZ Ă WISSEMBOURG Le 11 octobre, BarrĂšs arrive Ă Metz, quâil revoit pour la troisiĂšme fois. Ă la porte de la ville oĂč je devais mâarrĂȘter, former les pelotons et rĂ©gulariser la tenue pour faire mon entrĂ©e, je vis venir Ă moi mon fils conduit par son grand-pĂšre, sa grand-mĂšre et sa tante Ălisa Belfoy. Avec quelle joie je les embrassai tous quatre, et pressai tendrement contre mon cĆur mon petit Auguste ! Ce nouveau tĂ©moignage dâaffection que me donnaient ces bons parents me toucha vivement. Faire un voyage de cinquante lieues pour me procurer le plaisir dâembrasser mon enfant, câĂ©tait me donner une bien grande preuve de leur attachement et mâoffrir une aimable diversion aux ennuis dâune longue route. Je trouvai mon fils fort, espiĂšgle, et plein de santĂ©. Quarante-huit heures que je passai avec ma famille me parurent bien courtes. 18 octobre. â Ă quelques heures au-delĂ de Bitche, marchand dans le brouillard et sur un chemin sablonneux mal tracĂ©, le bataillon quitta la route et se dirigea Ă gauche vers la BaviĂšre rhĂ©nane. PrĂšs dâarriver Ă la frontiĂšre, un paysan accourut, tout haletant, me prĂ©venir de notre erreur, et nous remit dans la direction que nous devions suivre. Je le remerciai comme il convenait du service quâil venait de me rendre, car, dans les circonstances oĂč nous nous trouvions, une violation de ce territoire aurait pu paraĂźtre intentionnelle et donner lieu Ă des commentaires plus ou moins absurdes. Ă cette Ă©poque, lâEurope tout entiĂšre Ă©tait en agitation. Les rois se prĂ©paraient Ă la guerre, soit pour contenir les peuples que la rĂ©volution de Juillet avait mis en mouvement, soit pour rĂ©sister Ă la France, quâon croyait disposĂ©e Ă porter ses principes en Allemagne et Ă faire de la propagande armĂ©e. Quels effets auraient pu produire lâapparition du drapeau tricolore dans une ancienne province française, et lâarrivĂ©e inattendue dâun bataillon quâon aurait pris pour lâavant-garde dâune armĂ©e dâinvasion ! Lâalarme se serait vite rĂ©pandue ; la joie ou la peur aurait grossi lâĂ©vĂ©nement. Peu aprĂšs, une demi-lieue avant Lembach, je vis venir sur la route, Ă ma rencontre, une espĂšce de troupe armĂ©e, marchant en colonne, tambour battant, drapeau dĂ©ployĂ©. ArrivĂ©e Ă portĂ©e de la voix, cette troupe sâarrĂȘta et son chef cria Qui vive ? » AprĂšs les rĂ©ponses dâusage, il sâapprocha de moi, me salua de lâĂ©pĂ©e, et me dit que les citoyens de Lembach recevraient avec plaisir les soldats du brave 15Ăšme lĂ©ger. Ce capitaine Ă©tait un gamin de quinze ans, de trĂšs bonne tournure, et montrant beaucoup dâaplomb. Il commandait une compagnie de plus de cent jeunes gens, de douze Ă quinze ans, bien organisĂ©s, ayant tous ses officiers, ses sous-officiers, ses caporaux, ses tambours, sa cantiniĂšre, son porte-drapeau. Rien nây manquait, pas mĂȘme lâinstruction et le silence. AprĂšs avoir causĂ© quelques minutes avec cet intĂ©ressant jeune homme, je lui dis de prendre la tĂȘte de la colonne, et de nous conduire sur la place oĂč nous devions nous arrĂȘter. Au gĂźte dâĂ©tape, je le priai de venir dĂźner avec moi, ce quâil fit avec grand plaisir. Jâappris que câĂ©tait un capitaine en retraite qui avait eu la patience dâinstruire et dâorganiser ces enfants avec tant de succĂšs. Ils faisaient plaisir Ă voir. Ils avaient pour armes des grands sabres en bois, dont les chefs, dĂ©corĂ©s dâĂ©paulettes ou de galons selon leur grade, faisaient souvent usage sur le dos de leurs subordonnĂ©s. Nous Ă©tions en Alsace. Au rĂ©sumĂ©, de Paris Ă Wissembourg, ce voyage de dix-neuf jours se fit de la maniĂšre la plus heureuse. Sur toute la route, particuliĂšrement en Champagne et en Lorraine, la population des villes se portait Ă notre rencontre en criant Vive le roi ! Vivent les grandes journĂ©es ! » Toutes les maisons Ă©taient ornĂ©es de drapeaux tricolores, et partout les soldats reçurent bon accueil et furent fĂȘtĂ©s. En partant de Paris, je pensais que cette route serait pour moi une source dâennui et de dĂ©sagrĂ©ments, que les hommes feraient des sottises, manqueraient aux appels, resteraient en arriĂšre. La conduite quâils avaient tenue dans Paris, depuis la rĂ©volution de Juillet, me le donnait Ă craindre. Il nâen fut rien. Quand nous arrivĂąmes Ă Wissembourg, ils Ă©taient si peu fatiguĂ©s et leur tenue si soignĂ©e que les habitants purent croire que nous venions seulement de faire une promenade matinale de quelques lieues. Ayant pris possession de la caserne et installĂ© sa troupe, BarrĂšs obtint bientĂŽt un congĂ© pour aller Ă Charmes. Mais son sĂ©jour se trouva Ă©courtĂ© par une lettre de rappel du colonel, qui croyait Ă une prochaine dĂ©claration de guerre. Ce qui survint, câest un Ă©pisode plus humble, caractĂ©ristique de lâesprit alsacien. DIFFICULTĂS SCOLAIRES EN ALSACE Le 9 mars 1831, je reçus lâordre du gĂ©nĂ©ral Fehrmann de me rendre, avec tout mon bataillon, au village dâOber-Belschdorff, distant de quatre lieues, pour concourir Ă la rĂ©pression dâune rĂ©sistance aux dĂ©cisions de lâadministration supĂ©rieure. Cette quasi-insurrection avait pour