Desglaçons pour Alger ! L’un des plus importants chantiers de glace du 19e siĂšcle se situait au lac de Sylans, dans l’Ain (Le Poizat-Lalleyriat). De vieux bĂątiments tĂ©moignent encore d’une activitĂ© Ă©conomique passĂ©e qui nous rappelle la place majeure de la glace naturelle dans la vie quotidienne avant la crĂ©ation des ƒUVRES COMPLÈTES DE GUSTAVE FLAUBERT BOUVARD ET PÉCUCHET ƒUVRE POSTHUME PARIS LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR 17, BOULEVARD DE LA MADELEINE, 17 MDCCCCX I Comme il faisait une chaleur de 33 degrĂ©s, le boulevard Bourdon se trouvait absolument dĂ©sert. Plus bas, le canal Saint-Martin, fermĂ© par les deux Ă©cluses, Ă©talait en ligne droite son eau couleur d’encre. Il y avait au milieu un bateau plein de bois, et sur la berge deux rangs de barriques. Au delĂ  du canal, entre les maisons que sĂ©parent des chantiers, le grand ciel pur se dĂ©coupait en plaques d’outremer, et sous la rĂ©verbĂ©ration du soleil, les façades blanches, les toits d’ardoises, les quais de granit Ă©blouissaient. Une rumeur confuse montait au loin dans l’atmosphĂšre tiĂšde ; et tout semblait engourdi par le dĂ©sƓuvrement du dimanche et la tristesse des jours d’étĂ©. Deux hommes parurent. L’un venait de la Bastille, l’autre du Jardin des Plantes. Le plus grand, vĂȘtu de toile, marchait le chapeau en arriĂšre, le gilet dĂ©boutonnĂ© et sa cravate Ă  la main. Le plus petit, dont le corps disparaissait dans une redingote marron, baissait la tĂȘte sous une casquette Ă  visiĂšre pointue. Quand ils furent arrivĂ©s au milieu du boulevard, ils s’assirent, Ă  la mĂȘme minute, sur le mĂȘme banc. Pour s’essuyer le front, ils retirĂšrent leurs coiffures, que chacun posa prĂšs de soi ; et le petit homme aperçut, Ă©crit dans le chapeau de son voisin Bouvard ; pendant que celui-ci distinguait aisĂ©ment dans la casquette du particulier en redingote le mot PĂ©cuchet. — Tiens, dit-il, nous avons eu la mĂȘme idĂ©e, celle d’inscrire notre nom dans nos couvre-chefs. — Mon Dieu, oui, on pourrait prendre le mien Ă  mon bureau ! — C’est comme moi, je suis employĂ©. Alors ils se considĂ©rĂšrent. L’aspect aimable de Bouvard charma de suite PĂ©cuchet. Ses yeux bleuĂątres, toujours entre-clos, souriaient dans son visage colorĂ©. Un pantalon Ă  grand-pont, qui godait par le bas sur des souliers de castor, moulait son ventre, faisait bouffer sa chemise Ă  la ceinture ; et ses cheveux blonds, frisĂ©s d’eux-mĂȘmes en boucles lĂ©gĂšres, lui donnaient quelque chose d’enfantin. Il poussait du bout des lĂšvres une espĂšce de sifflement continu. L’air sĂ©rieux de PĂ©cuchet frappa Bouvard. On aurait dit qu’il portait une perruque, tant les mĂšches garnissant son crĂąne Ă©levĂ© Ă©taient plates et noires. Sa figure semblait toute en profil, Ă  cause du nez qui descendait trĂšs bas. Ses jambes, prises dans des tuyaux de lasting, manquaient de proportion avec la longueur du buste, et il avait une voix forte, caverneuse. Cette exclamation lui Ă©chappa — Comme on serait bien Ă  la campagne ! Mais la banlieue, selon Bouvard, Ă©tait assommante par le tapage des guinguettes. PĂ©cuchet pensait de mĂȘme. Il commençait nĂ©anmoins Ă  se sentir fatiguĂ© de la capitale, Bouvard aussi. Et leurs yeux erraient sur des tas de pierres Ă  bĂątir, sur l’eau hideuse oĂč une botte de paille flottait, sur la cheminĂ©e d’une usine se dressant Ă  l’horizon ; des miasmes d’égout s’exhalaient. Ils se tournĂšrent de l’autre cĂŽtĂ©. Alors ils eurent devant eux les murs du Grenier d’abondance. DĂ©cidĂ©ment et PĂ©cuchet en Ă©tait surpris on avait encore plus chaud dans les rues que chez soi ! Bouvard l’engagea Ă  mettre bas sa redingote. Lui, il se moquait du qu’en-dira-t-on ! Tout Ă  coup un ivrogne traversa en zigzag le trottoir ; et, Ă  propos des ouvriers, ils entamĂšrent une conversation politique. Leurs opinions Ă©taient les mĂȘmes, bien que Bouvard fĂ»t peut-ĂȘtre plus libĂ©ral. Un bruit de ferrailles sonna sur le pavĂ© dans un tourbillon de poussiĂšre c’étaient trois calĂšches de remise qui s’en allaient vers Bercy, promenant une mariĂ©e avec son bouquet, des bourgeois en cravate blanche, des dames enfouies jusqu’aux aisselles dans leur jupon, deux ou trois petites filles, un collĂ©gien. La vue de cette noce amena Bouvard et PĂ©cuchet Ă  parler des femmes, qu’ils dĂ©clarĂšrent frivoles, acariĂątres, tĂȘtues. MalgrĂ© cela, elles Ă©taient souvent meilleures que les hommes ; d’autres fois elles Ă©taient pires. Bref, il valait mieux vivre sans elles ; aussi PĂ©cuchet Ă©tait restĂ© cĂ©libataire. — Moi, je suis veuf, dit Bouvard, et sans enfants ! — C’est peut-ĂȘtre un bonheur pour vous ? Mais la solitude Ă  la longue Ă©tait bien triste. Puis, au bord du quai parut une fille de joie avec un soldat. BlĂȘme, les cheveux noirs et marquĂ©e de petite vĂ©role, elle s’appuyait sur le bras du militaire, en traĂźnant des savates et balançant les hanches. Quand elle fut plus loin, Bouvard se permit une rĂ©flexion obscĂšne. PĂ©cuchet devint trĂšs rouge, et sans doute pour s’éviter de rĂ©pondre, lui dĂ©signa du regard un prĂȘtre qui s’avançait. L’ecclĂ©siastique descendit avec lenteur l’avenue des maigres ormeaux jalonnant le trottoir, et Bouvard, dĂšs qu’il n’aperçut plus le tricorne, se dĂ©clara soulagĂ©, car il exĂ©crait les jĂ©suites. PĂ©cuchet, sans les absoudre, montra quelque dĂ©fĂ©rence pour la religion. Cependant le crĂ©puscule tombait, et des persiennes en face s’étaient relevĂ©es. Les passants devinrent plus nombreux. Sept heures sonnĂšrent. Leurs paroles coulaient intarissablement, les remarques succĂ©dant aux anecdotes, les aperçus philosophiques aux considĂ©rations individuelles. Ils dĂ©nigrĂšrent le corps des ponts et chaussĂ©es, la rĂ©gie des tabacs, le commerce, les théùtres, notre marine et tout le genre humain, comme des gens qui ont subi de grands dĂ©boires. Chacun en Ă©coutant l’autre retrouvait des parties de lui-mĂȘme oubliĂ©es. Et bien qu’ils eussent passĂ© l’ñge des Ă©motions naĂŻves, ils Ă©prouvaient un plaisir nouveau, une sorte d’épanouissement, le charme des tendresses Ă  leur dĂ©but. Vingt fois ils s’étaient levĂ©s, s’étaient rassis et avaient fait la longueur du boulevard, depuis l’écluse d’amont jusqu’à l’écluse d’aval, chaque fois voulant s’en aller, n’en ayant pas la force, retenus par une fascination. Ils se quittaient pourtant, et leurs mains Ă©taient jointes, quand Bouvard dit tout Ă  coup — Ma foi ! si nous dĂźnions ensemble ? — J’en avais l’idĂ©e ! reprit PĂ©cuchet, mais je n’osais pas vous le proposer ! Et il se laissa conduire en face de l’HĂŽtel de Ville, dans un petit restaurant oĂč l’on serait bien. Bouvard commanda le menu. PĂ©cuchet avait peur des Ă©pices comme pouvant lui incendier le corps. Ce fut l’objet d’une discussion mĂ©dicale. Ensuite, ils glorifiĂšrent les avantages des sciences que de choses Ă  connaĂźtre ! que de recherches
 si on avait le temps ! HĂ©las, le gagne-pain l’absorbait ; et ils levĂšrent les bras d’étonnement, ils faillirent s’embrasser par-dessus la table en dĂ©couvrant qu’ils Ă©taient tous les deux copistes, Bouvard dans une maison de commerce, PĂ©cuchet au ministĂšre de la marine ; ce qui ne l’empĂȘchait pas de consacrer, chaque soir, quelques moments Ă  l’étude. Il avait notĂ© des fautes dans l’ouvrage de M. Thiers, et il parla avec le plus grand respect d’un certain Dumouchel, professeur. Bouvard l’emportait par d’autres cĂŽtĂ©s. Sa chaĂźne de montre en cheveux et la maniĂšre dont il battait la rĂ©molade dĂ©celaient le roquentin plein d’expĂ©rience, et il mangeait, le coin de la serviette dans l’aisselle, en dĂ©bitant des choses qui faisaient rire PĂ©cuchet. C’était un rire particulier, une seule note trĂšs basse, toujours la mĂȘme, poussĂ©e Ă  de longs intervalles. Celui de Bouvard Ă©tait contenu, sonore, dĂ©couvrait ses dents, lui secouait les Ă©paules, et les consommateurs Ă  la porte s’en retournaient. Le repas fini, ils allĂšrent prendre le cafĂ© dans un autre Ă©tablissement. PĂ©cuchet, en contemplant les becs de gaz, gĂ©mit sur le dĂ©bordement du luxe, puis, d’un geste dĂ©daigneux, Ă©carta les journaux. Bouvard Ă©tait plus indulgent Ă  leur endroit. Il aimait tous les Ă©crivains en gĂ©nĂ©ral et avait eu dans sa jeunesse des dispositions pour ĂȘtre acteur. Il voulut faire des tours d’équilibre avec une queue de billard et deux boules d’ivoire, comme en exĂ©cutait Barberou, un de ses amis. Invariablement elles tombaient, et, roulant sur le plancher entre les jambes des personnes, allaient se perdre au loin. Le garçon, qui se levait toutes les fois pour les chercher Ă  quatre pattes sous les banquettes, finit par se plaindre. PĂ©cuchet eut une querelle avec lui ; le limonadier survint, il n’écouta pas ses excuses et mĂȘme chicana sur la consommation. Il proposa ensuite de terminer la soirĂ©e paisiblement dans son domicile, qui Ă©tait tout prĂšs, rue Saint-Martin. À peine entrĂ©, il endossa une maniĂšre de camisole en indienne et fit les honneurs de son appartement. Un bureau de sapin, placĂ© juste dans le milieu, incommodait par ses angles ; et tout autour, sur des planchettes, sur les trois chaises, sur le vieux fauteuil et dans les coins se trouvaient pĂȘle-mĂȘle plusieurs volumes de l’EncyclopĂ©die Roret, le Manuel du magnĂ©tiseur, un FĂ©nelon, d’autres bouquins, avec des tas de paperasses, deux noix de coco, diverses mĂ©dailles, un bonnet turc et des coquilles rapportĂ©es du Havre par Dumouchel. Une couche de poussiĂšre veloutait les murailles, autrefois peintes en jaune. La brosse pour les souliers traĂźnait au bord du lit, dont les draps pendaient. On voyait au plafond une grande tache noire produite par la fumĂ©e de la lampe. Bouvard, Ă  cause de l’odeur sans doute, demanda la permission d’ouvrir la fenĂȘtre. — Les papiers s’envoleraient ! s’écria PĂ©cuchet, qui redoutait, en plus, les courants d’air. Cependant il haletait dans cette petite chambre, chauffĂ©e depuis le matin par les ardoises de la toiture. Bouvard lui dit — À votre place, j’îterais ma flanelle ! — Comment ! Et PĂ©cuchet baissa la tĂȘte, s’effrayant Ă  l’hypothĂšse de ne plus avoir son gilet de santĂ©. — Faites-moi la conduite, reprit Bouvard, l’air extĂ©rieur vous rafraĂźchira. Enfin PĂ©cuchet repassa ses bottes en grommelant — Vous m’ensorcelez, ma parole d’honneur ! Et malgrĂ© la distance, il l’accompagna jusque chez lui, au coin de la rue de BĂ©thune, en face le pont de la Tournelle. La chambre de Bouvard, bien cirĂ©e, avec des rideaux de percale et des meubles en acajou, jouissait d’un balcon ayant vue sur la riviĂšre. Les deux ornements principaux Ă©taient un porte-liqueurs au milieu de la commode, et, le long de la glace, des daguerrĂ©otypes reprĂ©sentant des amis ; une peinture Ă  l’huile occupait l’alcĂŽve. — Mon oncle ! dit Bouvard. Et le flambeau qu’il tenait Ă©claira un monsieur. Des favoris rouges Ă©largissaient son visage surmontĂ© d’un toupet frisant par la pointe. Sa haute cravate, avec le triple col de la chemise, du gilet de velours et de l’habit noir, l’engonçaient. On avait figurĂ© des diamants sur le jabot. Ses yeux Ă©taient bridĂ©s aux pommettes, et il souriait d’un petit air narquois. PĂ©cuchet ne put s’empĂȘcher de dire — On le prendrait plutĂŽt pour votre pĂšre ! — C’est mon parrain, rĂ©pliqua Bouvard nĂ©gligemment, ajoutant qu’il s’appelait de ses noms de baptĂȘme François-Denys-BartholomĂ©e. Ceux de PĂ©cuchet Ă©taient Juste-Romain-Cyrille, — et ils avaient le mĂȘme Ăąge quarante-sept ans. Cette coĂŻncidence leur fit plaisir, mais les surprit, chacun ayant cru l’autre beaucoup moins jeune. Ensuite, ils admirĂšrent la Providence, dont les combinaisons parfois sont merveilleuses. — Car, enfin, si nous n’étions pas sortis tantĂŽt pour nous promener, nous aurions pu mourir avant de nous connaĂźtre ! Et s’étant donnĂ© l’adresse de leurs patrons, ils se souhaitĂšrent une bonne nuit. — N’allez pas voir les dames ! cria Bouvard dans l’escalier. PĂ©cuchet descendit les marches sans rĂ©pondre Ă  la gaudriole. Le lendemain, dans la cour de MM. Descambos frĂšres tissus d’Alsace, rue Hautefeuille, 92, une voix appela — Bouvard ! Monsieur Bouvard ! Celui-ci passa la tĂȘte par les carreaux et reconnut PĂ©cuchet qui articula plus fort — Je ne suis pas malade ! Je l’ai retirĂ©e ! — Quoi donc ? — Elle ! dit PĂ©cuchet, en dĂ©signant sa poitrine. Tous les propos de la journĂ©e, avec la tempĂ©rature de l’appartement et les labeurs de la digestion, l’avaient empĂȘchĂ© de dormir, si bien que, n’y tenant plus, il avait rejetĂ© loin de lui sa flanelle. Le matin, il s’était rappelĂ© son action, heureusement sans consĂ©quence, et il venait en instruire Bouvard, qui, par lĂ , fut placĂ© dans son estime Ă  une prodigieuse hauteur. Il Ă©tait le fils d’un petit marchand et n’avait pas connu sa mĂšre, morte trĂšs jeune. On l’avait, Ă  quinze ans, retirĂ© de pension pour le mettre chez un huissier. Les gendarmes y survinrent, et le patron fut envoyĂ© aux galĂšres ; histoire farouche qui lui causait encore de l’épouvante. Ensuite, il avait essayĂ© de plusieurs Ă©tats Ă©lĂšve en pharmacie, maĂźtre d’études, comptable sur un des paquebots de la haute Seine. Enfin, un chef de division, sĂ©duit par son Ă©criture, l’avait engagĂ© comme expĂ©ditionnaire ; mais la conscience d’une instruction dĂ©fectueuse, avec les besoins d’esprit qu’elle lui donnait, irritaient son humeur ; et il vivait complĂštement seul, sans parents, sans maĂźtresse. Sa distraction Ă©tait, le dimanche, d’inspecter les travaux publics. Les plus vieux souvenirs de Bouvard le reportaient sur les bords de la Loire, dans une cour de ferme. Un homme, qui Ă©tait son oncle, l’avait emmenĂ© Ă  Paris pour lui apprendre le commerce. À sa majoritĂ©, on lui versa quelques mille francs. Alors il avait pris femme et ouvert une boutique de confiseur. Six mois plus tard, son Ă©pouse disparaissait en emportant la caisse. Les amis, la bonne chĂšre, et surtout la paresse, avaient promptement achevĂ© sa ruine. Mais il eut l’inspiration d’utiliser sa belle main ; et depuis douze ans, il se tenait dans la mĂȘme place, chez MM. Descambos frĂšres tissus, rue Hautefeuille, 92. Quant Ă  son oncle, qui autrefois lui avait expĂ©diĂ© comme souvenir le fameux portrait, Bouvard ignorait mĂȘme sa rĂ©sidence et n’en attendait plus rien. Quinze cents livres de revenu et ses gages de copiste lui permettaient d’aller, tous les soirs, faire un somme dans un estaminet. Ainsi leur rencontre avait eu l’importance d’une aventure. Ils s’étaient, tout de suite, accrochĂ©s par des fibres secrĂštes. D’ailleurs, comment expliquer les sympathies ? Pourquoi telle particularitĂ©, telle imperfection, indiffĂ©rente ou odieuse dans celui-ci enchante-t-elle dans celui-lĂ  ? Ce qu’on appelle le coup de foudre est vrai pour toutes les passions. Avant la fin de la semaine, ils se tutoyĂšrent. Souvent, ils venaient se chercher Ă  leur comptoir. DĂšs que l’un paraissait, l’autre fermait son pupitre, et ils s’en allaient ensemble dans les rues. Bouvard marchait Ă  grandes enjambĂ©es, tandis que PĂ©cuchet, multipliant les pas, avec sa redingote qui lui battait les talons, semblait glisser sur des roulettes. De mĂȘme leurs goĂ»ts particuliers s’harmonisaient. Bouvard fumait la pipe, aimait le fromage, prenait rĂ©guliĂšrement sa demi-tasse. PĂ©cuchet prisait, ne mangeait au dessert que des confitures et trempait un morceau de sucre dans le cafĂ©. L’un Ă©tait confiant, Ă©tourdi, gĂ©nĂ©reux ; l’autre discret, mĂ©ditatif, Ă©conome. Pour lui ĂȘtre agrĂ©able, Bouvard voulut faire Ă  PĂ©cuchet la connaissance de Barberou. C’était un ancien commis voyageur, actuellement boursier, trĂšs bon enfant, patriote, ami des dames, et qui affectait le langage faubourien. PĂ©cuchet le trouva dĂ©plaisant et il conduisit Bouvard chez Dumouchel. Cet auteur car il avait publiĂ© une petite mnĂ©motechnie donnait des leçons de littĂ©rature dans un pensionnat de jeunes personnes, avait des opinions orthodoxes et la tenue sĂ©rieuse. Il ennuya Bouvard. Aucun des deux n’avait cachĂ© Ă  l’autre son opinion. Chacun en reconnut la justesse. Leurs habitudes changĂšrent et, quittant leur pension bourgeoise, ils finirent par dĂźner ensemble tous les jours. Ils faisaient des rĂ©flexions sur les piĂšces de théùtre dont on parlait, sur le gouvernement, la chertĂ© des vivres, les fraudes du commerce. De temps Ă  autre, l’histoire du Collier ou le procĂšs de FualdĂšs revenait dans leurs discours ; et puis, ils cherchaient les causes de la RĂ©volution. Ils flĂąnaient le long des boutiques de bric-Ă -brac. Ils visitĂšrent le Conservatoire des arts et mĂ©tiers, Saint-Denis, les Gobelins, les Invalides et toutes les collections publiques. Quand on demandait leur passeport, ils faisaient mine de l’avoir perdu, se donnant pour deux Ă©trangers, deux Anglais. Dans les galeries du MusĂ©um, ils passĂšrent avec Ă©bahissement devant les quadrupĂšdes empaillĂ©s, avec plaisir devant les papillons, avec indiffĂ©rence devant les mĂ©taux ; les fossiles les firent rĂȘver, la conchyliologie les ennuya. Ils examinĂšrent les serres chaudes par les vitres, et frĂ©mirent en songeant que tous ces feuillages distillaient des poisons. Ce qu’ils admirĂšrent du cĂšdre, c’est qu’on l’eĂ»t rapportĂ© dans un chapeau. Ils s’efforcĂšrent au Louvre de s’enthousiasmer pour RaphaĂ«l. À la grande bibliothĂšque, ils auraient voulu connaĂźtre le nombre exact des volumes. Une fois, ils entrĂšrent au cours d’arabe du CollĂšge de France, et le professeur fut Ă©tonnĂ© de voir ces deux inconnus qui tĂąchaient de prendre des notes. GrĂące Ă  Barberou, ils pĂ©nĂ©trĂšrent dans les coulisses d’un petit théùtre. Dumouchel leur procura des billets pour une sĂ©ance de l’AcadĂ©mie. Ils s’informaient des dĂ©couvertes, lisaient les prospectus, et, par cette curiositĂ©, leur intelligence se dĂ©veloppa. Au fond d’un horizon plus lointain chaque jour ils apercevaient des choses Ă  la fois confuses et merveilleuses. En admirant un vieux meuble, ils regrettaient de n’avoir pas vĂ©cu Ă  l’époque oĂč il servait, bien qu’ils ignorassent absolument cette Ă©poque-lĂ . D’aprĂšs de certains noms, ils imaginaient des pays d’autant plus beaux qu’ils n’en pouvaient rien prĂ©ciser. Les ouvrages dont les titres Ă©taient pour eux inintelligibles leur semblaient contenir un mystĂšre. Et ayant plus d’idĂ©es, ils eurent plus de souffrances. Quand une malle-poste les croisait dans les rues, ils sentaient le besoin de partir avec elle. Le quai aux Fleurs les faisait soupirer pour la campagne. Un dimanche ils se mirent en marche dĂšs le matin, et, passant par Meudon, Bellevue, Suresnes, Auteuil, tout le long du jour ils vagabondĂšrent entre les vignes, arrachĂšrent des coquelicots au bord des champs, dormirent sur l’herbe, burent du lait, mangĂšrent sous les acacias des guinguettes, et rentrĂšrent fort tard, poudreux, extĂ©nuĂ©s, ravis. Ils renouvelĂšrent souvent ces promenades. Les lendemains Ă©taient si tristes, qu’ils finirent par s’en priver. La monotonie du bureau leur devenait odieuse. Continuellement le grattoir et la sandaraque, le mĂȘme encrier, les mĂȘmes plumes et les mĂȘmes compagnons ! Les jugeant stupides, ils leur parlaient de moins en moins. Cela leur valut des taquineries. Ils arrivaient tous les jours aprĂšs l’heure, et reçurent des semonces. Autrefois, ils se trouvaient presque heureux ; mais leur mĂ©tier les humiliait depuis qu’ils s’estimaient davantage, et ils se renforçaient dans ce dĂ©goĂ»t, s’exaltaient mutuellement, se gĂątaient. PĂ©cuchet contracta la brusquerie de Bouvard, Bouvard prit quelque chose de la morositĂ© de PĂ©cuchet. — J’ai envie de me faire saltimbanque sur les places publiques ! disait l’un. — Autant ĂȘtre chiffonnier ! s’écriait l’autre. Quelle situation abominable ! Et nul moyen d’en sortir ! Pas mĂȘme d’espĂ©rance ! Un aprĂšs-midi c’était le 20 janvier 1839, Bouvard Ă©tant Ă  son comptoir reçut une lettre, apportĂ©e par le facteur. Ses bras se levĂšrent, sa tĂȘte peu Ă  peu se renversait et il tomba Ă©vanoui sur le carreau. Les commis se prĂ©cipitĂšrent, on lui ĂŽta sa cravate. On envoya chercher un mĂ©decin. Il rouvrit les yeux ; puis aux questions qu’on lui faisait — Ah !
 c’est que
 c’est que
 un peu d’air me soulagera. Non ! laissez-moi ! permettez ! Et malgrĂ© sa corpulence, il courut tout d’une haleine jusqu’au ministĂšre de la Marine, se passant la main sur le front, croyant devenir fou, tĂąchant de se calmer. Il fit demander PĂ©cuchet. PĂ©cuchet parut. — Mon oncle est mort ! j’hĂ©rite ! — Pas possible ! Bouvard montre les lignes suivantes ÉTUDE DE Me TARDIVEL NOTAIRE Savigny-en-Septaine, 14 janvier 1839. Monsieur, Je vous prie de vous rendre en mon Ă©tude, pour y prendre connaissance du testament de votre pĂšre naturel, M. François-Denys-BartholomĂ©e Bouvard, ex-nĂ©gociant dans la ville de Nantes, dĂ©cĂ©dĂ© en cette commune le 10 du prĂ©sent mois. Ce testament contient en votre faveur une disposition trĂšs importante. AgrĂ©ez, Monsieur, l’assurance de mes respects. TARDIVEL, notaire. » PĂ©cuchet fut obligĂ© de s’asseoir sur une borne dans la cour. Puis il rendit le papier en disant lentement — Pourvu
 que ce ne soit pas
 quelque farce ! — Tu crois que c’est une farce ! reprit Bouvard d’une voix Ă©tranglĂ©e, pareille Ă  un rĂąle de moribond. Mais le timbre de la poste, le nom de l’étude en caractĂšres d’imprimerie, la signature du notaire, tout prouvait l’authenticitĂ© de la nouvelle ; – et ils se regardĂšrent avec un tremblement du coin de la bouche et une larme qui roulait dans leurs yeux fixes. L’espace leur manquait. Ils allĂšrent jusqu’à l’Arc de Triomphe, revinrent par le bord de l’eau, dĂ©passĂšrent Notre-Dame. Bouvard Ă©tait trĂšs rouge. Il donna Ă  PĂ©cuchet des coups de poing dans le dos, et pendant cinq minutes, dĂ©raisonna complĂštement. Ils ricanaient malgrĂ© eux. Cet hĂ©ritage, bien sĂ»r, devait se monter
 — Ah ! ce serait trop beau ! n’en parlons plus. Ils en reparlaient. Rien n’empĂȘchait de demander tout de suite des explications. Bouvard Ă©crivit au notaire pour en avoir. Le notaire envoya la copie du testament, lequel se terminait ainsi En consĂ©quence, je donne Ă  François-Denys-BartholomĂ©e Bouvard, mon fils naturel reconnu, la portion de mes biens disponible par la loi. » Le bonhomme avait eu ce fils dans sa jeunesse, mais il l’avait tenu Ă  l’écart soigneusement, le faisant passer pour un neveu ; et le neveu l’avait toujours appelĂ© mon oncle, bien que sachant Ă  quoi s’en tenir. Vers la quarantaine, M. Bouvard s’était mariĂ©, puis Ă©tait devenu veuf. Ses deux fils lĂ©gitimes ayant tournĂ© contrairement Ă  ses vues, un remords l’avait pris sur l’abandon oĂč il laissait depuis tant d’annĂ©es son autre enfant. Il l’eĂ»t mĂȘme fait venir chez lui, sans l’influence de sa cuisiniĂšre. Elle le quitta, grĂące aux manƓuvres de la famille, et, dans son isolement, prĂšs de mourir, il voulut rĂ©parer ses torts en lĂ©guant au fruit de ses premiĂšres amours tout ce qu’il pouvait de sa fortune. Elle s’élevait Ă  la moitiĂ© d’un million, ce qui faisait pour le copiste deux cent cinquante mille francs. L’aĂźnĂ© des frĂšres, M. Étienne, avait annoncĂ© qu’il respecterait le testament. Bouvard tomba dans une sorte d’hĂ©bĂ©tude. Il rĂ©pĂ©tait Ă  voix basse, en souriant du sourire paisible des ivrognes — Quinze mille livres de rente ! Et PĂ©cuchet, dont la tĂȘte pourtant Ă©tait plus forte, n’en revenait pas. Ils furent secouĂ©s brusquement par une lettre de Tardivel. L’autre fils, M. Alexandre, dĂ©clarait son intention de rĂ©gler tout devant la justice, et mĂȘme d’attaquer le legs s’il le pouvait, exigeant au prĂ©alable scellĂ©s, inventaire, nomination d’un sĂ©questre, etc.! Bouvard en eut une maladie bilieuse. À peine convalescent, il s’embarqua pour Savigny, d’oĂč il revint, sans conclusion d’aucune sorte et dĂ©plorant ses frais de voyage. Puis ce furent des insomnies, des alternatives de colĂšre et d’espoir, d’exaltation et d’abattement. Enfin, au bout de six mois, le sieur Alexandre s’apaisant, Bouvard entra en possession de l’hĂ©ritage. Son premier cri avait Ă©tĂ© — Nous nous retirerons Ă  la campagne ! Et ce mot qui liait son ami Ă  son bonheur, PĂ©cuchet l’avait trouvĂ© tout simple. Car l’union de ces deux hommes Ă©tait absolue et profonde. Mais comme il ne pouvait point vivre aux crochets de Bouvard, il ne partirait pas avant sa retraite. Encore deux ans ; n’importe ! Il demeura inflexible et la chose fut dĂ©cidĂ©e. Pour savoir oĂč s’établir, ils passĂšrent en revue toutes les provinces. Le Nord Ă©tait fertile, mais trop froid ; le Midi enchanteur par son climat, mais incommode vu les moustiques, et le Centre, franchement, n’avait rien de curieux. La Bretagne leur aurait convenu, sans l’esprit cagot des habitants. Quant aux rĂ©gions de l’Est, Ă  cause du patois germanique, il n’y fallait pas songer. Mais il y avait d’autres pays. Qu’était-ce, par exemple, que le Forez, le Bugey, le Roumois ? Les cartes de gĂ©ographie n’en disaient rien. Du reste, que leur maison fĂ»t dans tel endroit ou dans tel autre, l’important c’est qu’ils en auraient une. DĂ©jĂ  ils se voyaient en manches de chemise, au bord d’une plate-bande, Ă©mondant des rosiers, et bĂȘchant, binant, maniant de la terre, dĂ©potant des tulipes. Ils se rĂ©veilleraient au chant de l’alouette pour suivre les charrues, iraient avec un panier cueillir des pommes, regarderaient faire le beurre, battre le grain, tondre les moutons, soigner les ruches, et se dĂ©lecteraient au mugissement des vaches et Ă  la senteur des foins coupĂ©s. Plus d’écritures ! plus de chefs ! plus mĂȘme de terme Ă  payer ! Car ils possĂšderaient un domicile Ă  eux ! Et ils mangeraient les poules de leur basse-cour, les lĂ©gumes de leur jardin, et dĂźneraient en gardant leurs sabots ! — Nous ferons tout ce qui nous plaira ! nous laisserons pousser notre barbe ! Ils s’achetĂšrent des instruments horticoles, puis un tas de choses qui pourraient peut-ĂȘtre servir », telles qu’une boĂźte Ă  outils il en faut toujours dans une maison, ensuite des balances, une chaĂźne d’arpenteur, une baignoire en cas qu’ils ne fussent malades, un thermomĂštre et mĂȘme un baromĂštre systĂšme Gay-Lussac » pour des expĂ©riences de physique, si la fantaisie leur en prenait. Il ne serait pas mal, non plus car on ne peut pas toujours travailler dehors, d’avoir quelques bons ouvrages de littĂ©rature, et ils en cherchĂšrent, fort embarrassĂ©s parfois de savoir si tel livre Ă©tait vraiment un livre de bibliothĂšque ». Bouvard tranchait la question — Eh ! nous n’aurons pas besoin de bibliothĂšque. — D’ailleurs j’ai la mienne, disait PĂ©cuchet. D’avance, ils s’organisaient. Bouvard emporterait ses meubles, PĂ©cuchet sa grande table noire ; on tirerait parmi des rideaux et avec un peu de batterie de cuisine ce serait bien suffisant. Ils s’étaient jurĂ© de taire tout cela, mais leur figure rayonnait. Aussi leurs collĂšgues les trouvaient drĂŽles. Bouvard, qui Ă©crivait Ă©talĂ© sur son pupitre et les coudes en dehors pour mieux arrondir sa bĂątarde, poussait son espĂšce de sifflement tout en clignant d’un air malin ses lourdes paupiĂšres. PĂ©cuchet, juchĂ© sur un grand tabouret de paille, soignait toujours les jambages de sa longue Ă©criture, mais en gonflant les narines, pinçait les lĂšvres, comme s’il avait peur de lĂącher son secret. AprĂšs dix-huit mois de recherches, ils n’avaient rien trouvĂ©. Ils firent des voyages dans tous les environs de Paris, et depuis Amiens jusqu’à Évreux, et de Fontainebleau jusqu’au Havre. Ils voulaient une campagne qui fĂ»t bien la campagne, sans tenir prĂ©cisĂ©ment Ă  un site pittoresque, mais un horizon bornĂ© les attristait. Ils fuyaient le voisinage des habitations et redoutaient pourtant la solitude. Quelquefois ils se dĂ©cidaient, puis craignant de se repentir plus tard, ils changeaient d’avis, l’endroit leur ayant paru malsain, ou exposĂ© au vent de mer, ou trop prĂšs d’une manufacture ou d’un abord difficile. Barberou les sauva. Il connaissait leur rĂȘve, et un beau jour vint leur dire qu’on lui avait parlĂ© d’un domaine, Ă  Chavignolles, entre Caen et Falaise. Cela consistait en une ferme de trente-huit hectares, avec une maniĂšre de chĂąteau et un jardin en plein rapport. Ils se transportĂšrent dans le Calvados et ils furent enthousiasmĂ©s. Seulement, tant de la ferme que de la maison l’une ne serait pas vendue sans l’autre, on exigeait cent quarante-trois mille francs. Bouvard n’en donnait que cent vingt mille. PĂ©cuchet combattit sont entĂȘtement, le pria de cĂ©der, enfin dĂ©clara qu’il complĂšterait le surplus. C’était toute sa fortune, provenant du patrimoine de sa mĂšre et de ses Ă©conomies. Jamais il n’en avait soufflĂ© mot, rĂ©servant ce capital pour une grande occasion. Tout fut payĂ© vers la fin de 1840, six mois avant sa retraite. Bouvard n’était plus copiste. D’abord, il avait continuĂ© ses fonctions par dĂ©fiance de l’avenir, mais s’en Ă©tait dĂ©mis une fois certain de l’hĂ©ritage. Cependant il retournait volontiers chez les MM. Descambos, et la veille de son dĂ©part il offrit un punch Ă  tout le comptoir. PĂ©cuchet, au contraire, fut maussade pour ses collĂšgues, et sortit, le dernier jour, en claquant la porte brutalement. Il avait Ă  surveiller les emballages, faire un tas de commissions, d’emplettes encore, et prendre congĂ© de Dumouchel ! Le professeur lui proposa un commerce Ă©pistolaire, oĂč il le tiendrait au courant de la littĂ©rature ; et aprĂšs des fĂ©licitations nouvelles, lui souhaita une bonne santĂ©. Barberou se montra plus sensible en recevant l’adieu de Bouvard. Il abandonna exprĂšs une partie de dominos, promit d’aller le voir lĂ -bas, commanda deux anisettes et l’embrassa. Bouvard, rentrĂ© chez lui, aspira sur son balcon une large bouffĂ©e d’air en se disant Enfin. » Les lumiĂšres des quais tremblaient dans l’eau, le roulement des omnibus au loin s’apaisait. Il se rappela des jours heureux passĂ©s dans cette grande ville, des pique-niques au restaurant, des soirs au théùtre, les commĂ©rages de sa portiĂšre, toutes ses habitudes ; et il sentit une dĂ©faillance de cƓur, une tristesse qu’il n’osait pas s’avouer. PĂ©cuchet, jusqu’à deux heures du matin, se promena dans sa chambre. Il ne reviendrait plus lĂ  ; tant mieux ! et cependant, pour laisser quelque chose de lui, il grava son nom sur le plĂątre de la cheminĂ©e. Le plus gros du bagage Ă©tait parti dĂšs la veille. Les instruments de jardin, les couchettes, les matelas, les tables, les chaises, un calĂ©facteur, la baignoire et trois fĂ»ts de Bourgogne iraient par la Seine, jusqu’au Havre, et de lĂ  seraient expĂ©diĂ©s sur Caen, oĂč Bouvard qui les attendrait les ferait parvenir Ă  Chavignolles. Mais le portrait de son pĂšre, les fauteuils, la cave Ă  liqueurs, les bouquins, la pendule, tous les objets prĂ©cieux furent mis dans une voiture de dĂ©mĂ©nagement qui s’acheminerait par Nonancourt, Verneuil et Falaise. PĂ©cuchet voulut l’accompagner. Il s’installa auprĂšs du conducteur, sur la banquette, et, couvert de sa plus vieille redingote, avec un cache-nez, des mitaines et sa chanceliĂšre de bureau, le dimanche 20 mars, au petit jour, il sortit de la capitale. Le mouvement et la nouveautĂ© du voyage l’occupĂšrent les premiĂšres heures. Puis les chevaux se ralentirent, ce qui amena des disputes avec le conducteur et le charretier. Ils choisissaient d’exĂ©crables auberges, et, bien qu’ils rĂ©pondissent de tout, PĂ©cuchet, par excĂšs de prudence, couchait dans les mĂȘmes gĂźtes. Le lendemain, on repartait dĂšs l’aube ; et la route, toujours la mĂȘme, s’allongeait en montant jusqu’au bord de l’horizon. Les mĂštres de cailloux se succĂ©daient, les fossĂ©s Ă©taient pleins d’eau, la campagne s’étalait par grandes surfaces d’un vert monotone et froid, des nuages couraient dans le ciel, de temps Ă  autre la pluie tombait. Le troisiĂšme jour, des bourrasques s’élevĂšrent. La bĂąche du chariot, mal attachĂ©e, claquait au vent comme la voile d’un navire. PĂ©cuchet baissait la figure sous sa casquette, et chaque fois qu’il ouvrait sa tabatiĂšre, il lui fallait, pour garantir ses yeux, se retourner complĂštement. Pendant les cahots, il entendait osciller derriĂšre lui tout son bagage et prodiguait les recommandations. Voyant qu’elles ne servaient Ă  rien, il changea de tactique ; il fit le bon enfant, eut des complaisances ; dans les montĂ©es pĂ©nibles, il poussait Ă  la roue avec les hommes ; il en vint jusqu’à leur payer le gloria aprĂšs les repas. DĂšs lors, ils filĂšrent plus lestement, si bien qu’aux environs de Gauburge l’essieu se rompit et le chariot resta penchĂ©. PĂ©cuchet visita tout de suite l’intĂ©rieur ; les tasses de porcelaine gisaient en morceaux. Il leva les bras, en grinçant des dents, maudit ces deux imbĂ©ciles ; et la journĂ©e suivante fut perdue Ă  cause du charretier qui se grisa ; mais il n’eut pas la force de se plaindre, la coupe d’amertume Ă©tant remplie. Bouvard n’avait quittĂ© Paris que le surlendemain, pour dĂźner encore une fois avec Barberou. Il arriva dans la cour des Messageries Ă  la derniĂšre minute, puis se rĂ©veilla devant la cathĂ©drale de Rouen ; il s’était trompĂ© de diligence. Le soir, toutes les places pour Caen Ă©taient retenues ; ne sachant que faire, il alla au théùtre des Arts, et il souriait Ă  ses voisins, disant qu’il Ă©tait retirĂ© du nĂ©goce et nouvellement acquĂ©reur d’un domaine aux alentours. Quand il dĂ©barqua le vendredi Ă  Caen, ses ballots n’y Ă©taient pas. Il les reçut le dimanche et les expĂ©dia sur une charrette, ayant prĂ©venu le fermier qu’il les suivrait de quelques heures. À Falaise, le neuviĂšme jour de son voyage, PĂ©cuchet prit un cheval de renfort, et jusqu’au coucher du soleil on marcha bien. Au delĂ  de Bretteville, ayant quittĂ© la grand’route, il s’engagea dans un chemin de traverse, croyant voir Ă  chaque minute le pignon de Chavignolles. Cependant les orniĂšres s’effaçaient ; elles disparurent, et ils se trouvĂšrent au milieu des champs labourĂ©s. La nuit tombait. Que devenir ? PĂ©cuchet abandonna le chariot, et, pataugeant dans la boue, s’avança devant lui Ă  la dĂ©couverte. Quand il approchait des fermes, les chiens aboyaient. Il criait de toutes ses forces pour demander sa route. On ne rĂ©pondait pas. Il avait peur et regagnait le large. Tout Ă  coup deux lanternes brillĂšrent. Il aperçut un cabriolet, s’élança pour le rejoindre. Bouvard Ă©tait dedans. Mais oĂč pouvait ĂȘtre la voiture de dĂ©mĂ©nagement ? Pendant une heure ils la hĂ©lĂšrent dans les tĂ©nĂšbres. Enfin elle se retrouva, et ils arrivĂšrent Ă  Chavignolles. Un grand feu de broussailles et de pommes de pin flambait dans la salle. Deux couverts y Ă©taient mis. Les meubles arrivĂ©s sur la charrette encombraient le vestibule. Rien ne manquait. Ils s’attablĂšrent. On leur avait prĂ©parĂ© une soupe Ă  l’oignon, un poulet, du lard et des Ɠufs durs. La vieille femme qui faisait la cuisine venait de temps Ă  autre s’informer de leurs goĂ»ts. Ils rĂ©pondaient Oh ! trĂšs bon, trĂšs bon ! et le gros pain difficile Ă  couper, la crĂšme, les noix, tout les dĂ©lecta. Le carrelage avait des trous, les murs suintaient. Cependant ils promenaient autour d’eux un regard de satisfaction, en mangeant sur la petite table oĂč brĂ»lait une chandelle. Leurs figures Ă©taient rougies par le grand air. Ils tendaient leur ventre ; ils s’appuyaient sur le dossier de leur chaise, qui en craquait, et ils se rĂ©pĂ©taient — Nous y voilĂ  donc ! quel bonheur ! il me semble que c’est un rĂȘve ! Bien qu’il fĂ»t minuit, PĂ©cuchet eut l’idĂ©e de faire un tour dans le jardin. Bouvard ne s’y refusa pas. Ils prirent la chandelle et, l’abritant avec un vieux journal, se promenĂšrent le long des plates-bandes. Ils avaient plaisir Ă  nommer tout haut les lĂ©gumes — Tiens, des carottes ! Ah ! des choux ! Ensuite ils inspectĂšrent les espaliers. PĂ©cuchet tĂącha de dĂ©couvrir des bourgeons. Quelquefois une araignĂ©e fuyait tout Ă  coup sur le mur, et les deux ombres de leur corps s’y dessinaient agrandies, en rĂ©pĂ©tant leurs gestes. Les pointes des herbes dĂ©gouttelaient de rosĂ©e. La nuit Ă©tait complĂštement noire, et tout se tenait immobile dans un grand silence, une grande douceur. Au loin un coq chanta. Leurs deux chambres avaient entre elles une petite porte que le papier de la tenture masquait. En la heurtant avec une commode, on venait d’en faire sauter les clous. Ils la trouvĂšrent bĂ©ante. Ce fut une surprise. DĂ©shabillĂ©s et dans leur lit, ils bavardĂšrent quelque temps, puis s’endormirent, Bouvard sur le dos, la bouche ouverte, tĂȘte nue ; PĂ©cuchet sur le flanc droit, les genoux au ventre, affublĂ© d’un bonnet de coton, et tous les deux ronflaient sous le clair de la lune, qui entrait par les fenĂȘtres. II Quelle joie, le lendemain en se rĂ©veillant ! Bouvard fuma une pipe et PĂ©cuchet huma une prise, qu’ils dĂ©clarĂšrent la meilleure de leur existence. Puis ils se mirent Ă  la croisĂ©e, pour voir le paysage. On avait en face de soi les champs, Ă  droite une grange, avec le clocher de l’église ; et Ă  gauche un rideau de peupliers. Deux allĂ©es principales, formant la croix, divisaient le jardin en quatre morceaux. Les lĂ©gumes Ă©taient compris dans les plates-bandes, oĂč se dressaient, de place en place, des cyprĂšs nains et des quenouilles. D’un cĂŽtĂ© une tonnelle aboutissait Ă  un vigneau ; de l’autre un mur soutenait les espaliers ; et une claire-voie, dans le fond, donnait sur la campagne. Il y avait au delĂ  du mur un verger, aprĂšs la charmille, un bosquet ; derriĂšre la claire-voie, un petit chemin. Ils contemplaient cet ensemble, quand un homme Ă  chevelure grisonnante et vĂȘtu d’un paletot noir longea le sentier, en raclant avec sa canne tous les barreaux de la claire-voie. La vieille servante leur apprit que c’était M. Vaucorbeil, un docteur fameux dans l’arrondissement. Les autres notables Ă©taient le comte de Faverges, autrefois dĂ©putĂ©, et dont on citait les vacheries ; le maire, M. Foureau, qui vendait du bois, du plĂątre, toute espĂšce de choses ; M. Marescot le notaire ; l’abbĂ© Jeufroy, et Mme veuve Bordin, vivant de son revenu. Quant Ă  elle, on l’appelait Germaine, Ă  cause de feu Germain son mari. Elle faisait des journĂ©es ; mais aurait voulu passer au service de ces messieurs. Ils l’acceptĂšrent, et partirent pour leur ferme, situĂ©e Ă  un kilomĂštre de distance. Quand ils entrĂšrent dans la cour, le fermier, maĂźtre Gouy, vocifĂ©rait contre un garçon et la fermiĂšre, sur un escabeau, serrait entre ses jambes une dinde qu’elle empĂątait avec des gobes de farine. L’homme avait le front bas, le nez fin, le regard en dessous, et les Ă©paules robustes. La femme Ă©tait trĂšs blonde, avec les pommettes tachetĂ©es de son, et cet air de simplicitĂ© que l’on voit aux manants sur le vitrail des Ă©glises. Dans la cuisine, des bottes de chanvre Ă©taient suspendues au plafond. Trois vieux fusils s’échelonnaient sur la haute cheminĂ©e. Un dressoir chargĂ© de faĂŻence Ă  fleurs, occupait le milieu de la muraille ; et les carreaux en verre de bouteille jetaient sur les ustensiles de fer-blanc et de cuivre rouge une lumiĂšre blafarde. Les deux Parisiens dĂ©siraient faire leur inspection, n’ayant vu la propriĂ©tĂ© qu’une fois, sommairement. MaĂźtre Gouy et son Ă©pouse les escortĂšrent et la kyrielle des plaintes commença. Tous les bĂątiments, depuis la charretterie jusqu’à la bouillerie, avaient besoin de rĂ©parations. Il aurait fallu construire une succursale pour les fromages, mettre aux barriĂšres des ferrements neufs, relever les hauts-bords, creuser la mare et replanter considĂ©rablement de pommiers dans les trois cours. Ensuite on visita les cultures maĂźtre Gouy les dĂ©prĂ©cia. Elles mangeaient trop de fumier, les charrois Ă©taient dispendieux ; impossible d’extraire les cailloux, la mauvaise herbe empoisonnait les prairies ; et ce dĂ©nigrement de sa terre attĂ©nua le plaisir que Bouvard sentait Ă  marcher dessus. Ils s’en revinrent par la cavĂ©e, sous une avenue de hĂȘtres. La maison montrait, de ce cĂŽtĂ©-lĂ , sa cour d’honneur et sa façade. Elle Ă©tait peinte en blanc, avec des rĂ©champis de couleur jaune. Le hangar et le cellier, le fournil et le bĂ»cher faisaient en retour deux ailes plus basses. La cuisine communiquait avec une petite salle. On rencontrait ensuite le vestibule, une deuxiĂšme salle plus grande, le salon. Les quatre chambres au premier s’ouvraient sur le corridor qui regardait la cour. PĂ©cuchet en prit une pour ses collections ; la derniĂšre fut destinĂ©e Ă  la bibliothĂšque ; et comme ils ouvraient les armoires, ils trouvĂšrent d’autres bouquins, mais n’eurent pas la fantaisie d’en lire les titres. Le plus pressĂ©, c’était le jardin. Bouvard, en passant prĂšs de la charmille, dĂ©couvrit sous les branches une dame en plĂątre. Avec deux doigts, elle Ă©cartait sa jupe, les genoux pliĂ©s, la tĂȘte sur l’épaule, comme craignant d’ĂȘtre surprise. — Ah ! pardon ! ne vous gĂȘnez pas ! Et cette plaisanterie les amusa tellement, que, vingt fois par jour, pendant plus de trois semaines ils la rĂ©pĂ©tĂšrent. Cependant les bourgeois de Chavignolles dĂ©siraient les connaĂźtre on venait les observer par la claire-voie. Ils en bouchĂšrent les ouvertures avec des planches. La population fut contrariĂ©e. Pour se garantir du soleil, Bouvard portait sur la tĂȘte un mouchoir nouĂ© en turban, PĂ©cuchet sa casquette ; et il avait un grand tablier avec une poche par devant, dans laquelle ballotaient un sĂ©cateur, son foulard et sa tabatiĂšre. Les bras nus, et cĂŽte Ă  cĂŽte, ils labouraient, sarclaient, Ă©mondaient, s’imposaient des tĂąches, mangeaient le plus vite possible ; mais allaient prendre le cafĂ© sur le vigneau, pour jouir du point de vue. S’ils rencontraient un limaçon, ils s’approchaient de lui, et l’écrasaient en faisant une grimace du coin de la bouche, comme pour casser une noix. Ils ne sortaient pas sans leur louchet, et coupaient en deux les vers blancs, d’une telle force que le fer de l’outil s’en enfonçait de trois pouces. Pour se dĂ©livrer des chenilles, ils battaient les arbres, Ă  grands coups de gaule, furieusement. Bouvard planta une pivoine au milieu du gazon et des pommes d’amour qui devaient retomber comme des lustres, sous l’arceau de la tonnelle. PĂ©cuchet fit creuser devant la cuisine un large trou, et le disposa en trois compartiments, oĂč il fabriquerait des composts qui feraient pousser un tas de choses dont les dĂ©tritus amĂšneraient d’autres rĂ©coltes procurant d’autres engrais, tout cela indĂ©finiment, et il rĂȘvait au bord de la fosse, apercevant dans l’avenir des montagnes de fruits, des dĂ©bordements de fleurs, des avalanches de lĂ©gumes. Mais le fumier de cheval si utile pour les couches lui manquait. Les cultivateurs n’en vendaient pas les aubergistes en refusĂšrent. Enfin, aprĂšs beaucoup de recherches, malgrĂ© les instances de Bouvard, et abjurant toute pudeur, il prit le parti d’aller lui-mĂȘme au crottin ! ». C’est au milieu de cette occupation que Mme Bordin, un jour, l’accosta sur la grande route. Quand elle l’eut complimentĂ©, elle s’informa de son ami. Les yeux noirs de cette personne, trĂšs brillants bien que petits, ses hautes couleurs, son aplomb elle avait mĂȘme un peu de moustache, intimidĂšrent PĂ©cuchet. Il rĂ©pondit briĂšvement et tourna le dos. Impolitesse que blĂąma Bouvard. Puis les mauvais jours survinrent, la neige, les grands froids. Ils s’installĂšrent dans la cuisine, et faisaient du treillage ; ou bien parcouraient les chambres, causaient au coin du feu, regardaient la pluie tomber. DĂšs la mi-carĂȘme, ils guettĂšrent le printemps, et rĂ©pĂ©taient chaque matin Tout part ! » Mais la saison fut tardive, et ils consolaient leur impatience, en disant Tout va partir ». Ils virent enfin lever les petits pois. Les asperges donnĂšrent beaucoup. La vigne promettait. Puisqu’ils s’entendaient au jardinage, ils devaient rĂ©ussir dans l’agriculture ; et l’ambition les prit de cultiver leur ferme. Avec du bon sens et de l’étude ils s’en tireraient, sans aucun doute. D’abord, il fallait voir comment on opĂ©rait chez les autres ; et ils rĂ©digĂšrent une lettre, oĂč ils demandaient Ă  M. de Faverges l’honneur de visiter son exploitation. Le comte leur donna tout de suite un rendez-vous. AprĂšs une heure de marche, ils arrivĂšrent sur le versant d’un coteau qui domine la vallĂ©e de l’Orne. La riviĂšre coulait au fond, avec des sinuositĂ©s. Des blocs de grĂšs rouge s’y dressaient de place en place, et des roches plus grandes formaient au loin comme une falaise surplombant la campagne, couverte de blĂ©s mĂ»rs. En face, sur l’autre colline, la verdure Ă©tait si abondante, qu’elle cachait les maisons. Des arbres la divisaient en carrĂ©s inĂ©gaux, se marquant au milieu de l’herbe par des lignes plus sombres. L’ensemble du domaine apparut tout Ă  coup. Des toits de tuiles indiquaient la ferme. Le chĂąteau Ă  façade blanche se trouvait sur la droite, avec un bois au delĂ , et une pelouse descendait jusqu’à la riviĂšre, oĂč des platanes alignĂ©s reflĂ©taient leur ombre. Les deux amis entrĂšrent dans une luzerne qu’on fanait. Des femmes portant des chapeaux de paille, des marmottes d’indienne ou des visiĂšres de papier, soulevaient avec des rĂąteaux le foin laissĂ© par terre ; et Ă  l’autre bout de la plaine, auprĂšs des meules, on jetait des bottes vivement dans une longue charrette, attelĂ©e de trois chevaux. M. le comte s’avança suivi de son rĂ©gisseur. Il avait un costume de basin, la taille raide et les favoris en cĂŽtelette, l’air Ă  la fois d’un magistrat et d’un dandy. Les traits de sa figure, mĂȘme quand il parlait, ne remuaient pas. Les premiĂšres politesses Ă©changĂ©es, il exposa son systĂšme relativement aux fourrages ; on retournait les andains sans les Ă©parpiller ; les meules devaient ĂȘtre coniques et les bottes faites immĂ©diatement sur place, puis entassĂ©es par dizaines. Quant au rĂąteleur anglais, la prairie Ă©tait trop inĂ©gale pour un pareil instrument. Une petite fille, les pieds nus dans des savates, et dont le corps se montrait par les dĂ©chirures de sa robe, donnait Ă  boire aux femmes, en versant du cidre d’un broc qu’elle appuyait contre sa hanche. Le comte demanda d’oĂč venait cette enfant ; on n’en savait rien. Les faneuses l’avaient recueillie pour les servir pendant la moisson. Il haussa les Ă©paules et, tout en s’éloignant, profĂ©ra quelques plaintes sur l’immoralitĂ© de nos campagnes. Bouvard fit l’éloge de sa luzerne. Elle Ă©tait assez bonne, en effet, malgrĂ© les ravages de la cuscute ; les futurs agronomes ouvrirent les yeux au mot cuscute. Vu le nombre de ses bestiaux, il s’appliquait aux prairies artificielles ; c’était d’ailleurs un bon prĂ©cĂ©dent pour les autres rĂ©coltes, ce qui n’a pas toujours lieu avec les racines fourragĂšres. — Cela du moins me paraĂźt incontestable. Bouvard et PĂ©cuchet reprirent ensemble — Oh ! incontestable. Ils Ă©taient sur la limite d’un champ soigneusement ameubli un cheval que l’on conduisait Ă  la main traĂźnait un large coffre montĂ© sur trois roues. Sept coutres, disposĂ©s en bas, ouvraient parallĂšlement des raies fines, dans lesquelles le grain tombait par des tuyaux descendant jusqu’au sol. — Ici, dit le comte, je sĂšme mes turneps. Le turnep est la base de ma culture quadriennale. Et il entamait la dĂ©monstration du semoir. Mais un domestique vint le chercher. On avait besoin de lui au chĂąteau. Son rĂ©gisseur le remplaça, homme Ă  figure chafouine et de façons obsĂ©quieuses. Il conduisit ces messieurs » vers un autre champ, oĂč quatorze moissonneurs, la poitrine nue et les jambes Ă©cartĂ©es, fauchaient des seigles. Les fers sifflaient dans la paille qui se versait Ă  droite. Chacun dĂ©crivait devant soi un large demi-cercle, et tous sur la mĂȘme ligne, ils avançaient en mĂȘme temps. Les deux Parisiens admirĂšrent leurs bras et se sentaient pris d’une vĂ©nĂ©ration presque religieuse pour l’opulence de la terre. Ils longĂšrent ensuite plusieurs piĂšces en labour. Le crĂ©puscule tombait, des corneilles s’abattaient dans les sillons. Puis ils rencontrĂšrent le troupeau. Les moutons, çà et lĂ , pĂąturaient et on entendait leur continuel broutement. Le berger, assis sur un tronc d’arbre, tricotait un bas de laine, ayant son chien prĂšs de lui. Le rĂ©gisseur aida Bouvard et PĂ©cuchet Ă  franchir un Ă©chalier, et ils traversĂšrent deux masures, oĂč des vaches ruminaient sous les pommiers. Tous les bĂątiments de la ferme Ă©taient contigus et occupaient les trois cĂŽtĂ©s de la cour. Le travail s’y faisait Ă  la mĂ©canique, au moyen d’une turbine, utilisant un ruisseau qu’on avait exprĂšs dĂ©tournĂ©. Des bandelettes de cuir allaient d’un toit Ă  l’autre, et au milieu du fumier une pompe de fer manƓuvrait. Le rĂ©gisseur fit observer dans les bergeries de petites ouvertures Ă  ras du sol, et dans les cases aux cochons, des portes ingĂ©nieuses, pouvant d’elles-mĂȘmes se fermer. La grange Ă©tait voĂ»tĂ©e comme une cathĂ©drale avec des arceaux de briques reposant sur des murs de pierre. Pour divertir les messieurs, une servante jeta devant les poules des poignĂ©es d’avoine. L’arbre du pressoir leur parut gigantesque, et ils montĂšrent dans le pigeonnier. La laiterie spĂ©cialement les Ă©merveilla. Des robinets dans les coins fournissaient assez d’eau pour inonder les dalles ; et en entrant, une fraĂźcheur vous surprenait. Des jarres brunes, alignĂ©es sur des claires-voies, Ă©taient pleines de lait jusqu’aux bords. Des terrines moins profondes contenaient de la crĂšme. Les pains de beurre se suivaient, pareils aux tronçons d’une colonne de cuivre, et de la mousse dĂ©bordait des seaux de fer-blanc, qu’on venait de poser par terre. Mais le bijou de la ferme, c’était la bouverie. Des barreaux de bois scellĂ©s perpendiculairement dans toute sa longueur la divisaient en deux sections la premiĂšre pour le bĂ©tail, la seconde pour le service. On y voyait Ă  peine, toutes les meurtriĂšres Ă©tant closes. Les bƓufs mangeaient, attachĂ©s Ă  des chaĂźnettes, et leurs corps exhalaient une chaleur que le plafond bas rabattait. Mais quelqu’un donna du jour, un filet d’eau tout Ă  coup se rĂ©pandit dans la rigole qui bordait les rĂąteliers. Des mugissements s’élevĂšrent ; les cornes faisaient comme un cliquetis de bĂątons. Tous les bƓufs avancĂšrent leurs mufles entre les barreaux et buvaient lentement. Les grands attelages entrĂšrent dans la cour et des poulains hennirent. Au rez-de-chaussĂ©e, deux ou trois lanternes s’allumĂšrent, puis disparurent. Les gens de travail passaient en traĂźnant leurs sabots sur les cailloux, et la cloche pour le souper tinta. Les deux visiteurs s’en allĂšrent. Tout ce qu’ils avaient vu les enchantait ; leur dĂ©cision fut prise. DĂšs le soir, ils tirĂšrent de leur bibliothĂšque les quatre volumes de la Maison rustique, se firent expĂ©dier le cours de Gasparin et s’abonnĂšrent Ă  un journal d’agriculture. Pour se rendre aux foires plus commodĂ©ment, ils achetĂšrent une carriole que Bouvard conduisait. HabillĂ©s d’une blouse bleue, avec un chapeau Ă  larges bords, des guĂȘtres jusqu’aux genoux et un bĂąton de maquignon Ă  la main, ils rĂŽdaient autour des bestiaux, questionnaient les laboureurs et ne manquaient pas d’assister Ă  tous les comices agricoles. BientĂŽt ils fatiguĂšrent maĂźtre Gouy de leurs conseils, dĂ©plorant principalement son systĂšme de jachĂšres. Mais le fermier tenait Ă  sa routine. Il demanda la remise d’un terme sous prĂ©texte de la grĂȘle. Quant aux redevances, il n’en fournit aucune. Devant les rĂ©clamations les plus justes, sa femme poussait des cris. Enfin, Bouvard dĂ©clara son intention de ne pas renouveler le bail. DĂšs lors maĂźtre Gouy Ă©pargna les fumiers, laissa pousser les mauvaises herbes, ruina le fonds et il s’en alla d’un air farouche qui indiquait des plans de vengeance. Bouvard avait pensĂ© que 20 000 francs, c’est-Ă -dire plus de quatre fois le prix du fermage, suffiraient au dĂ©but. Son notaire de Paris les envoya. Leur exploitation comprenait quinze hectares en cours et prairies, vingt-trois en terres arables et cinq en friches situĂ©es sur un monticule couvert de cailloux et qu’on appelait la Butte. Ils se procurĂšrent tous les instruments indispensables, quatre chevaux, douze vaches, six porcs, cent soixante moutons et, comme personnel, deux charretiers, deux femmes, un berger ; de plus, un gros chien. Pour avoir tout de suite de l’argent, ils vendirent leurs fourrages on les paya chez eux ; l’or des napolĂ©ons comptĂ©s sur le coffre Ă  l’avoine leur parut plus reluisant qu’un autre, extraordinaire et meilleur. Au mois de novembre ils brassĂšrent du cidre. C’était Bouvard qui fouettait le cheval et PĂ©cuchet, montĂ© dans l’auge, retournait le marc avec une pelle. Ils haletaient en serrant la vis, puchaient dans la cuve, surveillaient les bondes, portaient de lourds sabots, s’amusaient Ă©normĂ©ment. Partant de ce principe qu’on ne saurait avoir trop de blĂ©, ils supprimĂšrent la moitiĂ© environ de leurs prairies artificielles ; et, comme ils n’avaient pas d’engrais, ils se servirent de tourteaux qu’ils enterrĂšrent sans les concasser, si bien que le rendement fut pitoyable. L’annĂ©e suivante ils firent les semailles trĂšs dru. Des orages survinrent. Les Ă©pis versĂšrent. NĂ©anmoins, ils s’acharnaient au froment et ils entreprirent d’épierrer la Butte. Un banneau emportait les cailloux. Tout le long de l’annĂ©e, du matin jusqu’au soir, par la pluie, par le soleil, on voyait l’éternel banneau avec le mĂȘme homme et le mĂȘme cheval, gravir, descendre et remonter la petite colline. Quelquefois Bouvard marchait derriĂšre, faisant des haltes Ă  mi-cĂŽte pour s’éponger le front. Ne se fiant Ă  personne, ils traitaient eux-mĂȘmes les animaux, leur administraient des purgations, des clystĂšres. De graves dĂ©sordres eurent lieu. La fille de basse-cour devint enceinte. Ils prirent des gens mariĂ©s ; les enfants pullulĂšrent, les cousins, les cousines, les oncles, les belles-sƓurs ; une horde vivait Ă  leurs dĂ©pens, et ils rĂ©solurent de coucher dans la ferme Ă  tour de rĂŽle. Mais le soir ils Ă©taient tristes. La malpropretĂ© de la chambre les offusquaient, et Germaine, qui apportait les repas, grommelait Ă  chaque voyage. On les dupait de toutes les façons. Les batteurs en grange fourraient du blĂ© dans leur cruche Ă  boire. PĂ©cuchet en surprit un, et s’écria, en le poussant dehors par les Ă©paules — MisĂ©rable ! tu es la honte du village qui t’a vu naĂźtre ! Sa personne n’inspirait aucun respect. D’ailleurs, il avait des remords Ă  l’encontre du jardin. Tout son temps ne serait pas de trop pour le tenir en bon Ă©tat. Bouvard s’occuperait de la ferme. Ils en dĂ©libĂ©rĂšrent, et cet arrangement fut dĂ©cidĂ©. Le premier point Ă©tait d’avoir de bonnes couches. PĂ©cuchet en fit construire une en briques. Il peignit lui-mĂȘme les chĂąssis, et redoutant les coups de soleil barbouilla de craie toutes les cloches. Il eut la prĂ©caution pour les boutures d’enlever les tĂȘtes avec les feuilles. Ensuite, il s’appliqua aux marcottages. Il essaya plusieurs sortes de greffes, greffes en flĂ»te, en couronne, en Ă©cusson, greffe herbacĂ©e, greffe anglaise. Avec quel soin il ajustait les deux libers ! comme il serrait les ligatures ! Quel amas d’onguent pour les recouvrir ! Deux fois par jour, il prenait son arrosoir et le balançait sur les plantes, comme s’il les eĂ»t encensĂ©es. À mesure qu’elles verdissaient sous l’eau qui tombait en pluie fine, il lui semblait se dĂ©saltĂ©rer et renaĂźtre avec elles. Puis, cĂ©dant Ă  une ivresse, il arrachait la pomme de l’arrosoir et versait Ă  plein goulot, copieusement. Au bout de la charmille, prĂšs de la dame en plĂątre, s’élevait une maniĂšre de cahute faite en rondins. PĂ©cuchet y enfermait ses instruments, et il passait lĂ  des heures dĂ©licieuses Ă  Ă©plucher les graines, Ă  Ă©crire les Ă©tiquettes, Ă  mettre en ordre ses petits pots. Pour se reposer, il s’asseyait devant la porte, sur une caisse, et alors projetait des embellissements. Il avait créé au bas du perron deux corbeilles de gĂ©raniums ; entre les cyprĂšs et les quenouilles, il planta des tournesols ; et comme les plates-bandes Ă©taient couvertes de boutons d’or, et toutes les allĂ©es de sable neuf, le jardin Ă©blouissait par une abondance de couleurs jaunes. Mais la couche fourmilla de larves ; malgrĂ© les rĂ©chauds de feuilles mortes, sous les chĂąssis peints et sous les cloches barbouillĂ©es, il ne poussa que des vĂ©gĂ©tations rachitiques. Les boutures ne reprirent pas, les greffes se dĂ©collĂšrent, la sĂšve des marcottes s’arrĂȘta, les arbres avaient le blanc dans leurs racines ; les semis furent une dĂ©solation. Le vent s’amusait Ă  jeter bas les rames des haricots. L’abondance de la gadoue nuisit aux fraisiers, le dĂ©faut de pinçage aux tomates. Il manqua les brocolis, les aubergines, les navets, et du cresson de fontaine, qu’il avait voulu Ă©lever dans un baquet. AprĂšs le dĂ©gel, tous les artichauts Ă©taient perdus. Les choux le consolĂšrent. Un, surtout, lui donna des espĂ©rances. Il s’épanouissait, montait, finit par ĂȘtre prodigieux et absolument incomestible. N’importe, PĂ©cuchet fut content de possĂ©der un monstre. Alors il tenta ce qui lui semblait ĂȘtre le summum de l’art l’élĂšve du melon. Il sema les graines de plusieurs variĂ©tĂ©s dans des assiettes remplies de terreau, qu’il enfouit dans sa couche. Puis il dressa une autre couche ; et quand elle eut jetĂ© son feu, repiqua les plants les plus beaux, avec des cloches par-dessus. Il fit toutes les tailles suivant les prĂ©ceptes du bon jardinier, respecta les fleurs, laissa se nouer les fruits, en choisit un sur chaque bras, supprima les autres, et dĂšs qu’ils eurent la grosseur d’une noix, il glissa sous leur Ă©corce une planchette pour les empĂȘcher de pourrir au contact du crottin. Il les bassinait, les aĂ©rait, enlevait avec son mouchoir la brume des cloches, et si des nuages paraissaient, il apportait vivement des paillassons. La nuit, il n’en dormait plus. Plusieurs fois mĂȘme il se releva ; et pieds nus dans ses bottes, en chemise, grelottant, il traversait tout le jardin pour aller mettre sur les bĂąches la couverture de son lit. Les cantaloups mĂ»rirent. Au premier, Bouvard fit la grimace. Le second ne fut pas meilleur, le troisiĂšme non plus ; PĂ©cuchet trouvait pour chacun une excuse nouvelle, jusqu’au dernier qu’il jeta par la fenĂȘtre, dĂ©clarant n’y rien comprendre. En effet, comme il avait cultivĂ© les unes prĂšs des autres des espĂšces diffĂ©rentes, les sucrins s’étaient confondus avec les maraĂźchers, le gros Portugal avec le grand Mongol, et le voisinage des pommes d’amour complĂ©tant l’anarchie, il en Ă©tait rĂ©sultĂ© d’abominables mulets qui avaient le goĂ»t de citrouille. Alors PĂ©cuchet se tourna vers les fleurs. Il Ă©crivit Ă  Dumouchel pour avoir des arbustes avec des graines, acheta une provision de terre de bruyĂšre, et se mit Ă  l’Ɠuvre rĂ©solument. Mais il planta des passiflores Ă  l’ombre, des pensĂ©es au soleil, couvrit de fumier les jacinthes, arrosa les lis aprĂšs leur floraison, dĂ©truisit les rhododendrons par des excĂšs de rabatage, stimula les fuchsias avec de la colle forte, et rĂŽtit un grenadier, en l’exposant au feu de la cuisine. Aux approches du froid, il abrita les Ă©glantiers sous des dĂŽmes de papiers forts enduits de chandelle cela faisait comme des pains de sucre tenus en l’air par des bĂątons. Les tuteurs des dahlias Ă©taient gigantesques ; et on apercevait, entre ces lignes droites, les rameaux tortueux d’un sophora japonica qui demeurait immuable, sans dĂ©pĂ©rir, ni sans pousser. Cependant, puisque les arbres les plus rares prospĂšrent dans les jardins de la capitale, ils devaient rĂ©ussir Ă  Chavignolles ; et PĂ©cuchet se procura le lilas des Indes, la rose de Chine et l’eucalyptus, alors dans la primeur de sa rĂ©putation. Toutes ses expĂ©riences ratĂšrent. Il Ă©tait chaque fois fort Ă©tonnĂ©. Bouvard, comme lui, rencontrait des obstacles. Ils se consultaient mutuellement, ouvraient un livre, passaient Ă  un autre, puis ne savaient que rĂ©soudre devant la divergence des opinions. Ainsi pour la marne, Puvis la recommande ; le manuel Roret la combat. Quant au plĂątre, malgrĂ© l’exemple de Franklin, RiĂ©fel et M. Rigaud n’en paraissent pas enthousiasmĂ©s. Les jachĂšres, selon Bouvard, Ă©taient un prĂ©jugĂ© gothique. Cependant Leclerc note les cas oĂč elles sont presque indispensables. Gasparin cite un Lyonnais qui, pendant un demi-siĂšcle, a cultivĂ© des cĂ©rĂ©ales sur le mĂȘme champ cela renverse la thĂ©orie des assolements. Tull exalte les labours au prĂ©judice des engrais ; et voilĂ  le major Beetson qui supprime les engrais avec les labours ! Pour se connaĂźtre aux signes des temps, ils Ă©tudiĂšrent les nuages d’aprĂšs la classification Luke-Howard. Ils contemplaient ceux qui s’allongent comme des criniĂšres, ceux qui ressemblent Ă  des Ăźles, ceux qu’on prendrait pour des montagnes de neige, tĂąchant de distinguer les nimbus des cirrus, les stratus des cumulus ; les formes changeaient avant qu’ils eussent trouvĂ© les noms. Le baromĂštre les trompa, le thermomĂštre n’apprenait rien ; et ils recoururent Ă  l’expĂ©dient imaginĂ© sous Louis XV par un prĂȘtre de Touraine. Une sangsue dans un bocal devait monter en cas de pluie, se tenir au fond par beau fixe, s’agiter aux menaces de la tempĂȘte. Mais l’atmosphĂšre, presque toujours, contredit la sangsue. Ils en mirent trois autres avec celle-lĂ . Toutes les quatre se comportĂšrent diffĂ©remment. AprĂšs force mĂ©ditations, Bouvard reconnut qu’il s’était trompĂ©. Son domaine exigeait la grande culture, le systĂšme intensif, et il aventura ce qui lui restait de capitaux disponibles ; trente mille francs. ExcitĂ© par PĂ©cuchet, il eut le dĂ©lire de l’engrais. Dans la fosse aux composts furent entassĂ©s des branchages, du sang, des boyaux, des plumes, tout ce qu’il pouvait dĂ©couvrir. Il employa la liqueur belge, le lizier suisse, la lessive, des harengs saurs, du varech, des chiffons, fit venir du guano, tĂącha d’en fabriquer, et, poussant jusqu’au bout ses principes, ne tolĂ©rait pas qu’on perdĂźt l’urine ; il supprima les lieux d’aisances. On apportait dans sa cour des cadavres d’animaux, dont il fumait ses terres. Leurs charognes dĂ©pecĂ©es parsemaient la campagne. Bouvard souriait au milieu de cette infection. Une pompe installĂ©e dans un tombereau crachait du purin sur les rĂ©coltes. À ceux qui avaient l’air dĂ©goĂ»tĂ©, il disait — Mais c’est de l’or ! c’est de l’or ! Et il regrettait de n’avoir pas encore plus de fumiers. Heureux les pays oĂč l’on trouve des grottes naturelles pleines d’excrĂ©ments d’oiseaux ! Le colza fut chĂ©tif, l’avoine mĂ©diocre, et le blĂ© se vendit fort mal, Ă  cause de son odeur. Une chose Ă©trange, c’est que la Butte, enfin Ă©pierrĂ©e, donnait moins qu’autrefois. Il crut bon de renouveler son matĂ©riel. Il acheta un scarificateur Guillaume, un extirpateur Valcourt, un semoir anglais et la grande araire de Mathieu de Dombasle, mais le charretier la dĂ©nigra. — Apprends Ă  t’en servir ! — Eh bien ! montrez-moi. Il essayait de montrer, se trompait, et les paysans ricanaient. Jamais il ne put les astreindre au commandement de la cloche. Sans cesse il criait derriĂšre eux, courait d’un endroit Ă  l’autre, notait ses observations sur un calepin, donnait des rendez-vous, n’y pensait plus, et sa tĂȘte bouillonnait d’idĂ©es industrielles. Il se promettait de cultiver le pavot, en vue de l’opium, et surtout l’astragale, qu’il vendrait sous le nom de cafĂ© des familles ». Afin d’engraisser plus vite ses bƓufs, il les saignait tous les quinze jours. Il ne tua aucun de ses cochons et les gorgeait d’avoine salĂ©e. BientĂŽt la porcherie fut trop Ă©troite. Ils embarrassaient la cour, dĂ©fonçaient les clĂŽtures, mordaient le monde. Durant les grandes chaleurs, vingt-cinq moutons se mirent Ă  tourner, et, peu de temps aprĂšs, crevĂšrent. La mĂȘme semaine, trois bƓufs expiraient, consĂ©quence des phlĂ©botomies de Bouvard. Il imagina, pour dĂ©truire les mans, d’enfermer des poules dans une cage Ă  roulettes, que deux hommes poussaient derriĂšre la charrue ; ce qui ne manqua point de leur briser les pattes. Il fabriqua de la biĂšre avec des feuilles de petit-chĂȘne et la donna aux moissonneurs en guise de cidre. Des maux d’entrailles se dĂ©clarĂšrent. Les enfants pleuraient, les femmes geignaient, les hommes Ă©taient furieux. Ils menaçaient tous de partir, et Bouvard leur cĂ©da. Cependant, pour les convaincre de l’innocuitĂ© de son breuvage, il en absorba devant eux plusieurs bouteilles, se sentit gĂȘnĂ©, mais cacha ses douleurs sous un air d’enjouement. Il fit de mĂȘme transporter la mixture chez lui. Il en buvait le soir avec PĂ©cuchet, et tous deux s’efforçaient de la trouver bonne. D’ailleurs, il ne fallait pas qu’elle fĂ»t perdue. Les coliques de Bouvard devenant trop fortes, Germaine alla chercher le docteur. C’était un homme sĂ©rieux, Ă  front convexe, et qui commença par effrayer son malade. La cholĂ©rine de monsieur devait tenir Ă  cette biĂšre dont on parlait dans le pays. Il voulut en savoir la composition, et la blĂąma en termes scientifiques, avec des haussements d’épaules. PĂ©cuchet, qui avait fourni la recette, fut mortifiĂ©. En dĂ©pit des chaulages pernicieux, des binages Ă©pargnĂ©s et des Ă©chardonnages intempestifs, Bouvard, l’annĂ©e suivante, avait devant lui une belle rĂ©colte de froment. Il imagina de la dessĂ©cher par la fermentation, genre hollandais, systĂšme Clap-Mayer ; c’est-Ă -dire qu’il la fit abattre d’un seul coup et tasser en meules, qui seraient dĂ©molies dĂšs que le gaz s’en Ă©chapperait, puis exposĂ©es au grand air ; aprĂšs quoi, Bouvard se retira sans la moindre inquiĂ©tude. Le lendemain, pendant qu’ils dĂźnaient, ils entendirent sous la hĂȘtrĂ©e le battement d’un tambour. Germaine sortit pour voir ce qu’il y avait ; mais l’homme Ă©tait dĂ©jĂ  loin. Presque aussitĂŽt, la cloche de l’église tinta violemment. Une angoisse saisit Bouvard et PĂ©cuchet. Ils se levĂšrent, et, impatients d’ĂȘtre renseignĂ©s, s’avancĂšrent tĂȘte nue du cĂŽtĂ© de Chavignolles. Une vieille femme passa. Elle ne savait rien. Ils arrĂȘtĂšrent un petit garçon, qui rĂ©pondit — Je crois que c’est le feu ! Et le tambour continuait Ă  battre, la cloche tintait plus fort. Enfin ils atteignirent les premiĂšres maisons du village. L’épicier leur cria de loin — Le feu est chez vous ! PĂ©cuchet prit le pas de gymnastique ; et il disait Ă  Bouvard, courant du mĂȘme train Ă  son cĂŽtĂ© — Une, deux ; une, deux ! en mesure, comme les chasseurs de Vincennes. La route qu’ils suivaient montait toujours ; le terrain, en pente, leur cachait l’horizon. Ils arrivĂšrent en haut, prĂšs de la Butte ; et, d’un seul coup d’Ɠil ; le dĂ©sastre leur apparut. Toutes les meules, çà et lĂ , flambaient comme des volcans, au milieu de la plaine dĂ©nudĂ©e, dans le calme du soir. Il y avait autour de la plus grande, trois cents personnes, peut-ĂȘtre ; et sous les ordres de M. Foureau, le maire, en Ă©charpe tricolore, des gars avec des perches et des crocs tiraient la paille du sommet, afin de prĂ©server le reste. Bouvard, dans son empressement, faillit renverser Mme Bordin, qui se trouvait lĂ . Puis, apercevant un de ses valets, il l’accabla d’injures pour ne l’avoir pas averti. Le valet, au contraire, par excĂšs de zĂšle, avait d’abord couru Ă  la maison, Ă  l’église, puis chez Monsieur, et Ă©tait revenu par l’autre route. Bouvard perdait la tĂȘte. Ses domestiques l’entouraient, parlant Ă  la fois, et il dĂ©fendait d’abattre les meules, suppliait qu’on le secourĂ»t, exigeait de l’eau, rĂ©clamait des pompiers. — Est-ce que nous en avons ! s’écria le maire. — C’est de votre faute ! reprit Bouvard. Il s’emportait, profĂ©ra des choses inconvenantes, et tous admirĂšrent la patience de M. Foureau, qui Ă©tait brutal cependant, comme l’indiquaient ses grosses lĂšvres et sa mĂąchoire de bouledogue. La chaleur des meules devint si forte, qu’on ne pouvait plus en approcher. Sous les flammes dĂ©vorantes la paille se tordait avec des crĂ©pitations, les grains de blĂ© vous cinglaient la figure comme des grains de plomb. Puis la meule s’écroulait par terre en un large brasier, d’oĂč s’envolaient des Ă©tincelles ; et des moires ondulaient sur cette masse rouge, qui offrait dans les alternances de sa couleur des parties roses comme du vermillon, et d’autres brunes comme du sang caillĂ©. La nuit Ă©tait venue, le vent soufflait ; des tourbillons de fumĂ©e enveloppaient la foule. Une flammĂšche, de temps Ă  autre, passait sur le ciel noir. Bouvard contemplait l’incendie en pleurant doucement. Ses yeux disparaissaient sous leurs paupiĂšres gonflĂ©es, et il avait tout le visage comme Ă©largi par la douleur. Mme Bordin, en jouant avec les franges de son chĂąle vert, l’appelait Pauvre Monsieur », tĂąchait de le consoler. Puisqu’on n’y pouvait rien, il devait se faire une raison. PĂ©cuchet ne pleurait pas. TrĂšs pĂąle, ou plutĂŽt livide, la bouche ouverte et les cheveux collĂ©s par la sueur froide, il se tenait Ă  l’écart, dans ses rĂ©flexions. Mais le curĂ©, survenu tout Ă  coup, murmura d’une voix cĂąline — Ah ! quel malheur, vĂ©ritablement ; c’est bien fĂącheux ! Soyez sĂ»r que je participe !
 Les autres n’affectaient aucune tristesse. Ils causaient en riant, la main Ă©tendue devant les flammes. Un vieux ramassa des brins qui brĂ»laient pour allumer sa pipe. Des enfants se mirent Ă  danser. Un polisson s’écria mĂȘme que c’était bien amusant. — Oui, il est beau, l’amusement ! reprit PĂ©cuchet, qui venait de l’entendre. Le feu diminua, les tas s’abaissĂšrent, et une heure aprĂšs, il ne restait plus que des cendres, faisant sur la plaine des marques rondes et noires. Alors, on se retira. Mme Bordin et l’abbĂ© Jeufroy reconduisirent MM. Bouvard et PĂ©cuchet jusqu’à leur domicile. Pendant la route, la veuve adressa Ă  son voisin des reproches fort aimables sur sa sauvagerie, et l’ecclĂ©siastique exprima toute sa surprise de n’avoir pu connaĂźtre jusqu’à prĂ©sent un de ses paroissiens aussi distinguĂ©. Seul Ă  seul, ils cherchĂšrent la cause de l’incendie, et, au lieu de reconnaĂźtre avec tout le monde que la paille humide s’était enflammĂ©e spontanĂ©ment, ils soupçonnĂšrent une vengeance. Elle venait sans doute de maĂźtre Gouy ou peut-ĂȘtre du taupier. Six mois auparavant, Bouvard avait refusĂ© ses services, et mĂȘme soutenu dans un cercle d’auditeurs que son industrie Ă©tant funeste, le gouvernement devrait l’interdire. L’homme, depuis ce temps-lĂ , rĂŽdait aux environs. Il portait sa barbe entiĂšre, et leur semblait effrayant, surtout le soir, quand il apparaissait au bord des cours en secouant sa longue perche garnie de taupes suspendues. Le dommage Ă©tait considĂ©rable, et, pour se reconnaĂźtre dans leur situation, PĂ©cuchet, pendant huit jours, travailla les registres de Bouvard qui lui parurent un vĂ©ritable labyrinthe ». AprĂšs avoir collationnĂ© le journal, la correspondance et le grand-livre couvert de notes au crayon et de renvois, il reconnut la vĂ©ritĂ© pas de marchandises Ă  vendre, aucun effet Ă  recevoir, et en caisse, zĂ©ro. Le capital se marquait par un dĂ©ficit de trente-trois mille francs. Bouvard n’en voulut rien croire, et plus de vingt fois ils recommencĂšrent les calculs. Ils arrivaient toujours Ă  la mĂȘme conclusion. Encore deux ans d’une agronomie pareille, leur fortune y passait ! Le seul remĂšde Ă©tait de vendre. Au moins fallait-il consulter un notaire. La dĂ©marche Ă©tait trop pĂ©nible ; PĂ©cuchet s’en chargea. D’aprĂšs les opinions de M. Marescot, mieux valait ne point faire d’affiches. Il parlerait de la ferme Ă  des clients sĂ©rieux et laisserait venir leurs propositions. — TrĂšs bien, dit Bouvard, on a du temps devant soi. Il allait prendre un fermier, ensuite on verrait. — Nous ne serons pas plus malheureux qu’autrefois ; seulement nous voilĂ  forcĂ©s Ă  des Ă©conomies. Elles contrariaient PĂ©cuchet Ă  cause du jardinage, et quelques jours aprĂšs, il dit — Nous devrions nous livrer exclusivement Ă  l’arboriculture, non pour le plaisir, mais comme spĂ©culation. Une poire qui revient Ă  trois sols est quelquefois vendue dans la capitale jusqu’à des cinq et six francs ! Des jardiniers se font avec des abricots vingt-cinq mille livres de rentes ! À Saint-PĂ©tersbourg, pendant l’hiver, on paye un raisin un napolĂ©on la grappe ! C’est une belle industrie, tu en conviendras ! Et qu’est-ce que ça coĂ»te ? des soins, du fumier, et le repassage d’une serpette ! Il monta tellement l’imagination de Bouvard que, tout de suite, ils cherchĂšrent dans leurs livres une nomenclature de plants Ă  acheter, et, ayant choisi des noms qui leur paraissaient merveilleux, ils s’adressĂšrent Ă  un pĂ©piniĂ©riste de Falaise, lequel s’empressa de leur fournir trois cents tiges dont il ne trouvait pas le placement. Ils avaient fait venir un serrurier pour les tuteurs, un quincaillier pour les raidisseurs, un charpentier pour les supports. Les formes des arbres Ă©taient d’avance dessinĂ©es. Des morceaux de latte sur le mur figuraient des candĂ©labres. Deux poteaux Ă  chaque bout des plates-bandes guindaient horizontalement des fils de fer ; et dans le verger, des cerceaux indiquaient la structure des vases, des baguettes en cĂŽne, celle des pyramides, si bien qu’en arrivant chez eux, on croyait voir les piĂšces de quelque machine inconnue ou la carcasse d’un feu d’artifice. Les trous Ă©tant creusĂ©s, ils coupĂšrent l’extrĂ©mitĂ© de toutes les racines, bonnes ou mauvaises, et les enfouirent dans un compost. Six mois aprĂšs, les plants Ă©taient morts. Nouvelles commandes au pĂ©piniĂ©riste, et plantations nouvelles dans des trous encore plus profonds. Mais la pluie dĂ©trempant le sol, les greffes d’elles-mĂȘmes s’enterrĂšrent et les arbres s’affranchirent. Le printemps venu, PĂ©cuchet se mit Ă  la taille des poiriers. Il n’abattit pas les flĂšches, respecta les lambourdes, et, s’obstinant Ă  vouloir coucher d’équerre les duchesses qui devaient former les cordons unilatĂ©raux, il les cassait ou les arrachait invariablement. Quant aux pĂȘchers, il s’embrouilla dans les sur-mĂšres, les sous-mĂšres et les deuxiĂšmes sous-mĂšres. Des vides et des pleins se prĂ©sentaient toujours oĂč il n’en fallait pas, et impossible d’obtenir sur l’espalier un rectangle parfait, avec six branches Ă  droite et six Ă  gauche, non compris les deux principales, le tout formant une belle arĂȘte de poisson. Bouvard tĂącha de conduire les abricotiers ; ils se rĂ©voltĂšrent. Il rabattit leurs troncs Ă  ras du sol ; aucun ne repoussa. Les cerisiers, auxquels il avait fait des entailles, produisirent de la gomme. D’abord ils taillĂšrent trĂšs long, ce qui Ă©teignait les yeux de la base ; puis trop court, ce qui amenait des gourmands ; et souvent ils hĂ©sitaient, ne sachant distinguer les boutons Ă  bois des boutons Ă  fleurs. Ils s’étaient rĂ©jouis d’avoir des fleurs ; mais ayant reconnu leur faute, ils en arrachaient les trois quarts pour fortifier le reste. Incessamment ils parlaient de la sĂšve et du cambium, du palissage, du cassage, de l’éborgnage. Ils avaient, au milieu de leur salle Ă  manger, dans un cadre, la liste de leurs Ă©lĂšves, avec un numĂ©ro qui se rĂ©pĂ©tait dans le jardin sur un petit morceau de bois, au pied de l’arbre. LevĂ©s dĂšs l’aube, ils travaillaient jusqu’à la nuit, le porte-jonc Ă  la ceinture. Par les froides matinĂ©es de printemps, Bouvard gardait sa veste de tricot sous sa blouse, PĂ©cuchet sa vieille redingote sous sa serpilliĂšre, et les gens qui passaient le long de la claire-voie les entendaient tousser dans le brouillard. Quelquefois PĂ©cuchet tirait de sa poche son manuel ; et il en Ă©tudiait un paragraphe, debout, avec sa bĂąche auprĂšs de lui, dans la pose du jardinier qui dĂ©corait le frontispice du livre. Cette ressemblance le flatta mĂȘme beaucoup. Il en conçut plus d’estime pour l’auteur. Bouvard Ă©tait continuellement juchĂ© sur une haute Ă©chelle devant les pyramides. Un jour, il fut pris d’un Ă©tourdissement, et n’osant plus descendre, cria pour que PĂ©cuchet vĂźnt Ă  son secours. Enfin des poires parurent ; et le verger avait des prunes. Alors ils employĂšrent contre les oiseaux tous les artifices recommandĂ©s. Mais les fragments de glace miroitaient Ă  Ă©blouir, la cliquette du moulin Ă  vent les rĂ©veillait pendant la nuit, et les moineaux perchaient sur le mannequin. Ils en firent un second, et mĂȘme un troisiĂšme, dont ils variĂšrent le costume, inutilement. Cependant, ils pouvaient espĂ©rer quelques fruits. PĂ©cuchet venait d’en remettre la note Ă  Bouvard, quand tout Ă  coup le tonnerre retentit et la pluie tomba, une pluie lourde et violente. Le vent, par intervalles, secouait toute la surface de l’espalier, les tuteurs s’abattaient l’un aprĂšs l’autre, et les malheureuses quenouilles en se balançant entre-choquaient leurs poires. PĂ©cuchet surpris par l’averse s’était rĂ©fugiĂ© dans la cahute. Bouvard se tenait dans la cuisine. Ils voyaient tourbillonner devant eux des Ă©clats de bois, des branches, des ardoises ; et les femmes de marin qui, sur la cĂŽte, Ă  dix lieues de lĂ , regardaient la mer, n’avaient pas l’Ɠil plus tendre et le cƓur plus serrĂ©. Puis, tout Ă  coup, les supports et les barres des contre-espaliers, avec le treillage, s’abattirent sur les plates-bandes. Quel tableau quand ils firent leur inspection ! Les cerises et les prunes couvraient l’herbe entre les grĂȘlons qui fondaient. Les passe-colmar Ă©taient perdus, comme le bĂ©si-des-vĂ©tĂ©rans et les triomphes-de-jordoigne. À peine s’il restait parmi les pommes quelques bons-papas ; et douze tĂȘtons-de-VĂ©nus, toute la rĂ©colte des pĂȘches, roulaient dans les flaques d’eau, au bord des buis dĂ©racinĂ©s. AprĂšs le dĂźner, oĂč ils mangĂšrent fort peu, PĂ©cuchet dit avec douceur — Nous ferions bien de voir Ă  la ferme s’il n’est pas arrivĂ© quelque chose ? — Bah ! pour dĂ©couvrir encore des sujets de tristesse ! — Peut-ĂȘtre ! car nous ne sommes guĂšre favorisĂ©s. Et ils se plaignirent de la Providence et de la nature. Bouvard, le coude sur la table, poussait sa petite susurration, et, comme toutes les douleurs se tiennent, les anciens projets agricoles lui revinrent Ă  la mĂ©moire, particuliĂšrement la fĂ©culerie et un nouveau genre de fromages. PĂ©cuchet respirait bruyamment ; et tout en se fourrant dans les narines des prises de tabac, il songeait que si le sort l’avait voulu, il ferait maintenant partie d’une sociĂ©tĂ© d’agriculture, brillerait aux expositions, serait citĂ© dans les journaux. Bouvard promena autour de lui des yeux chagrins. — Ma foi ! j’ai envie de me dĂ©barrasser de tout cela pour nous Ă©tablir autre part ! — Comme tu voudras, dit PĂ©cuchet. Et un instant aprĂšs — Les auteurs nous recommandent de supprimer tout canal direct. La sĂšve, par lĂ , se trouve contrariĂ©e, et l’arbre forcĂ©ment en souffre. Pour se bien porter, il faudrait qu’il n’eĂ»t pas de fruits. Cependant ceux qu’on ne taille et qu’on ne fume jamais en produisent, de moins gros, c’est vrai, mais de plus savoureux. J’exige qu’on m’en donne la raison ! Et non seulement chaque espĂšce rĂ©clame des soins particuliers, mais encore chaque individu, suivant le climat, la tempĂ©rature, un tas de choses ! oĂč est la rĂšgle, alors ? et quel espoir avons-nous d’aucun succĂšs ou bĂ©nĂ©fice ? Bouvard lui rĂ©pondit — Tu verras dans Gasparin que le bĂ©nĂ©fice ne peut dĂ©passer le dixiĂšme du capital. Donc on ferait mieux de placer ce capital dans une maison de banque. Au bout de quinze ans, par l’accumulation des intĂ©rĂȘts, on aurait le double sans s’ĂȘtre foulĂ© le tempĂ©rament. PĂ©cuchet baissa la tĂȘte. — L’arboriculture pourrait bien ĂȘtre une blague ! — Comme l’agronomie ! rĂ©pliqua Bouvard. Ensuite, ils s’accusĂšrent d’avoir Ă©tĂ© trop ambitieux, et ils rĂ©solurent de mĂ©nager dĂ©sormais leur peine et leur argent. Un Ă©mondage de temps Ă  autre suffirait au verger. Les contre-espaliers furent proscrits et ils ne remplaceraient pas les arbres morts ou abattus ; mais il allait se prĂ©senter des intervalles fort vilains, Ă  moins de dĂ©truire tous les autres qui restaient debout. Comment s’y prendre ? PĂ©cuchet fit plusieurs Ă©pures, en se servant de sa boĂźte de mathĂ©matiques. Bouvard lui donnait des conseils. Ils n’arrivaient Ă  rien de satisfaisant. Heureusement qu’ils trouvĂšrent dans leur bibliothĂšque l’ouvrage de Boitard, intitulĂ© l’Architecte des Jardins. L’auteur les divise en une infinitĂ© de genres. Il y a, d’abord, le genre mĂ©lancolique et romantique, que se signale par des immortelles, des ruines, des tombeaux, et un ex-voto Ă  la vierge, indiquant la place oĂč un seigneur est tombĂ© sous le fer d’un assassin ». On compose le genre terrible avec des rocs suspendus, des arbres fracassĂ©s, des cabanes incendiĂ©es ; le genre exotique, en plantant des cierges du PĂ©rou pour faire naĂźtre des souvenirs Ă  un colon ou Ă  un voyageur ». Le genre grave doit offrir, comme Ermenonville, un temple Ă  la philosophie. Les obĂ©lisques et les arcs de triomphe caractĂ©risent le genre majestueux ; de la mousse et des grottes, le genre mystĂ©rieux ; un lac, le genre rĂȘveur. Il y a mĂȘme le genre fantastique, dont le plus beau spĂ©cimen se voyait naguĂšre dans un jardin wurtembergeois — car on y rencontrait successivement un sanglier, un ermite, plusieurs sĂ©pulcres, et une barque se dĂ©tachant d’elle-mĂȘme du rivage, pour vous conduire dans un boudoir oĂč des jets d’eau vous inondaient quand on se posait sur le sofa. Devant cet horizon de merveilles, Bouvard et PĂ©cuchet eurent comme un Ă©blouissement. Le genre fantastique leur parut rĂ©servĂ© aux princes. Le temple Ă  la philosophie serait encombrant. L’ex-voto Ă  la madone n’aurait pas de signification, vu le manque d’assassins ; et, tant pis pour les colons et les voyageurs, les plantes amĂ©ricaines coĂ»taient trop cher. Mais les rocs Ă©taient possibles, comme les arbres fracassĂ©s, les immortelles et la mousse, et dans un enthousiasme progressif, aprĂšs beaucoup de tĂątonnements, avec l’aide d’un seul valet et pour une somme minime, ils se fabriquĂšrent une rĂ©sidence qui n’avait pas d’analogue dans tout le dĂ©partement. La charmille ouverte çà et lĂ  donnait jour sur le bosquet, rempli d’allĂ©es sinueuses en façon de labyrinthe. Dans le mur de l’espalier, ils avaient voulu faire un arceau sous lequel on dĂ©couvrirait la perspective. Comme le chaperon ne pouvait se tenir suspendu, il en Ă©tait rĂ©sultĂ© une brĂšche Ă©norme, avec des ruines par terre. Ils avaient sacrifiĂ© les asperges pour bĂątir Ă  la place un tombeau Ă©trusque, c’est-Ă -dire un quadrilatĂšre en plĂątre noir, ayant six pieds de hauteur, et l’apparence d’une niche Ă  chien. Quatre sapinettes aux angles flanquaient ce monument, qui serait surmontĂ© par une urne et enrichi d’une inscription. Dans l’autre partie du potager, une espĂšce de Rialto enjambait un bassin offrant sur ses bords des coquilles de moules incrustĂ©es. La terre buvait l’eau, n’importe ! Il se formerait un fond de glaise qui la retiendrait. La cahute avait Ă©tĂ© transformĂ©e en cabane rustique, grĂące Ă  des verres de couleur. Au sommet du vigneau, six arbres Ă©quarris supportaient un chapeau de fer-blanc Ă  pointes retroussĂ©es, et le tout signifiait une pagode chinoise. Ils avaient Ă©tĂ© sur les rives de l’Orne choisir des granits, les avaient cassĂ©s, numĂ©rotĂ©s, rapportĂ©s eux-mĂȘmes dans une charrette, puis avaient joint les morceaux avec du ciment, en les accumulant les uns par-dessus les autres ; et au milieu du gazon se dressait un rocher, pareil Ă  une gigantesque pomme de terre. Quelque chose manquait au delĂ  pour complĂ©ter l’harmonie. Ils abattirent le plus gros tilleul de la charmille aux trois quarts mort, du reste, et le couchĂšrent dans toute la longueur du jardin, de telle sorte qu’on pouvait le croire apportĂ© par un torrent ou renversĂ© par la foudre. La besogne finie, Bouvard, qui Ă©tait sur le perron, cria de loin — Ici ! on voit mieux ! — Voit mieux, fut rĂ©pĂ©tĂ© dans l’air. PĂ©cuchet rĂ©pondit — J’y vais ! — Y vais ! — Tiens, un Ă©cho ! — Écho ! Le tilleul, jusqu’alors, l’avait empĂȘchĂ© de se produire, et il Ă©tait favorisĂ© par la pagode, faisant face Ă  la grange, dont le pignon surmontait la charmille. Pour essayer l’écho, ils s’amusaient Ă  lancer des mots plaisants ; Bouvard en hurla de polissons, d’obscĂšnes. Il avait Ă©tĂ© plusieurs fois Ă  Falaise, sous prĂ©texte d’argent Ă  recevoir, et il en revenait toujours avec de petits paquets qu’il enfermait dans sa commode. PĂ©cuchet partit un matin pour se rendre Ă  Bretteville, et rentra fort tard, avec un panier qu’il cacha sous son lit. Le lendemain, Ă  son rĂ©veil, Bouvard fut surpris. Les deux premiers ifs de la grande allĂ©e, qui, la veille encore, Ă©taient sphĂ©riques, avaient la forme de paons, et un cornet avec deux boutons de porcelaine figuraient le bec et les yeux. PĂ©cuchet s’était levĂ© dĂšs l’aube, et, tremblant d’ĂȘtre dĂ©couvert, il avait taillĂ© les deux arbres Ă  la mesure des appendices expĂ©diĂ©s par Dumouchel. Depuis six mois, les autres derriĂšre ceux-lĂ  imitaient plus ou moins des pyramides, des cubes, des cylindres, des cerfs ou des fauteuils, mais rien n’égalait les paons. Bouvard le reconnut avec de grands Ă©loges. Sous prĂ©texte d’avoir oubliĂ© sa bĂȘche, il entraĂźna son compagnon dans le labyrinthe, car il avait profitĂ© de l’absence de PĂ©cuchet pour faire, lui aussi, quelque chose de sublime. La porte des champs Ă©tait recouverte d’une couche de plĂątre, sur laquelle s’alignaient en bel ordre cinq cents fourneaux de pipes, reprĂ©sentant des Abd-el-Kader, des nĂšgres, des femmes nues, des pieds de cheval et des tĂȘtes de mort. — Comprends-tu mon impatience ? — Je crois bien ! Et, dans leur Ă©motion, ils s’embrassĂšrent. Comme tous les artistes, ils eurent le besoin d’ĂȘtre applaudis, et Bouvard songea Ă  offrir un grand dĂźner. — Prends garde ! dit PĂ©cuchet, tu vas te lancer dans les rĂ©ceptions. C’est un gouffre ! La chose fut pourtant dĂ©cidĂ©e. Depuis qu’ils habitaient le pays, ils se tenaient Ă  l’écart. Tout le monde, par dĂ©sir de les connaĂźtre, accepta leur invitation, sauf le comte de Faverges, appelĂ© dans la capitale pour affaires. Ils se rabattirent sur M. Hurel, son factotum. Beljambe, l’aubergiste, ancien chef Ă  Lisieux, devait cuisiner certains plats. Il fournissait un garçon. Germaine avait requis la fille de basse-cour. Marianne, la servante de Mme Bordin, viendrait aussi. DĂšs quatre heures, la grille Ă©tait grande ouverte, et les deux propriĂ©taires, pleins d’impatience, attendaient leurs convives. Hurel s’arrĂȘta sous la hĂȘtrĂ©e pour remettre sa redingote. Puis le curĂ© s’avança, revĂȘtu d’une soutane neuve, et, un moment aprĂšs, M. Foureau, avec un gilet de velours. Le docteur donnait le bras Ă  sa femme, qui marchait pĂ©niblement en s’abritant sous son ombrelle. Un flot de rubans roses s’agita derriĂšre eux ; c’était le bonnet de Mme Bordin, habillĂ©e d’une belle robe de soie gorge-de-pigeon. La chaĂźne d’or de sa montre lui battait la poitrine, et les bagues brillaient Ă  ses deux mains couvertes de mitaines noires. Enfin parut le notaire, un panama sur la tĂȘte, un lorgnon dans l’Ɠil, car l’officier ministĂ©riel n’étouffait pas en lui l’homme du monde. Le salon Ă©tait cirĂ© Ă  ne pouvoir s’y tenir debout. Les huit fauteuils d’Utrecht s’adossaient le long de la muraille ; une table ronde, dans le milieu, supportait la cave Ă  liqueur, et on voyait au-dessus de la cheminĂ©e le portrait du pĂšre Bouvard. Les embus reparaissant Ă  contre-jour faisaient grimacer la bouche, loucher les yeux, et un peu de moisissure aux pommettes ajoutait Ă  l’illusion des favoris. Les invitĂ©s lui trouvaient une ressemblance avec son fils, et Mme Bordin ajouta, en regardant Bouvard, qu’il avait dĂ» ĂȘtre un fort bel homme. AprĂšs une heure d’attente, PĂ©cuchet annonça qu’on pouvait passer dans la salle. Les rideaux de calicot blanc Ă  bordure rouge Ă©taient, comme ceux du salon, complĂštement tirĂ©s devant les fenĂȘtres, et le soleil, traversant la toile, jetait une lumiĂšre blonde sur le lambris, qui avait pour tout ornement un baromĂštre. Bouvard plaça les deux dames auprĂšs de lui ; PĂ©cuchet le maire Ă  sa gauche, le curĂ© Ă  sa droite, et l’on entama les huĂźtres. Elles sentaient la vase. Bouvard fut dĂ©solĂ©, prodigua les excuses, et PĂ©cuchet se leva pour aller dans la cuisine faire une scĂšne Ă  Beljambe. Pendant tout le premier service, composĂ© d’une barbue entre un vol-au-vent et des pigeons en compote, la conversation roula sur la maniĂšre de fabriquer le cidre. AprĂšs quoi on en vint aux mets digestes ou indigestes. Le docteur, naturellement, fut consultĂ©. Il jugeait les choses avec scepticisme, comme un homme qui a vu le fond de la science, et cependant ne tolĂ©rait pas la moindre contradiction. En mĂȘme temps que l’aloyau, on servit du bourgogne. Il Ă©tait trouble. Bouvard, attribuant cet accident au rinçage de la bouteille, en fit goĂ»ter trois autres sans plus de succĂšs, puis versa du Saint-Julien, trop jeune Ă©videmment, et tous les convives se turent. Hurel souriait sans discontinuer ; les pas lourds du garçon rĂ©sonnaient sur les dalles. Mme Vaucorbeil, courtaude et l’air bougon elle Ă©tait d’ailleurs vers la fin de sa grossesse, avait gardĂ© un mutisme absolu. Bouvard, ne sachant de quoi l’entretenir, lui parla du théùtre de Caen. — Ma femme ne va jamais au spectacle, reprit le docteur. M. Marescot, quand il habitait Paris, ne frĂ©quentait que les Italiens. — Moi, dit Bouvard, je me payais quelquefois un parterre au Vaudeville pour entendre des farces ! Foureau demanda Ă  Mme Bordin si elle aimait les farces ! — Ça dĂ©pend de quelle espĂšce, dit-elle. Le maire la lutinait. Elle ripostait aux plaisanteries. Ensuite elle indiqua une recette pour les cornichons. Du reste, ses talents de mĂ©nagĂšre Ă©taient connus, et elle avait une petite ferme admirablement soignĂ©e. Foureau interpella Bouvard — Est-ce que vous ĂȘtes dans l’intention de vendre la vĂŽtre ? — Mon Dieu, jusqu’à prĂ©sent, je ne sais trop