cause la nomination dâun maĂźtre dâĂ©cole, que les habitants ne voulaient pas. CâĂ©tait en vain quâon leur disait que celui quâils prĂ©fĂ©raient Ă©tait un ignorant et avait Ă©chouĂ© Ă tous les concours. Ils y tenaient, parce que câĂ©tait le gendre du garde forestier, et que celui-ci les avait prĂ©venu que, sâils en prenaient un autre, il leur ferait des rapports toutes les fois quâils iraient prendre du bois dans la belle forĂȘt de Haguenau. La rĂ©bellion Ă©tait manifeste la gendarmerie avait Ă©tĂ© chassĂ©e plusieurs fois du village, lorsquâelle voulait prendre possession de la maison dâĂ©cole ; des individus avaient Ă©tabli des barricades, et, armĂ©s de fusils, sâĂ©taient retranchĂ©s dans lâĂ©cole. On temporisa, dans lâespĂ©rance que la rĂ©flexion et la lassitude les rendraient plus raisonnables. Cette longanimitĂ© les enhardit. La gendarmerie fut repoussĂ©e une troisiĂšme fois, et le sous-prĂ©fet de Wissembourg bafouĂ©. Dans cet Ă©tat de chose, la force devait intervenir pour faire respecter la loi. Ă mon arrivĂ©e, le 10 mars, je trouvai les barricades Ă©vacuĂ©es, mais la maison dâĂ©cole toujours occupĂ©e. AprĂšs avoir pris quelques dispositions et sommĂ© les rĂ©voltĂ©s de se retirer, jâenvoyai contre eux ma compagnie de voltigeurs. Ă son approche, ils se sauvĂšrent par la porte de derriĂšre, quâon nâavait pas fait garder exprĂšs, et gagnĂšrent Ă toutes jambes la forĂȘt. ImmĂ©diatement, le maĂźtre dâĂ©cole nommĂ© par lâadministration fut installĂ© en prĂ©sence de M. Matter, inspecteur dâAcadĂ©mie, du sous-prĂ©fet, du juge de paix de Soultz-sous-ForĂȘt, du maire et de tous les officiers. Tous les enfants avaient Ă©tĂ© mandĂ©s et contraints de venir pour assister Ă cette cĂ©rĂ©monie qui aurait semblĂ© ridicule dans toute autre circonstance, mais qui fut imposante et pĂ©nible en mĂȘme temps, tous ces malheureux enfants se figurant quâon allait les Ă©gorger sans pitiĂ©. Ils poussaient des cris Ă effrayer lâauditoire. AprĂšs les discours prononcĂ©s, des conseils donnĂ©s et des exhortations faites aux parents, les enfants furent renvoyĂ©s. La commune ayant repris sa tranquillitĂ© ordinaire, et les enfants ne manifestant plus aucune crainte, je rentrai dans ma garnison le 13, en laissant toutefois deux compagnies pour maintenir les esprits dans cette salutaire disposition. Ces deux compagnies rentrĂšrent, quatorze jours aprĂšs, lorsque la gendarmerie eĂ»t Ă peu prĂšs arrĂȘtĂ© les principaux mutins. Cette prudente expĂ©dition, qui ne fit couler que des larmes dâenfants, eut un trĂšs bon rĂ©sultat, en ce quâelle apprit aux populations que le pouvoir Ă©tait assez fort pour faire rentrer dans le devoir ceux qui sâen Ă©cartaient. Depuis 1830, les communes Ă©taient trĂšs agitĂ©es, et les habitants disposĂ©s Ă mettre Ă profit lâespĂšce de pouvoir que la rĂ©volution de Juillet leur avait donnĂ©. Ils dĂ©vastaient en plein jour les forĂȘts de lâĂtat, chassaient les gardes forestiers, menaçaient les maires et apportaient sur les marchĂ©s le produit de leur vol, sans rougir de leurs actions. Je fus souvent obligĂ©, pendant lâhiver, dâenvoyer des compagnies en garnison dans les villages, sur le versant oriental des Vosges, pour faire cesser ce scandaleux brigandage. LâALSACE ACCLAME LE ROI-CITOYEN Depuis plusieurs jours, jâĂ©tais prĂ©venu officiellement de la prochaine arrivĂ©e du roi en Alsace, et mon dĂ©part pour Strasbourg, pour me trouver, avec tout le rĂ©giment, Ă son entrĂ©e dans la capitale de la province et aux revues qui suivraient. Le but politique de ce voyage Ă©tait de faire connaĂźtre, aux populations de lâEst et Ă lâarmĂ©e, le monarque que la France de Juillet sâĂ©tait donnĂ©e. Il Ă©tait important de donner au roi une bonne opinion du rĂ©giment, et Ă lâAllemagne qui nous regardait une semblable opinion sur notre jeune armĂ©e, quâon venait en quelque sorte de recrĂ©er. Je pris toutes mes mesures, en passant de frĂ©quentes inspections, pour que mon bataillon fĂ»t aussi beau, aussi nombreux que possible. Je rĂ©ussis complĂštement. 18 juin. â La garnison, les troupes arrivĂ©es pour les revues du roi et les gardes nationales des arrondissements de Strasbourg et Wissembourg, prirent les armes pour border la haie, depuis la porte Blanche ou Nationale, jusquâau Palais royal. Le roi fit son entrĂ©e solennelle Ă cheval, ayant Ă ses cĂŽtĂ©s ses deux fils, les ducs dâOrlĂ©ans et de Nemours, accompagnĂ©s par les marĂ©chaux Soult et GĂ©rard, par le ministre du Commerce, comte dâArgout, et par un immense Ă©tat-major. Il Ă©tait prĂ©cĂ©dĂ© et suivi de douze rĂ©giments de cavalerie, et de plusieurs centaines de voitures alsaciennes ornĂ©es de feuillages et de rubans, pavoisĂ©es de drapeaux tricolores et remplies de jeunes et fraĂźches paysannes, costumĂ©es dans le goĂ»t du pays. Cette entrĂ©e dans une ville guerriĂšre cĂ©lĂšbre, fut magnifiquement imposante. Un concours immense de citoyens et aussi dâĂ©trangers Ă lâAlsace, une allĂ©gresse gĂ©nĂ©rale et de vives acclamations, spontanĂ©ment manifestĂ©es sur le passage du roi, prouvaient quâil avait lâassentiment des populations entiĂšres. Lâesprit public Ă©tait encore bon, les menĂ©es dĂ©magogiques nâavaient pas encore perverti les masses, et changĂ© en indiffĂ©rence coupable les tĂ©moignages dâaffection que le roi avait reçus jusquâalors. Le passage fini et les rangs rompus, les officiers se rĂ©unirent pour aller chez le roi, oĂč ils furent prĂ©sentĂ©s par le gĂ©nĂ©ral Brayer, commandant la division. Nous trouvĂąmes lĂ le grand duc de Bade et une nombreuse suite, les envoyĂ©s des souverains allemands, et les ambassadeurs ou agents français attachĂ©s Ă ces cours. 19 juin. â Nous prĂźmes les armes de grand matin, pour ĂȘtre rendus de bonne heure au polygone. Ce vaste champ de manĆuvre fut bientĂŽt rempli de troupes de toutes armes, et dâune foule de spectateurs français et allemands. IndĂ©pendamment des gardes nationales Ă pied et Ă cheval, il y avait trois rĂ©giments dâinfanterie 59Ăšme de ligne, 5Ăšme et 15Ăšme lĂ©gers, douze rĂ©giments de cavalerie, deux dâartillerie, et plus de cinq cents voitures attelĂ©es, telles que canons, caissons, fourgons, Ă©quipages de pont, etc. Les Ă©trangers, comme les nationaux furent Ă©tonnamment surpris de voir quâen si peu de mois, on Ă©tait parvenu Ă rĂ©organiser lâarmĂ©e, Ă tripler son effectif, Ă monter la cavalerie et Ă crĂ©er un immense matĂ©riel de campagne. GrĂące au marĂ©chal Soult, la France avait dĂ©jĂ 40 000 hommes bons Ă faire la guerre, 600 piĂšces de canon attelĂ©es, et tous les autres services militaires portĂ©s Ă ce degrĂ©, presque miraculeux, de nombre et dâinstruction. LâarrivĂ©e du roi fut saluĂ©e par les Ă©clatantes acclamations dâun peuple immense, par une dĂ©charge gĂ©nĂ©rale de toutes les piĂšces de canon, par les clairons, les tambours et les musiques de tous les corps formĂ©s en bataille sur plusieurs lignes. Lorsque le souverain eut pris place sur une vaste estrade, Ă©levĂ©e sur un des cĂŽtĂ©s de ce vaste carrĂ©, les colonels ou chefs de corps se rendirent auprĂšs de lui pour recevoir de ses mains les drapeaux et Ă©tendards de leur rĂ©giment, quâils vinrent faire reconnaĂźtre et saluer par leurs subordonnĂ©s. Les cris de Vive le roi ! » se joignant aux bruyantes batteries des tambours qui battaient aux champs, annoncĂšrent que les soldats saluaient avec enthousiasme lâinsigne national, qui devait les guider et les conduire Ă la victoire. Cette reconnaissance terminĂ©e, le roi passa successivement devant tous les corps. En arrivant au centre du rĂ©giment, il me fit appeler, me remit la croix dâofficier de la LĂ©gion dâhonneur, et me dit quâil sâestimait trĂšs heureux de pouvoir rĂ©compenser, par une nouvelle distinction, mes longs et loyaux services. Cet avancement dans lâordre me fut trĂšs agrĂ©able, sans cependant me flatter autant que lorsque je fus nommĂ© simple lĂ©gionnaire en 1813. Le gĂ©nĂ©ral Schramm avait eu la complaisance de venir me prĂ©venir et de me complimenter sur ma nomination, avant que Sa MajestĂ© me dĂ©corĂąt elle-mĂȘme. Dans cette journĂ©e, je recevais ma troisiĂšme dĂ©coration et prĂȘtais serment Ă un sixiĂšme drapeau. Le premier, avec un aigle, au Champ de Mars, sous lâEmpire ; le deuxiĂšme en 1814, aux fleurs de lis, lors du premier retour des Bourbons ; le troisiĂšme, tricolore, Ă lâaigle, pour les Cent-Jours ; le quatriĂšme blanc, au se
FOUILLER DES GLACIĂRES OU DES MACHINES Ă GLAĂONS" FORTNITEEmplacement dĂ©fi Fortnite Battle RoyaleCode crĂ©ateur : LVPPartenaireEpic
DĂ©finition DĂ©finition de glaciĂšre âââ Votre navigateur ne prend pas en charge audio. nom fĂ©minin Armoire ou coffre isotherme refroidis par de la glace, pour conserver les aliments. au figurĂ© et familier Lieu extrĂȘmement froid. ExemplesPhrases avec le mot glaciĂšreUne Ă©tude menĂ©e Ă la glaciĂšre prĂ©cise les quantitĂ©s de glace en barres effet, si vous ĂȘtes sur cet article, c'est probablement que vous avez besoin d'une glaciĂšre Ă©lectrique dĂšs cet 27/04/2021Jeudi, l'homme Ă la glaciĂšre avait soufflĂ© le chaud mercato rĂ©ussi, symbiose avec la direction et accord sur sa prolongation de 09/08/2015Les changements climatiques et le recul de la calotte glaciĂšre menacent leur survie, car leur bien-ĂȘtre nĂ©cessite la prĂ©sence de constructions destinĂ©es Ă la conservation sont Ă©tudiĂ©es les orangeries et les glaciĂšres, partagĂ©es entre les deux principes d'agrĂ©ment et d' & SociĂ©tĂ©s Rurales, 2013 Ces exemples proviennent de sites partenaires externes. Ils sont sĂ©lectionnĂ©s automatiquement et ne font pas lâobjet dâune relecture par les Ă©quipes du Robert. En savoir plus. Dictionnaire universel de FuretiĂšre 1690DĂ©finition ancienne de GLACIERE subst. fem. Lieu sous terre & bien fermĂ©, oĂč on serre l'hyver de la glace pour la conserver jusqu'Ă l'estĂ©. On doit l'invention des glacieres Ă Alexandre le Grand, si on en croit Chares de Mitilene. Ces dĂ©finitions du XVIIe siĂšcle, qui montrent l'Ă©volution de la langue et de l'orthographe françaises au cours des siĂšcles, doivent ĂȘtre replacĂ©es dans le contexte historique et sociĂ©tal dans lequel elles ont Ă©tĂ© rĂ©digĂ©es. Elles ne reflĂštent pas lâopinion du Robert ni de ses Ă©quipes. En savoir plus.