 — Comment ! pas mĂȘme la piĂšce des Écalles ? reprit le notaire ; ce serait Ă  votre convenance, madame Bordin. La veuve rĂ©pliqua en minaudant — Les prĂ©tentions de M. Bouvard seraient trop fortes. — On pourrait peut-ĂȘtre l’attendrir. — Je n’essayerai pas ! — Bah ! si vous l’embrassiez ? — Essayons tout de mĂȘme, dit Bouvard. Et il la baisa sur les deux joues, aux applaudissements de la sociĂ©tĂ©. Presque aussitĂŽt on dĂ©boucha le champagne, dont les dĂ©tonations amenĂšrent un redoublement de joie. PĂ©cuchet fit un signe, les rideaux s’ouvrirent et le jardin apparut. C’était, dans le crĂ©puscule, quelque chose d’effrayant. Le rocher, comme une montagne, occupait le gazon, le tombeau faisait un cube au milieu des Ă©pinards, le pont vĂ©nitien un accent circonflexe par-dessus les haricots, et la cabane, au delĂ , une grande tache noire, car ils avaient incendiĂ© son toit de paille pour la rendre plus poĂ©tique. Les ifs, en forme de cerfs ou de fauteuils, se suivaient jusqu’à l’arbre foudroyĂ©, qui s’étendait transversalement de la charmille Ă  la tonnelle, oĂč des pommes d’amour pendaient comme des stalactites. Un tournesol, çà et lĂ , Ă©talait son disque jaune. La pagode chinoise, peinte en rouge, semblait un phare sur le vigneau. Les becs des paons, frappĂ©s par le soleil, se renvoyaient des feux, et derriĂšre la claire-voie, dĂ©barrassĂ©e de ses planches, la campagne toute plate terminait l’horizon. Devant l’étonnement de leurs convives, Bouvard et PĂ©cuchet ressentirent une vĂ©ritable jouissance. Mme Bordin surtout admira les paons ; mais le tombeau ne fut pas compris, ni la cabane incendiĂ©e, ni le mur de ruines. Puis chacun, Ă  tour de rĂŽle, passa sur le pont. Pour emplir le bassin, Bouvard et PĂ©cuchet avaient charriĂ© de l’eau pendant toute la matinĂ©e. Elle avait fui entre les pierres du fond, mal jointes, et de la vase les recouvrait. Tout en se promenant, on se permit des critiques — À votre place j’aurais fait cela. Les petits pois sont en retard. Ce coin, franchement, n’est pas propre. Avec une taille pareille, jamais vous n’obtiendrez de fruits. Bouvard fut obligĂ© de rĂ©pondre qu’il se moquait des fruits. Comme on longeait la charmille, il dit d’un air finaud — Ah ! voilĂ  une personne que nous dĂ©rangeons ; mille excuses ! La plaisanterie ne fut pas relevĂ©e. Tout le monde connaissait la dame en plĂątre. Enfin, aprĂšs plusieurs dĂ©tours dans le labyrinthe, on arriva devant la porte aux pipes. Des regards de stupĂ©faction s’échangĂšrent. Bouvard observait le visage de ses hĂŽtes, et impatient de connaĂźtre leur opinion — Qu’en dites-vous ? Mme Bordin Ă©clata de rire. Tous firent comme elle, M. le curĂ© poussait une sorte de gloussement, Hurel toussait, le docteur en pleurait, sa femme fut prise d’un spasme nerveux, et Foureau, homme sans gĂȘne, cassa un Abd-el-Kader qu’il mit dans sa poche, comme souvenir. Quand on fut sorti de la charmille, Bouvard, pour Ă©tonner son monde avec l’écho, cria de toutes ses forces — Serviteur ! Mesdames ! Rien ! pas d’écho. Cela tenait Ă  des rĂ©parations faites Ă  la grange, le pignon et la toiture Ă©tant dĂ©molis. Le cafĂ© fut servi sur le vigneau, et les messieurs allaient commencer une partie de boules, quand ils virent en face, derriĂšre la claire-voie, un homme qui les regardait. Il Ă©tait maigre et hĂąlĂ©, avec un pantalon rouge en lambeaux, une veste bleue, sans chemise, la barbe noire taillĂ©e en brosse ; et il articula d’une voix rauque — Donnez-moi un verre de vin ! Le maire et l’abbĂ© Jeufroy l’avaient tout de suite reconnu. C’était un ancien menuisier de Chavignolles. — Allons, Gorju ! Ă©loignez-vous, dit M. Foureau, on ne demande pas l’aumĂŽne. — Moi ! l’aumĂŽne ! s’écria l’homme exaspĂ©rĂ©. J’ai fait sept ans la guerre en Afrique. Je relĂšve de l’hĂŽpital. Pas d’ouvrage ! Faut-il que j’assassine ? nom de nom ! Sa colĂšre d’elle-mĂȘme tomba, et, les deux poings sur les hanches, il considĂ©rait les bourgeois d’un air mĂ©lancolique et gouailleur. La fatigue des bivouacs, l’absinthe et les fiĂšvres, toute une existence de misĂšre et de crapule se rĂ©vĂ©lait dans ses yeux troubles. Ses lĂšvres pĂąles tremblaient en lui dĂ©couvrant les gencives. Le grand ciel empourprĂ© l’enveloppait d’une lueur sanglante, et son obstination Ă  rester lĂ  causait une sorte d’effroi. Bouvard, pour en finir, alla chercher le fond d’une bouteille. Le vagabond l’absorba gloutonnement, puis disparut dans les avoines, en gesticulant. Ensuite on blĂąma M. Bouvard. De telles complaisances favorisaient le dĂ©sordre. Mais Bouvard, irritĂ© par l’insuccĂšs de son jardin, prit la dĂ©fense du peuple ; tous parlĂšrent Ă  la fois. Foureau exaltait le gouvernement, Hurel ne voyait dans le monde que la propriĂ©tĂ© fonciĂšre. L’abbĂ© Jeufroy se plaignit de ce qu’on ne protĂ©geait pas la religion. PĂ©cuchet attaqua les impĂŽts. Mme Bordin criait par intervalle — Moi, d’abord, je dĂ©teste la RĂ©publique. Et le docteur se dĂ©clara pour le progrĂšs — Car enfin, monsieur, nous avons besoin de rĂ©formes. — Possible ! rĂ©pondit Foureau, mais toutes ces idĂ©es-lĂ  nuisent aux affaires. — Je me fiche de vos affaires ! s’écria PĂ©cuchet. Vaucorbeil poursuivit — Au moins, donnez-nous l’adjonction des capacitĂ©s. Bouvard n’allait pas jusque-lĂ . — C’est votre opinion ? reprit le docteur, vous ĂȘtes toisĂ© ! Bonsoir ! et je vous souhaite un dĂ©luge pour naviguer dans votre bassin ! — Moi aussi, je m’en vais, dit un moment aprĂšs M. Foureau. Et dĂ©signant sa poche oĂč Ă©tait l’Abd-el-Kader — Si j’ai besoin d’un autre, je reviendrai. Le curĂ©, avant de partir, confia timidement Ă  PĂ©cuchet qu’il ne trouvait pas convenable ce simulacre de tombeau au milieu des lĂ©gumes. Hurel, en se retirant, salua trĂšs bas la compagnie. M. Marescot avait disparu aprĂšs le dessert. Mme Bordin recommença le dĂ©tail de ses cornichons, promit une seconde recette pour les prunes Ă  l’eau-de-vie, et fit encore trois tours dans la grande allĂ©e ; mais, en passant prĂšs du tilleul, le bas de sa robe s’accrocha, et ils l’entendirent qui murmurait — Mon Dieu ! quelle bĂȘtise que cet arbre ! Jusqu’à minuit, les amphitryons, sous la tonnelle, exhalĂšrent leur ressentiment. Sans doute, on pouvait reprendre dans le dĂźner deux ou trois petites choses par-ci par-lĂ  ; et cependant les convives s’étaient gorgĂ©s comme des ogres, preuve qu’il n’était pas si mauvais. Mais pour le jardin, tant de dĂ©nigrement provenait de la plus noire jalousie ; et s’échauffant tous les deux — Ah ! l’eau manque dans le bassin ! Patience, on y verra jusqu’à un cygne et des poissons ! — À peine s’ils ont remarquĂ© la pagode ! — PrĂ©tendre que les ruines ne sont pas propres est une opinion d’imbĂ©cile ! — Et le tombeau une inconvenance ! Pourquoi inconvenance ? Est-ce qu’on n’a pas le droit d’en construire un dans son domaine ? Je veux mĂȘme m’y faire enterrer ! — Ne parle pas de ça ! dit PĂ©cuchet. Puis ils passĂšrent en revue les convives. — Le mĂ©decin m’a l’air d’un joli poseur ! — As-tu observĂ© le ricanement de Marescot devant le portrait ? — Quel goujat que M. le maire ! Quand on dĂźne dans une maison, que diable ! on respecte les curiositĂ©s. — Mme Bordin ? dit Bouvard. — Eh ! c’est une intrigante ! Laisse-moi tranquille. DĂ©goĂ»tĂ©s du monde, ils rĂ©solurent de ne plus voir personne, de vivre exclusivement chez eux, pour eux seuls. Et ils passaient des jours dans la cave Ă  enlever le tartre des bouteilles, revernirent tous les meubles, encaustiquĂšrent les chambres ; chaque soir, en regardant le bois brĂ»ler, ils dissertaient sur le meilleur systĂšme de chauffage. Ils tĂąchĂšrent par Ă©conomie de fumer des jambons, de couler eux-mĂȘmes la lessive. Germaine, qu’ils incommodaient, haussait les Ă©paules. À l’époque des confitures, elle se fĂącha, et ils s’établirent dans le fournil. C’était une ancienne buanderie, oĂč il y avait, sous les fagots, une grande cuve maçonnĂ©e excellente pour leurs projets, l’ambition leur Ă©tant venue de fabriquer des conserves. Quatorze bocaux furent emplis de tomates et de petits pois ; ils en lutĂšrent les bouchons avec de la chaux vive et du fromage, appliquĂšrent sur les bords des bandelettes de toile, puis les plongĂšrent dans l’eau bouillante. Elle s’évaporait ; ils en versĂšrent de la froide ; la diffĂ©rence de tempĂ©rature fit Ă©clater les bocaux. Trois seulement furent sauvĂ©s. Ensuite ils se procurĂšrent de vieilles boĂźtes Ă  sardines, y mirent des cĂŽtelettes de veau et les enfoncĂšrent dans le bain-marie. Elles sortirent rondes comme des ballons ; le refroidissement les aplatirait. Pour continuer l’expĂ©rience, ils enfermĂšrent dans d’autres boĂźtes des Ɠufs, de la chicorĂ©e, du homard, une matelote, un potage ! et ils s’applaudissaient, comme M. Appert, d’avoir fixĂ© les saisons » de pareilles dĂ©couvertes, selon PĂ©cuchet, l’emportaient sur les exploits des conquĂ©rants. Ils perfectionnĂšrent les achars de Mme Bordin, en Ă©piçant le vinaigre avec du poivre ; et leurs prunes Ă  l’eau-de-vie Ă©taient bien supĂ©rieures ! Ils obtinrent par la macĂ©ration des ratafias de framboise et d’absinthe. Avec du miel et de l’angĂ©lique dans un tonneau de Bagnols, ils voulurent faire du vin de Malaga ; et ils entreprirent Ă©galement la confection d’un champagne ! Les bouteilles de chablis, coupĂ©es de moĂ»t, Ă©clatĂšrent d’elles-mĂȘmes. Alors ils ne doutĂšrent plus de la rĂ©ussite. Leurs Ă©tudes se dĂ©veloppant, ils en vinrent Ă  soupçonner des fraudes dans toutes les denrĂ©es alimentaires. Ils chicanaient le boulanger sur la couleur de son pain. Ils se firent un ennemi de l’épicier, en lui soutenant qu’il adultĂ©rait ses chocolats. Ils se transportĂšrent Ă  Falaise, pour demander du jujube, et sous les yeux mĂȘmes du pharmacien, soumirent sa pĂąte Ă  l’épreuve de l’eau. Elle prit l’apparence d’une couenne de lard, ce qui dĂ©notait de la gĂ©latine. AprĂšs ce triomphe, leur orgueil s’exalta. Ils achetĂšrent le matĂ©riel d’un distillateur en faillite, et bientĂŽt arrivĂšrent dans la maison, des tamis, des barils, des entonnoirs, des Ă©cumoires, des chausses et des balances, sans compter une sĂ©bile Ă  boulet et un alambic tĂȘte-de-maure, lequel exigea un fourneau rĂ©flecteur, avec une hotte de cheminĂ©e. Ils apprirent comment on clarifie le sucre, et les diffĂ©rentes sortes de cuites, le grand et le petit perlĂ©, le soufflĂ©, le boulĂ©, le morve et le caramel. Mais il leur tardait d’employer l’alambic ; et ils abordĂšrent les liqueurs fines, en commençant par l’anisette. Le liquide presque toujours entraĂźnait avec lui les substances, ou bien elles se collaient dans le fond ; d’autres fois, ils s’étaient trompĂ©s sur le dosage. Autour d’eux les grandes bassines de cuivre reluisaient, les matras avançaient leur bec pointu, les poĂȘlons pendaient au mur. Souvent l’un triait des herbes sur la table, tandis que l’autre faisait osciller le boulet de canon dans la sĂ©bile suspendue ; ils mouvaient les cuillers, ils dĂ©gustaient les mĂ©langes. Bouvard, toujours en sueur, n’avait pour vĂȘtement que sa chemise et son pantalon tirĂ© jusqu’au creux de l’estomac par ses courtes bretelles ; mais, Ă©tourdi comme un oiseau, il oubliait le diagramme de la cucurbite, ou exagĂ©rait le feu. PĂ©cuchet marmottait des calculs, immobile dans sa longue blouse, une espĂšce de sarreau d’enfant avec des manches ; et ils se considĂ©raient comme des gens trĂšs sĂ©rieux, occupĂ©s de choses utiles. Enfin ils rĂȘvĂšrent une crĂšme qui devait enfoncer toutes les autres. Ils y mettraient de la coriandre comme dans le kummel, du kirsch comme dans le marasquin, de l’hysope comme dans la chartreuse, de l’ambrette comme dans le vespetro, du calamus aromaticus comme dans le krambambuly ; et elle serait colorĂ©e en rouge avec du bois de santal. Mais sous quel nom l’offrir au commerce ? car il fallait un nom facile Ă  retenir et pourtant bizarre. Ayant longtemps cherchĂ©, ils dĂ©cidĂšrent qu’elle se nommerait la Bouvarine ». Vers la fin de l’automne, des taches parurent dans les trois bocaux de conserves. Les tomates et les petits pois Ă©taient pourris. Cela devait dĂ©pendre du bouchage. Alors le problĂšme du bouchage les tourmenta. Pour essayer les mĂ©thodes nouvelles, ils manquaient d’argent. Leur ferme les rongeait. Plusieurs fois, des tenanciers s’étaient offerts, Bouvard n’en avait pas voulu. Mais son premier garçon cultivait d’aprĂšs ses ordres, avec une Ă©pargne dangereuse, si bien que les rĂ©coltes diminuaient, tout pĂ©riclitait ; et ils causaient de leurs embarras, quand maĂźtre Gouy entra dans le laboratoire, escortĂ© de sa femme qui se tenait en arriĂšre, timidement. GrĂące Ă  toutes les façons qu’elles avaient reçues, les terres s’étaient amĂ©liorĂ©es, et il venait pour reprendre sa ferme. Il la dĂ©prĂ©cia. MalgrĂ© tous leurs travaux, les bĂ©nĂ©fices Ă©taient chanceux ; bref, s’il la dĂ©sirait, c’était par amour du pays et regret d’aussi bons maĂźtres. On le congĂ©dia d’une maniĂšre froide. Il revint le soir mĂȘme. PĂ©cuchet avait sermonnĂ© Bouvard ; ils allaient flĂ©chir. Gouy demanda une diminution de fermage ; et comme les autres se rĂ©criaient, il se mit Ă  beugler plutĂŽt qu’à parler, attestant le bon Dieu, Ă©numĂ©rant ses peines, vantant ses mĂ©rites. Quand on le sommait de dire son prix, il baissait la tĂȘte au lieu de rĂ©pondre. Alors, sa femme, assise prĂšs de la porte, avec un grand panier sur les genoux, recommençait les mĂȘmes protestations, en piaillant d’une voix aiguĂ« comme une poule blessĂ©e. Enfin le bail fut arrĂȘtĂ© aux conditions de trois mille francs par an, un tiers de moins qu’autrefois. SĂ©ance tenante, maĂźtre Gouy proposa d’acheter le matĂ©riel, et les dialogues recommencĂšrent. L’estimation des objets dura quinze jours. Bouvard s’en mourait de fatigue. Il lĂącha tout pour une somme tellement dĂ©risoire, que Gouy, d’abord Ă©carquilla les yeux, et s’écriant Convenu », lui frappa dans la main. AprĂšs quoi, les propriĂ©taires, suivant l’usage, offrirent de casser une croĂ»te Ă  la maison, et PĂ©cuchet ouvrit une bouteille de son malaga, moins par gĂ©nĂ©rositĂ© que dans l’espoir d’en obtenir des Ă©loges. Mais le laboureur dit en rechignant — C’est comme du sirop de rĂ©glisse. Et sa femme, pour se faire passer le goĂ»t », rĂ©clama un verre d’eau-de-vie. Une chose plus grave les occupait ! Tous les Ă©lĂ©ments de la Bouvarine » Ă©taient enfin rassemblĂ©s. Ils les entassĂšrent dans la cucurbite, avec de l’alcool ; allumĂšrent le feu et attendirent. Cependant PĂ©cuchet, tourmentĂ© par la mĂ©saventure du malaga, prit dans l’armoire les boĂźtes de fer-blanc, fit sauter le couvercle de la premiĂšre, puis de la seconde, de la troisiĂšme. Il les rejetait avec fureur et appela Bouvard. Bouvard ferma le robinet du serpentin pour se prĂ©cipiter vers les conserves. La dĂ©sillusion fut complĂšte. Les tranches de veau ressemblaient Ă  des semelles bouillies. Un liquide fangeux remplaçait le homard. On ne reconnaissait plus la matelote. Des champignons avaient poussĂ© sur le potage, et une intolĂ©rable odeur empestait le laboratoire. Tout Ă  coup, avec un bruit d’obus, l’alambic Ă©clata en vingt morceaux qui bondirent jusqu’au plafond, crevant les marmites, aplatissant les Ă©cumoires, fracassant les verres ; le charbon s’éparpilla, le fourneau fut dĂ©moli, et, le lendemain, Germaine retrouva une spatule dans la cour. La force de la vapeur avait rompu l’instrument, d’autant que la cucurbite se trouvait boulonnĂ©e au chapiteau. PĂ©cuchet, tout de suite, s’était accroupi derriĂšre la cuve, et Bouvard, comme Ă©croulĂ© sur un tabouret. Pendant dix minutes ils demeurĂšrent dans cette posture, n’osant se permettre un seul mouvement, pĂąles de terreur, au milieu des tessons. Quand ils purent recouvrer la parole, ils se demandĂšrent quelle Ă©tait la cause de tant d’infortunes, de la derniĂšre surtout ? et ils n’y comprenaient rien, sinon qu’ils avaient manquĂ© pĂ©rir. PĂ©cuchet termina par ces mots — C’est que, peut-ĂȘtre, nous ne savons pas la chimie ! III Pour savoir la chimie, ils se procurĂšrent le cours de Regnault et apprirent d’abord que les corps simples sont peut-ĂȘtre composĂ©s ». On les distingue en mĂ©talloĂŻdes et en mĂ©taux, diffĂ©rence qui n’a rien d’absolu », dit l’auteur. De mĂȘme pour les acides et pour les bases, un corps pouvant se comporter Ă  la maniĂšre des acides ou des bases, suivant les circonstances ». La notation leur parut baroque. Les proportions multiples troublĂšrent PĂ©cuchet. — Puisqu’une molĂ©cule A, je suppose, se combine avec plusieurs parties de B, il me semble que cette molĂ©cule doit se diviser en autant de parties ; mais si elle se divise, elle cesse d’ĂȘtre l’unitĂ©, la molĂ©cule primordiale. Enfin, je ne comprends pas. — Moi non plus ! disait Bouvard. Et ils recoururent Ă  un ouvrage moins difficile, celui de Girardin, oĂč ils acquirent la certitude que dix litres d’air pĂšsent cent grammes, qu’il n’entre pas de plomb dans les crayons, que le diamant n’est que du carbone. Ce qui les Ă©bahit par-dessus tout, c’est que la terre, comme Ă©lĂ©ment, n’existe pas. Ils saisirent la manƓuvre du chalumeau, l’or, l’argent, la lessive du linge, l’étamage des casseroles ; puis, sans le moindre scrupule, Bouvard et PĂ©cuchet se lancĂšrent dans la chimie organique. Quelle merveille que de retrouver chez les ĂȘtres vivants les mĂȘmes substances qui composent les minĂ©raux ! NĂ©anmoins ils Ă©prouvaient une sorte d’humiliation Ă  l’idĂ©e que leur individu contenait du phosphore comme les allumettes, de l’albumine comme les blancs d’Ɠufs, du gaz hydrogĂšne comme les rĂ©verbĂšres. AprĂšs les couleurs et les corps gras, ce fut le tour de la fermentation. Elle les conduisit aux acides, et la loi des Ă©quivalents les embarrassa encore une fois. Ils tĂąchĂšrent de l’élucider avec la thĂ©orie des atomes ; ce qui acheva de les perdre. Pour entendre tout cela, selon Bouvard, il aurait fallu des instruments. La dĂ©pense Ă©tait considĂ©rable, et ils en avaient trop fait. Mais le docteur Vaucorbeil pouvait, sans doute, les Ă©clairer. Ils se prĂ©sentĂšrent au moment de ses consultations. — Messieurs, je vous Ă©coute ! quel est votre mal ? PĂ©cuchet rĂ©pliqua qu’ils n’étaient pas malades, et ayant exposĂ© le but de leur visite — Nous dĂ©sirons connaĂźtre premiĂšrement l’atomicitĂ© supĂ©rieure. Le mĂ©decin rougit beaucoup, puis les blĂąma de vouloir apprendre la chimie. — Je ne nie pas son importance, soyez-en sĂ»rs ! mais actuellement, on la fourre partout ! Elle exerce sur la mĂ©decine une action dĂ©plorable. Et l’autoritĂ© de sa parole se renforçait au spectacle des choses environnantes. Du diachylum et des bandes traĂźnaient sur la cheminĂ©e. La boĂźte chirurgicale posait au milieu du bureau, des sondes emplissaient une cuvette dans un coin, et il y avait contre le mur la reprĂ©sentation d’un Ă©corchĂ©. PĂ©cuchet en fit compliment au docteur. — Ce doit ĂȘtre une belle Ă©tude que l’anatomie ? M. Vaucorbeil s’étendit sur le charme qu’il Ă©prouvait autrefois dans les dissections ; et Bouvard demanda quels sont les rapports entre l’intĂ©rieur de la femme et celui de l’homme. Afin de le satisfaire, le mĂ©decin tira de sa bibliothĂšque un recueil de planches anatomiques. — Emportez-les ! Vous les regarderez chez vous plus Ă  votre aise ! Le squelette les Ă©tonna par la proĂ©minence de sa mĂąchoire, les trous de ses yeux, la longueur effrayante de ses mains. Un ouvrage explicatif leur manquait ; ils retournĂšrent chez M. Vaucorbeil, et, grĂące au manuel d’Alexandre Lauth, ils apprirent les divisions de la charpente, en s’ébahissant de l’épine dorsale, seize fois plus forte, dit-on, que si le CrĂ©ateur l’eĂ»t faite droite. — Pourquoi seize fois, prĂ©cisĂ©ment ? Les mĂ©tacarpiens dĂ©solĂšrent Bouvard ; et PĂ©cuchet, acharnĂ© sur le crĂąne, perdit courage devant le sphĂ©noĂŻde, bien qu’il ressemble Ă  une selle turque ou turquesque ». Quant aux articulations, trop de ligaments les cachaient, et ils attaquĂšrent les muscles. Mais les insertions n’étaient pas commodes Ă  dĂ©couvrir, et, parvenus aux gouttiĂšres vertĂ©brales, ils y renoncĂšrent complĂštement. PĂ©cuchet dit alors — Si nous reprenions la chimie, ne serait-ce que pour utiliser le laboratoire ? Bouvard protesta, et il crut se rappeler que l’on fabriquait Ă  l’usage des pays chauds des cadavres postiches. Barberou, auquel il Ă©crivit, lui donna lĂ -dessus des renseignements. Pour dix francs par mois, on pouvait avoir un des bonshommes de M. Auzoux, et, la semaine suivante, le messager de Falaise dĂ©posa devant leur grille une caisse oblongue. Ils la transportĂšrent dans le fournil, pleins d’émotion. Quand les planches furent dĂ©clouĂ©es, la paille tomba, les papiers de soie glissĂšrent, le mannequin apparut. Il Ă©tait couleur brique, sans chevelure, sans peau, avec d’innombrables filets bleus, rouges et blancs le bariolant. Cela ne ressemblait point Ă  un cadavre, mais Ă  une espĂšce de joujou, fort vilain, trĂšs propre, et qui sentait le vernis. Puis ils enlevĂšrent le thorax, et ils aperçurent les deux poumons, pareils Ă  deux Ă©ponges ; le cƓur tel qu’un gros Ɠuf, un peu de cĂŽtĂ© par derriĂšre, le diaphragme, les reins, tout le paquet des entrailles. — À la besogne ! dit PĂ©cuchet. La journĂ©e et le soir y passĂšrent. Ils avaient mis des blouses, comme font les carabins dans les amphithéùtres, et, Ă  la lueur de trois chandelles, ils travaillaient leurs morceaux de carton, quand un coup de poing heurta la porte. Ouvrez ! » C’était M. Foureau, suivi du garde champĂȘtre. Les maĂźtres de Germaine s’étaient plu Ă  lui montrer le bonhomme. Elle avait couru de suite chez l’épicier pour conter la chose, et tout le village croyait maintenant qu’ils recelaient dans leur maison un vĂ©ritable mort. Foureau, cĂ©dant Ă  la rumeur publique, venait s’assurer du fait ; des curieux se tenaient dans la cour. Le mannequin, quand il entra, reposait sur le flanc, et les muscles de la face Ă©tant dĂ©crochĂ©s, l’Ɠil faisait une saillie monstrueuse, avait quelque chose d’effrayant. — Qui vous amĂšne ? dit PĂ©cuchet. Foureau balbutia — Rien, rien du tout. Et, prenant une des piĂšces sur la table — Qu’est-ce que c’est ? — Le buccinateur, rĂ©pondit Bouvard. Foureau se tut, mais souriait d’une façon narquoise, jaloux de ce qu’ils avaient un divertissement au-dessus de sa compĂ©tence. Les deux anatomistes feignaient de poursuivre leurs investigations. Les gens, qui s’ennuyaient sur le seuil, avaient pĂ©nĂ©trĂ© dans le fournil, et comme on se poussait un peu, la table trembla. — Ah ! c’est trop fort ! s’écria PĂ©cuchet ; dĂ©barrassez-nous du public ! Le garde champĂȘtre fit partir les curieux. — TrĂšs bien ! dit Bouvard, nous n’avons besoin de personne. Foureau comprit l’allusion, et lui demanda s’ils avaient le droit, n’étant pas mĂ©decins, de dĂ©tenir un objet pareil. Il allait, du reste, Ă©crire au prĂ©fet. — Quel pays ! on n’était pas plus inepte, sauvage et rĂ©trograde. La comparaison qu’ils firent d’eux-mĂȘmes avec les autres les consola ; ils ambitionnaient de souffrir pour la science. Le docteur aussi vint les voir. Il dĂ©nigra le mannequin comme trop Ă©loignĂ© de la nature, mais profita de la circonstance pour faire une leçon. Bouvard et PĂ©cuchet furent charmĂ©s, et, sur leur dĂ©sir, M. Vaucorbeil leur prĂȘta plusieurs volumes de sa bibliothĂšque, affirmant toutefois qu’ils n’iraient pas jusqu’au bout. Ils prirent en note, dans le Dictionnaire de sciences mĂ©dicales, les exemples d’accouchement, de longĂ©vitĂ©, d’obĂ©sitĂ© et de constipation extraordinaires. Que n’avaient-ils connu le fameux Canadien de Beaumont, les polyphages Tarare et Bijou, la femme hydropique du dĂ©partement de l’Eure, le PiĂ©montais qui allait Ă  la garde-robe tous les vingt jours, Simon de Mirepoix, mort ossifiĂ©, et cet ancien maire d’AngoulĂȘme, dont le nez pesait trois livres ! Le cerveau leur inspira des rĂ©flexions philosophiques. Ils distinguaient fort bien dans l’intĂ©rieur le septum lucidum, composĂ© de deux lamelles, et la glande pinĂ©ale, qui ressemble Ă  un petit pois rouge ; mais il y avait des pĂ©doncules et des ventricules, des arcs, des piliers, des Ă©tages, des ganglions et des fibres de toutes sortes, et le foramen de Pacchioni, et le corps de Paccini, bref, un amas inextricable, de quoi user leur existence. Quelquefois, dans un vertige, ils dĂ©montaient complĂštement le cadavre, puis se trouvaient embarrassĂ©s pour remettre en place les morceaux. Cette besogne Ă©tait rude, aprĂšs le dĂ©jeuner surtout, et ils ne tardaient pas Ă  s’endormir, Bouvard, le menton baissĂ©, l’abdomen en avant, PĂ©cuchet, la tĂȘte dans les mains, avec ses deux coudes sur la table. Souvent, Ă  ce moment-lĂ , M. Vaucorbeil, qui terminait ses premiĂšres visites, entr’ouvrait la porte. — Eh bien, les confrĂšres, comment va l’anatomie ? — Parfaitement, rĂ©pondaient-ils. Alors il posait des questions pour le plaisir de les confondre. Quand ils Ă©taient las d’un organe, ils passaient Ă  un autre, abordant ainsi et dĂ©laissant tour Ă  tour le cƓur, l’estomac, l’oreille, les intestins, car le bonhomme en carton les assommait, malgrĂ© leurs efforts pour s’y intĂ©resser. Enfin le docteur les surprit comme ils le reclouaient dans sa boĂźte. — Bravo ! je m’y attendais. On ne pouvait Ă  leur Ăąge entreprendre ces Ă©tudes ; et le sourire accompagnant ces paroles les blessa profondĂ©ment. De quel droit les juger incapables ? Est-ce que la science appartenait Ă  ce monsieur ? comme s’il Ă©tait lui-mĂȘme un personnage bien supĂ©rieur ! Donc, acceptant son dĂ©fi, ils allĂšrent jusqu’à Bayeux pour y acheter des livres. Ce qui leur manquait, c’était la physiologie, et un bouquiniste leur procura les traitĂ©s de Richerand et d’Adelon, cĂ©lĂšbres Ă  l’époque. Tous les lieux communs sur les Ăąges, les sexes et les tempĂ©raments leur semblĂšrent de la plus haute importance ; ils furent bien aises de savoir qu’il y a dans le tartre des dents trois espĂšces d’animalcules, que le siĂšge du goĂ»t est sur la langue, et la sensation de la faim dans l’estomac. Pour en saisir mieux les fonctions, ils regrettaient de n’avoir pas la facultĂ© de ruminer, comme l’avaient eue MontĂšgre, M. Gosse et le frĂšre de BĂ©rard, et ils mĂąchaient avec lenteur, trituraient, insalivaient, accompagnant de la pensĂ©e le bol alimentaire dans leurs entrailles, le suivaient mĂȘme jusqu’à ses derniĂšres consĂ©quences, pleins de scrupule mĂ©thodique, d’une attention presque religieuse. Afin de produire artificiellement des digestions, ils tassĂšrent de la viande dans une fiole oĂč Ă©tait le suc gastrique d’un canard, et ils la portĂšrent sous leurs aisselles durant quinze jours, sans autre rĂ©sultat que d’infecter leurs personnes. On les vit courir le long de la grande route, revĂȘtus d’habits mouillĂ©s et Ă  l’ardeur du soleil. C’était pour vĂ©rifier si la soif s’apaise par l’application de l’eau sur l’épiderme. Ils rentrĂšrent haletants et tous les deux avec un rhume. L’audition, la phonation, la vision furent expĂ©diĂ©es lestement ; mais Bouvard s’étala sur la gĂ©nĂ©ration. Les rĂ©serves de PĂ©cuchet, en cette matiĂšre, l’avaient toujours surpris. Son ignorance lui parut si complĂšte, qu’il le pressa de s’expliquer, et PĂ©cuchet, en rougissant, finit par faire un aveu. Des farceurs, autrefois, l’avaient entraĂźnĂ© dans une mauvaise maison, d’oĂč il s’était enfui, se gardant pour la femme qu’il aimerait plus tard. Une circonstance heureuse n’était jamais venue, si bien que, par fausse honte, gĂȘne pĂ©cuniaire, crainte des maladies, entĂȘtement, habitude, Ă  cinquante-deux ans, et malgrĂ© le sĂ©jour de la capitale, il possĂ©dait encore sa virginitĂ©. Bouvard eut peine Ă  le croire, puis il rit Ă©normĂ©ment, mais s’arrĂȘta en apercevant des larmes dans les yeux de PĂ©cuchet ; car les passions ne lui avaient pas manquĂ©, s’étant tout Ă  tour Ă©pris d’une danseuse de corde, de la belle-sƓur d’un architecte, d’une demoiselle de comptoir, enfin d’une petite blanchisseuse, et le mariage allait mĂȘme se conclure, quand il avait dĂ©couvert qu’elle Ă©tait enceinte d’un autre. Bouvard lui dit — Il y a moyen toujours de rĂ©parer le temps perdu. Pas de tristesse, voyons. Je me charge
 si tu veux. PĂ©cuchet rĂ©pliqua, en soupirant, qu’il ne fallait plus y penser ; et ils continuĂšrent leur physiologie. Est-il vrai que la surface de notre corps dĂ©gage perpĂ©tuellement une vapeur subtile ? La preuve, c’est que le poids d’un homme dĂ©croĂźt Ă  chaque minute. Si chaque jour s’opĂšre l’addition de ce qui manque et la soustraction de ce qui excĂšde, la santĂ© se maintiendra en parfait Ă©quilibre. Sanctorius, l’inventeur de cette loi, employa un demi-siĂšcle Ă  peser quotidiennement sa nourriture avec toutes ses excrĂ©tions, et se pesait lui-mĂȘme, ne prenant de relĂąche que pour Ă©crire ses calculs. Ils essayĂšrent d’imiter Sanctorius. Mais comme leur balance ne pouvait les supporter tous les deux, ce fut PĂ©cuchet qui commença. Il retira ses habits, afin de ne pas gĂȘner la perspiration, et il se tenait sur le plateau, complĂštement nu, laissant voir, malgrĂ© la pudeur, son torse trĂšs long, pareil Ă  un cylindre, avec des jambes courtes, les pieds plats et la peau brune. À ses cĂŽtĂ©s, sur une chaise, son ami lui faisait la lecture. Des savants prĂ©tendent que la chaleur animale se dĂ©veloppe par les contractions musculaires, et qu’il est possible en agitant le thorax et les membres pelviens de hausser la tempĂ©rature d’un bain tiĂšde. Bouvard alla chercher leur baignoire, et quand tout fut prĂȘt, il s’y plongea, muni d’un thermomĂštre. Les ruines de la distillerie, balayĂ©es vers le fond de l’appartement, dessinaient dans l’ombre un vague monticule. On entendait par intervalles le grignotement des souris ; une vieille odeur de plantes aromatiques s’exhalait, et se trouvant lĂ  fort bien, ils causaient avec sĂ©rĂ©nitĂ©. Cependant Bouvard sentait un peu de fraĂźcheur. — Agite tes membres ! dit PĂ©cuchet. Il les agita, sans rien changer au thermomĂštre. — C’est froid dĂ©cidĂ©ment. — Je n’ai pas chaud non plus, reprit PĂ©cuchet saisi lui-mĂȘme par un frisson. Mais agite tes membres pelviens ! agite-les ! Bouvard ouvrait les cuisses, se tordait les flancs, balançait son ventre, soufflait comme un cachalot, puis regardait le thermomĂštre, qui baissait toujours — Je n’y comprends rien ! je me remue pourtant ! — Pas assez ! Et il reprenait sa gymnastique. Elle avait durĂ© trois heures, quand une fois encore il empoigna le tube. — Comment ! douze degrĂ©s ! Ah ! bonsoir ! je me retire ! Un chien entra, moitiĂ© dogue, moitiĂ© braque, le poil jaune, galeux, la langue pendante. Que faire ? pas de sonnettes ! et leur domestique Ă©tait sourde. Ils grelottaient, mais n’osaient bouger, dans la peur d’ĂȘtre mordus. PĂ©cuchet crut habile de lancer des menaces, en roulant des yeux. Alors le chien aboya ; et il sautait autour de la balance, oĂč PĂ©cuchet, se cramponnant aux cordes et pliant les genoux, tĂąchait de s’élever le plus haut possible. — Tu t’y prends mal, dit Bouvard. Et il se mit Ă  faire des risettes au chien en profĂ©rant des douceurs. Le chien, sans doute, les comprit. Il s’efforçait de le caresser, lui collait ses pattes sur les Ă©paules, les Ă©raflait avec ses ongles. — Allons ! maintenant ! voilĂ  qu’il a emportĂ© ma culotte ! Il se coucha dessus et demeura tranquille. Enfin, avec les plus grandes prĂ©cautions, ils se hasardĂšrent, l’un Ă  descendre du plateau, l’autre Ă  sortir de la baignoire ; et quand PĂ©cuchet fut rhabillĂ©, cette exclamation lui Ă©chappa — Toi, mon bonhomme, tu serviras Ă  nos expĂ©riences. Quelles expĂ©riences ? On pouvait lui injecter du phosphore, puis l’enfermer dans une cave pour voir s’il rendrait du feu par les naseaux. Mais comment injecter ? et du reste, on ne leur vendrait pas du phosphore. Ils songĂšrent Ă  l’enfermer sous une cloche pneumatique, Ă  lui faire respirer des gaz, Ă  lui donner pour breuvage des poisons. Tout cela peut-ĂȘtre ne serait pas drĂŽle. Enfin, ils choisirent l’aimantation de l’acier par le contact de la moelle Ă©piniĂšre. Bouvard, refoulant son Ă©motion, tendait sur une assiette des aiguilles Ă  PĂ©cuchet, qui les plantait contre les vertĂšbres. Elles se cassaient, glissaient, tombaient par terre ; il en prenait d’autres, et les enfonçait vivement, au hasard. Le chien rompit ses attaches, passa comme un boulet de canon par les carreaux, traversa la cour, le vestibule et se prĂ©senta dans la cuisine. Germaine poussa des cris en le voyant tout ensanglantĂ©, avec des ficelles autour des pattes. Ses maĂźtres, qui le poursuivaient, entrĂšrent au mĂȘme moment. Il fit un bond et disparut. La vieille servante les apostropha. — C’est encore une de vos bĂȘtises, j’en suis sĂ»re ! — Et ma cuisine, elle est propre ! — Ça le rendra peut-ĂȘtre enragĂ© ! On en fourre en prison qui ne vous valent pas ! Ils regagnĂšrent le laboratoire, pour Ă©prouver les aiguilles. Pas une n’attira la moindre limaille. Puis, l’hypothĂšse de Germaine les inquiĂ©ta. Il pouvait avoir la rage, revenir Ă  l’improviste, se prĂ©cipiter sur eux. Le lendemain, ils allĂšrent partout aux informations, et pendant plusieurs annĂ©es, ils se dĂ©tournaient dans la campagne, sitĂŽt qu’apparaissait un chien ressemblant Ă  celui-lĂ . Les autres expĂ©riences Ă©chouĂšrent. Contrairement aux auteurs, les pigeons qu’ils saignĂšrent, l’estomac plein ou vide, moururent dans le mĂȘme espace de temps. Des petits chats enfoncĂ©s sous l’eau pĂ©rirent au bout de cinq minutes ; et une oie, qu’ils avaient bourrĂ©e de garance, offrit des pĂ©riostes d’une entiĂšre blancheur. La nutrition les tourmentait. Comment se fait-il que le mĂȘme suc produise des os, du sang, de la lymphe et des matiĂšres excrĂ©mentielles ? Mais on ne peut suivre les mĂ©tamorphoses d’un aliment. L’homme qui n’use que d’un seul est chimiquement pareil Ă  celui qui en absorbe plusieurs. Vauquelin, ayant calculĂ© toute la chaux contenue dans l’avoine d’une poule, en retrouva davantage dans les coquilles de ses Ɠufs. Donc, il se fait une crĂ©ation de substance. De quelle maniĂšre ? on n’en sait rien. On ne sait mĂȘme pas quelle est la force du cƓur. Borelli admet celle qu’il faut pour soulever un poids de cent quatre-vingt mille livres, et Kiell l’évalue Ă  huit onces environ, d’oĂč ils conclurent que la physiologie est suivant un vieux mot le roman de la mĂ©decine. N’ayant pu la comprendre, ils n’y croyaient pas. Un mois se passa dans le dĂ©sƓuvrement. Puis ils songĂšrent Ă  leur jardin. L’arbre mort, Ă©talĂ© dans le milieu, Ă©tait gĂȘnant ; ils l’équarrirent. Cet exercice les fatigua. Bouvard avait, trĂšs souvent, besoin de faire arranger ses outils chez le forgeron. Un jour qu’il s’y rendait, il fut accostĂ© par un homme portant sur le dos un sac de toile, et qui lui proposa des almanachs, des livres pieux, des mĂ©dailles bĂ©nites, enfin le Manuel de la SantĂ©, par François Raspail. Cette brochure lui plut tellement, qu’il Ă©crivit Ă  Barberou de lui envoyer le grand ouvrage. Barberou l’expĂ©dia, et indiquait, dans sa lettre, une pharmacie pour les mĂ©dicaments. La clartĂ© de la doctrine les sĂ©duisit. Toutes les affections proviennent des vers. Ils gĂątent les dents, creusent les poumons, dilatent le foie, ravagent les intestins, et y causent des bruits. Ce qu’il y a de mieux pour s’en dĂ©livrer, c’est le camphre. Bouvard et PĂ©cuchet l’adoptĂšrent. Ils en prisaient, ils en croquaient et distribuaient des cigarettes, des flacons d’eau sĂ©dative et des pilules d’aloĂšs. Ils entreprirent mĂȘme la cure d’un bossu. C’était un enfant qu’ils avaient rencontrĂ© un jour de foire. Sa mĂšre, une mendiante, l’amenait chez eux tous les matins. Ils frictionnaient sa bosse avec de la graisse camphrĂ©e, y mettaient pendant vingt minutes un cataplasme de moutarde, puis la recouvraient de diachylum, et pour ĂȘtre sĂ»rs qu’il reviendrait, lui donnaient Ă  dĂ©jeuner. Ayant l’esprit tendu vers les helminthes, PĂ©cuchet observa sur la joue de Mme Bordin une tache bizarre. Le docteur, depuis longtemps, la traitait par les amers ; ronde au dĂ©but comme une piĂšce de vingt sols, cette tache avait grandi, et formait un cercle rose. Ils voulurent l’en guĂ©rir. Elle accepta, mais exigeait que ce fĂ»t Bouvard qui lui fĂźt les onctions. Elle se posait devant la fenĂȘtre, dĂ©grafait le haut de son corsage et restait la joue tendue, en le regardant avec un Ɠil qui aurait Ă©tĂ© dangereux sans la prĂ©sence de PĂ©cuchet. Dans les doses permises et malgrĂ© l’effroi du mercure ils administrĂšrent du calomel. Un mois plus tard, Mme Bordin Ă©tait sauvĂ©e. Elle leur fit de la propagande, et le percepteur des contributions, le secrĂ©taire de la mairie, le maire lui-mĂȘme, tout le monde dans Chavignolles suçait des tuyaux de plume. Cependant le bossu ne se redressait pas. Le percepteur lĂącha la cigarette, elle redoublait ses Ă©touffements. Foureau se plaignit des pilules d’aloĂšs qui lui occasionnaient des hĂ©morroĂŻdes ; Bouvard eut des maux d’estomac et PĂ©cuchet d’atroces migraines. Ils perdirent confiance dans Raspail, mais eurent soin de n’en rien dire, craignant de diminuer leur considĂ©ration. Et ils montrĂšrent beaucoup de zĂšle pour la vaccine, apprirent Ă  saigner sur des feuilles de chou, firent mĂȘme l’acquisition d’une paire de lancettes. Ils accompagnaient le mĂ©decin chez les pauvres, puis consultaient leurs livres. Les symptĂŽmes notĂ©s par les auteurs n’étaient pas ceux qu’ils venaient de voir. Quant aux noms des maladies, du latin, du grec, du français, une bigarrure de toutes les langues. On les compte par milliers, et la classification linnĂ©enne est bien commode, avec ses genres et ses espĂšces ; mais comment Ă©tablir les espĂšces ? Alors ils s’égarĂšrent dans la philosophie de la mĂ©decine. Ils rĂȘvaient sur l’archĂ©e de Van Helmont, le vitalisme, le Brownisme, l’organicisme ; demandaient au docteur d’oĂč vient le germe de la scrofule, vers quel endroit se porte le miasme contagieux, et le moyen, dans tous les cas morbides, de distinguer la cause de ses effets. — La cause et l’effet s’embrouillent, rĂ©pondait Vaucorbeil. Son manque de logique les dĂ©goĂ»ta, et ils visitĂšrent les malades tout seuls, pĂ©nĂ©trant dans les maisons, sous prĂ©texte de philanthropie. Au fond des chambres, sur de sales matelas, reposaient des gens dont la figure pendait d’un cĂŽtĂ© ; d’autres l’avaient bouffie et d’un rouge Ă©carlate, ou couleur de citron, ou bien violette, avec des les narines pincĂ©es, la bouche tremblante, et des rĂąles, des hoquets, des sueurs, des exhalaisons de cuir et de vieux fromage. Ils lisaient les ordonnances de leurs mĂ©decins, et Ă©taient fort surpris que les calmants soient parfois des excitants, les vomitifs des purgatifs, qu’un mĂȘme remĂšde convienne Ă  des affections diverses, et qu’une maladie s’en aille sous des traitements opposĂ©s. NĂ©anmoins ils donnaient des conseils, remontaient le moral, avaient l’audace d’ausculter. Leur imagination travaillait. Ils Ă©crivirent au Roi, pour qu’on Ă©tablĂźt dans le Calvados un institut de garde-malades, dont ils seraient les professeurs. Ils se transportĂšrent chez le pharmacien de Bayeux celui de Falaise leur en voulait toujours Ă  cause de son jujube, et ils l’engagĂšrent Ă  fabriquer comme les Anciens des pila purgatoria, c’est-Ă -dire des boulettes de mĂ©dicaments, qui, Ă  force d’ĂȘtre maniĂ©es, s’absorbent dans l’individu. D’aprĂšs ce raisonnement qu’en diminuant la chaleur on entrave les phlegmasies, ils suspendirent dans son fauteuil, aux poutrelles du plafond, une femme affectĂ©e de mĂ©ningite, et ils la balançaient Ă  tour de bras, quand le mari survenant les flanqua dehors. Enfin, au grand scandale de M. le curĂ©, ils avaient pris la mode nouvelle d’introduire les thermomĂštres dans les derriĂšres. Une fiĂšvre typhoĂŻde se rĂ©pandit aux environs ; Bouvard dĂ©clara qu’il ne s’en mĂȘlerait pas. Mais la femme de Gouy, leur fermier, vint gĂ©mir chez eux. Son homme Ă©tait malade depuis quinze jours, et M. Vaucorbeil le nĂ©gligeait. PĂ©cuchet se dĂ©voua. Taches lenticulaires sur la poitrine, douleurs aux articulations, ventre ballonnĂ©, langue rouge, c’étaient tous les symptĂŽmes de la dothiĂ©nentĂ©rie. Se rappelant le mot de Raspail qu’en ĂŽtant la diĂšte on supprime la fiĂšvre, il ordonna des bouillons, un peu de viande. Tout Ă  coup le docteur parut. Son malade Ă©tait en train de manger, deux oreillers derriĂšre le dos, entre la fermiĂšre et PĂ©cuchet qui le renforçaient. Il s’approcha du lit, et jeta l’assiette par la fenĂȘtre, en s’écriant — C’est un vĂ©ritable meurtre ! — Pourquoi ? — Vous perforez l’intestin, puisque la fiĂšvre typhoĂŻde est une altĂ©ration de sa membrane folliculaire. — Pas toujours ! Et une dispute s’engagea sur la nature de fiĂšvres. PĂ©cuchet croyait Ă  leur essence. Vaucorbeil les faisait dĂ©pendre des organes — Aussi j’éloigne tout ce qui peut surexciter ! — Mais la diĂšte affaiblit le principe vital ! — Qu’est-ce que vous me chantez avec votre principe vital ? Comment est-il ? qui l’a vu ? PĂ©cuchet s’embrouilla. — D’ailleurs, disait le mĂ©decin, Gouy ne veut pas de nourriture. Le malade fit un geste d’assentiment sous son bonnet de coton. — N’importe ! il en a besoin ! — Jamais ! son pouls donne quatre-vingt-dix-huit pulsations. — Qu’importent les pulsations ? Et PĂ©cuchet nomma ses autoritĂ©s. — Laissons les systĂšmes ! dit le docteur. PĂ©cuchet croisa les bras. — Vous ĂȘtes un empirique, alors ? — Nullement ! mais en observant