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1/30 Butin d'Ă©tĂ© Aviez-vous vraiment besoin d'un autre stylo jetable, ou l'avez-vous simplement pris sur la table d'exposition parce qu'il Ă©tait gratuit? SĂ©rieusement, jetez des clips de chips cassĂ©s et des articles promotionnels chargĂ©s de logos comme des ouvre-bocaux de foire de rue et des boissons de concert d'Ă©tĂ©. Ensuite, donnez des prix de festival et d'arcade, comme cet ours en peluche surdimensionnĂ© qui est sur le point de se transformer en collecteur de poussiĂšre - dĂ©couvrez oĂč vous pouvez donner presque n'importe quoi. Gardez les jouets en peluche dont vous ne pouvez pas vous sĂ©parer frais et propres en les lavant dans le OTraki grand sac de lavage en filet. Achetez maintenant 2/30 Souvenirs de saison Gardez les souvenirs et perdez les choses photographiez les talons de billets, les cartes postales, les bagues en coquillage bon marchĂ© et les colliers en dents de requin tressĂ©s cassĂ©s avant de les jeter. Donne ce souvenir donnĂ© par un ami bien intentionnĂ© qui n'est tout simplement pas votre style vous regardant, figurine de coyote hurlant. Investissez dans un cadre photo numĂ©rique pour profiter d'un diaporama continu de tous les souvenirs spĂ©ciaux. Achetez maintenant 3/30 Trucs de S'more Utilisez les restes de guimauves et de biscuits Graham ils deviendront rassis avant l'Ă©tĂ© prochain, puis faites de la place dans votre cuisine en dĂ©plaçant le s'mores maker et les s'mores sticks dans un endroit de stockage hors saison, comme votre sous-sol ou votre grenier. Ajoutez un rappel dans votre calendrier de printemps sur son emplacement - vous ne voulez pas avoir Ă le racheter lorsque vous ne le trouverez pas l'annĂ©e prochaine. Parmi les autres monopolisateurs d'espace peu utilisĂ©s Ă stocker ou Ă donner, citons la machine Ă crĂšme glacĂ©e, la machine Ă boissons glacĂ©es et le moule Ă sucettes glacĂ©es. Voyez-vous, vous avez maintenant de la place dans vos armoires de cuisine pour ce compact Machine Ă pain Cuisinart. Vous pouvez prĂ©parer une miche de pain frais Ă dĂ©guster avec votre latte Ă la citrouille et aux Ă©pices. Achetez maintenant 4/30 MarchĂ© de producteurs et encombrement des coopĂ©ratives Les marchĂ©s de producteurs, les coopĂ©ratives locales et les ASC fermeront pour la saison, ce qui en fait le moment idĂ©al pour vous demander Combien de paniers de baies ai-je besoin pour garder?" Si vous avez des paniers, des boisseaux, des boĂźtes ou des bocaux vides supplĂ©mentaires de vos rĂ©cents voyages, il est temps de les rapporter - les organisateurs de coopĂ©ratives et les propriĂ©taires de stands de ferme vous remercieront. tu. Lors de votre prochain voyage, essayez ces produits Ă©cologiques, sacs Ă cordon rĂ©utilisables pour rapporter Ă la maison vos fruits et produits fraisâet essayez ces astuces pour organiser votre frigo. 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Votre collecte municipale locale de dĂ©chets dangereux est un bon moyen de recycler des Ă©lĂ©ments tels que des piĂšges Ă moustiques, des lampes anti-insectes, des bracelets anti-insectes et, pour la plupart, des bougies Ă la citronnelle brĂ»lĂ©es. Et en hiver repousser les rongeurs cherchant Ă nicher dans des endroits de stockage chauds, comme le garage, avec Sachets botaniques de cabine fraĂźche. Achetez maintenant 7/30 Coffrets cadeaux saisonniers Qu'un invitĂ© vous ait donnĂ© ces agitateurs de boisson au sucre au citron ou que vous achetĂ© un ensemble de frictions aux Ă©pices pour barbecue sur un coup de tĂȘte, c'est le moment d'en profiter. Ce truc ne se conserve pas bien et, croyez-nous, il y a beaucoup plus de coffrets cadeaux dans votre avenir. Viens tomber, fais toi plaisir avec ça SĂ©lection de chocolat chaud Godiva. Achetez maintenant 8/30 HTeam/Shutterstock Nettoyer la voiture Maintenant que voyages en voiture d'Ă©tĂ© sont terminĂ©es, votre voiture mĂ©rite un soin minutieux. Jetez les poubelles, y compris les emballages de restauration rapide, et dĂ©terrez les frites Ă©garĂ©es et tous ces craquelins Goldfish que vos enfants ont jetĂ©s dans la console de la porte. Ensuite, faites de la place dans le coffre pour tous vos achats des FĂȘtes en dĂ©plaçant les articles amusants d'Ă©tĂ©, comme les chaises pliantes et les couvertures de plage, dans un rangement hors saison. Enfin, ajoutez un pliable, organisateur de coffre Ă plusieurs compartiments avec beaucoup d'espace pour les sacs Ă provisions. Vous pouvez garder les mamans en pot debout sur le chemin du retour de la pĂ©piniĂšre ou transporter la vaisselle aux rassemblements de vacances dans le compartiment isolĂ©. 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Le distributeur de savon dollar des sables, le rideau de douche mouette et le vase Ă fleurs en Ă©toile de mer peuvent ĂȘtre rangĂ©s pour l'annĂ©e prochaine. Facilitez le rangement des affaires saisonniĂšres avec ces Cubes de stockage MaidMAX avec des fenĂȘtres claires. Plus besoin de fouiller dans les bacs en plastique car la fenĂȘtre vous permet de voir exactement ce qu'il y a Ă l'intĂ©rieur. Achetez maintenant 12/30 Des piles de papier Purger les piles de journaux saisonniers comme ces dĂ©pliants des concerts d'Ă©tĂ©, les brochures d'excursions d'une journĂ©e, les cartes des parcs d'attractions et les dĂ©pliants alĂ©atoires que vous avez ramassĂ©s sur les tables des festivals de rue d'Ă©tĂ©. Avant de les recycler, notez les Ă©vĂ©nements auxquels vous souhaitez revenir l'annĂ©e prochaine dans ce carnet de vacances, qui comprend Ă©galement des listes de contrĂŽle utiles et un espace pour lister des idĂ©es d'excursions d'une journĂ©e. Achetez maintenant 13/30 Fournitures de rentrĂ©e MĂȘme si vous ne retournez pas Ă l'Ă©cole, la fin de l'Ă©tĂ© reste le meilleur moment de l'annĂ©e pour sonder votre armoire Ă fournitures. Faites don de tout surplus de fournitures Ă une campagne de dons de fournitures scolaires locale. Recyclez ces choses qui sont censĂ©s coller mais ne font plus comme les notes autocollantes, les Ă©tiquettes d'adresse de retour et les renforts de papier perforĂ© Ă trois trous. Faites ensuite le plein de fournitures de vacances comme des sacs-cadeaux et des nĆuds. Gardez-les sans dommage et en ordre dans ce double face bĂąillon-cadeau suspendu et organisateur d'emballage. Achetez maintenant 14/30 Indispensables d'Ă©tĂ© Ă moins que vous griller toute l'annĂ©e, il est temps de purger le garde-manger et de rafraĂźchir le rĂ©frigĂ©rateur. Commencez Ă utiliser les viandes que vous avez achetĂ©es en vrac, toutes ces marinades dĂ©sordonnĂ©es, ces petits pains qui se rassasient et ces assaisonnements pour salades d'Ă©tĂ©. Avant les vacances, maximisez l'espace de rangement et minimisez le dĂ©sordre dans votre rĂ©frigĂ©rateur avec un ensemble de six piĂšces de Conteneurs empilables Sorbus-comme ceux-ci 41 conseils d'organisation de la cuisine, vous vous demanderez comment vous avez vĂ©cu sans eux pendant si longtemps. Achetez maintenant 15/30 Encombrement de cuisine alĂ©atoire Faites de la place en dĂ©plaçant cette glaciĂšre Ă cĂŽtĂ© souple et ce panier de pique-nique que vous n'utilisez que pendant les mois les plus chauds. Terminez ces paquets d'assiettes et de serviettes en papier sur le thĂšme des tongs et des flamants roses - ils ne valent pas la peine de les stocker pendant une annĂ©e entiĂšre. Ensuite, jetez ces articles de cuisine aujourd'hui. Vous avez encore besoin de plus d'espace pour prĂ©parer et cuisiner les fĂȘtes? Essayez ce mince Chariot de cuisine roulant avec deux tablettes rĂ©glables, quatre crochets et un plateau en bois. Achetez maintenant 16/30 Armoires et tiroirs de cuisine UNE analyse rapide des armoires et des tiroirs de cuisine peut donner lieu Ă des lancers faciles pour crĂ©er de l'espace recherchez des napperons sur le thĂšme de l'Ă©tĂ© avec le support qui tombe et les torchons de cuisine de saison miteux. Ne nĂ©gligez pas les sacs de voyage thermiques avec fermetures Ă©clair cassĂ©es, les sacs de glace qui fuient, les thermos inutiles sans couvercles et les couvercles tout aussi inutiles sans thermos. Assurez-vous d'avoir au moins un porte-casserole isotherme pour les repas-partage des FĂȘtes et les dĂźners de famille Ă venir. Achetez maintenant 17/30 Gadgets et recettes gastronomiques Les porte-Ă©pis de maĂŻs craquĂ©s ne sont plus sĂ»rs, pas plus que ces craquelins Ă pinces de crabe rouillĂ©s. Les brochettes en bois Ă©clatĂ©es ne sont certainement pas quelque chose Ă conserver une autre saison. Recycler les recettes coupĂ©es et imprimĂ©es, aprĂšs tout de combien de recettes de salade de pommes de terre avez-vous vraiment besoin? Pendant que vous y ĂȘtes, jetez un Ćil Ă votre collection de livres de cuisine â ce livre de cuisine BBQ de 250 pages que vous n'avez mĂȘme jamais ouvert? Donnez-le pour que quelqu'un d'autre en profite. Cela fera de la place pour le Livre de recettes Ski House, rempli de photos en couleur et de 125 repas d'hiver rĂ©confortants et sans effort. Achetez maintenant 18/30 Boissons d'Ă©tĂ© et verrerie de spĂ©cialitĂ© Faites de la place dĂšs aujourd'hui en dĂ©sencombrer votre armoire Ă boissons de cuisine. Tout d'abord, utilisez des choses qui ne se conservent pas bien, comme le mĂ©lange de margarita et le rhum Ă la noix de coco. Ensuite, recyclez les objets cassĂ©s, comme le distributeur de boissons en verre Ă©brĂ©chĂ©, les verres Ă pied en palmier cassĂ©s et les porte-gobelets en plastique fĂȘlĂ©s Ă la noix de coco. Enfin, recyclez les gobelets souvenirs rechargeables que vous ne vous souvenez jamais de rapporter au parc Ă thĂšme de toute façon. Remplissez une partie du nouvel espace avec quelques Tasses isothermes Yeti, idĂ©al pour un cafĂ© chaud ou une soupe sur le pouce pendant les mois les plus froids. Achetez maintenant 20/30 Soins de la peau avant et aprĂšs soleil Les bouteilles de crĂšme solaire et les tubes de gel d'aloĂšs ne se conservent pas indĂ©finiment. Lorsqu'ils sont ouverts pendant un an ou plus ou exposĂ©s Ă des tempĂ©ratures de 75 degrĂ©s ou plus, les ingrĂ©dients actifs peuvent devenir moins efficaces. Consultez toujours le fabricant pour des directives spĂ©cifiques, mais il y a fort Ă parier que vous devriez jeter l'autobronzant de trois ans. Assurez-vous d'avoir beaucoup de crĂšmes hydratantes Ă portĂ©e de main, comme Uderly Lisse, pour apaiser les peaux sĂšches, craquelĂ©es, hivernales. Achetez maintenant 21/30 Maillots de bain et tenues d'Ă©tĂ© Jetez tout ce qui a Ă©tĂ© abĂźmĂ©, comme des cales en liĂšge mouillĂ©es ou des t-shirts avec des taches de moutarde incrustĂ©es. Ensuite, cherchez des choses que vous n'avez pas portĂ©es cette saison et des chemises super spĂ©cifiques Ă la saison on vous regarde, chemise Ă paillettes feu