 — Et si on observe mal ? Vaucorbeil prit cette parole pour une allusion Ă  l’herpĂšs de Mme Bordin, histoire clabaudĂ©e par la veuve, et dont le souvenir l’agaçait. — D’abord, il faut avoir fait de la pratique. — Ceux qui ont rĂ©volutionnĂ© la science n’en faisaient pas ! Van Helmont, Boerhave, Broussais lui-mĂȘme. Vaucorbeil, sans rĂ©pondre, se pencha vers Gouy, et haussant la voix — Lequel de nous deux choisissez-vous pour mĂ©decin ? Le malade, somnolent, aperçut des visages en colĂšre, et se mit Ă  pleurer. Sa femme non plus ne savait que rĂ©pondre ; car l’un Ă©tait habile, mais l’autre avait peut-ĂȘtre un secret ? — TrĂšs bien ! dit Vaucorbeil, puisque vous balancez entre un homme nanti d’un diplĂŽme
 PĂ©cuchet ricana — Pourquoi riez-vous ? — C’est qu’un diplĂŽme n’est pas toujours un argument ! Le docteur Ă©tait attaquĂ© dans son gagne-pain, dans sa prĂ©rogative, dans son importance sociale. Sa colĂšre Ă©clata — Nous le verrons quand vous irez devant les tribunaux pour exercice illĂ©gal de la mĂ©decine ! Puis, se tournant vers la fermiĂšre — Faites-le tuer par monsieur tout Ă  votre aise, et que je sois pendu si je reviens jamais dans votre maison ! Et il s’enfonça sous la hĂȘtrĂ©e, en gesticulant avec sa canne. Bouvard, quand PĂ©cuchet rentra, Ă©tait lui-mĂȘme dans une grande agitation. Il venait de recevoir Foureau, exaspĂ©rĂ© par ses hĂ©morroĂŻdes. Vainement avait-il soutenu qu’elles prĂ©servent de toutes les maladies. Foureau, n’écoutant rien, l’avait menacĂ© de dommages et intĂ©rĂȘts. Il en perdait la tĂȘte. PĂ©cuchet lui conta l’autre histoire, qu’il jugeait plus sĂ©rieuse, et fut un peu choquĂ© de son indiffĂ©rence. Gouy, le lendemain, eut une douleur dans l’abdomen. Cela pouvait tenir Ă  l’ingestion de la nourriture. Peut-ĂȘtre que Vaucorbeil ne s’était pas trompĂ© ? Un mĂ©decin, aprĂšs tout, doit s’y connaĂźtre ! Et des remords assaillirent PĂ©cuchet. Il avait peur d’ĂȘtre homicide. Par prudence, ils congĂ©diĂšrent le bossu. Mais, Ă  cause du dĂ©jeuner lui Ă©chappant, sa mĂšre cria beaucoup. Ce n’était pas la peine de les avoir fait venir tous les jours de Barneval Ă  Chavignolles ! Foureau se calma et Gouy reprenait des forces. À prĂ©sent, la guĂ©rison Ă©tait certaine un tel succĂšs enhardit PĂ©cuchet. — Si nous travaillions les accouchements, avec un de ces mannequins
 — Assez de mannequins ! — Ce sont des demi-corps en peau, inventĂ©s pour les Ă©lĂšves sages-femmes. Il me semble que je retournerais le fƓtus ! Mais Bouvard Ă©tait las de la mĂ©decine. — Les ressorts de la vie nous sont cachĂ©s, les affections trop nombreuses, les remĂšdes problĂ©matiques, et on ne dĂ©couvre dans les auteurs aucune dĂ©finition raisonnable de la santĂ©, de la maladie, de la diathĂšse, ni mĂȘme du pus ! Cependant toutes ces lectures avaient Ă©branlĂ© leur cervelle. Bouvard, Ă  l’occasion d’un rhume, se figura qu’il commençait une fluxion de poitrine. Des sangsues n’ayant pas affaibli le point de cĂŽtĂ©, il eut recours Ă  un vĂ©sicatoire, dont l’action se porta sur les reins. Alors, il se crut attaquĂ© de la pierre. PĂ©cuchet prit une courbature Ă  l’élagage de la charmille, et vomit aprĂšs son dĂźner, ce qui l’effraya beaucoup ; puis, observant qu’il avait le teint un peu jaune, suspecta une maladie de foie, se demandait — Ai-je des douleurs ? Et finit par en avoir. S’attristant mutuellement, ils regardaient leur langue, se tĂątaient le pouls, changeaient d’eau minĂ©rale, se purgeaient et redoutaient le froid, la chaleur, le vent, la pluie, les mouches, principalement les courants d’air. PĂ©cuchet imagina que l’usage de la prise Ă©tait funeste. D’ailleurs, un Ă©ternĂ»ment occasionne parfois la rupture d’un anĂ©vrisme, et il abandonna la tabatiĂšre. Par habitude, il y plongeait les doigts ; puis, tout Ă  coup, se rappelait son imprudence. Comme le cafĂ© noir secoue les nerfs, Bouvard voulut renoncer Ă  la demi-tasse ; mais il dormait aprĂšs ses repas et avait peur en se rĂ©veillant, car le sommeil prolongĂ© est une menace d’apoplexie. Leur idĂ©al Ă©tait Cornaro, ce gentilhomme vĂ©nitien, qui, Ă  force de rĂ©gime, atteignit une extrĂȘme vieillesse. Sans l’imiter absolument, on peut avoir les mĂȘmes prĂ©cautions, et PĂ©cuchet tira de sa bibliothĂšque un Manuel d’hygiĂšne, par le docteur Morin. Comment avaient-ils fait pour vivre jusque-lĂ  ? Les plats qu’ils aimaient s’y trouvent dĂ©fendus. Germaine, embarrassĂ©e, ne savait plus que leur servir. Toutes les viandes ont des inconvĂ©nients. Le boudin et la charcuterie, le hareng saur, le homard et le gibier sont rĂ©fractaires ». Plus un poisson est gros, plus il contient de gĂ©latine, et, par consĂ©quent, est lourd. Les lĂ©gumes causent des aigreurs, le macaroni donne des rĂȘves, les fromages considĂ©rĂ©s gĂ©nĂ©ralement, sont d’une digestion difficile ». Un verre d’eau le matin est dangereux ». Chaque boisson ou comestible Ă©tant suivi d’un avertissement pareil, ou bien de ces mots mauvais ! — gardez-vous de l’abus ! — ne convient pas Ă  tout le monde ! » Pourquoi mauvais ? oĂč est l’abus ? comment savoir si telle chose vous convient ? Quel problĂšme que celui du dĂ©jeuner ! Ils quittĂšrent le cafĂ© au lait, sur sa dĂ©testable rĂ©putation, et ensuite le chocolat ; — car c’est un amas de substances indigestes ». Restait donc le thĂ©. Mais les personnes nerveuses doivent se l’interdire complĂštement ». Cependant Decker, au XVIIe siĂšcle, en prescrivait vingt dĂ©calitres par jour, afin de nettoyer les marais du pancrĂ©as. Ce renseignement Ă©branla Morin dans leur estime, d’autant plus qu’il condamne toutes les coiffures, chapeaux, bonnets et casquettes, exigence qui rĂ©volta PĂ©cuchet. Alors ils achetĂšrent le traitĂ© de Becquerel, oĂč ils virent que le porc est en soi-mĂȘme un bon aliment », le tabac d’une innocence parfaite, et le cafĂ© indispensable aux militaires ». Jusqu’alors ils avaient cru Ă  l’insalubritĂ© des endroits humides. Pas du tout ! Casper les dĂ©clare moins mortels que les autres. On ne se baigne pas dans la mer sans avoir rafraĂźchi sa peau ; BĂ©gin veut qu’on s’y jette en pleine transpiration. Le vin pur aprĂšs la soupe passe pour excellent Ă  l’estomac ; LĂ©vy l’accuse d’altĂ©rer les dents. Enfin, le gilet de flanelle, cette sauvegarde, ce tuteur de la santĂ©, ce palladium chĂ©ri de Bouvard et inhĂ©rent Ă  PĂ©cuchet, sans ambages ni crainte de l’opinion, des auteurs le dĂ©conseillent aux hommes plĂ©thoriques et sanguins. Qu’est-ce donc que l’hygiĂšne ? — VĂ©ritĂ© en deçà des PyrĂ©nĂ©es, erreur au delĂ  », affirme M. LĂ©vy, et Becquerel ajoute qu’elle n’est pas une science. Alors ils se commandĂšrent pour leur dĂźner des huĂźtres, un canard, du porc aux choux, de la crĂšme, un pont-l’évĂȘque et une bouteille de bourgogne. Ce fut un affranchissement, presque une revanche, et ils se moquaient de Cornaro ! Fallait-il ĂȘtre imbĂ©cile pour se tyranniser comme lui ! Quelle bassesse que de penser toujours au prolongement de son existence ! La vie n’est bonne qu’à condition d’en jouir. — Encore un morceau ? — Je veux bien. — Moi de mĂȘme ! — À ta santĂ© ! — À la tienne ! — Et fichons-nous du reste ! Ils s’exaltaient. Bouvard annonça qu’il voulait trois tasses de cafĂ©, bien qu’il ne fĂ»t pas un militaire. PĂ©cuchet, la casquette sur les oreilles, prisait coup sur coup, Ă©ternuait sans peur ; et, sentant le besoin d’un peu de champagne, ils ordonnĂšrent Ă  Germaine d’aller de suite au cabaret leur en acheter une bouteille. Le village Ă©tait trop loin. Elle refusa. PĂ©cuchet fut indignĂ©. — Je vous somme, entendez-vous ! je vous somme d’y courir. Elle obĂ©it, mais en bougonnant, rĂ©solue Ă  lĂącher bientĂŽt ses maĂźtres, tant ils Ă©taient incomprĂ©hensibles et fantasques. Puis, comme autrefois, ils allĂšrent prendre le gloria sur le vigneau. La moisson venait de finir, et des meules, au milieu des champs, dressaient leurs masses noires sur la couleur de la nuit bleuĂątre et douce. Les fermes Ă©taient tranquilles. On n’entendait mĂȘme plus les grillons. Toute la campagne dormait. Ils digĂ©raient en humant la brise, qui rafraĂźchissait leurs pommettes. Le ciel, trĂšs haut, Ă©tait couvert d’étoiles ; les unes brillent par groupes, d’autres Ă  la file, ou bien seules Ă  des intervalles Ă©loignĂ©s. Une zone de poussiĂšre lumineuse, allant du septentrion au midi, se bifurquait au-dessus de leurs tĂȘtes. Il y avait entre ces clartĂ©s de grands espaces vides, et le firmament semblait une mer d’azur, avec des archipels et des Ăźlots. — Quelle quantitĂ© ! s’écria Bouvard. — Nous ne voyons pas tout ! reprit PĂ©cuchet. DerriĂšre la voie lactĂ©e, ce sont les nĂ©buleuses ; au delĂ  des nĂ©buleuses, des Ă©toiles encore la plus voisine est sĂ©parĂ©e de nous par trois cents billions de myriamĂštres. Il avait regardĂ© souvent dans le tĂ©lescope de la place VendĂŽme et se rappelait les chiffres. — Le Soleil est un million de fois plus gros que la Terre, Sirius a douze fois la grandeur du Soleil, des comĂštes mesurent trente-quatre millions de lieues ! — C’est Ă  rendre fou, dit Bouvard. Il dĂ©plora son ignorance, et mĂȘme regrettait de n’avoir pas Ă©tĂ©, dans sa jeunesse, Ă  l’École polytechnique. Alors PĂ©cuchet, le tournant vers la Grande-Ourse, lui montra l’étoile polaire, puis CassiopĂ©e, dont la constellation forme un Y, VĂ©ga de la Lyre, toute scintillante, et, au bas de l’horizon, le rouge Aldebaran. Bouvard, la tĂȘte renversĂ©e, suivait pĂ©niblement les triangles, quadrilatĂšres et pentagones qu’il faut imaginer pour se reconnaĂźtre dans le ciel. PĂ©cuchet continua — La vitesse de la lumiĂšre est de quatre-vingt mille lieues dans une seconde. Un rayon de la voie lactĂ©e met six siĂšcles Ă  nous parvenir. Si bien qu’une Ă©toile, quand on l’observe, peut avoir disparu. Plusieurs sont intermittentes, d’autres ne reviennent jamais ; et elles changent de position ; tout s’agite, tout passe. — Cependant le Soleil est immobile ! — On le croyait autrefois. Mais, les savants, aujourd’hui, annoncent qu’il se prĂ©cipite vers la constellation d’Hercule ! Cela dĂ©rangeait les idĂ©es de Bouvard, et, aprĂšs une minute de rĂ©flexion — La science est faite suivant les donnĂ©es fournies par un coin de l’étendue. Peut-ĂȘtre ne convient-elle pas Ă  tout le reste qu’on ignore, qui est beaucoup plus grand, et qu’on ne peut dĂ©couvrir. Ils parlaient ainsi, debout sur le vigneau, Ă  la lueur des astres, et leurs discours Ă©taient coupĂ©s par de longs silences. Enfin ils se demandĂšrent s’il y avait des hommes dans les Ă©toiles. Pourquoi pas ? Et comme la crĂ©ation est harmonique, les habitants de Sirius devaient ĂȘtre dĂ©mesurĂ©s, ceux de Mars d’une taille moyenne, ceux de VĂ©nus trĂšs petits. À moins que ce ne soit partout la mĂȘme chose. Il existe lĂ -haut des commerçants, des gendarmes ; on y trafique, on s’y bat, on y dĂ©trĂŽne des rois. Quelques Ă©toiles filantes glissĂšrent tout Ă  coup, dĂ©crivant sur le ciel comme la parabole d’une monstrueuse fusĂ©e. — Tiens, dit Bouvard, voilĂ  des mondes qui disparaissent. PĂ©cuchet reprit — Si le nĂŽtre, Ă  son tour, faisait la cabriole, les citoyens des Ă©toiles ne seraient pas plus Ă©mus que nous ne le sommes maintenant. De pareilles idĂ©es vous renfoncent l’orgueil. — Quel est le but de tout cela ? — Peut-ĂȘtre qu’il n’y a pas de but. — Cependant
 Et PĂ©cuchet rĂ©pĂ©ta deux ou trois fois cependant » sans trouver rien de plus Ă  dire. — N’importe, je voudrais bien savoir comment l’univers s’est fait. — Cela doit ĂȘtre dans Buffon, rĂ©pondit Bouvard, dont les yeux se fermaient. Je n’en peux plus, je vais me coucher. Les Époques de la nature leur apprirent qu’une comĂšte, en heurtant le soleil, en avait dĂ©tachĂ© une portion, qui devint la terre. D’abord les pĂŽles s’étaient refroidis. Toutes les eaux avaient enveloppĂ© le globe ; elles s’étaient retirĂ©es dans les cavernes ; puis les continents se divisĂšrent, les animaux et l’homme parurent. La majestĂ© de la crĂ©ation leur causa un Ă©bahissement infini comme elle. Leur tĂȘte s’élargissait. Ils Ă©taient fiers de rĂ©flĂ©chir sur de si grands objets. Les minĂ©raux ne tardĂšrent pas Ă  les fatiguer, et ils recoururent, comme distraction, aux Harmonies de Bernardin de Saint-Pierre. Harmonies vĂ©gĂ©tales et terrestres, aĂ©riennes, aquatiques, humaines, fraternelles et mĂȘme conjugales, tout y passa, sans omettre les invocations Ă  VĂ©nus, aux ZĂ©phirs et aux Amours. Ils s’étonnaient que les poissons eussent des nageoires, les oiseaux des ailes, les semences une enveloppe ; pleins de cette philosophie qui dĂ©couvre dans la nature des intentions vertueuses et la considĂšre comme une espĂšce de saint Vincent de Paul toujours occupĂ© Ă  rĂ©pandre des bienfaits ! Ils admirĂšrent ensuite ses prodiges, les trombes, les volcans, les forĂȘts vierges, et ils achetĂšrent l’ouvrage de M. Depping sur les Merveilles et beautĂ©s de la nature en France. Le Cantal en possĂšde trois, l’HĂ©rault cinq, la Bourgogne deux, pas davantage, tandis que le DauphinĂ© compte Ă  lui seul jusqu’à quinze merveilles. Mais bientĂŽt on n’en trouvera plus. Les grottes Ă  stalactites se bouchent, les montagnes ardentes s’éteignent, les glaciĂšres naturelles s’échauffent, et les vieux arbres dans lesquels on disait la messe tombent sous la cognĂ©e de niveleurs ou sont en train de mourir. Puis leur curiositĂ© se tourna vers les bĂȘtes. Ils rouvrirent leur Buffon et s’extasiĂšrent devant les goĂ»ts bizarres de certains animaux. Mais tous les livres ne valant pas une observation personnelle, ils entraient dans les cours et demandaient aux laboureurs s’ils avaient vu des taureaux se joindre Ă  des juments, les cochons rechercher les vaches, et les mĂąles des perdrix commettre entre eux des turpitudes. — Jamais de la vie. On trouvait mĂȘme ces questions un peu drĂŽles pour des messieurs de leur Ăąge. Ils voulurent tenter des alliances anormales. La moins difficile est celle du bouc et de la brebis. Leur fermier ne possĂ©dait pas de bouc, une voisine prĂȘta le sien, et l’époque du rut Ă©tant venue, ils enfermĂšrent les deux bĂȘtes dans le pressoir en se cachant derriĂšre les futailles, pour que l’évĂ©nement pĂ»t s’accomplir en paix. Chacune d’abord mangea son petit tas de foin, puis elles ruminĂšrent ; la brebis se coucha, et elle bĂȘlait sans discontinuer, pendant que le bouc, d’aplomb sur ses jambes torses, avec sa grande barbe et ses oreilles pendantes, fixait sur eux ses prunelles, qui luisaient dans l’ombre. Enfin, le soir du troisiĂšme jour, ils jugĂšrent convenable de faciliter la nature ; mais le bouc, se retournant contre PĂ©cuchet, lui flanqua un coup de cornes au bas du ventre. La brebis, saisie de peur, se mit Ă  tourner dans le pressoir comme dans un manĂšge. Bouvard courut aprĂšs, se jeta dessus pour la retenir, et tomba par terre avec des poignĂ©es de laine dans les deux mains. Ils renouvelĂšrent leurs tentatives sur des poules et un canard, sur un dogue et une truie, avec l’espoir qu’il en sortirait des monstres, ne comprenant rien Ă  la question de l’espĂšce. Ce mot dĂ©signe un groupe d’individus dont les descendants se reproduisent ; mais des animaux classĂ©s comme d’espĂšces diffĂ©rentes peuvent se reproduire, et d’autres, compris dans la mĂȘme, en ont perdu la facultĂ©. Ils se flattĂšrent d’obtenir lĂ -dessus des idĂ©es nettes en Ă©tudiant le dĂ©veloppement des germes, et PĂ©cuchet Ă©crivit Ă  Dumouchel pour avoir un microscope. Tour Ă  tour ils mirent sur la plaque de verre des cheveux, du tabac, des ongles, une patte de mouche ; mais ils avaient oubliĂ© la goutte d’eau indispensable ; c’était, d’autres fois, la petite lamelle, et ils se poussaient, dĂ©rangeaient l’instrument ; puis, n’apercevant que du brouillard, accusaient l’opticien. Ils en arrivĂšrent Ă  douter du microscope. Les dĂ©couvertes qu’on lui attribue ne sont peut-ĂȘtre pas si positives ? Dumouchel, en leur adressant la facture, les pria de recueillir Ă  son intention des ammonites et des oursins, curiositĂ©s dont il Ă©tait toujours amateur, et frĂ©quentes dans leur pays. Pour les exciter Ă  la gĂ©ologie, il leur envoyait les Lettres de Bertrand avec le Discours de Cuvier sur les rĂ©volutions du globe. AprĂšs ces deux lectures, ils se figurĂšrent les choses suivantes D’abord une immense nappe d’eau, d’oĂč Ă©mergeaient des promontoires tachetĂ©s par des lichens, et pas un ĂȘtre vivant, pas un cri. C’était un monde silencieux, immobile et nu ; puis de longues plantes se balançaient dans un brouillard qui ressemblait Ă  la vapeur d’une Ă©tuve. Un soleil tout rouge surchauffait l’atmosphĂšre humide. Alors des volcans Ă©clatĂšrent, les roches ignĂ©es jaillissaient des montagnes, et la pĂąte des porphyres et des basaltes, qui coulait, se figea. TroisiĂšme tableau dans des mers peu profondes, des Ăźles de madrĂ©pores ont surgi ; un bouquet de palmiers, de place en place, les domine. Il y a des coquilles pareilles Ă  des roues de chariot, des tortues qui ont trois mĂštres, des lĂ©zards de soixante pieds ; des amphibies allongent entre les roseaux leur col d’autruche Ă  mĂąchoire de crocodile ; des serpents ailĂ©s s’envolent. Enfin, sur les grands continents, de grands mammifĂšres parurent, les membres difformes comme des piĂšces de bois mal Ă©quarries, le cuir plus Ă©pais que des plaques de bronze, ou bien velus, lippus, avec des criniĂšres et des dĂ©fenses contournĂ©es. Des troupeaux de mammouths broutaient les plaines oĂč fut depuis l’Atlantique ; le palĂ©othĂ©rium, moitiĂ© cheval, moitiĂ© tapir, bouleversait de son groin les fourmiliĂšres de Montmartre, et le cervus giganteus tremblait sous les chĂątaigniers Ă  la voix de l’ours des cavernes, qui faisait japper dans sa taniĂšre le chien de Beaugency, trois fois haut comme un loup. Toutes ces Ă©poques avaient Ă©tĂ© sĂ©parĂ©es les unes des autres par des cataclysmes, dont le dernier Ă©tait notre dĂ©luge. C’était comme une fĂ©erie en plusieurs actes, ayant l’homme pour apothĂ©ose. Ils furent stupĂ©faits d’apprendre qu’il existait sur des pierres des empreintes de libellules, de pattes d’oiseaux ; et, ayant feuilletĂ© un des manuels Roret, ils cherchĂšrent des fossiles. Un aprĂšs-midi, comme ils retournaient des silex au milieu de la grande route, M. le curĂ© passa, et, les abordant d’une voix pateline — Ces messieurs s’occupent de gĂ©ologie ? Fort bien. Car il estimait cette science. Elle confirme l’autoritĂ© des Écritures en prouvant le dĂ©luge. Bouvard parla des coprolithes, lesquels sont des excrĂ©ments de bĂȘtes, pĂ©trifiĂ©s. L’abbĂ© Jeufroy parut surpris du fait ; aprĂšs tout, s’il avait lieu, c’était une raison de plus d’admirer la Providence. PĂ©cuchet avoua que leurs enquĂȘtes jusqu’alors n’avaient pas Ă©tĂ© fructueuses ; et cependant les environs de Falaise, comme tous les terrains jurassiques, devaient abonder en dĂ©bris d’animaux. — J’ai entendu dire, rĂ©pliqua l’abbĂ© Jeufroy, qu’autrefois on avait trouvĂ© Ă  Villers la mĂąchoire d’un Ă©lĂ©phant. Du reste, un de ses amis, M. Larsoneur, avocat, membre du barreau de Lisieux et archĂ©ologue, leur fournirait peut-ĂȘtre des renseignements ! Il avait fait une histoire de Port-en-Bessin, oĂč Ă©tait notĂ©e la dĂ©couverte d’un crocodile. Bouvard et PĂ©cuchet Ă©changĂšrent un coup d’Ɠil ; le mĂȘme espoir leur Ă©tait venu ; et malgrĂ© la chaleur, ils restĂšrent debout pendant longtemps, Ă  interroger l’ecclĂ©siastique, qui s’abritait sous un parapluie de coton bleu. Il avait le bas du visage un peu lourd, avec le nez pointu, souriait continuellement, ou penchait la tĂȘte en fermant les paupiĂšres. La cloche de l’église tinta l’angĂ©lus. — Bien le bonsoir, messieurs ! Vous permettez, n’est-ce pas ? RecommandĂ©s par lui, ils attendirent durant trois semaines la rĂ©ponse de Larsoneur. Enfin elle arriva. L’homme de Villers qui avait dĂ©terrĂ© la dent de mastodonte s’appelait Louis Bloche ; les dĂ©tails manquaient. Quant Ă  son histoire, elle occupait un des volumes de l’AcadĂ©mie Lexovienne, et il ne prĂȘtait point son exemplaire, dans la peur de dĂ©pareiller sa collection. Pour ce qui Ă©tait de l’alligator, on l’avait dĂ©couvert au mois de novembre 1825, sous la falaise des Hachettes, Ă  Sainte-Honorine, prĂšs de Port-en-Bessin, arrondissement de Bayeux. Suivaient des compliments. L’obscuritĂ© enveloppant le mastodonte irrita le dĂ©sir de PĂ©cuchet. Il aurait voulu se rendre tout de suite Ă  Villers. Bouvard objecta que, pour s’épargner un dĂ©placement peut-ĂȘtre inutile, et Ă  coup sĂ»r dispendieux, il convenait de prendre des informations, et ils Ă©crivirent au maire de l’endroit une lettre, oĂč ils lui demandaient ce qu’était devenu un certain Louis Bloche. Dans l’hypothĂšse de sa mort, ses descendants ou collatĂ©raux pouvaient-ils les instruire sur sa prĂ©cieuse dĂ©couverte ? Quand il la fit, Ă  quelle place de la commune gisait ce document des Ăąges primitifs ? Avait-on des chances d’en trouver d’analogues ? Quel Ă©tait, par jour, le prix d’un homme ou d’une charrette ? Et ils eurent beau s’adresser Ă  l’adjoint, puis au premier conseiller municipal, ils ne reçurent de Villers aucune nouvelle. Sans doute les habitants Ă©taient jaloux de leurs fossiles ? À moins qu’ils ne les vendissent aux Anglais. Le voyage des Hachettes fut rĂ©solu. Bouvard et PĂ©cuchet prirent la diligence de Falaise pour Caen. Ensuite une carriole les transporta de Caen Ă  Bayeux ; de Bayeux ils allĂšrent Ă  pied jusqu’à Port-en-Bessin. On ne les avait pas trompĂ©s. La cĂŽte des Hachettes offrait des cailloux bizarres, et, sur les indications de l’aubergiste, ils atteignirent la grĂšve. La marĂ©e Ă©tant basse, elle dĂ©couvrait tous ses galets, avec une prairie de goĂ©mons jusqu’aux bords des flots. Des vallonnements herbeux dĂ©coupaient la falaise, composĂ©e d’une terre molle et brune et qui, se durcissant, devenait, dans ses strates infĂ©rieures, une muraille de pierre grise. Des filets d’eau en tombaient sans discontinuer, pendant que la mer, au loin, grondait. Elle semblait parfois suspendre son battement ; et on n’entendait plus que le petit bruit des sources. Ils titubaient sur des herbes gluantes, ou bien ils avaient Ă  sauter des trous. Bouvard s’assit prĂšs du rivage, et contempla les vagues, ne pensant Ă  rien, fascinĂ©, inerte. PĂ©cuchet le ramena vers la cĂŽte pour lui faire voir un ammonite incrustĂ© dans la roche, comme un diamant dans sa gangue. Leurs ongles s’y brisĂšrent, il aurait fallu des instruments, la nuit venait d’ailleurs. Le ciel Ă©tait empourprĂ© Ă  l’occident et toute la plage couverte d’une ombre. Au milieu des varechs presque noirs, les flaques d’eau s’élargissaient. La mer montait vers eux ; il Ă©tait temps de rentrer. Le lendemain dĂšs l’aube, avec une pioche et un pic, ils attaquĂšrent leur fossile dont l’enveloppe Ă©clata. C’était un ammonites nodosus », rongĂ© par les bouts, mais pesant bien seize livres, et PĂ©cuchet, dans l’enthousiasme, s’écria — Nous ne pouvons pas faire moins que de l’offrir Ă  Dumouchel ! Puis ils rencontrĂšrent des Ă©ponges, des tĂ©rĂ©bratules, des orques, et pas de crocodile ! À son dĂ©faut, ils espĂ©raient une vertĂšbre d’hippopotame ou d’ichtyosaure, n’importe quel ossement contemporain du dĂ©luge, quand ils distinguĂšrent Ă  hauteur d’homme, contre la falaise, des contours qui figuraient le galbe d’un poisson gigantesque. Ils dĂ©libĂ©rĂšrent sur les moyens de l’obtenir. Bouvard le dĂ©gagerait par le haut, tandis que PĂ©cuchet, en dessous, dĂ©molirait la roche pour le faire descendre doucement, sans l’abĂźmer. Comme ils reprenaient haleine, ils virent au-dessus de leur tĂȘte, dans la campagne, un douanier en manteau, qui gesticulait d’un air de commandement. — Eh bien ! quoi ! fiche-nous la paix. Et ils continuĂšrent leur besogne ; Bouvard sur la pointe des orteils, tapant avec sa pioche ; PĂ©cuchet, les reins pliĂ©s, creusant avec son pic. Mais le douanier reparut plus bas, dans un vallon, en multipliant les signaux ; ils s’en moquaient bien ! Un corps ovale se bombait sous la terre amincie, et penchait, allait glisser. Un autre individu, avec un sabre, se montra tout Ă  coup. — Vos passeports ? C’était le garde champĂȘtre en tournĂ©e, et au mĂȘme moment survint l’homme de la douane, accouru par une ravine. — Empoignez-les, pĂšre Morin ! ou la falaise va s’écrouler ! — C’est dans un but scientifique, rĂ©pondit PĂ©cuchet. Alors une masse tomba, en les frĂŽlant de si prĂšs, tous les quatre, qu’un peu plus ils Ă©taient morts. Quand la poussiĂšre fut dissipĂ©e, ils reconnurent un mĂąt de navire, qui s’émietta sous la botte du douanier. Bouvard dit en soupirant — Nous ne faisions pas grand mal ! — On ne doit rien faire dans les limites du GĂ©nie ! reprit le garde champĂȘtre. D’abord qui ĂȘtes-vous pour que je vous dresse procĂšs ? PĂ©cuchet se rebiffa, criant Ă  l’injustice. — Pas de raisons ! suivez-moi ! DĂšs qu’ils arrivĂšrent sur le port, une foule de gamins les escorta. Bouvard, rouge comme un coquelicot, affectait un air digne ; PĂ©cuchet, trĂšs pĂąle, lançait des regards furieux ; et ces deux Ă©trangers, portant des cailloux dans leurs mouchoirs, n’avaient pas bonne figure. Provisoirement, on les colloqua dans l’auberge, dont le maĂźtre, sur le seuil, barrait l’entrĂ©e. Puis le maçon rĂ©clama ses outils. Ils les payĂšrent, encore des frais ! et le garde champĂȘtre ne revenait pas ! pourquoi ? Enfin un monsieur, qui avait la croix d’honneur, les dĂ©livra ; et ils s’en allĂšrent, ayant donnĂ© leurs noms, prĂ©noms et domicile, avec l’engagement d’ĂȘtre Ă  l’avenir plus circonspects. Outre un passeport, il leur manquait bien des choses, et, avant d’entreprendre des explorations nouvelles, ils consultĂšrent le Guide du voyageur gĂ©ologue, par BonĂ©. Il faut avoir, premiĂšrement, un bon havresac de soldat, puis une chaĂźne d’arpenteur, une lime, des pinces, une boussole et trois marteaux, passĂ©s dans une ceinture qui se dissimule sous la redingote et vous prĂ©serve ainsi de cette apparence originale, que l’on doit Ă©viter en voyage ». Comme bĂąton, PĂ©cuchet adopta franchement le bĂąton de touriste, haut de six pieds, Ă  longue pointe de fer. Bouvard prĂ©fĂ©rait une canne-parapluie ou parapluie-polybranches, dont le pommeau se retire pour agrafer la soie, contenue Ă  part dans un petit sac. Ils n’oubliĂšrent pas de forts souliers avec des guĂȘtres, chacun deux paires de bretelles, Ă  cause de la transpiration », et, bien qu’on ne puisse se prĂ©senter partout en casquette », ils reculĂšrent devant la dĂ©pense d’un de ces chapeaux qui se plient, et qui portent le nom du chapelier Gibus, leur inventeur ». Le mĂȘme ouvrage donne des prĂ©ceptes de conduite Savoir la langue du pays que l’on visitera » ; ils la savaient. Garder une tenue modeste » ; c’était leur usage. Ne pas avoir trop d’argent sur soi » ; rien de plus simple. Enfin, pour s’épargner toutes sortes d’embarras, il est bon de prendre la qualitĂ© d’ingĂ©nieur ! ». — Eh bien ! nous la prendrons ! Ainsi prĂ©parĂ©s, ils commencĂšrent leurs courses, Ă©taient absents quelquefois pendant huit jours, passaient leur vie au grand air. TantĂŽt, sur les bords de l’Orne, ils apercevaient, dans une dĂ©chirure, des pans de rocs dressant leurs lames obliques entre des peupliers et des bruyĂšres, ou bien ils s’attristaient de ne rencontrer le long du chemin que des couches d’argile. Devant un paysage, ils n’admiraient ni la sĂ©rie des plans, ni la profondeur des lointains, ni les ondulations de la verdure, mais ce qu’on ne voyait pas, le dessous, la terre ; et toutes les collines Ă©taient pour eux encore une preuve du dĂ©luge. À la manie du dĂ©luge succĂ©da celle des blocs erratiques. Les grosses pierres, seules dans les champs, devaient provenir de glaciers disparus, et ils cherchaient des moraines et des faluns. Plusieurs fois on les prit pour des porte-balles, vu leur accoutrement ; et quand ils avaient rĂ©pondu qu’ils Ă©taient des ingĂ©nieurs », une crainte leur venait l’usurpation d’un titre pareil pouvait leur attirer des dĂ©sagrĂ©ments. À la fin du jour, ils haletaient sous le poids de leurs Ă©chantillons, mais intrĂ©pides, les rapportaient chez eux. Il y en avait le long des marches, dans l’escalier, dans la chambre, dans la salle, dans la cuisine, et Germaine se lamentait sur la quantitĂ© de poussiĂšre. Ce n’était pas une mince besogne, avant de coller les Ă©tiquettes, que de savoir le nom des roches ; la variĂ©tĂ© des couleurs et du grenu leur faisait confondre l’argile avec la marne, le granit et le gneiss, le quartz et le calcaire. Et puis la nomenclature les irritait. Pourquoi dĂ©vonien, cambrien, jurassique, comme si les terres dĂ©signĂ©es par ces mots n’étaient pas ailleurs qu’en Devonshire, prĂšs de Cambridge, et dans le Jura ? Impossible de s’y reconnaĂźtre ; ce qui est systĂšme pour l’un est pour l’autre un Ă©tage, pour un troisiĂšme une simple assise. Les feuillets des couches s’entremĂȘlent, s’embrouillent ; mais Omalius d’Halloy vous prĂ©vient qu’il ne faut pas croire aux divisions gĂ©ologiques. Cette dĂ©claration les soulagea, et quand ils eurent vu des calcaires Ă  polypiers dans la plaine de Caen, des phyllades Ă  Balleroy, du kaolin Ă  Saint-Blaise, de l’oolithe partout, et cherchĂ© de la houille Ă  Cartigny et du mercure Ă  la Chapelle-en-Juger, prĂšs Saint-LĂŽ, ils dĂ©cidĂšrent une excursion plus lointaine, un voyage au Havre, pour Ă©tudier le quartz pyromaque et l’argile de Kimmeridge. À peine descendus du paquebot, ils demandĂšrent le chemin qui conduit sous les phares ; des Ă©boulements l’obstruaient, il Ă©tait dangereux de s’y hasarder. Un loueur de voiture les accosta et leur offrit des promenades aux environs Ingouville, Octeville, FĂ©camp, Lillebonne, Rome s’il le fallait ». Ses prix Ă©taient dĂ©raisonnables, mais le nom de FĂ©camp les avait frappĂ©s ; en se dĂ©tournant un peu sur la route, on pouvait voir Étretat, et ils prirent la gondole de FĂ©camp pour se rendre au plus loin d’abord. Dans la gondole, Bouvard et PĂ©cuchet firent la conversation avec trois paysans, deux bonnes femmes, un sĂ©minariste, et n’hĂ©sitĂšrent pas Ă  se qualifier d’ingĂ©nieurs. On s’arrĂȘta devant le bassin. Ils gagnĂšrent la falaise, et cinq minutes aprĂšs la frĂŽlĂšrent pour Ă©viter une grande flaque d’eau avançant comme un golfe au milieu du rivage. Ensuite, ils virent une arcade qui s’ouvrait sur une grotte profonde ; elle Ă©tait sonore, trĂšs claire, pareille Ă  une Ă©glise, avec des colonnes de haut en bas et un tapis de varech tout le long de ses dalles. Cet ouvrage de la nature les Ă©tonna, et, continuant leur chemin en ramassant des coquilles, ils s’élevĂšrent Ă  des considĂ©rations sur l’origine du monde. Bouvard penchait vers le neptunisme ; PĂ©cuchet, au contraire, Ă©tait plutonien. Le feu central avait brisĂ© la croĂ»te du globe, soulevĂ© les terrains, fait des crevasses. C’est comme une mer intĂ©rieure ayant son flux et reflux, ses tempĂȘtes ; une mince pellicule nous en sĂ©pare. On ne dormirait pas si l’on songeait Ă  tout ce qu’il y a sous nos talons. Cependant le feu central diminue et le soleil s’affaiblit, si bien que la terre un jour pĂ©rira de refroidissement. Elle deviendra stĂ©rile ; tout le bois et toute la houille se seront convertis en acide carbonique, et aucun ĂȘtre ne pourra subsister. — Nous n’y sommes pas encore, dit Bouvard. — EspĂ©rons-le, reprit PĂ©cuchet. N’importe, cette fin du monde, si lointaine qu’elle fĂ»t, les assombrit, et, cĂŽte Ă  cĂŽte, ils marchaient silencieusement sur les galets. La falaise, perpendiculaire, toute blanche et rayĂ©e en noir, çà et lĂ , par des lignes de silex, s’en allait vers l’horizon, telle que la courbe d’un rempart ayant cinq lieues d’étendue. Un vent d’est, Ăąpre et froid, soufflait. Le ciel Ă©tait gris, la mer verdĂątre et comme enflĂ©e. Du sommet des roches, des oiseaux s’envolaient, tournoyaient, rentraient vite dans leurs trous. Quelquefois une pierre, se dĂ©tachant, rebondissait de place en place avant de descendre jusqu’à eux. PĂ©cuchet poursuivait Ă  haute voix ses pensĂ©es — À moins que la terre ne soit anĂ©antie par un cataclysme ! On ignore la longueur de notre pĂ©riode. Le feu central n’a qu’à dĂ©border. — Pourtant il diminue. — Cela n’empĂȘche pas ses explosions d’avoir produit l’üle Julia, le Monte-Nuovo, bien d’autres encore. Bouvard se rappelait avoir lu ces dĂ©tails dans Bertrand. — Mais de pareils bouleversements n’arrivent pas en Europe. — Mille excuses, tĂ©moin celui de Lisbonne. Quant Ă  nos pays, les mines de houille et de pyrite martiale sont nombreuses et peuvent trĂšs bien, en se dĂ©composant, former les bouches volcaniques. Les volcans, d’ailleurs, Ă©clatent toujours prĂšs de la mer. Bouvard promena sa vue sur les flots, et crut distinguer au loin une fumĂ©e qui montait vers le ciel. — Puisque l’üle Julia, reprit PĂ©cuchet, a disparu, des terrains produits par la mĂȘme cause auront peut-ĂȘtre le mĂȘme sort. Un Ăźlot de l’Archipel est aussi important que la Normandie, et mĂȘme que l’Europe. Bouvard se figura l’Europe engloutie dans un abĂźme. — Admets, dit PĂ©cuchet, qu’un tremblement de terre ait lieu sous la Manche ; les eaux se ruent dans l’Atlantique ; les cĂŽtes de la France et de l’Angleterre, en chancelant sur leur base, s’inclinent, se rejoignent, et v’lan ! tout l’entre-deux est Ă©crasĂ©. Au lieu de rĂ©pondre, Bouvard se mit Ă  marcher tellement vite qu’il fut bientĂŽt Ă  cent pas de PĂ©cuchet. Étant seul, l’idĂ©e d’un cataclysme le troubla. Il n’avait pas mangĂ© depuis le matin ses tempes bourdonnaient. Tout Ă  coup le sol lui parut tressaillir et la falaise, au-dessus de sa tĂȘte, pencher par le sommet. À ce moment, une pluie de graviers dĂ©roula d’en haut. PĂ©cuchet l’aperçut qui dĂ©talait avec violence, comprit sa terreur, cria de loin — ArrĂȘte ! arrĂȘte ! la pĂ©riode n’est pas accomplie. Et pour le rattraper, il faisait des sauts Ă©normes, avec son bĂąton de touriste, tout en vocifĂ©rant — La pĂ©riode n’est pas accomplie ! la pĂ©riode n’est pas accomplie ! Bouvard, en dĂ©mence, courait toujours. Le parapluie polybranches tomba, les pans de sa redingote s’envolaient, le havresac ballottait Ă  son dos. C’était comme une tortue avec des ailes qui aurait galopĂ© parmi les roches ; une plus grosse le cacha. PĂ©cuchet y parvint hors d’haleine, ne vit personne, puis retourna en arriĂšre pour gagner les champs par une valleuse » que Bouvard avait prise, sans doute. Ce raidillon Ă©troit Ă©tait taillĂ© Ă  grandes marches dans la falaise, de la largeur de deux hommes, et luisant comme de l’albĂątre poli. À cinquante pieds d’élĂ©vation, PĂ©cuchet voulut descendre. La mer battant son plein, il se remit Ă  grimper. Au second tournant, quand il aperçut le vide, la peur le glaça. À mesure qu’il approchait du troisiĂšme, ses jambes devenaient molles. Les couches de l’air vibraient autour de lui, une crampe le pinçait Ă  l’épigastre ; il s’assit par terre, les yeux fermĂ©s, n’ayant plus conscience que des battements de son cƓur qui l’étouffaient ; puis il jeta son bĂąton de touriste, et avec les genoux et les mains reprit son ascension. Mais les trois marteaux tenus Ă  la ceinture lui entraient dans le ventre ; les cailloux dont ses poches Ă©taient bourrĂ©es tapaient ses flancs ; la visiĂšre de sa casquette l’aveuglait ; le vent redoublait de force. Enfin il atteignit le plateau et y trouva Bouvard, qui Ă©tait montĂ© plus loin, par une valleuse moins difficile. Une charrette les recueillit. Ils oubliĂšrent Étretat. Le lendemain soir, au Havre, en attendant le paquebot, ils virent au bas d’un journal, un feuilleton intitulĂ© De l’enseignement de la gĂ©ologie. Cet article, plein de faits, exposait la question comme elle Ă©tait comprise Ă  l’époque. Jamais il n’y eut un cataclysme complet du globe, mais la mĂȘme espĂšce n’a pas toujours la mĂȘme durĂ©e, et s’éteint plus vite dans tel endroit que dans tel autre. Des terrains de mĂȘme Ăąge contiennent des fossiles diffĂ©rents, comme des dĂ©pĂŽts trĂšs Ă©loignĂ©s en renferment de pareils. Les fougĂšres d’autrefois sont identiques aux fougĂšres d’à prĂ©sent. Beaucoup de zoophytes contemporains se retrouvent dans les couches les plus anciennes. En rĂ©sumĂ©, les modifications actuelles expliquent les bouleversements antĂ©rieurs. Les mĂȘmes causes agissent toujours, la Nature ne fait pas de sauts, et les pĂ©riodes, affirme Brongniart, ne sont aprĂšs tout que des abstractions. Cuvier, jusqu’à prĂ©sent, leur avait apparu dans l’éclat d’une aurĂ©ole, au sommet d’une science indiscutable. Elle Ă©tait sapĂ©e. La CrĂ©ation n’avait plus la mĂȘme discipline, et leur respect pour ce grand homme diminua. Par des biographies et des extraits, ils apprirent quelque chose des doctrines de Lamarck et de Geoffroy Saint-Hilaire. Tout cela contrariait les idĂ©es reçues, l’autoritĂ© de l’Église. Bouvard en Ă©prouva comme l’allĂ©gement d’un joug brisĂ©. — Je voudrais voir, maintenant, ce que le citoyen Jeufroy me rĂ©pondrait sur le dĂ©luge ! Ils le trouvĂšrent dans son petit jardin, oĂč il attendait les membres du conseil de fabrique, qui devaient se rĂ©unir tout Ă  l’heure pour l’acquisition d’une chasuble. — Ces messieurs souhaitent
 ? — Un Ă©claircissement, s’il vous plaĂźt. Et Bouvard commença — Que signifiaient, dans la GenĂšse, l’abĂźme qui se rompit » et les cataractes du ciel » ? Car un abĂźme ne se rompt pas, et le ciel n’a point de cataractes ! L’abbĂ© ferma les paupiĂšres, puis rĂ©pondit qu’il fallait distinguer toujours entre le sens et la lettre. Des choses, qui d’abord vous choquent, deviennent lĂ©gitimes en les approfondissant. — TrĂšs bien ! mais comment expliquer la pluie qui dĂ©passait les plus hautes montagnes, lesquelles mesurent deux lieues ! Y pensez-vous ? deux lieues ! une Ă©paisseur d’eau ayant deux lieues ! Et le maire, survenant, ajouta — Saprelotte, quel bain ! — Convenez, dit Bouvard, que MoĂŻse exagĂšre diablement. Le curĂ© avait lu Bonald, et rĂ©pliqua — J’ignore ses motifs ; c’était, sans doute, pour inspirer un effroi salutaire aux peuples qu’il dirigeait ! — Enfin cette masse d’eau, d’oĂč venait-elle ? — Que sais-je ! L’air s’était changĂ© en pluie, comme il arrive tous les jours. Par la porte du jardin, on vit entrer M. Girbal, directeur des contributions, avec le capitaine Heurteaux, propriĂ©taire ; et Beljambe l’aubergiste donnait le bras Ă  Langlois l’épicier, qui marchait pĂ©niblement Ă  cause de son catarrhe. PĂ©cuchet, sans souci d’eux, prit la parole — Pardon, monsieur Jeufroy. Le poids de l’atmosphĂšre, la science nous le dĂ©montre, est Ă©gal Ă  celui d’une masse d’eau qui ferait autour du globe une enveloppe de dix mĂštres. Par consĂ©quent, si tout l’air condensĂ© tombait dessus Ă  l’état liquide, il augmenterait bien peu la masse des eaux existantes. Et les fabriciens ouvraient de grands yeux, Ă©coutaient. Le curĂ© s’impatienta. — Nierez-vous qu’on ait trouvĂ© des coquilles sur les montagnes ? Qui les y a mises, sinon le dĂ©luge ? Elles n’ont pas coutume, je crois, de pousser toutes seules dans la terre comme des carottes ! Et ce mot ayant fait rire l’assemblĂ©e, il ajouta en pinçant les lĂšvres — À moins que ce ne soit encore une des dĂ©couvertes de la science ? Bouvard voulut rĂ©pondre par le soulĂšvement des montagnes, la thĂ©orie d’Élie de Beaumont. — Connais pas, rĂ©pondit l’abbĂ©. Foureau s’empressa de dire — Il est de Caen ! Je l’ai vu une fois Ă  la PrĂ©fecture ! — Mais si votre dĂ©luge, repartit Bouvard, avait charriĂ© des coquilles, on les trouverait brisĂ©es Ă  la surface, et non Ă  des profondeurs de trois cents mĂštres quelquefois. Le prĂȘtre se rejeta sur la vĂ©racitĂ© des Écritures, la tradition du genre humain, et les animaux dĂ©couverts dans la glace, en SibĂ©rie. Cela ne prouve pas que l’homme ait vĂ©cu en mĂȘme temps qu’eux ! La Terre, selon PĂ©cuchet, Ă©tait considĂ©rablement plus vieille. — Le Delta du Mississipi remonte Ă  des dizaines de milliers d’annĂ©es. L’époque actuelle en a cent mille, pour le moins. Les listes de ManĂ©thon
 Le comte de Faverges s’avança. Tous firent silence Ă  son approche. — Continuez, je vous prie ! Que disiez-vous ? — Ces messieurs me querellaient, rĂ©pondit l’abbĂ©. — À propos de quoi ? — Sur la sainte Écriture, monsieur le comte ! Bouvard, de suite, allĂ©gua qu’ils avaient droit, comme gĂ©ologues, Ă  discuter religion. — Prenez garde, dit le comte ; vous savez le mot, cher monsieur un peu de science en Ă©loigne, beaucoup y ramĂšne. Et d’un ton Ă  la fois hautain et paternel — Croyez-moi ! vous y reviendrez ! vous y reviendrez ! — Peut-ĂȘtre ! mais que penser d’un livre oĂč l’on prĂ©tend que la lumiĂšre a Ă©tĂ© créée avant le soleil, comme si le soleil n’était pas la seule cause de la lumiĂšre ! — Vous oubliez celle qu’on appelle borĂ©ale, dit l’ecclĂ©siastique. Bouvard, sans rĂ©pondre Ă  l’objection, nia fortement qu’elle ait pu ĂȘtre d’un cĂŽtĂ© et les tĂ©nĂšbres de l’autre ; qu’il y ait eu un soir et un matin, quand les astres n’existaient pas, et que les animaux aient apparu tout Ă  coup, au lieu de se former par cristallisation. Comme les allĂ©es Ă©taient trop petites, en gesticulant, on marchait dans les plates-bandes. Langlois fut pris d’une quinte de toux. Le capitaine criait — Vous ĂȘtes des rĂ©volutionnaires ! Girbal — La paix ! la paix ! Le prĂȘtre — Quel matĂ©rialisme ! Foureau — Occupons-nous plutĂŽt de notre chasuble ! — Non ! Laissez-moi parler ! Et Bouvard, s’échauffant, alla jusqu’à dire que l’homme descendait du singe ! Tous les fabriciens se regardĂšrent, fort Ă©bahis et comme pour s’assurer qu’ils n’étaient pas des singes. Bouvard reprit — En comparant le fƓtus d’une femme, d’une chienne, d’un oiseau, d’une grenouille
 — Assez ! — Moi je vais plus loin ! s’écria PĂ©cuchet ; l’homme descend des poissons ! Des rires Ă©clatĂšrent. Mais sans se troubler — Le Telliamed ! un livre arabe !
 — Allons, messieurs, en sĂ©ance ! Et on entra dans la sacristie. Les deux compagnons n’avaient pas roulĂ© l’abbĂ© Jeufroy comme ils l’auraient cru ; aussi PĂ©cuchet lui trouva-t-il le cachet du jĂ©suitisme ». Sa lumiĂšre borĂ©ale les inquiĂ©tait cependant ; ils la cherchĂšrent dans le manuel de d’Orbigny. C’est une hypothĂšse pour expliquer comment les vĂ©gĂ©taux fossiles de la baie de Baffin ressemblent aux plantes Ă©quatoriales. On suppose, Ă  la place du soleil, un grand foyer lumineux, maintenant disparu, et dont les aurores borĂ©ales ne sont peut-ĂȘtre que les vestiges. Puis un doute leur vint sur la provenance de l’Homme, et, embarrassĂ©s, il songĂšrent Ă  Vaucorbeil. Ses menaces n’avaient pas eu de suites. Comme autrefois, il passait le matin devant leur grille, en raclant avec sa canne tous les barreaux l’un aprĂšs l’autre. Bouvard l’épia, et l’ayant arrĂȘtĂ©, dit qu’il voulait lui soumettre un point curieux d’anthropologie. — Croyez-vous que le genre humain descende des poissons ? — Quelle bĂȘtise ! — PlutĂŽt des singes, n’est-ce pas ? — Directement, c’est impossible ! À qui se fier ? Car enfin, le docteur n’était pas un catholique ! Ils continuĂšrent leurs Ă©tudes, mais sans passion, Ă©tant las de l’éocĂšne et du miocĂšne, du Mont-Jurillo, de l’üle Julia, des mammouths de SibĂ©rie et des fossiles invariablement comparĂ©s, dans tous les auteurs, Ă  des mĂ©dailles qui sont des tĂ©moignages authentiques », si bien qu’un jour Bouvard jeta son havresac par terre, en dĂ©clarant qu’il n’irait pas plus loin. La gĂ©ologie Ă©tait trop dĂ©fectueuse ! À peine connaissons-nous quelques endroits de l’Europe. Quant au reste, avec le fond des ocĂ©ans, on l’ignorera toujours. Enfin PĂ©cuchet ayant prononcĂ© le mot de rĂšgne minĂ©ral — Je n’y crois pas au rĂšgne minĂ©ral ! puisque des matiĂšres organiques ont pris part Ă  la formation du silex, de la craie, de l’or peut-ĂȘtre ! Le diamant n’a-t-il pas Ă©tĂ© du charbon ? la houille un assemblage de vĂ©gĂ©taux ? En la chauffant Ă  je ne sais plus combien de degrĂ©s, on obtient de la sciure de bois, tellement que tout passe, tout croule, tout se transforme. La crĂ©ation est faite d’une maniĂšre ondoyante et fugace ; mieux vaudrait nous occuper d’autre chose ! Il se coucha sur le dos et se mit Ă  sommeiller, pendant que PĂ©cuchet, la tĂȘte basse et un genou dans les mains, se livrait Ă  ses rĂ©flexions. Une lisiĂšre de mousse bordait un chemin creux, ombragĂ© par des frĂȘnes, dont les cimes lĂ©gĂšres tremblaient ; des angĂ©liques, des menthes, des lavandes exhalaient des senteurs chaudes, Ă©picĂ©es ; l’atmosphĂšre Ă©tait lourde ; et PĂ©cuchet, dans une sorte d’abrutissement, rĂȘvait aux existences innombrables Ă©parses autour de lui, aux insectes qui bourdonnaient, aux sources cachĂ©es sous le gazon, Ă  la sĂšve des plantes, aux oiseaux dans leurs nids, au vent, aux nuages, Ă  toute la nature, sans chercher Ă  dĂ©couvrir ses mystĂšres, sĂ©duit par sa force, perdu dans sa grandeur. — J’ai soif ! dit Bouvard en se rĂ©veillant. — Moi de mĂȘme ! Je boirais volontiers quelque chose ! — C’est facile, reprit un homme qui passait en manches de chemise, avec une planche sur l’épaule. Et ils reconnurent ce vagabond, Ă  qui Bouvard autrefois avait donnĂ© un verre de vin. Il semblait de dix ans plus jeune, portait les cheveux en accroche-cƓur, la moustache bien cirĂ©e, et dandinait sa taille d’une façon parisienne. AprĂšs cent pas environ, il ouvrit la barriĂšre d’une cour, jeta sa planche contre un mur, et les fit entrer dans une haute cuisine. — MĂ©lie ! es-tu lĂ , MĂ©lie ? Une jeune fille parut ; sur son commandement, alla tirer de la boisson », et revint prĂšs de la table servir ces messieurs. Ses bandeaux, de la couleur des blĂ©s, dĂ©passaient un bĂ©guin de toile grise. Tous ses pauvres vĂȘtements descendaient le long de son corps sans un pli et, le nez droit, les yeux bleus, elle avait quelque chose de dĂ©licat, de champĂȘtre et d’ingĂ©nu. — Elle est gentille, hein ! dit le menuisier, pendant qu’elle apportait des verres. Si on ne jurerait pas une demoiselle costumĂ©e en paysanne ! et rude Ă  l’ouvrage, pourtant ! Pauvre petit cƓur, va ! quand je serai riche, je t’épouserai ! — Vous dites toujours des bĂȘtises, monsieur Gorju, rĂ©pondit-elle d’une voix douce, sur un accent traĂźnard. Un valet d’écurie vint prendre de l’avoine dans un vieux coffre, et laissa retomber le couvercle si brutalement qu’un Ă©clat de bois en jaillit. Gorju s’emporta contre la lourdeur de tous ces gars de la campagne », puis, Ă  genoux devant le meuble, il cherchait la place du morceau. PĂ©cuchet, en voulant l’aider, distingua sous la poussiĂšre des figures de personnages. C’était un bahut de la Renaissance, avec une torsade en bas, des pampres dans les coins ; et des colonnettes divisaient sa devanture en cinq compartiments. On voyait au milieu VĂ©nus-AnadyomĂšne debout sur une coquille, puis Hercule et Omphale, Samson et Dalila, CircĂ© et ses pourceaux, les filles de Loth enivrant leur pĂšre ; tout cela dĂ©labrĂ©, rongĂ© de mites, et mĂȘme le panneau de droite manquait. Gorju prit une chandelle pour mieux faire voir Ă  PĂ©cuchet celui de gauche, qui prĂ©sentait, sous l’arbre du Paradis, Adam et Ève dans une posture fort indĂ©cente. Bouvard Ă©galement admira le bahut. — Si vous y tenez, on vous le cĂšderait Ă  bon compte. Ils hĂ©sitaient, vu les rĂ©parations. Gorju pouvait les faire, Ă©tant de son mĂ©tier Ă©bĂ©niste. — Allons ! Venez ! Et il entraĂźna PĂ©cuchet vers la masure, oĂč Mme Castillon, la maĂźtresse, Ă©tendait du linge. MĂ©lie, quand elle eut lavĂ© ses mains, prit sur le bord de la fenĂȘtre son mĂ©tier Ă  dentelles, s’assit en pleine lumiĂšre, et travailla. Le linteau de la porte l’encadrait. Les fuseaux se dĂ©brouillaient sous ses doigts avec un claquement de castagnettes. Son profil restait penchĂ©. Bouvard la questionna sur ses parents, sur son pays, les gages qu’on lui donnait. Elle Ă©tait de Ouistreham, n’avait plus de famille, gagnait une pistole par mois ; enfin, elle lui plut tellement, qu’il dĂ©sira la prendre Ă  son service pour aider la vieille Germaine. PĂ©cuchet reparut avec la fermiĂšre, et pendant qu’ils continuaient leur marchandage, Bouvard demanda tout bas Ă  Gorju si la petite bonne consentirait Ă  devenir sa servante. — Parbleu ! — Toutefois, dit Bouvard, il faut que je consulte mon ami. — Eh bien, je ferai en sorte ; mais n’en parlez pas ! Ă  cause de la bourgeoise. Le marchĂ© venait de se conclure, moyennant trente-cinq francs. Pour le raccommodage on s’entendrait. À peine dans la cour, Bouvard dit son intention relativement Ă  MĂ©lie. PĂ©cuchet s’arrĂȘta afin de mieux rĂ©flĂ©chir, ouvrit sa tabatiĂšre, huma une prise, et, s’étant mouchĂ© — Au fait, c’est une idĂ©e ! mon Dieu, oui ! pourquoi pas ? D’ailleurs, tu es le maĂźtre ! Dix minutes aprĂšs, Gorju se montra sur le haut-bord d’un fossĂ©, et les interpellant — Quand faut-il que je vous apporte le meuble ? — Demain ! — Et pour l’autre question, ĂȘtes-vous dĂ©cidĂ©s ? — Convenu ! rĂ©pondit PĂ©cuchet. IV Six mois plus tard, ils Ă©taient devenus des archĂ©ologues ; et leur maison ressemblait Ă  un musĂ©e. Une vieille poutre de bois se dressait dans le vestibule. Les spĂ©cimens de gĂ©ologie encombraient l’escalier ; et une chaĂźne Ă©norme s’étendait par terre tout le long du corridor. Ils avaient dĂ©crochĂ© la porte entre les deux chambres oĂč ils ne couchaient pas et condamnĂ© l’entrĂ©e extĂ©rieure de la seconde, pour ne faire de ces deux piĂšces qu’un mĂȘme appartement. Quand on avait franchi le seuil, on se heurtait Ă  une auge de pierre un sarcophage gallo-romain, puis les yeux Ă©taient frappĂ©s par de la quincaillerie. Contre le mur en face, une bassinoire dominait deux chenets et une plaque de foyer qui reprĂ©sentait un moine caressant une bergĂšre. Sur des planchettes tout autour, on voyait des flambeaux, des serrures, des boulons, des Ă©crous. Le sol disparaissait sous des tessons de tuiles rouges. Une table au milieu exhibait les curiositĂ©s les plus rares la carcasse d’un bonnet de Cauchoise, deux urnes d’argile, des mĂ©dailles, une fiole de verre opalin. Un fauteuil en tapisserie avait sur son dossier un triangle de guipure. Un morceau de cote de mailles ornait la cloison Ă  droite ; et en dessous, des pointes maintenaient horizontalement une hallebarde, piĂšce unique. La seconde chambre, oĂč l’on descendait par deux marches, renfermait les anciens livres apportĂ©s de Paris, et ceux qu’en arrivant ils avaient dĂ©couverts dans une armoire. Les vantaux en Ă©taient retirĂ©s. Ils l’appelaient la bibliothĂšque. L’arbre gĂ©nĂ©alogique de la famille Croixmare occupait seul tout le revers de la porte. Sur le lambris en retour, la figure au pastel d’une dame en costume Louis XV faisait pendant au portrait du pĂšre Bouvard. Le chambranle de la glace avait pour dĂ©coration un sombrero de feutre noir, et une monstrueuse galoche, pleine de feuilles, les restes d’un nid. Deux noix de coco appartenant Ă  PĂ©cuchet depuis sa jeunesse flanquaient sur la cheminĂ©e un tonneau de faĂŻence, que chevauchait un paysan. AuprĂšs, dans une corbeille de paille, il y avait un dĂ©cime rendu par un canard. Devant la bibliothĂšque se carrait une commode en coquillages, avec des ornements de peluche. Son couvercle supportait un chat tenant une souris dans sa gueule, pĂ©trification de Saint-Allyre, une boĂźte Ă  ouvrage en coquilles mĂȘmement, et sur cette boĂźte, une carafe d’eau-de-vie contenait une poire de bon-chrĂ©tien. Mais le plus beau, c’était, dans l’embrasure de la fenĂȘtre, une statue de saint Pierre ! Sa main droite couverte d’un gant serrait la clef du Paradis, de couleur vert-pomme. Sa chasuble, que des fleurs de lis agrĂ©mentaient, Ă©tait bleu-ciel, et sa tiare, trĂšs jaune, pointue comme une pagode. Il avait les joues fardĂ©es, de gros yeux ronds, la bouche bĂ©ante, le nez de travers et en trompette. Au-dessus pendait un baldaquin fait d’un vieux tapis oĂč l’on distinguait deux Amours dans un cercle de roses, et Ă  ses pieds, comme une colonne, se levait un pot Ă  beurre, portant ces mots en lettres blanches sur un fond chocolat ExĂ©cutĂ© devant S. A. R. Monseigneur le duc d’AngoulĂȘme, Ă  Noron, le 3 octobre 1817 ». PĂ©cuchet, de son lit, apercevait tout cela en enfilade, et parfois mĂȘme il allait jusque dans la chambre de Bouvard, pour allonger la perspective. Une place demeurait vide en face de la cotte de mailles, celle du bahut Renaissance. Il n’était pas achevĂ©, Gorju y travaillait encore, varlopant les panneaux dans le fournil, et les ajustant, les dĂ©montant. À onze heures, il dĂ©jeunait, causait ensuite avec MĂ©lie, et souvent ne reparaissait plus de toute la journĂ©e. Pour avoir des morceaux dans le genre du meuble, Bouvard et PĂ©cuchet s’étaient mis en campagne. Ce qu’ils rapportaient ne convenait pas. Mais ils avaient rencontrĂ© une foule de choses curieuses. Le goĂ»t des bibelots leur Ă©tait venu, puis l’amour du moyen Ăąge. D’abord ils visitĂšrent les cathĂ©drales ; et les hautes nefs se mirant dans l’eau des bĂ©nitiers, les verreries Ă©blouissantes comme des tentures de pierreries, les tombeaux au fond des chapelles, le jour incertain des cryptes, tout, jusqu’à la fraĂźcheur des murailles, leur causa un frĂ©missement de plaisir, une Ă©motion religieuse. BientĂŽt ils furent capables de distinguer les Ă©poques, et, dĂ©daigneux des sacristains, ils disaient — Ah ! une abside romane !
 Cela est du XIIe siĂšcle ! voilĂ  que nous retombons dans le flamboyant ! Ils tĂąchaient de comprendre les symboles sculptĂ©s sur les chapiteaux, comme les deux griffons de Marigny becquetant un arbre en fleurs. PĂ©cuchet vit une satire dans les chantres Ă  mĂąchoire grotesque qui terminent les ceintures de Feugerolles ; et pour l’exubĂ©rance de l’homme obscĂšne couvrant un des meneaux d’HĂ©rouville, cela prouvait, suivant Bouvard, que nos aĂŻeux avaient chĂ©ri la gaudriole. Ils arrivĂšrent Ă  ne plus tolĂ©rer la moindre marque de dĂ©cadence. Tout Ă©tait de la dĂ©cadence et ils dĂ©ploraient le vandalisme, tonnaient contre le badigeon. Mais le style d’un monument ne s’accorde pas toujours avec la date qu’on lui suppose. Le plein cintre, au XIIIe siĂšcle, domine encore dans la Provence. L’ogive est peut-ĂȘtre fort ancienne ! et des auteurs contestent l’antĂ©rioritĂ© du roman sur le gothique. Ce dĂ©faut de certitude les contrariait. AprĂšs les Ă©glises ils Ă©tudiĂšrent les chĂąteaux forts, ceux de Domfront et de Falaise. Ils admiraient sous la porte les rainures de la herse, et parvenus au sommet, ils voyaient d’abord toute la campagne, puis les toits de la ville, les rues s’entrecroisant, des charrettes sur la place, des femmes au lavoir. Le mur dĂ©valait Ă  pic jusqu’aux broussailles des douves et ils pĂąlissaient en songeant que des hommes avaient montĂ© lĂ , suspendus Ă  des Ă©chelles. Ils se seraient risquĂ©s dans les souterrains ; mais Bouvard avait pour obstacle son ventre, et PĂ©cuchet la crainte des vipĂšres. Ils voulurent connaĂźtre les vieux manoirs, Curcy, Bully, Fontenay, Lemarnion, Argouge. Parfois Ă  l’angle des bĂątiments, derriĂšre le fumier se dresse une tour carlovingienne. La cuisine garnie de bancs en pierre, fait songer Ă  des ripailles fĂ©odales. D’autres ont un aspect exclusivement farouche, avec leurs trois enceintes encore visibles, des meurtriĂšres sous l’escalier, de longues tourelles Ă  pans aigus. Puis on arrive dans un appartement, oĂč une fenĂȘtre du temps des Valois, ciselĂ©e comme un ivoire, laisse entrer le soleil qui chauffe sur le parquet des grains de colza rĂ©pandus. Des abbayes servent de granges. Les inscriptions des pierres tombales sont effacĂ©es. Au milieu des champs, un pignon reste debout, et du haut en bas est revĂȘtu d’un lierre que le vent fait trembler. QuantitĂ© de choses excitaient leurs convoitises, un pot d’étain, une boucle de strass, des indiennes Ă  grands ramages. Le manque d’argent les retenait. Par un hasard providentiel, ils dĂ©terrĂšrent Ă  Balleroy, chez un Ă©tameur, un vitrail gothique et il fut assez grand pour couvrir, prĂšs du fauteuil, la partie droite de la croisĂ©e jusqu’au deuxiĂšme carreau. Le clocher de Chavignolles se montrait dans le lointain, produisant un effet splendide. Avec un bas d’armoire, Gorju fabriqua un prie-Dieu pour mettre sous le vitrail, car il flattait leur manie. Elle Ă©tait si forte qu’ils regrettaient des monuments sur lesquels on ne sait rien du tout, comme la maison de plaisance des Ă©vĂȘques de SĂ©ez. Bayeux, dit M. de Caumont, devait avoir un théùtre. Ils en cherchĂšrent la place inutilement. Le village de Montrecy contient un prĂ© cĂ©lĂšbre par des trouvailles de mĂ©dailles qu’on y a dĂ©couvertes autrefois. Ils comptaient y faire une belle rĂ©colte. Le gardien leur en refusa l’entrĂ©e. Ils ne furent pas plus heureux sur la communication qui existait entre une citerne de Falaise et le faubourg de Caen. Des canards qu’on y avait introduits, reparurent Ă  Vaucelles, en grognant Can, can, can », d’oĂč est venu le nom de la ville. Aucune dĂ©marche ne leur coĂ»tait, aucun sacrifice. À l’auberge de Mesnil-Villement, en 1816, M. Galeron eut un dĂ©jeuner pour la somme de quatre sols. Ils y firent le mĂȘme repas, et constatĂšrent avec surprise que les choses ne se passaient plus comme ça ! Quel est le fondateur de l’abbaye de Sainte-Anne ? Existe-t-il une parentĂ© entre Marin Onfroy, qui importa, au XIIe siĂšcle, une nouvelle sorte de pomme de terre, et Onfroy, gouverneur d’Hastings, Ă  l’époque de la conquĂȘte ? Comment se procurer l’Astucieuse Pythonisse, comĂ©die en vers d’un certain Dutrezor, faite Ă  Bayeux, et actuellement des plus rares ? Sous Louis XIV, HĂ©rambert Dupaty, ou Dupastis HĂ©rambert composa un ouvrage, qui n’a jamais paru, plein d’anecdotes sur Argentan il s’agissait de retrouver ces anecdotes. Que sont devenus les mĂ©moires autographes de Mme Dubois de la Pierre, consultĂ©s pour l’histoire inĂ©dite de Laigle, par Louis DasprĂšs, desservant de Saint-Martin ? Autant de problĂšmes, de points curieux Ă  Ă©claircir. Mais souvent un faible indice met sur la voie d’une dĂ©couverte inapprĂ©ciable. Donc, ils revĂȘtirent leurs blouses, afin de ne pas donner l’éveil, et, sous l’apparence de colporteurs, ils se prĂ©sentaient dans les maisons, demandant Ă  acheter de vieux papiers. On leur en vendit des tas. C’étaient des cahiers d’école, des factures, d’anciens journaux, rien d’utile. Enfin, Bouvard et PĂ©cuchet s’adressĂšrent Ă  Larsoneur. Il Ă©tait perdu dans le celticisme, et, rĂ©pondant sommairement Ă  leurs questions, en fit d’autres. Avaient-ils observĂ© autour d’eux des traces de la religion du chien, comme on en voit Ă  Montargis ? et des dĂ©tails spĂ©ciaux, sur les feux de la Saint-Jean, les mariages, les dictons populaires, etc. ? Il les priait mĂȘme de recueillir pour lui quelques-unes de ces haches en silex, appelĂ©es alors des celtae et que les druides employaient dans leurs criminels holocaustes ». Par Gorju, ils s’en procurĂšrent une douzaine, lui expĂ©diĂšrent la moins grande, les autres enrichirent le musĂ©um. Ils s’y promenaient avec amour, le balayaient eux-mĂȘmes, en avaient parlĂ© Ă  toutes leurs connaissances. Un aprĂšs-midi, Mme Bordin et M. Marescot se prĂ©sentĂšrent pour le voir. Bouvard les reçut, et commença la dĂ©monstration par le vestibule. La poutre n’était rien moins que l’ancien gibet de Falaise, d’aprĂšs le menuisier qui l’avait vendue, lequel tenait ce renseignement de son grand-pĂšre. La grosse chaĂźne, dans le corridor, provenait des oubliettes du donjon de Torteval. Elle ressemblait, suivant le notaire, aux chaĂźnes des bornes devant les cours d’honneur. Bouvard Ă©tait convaincu qu’elle servait autrefois Ă  lier les captifs, et il ouvrit la porte de la premiĂšre chambre. — Pourquoi toutes ces tuiles ? s’écria Mme Bordin. — Pour chauffer les Ă©tuves ; mais un peu d’ordre, s’il vous plaĂźt. Ceci est un tombeau dĂ©couvert dans une auberge oĂč on l’employait comme abreuvoir. Ensuite Bouvard prit les deux urnes pleines d’une terre qui Ă©tait de la cendre humaine, et il approcha de ses yeux la fiole, afin de montrer par quelle mĂ©thode les Romains y versaient des pleurs. — Mais on ne voit chez vous que des choses lugubres ! Effectivement c’était un peu sĂ©rieux pour une dame, et alors il tira d’un carton plusieurs monnaies de cuivre, avec un denier d’argent. Mme Bordin demanda au notaire quelle somme aujourd’hui cela pourrait valoir. La cotte de maille qu’il examinait lui Ă©chappa des doigts, des anneaux se rompirent. Bouvard dissimula son mĂ©contentement. Il eut mĂȘme l’obligeance de dĂ©crocher la hallebarde, et, se courbant, levant les bras, battant du talon, il faisait mine de faucher les jarrets d’un cheval, de pointer comme Ă  la baĂŻonnette, d’assommer un ennemi. La veuve, intĂ©rieurement, le trouvait un rude gaillard. Elle fut enthousiasmĂ©e par la commode en coquillages. Le chat de Saint-Allyre l’étonna beaucoup, la poire dans la carafe un peu moins ; puis, arrivant Ă  la cheminĂ©e — Ah ! voilĂ  un chapeau qui aurait besoin de raccommodage. Trois trous, des marques de balles, en perçaient les bords. C’était celui d’un chef de voleurs sous le Directoire, David de La Bazoque, pris en trahison et tuĂ© immĂ©diatement. — Tant mieux, on a bien fait, dit Mme Bordin. Marescot souriait devant les objets d’une façon dĂ©daigneuse. Il ne comprenait pas cette galoche qui avait Ă©tĂ© l’enseigne d’un marchand de chaussures, ni pourquoi le tonneau de faĂŻence, un vulgaire pichet de cidre, et le Saint-Pierre, franchement, Ă©tait lamentable avec sa physionomie d’ivrogne. Mme Bordin fit cette remarque — Il a dĂ» vous coĂ»ter bon, tout de mĂȘme. — Oh ! pas trop, pas trop. Un couvreur d’ardoises l’avait donnĂ© pour quinze francs. Ensuite elle blĂąma, vu l’inconvenance, le dĂ©colletage de la dame en perruque poudrĂ©e. — OĂč est le mal ? reprit Bouvard, quand on possĂšde quelque chose de beau. Et il ajouta plus bas — Comme vous, je suis sĂ»r. Le notaire leur tournait le dos, Ă©tudiant les branches de la famille Croixmare. Elle ne rĂ©pondit rien, mais se mit Ă  jouer avec sa longue chaĂźne de montre. Ses seins bombaient le taffetas noir de son corsage, et, les cils un peu rapprochĂ©s, elle baissait le menton, comme une tourterelle qui se rengorge ; puis, d’un air ingĂ©nu — Comment s’appelait cette dame ? On l’ignore ; c’est une maĂźtresse du RĂ©gent, vous savez, celui qui a fait tant de farces. — Je crois bien ; les mĂ©moires du temps
 Et le notaire, sans finir sa phrase, dĂ©plora cet exemple d’un prince entraĂźnĂ© par ses passions. — Mais vous ĂȘtes tous comme ça ! Les deux hommes se rĂ©criĂšrent, et un dialogue s’ensuivit sur les femmes, sur l’amour. Marescot affirma qu’il existe beaucoup d’unions heureuses ; parfois mĂȘme, sans qu’on s’en doute, on a prĂšs de soi ce qu’il faudrait pour son bonheur. L’allusion Ă©tait directe. Les joues de la veuve s’empourprĂšrent ; mais se remettant presque aussitĂŽt — Nous n’avons plus l’ñge des folies, n’est-ce pas monsieur Bouvard ? — Eh ! eh ! moi, je ne dis pas ça. Et il offrit son bras pour revenir dans l’autre chambre. — Faites attention aux marches. TrĂšs bien. Maintenant, observez le vitrail. On y distinguait un manteau d’écarlate et les deux ailes d’un ange. Tout le reste se perdait sous les plombs qui tenaient en Ă©quilibre les nombreuses cassures du verre. Le jour diminuait, des ombres s’allongeaient, Mme Bordin Ă©tait devenue sĂ©rieuse. Bouvard s’éloigna et reparut affublĂ© d’une couverture de laine, puis s’agenouilla devant le prie-Dieu, les coudes en dehors, la face dans les mains, la lueur du soleil tombant sur sa calvitie ; et il avait conscience de cet effet, car il dit — Est-ce que je n’ai pas l’air d’un moine du moyen Ăąge ? Ensuite il leva le front obliquement, les yeux noyĂ©s ; faisant prendre Ă  sa figure une expression mystique. On entendit dans le corridor la voix grave de PĂ©cuchet — N’aie pas peur, c’est moi. Et il entra la tĂȘte complĂštement recouverte d’un casque un pot de fer Ă  oreillons pointus. Bouvard ne quitta pas le prie-Dieu. Les deux autres restaient debout. Une minute se passa dans l’ébahissement. Mme Bordin parut un peu froide Ă  PĂ©cuchet. Cependant il voulut savoir si on lui avait tout montrĂ©. — Il me semble. Et dĂ©signant la muraille — Ah ! pardon, nous aurons ici un objet que l’on restaure en ce moment. La veuve et Marescot se retirĂšrent. Les deux amis avaient imaginĂ© de feindre une concurrence. Ils allaient en courses l’un sans l’autre, le second faisant des offres supĂ©rieures Ă  celles du premier. PĂ©cuchet ainsi venait d’obtenir le casque. Bouvard l’en fĂ©licita et reçut des Ă©loges Ă  propos de la couverture. MĂ©lie, avec des cordons, l’arrangea en maniĂšre de froc. Ils le mettaient Ă  tour de rĂŽle, pour recevoir les visites. Ils eurent celles de Girbal, de Foureau, du capitaine Heurteaux, puis de personnes infĂ©rieures Langlois, Beljambe, leurs fermiers, jusqu’aux servantes des voisins ; et chaque fois ils recommençaient leurs explications, montraient la place oĂč serait le bahut, affectaient de la modestie, rĂ©clamaient de l’indulgence pour l’encombrement. PĂ©cuchet, ces jours-lĂ , portait le bonnet de zouave qu’il avait autrefois Ă  Paris, l’estimant plus en rapport avec le milieu artistique. À un certain moment, il se coiffait du casque et le penchait sur la nuque, afin de dĂ©gager son visage. Bouvard n’oubliait pas la manƓuvre de la hallebarde ; enfin, d’un coup d’Ɠil, ils se demandaient si le visiteur mĂ©ritait que l’on fĂźt le moine du moyen Ăąge ». Quelle Ă©motion quand s’arrĂȘta devant leur grille la voiture de M. de Faverges ! Il n’avait qu’un mot Ă  dire. Voici la chose Hurel, son homme d’affaires, lui avait appris que, cherchant partout des documents, ils avaient achetĂ© de vieux papiers Ă  la ferme de la Aubrye. Rien de plus vrai. N’y avaient-ils pas dĂ©couvert des lettres du baron de Gonneval, ancien aide de camp du duc d’AngoulĂȘme, et qui avait sĂ©journĂ© Ă  la Aubrye ? On dĂ©sirait cette correspondance pour des intĂ©rĂȘts de famille. Elle n’était pas chez eux, mais ils dĂ©tenaient une chose qui l’intĂ©ressait, s’il daignait les suivre jusqu’à leur bibliothĂšque. Jamais pareilles bottes vernies n’avaient craquĂ© dans le corridor. Elles se heurtĂšrent contre le sarcophage. Il faillit mĂȘme Ă©craser plusieurs tuiles, tourna le fauteuil, descendit deux marches, — et parvenus dans la seconde chambre, ils lui firent voir sous le baldaquin, devant le saint Pierre, le pot Ă  beurre exĂ©cutĂ© Ă  Noron. Bouvard et PĂ©cuchet avaient cru que la date, quelquefois, pouvait servir. Le gentilhomme, par politesse, inspecta leur musĂ©e. Il rĂ©pĂ©tait Charmant ! trĂšs bien ! » tout en se donnant sur la bouche de petits coups avec le pommeau de sa badine, et, pour sa part, il les remerciait d’avoir sauvĂ© ces dĂ©bris du moyen Ăąge, Ă©poque de foi religieuse et de dĂ©vouements chevaleresques. Il aimait le progrĂšs, et se fĂ»t livrĂ©, comme eux, Ă  ces Ă©tudes intĂ©ressantes ; mais la politique, le conseil gĂ©nĂ©ral, l’agriculture, un vĂ©ritable tourbillon l’en dĂ©tournait. — AprĂšs vous, toutefois, on n’aurait que des glanes, car bientĂŽt vous aurez pris toutes les curiositĂ©s du dĂ©partement. — Sans amour-propre, nous le pensons, dit PĂ©cuchet. Cependant on pouvait en dĂ©couvrir encore Ă  Chavignolles, par exemple ; il y avait contre le mur du cimetiĂšre, dans la ruelle, un bĂ©nitier enfoui sous les herbes depuis un temps immĂ©morial. Ils furent heureux du renseignement, puis Ă©changĂšrent un regard signifiant est-ce la peine ? » mais dĂ©jĂ  le comte ouvrait la porte. MĂ©lie, qui se trouvait derriĂšre, s’enfuit brusquement. Comme il passait dans la cour, il remarqua Gorju en train de fumer sa pipe, les bras croisĂ©s. — Vous employez ce garçon ? Hum ! un jour d’émeute je ne m’y fierais pas. Et M. de Faverges remonta dans son tilbury. Pourquoi leur bonne semblait-elle en avoir peur ? Ils la questionnĂšrent, et elle conta qu’elle avait servi dans sa ferme. C’était cette petite fille qui versait Ă  boire aux moissonneurs quand ils Ă©taient venus, deux ans plus tĂŽt. On l’avait prise comme aide au chĂąteau et renvoyĂ©e par suite de faux rapports ». Pour Gorju, que lui reprocher ? Il Ă©tait fort habile et leur marquait infiniment de considĂ©ration. Le lendemain, dĂšs l’aube, ils se rendirent au cimetiĂšre. Bouvard, avec sa canne, tĂąta Ă  la place indiquĂ©e. Un corps dur sonna. Ils arrachĂšrent quelques orties et dĂ©couvrirent une cuvette en grĂšs, un font baptismal oĂč des plantes poussaient. On n’a pas coutume cependant d’enfouir les fonts baptismaux hors des Ă©glises. PĂ©cuchet en fit un dessin, Bouvard la description, et ils envoyĂšrent le tout Ă  Larsoneur. Sa rĂ©ponse fut immĂ©diate. — Victoire, mes chers confrĂšres ! Incontestablement c’est une cuve druidique. Toutefois qu’ils y prissent garde ! La hache Ă©tait douteuse, et autant pour lui que pour eux-mĂȘmes il leur indiquait une sĂ©rie d’ouvrages Ă  consulter. Larsoneur confessait en post-scriptum son envie de connaĂźtre cette cuve, ce qui aurait lieu, Ă  quelques jours, quand il ferait le voyage de la Bretagne. Alors Bouvard et PĂ©cuchet se plongĂšrent dans l’archĂ©ologie celtique. D’aprĂšs cette science, les anciens Gaulois, nos aĂŻeux, adoraient Kirk et Kron, Taranis Ésus, NĂ©talemnia, le Ciel et la Terre, le Vent, les Eaux, et par-dessus tout, le grand TeutatĂšs, qui est le Saturne des paĂŻens. Car Saturne, quand il rĂ©gnait en PhĂ©nicie, Ă©pousa une nymphe nommĂ©e Anobret, dont il eut un enfant appelĂ© JeĂŒd, et Anobret a les traits de Sara, JeĂŒd fut sacrifiĂ© ou prĂšs de l’ĂȘtre comme Isaac ; donc Saturne est Abraham, d’oĂč il faut conclure que la religion des Gaulois avait les mĂȘmes principes que celle des Juifs. Leur sociĂ©tĂ© Ă©tait fort bien organisĂ©e. La premiĂšre classe de personnes comprenait le peuple, la noblesse et le roi ; la deuxiĂšme les jurisconsultes, et dans la troisiĂšme, la plus haute, se rangeaient, suivant Taillepied, les diverses maniĂšres de philosophes », c’est-Ă -dire les Druides ou Saronides, eux-mĂȘmes divisĂ©s en Eubages, Bardes et Vates. Les uns prophĂ©tisaient, les autres chantaient, d’autres enseignaient la Botanique, la MĂ©decine, l’Histoire et la LittĂ©rature, bref tous les arts de leur Ă©poque ». Pythagore et Platon furent leurs Ă©lĂšves. Ils apprirent la mĂ©taphysique aux Grecs, la sorcellerie aux Persans, l’aruspicine aux Étrusques, et, aux Romains, l’étamage du cuivre et le commerce des jambons. Mais de ce peuple, qui dominait l’ancien monde, il ne reste que des pierres, soit toutes seules, ou par groupes de trois, ou disposĂ©es en galeries, ou formant des enceintes. Bouvard et PĂ©cuchet, pleins d’ardeur, Ă©tudiĂšrent successivement la pierre du Post Ă  Ussy, la Pierre-CouplĂ©e au Guest, la Pierre du Darier, prĂšs de Laigle, d’autres encore ! Tous ces blocs, d’une Ă©gale insignifiance, les ennuyĂšrent promptement ; et un jour qu’ils venaient de voir le menhir du Passais, ils allaient s’en retourner, quand leur guide les mena dans un bois de hĂȘtres, encombrĂ© par des masses de granit pareilles Ă  des piĂ©destaux ou Ă  de monstrueuses tortues. La plus considĂ©rable est creusĂ©e comme un bassin. Un des bords se relĂšve, et du fond partent deux entailles qui descendent jusqu’à terre ; c’était pour l’écoulement du sang, impossible d’en douter ! Le hasard ne fait pas de ces choses. Les racines des arbres s’entremĂȘlaient Ă  ces socles abrupts. Un peu de pluie tombait ; au loin, les flocons de brume montaient, comme de grands fantĂŽmes. Il Ă©tait facile d’imaginer sous les feuillages les prĂȘtres en tiare d’or et en robe blanche, avec leurs victimes humaines, les bras attachĂ©s dans le dos, et, sur le bord de la cuve, la druidesse observant le ruisseau rouge, pendant qu’autour d’elle la foule hurlait, au tapage des cymbales et des buccins faits d’une corne d’auroch. Tout de suite, leur plan fut arrĂȘtĂ©. Et une nuit, par un clair de lune, ils prirent le chemin du cimetiĂšre, marchant comme des voleurs, dans l’ombre des maisons. Les persiennes Ă©taient closes et les masures tranquilles ; pas un chien n’aboya. Gorju les accompagnait ; ils se mirent Ă  l’ouvrage. On n’entendait que le bruit des cailloux heurtĂ©s par la bĂȘche qui creusait le gazon. Le voisinage des morts leur Ă©tait dĂ©sagrĂ©able ; l’horloge de l’église poussait un rĂąle continu, et la rosace de son tympan avait l’air d’un Ɠil Ă©piant les sacrilĂšges. Enfin, ils emportĂšrent la cuve. Le lendemain, ils revinrent au cimetiĂšre pour voir les traces de l’opĂ©ration. L’abbĂ©, qui prenait le frais sur sa porte, les pria de lui faire l’honneur d’une visite ; et les ayant introduits dans sa petite salle, il les regarda singuliĂšrement. Au milieu du dressoir, entre les assiettes, il y avait une soupiĂšre dĂ©corĂ©e de bouquets jaunes. PĂ©cuchet la vanta, ne sachant que dire. — C’est un vieux Rouen, reprit le curĂ©, un meuble de famille. Les amateurs le considĂšrent, M. Marescot surtout. Pour lui, grĂące Ă  Dieu, il n’avait pas l’amour des curiositĂ©s ; et comme ils semblaient ne pas comprendre, il dĂ©clara les avoir aperçus lui-mĂȘme dĂ©robant le font baptismal. Les deux archĂ©ologues furent trĂšs penauds, balbutiĂšrent. L’objet en question n’était plus d’usage. N’importe ! ils devaient le rendre. Sans doute ! Mais au moins, qu’on leur permĂźt de faire venir un peintre pour le dessiner. — Soit, messieurs. — Entre nous, n’est-ce pas ? dit Bouvard, sous le sceau de la confession ! L’ecclĂ©siastique, en souriant les rassura d’un geste. Ce n’était pas lui qu’ils craignaient, mais plutĂŽt Larsoneur. Quand il passerait par Chavignolles, il aurait envie de la cuve, et ses bavardages iraient jusqu’aux oreilles du gouvernement. Par prudence, ils la cachĂšrent dans le fournil, puis dans la tonnelle, dans la cahute, dans une armoire. Gorju Ă©tait las de la trimbaler. La possession d’un tel morceau les attachait au celticisme de la Normandie. Ses origines sont Ă©gyptiennes. SĂ©ez, dans le dĂ©partement de l’Orne, s’écrit parfois SaĂŻs, comme la ville du Delta. Les Gaulois juraient par le taureau, importation du bƓuf Apis. Le nom latin de Bellocastes, qui Ă©tait celui des gens de Bayeux, vient de Beli Casa, demeure, sanctuaire de BĂ©lus. BĂ©lus et Osiris mĂȘme divinitĂ©. Rien ne s’oppose », dit Mangou de la Londe, Ă  ce qu’il y ait eu, prĂšs de Bayeux, des monuments druidiques. » Ce pays, ajoute M. Roussel, ressemble au pays oĂč les Égyptiens bĂątirent le temple de Jupiter-Ammon. » Donc, il y avait un temple, et qui enfermait des richesses. Tous les monuments celtiques en renferment. En 1715, relate dom Martin, un sieur HĂ©ribel exhuma, aux environs de Bayeux, plusieurs vases d’argile pleins d’ossements, et conclut d’aprĂšs la tradition et les autoritĂ©s Ă©vanouies que cet endroit, une nĂ©cropole, Ă©tait le mont Faunus, oĂč l’on a enterrĂ© le Veau d’or. Cependant le Veau d’or fut brĂ»lĂ© et avalĂ©, Ă  moins que la Bible ne se trompe ! PremiĂšrement, oĂč est le mont Faunus ? Les auteurs ne l’indiquent pas. Les indigĂšnes n’en savent rien. Il aurait fallu se livrer Ă  des fouilles ; et, dans ce but, ils envoyĂšrent Ă  M. le PrĂ©fet une pĂ©tition qui n’eut pas de rĂ©ponse. Peut-ĂȘtre que le mont Faunus a disparu, et que ce n’était pas une colline, mais un tumulus ? Que signifiaient les tumulus ? Plusieurs contiennent des squelettes ayant la position du fƓtus dans le sein de sa mĂšre. Cela veut dire que le tombeau Ă©tait pour eux comme une seconde gestation les prĂ©parant Ă  une autre vie. Donc le tumulus symbolise l’organe femelle, comme la pierre levĂ©e est l’organe mĂąle. En effet, oĂč il y a des menhirs, un culte obscĂšne a persistĂ©. TĂ©moin ce qui se faisait Ă  GuĂ©rande, Ă  Chichebouche, au Croisic, Ă  Livarot. Anciennement, les tours, les pyramides, les cierges, les bornes des routes, et mĂȘme les arbres avaient la signification de phallus, et pour Bouvard et PĂ©cuchet, tout devint phallus. Ils recueillirent des palonniers de voiture, des jambes de fauteuil, des verrous de cave, des pilons de pharmacien. Quand on venait les voir, ils demandaient — À qui trouvez-vous que cela ressemble ? Puis confiaient le mystĂšre, et, si l’on se rĂ©criait, ils levaient de pitiĂ© les Ă©paules. Un soir qu’ils rĂȘvaient aux dogmes des druides, l’abbĂ© se prĂ©senta, discrĂštement. Tout de suite ils montrĂšrent le musĂ©e, en commençant par le vitrail ; mais il leur tardait d’arriver Ă  un compartiment nouveau, celui des phallus. L’ecclĂ©siastique les arrĂȘta, jugeant l’exhibition indĂ©cente. Il venait rĂ©clamer ses fonts baptismaux. Bouvard et PĂ©cuchet implorĂšrent quinze jours encore, le temps d’en prendre un moulage. — Le plus tĂŽt sera le mieux, dit l’abbĂ©. Puis il causa de choses indiffĂ©rentes. PĂ©cuchet qui s’était absentĂ© une minute, lui glissa dans la main un napolĂ©on. Le prĂȘtre fit un mouvement en arriĂšre. — Ah ! pour vos pauvres ! Et M. Jeufroy, en rougissant fourra la piĂšce d’or dans sa soutane. Rendre la cuve, la cuve aux sacrifices ! jamais de la vie ! Ils voulaient mĂȘme apprendre l’hĂ©breu, qui est la langue mĂšre du celtique, Ă  moins qu’elle n’en dĂ©rive ! et ils allaient faire le voyage de la Bretagne, en commençant par Rennes, oĂč ils avaient un rendez-vous avec Larsoneur, pour Ă©tudier cette urne mentionnĂ©e dans les mĂ©moires de l’AcadĂ©mie celtique et qui paraĂźt avoir contenu les cendres de la reine ArtĂ©mise, quand le maire entra, le chapeau sur la tĂȘte, sans façon, en homme grossier qu’il Ă©tait. — Ce n’est pas tout ça, mes petits pĂšres ! Il faut le rendre ! — Quoi donc ! — Farceurs ! je sais bien que vous le cachez ! On les avait trahis. Ils rĂ©pliquĂšrent qu’ils le dĂ©tenaient avec la permission de monsieur le curĂ©. — Nous allons voir. Et Foureau s’éloigna. Il revint, une heure aprĂšs. — Le curĂ© dit que non ! Venez vous expliquer. Ils s’obstinĂšrent. D’abord, on n’avait pas besoin de ce bĂ©nitier, qui n’était pas un bĂ©nitier. Ils le prouveraient par une foule de raisons scientifiques. Puis, ils offrirent de reconnaĂźtre, dans leur testament, qu’il appartenait Ă  la commune. Ils proposĂšrent mĂȘme de l’acheter. — Et d’ailleurs, c’est mon bien ! rĂ©pĂ©tait PĂ©cuchet. Les vingt francs, acceptĂ©s par M. Jeufroy, Ă©taient une preuve du contrat ; et s’il fallait comparaĂźtre devant le juge de paix, tant pis, il ferait un faux serment ! Pendant ces dĂ©bats, il avait revu la soupiĂšre, plusieurs fois ; et dans son Ăąme s’était dĂ©veloppĂ© le dĂ©sir, la soif de possĂ©der cette faĂŻence. Si on voulait la lui donner, il remettrait la cuve. Autrement, non. Par fatigue ou peur du scandale, M. Jeufroy la cĂ©da. Elle fut mise dans leur collection, prĂšs du bonnet de Cauchoise. La cuve dĂ©cora le porche de l’église ; et ils se consolĂšrent de ne plus l’avoir par cette idĂ©e que les gens de Chavignolles en ignoraient la valeur. Mais la soupiĂšre leur inspira le goĂ»t des faĂŻences nouveau sujet d’études et d’explorations dans la campagne. C’était l’époque oĂč les gens distinguĂ©s recherchaient les vieux plats de Rouen. Le notaire en possĂ©dait quelques-uns, et tirait de lĂ  comme une rĂ©putation d’artiste, prĂ©judiciable Ă  son mĂ©tier, mais qu’il rachetait par des cĂŽtĂ©s sĂ©rieux. Quand il sut que Bouvard et PĂ©cuchet avaient acquis la soupiĂšre, il vint leur proposer un Ă©change. PĂ©cuchet s’y refusa. — N’en parlons plus ! Et Marescot examina leur cĂ©ramique. Toutes les piĂšces accrochĂ©es le long des murs Ă©taient bleues sur un fond d’une blancheur malpropre, et quelques-unes Ă©talaient leur corne d’abondance aux tons verts et rougeĂątres, plats Ă  barbe, assiettes et soucoupes, objets longtemps poursuivis et rapportĂ©s sur le cƓur, dans le sinus de la redingote. Marescot en fit l’éloge, parla des autres faĂŻences, de l’hispano-arabe, de la hollandaise, de l’anglaise, de l’italienne ; et les ayant Ă©blouis par son Ă©rudition — Si je revoyais votre soupiĂšre ? Il la fit sonner d’un coup de doigt, puis contempla les deux S peints sous le couvercle. — La marque de Rouen ! dit PĂ©cuchet. — Oh ! oh ! Rouen, Ă  proprement parler, n’avait pas de marque. Quand on ignorait Moustiers, toutes les faĂŻences françaises Ă©taient de Nevers. De mĂȘme pour Rouen, aujourd’hui ! D’ailleurs on l’imite dans la perfection Ă  Elbeuf. — Pas possible ! — On imite bien les majoliques ! Votre piĂšce n’a aucune valeur, et j’allais faire, moi, une belle sottise ! Quand le notaire eut disparu, PĂ©cuchet s’affaissa dans le fauteuil, prostrĂ© ! — Il ne fallait pas rendre la cuve, dit Bouvard, mais tu t’exaltes ! tu t’emportes toujours. — Oui ! je m’emporte. Et PĂ©cuchet empoignant la soupiĂšre, la jeta loin de lui, contre le