d'artifice. DĂ©couvrez oĂč les donner, ainsi que les sandales qui vous pincent les orteils. Ensuite, fouillez dans le tiroir de votre maillot de bain et jetez ceux qui sont allongĂ©s. PrĂ©parez-vous aux chaussures boueuses et enneigĂ©es avec un plateau de coffre Ă©tanche. Achetez maintenant 22/30 Fournitures de tempĂȘte Fournitures d'urgence en cas de tempĂȘte ne durent pas Ă©ternellement. Remplacez les rations pĂ©rimĂ©es de nourriture et d'eau pour votre famille et vos animaux de compagnie. VĂ©rifiez les dates de pĂ©remption des piles, des fournitures de premiers soins et des mĂ©dicaments. Assurez-vous d'avoir un Chargeur portable tout-en-un, ce qui relancera les batteries de voiture mortes. Il comprend un projecteur, un chargeur de tĂ©lĂ©phone et une banque d'alimentation USB. Achetez maintenant 23/30 TrĂ©sors naturels ReconsidĂ©rez tout ce que vous avez apportĂ© Ă l'intĂ©rieur pendant l'Ă©tĂ© et qui appartenait autrefois Ă l'extĂ©rieur, comme le verre de mer que vous avez rĂ©cupĂ©rĂ© sur la plage, le bois flottĂ© que vous utilisez comme piĂšce maĂźtresse et toutes ces roches. Remettez-les dans la nature et prĂ©voyez de chasser davantage la saison prochaine. En attendant, vous ferez de la place pour les glands et les pommes de pin de l'automne et les branches de houx des fĂȘtes. Affichez ces trĂ©sors d'automne Ă l'intĂ©rieur d'un Verre Hurricane avec bougie sans flamme. Achetez maintenant 24/30 DĂ©chets de garage Adieu les torches tiki cassĂ©es. Adios dĂ©bordant de boĂźtes de trucs Ă vendre lors du vide-grenier que vous n'avez jamais organisĂ©. Adieu les jouets de piscine qui ne sont plus gonflables; glaciĂšres de camping ciao qui ne gardent pas les choses au froid. LĂąchez le support de hamac courbĂ©, la housse de gril usĂ©e par les intempĂ©ries et ces 15 choses que vous ne devriez jamais ranger dans votre garage pendant que vous y ĂȘtes. Avec les trucs cassĂ©s de l'Ă©tĂ© partis, vous aurez de la place pour un cuvette extĂ©rieure de fosse du feu de patio, parfait pour ces soirĂ©es fraĂźches. Achetez maintenant 25/30 Gadgets Grillades Prenez une minute pour reconsidĂ©rer la tenue de cette poĂȘle Ă pizza pour barbecue si vous ne l'avez jamais utilisĂ©e. Et devons-nous mĂȘme discuter de cette brosse de nettoyage de gril pliĂ©e et carrĂ©ment dangereuse? Jetez-le. N'oubliez pas de retourner le rĂ©servoir de propane vide, trop. Gardez votre gril en sĂ©curitĂ© tout l'hiver avec un housse de barbecue Ă©tanche. Achetez maintenant 26/30 DĂ©charger les parapluies Il y a trois types de parapluies dĂ©pouillement Tout d'abord, tout parapluie de pluie qui s'est cassĂ© dans une tempĂȘte ou qui n'est pas en Ă©tat de marche; deuxiĂšmement, ce parasol de patio dĂ©chirĂ© que vous avez gardĂ© juste au cas oĂč ». TroisiĂšmement, la pile de parapluies en papier qui ne verront jamais l'intĂ©rieur d'un verre parce que vous oubliez que vous les possĂ©dez. Le parapluie que vous voudrez absolument est le Mieux Brella. La technologie d'ouverture inversĂ©e maintient la surface humide loin de vous. Achetez maintenant 27/30 Chaises et Coussins Jetez les chaises pliantes fragiles, jetez les chaises longues dangereuses, et ne plus avoir de chaises de plage cassĂ©es. La balançoire tandem, accrochĂ©e Ă une chaĂźne rouillĂ©e, n'est pas non plus quelque chose que vous devez garder. Et n'Ă©voquons mĂȘme pas les coussins de chaise bruts qui sont au-delĂ d'ĂȘtre rĂ©cupĂ©rĂ©s. GĂątez les vacanciers avec ce luxe matelas gonflable avec tĂȘte de lit et surface du dessus d'oreiller; la pompe Ă air intĂ©grĂ©e facilite le gonflage. Achetez maintenant 28/30 Bonbons de jardinage LĂąchez la clĂŽture Ă cerfs cassĂ©e, l'arroseur de pelouse fissurĂ©, les piquets rouillĂ©s, les attaches en lambeaux et les marqueurs de jardin d'herbes fanĂ©es. Les dĂ©marreurs de semis, les engrais inutilisĂ©s et les restes de terre peuvent tous ĂȘtre donnĂ©s Ă une coopĂ©rative locale ou retournĂ©s Ă une pĂ©piniĂšre de fleurs Ă proximitĂ©. Mettez en valeur vos mamans saisonniĂšres et citrouilles dans un fĂ»t de whisky en chĂȘne vieilli. Achetez maintenant 30/30 BoĂźtes vides Les cartons de vos commandes en ligne, grands et petits, petits et grands, s'en dĂ©barrassent une fois pour toutes! Recyclez ces boĂźtes maintenant, ou mieux encore, remplissez-les de dons et donnez-les tous. Vous ĂȘtes assurĂ© d'obtenir plus de boĂźtes avec toutes vos commandes en ligne d'automne et vos achats de cadeaux des FĂȘtes. Facilitez le recyclage lors des fĂȘtes de fin d'annĂ©e ou lors du dĂ©ballage de cadeaux avec poubelles escamotables et bacs de recyclage. Achetez maintenant
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Voiciles emplacements des glaciÚres et des machines à glaçon sur la carte du chapitre 3 de Fortnite pour vous aider à terminer le défi de la semaine 3 de « Fouiller des glaciÚres ou des machines à glaçon ». Nous en sommes au huitiÚme jour de
Comparatif des meilleures glaciĂšres Ă©lectrique de 2019 Les prĂ©paratifs pour partir en vacances sont toujours une aventure Ă laquelle il faut se prĂ©parer en avance. Vous devez penser Ă tous les dĂ©tails logistiques, y compris Ă amener tout le matĂ©riel pour cuisiner. Cela passe par le transport de la plaque de cuisson et du mini-four. Mais la glaciĂšre Ă©lectrique a beaucoup de succĂšs en ce moment. Non seulement, elle se transporte facilement, mais elle permet aussi de stocker au frais un nombre impressionnant de liquides ou de solides. Notre Ă©quipe dâexperts a donc testĂ© des dizaines de glaciĂšres Ă©lectriques afin de vous prĂ©senter ce comparatif avec les 3 meilleures de 2019. Vous ĂȘtes prĂȘt ? Alors on y va ! Comparatif des meilleures glaciĂšres Ă©lectriques Table des matiĂšres1 Comparatif des meilleures glaciĂšres Ă©lectriques2 Mobicool Q40 La meilleure glaciĂšre Ă©lectrique de lâannĂ©e Une allure qui donne La fĂ©e Ă©lectricitĂ© est lâalliĂ© des dĂ©tendeurs de cette glaciĂšre Ă©lectrique3 GlaciĂšre Ă©lectrique Mobicool W40 AC/DC Le meilleur rapport qualitĂ©/prix Une ergonomie bien pensĂ©e et OĂč emmener sa glaciĂšre Ă©lectrique ?4 Mobicool W48 AC/DC La meilleure glaciĂšre Ă©lectrique pas Quâest ce que la mousse PolyurĂ©thane?5 Comment choisir sa glaciĂšre Ă©lectrique ?6 Les avantages et inconvĂ©nients dâune glaciĂšre Ă©lectrique7 FAQ Nous rĂ©pondons Ă vos questions8 Notre verdict sur les glaciĂšres Ă©lectriques9 Comment garder la ligne et bien manger ? Mobicool Q40 La meilleure glaciĂšre Ă©lectrique de lâannĂ©e Voir le prix Avantages Comme lâatteste la photographie ci-dessus, on peut ranger le cĂąble dans le couvercle GrĂące Ă Ă ses coins en aluminium, la glaciĂšre Ă©lectrique est solide InconvĂ©nients Ce modĂšle de glaciĂšre Ă©lectrique ne possĂšde pas de roulettes Une allure qui donne envie MĂȘme si on le voit pas sur la photo que nous avons sĂ©lectionnĂ©, nous devons vous spĂ©cifier que cette glaciĂšre Ă©lectrique est connue pour ĂȘtre trĂšs solide. Conçue tout en aluminium, son revĂȘtement en est la preuve la plus flagrante. De plus, des coins en acier viennent renforcer sa robustesse lĂ©gendaire. MalgrĂ© ses presque dix kilos, vous pouvez la dĂ©placer grĂące Ă poignĂ©es latĂ©rales disposĂ©es sur les cĂŽtes. De ce fait, cette glaciĂšre Ă©lectrique demeure lâexemple type de lâaccessoire quâon peut utiliser partout sans craindre de tomber en panne en cours de terme dâisolation, cette glaciĂšre Ă©lectrique possĂšde un revĂȘtement en mousse polyurĂ©thane. Nous vous expliquerons ses qualitĂ©s un peu plus tard dans ce comparatif, mais sachez que câest ce qui se fait de mieux actuellement sur le marchĂ© de la glaciĂšre Ă©lectrique. La fĂ©e Ă©lectricitĂ© est lâalliĂ© des dĂ©tendeurs de cette glaciĂšre Ă©lectrique En plus, vous pouvez la brancher Ă lâintĂ©rieur comme Ă lâextĂ©rieur. Dans le colis, deux sortes de cĂąbles Ă©lectriques sont fournis. Lâun pour les prises de courant basiques de la maison. Lâautre pour lâallume cigare de la voiture. Les deux combinĂ©s ouvrent la voie Ă une utilisation illimitĂ©e. Voir le prix GlaciĂšre Ă©lectrique Mobicool W40 AC/DC Le meilleur rapport qualitĂ©/prix Voir le prix Avantages La glaciĂšre Ă©lectrique refroidit jusquâĂ moins dix-huit degrĂ©s La glaciĂšre Ă©lectrique est maniable InconvĂ©nients Cette glaciĂšre Ă©lectrique pĂšse dix kilos, câest la plus lourde du comparatif Une ergonomie bien pensĂ©e et calculĂ©e En plus des deux poignĂ©es prĂ©cĂ©dentes sur le prĂ©cĂ©dent modĂšle, deux avantages viennent complĂ©ter le tableau. Dâune part, une poignĂ©e de transport dĂ©pliable va considĂ©rablement amĂ©liorer le confort des personnes chargĂ©es de la transporter. Puis, une fois Ă terre, des roulettes viennent en renfort pour que la glaciĂšre Ă©lectrique ne tangue pas pendant le reste du trajet. Surtout si ce dernier sâeffectue Ă pied. Pour finir, une nouvelle fois, vous avez le loisir dâoptimiser le rangement des accessoires nĂ©cessaires Ă son rattachement Ă lâĂ©lectricitĂ©. SituĂ© sous le couvercle, un espace est dĂ©diĂ© aux cĂąbles. OĂč emmener sa glaciĂšre Ă©lectrique ? Lorsquâon lâhabitude de pratiquer une activitĂ© Ă lâextĂ©rieur, on aime bien avoir son lot de boissons fraĂźches Ă portĂ©e de bouche. Ainsi, quand on doit attendre que les poissons mordent Ă lâhameçon. Quand on va Ă la plage un jour de canicule. Cette glaciĂšre Ă©lectrique peut vous accompagner sans aucun problĂšmes. Il en va de mĂȘme pour vos rĂ©ceptions en maison. Si vous manquez dâun endroit pour stocker vos bouteilles de biĂšre ou autres envies de liquide, la glaciĂšre Ă©lectrique peut accueillir des bouteilles de deux livres couchĂ©es Ă lâhorizontale. Vous lâavez compris, en tant que frigo dâappoint, cet objet peut trĂšs remplir sa mission sans Ă avoir Ă vous lĂącher dans le courant de lâaprĂšs-midi. A vous de vous organiser afin de recharger la batterie avant de vous en servir pendant toute une aprĂšs-midi. Voir le prix Mobicool W48 AC/DC La meilleure glaciĂšre Ă©lectrique pas cher Voir le prix Avantages Cette glaciĂšre Ă©lectrique est en mousse polyurĂ©thane Autant lĂ©gĂšre que pratique, la glaciĂšre Ă©lectrique peut contenir beaucoup Cette glaciĂšre Ă©lectrique possĂšde une poignĂ©e tĂ©lescopique InconvĂ©nients Elle ne refroidit pas assez rapidement Quâest ce que la mousse PolyurĂ©thane? On le voit, ces trois produits sont constituĂ©s en majeure partie de ce matĂ©riau. Indispensable pour isoler des aliments solides ou liquides, ce revĂȘtement les conserve Ă basse tempĂ©rature. Ainsi pour cette glaciĂšre Ă©lectrique, tout son contenu sera stockĂ© Ă environ moins seize degrĂ© en dessous de la tempĂ©rature ambiante. Ce qui peut largement convenir lors dâun pique-nique ou dâun barbecue entre amis. MĂȘme les enfants pourront Ă©galement y rajouter leurs sorbets ou leurs cones glacĂ©s puisque la glaciĂšre