sarcophage. Bouvard, plus calme, ramassa les morceaux, un Ă  un ; et, quelque temps aprĂšs, eut cette idĂ©e — Marescot, par jalousie, pourrait bien s’ĂȘtre moquĂ© de nous ! — Comment ? — Rien ne m’assure que la soupiĂšre ne soit pas authentique ! tandis que les autres piĂšces, qu’il a fait semblant d’admirer, sont fausses peut-ĂȘtre ? Et la fin du jour se passa dans les incertitudes, les regrets. Ce n’était pas une raison pour abandonner le voyage de la Bretagne. Ils comptaient mĂȘme emmener Gorju, qui les aiderait dans leurs fouilles. Depuis quelque temps, il couchait Ă  la maison, afin de terminer plus vite le raccommodage du meuble. La perspective d’un dĂ©placement le contraria, et comme ils parlaient des menhirs et des tumulus qu’ils comptaient voir — Je connais mieux, leur dit-il ; en AlgĂ©rie, dans le Sud, prĂšs des sources de Bou-Mursoug, on en rencontre des quantitĂ©s. Il fit mĂȘme la description d’un tombeau, ouvert devant lui, par hasard, et qui contenait un squelette, accroupi comme un singe, les deux bras autour des jambes. Larsoneur, qu’ils instruisirent du fait, n’en voulut rien croire. Bouvard approfondit la matiĂšre, et le relança. Comment se fait-il que les monuments des Gaulois soient informes, tandis que ces mĂȘmes Gaulois Ă©taient civilisĂ©s au temps de Jules CĂ©sar ? Sans doute ils proviennent d’un peuple plus ancien. Une telle hypothĂšse, selon Larsoneur, manquait de patriotisme. N’importe ! rien ne dit que ces monuments soient l’Ɠuvre des Gaulois. Montrez-nous un texte ! » L’acadĂ©micien se fĂącha, ne rĂ©pondit plus ; et ils en furent bien aises, tant les Druides les ennuyaient. S’ils ne savaient Ă  quoi s’en tenir sur la cĂ©ramique et sur le celticisme, c’est qu’ils ignoraient l’histoire, particuliĂšrement l’histoire de France. L’ouvrage d’Anquetil se trouvait dans leur bibliothĂšque ; mais la suite des rois fainĂ©ants les amusa fort peu. La scĂ©lĂ©ratesse des maires du palais ne les indigna point ; et ils lĂąchĂšrent Anquetil, rebutĂ©s par l’ineptie de ses rĂ©flexions. Alors ils demandĂšrent Ă  Dumouchel quelle est la meilleure Histoire de France ». Dumouchel prit, en leur nom, un abonnement Ă  un cabinet de lecture et leur expĂ©dia les lettres d’Augustin Thierry, avec deux volumes de M. de Genoude. D’aprĂšs cet Ă©crivain, la royautĂ©, la religion et les assemblĂ©es nationales, voilĂ  les principes » de la nation française, lesquels remontent aux MĂ©rovingiens. Les Carlovingiens y ont dĂ©rogĂ©. Les CapĂ©tiens, d’accord avec le peuple, s’efforcĂšrent de les maintenir. Sous Louis XIII, le pouvoir absolu fut Ă©tabli, pour vaincre le protestantisme, dernier effort de la fĂ©odalitĂ©, et 89 est un retour vers la constitution de nos aĂŻeux. PĂ©cuchet admira ses idĂ©es. Elles faisaient pitiĂ© Ă  Bouvard, qui avait lu Augustin Thierry, d’abord — Qu’est-ce que tu me chantes, avec ta nation française ! puisqu’il n’existait pas de France, ni d’assemblĂ©es nationales ! et les Carlovingiens n’ont rien usurpĂ© du tout ! et les rois n’ont pas affranchi les communes ! Lis toi-mĂȘme. PĂ©cuchet se soumit Ă  l’évidence, et bientĂŽt le dĂ©passa en rigueur scientifique ! Il se serait cru dĂ©shonorĂ© s’il avait dit Charlemagne et non Karl le Grand, Clovis au lieu de Clodowig. NĂ©anmoins, il Ă©tait sĂ©duit par Genoude, trouvant habile de faire se rejoindre les deux bouts de l’histoire de France, si bien que le milieu est du remplissage ; et pour en avoir le cƓur net, ils prirent la collection de Buchez et Roux. Mais le pathos des prĂ©faces, cet amalgame de socialisme et de catholicisme les Ă©cƓura ; les dĂ©tails trop nombreux empĂȘchaient de voir l’ensemble. Ils recoururent Ă  M. Thiers. C’était pendant l’étĂ© de 1845, dans le jardin, sous la tonnelle. PĂ©cuchet, un petit banc sous les pieds, lisait tout haut de sa voix caverneuse, sans fatigue, ne s’arrĂȘtant que pour plonger les doigts dans sa tabatiĂšre. Bouvard l’écoutait la pipe Ă  la bouche, les jambes ouvertes, le haut du pantalon dĂ©boutonnĂ©. Des vieillards leur avaient parlĂ© de 93 ; et des souvenirs presque personnels animaient les plates descriptions de l’auteur. Dans ce temps-lĂ , les grandes routes Ă©taient couvertes de soldats qui chantaient la Marseillaise. Sur le seuil des portes, des femmes assises cousaient de la toile pour faire des tentes. Quelquefois arrivait un flot d’hommes en bonnet rouge, inclinant au bout d’une pique une tĂȘte dĂ©colorĂ©e, dont les cheveux pendaient. La haute tribune de la Convention dominait un nuage de poussiĂšre, oĂč des visages furieux hurlaient des cris de mort. Quand on passait au milieu du jour, prĂšs du bassin des Tuileries, on entendait le heurt de la guillotine, pareil Ă  des coups de mouton. Et la brise remuait les pampres de la tonnelle, les orges mĂ»rs se balançaient par intervalles, un merle sifflait. En portant des regards autour d’eux, ils savouraient cette tranquillitĂ©. Quel dommage que dĂšs le commencement, on n’ait pu s’entendre ! Car si les royalistes avaient pensĂ© comme les patriotes, si la Cour y avait mis plus de franchise, et les adversaires moins de violence, bien des malheurs ne seraient pas arrivĂ©s ! À force de bavarder lĂ -dessus, ils se passionnĂšrent. Bouvard, esprit libĂ©ral et cƓur sensible, fut constitutionnel, girondin, thermidorien. PĂ©cuchet, bilieux et de tendances autoritaires, se dĂ©clara sans-culotte et mĂȘme robespierriste. Il approuvait la condamnation du roi, les dĂ©crets les plus violents, le culte de l’Être SuprĂȘme. Bouvard prĂ©fĂ©rait celui de la Nature. Il aurait saluĂ© avec plaisir l’image d’une grosse femme, versant de ses mamelles Ă  ses adorateurs, non pas de l’eau, mais du chambertin. Pour avoir plus de faits Ă  l’appui de leurs arguments, ils se procurĂšrent d’autres ouvrages. Montgaillard, Prudhomme, Gallois, Lacretelle, etc. ; et les contradictions de ces livres ne les embarrassaient nullement. Chacun y prenait ce qui pouvait dĂ©fendre sa cause. Ainsi Bouvard ne doutait pas que Danton eĂ»t acceptĂ© cent mille Ă©cus pour faire des motions qui perdraient la RĂ©publique, et selon PĂ©cuchet, Vergniaud aurait demandĂ© six mille francs par mois. — Jamais de la vie ! Explique-moi plutĂŽt pourquoi la sƓur de Robespierre avait une pension de Louis XVIII ? — Pas du tout ! c’était de Bonaparte, et puisque tu le prends comme ça, quel est le personnage qui, peu de temps avant la mort d’ÉgalitĂ©, eut avec lui une confĂ©rence secrĂšte ? Je veux qu’on rĂ©imprime, dans les mĂ©moires de la Campan, les paragraphes supprimĂ©s ! Le dĂ©cĂšs du dauphin me paraĂźt louche. La poudriĂšre de Grenelle en sautant tua deux mille personnes ! Cause inconnue, dit-on, quelle bĂȘtise ! Car PĂ©cuchet n’était pas loin de la connaĂźtre, et rejetait tous les crimes sur les manƓuvres des aristocrates, l’or de l’étranger. Dans l’esprit de Bouvard, Montez au ciel, fils de saint Louis », les vierges de Verdun et les culottes en peau humaine Ă©taient indiscutables. Il acceptait les listes de Prudhomme, un million de victimes tout juste. Mais la Loire, rouge de sang depuis Saumur jusqu’à Nantes, dans une longueur de dix-huit lieues, le fit songer. PĂ©cuchet Ă©galement conçut des doutes, et ils prirent en mĂ©fiance les historiens. La rĂ©volution est, pour les uns, un Ă©vĂ©nement satanique. D’autres la proclament une exception sublime. Les vaincus de chaque cĂŽtĂ©, naturellement, sont des martyrs. Thierry dĂ©montre, Ă  propos des Barbares, combien il est sot de rechercher si tel prince fut bon ou fut mauvais. Pourquoi ne pas suivre cette mĂ©thode dans l’examen des Ă©poques plus rĂ©centes ? Mais l’histoire doit venger la morale ; on est reconnaissant Ă  Tacite d’avoir dĂ©chirĂ© TibĂšre. AprĂšs tout, que la reine ait eu des amants ; que Dumouriez, dĂšs Valmy, se proposĂąt de trahir ; en prairial que ce soit la Montagne ou la Gironde qui ait commencĂ©, et en thermidor les Jacobins ou la Plaine, qu’importe au dĂ©veloppement de la RĂ©volution, dont les origines sont profondes et les rĂ©sultats incalculables ? Donc, elle devait s’accomplir, ĂȘtre ce qu’elle fut, mais supposez la fuite du Roi sans entrave, Robespierre s’échappant ou Bonaparte assassinĂ©, hasards qui dĂ©pendaient d’un aubergiste moins scrupuleux, d’une porte ouverte, d’une sentinelle endormie, et le train du monde changeait. Ils n’avaient plus sur les hommes et les faits de cette Ă©poque, une seule idĂ©e d’aplomb. Pour la juger impartialement, il faudrait avoir lu toutes les histoires, tous les mĂ©moires, tous les journaux et toutes les piĂšces manuscrites, car de la moindre omission, une erreur peut dĂ©pendre qui en amĂšnera d’autres Ă  l’infini. Ils y renoncĂšrent. Mais le goĂ»t de l’histoire leur Ă©tait venu, le besoin de la vĂ©ritĂ© pour elle-mĂȘme. Peut-ĂȘtre est-elle plus facile Ă  dĂ©couvrir dans les Ă©poques anciennes ? les auteurs, Ă©tant loin des choses, doivent en parler sans passion. Et ils commencĂšrent le bon Rollin. — Quel tas de balivernes ! s’écria Bouvard, dĂšs le premier chapitre. — Attends un peu, dit PĂ©cuchet, en fouillant dans le bas de leur bibliothĂšque, oĂč s’entassaient les livres du dernier propriĂ©taire, un vieux jurisconsulte, maniaque et bel esprit. Et ayant dĂ©placĂ© beaucoup de romans et de piĂšces de théùtre, avec un Montesquieu et des traductions d’Horace, il atteignit ce qu’il cherchait l’ouvrage de Beaufort sur l’Histoire romaine. Tite-Live attribue la fondation de Rome Ă  Romulus. Salluste en fait honneur aux Troyens d’ÉnĂ©e. Coriolan mourut en exil selon Fabius Pictor, par les stratagĂšmes d’Attius Tullus si l’on en croit Denys ; SĂ©nĂšque affirme qu’Horatius CoclĂšs s’en retourna victorieux, et Dion qu’il fut blessĂ© Ă  la jambe. Et La Mothe le Vayer Ă©met des doutes pareils, relativement aux autres peuples. On n’est pas d’accord sur l’antiquitĂ© des ChaldĂ©ens, le siĂšcle d’HomĂšre, l’existence de Zoroastre, les deux empires d’Assyrie. Quinte-Curce a fait des contes. Plutarque dĂ©ment HĂ©rodote. Nous aurions de CĂ©sar une autre idĂ©e, si le VercingĂ©torix avait Ă©crit ses commentaires. L’Histoire ancienne est obscure par le dĂ©faut de documents, ils abondent dans la moderne ; et Bouvard et PĂ©cuchet revinrent Ă  la France, entamĂšrent Sismondi. La succession de tant d’hommes leur donnait envie de les connaĂźtre plus profondĂ©ment, de s’y mĂȘler. Ils voulaient parcourir les originaux, GrĂ©goire de Tours, Monstrelet, Commines, tous ceux dont les noms Ă©taient bizarres ou agrĂ©ables. Mais les Ă©vĂ©nements s’embrouillĂšrent, faute de savoir les dates. Heureusement qu’ils possĂ©daient la mnĂ©motechnie de Dumouchel, un in-12 cartonnĂ©, avec cette Ă©pigraphe Instruire en amusant ». Elle combinait les trois systĂšmes d’Allevy, de PĂąris et de Fenaigle. Allevy transforme les chiffres en figures, le nombre 1 s’exprimant par une tour, 2 par un oiseau, 3 par un chameau, ainsi du reste. PĂąris frappe l’imagination au moyen de rĂ©bus ; un fauteuil garni de clous Ă  vis donnera Clou, vis — Clovis ; et comme le bruit de la friture fait ric, ric », des merlans dans une poĂȘle rappelleront ChilpĂ©ric. Fenaigle divise l’univers en maisons, qui contiennent des chambres, ayant chacune quatre parois Ă  neuf panneaux, chaque panneau portant un emblĂšme. Donc, le premier roi de la premiĂšre dynastie occupera dans la premiĂšre chambre le premier panneau. Un phare sur un mont dira comment il s’appelait Phar a mond », systĂšme PĂąris, et d’aprĂšs le conseil d’Allevy, en plaçant au-dessus un miroir qui signifie 4, un oiseau 2, et un cerceau 0, on obtiendra 420, date de l’avĂšnement de ce prince. Pour plus de clartĂ©, ils prirent comme base mnĂ©motechnique leur propre maison, leur domicile, attachant Ă  chacune de ses parties un fait distinct, et la cour, le jardin, les environs, tout le pays, n’avaient plus d’autre sens que de faciliter la mĂ©moire. Les bornages dans la campagne limitaient certaines Ă©poques, les pommiers Ă©taient des arbres gĂ©nĂ©alogiques, les buissons des batailles, le monde devenait symbole. Ils cherchaient sur les murs, des quantitĂ©s de choses absentes, finissaient par les voir, mais ne savaient plus les dates qu’elles reprĂ©sentaient. D’ailleurs, les dates ne sont pas toujours authentiques. Ils apprirent dans un manuel pour les collĂšges, que la naissance de JĂ©sus doit ĂȘtre reportĂ©e cinq ans plus tĂŽt qu’on ne la met ordinairement ; qu’il y avait chez les Grecs trois maniĂšres de compter les Olympiades, et huit chez les Latins de faire commencer l’annĂ©e. Autant d’occasions pour les mĂ©prises, outre celles qui rĂ©sultent des zodiaques, des Ăšres et des calendriers diffĂ©rents. Et de l’insouciance des dates, ils passĂšrent au dĂ©dain des faits. Ce qu’il y a d’important, c’est la philosophie de l’histoire ! Bouvard ne put achever le cĂ©lĂšbre discours de Bossuet. — L’aigle de Meaux est un farceur ! Il oublie la Chine, les Indes et l’AmĂ©rique ! mais il a soin de nous apprendre que ThĂ©odose Ă©tait la joie de l’univers », qu’Abraham traitait d’égal avec les rois », et que la philosophie des Grecs descend des HĂ©breux. Sa prĂ©occupation des HĂ©breux m’agace ! PĂ©cuchet partagea cette opinion, et voulut lui faire lire Vico. — Comment admettre, objectait Bouvard, que des fables soient plus vraies que les vĂ©ritĂ©s des historiens ? PĂ©cuchet tĂącha d’expliquer les mythes, se perdait dans la Scienza Nuova. — Nieras-tu le plan de la Providence ? — Je ne le connais pas ! dit Bouvard. Et ils dĂ©cidĂšrent de s’en rapporter Ă  Dumouchel. Le professeur avoua qu’il Ă©tait maintenant dĂ©routĂ© en fait d’histoire. — Elle change tous les jours. On conteste les rois de Rome et les voyages de Pythagore. On attaque BĂ©lisaire, Guillaume Tell et jusqu’au Cid, devenu, grĂące aux derniĂšres dĂ©couvertes, un simple bandit. C’est Ă  souhaiter qu’on ne fasse plus de dĂ©couvertes, et mĂȘme l’Institut devrait Ă©tablir une sorte de canon prescrivant ce qu’il faut croire ! Il envoyait en post-scriptum des rĂšgles de critique prises dans le cours de Daunou Citer comme preuve le tĂ©moignage des foules, mauvaise preuve ; elles ne sont pas lĂ  pour rĂ©pondre. Rejetez les choses impossibles. On fit voir Ă  Pausanias la pierre avalĂ©e par Saturne. L’architecture peut mentir, exemple l’arc du Forum, oĂč Titus est appelĂ© le premier vainqueur de JĂ©rusalem, conquise avant lui par PompĂ©e. Les mĂ©dailles trompent quelquefois. Sous Charles IX, on battit des monnaies avec le coin de Henri II. Tenez en compte l’adresse des faussaires, l’intĂ©rĂȘt des apologistes et des calomniateurs. » Peu d’historiens ont travaillĂ© d’aprĂšs ces rĂšgles, mais tous en vue d’une cause spĂ©ciale, d’une religion, d’une nation, d’un parti, d’un systĂšme, ou pour gourmander les rois, conseiller le peuple, offrir des exemples moraux. Les autres, qui prĂ©tendent narrer seulement, ne valent pas mieux ; car on ne peut tout dire, il faut un choix. Mais dans le choix des documents, un certain esprit dominera, et comme il varie, suivant les conditions de l’écrivain, jamais l’histoire ne sera fixĂ©e. C’est triste, » pensaient-ils. Cependant, on pourrait prendre un sujet, Ă©puiser les sources, en faire bien l’analyse, puis le condenser dans une narration, qui serait comme un raccourci des choses, reflĂ©tant la vĂ©ritĂ© tout entiĂšre. Une telle Ɠuvre semblait exĂ©cutable Ă  PĂ©cuchet. — Veux-tu que nous essayions de composer une histoire ? — Je ne demande pas mieux ! Mais laquelle ? — Effectivement, laquelle ? Bouvard s’était assis, PĂ©cuchet marchait de long en large dans le musĂ©e. Quand le pot Ă  beurre frappa ses yeux, et s’arrĂȘtant tout Ă  coup — Si nous Ă©crivions la vie du duc d’AngoulĂȘme ? — Mais c’était un imbĂ©cile ! rĂ©pliqua Bouvard. — Qu’importe ! les personnages du second plan ont parfois une influence Ă©norme, et celui-lĂ  peut-ĂȘtre tenait le rouage des affaires. Les livres leur donneraient des renseignements, et M. de Faverges en possĂ©dait sans doute par lui-mĂȘme ou par de vieux gentilshommes de ses amis. Ils mĂ©ditĂšrent ce projet, le dĂ©battirent, et rĂ©solurent enfin de passer quinze jours Ă  la bibliothĂšque municipale de Caen pour y faire des recherches. Le bibliothĂ©caire mit Ă  leur disposition des histoires gĂ©nĂ©rales et des brochures, avec une lithographie coloriĂ©e reprĂ©sentant de trois quarts Mgr le duc d’AngoulĂȘme. Le drap bleu de son habit d’uniforme disparaissait sous les Ă©paulettes, les crachats et le grand cordon rouge de la LĂ©gion d’honneur. Un collet extrĂȘmement haut enfermait son long cou. Sa tĂȘte piriforme Ă©tait encadrĂ©e par les frisons de sa chevelure et de ses minces favoris, et de lourdes paupiĂšres, un nez trĂšs fort et de grosses lĂšvres donnaient Ă  sa figure une expression de bontĂ© insignifiante. Quand ils eurent pris des notes, ils rĂ©digĂšrent un programme Naissance et enfance peu curieuses. Un de ses gouverneurs est l’abbĂ© GuĂ©nĂ©e, l’ennemi de Voltaire. À Turin, on lui fait fondre un canon, et il Ă©tudie les campagnes de Charles VIII. Aussi, est-il nommĂ©, malgrĂ© sa jeunesse, colonel d’un rĂ©giment de gardes-nobles. 1797. Son mariage. 1814. Les Anglais s’emparent de Bordeaux. Il accourt derriĂšre eux et montre sa personne aux habitants. Description de la personne du prince. 1815. Bonaparte le surprend. Tout de suite il appelle le roi d’Espagne, et Toulon, sans MassĂ©na, Ă©tait livrĂ© Ă  l’Angleterre. OpĂ©rations dans le Midi. — Il est battu, mais relĂąchĂ© sous la promesse de rendre les diamants de la couronne, emportĂ©s au grand galop par le roi, son oncle. AprĂšs les Cent-Jours, il revient avec ses parents et vit tranquille. Plusieurs annĂ©es s’écoulent. Guerre d’Espagne. — DĂšs qu’il a franchi les PyrĂ©nĂ©es, la Victoire suit partout le petit-fils de Henri IV. Il enlĂšve le TrocadĂ©ro, atteint les colonnes d’Hercule, Ă©crase les factions, embrasse Ferdinand et s’en retourne. Arcs de triomphe, fleurs que prĂ©sentent les jeunes filles, dĂźners dans les prĂ©fectures, Te Deum dans les cathĂ©drales. Les Parisiens sont au comble de l’ivresse. La ville lui offre un banquet. On chante sur les théùtres des allusions au hĂ©ros. L’enthousiasme diminue. Car en 1827, Ă  Cherbourg, un bal organisĂ© par souscription rate. Comme il est grand-amiral de France, il inspecte la flotte qui va partir pour Alger. Juillet 1830. Marmont lui apprend l’état des affaires. Alors il entre dans une telle fureur qu’il se blesse la main Ă  l’épĂ©e du gĂ©nĂ©ral. Le roi lui confie le commandement de toutes les forces. Il rencontre au bois de Boulogne des dĂ©tachements de la ligne et ne trouve pas un seul mot Ă  leur dire. De Saint-Cloud, il vole au pont de SĂšvres. Froideur des troupes. Ça ne l’ébranle pas. La famille royale quitte Trianon. Il s’assoit au pied d’un chĂȘne, dĂ©ploie une carte, mĂ©dite, remonte Ă  cheval, passe devant Saint-Cyr et envoie aux Ă©lĂšves des paroles d’espĂ©rance. À Rambouillet, les gardes du corps font leurs adieux. Il s’embarque, et pendant toute la traversĂ©e est malade. Fin de sa carriĂšre. On doit y relever l’importance qu’eurent les ponts. D’abord il s’expose inutilement sur le pont de l’Inn ; il enlĂšve le pont Saint-Esprit et le pont de Lauriol ; Ă  Lyon, les deux ponts lui sont funestes, et sa fortune expire devant le pont de SĂšvres. Tableau de ses vertus. Inutile de vanter son courage, auquel il joignait une grande politique. Car il offrit Ă  chaque soldat soixante francs pour abandonner l’empereur, et en Espagne, il tĂącha de corrompre Ă  prix d’argent les constitutionnels. Sa rĂ©serve Ă©tait si profonde qu’il consentit au mariage projetĂ© entre son pĂšre et la reine d’Étrurie ; Ă  la formation d’un cabinet nouveau aprĂšs les ordonnances ; Ă  l’abdication en faveur de Chambord, Ă  tout ce que l’on voulait. La fermetĂ© pourtant ne lui manquait pas. À Angers, il cassa l’infanterie de la garde nationale, qui, jalouse de la cavalerie et au moyen d’une manƓuvre, Ă©tait parvenue Ă  lui faire escorte, tellement que Son Altesse se trouva prise dans les fantassins Ă  en avoir les genoux comprimĂ©s. Mais il blĂąma la cavalerie, cause du dĂ©sordre, et pardonna Ă  l’infanterie ; vĂ©ritable jugement de Salomon. Sa piĂ©tĂ© se signala par de nombreuses dĂ©votions, et sa clĂ©mence en obtenant la grĂące du gĂ©nĂ©ral Debelle, qui avait portĂ© les armes contre lui. DĂ©tails intimes, traits du prince Au chĂąteau de Beauregard, dans son enfance, il prit plaisir, avec son frĂšre, Ă  creuser une piĂšce d’eau que l’on voit encore. Une fois, il visita la caserne des chasseurs, demanda un verre de vin et le but Ă  la santĂ© du roi. Tout en se promenant pour marquer le pas, il se rĂ©pĂ©tait Ă  lui-mĂȘme Une, deux, une, deux, une, deux ! » On a conservĂ© quelques-uns de ses mots À une dĂ©putation de Bordelais Ce qui me console de n’ĂȘtre pas Ă  Bordeaux, c’est de me trouver au milieu de vous ! » Aux protestants de Nismes Je suis bon catholique, mais je n’oublierai jamais que le plus illustre de mes ancĂȘtres fut protestant. » Aux Ă©lĂšves de Saint-Cyr, quand tout est perdu Bien, mes amis ! Les nouvelles sont bonnes ! Ça va bien ! trĂšs bien ! » AprĂšs l’abdication de Charles X Puisqu’ils ne veulent pas de moi, qu’ils s’arrangent ! » Et en 1814, Ă  tout propos, dans le moindre village Plus de guerre, plus de conscription, plus de droits rĂ©unis. » Son style valait sa parole. Ses proclamations dĂ©passent tout. La premiĂšre du comte d’Artois dĂ©butait ainsi Français, le frĂšre de votre roi est arrivĂ© ! » Celle du prince J’arrive. Je suis le fils de vos rois ! Vous ĂȘtes Français. » Ordre du jour, datĂ© de Bayonne Soldats, j’arrive ! » Une autre, en pleine dĂ©fection Continuez Ă  soutenir, avec la vigueur qui convient au soldat français, la lutte que vous avez commencĂ©e. La France l’attend de vous ! » DerniĂšre Ă  Rambouillet Le roi est entrĂ© en arrangement avec le gouvernement Ă©tabli Ă  Paris, et tout porte Ă  croire que cet arrangement est sur le point d’ĂȘtre conclu. » Tout porte Ă  croire » Ă©tait sublime. — Une chose me chiffonne, dit Bouvard, c’est qu’on ne mentionne pas ses affaires de cƓur ? Et ils notĂšrent en marge Chercher les amours du prince ! » Au moment de partir, le bibliothĂ©caire se ravisant, leur fit voir un autre portrait du duc d’AngoulĂȘme. Sur celui-lĂ , il Ă©tait en colonel de cuirassiers, de profil, l’Ɠil encore plus petit, la bouche ouverte, avec des cheveux plats, voltigeant. Comment concilier les deux portraits ? Avait-il les cheveux plats, ou bien crĂ©pus, Ă  moins qu’il ne poussĂąt la coquetterie jusqu’à se faire friser ? Question grave, suivant PĂ©cuchet, car la chevelure donne le tempĂ©rament, le tempĂ©rament l’individu. Bouvard pensait qu’on ne sait rien d’un homme tant qu’on ignore ses passions ; et pour Ă©claircir ces deux points, ils se prĂ©sentĂšrent au chĂąteau de Faverges. Le comte n’y Ă©tait pas, cela retardait leur ouvrage. Ils rentrĂšrent chez eux, vexĂ©s. La porte de la maison Ă©tait grande ouverte, personne dans la cuisine. Ils montĂšrent l’escalier ; et que virent-ils au milieu de la chambre de Bouvard ? Mme Bordin qui regardait de droite et de gauche. — Excusez-moi, dit-elle, en s’efforçant de rire. Depuis une heure je cherche votre cuisiniĂšre, dont j’aurais besoin, pour mes confitures. Ils la trouvĂšrent dans le bĂ»cher, sur une chaise, et dormant profondĂ©ment. On la secoua. Elle ouvrit les yeux. — Qu’est-ce encore ? Vous ĂȘtes toujours Ă  me diguer avec vos questions ! Il Ă©tait clair qu’en leur absence, Mme Bordin lui en faisait. Germaine sortit de sa torpeur et dĂ©clara une indigestion. — Je reste pour vous soigner, dit la veuve. Alors ils aperçurent dans la cour un grand bonnet, dont les barbes s’agitaient. C’était Mme Castillon, la fermiĂšre. Elle cria — Gorju ! Gorju ! Et du grenier, la voix de leur petite bonne rĂ©pondit hautement — Il n’est pas lĂ  ! Elle descendit au bout de cinq minutes, les pommettes rouges, en Ă©moi. Bouvard et PĂ©cuchet lui reprochĂšrent sa lenteur. Elle dĂ©boucla leurs guĂȘtres sans murmurer. Ensuite, ils allĂšrent voir le bahut. Ses morceaux Ă©pars jonchaient le fournil ; les sculptures Ă©taient endommagĂ©es, les battants rompus. À ce spectacle, devant cette dĂ©ception nouvelle, Bouvard retint ses pleurs et PĂ©cuchet en avait un tremblement. Gorju, se montrant presque aussitĂŽt, exposa le fait il venait de mettre le bahut dehors pour le vernir, quand une vache errante l’avait jetĂ© par terre. — À qui la vache ? dit PĂ©cuchet. — Je ne sais pas. — Eh ! vous aviez laissĂ© la porte ouverte comme tout Ă  l’heure ! C’est de votre faute ! Ils y renonçaient, du reste depuis trop longtemps il les lanternait, et ne voulaient plus de sa personne ni de son travail. Ces messieurs avaient tort. Le dommage n’était pas si grand. Avant trois semaines tout serait fini, et Gorju les accompagna jusque dans la cuisine, oĂč Germaine arrivait, en se traĂźnant, pour faire le dĂźner. Ils remarquĂšrent sur la table une bouteille de Calvados, aux trois quarts vidĂ©e. — Sans doute par vous ! dit PĂ©cuchet Ă  Gorju. — Moi ! jamais. Bouvard objecta — Vous Ă©tiez le seul homme dans la maison. — Eh bien, et les femmes ? reprit l’ouvrier, avec un clin d’Ɠil oblique. Germaine le surprit — Dites plutĂŽt que c’est moi ! — Certainement c’est vous ! — Et c’est moi, peut-ĂȘtre qui ai dĂ©moli l’armoire ! Gorju fit une pirouette. — Vous ne voyez donc pas qu’elle est soĂ»le ! Alors ils se chamaillĂšrent violemment, lui pĂąle, gouailleur, elle empourprĂ©e, et arrachant ses touffes de cheveux gris sous son bonnet de coton. Mme Bordin parlait pour Germaine, MĂ©lie pour Gorju. La vieille Ă©clata. — Si ce n’est pas une abomination ! que vous passiez des journĂ©es ensemble dans le bosquet, sans compter la nuit ! espĂšce de Parisien, mangeur de bourgeoises ! qui vient chez nos maĂźtres pour leur faire accroire des farces ! Les prunelles de Bouvard s’écarquillĂšrent. — Quelles farces ! — Je dis qu’on se fiche de vous ! — On ne se fiche pas de moi ! s’écria PĂ©cuchet. Et, indignĂ© de son insolence, exaspĂ©rĂ© par les dĂ©boires, il la chassa ; qu’elle eĂ»t Ă  dĂ©guerpir. Bouvard ne s’opposa point Ă  cette dĂ©cision et ils se retirĂšrent, laissant Germaine pousser des sanglots sur son malheur, tandis que Mme Bordin tĂąchait de la consoler. Le soir, quand ils furent calmes, ils reprirent ces Ă©vĂ©nements, se demandĂšrent qui avait bu le Calvados, comment le meuble s’était brisĂ©, que rĂ©clamait Mme Castillon en appelant Gorju, et s’il avait dĂ©shonorĂ© MĂ©lie ? — Nous ne savons pas, dit Bouvard, ce qui se passe dans notre mĂ©nage, et nous prĂ©tendons dĂ©couvrir quels Ă©taient les cheveux et les amours du duc d’AngoulĂȘme ! PĂ©cuchet ajouta — Combien de questions autrement considĂ©rables, et encore plus difficiles ! D’oĂč ils conclurent que les faits extĂ©rieurs ne sont pas tout. Il faut les complĂ©ter par la psychologie. Sans l’imagination, l’histoire est dĂ©fectueuse. — Faisons venir quelques romans historiques ! V Ils lurent d’abord Walter Scott. Ce fut comme la surprise d’un monde nouveau. Les hommes du passĂ©, qui n’étaient pour eux que des fantĂŽmes ou des noms, devinrent des ĂȘtres vivants, rois, princes, sorciers, valets, garde-chasses, moines, bohĂ©miens, marchands et soldats, qui dĂ©libĂšrent, combattent, voyagent, trafiquent, mangent et boivent, chantent et prient, dans la salle d’armes des chĂąteaux, sur le banc noir des auberges, par les rues tortueuses des villes, sous l’auvent des Ă©choppes, dans le cloĂźtre des monastĂšres. Des paysages artistement composĂ©s entourent les scĂšnes comme un dĂ©cor de théùtre. On suit des yeux un cavalier qui galope le long des grĂšves. On aspire au milieu des genĂȘts la fraĂźcheur du vent, la lune Ă©claire des lacs oĂč glisse un bateau, le soleil fait reluire les cuirasses, la pluie tombe sur les huttes de feuillage. Sans connaĂźtre les modĂšles, ils trouvaient ces peintures ressemblantes, et l’illusion Ă©tait complĂšte. L’hiver s’y passa. Leur dĂ©jeuner fini, ils s’installaient dans la petite salle, aux deux bouts de la cheminĂ©e ; et en face l’un de l’autre, avec un livre Ă  la main, ils lisaient silencieusement. Quand le jour baissait, ils allaient se promener sur la grande route, dĂźnaient en hĂąte et continuaient leur lecture dans la nuit. Pour se garantir de la lampe, Bouvard avait des conserves bleues ; PĂ©cuchet portait la visiĂšre de sa casquette inclinĂ©e sur le front. Germaine n’était pas partie, et Gorju, de temps Ă  autre, venait fouir au jardin, car ils avaient cĂ©dĂ©, par indiffĂ©rence, oubli des choses matĂ©rielles. AprĂšs Walter Scott, Alexandre Dumas les divertit Ă  la maniĂšre d’une lanterne magique. Ses personnages, alertes comme des singes, forts comme des bƓufs, gais comme des pinsons, entrent et partent brusquement, sautent des toits sur le pavĂ©, reçoivent d’affreuses blessures dont ils guĂ©rissent, sont crus morts et reparaissent. Il y a des trappes sous les planchers, des antidotes, des dĂ©guisements et tout se mĂȘle, court et se dĂ©brouille, sans une minute pour la rĂ©flexion. L’amour conserve de la dĂ©cence, le fanatisme est gai, les massacres font sourire. Rendus difficiles par ces deux maĂźtres, ils ne purent tolĂ©rer le fatras de BĂ©lisaire, la niaiserie de Numa Pompilius, de Marchangy, du vicomte d’Arlincourt. La couleur de FrĂ©dĂ©ric SouliĂ© comme celle du bibliophile Jacob leur parut insuffisante, et M. Villemain les scandalisa en montrant, page 85 de son Lascaris, une Espagnole qui fume une pipe, une longue pipe arabe », au milieu du XVe siĂšcle. PĂ©cuchet consultait la Biographie universelle et entreprit de reviser Dumas au point de vue de la science. L’auteur, dans les Deux Diane, se trompe de dates. Le mariage du Dauphin François eut lieu le 15 octobre 1548, et non le 20 mars 1549. Comment sait-il voir le Page du duc de Savoie que Catherine de MĂ©dicis, aprĂšs la mort de son Ă©poux, voulait recommencer la guerre ? Il est peu probable qu’on ait couronnĂ© le duc d’Anjou, la nuit, dans une Ă©glise, Ă©pisode qui agrĂ©mente la Dame de Montsoreau. La Reine Margot, principalement, fourmille d’erreurs. Le duc de Nevers n’était pas absent. Il opina au conseil avant la Saint-BarthĂ©lĂ©my, et Henri de Navarre ne suivit pas la procession quatre jours aprĂšs. Henri III ne revint pas de Pologne aussi vite. D’ailleurs, combien de rengaines ! Le miracle de l’aubĂ©pine, le balcon de Charles IX, les gants empoisonnĂ©s de Jeanne d’Albret ; PĂ©cuchet n’eut plus confiance en Dumas. Il perdit mĂȘme tout respect pour Walter Scott, Ă  cause des bĂ©vues de son Quentin Durward. Le meurtre de l’évĂȘque de LiĂšge est avancĂ© de quinze ans. La femme de Robert de Lamarck Ă©tait Jeanne d’Arschel et non Hameline de Croy. Loin d’ĂȘtre tuĂ© par un soldat, il fut mis Ă  mort par Maximilien, et la figure du TĂ©mĂ©raire, quand on trouva son cadavre, n’exprimait aucune menace, puisque les loups l’avaient Ă  demi dĂ©vorĂ©e. Bouvard n’en continua pas moins Walter Scott, mais finit par s’ennuyer de la rĂ©pĂ©tition des mĂȘmes effets. L’hĂ©roĂŻne, ordinairement, vit Ă  la campagne avec son pĂšre, et l’amoureux, un enfant volĂ©, est rĂ©tabli dans ses droits et triomphe de ses rivaux. Il y a toujours un mendiant philosophe, un chĂątelain bourru, des jeunes filles pures, des valets facĂ©tieux et d’interminables dialogues, une pruderie bĂȘte, manque complet de profondeur. En haine du bric-Ă -brac, Bouvard prit George Sand. Il s’enthousiasma pour les belles adultĂšres et les nobles amants, aurait voulu ĂȘtre Jacques, Simon, BĂ©nĂ©dict, LĂ©lio, et habiter Venise ! Il poussait des soupirs, ne savait pas ce qu’il avait, se trouvait lui-mĂȘme changĂ©. PĂ©cuchet, travaillant la littĂ©rature historique, Ă©tudiait les piĂšces de théùtre. Il avala deux Pharamond, trois Clovis, quatre Charlemagne, plusieurs Philippe Auguste, une foule de Jeanne d’Arc, et bien des marquises de Pompadour, et des conspirations de Cellamare. Presque toutes lui parurent encore plus bĂȘtes que les romans. Car il existe pour le théùtre une histoire convenue, que rien ne peut dĂ©truire. Louis XI ne manquera pas de s’agenouiller devant les figurines de son chapeau ; Henri IV sera constamment jovial ; Marie Stuart pleureuse, Richelieu cruel ; enfin, tous les caractĂšres se montrent d’un seul bloc, par amour des idĂ©es simples et respect de l’ignorance, si bien que le dramaturge, loin d’élever abaisse au lieu d’instruire, abrutit. Comme Bouvard lui avait vantĂ© George Sand, PĂ©cuchet se mit Ă  lire Consuelo, Horace, Mauprat, fut sĂ©duit par la dĂ©fense des opprimĂ©s, le cĂŽtĂ© social et rĂ©publicain, les thĂšses. Suivant Bouvard, elles gĂątaient la fiction et il demanda au cabinet de lecture des romans d’amour. À haute voix et l’un aprĂšs l’autre, ils parcoururent la Nouvelle HĂ©loĂŻse, Delphine, Adolphe, Ourika. Mais les bĂąillements de celui qui Ă©coutait gagnaient son compagnon, dont les mains bientĂŽt laissaient tomber le livre par terre. Ils reprochaient Ă  tous ceux-lĂ  de ne rien dire sur le milieu, l’époque, le costume des personnages. Le cƓur seul est traitĂ© ; toujours du sentiment ! Comme si le monde ne contenait pas autre chose ! Ensuite ils tĂątĂšrent des romans humoristiques, tels que le Voyage autour de ma chambre, par Xavier de Maistre ; Sous les Tilleuls, d’Alphonse Karr. Dans ce genre de livres, on doit interrompre la narration pour parler de son chien, de ses pantoufles ou de sa maĂźtresse. Un tel sans-gĂȘne d’abord les charma, puis leur parut stupide, car l’auteur efface son Ɠuvre en y Ă©talant sa personne. Par besoin de dramatique, ils se plongĂšrent dans les romans d’aventures ; l’intrigue les intĂ©ressait d’autant plus qu’elle Ă©tait enchevĂȘtrĂ©e, extraordinaire et impossible. Ils s’évertuaient Ă  prĂ©voir les dĂ©nouements, devinrent lĂ -dessus trĂšs forts, et se lassĂšrent d’une amusette, indigne d’esprits sĂ©rieux. L’Ɠuvre de Balzac les Ă©merveilla, tout Ă  la fois comme une Babylone et comme des grains de poussiĂšre sous le microscope. Dans les choses les plus banales, des aspects nouveaux surgirent. Ils n’avaient pas soupçonnĂ© la vie moderne aussi profonde. — Quel observateur ! s’écriait Bouvard. — Moi je le trouve chimĂ©rique, finit par dire PĂ©cuchet. Il croit aux sciences occultes, Ă  la monarchie, Ă  la noblesse, est Ă©bloui par les coquins, vous remue les millions comme des centimes, et ses bourgeois ne sont pas des bourgeois, mais des colosses. Pourquoi gonfler ce qui est plat, et dĂ©crire tant de sottises ! Il a fait un roman sur la chimie, un autre sur la Banque, un autre sur les machines Ă  imprimer, comme un certain Ricard avait fait le cocher de fiacre », le porteur d’eau », le marchand de coco ». Nous en aurions sur tous les mĂ©tiers et sur toutes les provinces, puis sur toutes les villes et les Ă©tages de chaque maison et chaque individu, ce qui ne sera plus de la littĂ©rature, mais de la statistique ou de l’ethnographie. Peu importait Ă  Bouvard le procĂ©dĂ©. Il voulait s’instruire, descendre plus avant dans la connaissance des mƓurs. Il relut Paul de Kock, feuilleta de vieux ermites de la ChaussĂ©e d’Antin. — Comment perdre son temps Ă  des inepties pareilles ! disait PĂ©cuchet. — Mais par la suite ce sera fort curieux, comme documents. — Va te promener avec tes documents ! Je demande quelque chose qui m’exalte, qui m’enlĂšve aux misĂšres de ce monde ! Et PĂ©cuchet, portĂ© Ă  l’idĂ©al, tourna Bouvard, insensiblement, vers la tragĂ©die. Le lointain oĂč elle se passe, les intĂ©rĂȘts qu’on y dĂ©bat et la condition de ses personnages leur imposaient comme un sentiment de grandeur. Un jour, Bouvard prit Athalie, et dĂ©bita le songe tellement bien que PĂ©cuchet voulut Ă  son tour l’essayer. DĂšs la premiĂšre phrase, sa voix se perdit dans une espĂšce de bourdonnement. Elle Ă©tait monotone et, bien que forte, indistincte. Bouvard, plein d’expĂ©rience, lui conseilla, pour l’assouplir, de la dĂ©ployer depuis le ton le plus bas jusqu’au plus haut, et de la replier, Ă©mettant deux gammes, l’une montante, l’autre descendante ; et lui-mĂȘme se livrait Ă  cet exercice, le matin, dans son lit, couchĂ© sur le dos, selon le prĂ©cepte des Grecs. PĂ©cuchet, pendant ce temps-lĂ , travaillait de la mĂȘme façon ; leur porte Ă©tait close et ils braillaient sĂ©parĂ©ment. Ce qui leur plaisait de la tragĂ©die, c’était l’emphase, les discours sur la politique, les maximes de perversitĂ©. Ils apprirent par cƓur les dialogues les plus fameux de Racine et de Voltaire, et ils les dĂ©clamaient dans le corridor. Bouvard, comme au Théùtre-Français, marchait la main sur l’épaule de PĂ©cuchet en s’arrĂȘtant par intervalles, et, roulant ses yeux, ouvrait les bras, accusait les destins. Il avait de beaux cris de douleur dans le PhiloctĂšte de La Harpe, un joli hoquet dans Gabrielle de Vergy, et quand il faisait Denys, tyran de Syracuse, une maniĂšre de considĂ©rer son fils en l’appelant Monstre, digne de moi ! » qui Ă©tait vraiment terrible. PĂ©cuchet en oubliait son rĂŽle. Les moyens lui manquaient, non la bonne volontĂ©. Une fois, dans la ClĂ©opĂątre de Marmontel, il imagina de reproduire le sifflement de l’aspic, tel qu’avait dĂ» le faire l’automate inventĂ© exprĂšs par Vaucanson. Cet effet manquĂ© les fit rire jusqu’au soir. La tragĂ©die tomba dans leur estime. Bouvard en fut las le premier et, y mettant de la franchise, dĂ©montra combien elle est artificielle et podagre, la niaiserie de ses moyens, l’absurditĂ© des confidents. Ils abordĂšrent la comĂ©die, qui est l’école des nuances. Il faut disloquer la phrase, souligner les mots, peser les syllabes. PĂ©cuchet n’en put venir Ă  bout et Ă©choua complĂštement dans CĂ©limĂšne. Du reste, il trouvait les amoureux bien froids, les raisonneurs assommants, les valets intolĂ©rables, Clitandre et Sganarelle aussi faux qu’Égisthe et qu’Agamemnon. Restait la comĂ©die sĂ©rieuse, ou tragĂ©die bourgeoise, celle oĂč l’on voit des pĂšres de famille dĂ©solĂ©s, des domestiques sauvant leurs maĂźtres, des richards offrant leur fortune, des couturiĂšres innocentes et d’infĂąmes suborneurs, genre qui se prolonge de Diderot jusqu’à PixĂ©rĂ©court. Toutes ces piĂšces prĂȘchant la vertu les choquĂšrent comme triviales. Le drame de 1830 les enchanta par son mouvement, sa couleur, sa jeunesse. Ils ne faisaient guĂšre de diffĂ©rence entre Victor Hugo, Dumas ou Bouchardy, et la diction ne devait plus ĂȘtre pompeuse ou fine, mais lyrique, dĂ©sordonnĂ©e. Un jour que Bouvard tĂąchait de faire comprendre Ă  PĂ©cuchet le jeu de FrĂ©dĂ©rick LemaĂźtre, Mme Bordin se montra tout Ă  coup avec son chĂąle vert et un volume de Pigault-Lebrun qu’elle rapportait, ces messieurs ayant l’obligeance de lui prĂȘter des romans quelquefois. — Mais continuez ! Car elle Ă©tait lĂ  depuis une minute, et avait plaisir Ă  les entendre. Ils s’excusĂšrent. Elle insistait. — Mon Dieu ! dit Bouvard, rien ne nous empĂȘche !
 PĂ©cuchet allĂ©gua, par fausse honte, qu’ils ne pouvaient jouer Ă  l’improviste, sans costume. — Effectivement ! nous aurions besoin de nous dĂ©guiser ! Et Bouvard chercha un objet quelconque, ne trouva que le bonnet grec et le prit. Comme le corridor manquait de largeur, ils descendirent dans le salon. Des araignĂ©es couraient le long des murs et les spĂ©cimens gĂ©ologiques encombrant le sol avaient blanchi de leur poussiĂšre le velours des fauteuils. On Ă©tala sur le moins malpropre un torchon pour que Mme Bordin pĂ»t s’asseoir. Il fallait lui servir quelque chose de bien. Bouvard Ă©tait partisan de la Tour de Nesle. Mais PĂ©cuchet avait peur des rĂŽles qui demandent trop d’action. — Elle aimera mieux du classique ! PhĂšdre, par exemple ? — Soit. Bouvard conta le sujet. — C’est une reine, dont le mari a, d’une autre femme, un fils. Elle est devenue folle du jeune homme, y sommes-nous ? En route ! Oui, prince, je languis, je brĂ»le pour ThĂ©sĂ©e, Je l’aime ! Et parlant au profil de PĂ©cuchet, il admirait son port, son visage, cette tĂȘte charmante », se dĂ©solait de ne l’avoir pas rencontrĂ© sur la flotte des Grecs, aurait voulu se perdre avec lui dans le labyrinthe. La mĂšche du bonnet rouge s’inclinait amoureusement, et sa voix tremblante, et sa figure bonne conjuraient le cruel de prendre en pitiĂ© sa flamme. PĂ©cuchet, en se dĂ©tournant, haletait pour marquer de l’émotion. Mme Bordin, immobile, Ă©carquillait les yeux, comme devant les faiseurs de tours ; MĂ©lie Ă©coutait derriĂšre la porte. Gorju, en manches de chemises, les regardait par la fenĂȘtre. Bouvard entama la seconde tirade. Son jeu exprimait le dĂ©lire des sens, le remords, le dĂ©sespoir, et il se prĂ©cipita sur le glaive idĂ©al de PĂ©cuchet avec tant de violence que, trĂ©buchant dans les cailloux, il faillit tomber par terre. — Ne faites pas attention ! Puis, ThĂ©sĂ©e arrive, et elle s’empoisonne ! — Pauvre femme ! dit Mme Bordin. Ensuite ils la priĂšrent de leur dĂ©signer un morceau. Le choix l’embarrassait. Elle n’avait vu que trois piĂšces Robert le Diable dans la capitale, le Jeune Mari Ă  Rouen, et une autre Ă  Falaise qui Ă©tait bien amusante et qu’on appelait la Brouette du Vinaigrier. Enfin Bouvard lui proposa la grande scĂšne de Tartufe, au troisiĂšme acte. PĂ©cuchet crut une explication nĂ©cessaire — Il faut savoir que Tartufe
 Mme Bordin l’interrompit — On sait ce que c’est qu’un Tartufe ! Bouvard eĂ»t dĂ©sirĂ©, pour un certain passage, une robe. — Je ne vois que la robe de moine, dit PĂ©cuchet. — N’importe ! mets-la ! Il reparut avec elle et un MoliĂšre. Le commencement fut mĂ©diocre. Mais Tartufe venant Ă  caresser les genoux d’Elmire, PĂ©cuchet prit un ton de gendarme. — Que fait lĂ  votre main ? Bouvard, bien vite, rĂ©pliqua d’une voix sucrĂ©e — Je tĂąte votre habit, l’étoffe en est moelleuse. Et il dardait ses prunelles, tendait la bouche, reniflait, avait un air extrĂȘmement lubrique, finit mĂȘme par s’adresser Ă  Mme Bordin. Les regards de cet homme la gĂȘnaient, et quand il s’arrĂȘta, humble et palpitant, elle cherchait presque une rĂ©ponse. PĂ©cuchet eut recours au livre — La dĂ©claration est tout Ă  fait galante. — Ah ! oui, s’écria-t-elle, c’est un fier enjĂŽleur. — N’est-ce pas ? reprit fiĂšrement Bouvard. Mais en voilĂ  une autre, d’un chic plus moderne. Et, ayant dĂ©fait sa redingote, il s’accroupit sur un moellon, et dĂ©clama, la tĂȘte renversĂ©e Des flammes de tes yeux inonde ma paupiĂšre. Chante-moi quelque chant, comme parfois, le soir, Tu m’en chantais, avec des pleurs dans ton Ɠil noir. Ça me ressemble », pensa-t-elle. Soyons heureux ! buvons ! car la coupe est remplie, Car cette heure est Ă  nous et le reste est folie ! — Comme vous ĂȘtes drĂŽle ! Et elle riait d’un petit rire, qui lui remontait la gorge et dĂ©couvrait ses dents. D’aimer, N’est-ce pas qu’il est doux D’aimer, et de savoir qu’on vous aime Ă  genoux ? Il s’agenouilla. — Finissez donc ! Oh ! laisse-moi dormir et rĂȘver sur ton sein, Doña Sol, ma beautĂ©, mon amour ! — Ici on entend les cloches, un montagnard les dĂ©range. — Heureusement ! car sans cela
 ! Et Mme Bordin sourit, au lieu de terminer sa phrase. Le jour baissait. Elle se leva. Il avait plu tout Ă  l’heure, et le chemin par la hĂȘtrĂ©e n’étant pas facile, mieux valait s’en retourner par les champs. Bouvard l’accompagna dans le jardin, pour lui ouvrir la porte. D’abord ils marchĂšrent le long des quenouilles, sans parler. Il Ă©tait encore Ă©mu de sa dĂ©clamation, et elle Ă©prouvait au fond de l’ñme comme une surprise, un charme qui venait de la littĂ©rature. L’art, en de certaines occasions, Ă©branle les esprits mĂ©diocres, et des mondes peuvent ĂȘtre rĂ©vĂ©lĂ©s par ses interprĂštes les plus lourds. Le soleil avait reparu, faisait luire les feuilles, jetait des taches lumineuses dans les fourrĂ©s, çà et lĂ . Trois moineaux avec de petits cris sautillaient sur le tronc d’un vieux tilleul abattu. Une Ă©pine en fleurs Ă©talait sa gerbe rose, des lilas alourdis se penchaient. — Ah ! cela fait bien ! dit Bouvard, en humant l’air Ă  pleins poumons. — Aussi, vous vous donnez un mal ! — Ce n’est pas que j’aie du talent, mais pour du feu, j’en possĂšde. — On voit
, reprit-elle et mettant un espace entre les mots, que vous avez
 aimé  autrefois. — Autrefois, seulement vous croyez ! Elle s’arrĂȘta. — Je n’en sais rien ! Que veut-elle dire ? » Et Bouvard sentait battre son cƓur. Une flaque au milieu du sable, obligeant Ă  un dĂ©tour, les fit monter sous la charmille. Alors ils causĂšrent de la reprĂ©sentation. Comment s’appelle votre dernier morceau ? — C’est tirĂ© de Hernani, un drame. — Ah ! Puis lentement, et se parlant Ă  elle-mĂȘme — Ce doit ĂȘtre bien agrĂ©able, un monsieur qui vous dit des choses pareilles, pour tout de bon. — Je suis Ă  vos ordres, rĂ©pondit Bouvard. — Vous ? — Oui ! moi ! — Quelle plaisanterie ! — Pas le moins du monde ! Et ayant jetĂ© un regard autour d’eux, il la prit Ă  la ceinture, par derriĂšre, et la baisa sur la nuque, fortement. Elle devint trĂšs pĂąle comme si elle allait s’évanouir, et s’appuya d’une main contre un arbre ; puis, ouvrit les paupiĂšres, et secoua la tĂȘte. — C’est passĂ©. Il la regardait, avec Ă©bahissement. La grille ouverte, elle monta sur le seuil de la petite porte. Une rigole coulait de l’autre cĂŽtĂ©. Elle ramassa tous les plis de sa jupe, et se tenait au bord, indĂ©cise — Voulez-vous mon aide ? — Inutile. — Pourquoi pas ? — Ah ! vous ĂȘtes trop dangereux ! Et, dans le saut qu’elle fit, son bas blanc parut. Bouvard se blĂąma d’avoir ratĂ© l’occasion. Bah ! elle se retrouverait, et puis les femmes ne sont pas toutes les mĂȘmes. Il faut brusquer les unes, l’audace vous perd avec les autres. En somme, il Ă©tait content de lui, et s’il ne confia pas son espoir Ă  PĂ©cuchet, ce fut dans la peur des observations, et nullement par dĂ©licatesse. À partir de ce jour-lĂ , ils dĂ©clamĂšrent devant MĂ©lie et Gorju, tout en regrettant de n’avoir pas un théùtre de sociĂ©tĂ©. La petite bonne s’amusait sans y rien comprendre, Ă©bahie du langage, fascinĂ©e par le ronron des vers. Gorju applaudissait les tirades philosophiques des tragĂ©dies et tout ce qui Ă©tait pour le peuple dans les mĂ©lodrames ; si bien que, charmĂ©s de son goĂ»t, ils pensĂšrent Ă  lui donner des leçons, pour en faire plus tard un acteur. Cette perspective Ă©blouissait l’ouvrier. Le bruit de leurs travaux s’était rĂ©pandu. Vaucorbeil leur en parla d’une façon narquoise. GĂ©nĂ©ralement on les mĂ©prisait. Ils s’en estimaient davantage. Ils se sacrĂšrent artistes. PĂ©cuchet porta des moustaches, et Bouvard ne trouva rien de mieux, avec sa mine ronde et sa calvitie, que de se faire une tĂȘte Ă  la BĂ©ranger ! » Enfin, ils rĂ©solurent de composer une piĂšce. Le difficile c’était le sujet. Ils le cherchaient en dĂ©jeunant, et buvaient du cafĂ©, liqueur indispensable au cerveau, puis deux ou trois petits verres. Ils allaient dormir sur leur lit ; aprĂšs quoi, ils descendaient dans le verger, s’y promenaient, enfin sortaient pour trouver dehors l’inspiration, cheminaient cĂŽte Ă  cĂŽte, et rentraient extĂ©nuĂ©s. Ou bien, ils s’enfermaient Ă  double tour. Bouvard nettoyait la table, mettait du papier devant lui, trempait sa plume et restait les yeux au plafond, pendant que PĂ©cuchet, dans le fauteuil, mĂ©ditait, les jambes droites et la tĂȘte basse. Parfois ils sentaient un frisson et comme le vent d’une idĂ©e ; au moment de la saisir, elle avait disparu. Mais il existe des mĂ©thodes pour dĂ©couvrir des sujets. On prend un titre au hasard, et un fait en dĂ©coule ; on dĂ©veloppe un proverbe, on combine des aventures en une seule. Pas un de ces moyens n’aboutit. Ils feuilletĂšrent vainement des recueils d’anecdotes, plusieurs volumes des causes cĂ©lĂšbres, un tas d’histoires. Et ils rĂȘvaient d’ĂȘtre jouĂ©s Ă  l’OdĂ©on, pensaient aux spectacles, regrettaient Paris. — J’étais fait pour ĂȘtre auteur, et ne pas m’enterrer Ă  la campagne ! disait Bouvard. — Moi de mĂȘme, rĂ©pondait PĂ©cuchet. Une illumination lui vint s’ils avaient tant de mal, c’est qu’ils ne savaient pas les rĂšgles. Ils les Ă©tudiĂšrent, dans la Pratique du Théùtre par d’Aubignac, et dans quelques ouvrages moins dĂ©modĂ©s. On y dĂ©bat des questions importantes Si la comĂ©die peut s’écrire en vers ; si la tragĂ©die n’excĂšde point les bornes, en tirant sa fable de l’histoire moderne ; si les hĂ©ros doivent ĂȘtre vertueux ; quel genre de scĂ©lĂ©rats elle comporte ; jusqu’à quel point les horreurs y sont permises ; que les dĂ©tails concourent Ă  un seul but, que l’intĂ©rĂȘt grandisse, que la fin rĂ©ponde au commencement, sans doute ! Inventez des ressorts qui puissent m’attacher, dit Boileau. Par quel moyen inventer des ressorts ? Que dans tous vos discours la passion Ă©mue Aille chercher le cƓur, l’échauffe et le remue. Comment Ă©chauffer le cƓur ? Donc les rĂšgles ne suffisent pas ; il faut, de plus, le gĂ©nie. Et le gĂ©nie ne suffit pas. Corneille, suivant l’AcadĂ©mie française, n’entend rien au théùtre. Geoffroy dĂ©nigra Voltaire. Racine fut bafouĂ© par Subligny. La Harpe rugissait au nom de Shakespeare. La vieille critique les dĂ©goĂ»tant, ils voulurent connaĂźtre la nouvelle, et firent venir les comptes rendus de piĂšces dans les journaux. Quel aplomb ! Quel entĂȘtement ! Quelle improbitĂ© ! Des outrages Ă  des chefs-d’Ɠuvre, des rĂ©vĂ©rences faites Ă  des platitudes ; et les Ăąneries de ceux qui passent pour savants, et la bĂȘtise des autres que l’on proclame spirituels ! C’est peut-ĂȘtre au public qu’il faut s’en rapporter ? Mais des Ɠuvres applaudies parfois leur dĂ©plaisaient, et, dans les sifflĂ©es, quelque chose leur agrĂ©ait. Ainsi, l’opinion des gens de goĂ»t est trompeuse et le jugement de la foule inconcevable. Bouvard posa le dilemme Ă  Barberou ; PĂ©cuchet, de son cĂŽtĂ©, Ă©crivit Ă  Dumouchel. L’ancien commis voyageur s’étonna du ramollissement causĂ© par la province, son vieux Bouvard tournait Ă  la bedolle, bref n’y Ă©tait plus du tout ». Le théùtre est un objet de consommation comme un autre. Cela entre dans l’article Paris. On va au spectacle pour se divertir. Ce qui est bien, c’est ce qui amuse. — Mais, imbĂ©cile, s’écria PĂ©cuchet, ce qui t’amuse n’est pas ce qui m’amuse, et les autres et toi-mĂȘme s’en fatigueront plus tard. Si les piĂšces sont absolument Ă©crites pour ĂȘtre jouĂ©es, comment se fait-il que les meilleures soient toujours lues ? Et il attendit la rĂ©ponse de Dumouchel. Suivant le professeur, le sort immĂ©diat d’une piĂšce ne prouvait rien. Le Misanthrope et Athalie tombĂšrent. ZaĂŻre n’est plus comprise. Qui parle aujourd’hui de Ducange et de Picard ? Et il rappelait tous les grands succĂšs contemporains, depuis Fanchon la Vielleuse jusqu’à Gaspardo le PĂȘcheur, dĂ©plorait la dĂ©cadence de notre scĂšne. Elle a pour cause le mĂ©pris de la littĂ©rature, ou plutĂŽt du style. Alors ils se demandĂšrent en quoi consiste prĂ©cisĂ©ment le style ? et, grĂące Ă  des auteurs indiquĂ©s par Dumouchel, ils apprirent le secret de tous ses genres. Comment on obtient le majestueux, le tempĂ©rĂ©, le naĂŻf, les tournures qui sont nobles, les mots qui sont bas. Chiens se relĂšve par dĂ©vorants. Vomir ne s’emploie qu’au figurĂ©. FiĂšvre s’applique aux passions. Vaillance est beau en vers. — Si nous faisions des vers ? dit PĂ©cuchet. — Plus tard ! Occupons-nous de la prose d’abord. On recommande formellement de choisir un classique pour se mouler sur lui, mais tous ont leurs dangers, et non seulement ils ont pĂ©chĂ© par le style, mais encore par la langue. Une telle assertion dĂ©concerta Bouvard et PĂ©cuchet et ils se mirent Ă  Ă©tudier la grammaire. Avons-nous dans notre idiome des articles dĂ©finis et indĂ©finis comme en latin ? Les uns pensent que oui, les autres que non. Ils n’osĂšrent se dĂ©cider. Le sujet s’accorde toujours avec le verbe, sauf les occasions oĂč le sujet ne s’accorde pas. Nulle distinction, autrefois, entre l’adjectif verbal et le participe prĂ©sent ; mais l’AcadĂ©mie en pose une peu commode Ă  saisir. Ils furent bien aises d’apprendre que leur, pronom, s’emploie pour les personnes, mais aussi pour les choses, tandis que oĂč et en s’emploient pour les choses et quelquefois pour les personnes. Doit-on dire Cette femme a l’air bon » ou l’air bonne » ? une bĂ»che de bois sec » ou de bois sĂšche » ? ne pas laisser de » ou que de » ? une troupe de voleurs survint », ou survinrent » ? Autres difficultĂ©s Autour et Ă  l’entour » dont Racine et Boileau ne voyaient pas la diffĂ©rence ; imposer » ou en imposer » synonymes chez Massillon et chez Voltaire ; croasser » et coasser », confondus par Lafontaine, qui pourtant savait reconnaĂźtre un corbeau d’une grenouille. Les grammairiens, il est vrai, sont en dĂ©saccord. Ceux-ci voient une beautĂ© oĂč ceux-lĂ  dĂ©couvrent une faute. Ils admettent des principes dont ils repoussent les consĂ©quences, proclament les consĂ©quences dont ils refusent les principes, s’appuient sur la tradition, rejettent les maĂźtres, et ont des raffinements bizarres. MĂ©nage, au lieu de lentilles et cassonade, prĂ©conise nentilles et castonade. Bouhours, jĂ©rarchie et non pas hiĂ©rarchie, et M. Chapsal les Ɠils de la soupe. PĂ©cuchet surtout fut Ă©bahi par JĂ©nin. Comment ? des z’hannetons vaudrait mieux que des hannetons ? des z’aricots que des haricots ? et, sous Louis XIV, on prononçait Roume et Monsieur de Lioune pour Rome et Monsieur de Lionne ! LittrĂ© leur porta le coup de grĂące en affirmant que jamais il n’y eut d’orthographe positive, et qu’il ne saurait y en avoir. Ils en conclurent que la syntaxe est une fantaisie et la grammaire une illusion. En ce temps-lĂ  d’ailleurs, une rhĂ©torique nouvelle annonçait qu’il faut Ă©crire comme on parle et que tout sera bien, pourvu qu’on ait senti, observĂ©. Comme ils avaient senti et croyaient avoir observĂ©, ils se jugĂšrent capables d’écrire une piĂšce est gĂȘnante par l’étroitesse du cadre, mais le roman a plus de libertĂ©s. Pour en faire un, ils cherchĂšrent dans leurs souvenirs. PĂ©cuchet se rappela un de ses chefs de bureau, un trĂšs vilain monsieur, et il ambitionnait de s’en venger par un livre. Bouvard avait connu, Ă  l’estaminet, un vieux maĂźtre d’écriture ivrogne et misĂ©rable. Rien ne serait drĂŽle comme ce personnage. Au bout de la semaine, ils imaginĂšrent de fondre ces deux sujets en un seul, en demeurĂšrent lĂ , passĂšrent aux suivants Une femme qui cause le malheur d’une famille ; une femme, son mari et son amant ; une femme qui serait vertueuse par dĂ©faut de conformation ; un ambitieux, un mauvais prĂȘtre. Ils tĂąchaient de relier Ă  ces conceptions incertaines des choses fournies par leur mĂ©moire, retranchaient, ajoutaient. PĂ©cuchet Ă©tait pour le sentiment et l’idĂ©e, Bouvard pour l’image et la couleur ; et ils commençaient Ă  ne plus s’entendre, chacun s’étonnant que l’autre fĂ»t si bornĂ©. La science qu’on nomme esthĂ©tique trancherait peut-ĂȘtre leurs diffĂ©rends. Un ami de Dumouchel, professeur de philosophie, leur envoya une liste d’ouvrages sur la matiĂšre. Ils travaillaient Ă  part, et se communiquaient leurs rĂ©flexions. D’abord qu’est-ce que le beau ? Pour Schelling, c’est l’infini s’exprimant par le fini ; pour Reid, une qualitĂ© occulte ; pour Jouffroy, un trait indĂ©composable ; pour De Maistre, ce qui plaĂźt Ă  la vertu ; pour le P. AndrĂ©, ce qui convient Ă  la raison. Et il existe plusieurs sortes de Beau un beau dans les sciences, la gĂ©omĂ©trie est belle ; un beau dans les mƓurs, on ne peut nier que la mort de Socrate ne soit belle. Un beau dans le rĂšgne animal la beautĂ© du chien consiste dans son odorat. Un cochon ne saurait ĂȘtre beau, vu ses habitudes immondes ; un serpent non plus, car il Ă©veille en nous des idĂ©es de bassesse. Les fleurs, les papillons, les oiseaux peuvent ĂȘtre beaux. Enfin la condition premiĂšre du Beau, c’est l’unitĂ© dans la variĂ©tĂ©, voilĂ  le principe. — Cependant, dit Bouvard, deux yeux louches sont plus variĂ©s que deux yeux droits et produisent moins bon effet, ordinairement. Ils abordĂšrent la question du sublime. Certains objets sont d’eux-mĂȘmes sublimes, le fracas d’un torrent, des tĂ©nĂšbres profondes, un arbre battu par la tempĂȘte. Un caractĂšre est beau quand il triomphe, et sublime quand il lutte. — Je comprends, dit Bouvard, le Beau est le Beau, et le Sublime le trĂšs Beau. Comment les distinguer ? — Au moyen du tact, rĂ©pondit PĂ©cuchet. — Et le tact, d’oĂč vient-il ? — Du goĂ»t ! — Qu’est-ce que le goĂ»t ? On le dĂ©finit un discernement spĂ©cial, un jugement rapide, l’avantage de distinguer certains rapports. — Enfin le goĂ»t c’est le goĂ»t, et tout cela ne dit pas la maniĂšre d’en avoir. Il faut observer les biensĂ©ances, mais les biensĂ©ances varient ; et si parfaite que soit une Ɠuvre, elle ne sera pas toujours irrĂ©prochable. Il y a pourtant un Beau indestructible, et dont nous ignorons les lois, car sa genĂšse est mystĂ©rieuse. Puisqu’une idĂ©e ne peut se traduire par toutes les formes, nous devons reconnaĂźtre des limites entre les arts, et, dans chacun des arts, plusieurs genres ; mais des combinaisons surgissent oĂč le style de l’un entrera dans l’autre, sous peine de dĂ©vier du but, de ne pas ĂȘtre vrai. L’application trop exacte du Vrai nuit Ă  la BeautĂ©, et la prĂ©occupation de la BeautĂ© empĂȘche le Vrai ; cependant sans idĂ©al pas de Vrai ; c’est pourquoi les types sont d’une rĂ©alitĂ© plus continue que les portraits. L’art d’ailleurs ne traite que la vraisemblance, mais la vraisemblance dĂ©pend de qui l’observe, est une chose relative, passagĂšre. Ils se perdaient ainsi dans les raisonnements. Bouvard, de moins en moins, croyait Ă  l’esthĂ©tique. — Si elle n’est pas une blague, sa rigueur se dĂ©montrera par des exemples. Or Ă©coute ! Et il lut une note qui lui avait demandĂ© bien des recherches. Bouhours accuse Tacite de n’avoir pas la simplicitĂ© que rĂ©clame l’Histoire. M. Droz, un professeur, blĂąme Shakespeare pour son mĂ©lange du sĂ©rieux et du bouffon. Nisard, autre professeur, trouve qu’AndrĂ© ChĂ©nier est comme poĂšte, au-dessous du XVIIe siĂšcle. Blair, Anglais, dĂ©plore dans Virgile le tableau des Harpies. Marmontel gĂ©mit sur les licences d’HomĂšre. Lamotte n’admet point l’immortalitĂ© de ses hĂ©ros. Vida s’indigne de ses comparaisons. Enfin, tous les faiseurs de rhĂ©toriques, de poĂ©tiques et d’esthĂ©tiques me paraissent des imbĂ©ciles ! » — Tu exagĂšres ! dit PĂ©cuchet. Des doutes l’agitaient, car si les esprits mĂ©diocres comme observe Longin sont incapables de fautes, les fautes appartiennent aux maĂźtres, et on devra les admirer ? C’est trop fort ! Cependant les maĂźtres sont les maĂźtres ! Il aurait voulu faire s’accorder les doctrines avec les Ɠuvres, les critiques et les poĂštes, saisir l’essence du Beau ; et ces questions le travaillĂšrent tellement que sa bile en fut remuĂ©e. Il y gagna une jaunisse. Elle Ă©tait Ă  son plus haut pĂ©riode, quand Marianne, la cuisiniĂšre de Mme Bordin, vint demander Ă  Bouvard un rendez-vous pour sa maĂźtresse. La veuve n’avait pas reparu depuis la sĂ©ance dramatique. Était-ce une avance ? Mais pourquoi l’intermĂ©diaire de Marianne ? Et pendant toute la nuit, l’imagination de Bouvard s’égara. Le lendemain, vers deux heures, il se promenait dans le corridor et regardait de temps Ă  autre par la fenĂȘtre ; un coup de sonnette retentit. C’était le notaire. Il traversa la cour, monta l’escalier, se mit dans le fauteuil, et les premiĂšres politesses Ă©changĂ©es, dit que, las d’attendre Mme Bordin, il avait pris les devants. Elle dĂ©sirait lui acheter les Écalles. Bouvard sentit comme un refroidissement et passa dans la chambre de PĂ©cuchet. PĂ©cuchet ne sut que rĂ©pondre. Il Ă©tait soucieux, M. Vaucorbeil devant venir tout Ă  l’heure. Enfin elle arriva. Son retard s’expliquait par l’importance de sa toilette un cachemire, un chapeau, des gants glacĂ©s, la tenue qui sied aux occasions sĂ©rieuses. AprĂšs beaucoup d’ambages, elle demanda si mille Ă©cus ne seraient pas suffisants. — Un acre ! Mille Ă©cus ? jamais ! Elle cligna ses paupiĂšres — Ah ! pour moi ! Et tous les trois restaient silencieux. M. de Faverges entra. Il tenait sous le bras, comme un avouĂ©, une serviette de maroquin, et en la posant sur la table — Ce sont des brochures ! Elles ont trait Ă  la RĂ©forme, question brĂ»lante ; mais voici une chose qui vous appartient sans doute ! Et il tendit Ă  Bouvard le second volume des MĂ©moires du Diable. MĂ©lie, tout Ă  l’heure, le lisait dans la cuisine ; et comme on doit surveiller les mƓurs de ces gens-lĂ , il avait cru bien faire en confisquant le livre. Bouvard l’avait prĂȘtĂ© Ă  sa servante. On causa des romans. Mme Bordin les aimait quand ils n’étaient pas lugubres. — Les Ă©crivains, dit M. de Faverges, nous peignent la vie sous des couleurs flatteuses ! — Il faut peindre ! objecta Bouvard. — Alors, on n’a plus qu’à suivre l’exemple ! 
 — Il ne s’agit pas d’exemple ! — Au moins, conviendrez-vous qu’ils peuvent tomber entre les mains d’une jeune fille. Moi, j’en ai une. — Charmante ! dit le notaire, en prenant la figure qu’il avait les jours de contrat de mariage. — Eh bien ! Ă  cause d’elle, ou plutĂŽt des personnes qui l’entourent, je les prohibe dans ma maison, car le Peuple, cher monsieur ! 
 — Qu’a-t-il fait, le Peuple ? dit Vaucorbeil, paraissant tout Ă  coup sur le seuil. PĂ©cuchet, qui avait reconnu sa voix, vint se mĂȘler Ă  la compagnie. — Je soutiens, reprit le comte, qu’il faut Ă©carter de lui certaines lectures. Vaucorbeil rĂ©pliqua — Vous n’ĂȘtes donc pas pour l’instruction ? — Si fait ! Permettez ! — Quand tous les jours, dit Marescot, on attaque le gouvernement ! — OĂč est le mal ? Et le gentilhomme et le mĂ©decin se mirent Ă  dĂ©nigrer Louis-Philippe, rappelant l’affaire Pritchard, les lois de septembre contre la libertĂ© de la presse. — Et celle du théùtre ! ajouta PĂ©cuchet. Marescot n’y tenait plus. — Il va trop loin, votre théùtre ! — Pour cela, je vous l’accorde ! dit le comte, des piĂšces qui exaltent le suicide ! — Le suicide est beau ! tĂ©moin Caton, objecta PĂ©cuchet. Sans rĂ©pondre Ă  l’argument, M. de Faverges stigmatisa ces Ɠuvres oĂč l’on bafoue les choses les plus saintes, la famille, la propriĂ©tĂ©, le mariage ! — Eh bien, et MoliĂšre ? dit Bouvard. Marescot, homme de goĂ»t, riposta que MoliĂšre ne passerait plus, et d’ailleurs Ă©tait un peu surfait. — Enfin, dit le comte, Victor Hugo a Ă©tĂ© sans pitiĂ©, oui sans pitiĂ©, pour Marie-Antoinette, en traĂźnant sur la claie le type de la reine dans le personnage de Marie Tudor ! — Comment ! s’écria Bouvard, moi, auteur, je n’ai pas le droit 
 — Non, monsieur, vous n’avez pas le droit de nous montrer le crime sans mettre Ă  cĂŽtĂ© un correctif, sans nous offrir une leçon. Vaucorbeil trouvait aussi que l’art devait avoir un but viser Ă  l’amĂ©lioration des masses ! — Chantez-nous la science, nos dĂ©couvertes, le patriotisme. Et il admirait Casimir Delavigne. Mme Bordin vanta le marquis de Foudras. Le notaire reprit — Mais la langue, y pensez-vous ? — La langue ? comment ? — On vous parle du style ! cria PĂ©cuchet. Trouvez-vous ses ouvrages bien Ă©crits ? — Sans doute, fort intĂ©ressants ! Il leva les Ă©paules, et elle rougit sous l’impertinence. Plusieurs fois, Mme Bordin avait tĂąchĂ© de revenir Ă  son affaire. Il Ă©tait trop tard pour la conclure. Elle sortit au bras de Marescot. Le comte distribua ses pamphlets, en recommandant de les propager. Vaucorbeil allait partir, quand PĂ©cuchet l’arrĂȘta. — Vous m’oubliez, docteur. Sa mine jaune Ă©tait lamentable, avec ses moustaches et ses cheveux noirs qui pendaient sous un foulard mal attachĂ©. — Purgez-vous, dit le mĂ©decin. Et lui donnant deux petites claques comme Ă  un enfant — Trop de nerfs, trop artiste ! Cette familiaritĂ© lui fit plaisir. Elle le rassurait, et dĂšs qu’ils furent seuls — Tu crois que ce n’est pas sĂ©rieux ? — Non ! bien sĂ»r ! Ils rĂ©sumĂšrent ce qu’ils venaient d’entendre. La moralitĂ© de l’art se renferme, pour chacun, dans le cĂŽtĂ© qui flatte ses intĂ©rĂȘts. On n’aime pas la littĂ©rature. Ensuite ils feuilletĂšrent les imprimĂ©s du comte. Tous rĂ©clamaient le suffrage universel. — Il me semble, dit PĂ©cuchet, que nous aurons bientĂŽt du grabuge ? Car il voyait tout en noir, peut-ĂȘtre Ă  cause de sa jaunisse. VI Dans la matinĂ©e du 25 fĂ©vrier 1848, on apprit Ă  Chavignolles, par un individu venant de Falaise, que Paris Ă©tait couvert de barricades, et, le lendemain, la proclamation de la RĂ©publique fut affichĂ©e sur la mairie. Ce grand Ă©vĂ©nement stupĂ©fia les bourgeois. Mais quand on sut que la Cour de cassation, la Cour d’appel, la Cour des comptes, le Tribunal de commerce, la Chambre des notaires, l’Ordre des avocats, le Conseil d’État, l’UniversitĂ©, les gĂ©nĂ©raux et M. de la Rochejacquelein lui-mĂȘme donnaient leur adhĂ©sion au gouvernement provisoire, les poitrines se desserrĂšrent ; et, comme Ă  Paris on plantait des arbres de la libertĂ©, le conseil municipal dĂ©cida qu’il en fallait Ă  Chavignolles. Bouvard en offrit un, rĂ©joui dans son patriotisme par le triomphe du peuple ; quant Ă  PĂ©cuchet, la chute de la royautĂ© confirmait trop ses prĂ©visions pour qu’il ne fĂ»t pas content. Gorju, leur obĂ©issant avec zĂšle, dĂ©planta un des peupliers qui bordaient la prairie au-dessus de la Butte, et le transporta jusqu’au Pas de la Vaque », Ă  l’entrĂ©e du bourg, endroit dĂ©signĂ©. Avant l’heure de la cĂ©rĂ©monie, tous les trois attendaient le cortĂšge. Un tambour retentit, une croix d’argent se montra ; ensuite, parurent deux flambeaux que tenaient des chantres, et M. le curĂ© avec l’étole, le surplis, la chape et la barrette. Quatre enfants de chƓur l’escortaient, un cinquiĂšme portait le seau pour l’eau bĂ©nite, et le sacristain le suivait. Il monta sur le rebord de la fosse oĂč se dressait le peuplier, garni de bandelettes tricolores. On voyait, en face, le maire et ses deux adjoints, Beljambe et Marescot, puis les notables, M. de Faverges, Vaucorbeil, Coulon, le juge de paix, bonhomme Ă  figure somnolente ; Heurtaux s’était coiffĂ© d’un bonnet de police, et Alexandre Petit, le nouvel instituteur, avait mis sa redingote, une pauvre redingote verte, celle des dimanches. Les pompiers, que commandait Girbal, sabre au poing, formaient un seul rang ; de l’autre cĂŽtĂ© brillaient les plaques blanches de quelques vieux shakos du temps de Lafayette, cinq ou six, pas plus, la garde nationale Ă©tant tombĂ©e en dĂ©suĂ©tude Ă  Chavignolles. Des paysans et leurs femmes, des ouvriers des fabriques voisines, des gamins se tassaient par derriĂšre ; et Placquevent, le garde champĂȘtre, haut de cinq pieds huit pouces, les contenait du regard, en se promenant les bras croisĂ©s. L’allocution du curĂ© fut comme celle des autres prĂȘtres dans la mĂȘme circonstance. AprĂšs avoir tonnĂ© contre les rois, il glorifia la RĂ©publique. Ne dit-on pas la rĂ©publique des lettres, la rĂ©publique chrĂ©tienne ? Quoi de plus innocent que l’une, de plus beau que l’autre ? JĂ©sus-Christ formula notre sublime devise ; l’arbre du peuple c’était l’arbre de la croix. Pour que la religion donne ses fruits, elle a besoin de la charitĂ© et, au nom de la charitĂ©, l’ecclĂ©siastique conjura ses frĂšres de ne commettre aucun dĂ©sordre, de rentrer chez eux paisiblement. Puis il aspergea l’arbuste, en implorant la bĂ©nĂ©diction de Dieu. — Qu’il se dĂ©veloppe et qu’il nous rappelle l’affranchissement de toute servitude, et cette fraternitĂ© plus bienfaisante que l’ombrage de ses rameaux ! Amen ! Des voix rĂ©pĂ©tĂšrent Amen ! et, aprĂšs un battement de tambour, le clergĂ©, poussant un Te Deum, reprit le chemin de l’église. Son intervention avait produit un excellent effet. Les simples y voyaient une promesse de bonheur, les patriotes une dĂ©fĂ©rence, un hommage rendu Ă  leurs principes. Bouvard et PĂ©cuchet trouvaient qu’on aurait dĂ» les remercier pour leur cadeau, y faire une allusion, tout au moins ; et ils s’en ouvrirent Ă  Faverges et au docteur. Qu’importaient de pareilles misĂšres ! Vaucorbeil Ă©tait charmĂ© de la RĂ©volution, le comte aussi. Il exĂ©crait les d’OrlĂ©ans. On ne les reverrait plus ; bon voyage ! Tout pour le peuple, dĂ©sormais ! et, suivi de Hurel, son factotum, il alla rejoindre M. le curĂ©. Foureau marchait la tĂȘte basse, entre le notaire et l’aubergiste, vexĂ© par la cĂ©rĂ©monie, ayant peur d’une Ă©meute ; et instinctivement il se retournait vers le garde champĂȘtre, qui dĂ©plorait avec le capitaine l’insuffisance de Girbal et la mauvaise tenue de ses hommes. Des ouvriers passĂšrent sur la route, en chantant la Marseillaise. Gorju, au milieu d’eux, brandissait une canne ; Petit les escortait, l’Ɠil animĂ©. — Je n’aime pas cela ! dit Marescot, on vocifĂšre, on s’exalte ! — Eh ! bon Dieu, reprit Coulon, il faut que jeunesse s’amuse ! Foureau soupira — DrĂŽle d’amusement ! et puis la guillotine au bout. Il avait des visions d’échafaud, s’attendait Ă  des horreurs. Chavignolles reçut le contre-coup des agitations de Paris. Les bourgeois s’abonnĂšrent Ă  des journaux. Le matin, on s’encombrait au bureau de la poste, et la directrice ne s’en fĂ»t pas tirĂ©e sans le capitaine, qui l’aidait quelquefois. Ensuite, on restait sur la place, Ă  causer. La premiĂšre discussion violente eut pour objet la Pologne. Heurtaux et Bouvard demandaient qu’on la dĂ©livrĂąt. M. de Faverges pensait autrement — De quel droit irions-nous lĂ -bas ? C’était dĂ©chaĂźner l’Europe contre nous ! Pas d’imprudence ! Et tout le monde l’approuvant, les deux Polonais se turent. Une autre fois, Vaucorbeil dĂ©fendit les circulaires de Ledru-Rollin. Foureau riposta par les 45 centimes. — Mais le gouvernement, dit PĂ©cuchet, avait supprimĂ© l’esclavage. — Qu’est-ce que ça me fait, l’esclavage. — Eh bien, et l’abolition de la peine de mort, en matiĂšre politique ? — Parbleu ! reprit Foureau, on voudrait tout abolir. Cependant, qui sait ? Les locataires dĂ©jĂ  se montrent d’une exigence ! — Tant mieux ! les propriĂ©taires, selon PĂ©cuchet, Ă©taient favorisĂ©s. Celui qui possĂšde un immeuble 
 Foureau et Marescot l’interrompirent, criant qu’il Ă©tait un communiste. — Moi ! communiste ! Et tous parlaient Ă  la fois. Quand PĂ©cuchet proposa de fonder un club, Foureau eut la hardiesse de rĂ©pondre que jamais on n’en verrait Ă  Chavignolles. Ensuite Gorju rĂ©clama des fusils pour la garde nationale, l’opinion l’ayant dĂ©signĂ© comme instructeur. Les seuls fusils qu’il y eĂ»t Ă©taient ceux des pompiers. Girbal y tenait. Foureau ne se souciait pas d’en dĂ©livrer. Gorju le regarda — On trouve pourtant que je sais m’en servir. Car il joignait Ă  toutes ses industries celle du braconnage et souvent M. le maire et l’aubergiste lui achetaient un liĂšvre ou un lapin. — Ma foi ! prenez-les, dit Foureau. Le soir mĂȘme, on commença les exercices. C’était sur la pelouse, devant l’église. Gorju, en bourgeron bleu, une cravate autour des reins, exĂ©cutait les mouvements d’une façon automatique. Sa voix, quand il commandait, Ă©tait brutale. — Rentrez les ventres ! Et tout de suite, Bouvard s’empĂȘchant de respirer, creusait son abdomen, tendait la croupe. — On ne vous dit pas de faire un arc, nom de Dieu ! PĂ©cuchet confondait les files et les rangs, demi-tour Ă  droite, demi-tour Ă  gauche ; mais le plus lamentable Ă©tait l’instituteur dĂ©bile et de taille exiguĂ«, avec un collier de barbe blonde, il chancelait sous le poids de son fusil, dont la baĂŻonnette incommodait ses voisins. On portait des pantalons de toutes les couleurs, des baudriers crasseux, de vieux habits d’uniforme trop courts, laissant voir la chemise sur les flancs ; et chacun prĂ©tendait n’avoir pas le moyen de faire autrement ». Une souscription fut ouverte pour habiller les plus pauvres. Foureau lĂ©sina, tandis que des femmes se signalĂšrent. Mme Bordin offrit 5 francs, malgrĂ© sa haine de la RĂ©publique. M. de Faverges Ă©quipa douze hommes et ne manquait pas Ă  la manƓuvre. Puis il s’installait chez l’épicier et payait des petits verres au premier venu. Les puissants alors flagornaient la basse classe. Tout passait aprĂšs les ouvriers. On briguait l’avantage de leur appartenir. Ils devenaient des nobles. Ceux du canton, pour la plupart, Ă©taient tisserands ; d’autres travaillaient dans les manufactures d’indiennes ou Ă  une fabrique de papiers, nouvellement Ă©tablie. Gorju les fascinait par son bagout, leur apprenait la savate, menait boire les intimes chez Mme Castillon. Mais les paysans Ă©taient plus nombreux et, les jours de marchĂ©, M. de Faverges, se promenant sur la place, s’informait de leurs besoins, tĂąchait de les convertir Ă  ses idĂ©es. Ils Ă©coutaient sans rĂ©pondre, comme le pĂšre Gouy, prĂȘt Ă  accepter tout gouvernement pourvu qu’on diminuĂąt les impĂŽts. À force de bavarder, Gorju se fit un nom. Peut-ĂȘtre qu’on le porterait Ă  l’AssemblĂ©e. M. de Faverges y pensait comme lui, tout en cherchant Ă  ne pas se compromettre. Les conservateurs balançaient entre Foureau et Marescot. Mais le notaire tenant Ă  son Ă©tude, Foureau fut choisi ; un rustre, un crĂ©tin. Le docteur s’en indigna. Fruit sec des concours, il regrettait Paris, et c’était la conscience de sa vie manquĂ©e qui lui donnait un air morose. Une carriĂšre plus vaste allait se dĂ©velopper ; quelle revanche ! Il rĂ©digea une profession de foi et vint la lire Ă  MM. Bouvard et PĂ©cuchet. Ils l’en fĂ©licitĂšrent ; leurs doctrines Ă©taient les mĂȘmes. Cependant, ils Ă©crivaient mieux, connaissaient l’histoire, pouvaient aussi bien que lui figurer Ă  la Chambre. Pourquoi pas ? Mais lequel devait se prĂ©senter ? Et une lutte de dĂ©licatesse s’engagea. PĂ©cuchet prĂ©fĂ©rait Ă  lui-mĂȘme, son ami. — Non, ça te revient ! tu as plus de prestance ! — Peut-ĂȘtre, rĂ©pondait Bouvard, mais toi plus de toupet ! Et, sans rĂ©soudre la difficultĂ©, ils dressĂšrent des plans de conduite. Ce vertige de la dĂ©putation en avait gagnĂ© d’autres. Le capitaine y rĂȘvait sous son bonnet de police, tout en fumant sa bouffarde, et l’instituteur aussi, dans son Ă©cole, et le curĂ© aussi, entre deux priĂšres, tellement que parfois il se surprenait les yeux au ciel, en train de dire — Faites, ĂŽ mon Dieu ! que je sois dĂ©putĂ© ! Le docteur, ayant reçu des encouragements, se rendit chez Heurtaux, et lui exposa les chances qu’il avait. Le capitaine n’y mit pas de façons. Vaucorbeil Ă©tait connu sans doute, mais peu chĂ©ri de ses confrĂšres et spĂ©cialement des pharmaciens. Tous clabauderaient contre lui ; le peuple ne voulait pas d’un Monsieur ; ses meilleurs malades le quitteraient ; et, ayant pesĂ© ces arguments, le mĂ©decin regretta sa faiblesse. DĂšs qu’il fut parti, Heurtaux alla voir Placquevent. Entre vieux militaires, on s’oblige. Mais le garde champĂȘtre, tout dĂ©vouĂ© Ă  Foureau, refusa net de le servir. Le curĂ© dĂ©montra Ă  M. de Faverges que l’heure n’était pas venue. Il fallait donner Ă  la RĂ©publique le temps de s’user. Bouvard et PĂ©cuchet reprĂ©sentĂšrent Ă  Gorju qu’il ne serait jamais assez fort pour vaincre la coalition des paysans et des bourgeois, l’emplirent d’incertitudes, lui ĂŽtĂšrent toute confiance. Petit, par orgueil, avait laissĂ© voir son dĂ©sir. Beljambe le prĂ©vint que, s’il Ă©chouait, sa destitution Ă©tait certaine. Enfin Monseigneur ordonna au curĂ© de se tenir tranquille. Donc, il ne restait que Foureau. Bouvard et PĂ©cuchet le combattirent, rappelant sa mauvaise volontĂ© pour les fusils, son opposition au club, ses idĂ©es rĂ©trogrades, son avarice, et mĂȘme persuadĂšrent Ă  Gouy qu’il voulait rĂ©tablir l’ancien rĂ©gime. Si vague que fĂ»t cette chose-lĂ  pour le paysan, il l’exĂ©crait d’une haine accumulĂ©e dans l’ñme de ses aĂŻeux pendant dix siĂšcles, et il tourna contre Foureau tous ses parents et ceux de sa femme, beaux-frĂšres, cousins, arriĂšre-neveux, une horde. Gorju, Vaucorbeil et Petit continuaient la dĂ©molition de M. le maire ; et, le terrain ainsi dĂ©blayĂ©, Bouvard et PĂ©cuchet, sans que personne s’en doutĂąt, pouvaient rĂ©ussir. Ils tirĂšrent au sort pour savoir qui se prĂ©senterait. Le sort ne trancha rien, et ils allĂšrent consulter lĂ -dessus le docteur. Il leur apprit une nouvelle Flacardoux, rĂ©dacteur du Calvados, avait dĂ©clarĂ© sa candidature. La dĂ©ception des deux amis fut grande chacun, outre la sienne, ressentait celle de l’autre. Mais la politique les Ă©chauffait. Le jour des Ă©lections, ils surveillĂšrent les urnes. Flacardoux l’emporta. M. le comte s’était rejetĂ© sur la garde nationale, sans obtenir l’épaulette de commandant. Les Chavignollais imaginĂšrent de nommer Beljambe. Cette faveur du public, bizarre et imprĂ©vue, consterna Heurtaux. Il avait nĂ©gligĂ© ses devoirs, se bornant Ă  inspecter parfois les manƓuvres, et Ă©mettre des observations. N’importe ! Il trouvait monstrueux qu’on prĂ©fĂ©rĂąt un aubergiste Ă  un ancien capitaine de l’Empire, et il dit, aprĂšs l’envahissement de la Chambre au 15 mai — Si les grades militaires se donnent comme ça dans la capitale, je ne m’étonne plus de ce qui arrive ! La rĂ©action commençait. On croyait aux purĂ©es d’ananas de Louis Blanc, au lit d’or de Flocon, aux orgies royales de Ledru-Rollin, et comme la province prĂ©tend connaĂźtre tout ce qui se passe Ă  Paris, les bourgeois de Chavignolles ne doutaient pas de ses intentions, et admettaient les rumeurs les plus absurdes. M. de Faverges, un soir, vint trouver le curĂ© pour lui apprendre l’arrivĂ©e en Normandie du Comte de Chambord. Joinville, d’aprĂšs Foureau, se disposait, avec ses marins, Ă  vous rĂ©duire les socialistes. Heurtaux affirmait que prochainement Louis Bonaparte serait consul. Les fabriques chĂŽmaient. Des pauvres, par bandes nombreuses, erraient dans la campagne. Un dimanche c’était dans les premiers jours de juin, un gendarme, tout Ă  coup, partit vers Falaise. Les ouvriers d’Acqueville, Liffard, Pierre-Pont et Saint-RĂ©my marchaient sur Chavignolles. Les auvents se fermĂšrent, le conseil municipal s’assembla, et rĂ©solut, pour prĂ©venir des malheurs, qu’on ne ferait aucune rĂ©sistance. La gendarmerie fut mĂȘme consignĂ©e, avec l’injonction de ne pas se montrer. BientĂŽt on entendit comme un grondement d’orage. Puis le chant des Girondins Ă©branla les carreaux ; et des hommes, bras dessus, bras dessous, dĂ©bouchĂšrent par la route de Caen, poudreux, en sueur, dĂ©penaillĂ©s. Ils emplissaient la place. Un grand brouhaha s’élevait. Gorju et deux de ses compagnons entrĂšrent dans la salle. L’un Ă©tait maigre et Ă  figure chafouine, avec un gilet de tricot, dont les rosettes pendaient. L’autre, noir de charbon, un mĂ©canicien sans doute, avait les cheveux en brosse, de gros sourcils, et des savates de lisiĂšre. Gorju, comme un hussard, portait sa veste sur l’épaule. Tous les trois restaient debout, et les conseillers, siĂ©geant autour de la table couverte d’un tapis bleu, les regardaient blĂȘmes d’angoisse. — Citoyens ! dit Gorju, il nous faut de l’ouvrage ! Le maire tremblait ; la voix lui manqua. Marescot rĂ©pondit Ă  sa place que le conseil aviserait immĂ©diatement ; et, les compagnons Ă©tant sortis, on discuta plusieurs idĂ©es. La premiĂšre fut de tirer du caillou. Pour utiliser les cailloux, Girbal proposa un chemin d’Angleville Ă  Tournebu. Celui de Bayeux rendait absolument le mĂȘme service. On pouvait curer la mare ! ce n’était pas un travail suffisant ; ou bien creuser une seconde mare ! mais Ă  quelle place ? Langlois Ă©tait d’avis de faire un remblai le long des Mortins, en cas d’inondation ; mieux valait, selon Beljambe, dĂ©fricher les bruyĂšres. Impossible de rien conclure ! 