Ă©lectrique possĂšde un sĂ©parateur amovible. Cet Ă©lĂ©ment sâavĂšre indispensable si toute une mĂȘme famille se sert du produit pendant une longue pĂ©riode. Enfin, Ă moins de huit kilos, il est facile de sâen servir surtout quâune poignĂ©e tĂ©lescopique va vous faciliter la tache de lâemmener avec vous en camping, sur la plage, en randonnĂ©e. Toutes les combinaisons sont possibles tant cet objet ne prend pas de place au sol ni dans une voiture. En sortie, nâoubliez pas de mettre le cĂąble allume-cigare Ă sa place, soit sous le couvercle. Voir le prix L'alimentation Ă©lectrique fixeGrĂące Ă un voltage allant de 220 Ă 240 volts, vous pouvez brancher ces appareils oĂč bon vous semble. Cuisine, chambre, salon, salle Ă manger tout est possible. Par exemple, si vous recevez des amis pour une raclette ou pour plancha Ă©lectrique, stocker vos bouteilles de vin dans une glaciĂšre Ă©lectrique vous permettra dâen profiter Ă parfaite tempĂ©rature jusquâau bout de la nuit. L'alimentation Ă©lectrique nomadeCette fois-ci, câest lâallume cigare qui va faire tout le travail. SituĂ© dans la voiture, celui-ci va vous permettre de recharger votre glaciĂšre afin quâelle puisse vous accompagner dans vos sorties plage, pĂȘche ou encore pratique de sport avec de longue distances randonnĂ©e Le volume de stockageCes modĂšles acceptent autour de quarante voir cinquante litres de boissons. Câest une aubaine pour tout ceux qui aiment se rafraĂźchir sans Ă avoir Ă bouger de leur transat. L'ergonomieSouvent, les roulettes sont ce quâil a de mieux pour la sortir de chez soi et lâemmener jusquâĂ la voiture. Mais les poignĂ©es latĂ©rales sont sont souvent utiles lorsquâon a la chance dâavoir quelquâun de costaud Ă proximitĂ© de soi. Enfin, sur le troisiĂšme modĂšle, la poignĂ©e tĂ©lescopique est un avantage certain pour ceux qui sâen servent tout le temps. Sans se baisser, se pencher ou trop soulever, la glaciĂšre Ă©lectronique va se fondre dans votre quotidien et celui de toute votre famille. Le rangement des cĂąblesLe logement des cĂąbles dans le couvercle est un atout logistique. En effet, pour les plus Ă©tourdis, ce compartiment fera office de piqĂ»re de rappel pour ravitailler la batterie de la glaciĂšre Ă©lectrique en courant. Les avantages et inconvĂ©nients dâune glaciĂšre Ă©lectrique Avantages La glaciĂšre Ă©lectrique se branche nâimporte oĂč allume-cigare, chambre, etc. Elle contient aliments liquides boissons comme solides glaces On peut lâutiliser pour remplacer un petit frigo La glaciĂšre Ă©lectrique est facilement transportable en vacances grĂące Ă un systĂšme de poignĂ©es et roulettes. InconvĂ©nients Il faut bien sâorganiser avant en la rechargeant suffisamment Il faut bien prĂ©voir savoir quelle quantitĂ© on emmĂšne et dont on dispose FAQ Nous rĂ©pondons Ă vos questions Qu'est ce qu'une glaciĂšre Ă©lectrique ?Câest un objet en forme de gros cabat qui permet de transporter avec soi du solide et du liquide Comment fonctionne une glaciĂšre Ă©lectrique ?Comme on le sait, on peut brancher la batterie sur diffĂ©rentes sortes de prises. Tout dâabord, douze volts. Cela concerne lâembout allume cigare dâune voiture. Quand on a un sortie de prĂ©vue avec des enfants en bas Ăąge, ce critĂšre est parfaite. Ensuite, une prise de courant lambda en intĂ©rieur fait trĂšs bien lâaffaire. Cela correspond Ă 220 ou 230 volts. Combien de temps peut-on laisser brancher une glaciĂšre Ă©lectrique ?Lâensemble de ces informations figurent sur la notice de la glaciĂšre Ă©lectrique. Nâoubliez pas de vĂ©rifier cet aspect avant de faire votre achat. Quelle glaciĂšre Ă©lectrique choisir ? En premier lieu, vous devez contrĂŽler la capacitĂ© de stockage de votre glaciĂšre Ă©lectrique. Ce critĂšre a une base unitĂ© en litres. Par exemple, pour ces trois modĂšles, le taux maximum est de cinquante Litres. De ce fait, le constructeur prĂ©cise Ă chaque fois que des bouteilles de deux litres peuvent rentrer mais mises de maniĂšre horizontales. En outre, un sĂ©parateur amovible vous aidera Ă vous organiser au sein de lâappareil. En second lieu, vous devez vĂ©rifiez le revĂȘtement. Bien sur, la mousse polyurĂ©thane qui isole particuliĂšrement bien les liquides. Mais aussi, savoir de quoi est composĂ© le matĂ©riau extĂ©rieur de votre glaciĂšre Ă©lectrique. Aluminium ? Plastique ? Toutes les combinaisons sont possibles. Enfin, comme nous vous lâavons expliquĂ© juste au dessus, le branchement Ă lâĂ©lectricitĂ© est un enjeu majeur pour amortir votre glaciĂšre Ă©lectrique. Ou acheter une glaciĂšre Ă©lectrique ?Tous les magasins de sport ont forcĂ©ment un coin avec des glaciĂšres. En effet, Ă cotĂ© des tentes, matĂ©riel de camping ou de randonnĂ©e, vous avez forcĂ©ment le modĂšle qui vous correspondra le mieux en terme de budget, de fonctionnalitĂ©s et de capacitĂ©s physiques et logistiques. Notre verdict sur les glaciĂšres Ă©lectriques Nous espĂ©rons que notre petit comparatif sur ces grandes glaciĂšres Ă©lectriques vous a plu. Si vous voulez avoir notre avis sur les glaciĂšres 12V 200V, nous vous conseillons de consulter notre guide avec comparatif dĂ©diĂ© Ă ces modĂšles.
DlfAs. n2dnnn6u0q.pages.dev/53n2dnnn6u0q.pages.dev/116n2dnnn6u0q.pages.dev/404n2dnnn6u0q.pages.dev/321n2dnnn6u0q.pages.dev/38n2dnnn6u0q.pages.dev/366n2dnnn6u0q.pages.dev/340n2dnnn6u0q.pages.dev/94
fouiller des glaciÚres ou des machines à glaçons