 Pour calmer la foule, Coulon descendit sur le pĂ©ristyle, et annonça qu’ils prĂ©paraient des ateliers de charitĂ©. — La charitĂ© ? Merci ! s’écria Gorju. À bas les aristos ! Nous voulons le droit au travail ! C’était la question de l’époque, il s’en faisait un moyen de gloire, on applaudit. En se retournant, il coudoya Bouvard, que PĂ©cuchet avait entraĂźnĂ© jusque-lĂ , et ils engagĂšrent une conversation. Rien ne pressait ; la mairie Ă©tait cernĂ©e ; le conseil n’échapperait pas. — OĂč trouver de l’argent ? disait Bouvard. — Chez les riches ! D’ailleurs, le gouvernement ordonnera des travaux. — Et si on n’a pas besoin de travaux ? — On en fera par avance ! — Mais les salaires baisseront ! riposta PĂ©cuchet. Quand l’ouvrage vient Ă  manquer, c’est qu’il y a trop de produits ! et vous rĂ©clamez pour qu’on les augmente ! Gorju se mordait la moustache. — Cependant 
, avec l’organisation du travail 
 — Alors le gouvernement sera le maĂźtre ! Quelques-uns, autour d’eux, murmurĂšrent — Non ! non ! plus de maĂźtres ! Gorju s’irrita. — N’importe ! on doit fournir aux travailleurs un capital, ou bien instituer le crĂ©dit ! — De quelle maniĂšre ? — Ah ! je ne sais pas ! mais on doit instituer le crĂ©dit ! — En voilĂ  assez, dit le mĂ©canicien, ils nous embĂȘtent, ces farceurs-lĂ . Et il gravit le perron, dĂ©clarant qu’il enfoncerait la porte. Placquevent l’y reçut, le jarret droit flĂ©chi, les poings serrĂ©s — Avance un peu ! Le mĂ©canicien recula. Une huĂ©e de la foule parvint dans la salle ; tous se levĂšrent, ayant envie de s’enfuir. Le secours de Falaise n’arrivait pas ! On dĂ©plorait l’absence de M. le comte. Marescot tortillait une plume, le pĂšre Coulon gĂ©missait. Heurtaux s’emporta pour qu’on fĂźt donner les gendarmes. — Commandez-les ! dit Foureau. — Je n’ai pas d’ordre ! Le bruit redoublait, cependant. La place Ă©tait couverte de monde ; et tous observaient le premier Ă©tage de la mairie, quand, Ă  la croisĂ©e du milieu, sous l’horloge, on vit paraĂźtre PĂ©cuchet. Il avait pris adroitement l’escalier de service, et, voulant faire comme Lamartine, il se mit Ă  haranguer le peuple — Citoyens ! Mais sa casquette, son nez, sa redingote, tout son individu manquait de prestige. L’homme au tricot l’interpella — Est-ce que vous ĂȘtes ouvrier ? — Non. — Patron, alors ? — Pas davantage. — Eh bien, retirez-vous ! — Pourquoi ? reprit fiĂšrement PĂ©cuchet. Et aussitĂŽt, il disparut dans l’embrasure, empoignĂ© par le mĂ©canicien. Gorju vint Ă  son aide. — Laisse-le ! c’est un brave ! Ils se colletaient. La porte s’ouvrit, et Marescot, sur le seuil, proclama la dĂ©cision municipale. Hurel l’avait suggĂ©rĂ©e. Le chemin de Tournebu aurait un embranchement sur Angleville, et qui mĂšnerait au chĂąteau de Faverges. C’est un sacrifice que s’imposait la commune dans l’intĂ©rĂȘt des travailleurs. Ils se dispersĂšrent. En rentrant chez eux, Bouvard et PĂ©cuchet eurent les oreilles frappĂ©es par des voix de femmes. Les servantes et Mme Bordin poussaient des exclamations, la veuve criait plus fort, et Ă  leur aspect — Ah ! c’est bien heureux ! depuis trois heures que je vous attends ! Mon pauvre jardin, plus une seule tulipe ! des cochonneries partout sur le gazon ! Pas moyen de le faire dĂ©marrer. — Qui cela ? — Le pĂšre Gouy ! Il Ă©tait venu avec une charrette de fumier, et l’avait jetĂ©e tout Ă  vrac au milieu de l’herbe. Il laboure maintenant ! DĂ©pĂȘchez-vous pour qu’il finisse ! — Je vous accompagne ! dit Bouvard. Au bas des marches, en dehors, un cheval, dans les brancards d’un tombereau, mordait une touffe de lauriers-roses. Les roues, en frĂŽlant les plates-bandes, avaient pilĂ© les buis, cassĂ© un rhododendron, abattu les dahlias, et des mottes de fumier noir, comme des taupiniĂšres, bosselaient le gazon. Gouy le bĂȘchait avec ardeur. Un jour, Mme Bordin avait dit nĂ©gligemment qu’elle voulait le retourner. Il s’était mis Ă  la besogne, et malgrĂ© sa dĂ©fense continuait. C’est de cette maniĂšre qu’il entendait le droit au travail, les discours de Gorju lui ayant tournĂ© la cervelle. Il ne partit que sur les menaces violentes de Bouvard. Mme Bordin, comme dĂ©dommagement, ne paya pas sa main-d’Ɠuvre et garda le fumier. Elle Ă©tait judicieuse l’épouse du mĂ©decin, et mĂȘme celle du notaire, bien que d’un rang supĂ©rieur, la considĂ©raient. Les ateliers de charitĂ© durĂšrent une semaine. Aucun trouble n’advint. Gorju avait quittĂ© le pays. Cependant, la garde nationale Ă©tait toujours sur pied le dimanche, une revue, promenades militaires quelquefois et, chaque nuit, des rondes. Elles inquiĂ©taient le village. On tirait les sonnettes des maisons, par facĂ©tie ; on pĂ©nĂ©trait dans les chambres oĂč des Ă©poux ronflaient sur le mĂȘme traversin ; alors on disait des gaudrioles, et le mari, se levant, allait vous chercher des petits verres. Puis on revenait au corps de garde jouer un cent de dominos, on y buvait du cidre, on y mangeait du fromage, et le factionnaire qui s’ennuyait Ă  la porte l’entre-bĂąillait Ă  chaque minute. L’indiscipline rĂ©gnait, grĂące Ă  la mollesse de Beljambe. Quand Ă©clatĂšrent les journĂ©es de Juin, tout le monde fut d’accord pour voler au secours de Paris » ; mais Foureau ne pouvait quitter la mairie, Marescot son Ă©tude, le docteur sa clientĂšle, Girbal ses pompiers, M. de Faverges Ă©tait Ă  Cherbourg. Beljambe s’alita. Le capitaine grommelait — On n’a pas voulu de moi, tant pis ! Et Bouvard eut la sagesse de retenir PĂ©cuchet. Les rondes dans la campagne furent Ă©tendues plus loin. Des paniques survenaient, causĂ©es par l’ombre d’une meule, ou les formes des branches une fois, tous les gardes nationaux s’enfuirent. Sous le clair de la lune, ils avaient aperçu, dans un pommier, un homme avec un fusil, et qui les tenait en joue. Une autre fois, par une nuit obscure, la patrouille, faisant halte sous la hĂȘtrĂ©e, entendit quelqu’un devant elle. — Qui vive ? Pas de rĂ©ponse ! On laissa l’individu continuer sa route, en le suivant Ă  distance, car il pouvait avoir un pistolet ou un casse-tĂȘte ; mais quand on fut dans le village, Ă  portĂ©e des secours, les douze hommes du peloton, tous Ă  la fois, se prĂ©cipitĂšrent sur lui, en criant — Vos papiers ! Ils le houspillaient, l’accablaient d’injures. Ceux du corps de garde Ă©taient sortis. On l’y traĂźna, et, Ă  la lueur de la chandelle brĂ»lant sur le poĂȘle, on reconnut enfin Gorju. Un mĂ©chant paletot de lasting craquait Ă  ses Ă©paules. Ses orteils se montraient par les trous de ses bottes. Des Ă©raflures et des contusions faisaient saigner son visage. Il Ă©tait amaigri prodigieusement, et roulait des yeux, comme un loup. Foureau, accouru bien vite, lui demanda comment il se trouvait sous la hĂȘtrĂ©e, ce qu’il revenait faire Ă  Chavignolles, l’emploi de son temps depuis six semaines. Ça ne les regardait pas. Il Ă©tait libre. Placquevent le fouilla pour dĂ©couvrir des cartouches. On allait provisoirement le coffrer. Bouvard s’interposa. — Inutile ! reprit le maire. On connaĂźt vos opinions. — Cependant ? — Ah ! prenez garde, je vous en avertis ! Prenez garde. Bouvard n’insista plus. Gorju alors se tourna vers PĂ©cuchet — Et vous, patron, vous ne dites rien ? PĂ©cuchet baissa la tĂȘte, comme s’il eĂ»t doutĂ© de son innocence. Le pauvre diable eut un sourire d’amertume. — Je vous ai dĂ©fendu pourtant ! Au petit jour, deux gendarmes l’emmenĂšrent Ă  Falaise. Il ne fut pas traduit devant un conseil de guerre, mais condamnĂ© par la correctionnelle Ă  trois mois de prison, pour dĂ©lit de paroles tendant au bouleversement de la sociĂ©tĂ©. De Falaise, il Ă©crivit Ă  ses anciens maĂźtres de lui envoyer prochainement un certificat de bonne vie et mƓurs et, leur signature devant ĂȘtre lĂ©galisĂ©e par le maire ou par l’adjoint, ils prĂ©fĂ©rĂšrent demander ce petit service Ă  Marescot. On les introduisit dans une salle Ă  manger, que dĂ©coraient des plats de vieille faĂŻence, une horloge de Boule occupait le panneau le plus Ă©troit. Sur la table d’acajou, sans nappe, il y avait deux serviettes, une thĂ©iĂšre, des bols. Mme Marescot traversa l’appartement dans un peignoir de cachemire bleu. C’était une Parisienne qui s’ennuyait Ă  la campagne. Puis le notaire entra, une toque Ă  la main, un journal de l’autre ; et tout de suite, d’un air aimable, il apposa son cachet, bien que leur protĂ©gĂ© fĂ»t un homme dangereux. — Vraiment, dit Bouvard, pour quelques paroles !
 — Quand la parole amĂšne des crimes, cher monsieur, permettez ! — Cependant, reprit PĂ©cuchet, quelle dĂ©marcation Ă©tablir entre les phrases innocentes et les coupables ? Telle chose dĂ©fendue maintenant sera, par la suite, applaudie. Et il blĂąma la maniĂšre fĂ©roce dont on traitait les insurgĂ©s. Marescot allĂ©gua naturellement la dĂ©fense de la sociĂ©tĂ©, le salut public, loi suprĂȘme. — Pardon, dit PĂ©cuchet, le droit d’un seul est aussi respectable que celui de tous et vous n’avez rien Ă  lui objecter que la force, s’il retourne contre vous l’axiome. Marescot, au lieu de rĂ©pondre, leva les sourcils dĂ©daigneusement. Pourvu qu’il continuĂąt Ă  faire des actes, et Ă  vivre au milieu de ses assiettes, dans son petit intĂ©rieur confortable, toutes les injustices pouvaient se prĂ©senter sans l’émouvoir. Les affaires le rĂ©clamaient. Il s’excusa. Sa doctrine du salut public les avait indignĂ©s. Les conservateurs parlaient maintenant comme Robespierre. Autre sujet d’étonnement Cavaignac baissait. La garde mobile devint suspecte. Ledru-Rollin s’était perdu, mĂȘme dans l’esprit de Vaucorbeil. Les dĂ©bats sur la constitution n’intĂ©ressĂšrent personne et, au 10 dĂ©cembre, tous les Chavignollais votĂšrent pour Bonaparte. Les six millions de voix refroidirent PĂ©cuchet Ă  l’encontre du Peuple, et Bouvard et lui Ă©tudiĂšrent la question du suffrage universel. Appartenant Ă  tout le monde, il ne peut avoir d’intelligence. Un ambitieux le mĂšnera toujours, les autres obĂ©iront comme un troupeau, les Ă©lecteurs n’étant pas mĂȘme contraints de savoir lire c’est pourquoi, suivant PĂ©cuchet, il y avait eu tant de fraudes dans l’élection prĂ©sidentielle. — Aucune, reprit Bouvard ; je crois plutĂŽt Ă  la sottise du Peuple. Pense Ă  tous ceux qui achĂštent la RevalesciĂšre, la pommade Dupuytren, l’eau des chĂątelaines, etc. Ces nigauds forment la masse Ă©lectorale, et nous subissons leur volontĂ©. Pourquoi ne peut-on se faire, avec des lapins, trois mille livres de rentes ? C’est qu’une agglomĂ©ration trop nombreuse est une cause de mort. De mĂȘme, par le fait seul de la foule, les germes de bĂȘtise qu’elle contient se dĂ©veloppent et il en rĂ©sulte des effets incalculables. — Ton scepticisme m’épouvante ! dit PĂ©cuchet. Plus tard, au printemps, ils rencontrĂšrent M. de Faverges, qui leur apprit l’expĂ©dition de Rome. On n’attaquerait pas les Italiens, mais il nous fallait des garanties. Autrement, notre influence Ă©tait ruinĂ©e. Rien de plus lĂ©gitime que cette intervention. Bouvard Ă©carquilla les yeux. — À propos de la Pologne, vous souteniez le contraire ? — Ce n’est plus la mĂȘme chose ! Maintenant, il s’agissait du pape. Et M. de Faverges, en disant Nous voulons, nous ferons, nous comptons bien », reprĂ©sentait un groupe. Bouvard et PĂ©cuchet furent dĂ©goĂ»tĂ©s du petit nombre comme du grand. La plĂšbe, en somme, valait l’aristocratie. Le droit d’intervention leur semblait louche. Ils en cherchĂšrent les principes dans Calvo, Martens, Vatel ; et Bouvard conclut — On intervient pour remettre un prince sur le trĂŽne, pour affranchir un peuple, ou, par prĂ©caution, en vue d’un danger. Dans les deux cas, c’est un attentat au droit d’autrui, un abus de la force, une violence hypocrite ! — Cependant, dit PĂ©cuchet, les peuples, comme les hommes, sont solidaires. — Peut-ĂȘtre ! Et Bouvard se mit Ă  rĂȘver. BientĂŽt commença l’expĂ©dition de Rome. À l’intĂ©rieur, en haine des idĂ©es subversives, l’élite des bourgeois parisiens saccagea deux imprimeries. Le grand parti de l’ordre se formait. Il avait pour chefs dans l’arrondissement, M. le comte, Foureau, Marescot, le curĂ©. Tous les jours, vers 4 heures, ils se promenaient d’un bout Ă  l’autre de la place, et causaient des Ă©vĂ©nements. L’affaire principale Ă©tait la distribution des brochures. Les titres ne manquaient pas de saveur Dieu le voudra ; le Partageux ; Sortons du gĂąchis ; OĂč allons-nous ? Ce qu’il y avait de plus beau, c’était les dialogues en style villageois, avec des jurons et des fautes de français, pour Ă©lever le moral des paysans. Par une loi nouvelle, le colportage se trouvait aux mains des prĂ©fets, et on venait de fourrer Proudhon Ă  Sainte-PĂ©lagie immense victoire. Les arbres de la libertĂ© furent abattus gĂ©nĂ©ralement. Chavignolles obĂ©it Ă  la consigne. Bouvard vit de ses yeux les morceaux de son peuplier sur une brouette. Ils servirent Ă  chauffer les gendarmes, et on offrit la souche Ă  M. le curĂ©, qui l’avait bĂ©ni pourtant ! quelle dĂ©rision ! L’instituteur ne cacha pas sa maniĂšre de penser. Bouvard et PĂ©cuchet l’en fĂ©licitĂšrent un jour qu’ils passaient devant sa porte. Le lendemain, il se prĂ©senta chez eux. À la fin de la semaine, ils lui rendirent sa visite. Le jour tombait, les gamins venaient de partir, et le maĂźtre d’école, en bouts de manche, balayait la cour. Sa femme, coiffĂ©e d’un madras, allaitait un enfant. Une petite fille se cacha derriĂšre sa jupe, un mioche hideux jouait par terre, Ă  ses pieds ; l’eau du savonnage qu’elle faisait dans la cuisine coulait au bas de la maison. — Vous voyez, dit l’instituteur, comme le gouvernement nous traite. Et tout de suite, il s’en prit Ă  l’infĂąme capital. Il fallait le dĂ©mocratiser, affranchir la matiĂšre ! — Je ne demande pas mieux ! dit PĂ©cuchet. Au moins, on aurait dĂ» reconnaĂźtre le droit Ă  l’assistance. — Encore un droit ! dit Bouvard. N’importe ! le provisoire avait Ă©tĂ© mollasse, en n’ordonnant pas la fraternitĂ©. — TĂąchez donc de l’établir ! Comme il ne faisait plus clair, Petit commanda brutalement Ă  sa femme de monter un flambeau dans son cabinet. Des Ă©pingles fixaient aux murs de plĂątre les portraits lithographiĂ©s des orateurs de la Gauche. Un casier avec des livres dominait un bureau de sapin. On avait, pour s’asseoir, une chaise, un tabouret et une vieille caisse Ă  savon ; il affectait d’en rire. Mais la misĂšre plaquait ses joues, et ses tempes Ă©troites dĂ©notaient un entĂȘtement de bĂ©lier, un intraitable orgueil. Jamais il ne calerait. — VoilĂ , d’ailleurs, ce qui me soutient ! C’était un amas de journaux, sur une planche, et il exposa, en paroles fiĂ©vreuses, les articles de sa foi dĂ©sarmement des troupes, abolition de la magistrature, Ă©galitĂ© des salaires, niveau moyen par lequel on obtiendrait l’ñge d’or, sous la forme de la RĂ©publique, avec un dictateur Ă  la tĂȘte, un gaillard pour vous mener ça, rondement ! Puis il atteignit une bouteille d’anisette et trois verres, afin de porter un toast au hĂ©ros, Ă  l’immortelle victime, au grand Maximilien ! Sur le seuil, la robe noire du curĂ© parut. Ayant saluĂ© vivement la compagnie, il aborda l’instituteur et lui dit presque Ă  voix basse — Notre affaire de Saint-Joseph, oĂč en est-elle ? — Ils n’ont rien donnĂ©, reprit le maĂźtre d’école. — C’est de votre faute ! — J’ai fait ce que j’ai pu ! — Ah ! vraiment ? Bouvard et PĂ©cuchet se levĂšrent par discrĂ©tion. Petit les fit se rasseoir, et s’adressant au curĂ© — Est-ce tout ? L’abbĂ© Jeufroy hĂ©sita ; puis, avec un sourire qui tempĂ©rait sa rĂ©primande — On trouve que vous nĂ©gligez un peu l’histoire sainte. — Oh ! l’histoire sainte ! reprit Bouvard. — Que lui reprochez-vous, monsieur ? — Moi, rien. Seulement il y a peut-ĂȘtre des choses plus utiles que l’anecdote de Jonas et les rois d’IsraĂ«l ! — Libre Ă  vous ! rĂ©pliqua sĂšchement le prĂȘtre. Et, sans souci des Ă©trangers, ou Ă  cause d’eux — L’heure du catĂ©chisme est trop courte ! Petit leva les Ă©paules. — Faites attention. Vous perdrez vos pensionnaires ! Les 10 francs par mois de ces Ă©lĂšves Ă©taient le meilleur de sa place. Mais la soutane l’exaspĂ©rait — Tant pis, vengez-vous ! — Un homme de mon caractĂšre ne se venge pas, dit le prĂȘtre, sans s’émouvoir. Seulement, je vous rappelle que la loi du 15 mars nous attribue la surveillance de l’instruction primaire. — Eh ! je le sais bien, s’écria l’instituteur. Elle appartient mĂȘme aux colonels de gendarmerie ! Pourquoi pas au garde-champĂȘtre ! ce serait complet ! Et il s’affaissa sur l’escabeau, mordant son poing, retenant sa colĂšre, suffoquĂ© par le sentiment de son impuissance. L’ecclĂ©siastique le toucha lĂ©gĂšrement sur l’épaule. — Je n’ai pas voulu vous affliger, mon ami ! Calmez-vous ! Un peu de raison !
 VoilĂ  PĂąques bientĂŽt j’espĂšre que vous donnerez l’exemple en communiant avec les autres. — Ah ! c’est trop fort ! moi ! moi ! me soumettre Ă  de pareilles bĂȘtises ! Devant ce blasphĂšme, le curĂ© pĂąlit. Ses prunelles fulguraient. Sa mĂąchoire tremblait — Taisez-vous, malheureux ! taisez-vous !
 Et c’est sa femme qui soigne les linges de l’église ! — Eh bien ! quoi ? Qu’a-t-elle fait ? — Elle manque toujours la messe ! Comme vous, d’ailleurs ! — Eh ! on ne renvoie pas un maĂźtre d’école pour ça ! — On peut le dĂ©placer ! Le prĂȘtre ne parla plus. Il Ă©tait au fond de la piĂšce, dans l’ombre. Petit, la tĂȘte sur la poitrine, songeait. Ils arriveraient Ă  l’autre bout de la France, leur dernier sou mangĂ© par le voyage, et il retrouverait lĂ -bas, sous des noms diffĂ©rents, le mĂȘme curĂ©, le mĂȘme recteur, le mĂȘme prĂ©fet ; tous jusqu’au ministre, Ă©taient comme les anneaux de sa chaĂźne accablante ! Il avait reçu dĂ©jĂ  un avertissement, d’autres viendraient. Ensuite ? et dans une sorte d’hallucination, il se vit marchant sur une grande route, un sac au dos, ceux qu’il aimait prĂšs de lui, la main tendue vers une chaise de poste ! À ce moment-lĂ , sa femme dans la cuisine fut prise d’une quinte de toux ; le nouveau-nĂ© se mit Ă  vagir et le marmot pleurait. — Pauvres enfants ! dit le prĂȘtre d’une voix douce. Le pĂšre alors Ă©clata en sanglots — Oui ! oui ! tout ce que l’on voudra ! — J’y compte, reprit le curĂ©. Et, ayant fait la rĂ©vĂ©rence — Messieurs, bien le bonsoir ! Le maĂźtre d’école restait la figure dans les mains. Il repoussa Bouvard. — Non ! laissez-moi ! j’ai envie de crever ! je suis un misĂ©rable ! Les deux amis regagnĂšrent leur domicile, en se fĂ©licitant de leur indĂ©pendance. Le pouvoir du clergĂ© les effrayait. On l’appliquait maintenant Ă  raffermir l’ordre social. La RĂ©publique allait bientĂŽt disparaĂźtre. Trois millions d’électeurs se trouvĂšrent exclus du suffrage universel. Le cautionnement des journaux fut Ă©levĂ©, la censure rĂ©tablie. On en voulait aux romans-feuilletons. La philosophie classique Ă©tait rĂ©putĂ©e dangereuse. Les bourgeois prĂȘchaient le dogme des intĂ©rĂȘts matĂ©riels et le peuple semblait content. Celui des campagnes revenait Ă  ses anciens maĂźtres. M. de Faverges, qui avait des propriĂ©tĂ©s dans l’Eure, fut portĂ© Ă  la LĂ©gislative, et sa réélection au conseil gĂ©nĂ©ral du Calvados Ă©tait d’avance certaine. Il jugea bon d’offrir un dĂ©jeuner aux notables du pays. Le vestibule oĂč trois domestiques les attendaient pour prendre leurs paletots, le billard et les deux salons en enfilade, les plantes dans les vases de la Chine, les bronzes sur les cheminĂ©es, les baguettes d’or aux lambris, les rideaux Ă©pais, les larges fauteuils, ce luxe immĂ©diatement les frappa comme une politesse qu’on leur faisait ; et en entrant dans la salle Ă  manger, au spectacle de la table couverte de viandes sur les plats d’argent, avec la rangĂ©e des verres devant chaque assiette, les hors-d’Ɠuvre çà et lĂ , et un saumon au milieu, tous les visages s’épanouirent. Ils Ă©taient dix-sept, y compris deux forts cultivateurs, le sous-prĂ©fet de Bayeux et un individu de Cherbourg. M. de Faverges pria ses hĂŽtes d’excuser la comtesse, empĂȘchĂ©e par une migraine ; et, aprĂšs des compliments sur les poires et les raisins qui emplissaient quatre corbeilles aux angles, il fut question de la grande nouvelle le projet d’une descente en Angleterre par Changarnier. Heurtaux la dĂ©sirait comme soldat, le curĂ© en haine des protestants, Foureau dans l’intĂ©rĂȘt du commerce. — Vous exprimez, dit PĂ©cuchet, des sentiments du moyen Ăąge ! — Le moyen Ăąge avait du bon ! reprit Marescot. Ainsi, nos cathĂ©drales !
 — Cependant, monsieur, les abus !
 — N’importe, la RĂ©volution ne serait pas arrivĂ©e !
 — Ah ! la RĂ©volution, voilĂ  le malheur ! dit l’ecclĂ©siastique, en soupirant. — Mais tout le monde y a contribuĂ© ! et excusez-moi, monsieur le comte les nobles eux-mĂȘmes par leur alliance avec les philosophes ! — Que voulez-vous ! Louis XVIII a lĂ©galisĂ© la spoliation ! Depuis ce temps-lĂ , le rĂ©gime parlementaire vous sape les bases !
 Un roastbeef parut, et durant quelques minutes on n’entendit que le bruit des fourchettes et des mĂąchoires, avec le pas des servants sur le parquet et ces deux mots rĂ©pĂ©tĂ©s MadĂšre ! Sauterne ! » La conversation fut reprise par le monsieur de Cherbourg. Comment s’arrĂȘter sur le penchant de l’abĂźme ? — Chez les AthĂ©niens, dit Marescot, chez les AthĂ©niens, avec lesquels nous avons des rapports, Solon mata les dĂ©mocrates, en Ă©levant le cens Ă©lectoral. — Mieux vaudrait, dit Hurel, supprimer la Chambre ; tout le dĂ©sordre vient de Paris. — DĂ©centralisons ! dit le notaire. — Largement ! reprit le comte. D’aprĂšs Foureau, la commune devait ĂȘtre maĂźtresse absolue, jusqu’à interdire ses routes aux voyageurs, si elle le juge convenable. Et pendant que les plats se succĂ©daient, poule au jus, Ă©crevisses, champignons, lĂ©gumes en salade, rĂŽtis d’alouettes, bien des sujets furent traitĂ©s le meilleur systĂšme d’impĂŽts, les avantages de la grande culture, l’abolition de la peine de mort ; le sous-prĂ©fet n’oublia pas de citer ce mot charmant d’un homme d’esprit Que messieurs les assassins commencent ! » Bouvard Ă©tait surpris par le contraste des choses qui l’entouraient avec celles que l’on disait, car il semble toujours que les paroles doivent correspondre aux milieux, et que les hauts plafonds soient faits pour les grandes pensĂ©es. NĂ©anmoins, il Ă©tait rouge au dessert, et entrevoyait les compotiers dans un brouillard. On avait pris des vins de Bordeaux, de Bourgogne et de Malaga
 M. de Faverges, qui connaissait son monde, fit dĂ©boucher du champagne. Les convives, en trinquant, burent au succĂšs de l’élection, et il Ă©tait plus de 3 heures quand ils passĂšrent dans le fumoir, pour prendre le cafĂ©. Une caricature du Charivari traĂźnait sur une console, entre des numĂ©ros de l’Univers ; cela reprĂ©sentait un citoyen, dont les basques de la redingote laissaient voir une queue, se terminant par un Ɠil. Marescot en donna l’explication. On rit beaucoup. Ils absorbaient des liqueurs, et la cendre des cigares tombait dans les capitons des meubles. L’abbĂ©, voulant convaincre Girbal, attaqua Voltaire. Coulon s’endormit. M. de Faverges dĂ©clara son dĂ©vouement pour Chambord. — Les abeilles prouvent la monarchie. — Mais les fourmiliĂšres, la RĂ©publique ! Du reste, le mĂ©decin n’y tenait plus. — Vous avez raison ! dit le sous-prĂ©fet. La forme du gouvernement importe peu ! — Avec la libertĂ© ! objecta PĂ©cuchet. — Un honnĂȘte homme n’en a pas besoin, rĂ©pliqua Foureau. Je ne fais pas de discours, moi ! Je ne suis pas journaliste ! et je vous soutiens que la France veut ĂȘtre gouvernĂ©e par un bras de fer ! Tous rĂ©clamaient un sauveur. Et en sortant, Bouvard et PĂ©cuchet entendirent M. de Faverges qui disait Ă  l’abbĂ© Jeufroy — Il faut rĂ©tablir l’obĂ©issance. L’autoritĂ© se meurt si on la discute ! Le droit divin, il n’y a que ça ! — Parfaitement, Monsieur le comte ! Les pĂąles rayons d’un soleil d’octobre s’allongeaient derriĂšre les bois, un vent humide soufflait ; et en marchant sur les feuilles mortes, ils respiraient comme dĂ©livrĂ©s. Tout ce qu’ils n’avaient pu dire s’échappa en exclamations ! — Quels idiots ! quelle bassesse ! Comment imaginer tant d’entĂȘtement ! D’abord que signifie le droit divin ? L’ami de Dumouchel, ce professeur qui les avait Ă©clairĂ©s sur l’esthĂ©tique, rĂ©pondit Ă  leur question dans une lettre savante. La thĂ©orie du droit divin a Ă©tĂ© formulĂ©e sous Charles II par l’anglais Filmer. La voici Le CrĂ©ateur donna au premier homme la souverainetĂ© du monde. Elle fut transmise Ă  ses descendants, et la puissance du roi Ă©mane de Dieu Il est son image », Ă©crit Bossuet. L’empire paternel accoutume Ă  la domination d’un seul. On a fait les rois d’aprĂšs le modĂšle des pĂšres. Locke rĂ©futa cette doctrine. Le pouvoir paternel se distingue du monarchique, tout sujet ayant le mĂȘme droit sur ses enfants que le monarque sur les siens. La royautĂ© n’existe que par le choix populaire, et mĂȘme l’élection Ă©tait rappelĂ©e dans la cĂ©rĂ©monie du sacre, oĂč deux Ă©vĂȘques, en montrant le roi, demandaient aux nobles et aux manants s’ils l’acceptaient pour tel. Donc le pouvoir vient du peuple. Il a le droit de faire tout ce qu’il veut », dit HelvĂ©tius, de changer sa constitution », dit Vatel, de se rĂ©volter contre l’injustice, prĂ©tendent Glafey, Hotman, Mably, etc. ! et saint Thomas d’Aquin l’autorise Ă  se dĂ©livrer d’un tyran. Il est mĂȘme, dit Jurieu, dispensĂ© d’avoir raison. » ÉtonnĂ©s de l’axiome, ils prirent le Contrat social de Rousseau. PĂ©cuchet alla jusqu’au bout ; puis, fermant les yeux et se renversant la tĂȘte, il en fit l’analyse On suppose une convention par laquelle l’individu aliĂ©na sa libertĂ©. Le Peuple, en mĂȘme temps, s’engageait Ă  le dĂ©fendre contre les inĂ©galitĂ©s de la Nature, et le rendait propriĂ©taire des choses qu’il dĂ©tient. OĂč est la preuve du contrat ? Nulle part ! et la communautĂ© n’offre pas de garantie. Les citoyens s’occuperont exclusivement de politique. Mais comme il faut des mĂ©tiers, Rousseau conseille l’esclavage. Les sciences ont perdu le genre humain. Le théùtre est corrupteur, l’argent funeste, et l’État doit imposer une religion, sous peine de mort. Comment ! se dirent-ils, voilĂ  le pontife de la dĂ©mocratie ! » Tous les rĂ©formateurs l’ont copiĂ© ; et ils se procurĂšrent l’Examen du socialisme, par Morant. Le chapitre premier expose la doctrine saint-simonienne. Au sommet le PĂšre, Ă  la fois pape et empereur. Abolition des hĂ©ritages, tous les biens, meubles et immeubles composant un fonds social, qui sera exploitĂ© hiĂ©rarchiquement. Les industriels gouverneront la fortune publique. Mais rien Ă  craindre ; on aura pour chef celui qui aime le plus ». Il manque une chose, la femme. De l’arrivĂ©e de la femme dĂ©pend le salut du monde. — Je ne comprends pas. — Ni moi ! Et ils abordĂšrent le fouriĂ©risme. Tous les malheurs viennent de la contrainte. Que l’attraction soit libre, et l’harmonie s’établira. Notre Ăąme enferme douze passions principales cinq Ă©goĂŻstes, quatre animiques, trois distributives. Elles tendent, les premiĂšres Ă  l’individu, les suivantes aux groupes, les derniĂšres aux groupes de groupes, ou sĂ©ries, dont l’ensemble est la phalange, sociĂ©tĂ© de dix-huit cents personnes, habitant un palais. Chaque matin, des voitures emmĂšnent les travailleurs dans la campagne, et les ramĂšnent le soir. On porte des Ă©tendards, on se donne des fĂȘtes, on mange des gĂąteaux. Toute femme, si elle y tient, possĂšde trois hommes le mari, l’amant et le gĂ©niteur. Pour les cĂ©libataires, le bayadĂ©risme est instituĂ©. — Ça me va ! dit Bouvard. Et il se perdit dans les rĂȘves du monde harmonien. Par la restauration des climatures, la terre deviendra plus belle ; par le croisement des races, la vie humaine plus longue. On dirigera les nuages comme on fait maintenant de la foudre, il pleuvra la nuit sur les villes pour les nettoyer. Des navires traverseront les mers polaires, dĂ©gelĂ©es sous les aurores borĂ©ales. Car tout se produit par la conjonction des deux fluides mĂąle et femelle, jaillissant des pĂŽles, et les aurores borĂ©ales sont un symptĂŽme du rut de la planĂšte, une Ă©mission prolifique. — Cela me passe, dit PĂ©cuchet. AprĂšs Saint-Simon et Fourier, le problĂšme se rĂ©duit Ă  des questions de salaire. Louis Blanc, dans l’intĂ©rĂȘt des ouvriers, veut qu’on abolisse le commerce extĂ©rieur ; Lafarelle qu’on impose les machines ; un autre, qu’on dĂ©grĂšve les boissons, ou qu’on refasse les jurandes, ou qu’on distribue des soupes. Proudhon imagine un tarif uniforme, et rĂ©clame pour l’État le monopole du sucre. — Ces socialistes, disait Bouvard, demandent toujours la tyrannie. — Mais non ! — Si fait ! — Tu es absurde ! — Toi, tu me rĂ©voltes ! Ils firent venir les ouvrages dont ils ne connaissaient que les rĂ©sumĂ©s. Bouvard nota plusieurs endroits, et les montrant — Lis toi-mĂȘme ! Ils nous proposent comme exemple les EssĂ©niens, les FrĂšres Moraves, les jĂ©suites du Paraguay, et jusqu’au rĂ©gime des prisons. Chez les Icariens, le dĂ©jeuner se fait en vingt minutes, les femmes accouchent Ă  l’hĂŽpital ; quant aux livres, dĂ©fense d’en imprimer sans l’autorisation de la RĂ©publique. — Mais Cabet est un idiot. — Maintenant, voilĂ  du Saint-Simon les publicistes soumettront leurs travaux Ă  un comitĂ© d’industriels ; et du Pierre Leroux la loi forcera les citoyens Ă  entendre un orateur ; et de l’Auguste Comte les prĂȘtres Ă©duqueront la jeunesse, dirigeront toutes les Ɠuvres de l’esprit, et engageront le pouvoir Ă  rĂ©gler la procrĂ©ation. Ces documents affligĂšrent PĂ©cuchet. Le soir, au dĂźner, il rĂ©pliqua. — Qu’il y ait, chez les utopistes, des choses ridicules, j’en conviens ; cependant ils mĂ©ritent notre amour. La hideur du monde les dĂ©solait, et, pour le rendre plus beau, ils ont tout souffert. Rappelle-toi Morus dĂ©capitĂ©, Campanella mis sept fois Ă  la torture, Buonarotti avec une chaĂźne autour du cou, Saint-Simon crevant de misĂšre, bien d’autres. Ils auraient pu vivre tranquilles ; mais non ! ils ont marchĂ© dans leur voie, la tĂȘte au ciel, comme des hĂ©ros. — Crois-tu que le monde, reprit Bouvard, changera grĂące aux thĂ©ories d’un monsieur ? — Qu’importe ! dit PĂ©cuchet, il est temps de ne plus croupir dans l’égoĂŻsme ! Cherchons le meilleur systĂšme ! — Alors, tu comptes le trouver ? — Certainement ! — Toi ? Et, dans le rire dont Bouvard fut pris, ses Ă©paules et son ventre sautaient d’accord. Plus rouge que les confitures, avec sa serviette sous l’aisselle, il rĂ©pĂ©tait — Ah ! ah ! ah ! d’une façon irritante. PĂ©cuchet sortit de l’appartement, en faisant claquer la porte. Germaine le hĂ©la par toute la maison, et on le dĂ©couvrit au fond de sa chambre, dans une bergĂšre, sans feu ni chandelle et la casquette sur les sourcils. Il n’était pas malade, mais se livrait Ă  ses rĂ©flexions. La brouille Ă©tant passĂ©e, ils reconnurent qu’une base manquait Ă  leurs Ă©tudes l’économie politique. Ils s’enquirent de l’offre et de la demande, du capital et du loyer, de l’importation, de la prohibition. Une nuit, PĂ©cuchet fut rĂ©veillĂ© par le craquement d’une botte dans le corridor. La veille, comme d’habitude, il avait tirĂ© lui-mĂȘme tous les verrous, et il appela Bouvard qui dormait profondĂ©ment. Ils restĂšrent immobiles sous leurs couvertures. Le bruit ne recommença pas. Les servantes, interrogĂ©es, n’avaient rien entendu. Mais en se promenant dans leur jardin, ils remarquĂšrent au milieu d’une plate-bande, prĂšs de la claire-voie, l’empreinte d’une semelle, et deux bĂątons du treillage Ă©taient rompus. On l’avait escaladĂ©, Ă©videmment. Il fallait prĂ©venir le garde champĂȘtre. Comme il n’était pas Ă  la mairie, PĂ©cuchet se rendit chez l’épicier. Que vit-il dans l’arriĂšre-boutique, Ă  cĂŽtĂ© de Placquevent, parmi les buveurs ? Gorju ! Gorju nippĂ© comme un bourgeois, et rĂ©galant la compagnie. Cette rencontre Ă©tait insignifiante. BientĂŽt ils arrivĂšrent Ă  la question du ProgrĂšs. Bouvard n’en doutait pas dans le domaine scientifique. Mais, en littĂ©rature, il est moins clair ; et si le bien-ĂȘtre augmente, la splendeur de la vie a disparu. PĂ©cuchet, pour le convaincre, prit un morceau de papier — Je trace obliquement une ligne ondulĂ©e. Ceux qui pourraient la parcourir, toutes les fois qu’elle s’abaisse, ne verraient plus l’horizon. Elle se relĂšve pourtant, et malgrĂ© ses dĂ©tours, ils atteindront le sommet. Telle est l’image du ProgrĂšs. Mme Bordin entra. C’était le 3 dĂ©cembre 1851. Elle apportait le journal. Ils lurent bien vite, et cĂŽte Ă  cĂŽte, l’appel au peuple, la dissolution de la Chambre, l’emprisonnement des dĂ©putĂ©s. PĂ©cuchet devint blĂȘme. Bouvard considĂ©rait la veuve. — Comment ? vous ne dites rien ! — Que voulez-vous que j’y fasse ? Ils oubliaient de lui offrir un siĂšge. — Moi qui suis venue, croyant vous faire plaisir ! Ah ! vous n’ĂȘtes guĂšre aimables aujourd’hui ! Et elle sortit, choquĂ©e de leur impolitesse. La surprise les avait rendus muets. Puis ils allĂšrent dans le village Ă©pandre leur indignation. Marescot, qui les reçut au milieu des contrats, pensait diffĂ©remment. Le bavardage de la Chambre Ă©tait fini, grĂące au ciel. On aurait dĂ©sormais une politique d’affaires. Beljambe ignorait les Ă©vĂ©nements, et s’en moquait d’ailleurs. Sous les halles, ils arrĂȘtĂšrent Vaucorbeil. Le mĂ©decin Ă©tait revenu de tout ça. — Vous avez bien tort de vous tourmenter ! Foureau passa prĂšs d’eux, en disant d’un air narquois — EnfoncĂ©s les dĂ©mocrates ! Et le capitaine, au bras de Girbal, cria de loin — Vive l’empereur ! Mais Petit devait les comprendre, et, Bouvard ayant frappĂ© au carreau, le maĂźtre d’école quitta sa classe. Il trouvait extrĂȘmement drĂŽle que Thiers fĂ»t en prison. Cela vengeait le peuple. — Ah ! ah ! messieurs les dĂ©putĂ©s, Ă  votre tour ! La fusillade, sur les boulevards, eut l’approbation de Chavignolles. Pas de grĂące aux vaincus, pas de pitiĂ© pour les victimes ! DĂšs qu’on se rĂ©volte, on est un scĂ©lĂ©rat. — Remercions la Providence ! disait le curĂ©, et aprĂšs elle Louis Bonaparte. Il s’entoure des hommes les plus distinguĂ©s ! Le comte de Faverges deviendra sĂ©nateur. Le lendemain, ils eurent la visite de Placquevent. Ces messieurs avaient beaucoup parlĂ©. Il les engageait Ă  se taire. — Veux-tu savoir mon opinion ? dit PĂ©cuchet. Puisque les bourgeois sont fĂ©roces, les ouvriers jaloux, les prĂȘtres serviles, et que le Peuple enfin accepte tous les tyrans, pourvu qu’on lui laisse le museau dans sa gamelle, NapolĂ©on a bien fait ! qu’il le bĂąillonne, le foule et l’extermine ! ce ne sera jamais trop pour sa haine du droit, sa lĂąchetĂ©, son ineptie, son aveuglement ! Bouvard songeait — Hein, le ProgrĂšs, quelle blague ! Il ajouta — Et la Politique, une belle saletĂ© ! — Ce n’est pas une science, reprit PĂ©cuchet. L’art militaire vaut mieux, on prĂ©voit ce qui arrive, nous devrions nous y mettre ? — Ah ! merci ! rĂ©pliqua Bouvard. Tout me dĂ©goĂ»te. Vendons plutĂŽt notre baraque et allons au tonnerre de Dieu, chez les sauvages ! » — Comme tu voudras ! MĂ©lie, dans la cour, tirait de l’eau. La pompe en bois avait un long levier. Pour le faire descendre, elle courbait les reins, et on voyait alors ses bas bleus jusqu’à la hauteur de son mollet. Puis, d’un geste rapide, elle levait son bras droit, tandis qu’elle tournait un peu la tĂȘte, et PĂ©cuchet, en la regardant, sentait quelque chose de tout nouveau, un charme, un plaisir infini. VII Des jours tristes commencĂšrent. Ils n’étudiaient plus dans la peur de dĂ©ceptions ; les habitants de Chavignolles s’écartaient d’eux, les journaux tolĂ©rĂ©s n’apprenaient rien, et leur solitude Ă©tait profonde, leur dĂ©sƓuvrement complet. Quelquefois ils ouvraient un livre, et le refermaient ; Ă  quoi bon ? En d’autres jours, ils avaient l’idĂ©e de nettoyer le jardin, au bout d’un quart d’heure une fatigue les prenait ; ou de voir leur ferme, ils en revenaient Ă©cƓurĂ©s ; ou de s’occuper de leur mĂ©nage, Germaine poussait des lamentations ; ils y renoncĂšrent. Bouvard voulut dresser le catalogue du musĂ©um, et dĂ©clara ces bibelots stupides. PĂ©cuchet emprunta la canardiĂšre de Langlois pour tirer des alouettes ; l’arme, Ă©clatant du premier coup, faillit le tuer. Donc ils vivaient dans cet ennui de la campagne, si lourd quand le ciel blanc Ă©crase de sa monotonie un cƓur sans espoir. On Ă©coute le pas d’un homme en sabots qui longe le mur, ou les gouttes de la pluie tomber du toit par terre. De temps Ă  autre, une feuille morte vient frĂŽler la vitre, puis tournoie et s’en va. Des glas indistincts sont apportĂ©s par le vent. Au fond de l’étable, une vache mugit. Ils bĂąillaient l’un devant l’autre, consultaient le calendrier, regardaient la pendule, attendaient les repas ; et l’horizon Ă©tait toujours le mĂȘme des champs en face, Ă  droite l’église, Ă  gauche un rideau de peupliers ; leurs cimes se balançaient dans la brume, perpĂ©tuellement, d’un air lamentable. Des habitudes, qu’ils avaient tolĂ©rĂ©es, les faisaient souffrir. PĂ©cuchet devenait incommode avec sa manie de poser sur la nappe son mouchoir, Bouvard ne quittait plus la pipe, et causait en se dandinant. Des contestations s’élevaient, Ă  propos des plats ou de la qualitĂ© du beurre. Dans leur tĂȘte-Ă -tĂȘte ils pensaient Ă  des choses diffĂ©rentes. Un Ă©vĂ©nement avait bouleversĂ© PĂ©cuchet. Deux jours aprĂšs l’émeute de Chavignolles, comme il promenait son dĂ©boire politique, il arriva dans un chemin, couvert par des ormes touffus, et il entendit derriĂšre son dos une voix crier — ArrĂȘte ! C’était Mme Castillon. Elle courait de l’autre cĂŽtĂ©, sans l’apercevoir. Un homme qui marchait devant elle se retourna. C’était Gorju ; et ils s’abordĂšrent Ă  une toise de PĂ©cuchet, la rangĂ©e des arbres les sĂ©parant de lui. — Est-ce vrai ? dit-elle, tu vas te battre ? PĂ©cuchet se coula dans le fossĂ©, pour entendre — Eh bien ! oui, rĂ©pliqua Gorju, je vais me battre ! Qu’est-ce que ça te fait ? — Il le demande ! s’écria-t-elle en se tordant les bras. Mais si tu es tuĂ©, mon amour ! Oh reste ! Et ses yeux bleus, plus encore que ses paroles, le suppliaient. — Laisse-moi tranquille ! je dois partir ! Elle eut un ricanement de colĂšre. — L’autre l’a permis, hein ? — N’en parle pas ! Il leva son poing fermĂ©. — Non ! mon ami, non ! je me tais, je ne dis rien. Et de grosses larmes descendaient le long de ses joues dans les ruches de sa collerette. Il Ă©tait midi. Le soleil brillait sur la campagne, couverte de blĂ©s jaunes. Tout au loin, la bĂąche d’une voiture glissait lentement. Une torpeur s’étalait dans l’air ; pas un cri d’oiseau, pas un bourdonnement d’insecte. Gorju s’était coupĂ© une badine, et en raclait l’écorce. Mme Castillon ne relevait pas la tĂȘte. Elle songeait, la pauvre femme, Ă  la vanitĂ© de ses sacrifices, les dettes qu’elle avait soldĂ©es, ses engagements d’avenir, sa rĂ©putation perdue. Au lieu de se plaindre, elle lui rappela les premiers temps de leur amour, quand elle allait, toutes les nuits, le rejoindre dans la grange ; si bien qu’une fois son mari, croyant Ă  un voleur, avait lĂąchĂ©, par la fenĂȘtre, un coup de pistolet. La balle Ă©tait encore dans le mur. — Du moment que je t’ai connu, tu m’as semblĂ© beau comme un prince. J’aime tes yeux, ta voix, ta dĂ©marche, ton odeur ! Elle ajouta plus bas — Je suis en folie de ta personne ! Il souriait, flattĂ© dans son orgueil. Elle le prit Ă  deux mains par les flancs, et la tĂȘte renversĂ©e, comme en adoration. — Mon cher cƓur ! mon cher amour ! mon Ăąme ! ma vie ! Voyons, parle, que veux-tu ? Est-ce de l’argent ? On en trouvera. J’ai eu tort ! je t’ennuyais ! pardon ! et commande-toi des habits chez le tailleur, bois du champagne, fais la noce, je te permets tout, tout. Elle murmura dans un effort suprĂȘme — Jusqu’à elle !
 pourvu que tu reviennes Ă  moi. Il se pencha sur sa bouche, un bras autour de ses reins, pour l’empĂȘcher de tomber, et elle balbutiait — Cher cƓur ! cher amour ! comme tu es beau ! mon Dieu, que tu es beau ! PĂ©cuchet, immobile, et la terre du fossĂ© Ă  la hauteur de son menton, les regardait, en haletant. — Pas de faiblesse ! dit Gorju, je n’aurais qu’à manquer la diligence ! on prĂ©pare un fameux coup de chien ; j’en suis ! Donne-moi dix sous, pour que je paye un gloria au conducteur. Elle tira cinq francs de sa bourse. — Tu me les rendras bientĂŽt. Aie un peu de patience ! Depuis le temps qu’il est paralysĂ© ! songe donc ! Et si tu voulais, nous irions Ă  la chapelle de la Croix-Janval, et lĂ , mon amour, je jurerais, devant la sainte Vierge, de t’épouser, dĂšs qu’il sera mort ! — Eh ! il ne meurt jamais, ton mari ! Gorju avait tournĂ© les talons. Elle le rattrapa ; et se cramponnant Ă  ses Ă©paules — Laisse-moi partir avec toi ! je serai ta domestique ! Tu as besoin de quelqu’un. Mais ne t’en va pas ! ne me quitte pas ! La mort plutĂŽt ! Tue-moi ! Elle se traĂźnait Ă  ses genoux, tĂąchant de saisir ses mains pour les baiser ; son bonnet tomba, son peigne ensuite, et ses cheveux courts s’éparpillĂšrent. Ils Ă©taient blancs sous les oreilles, et comme elle le regardait de bas en haut, toute sanglotante, avec ses paupiĂšres rouges et ses lĂšvres tumĂ©fiĂ©es, une exaspĂ©ration le prit, il la repoussa. — ArriĂšre, la vieille ! Bonsoir ! Quand elle se fut relevĂ©e, elle arracha la croix d’or qui pendait Ă  son cou, et la jetant vers lui — Tiens ! canaille ! Gorju s’éloignait, en tapant avec sa badine les feuilles des arbres. Mme Castillon ne pleurait pas. La mĂąchoire ouverte et les prunelles Ă©teintes, elle resta sans faire un mouvement, pĂ©trifiĂ©e dans son dĂ©sespoir ; n’étant plus un ĂȘtre, mais une chose en ruines. Ce qu’il venait de surprendre fut, pour PĂ©cuchet, comme la dĂ©couverte d’un monde, tout un monde ! qui avait des lueurs Ă©blouissantes, des floraisons dĂ©sordonnĂ©es, des ocĂ©ans, des tempĂȘtes, des trĂ©sors, et des abĂźmes d’une profondeur infinie ; un effroi s’en dĂ©gageait, qu’importe ! Il rĂȘva l’amour, ambitionnait de le sentir comme elle, de l’inspirer comme lui. Pourtant il exĂ©crait Gorju, et, au corps de garde, avait eu peine Ă  ne pas le trahir. L’amant de Mme Castillon l’humiliait par sa taille mince, ses accroche-cƓurs Ă©gaux, sa barbe floconneuse, un air de conquĂ©rant ; tandis que sa chevelure, Ă  lui
, se collait sur son crĂąne comme une perruque mouillĂ©e ; son torse, dans sa houppelande, ressemblait Ă  un traversin, deux canines manquaient et sa physionomie Ă©tait sĂ©vĂšre. Il trouvait le ciel injuste, se sentait comme dĂ©shĂ©ritĂ©, et son ami ne l’aimait plus. Bouvard l’abandonnait tous les soirs. AprĂšs la mort de sa femme, rien ne l’eĂ»t empĂȘchĂ© d’en prendre une autre, et qui maintenant le dorloterait, soignerait sa maison. Il Ă©tait trop vieux pour y songer. Mais Bouvard se considĂ©ra dans la glace. Ses pommettes gardaient leurs couleurs, ses cheveux frisaient comme autrefois, pas une dent n’avait bougĂ©, et, Ă  l’idĂ©e qu’il pouvait plaire, il eut un retour de jeunesse. Mme Bordin surgit dans sa mĂ©moire. Elle lui avait fait des avances la premiĂšre fois, lors de l’incendie des meules ; la seconde, Ă  leur dĂźner ; puis dans le musĂ©um, pendant la dĂ©clamation, et derniĂšrement elle Ă©tait venue sans rancune, trois dimanches de suite. Il alla donc chez elle, et y retourna, se promettant de la sĂ©duire. Depuis le jour oĂč PĂ©cuchet avait observĂ© la petite bonne tirant de l’eau, il lui parlait plus souvent ; et soit qu’elle balayĂąt le corridor, ou qu’elle Ă©tendĂźt du linge, ou qu’elle tournĂąt les casseroles, il ne pouvait se rassasier du bonheur de la voir, surpris lui-mĂȘme de ses Ă©motions, comme dans l’adolescence. Il en avait les fiĂšvres et les langueurs, et Ă©tait persĂ©cutĂ© par le souvenir de Mme Castillon, Ă©treignant Gorju. Il questionna Bouvard sur la maniĂšre dont les libertins s’y prennent pour avoir des femmes. — On leur fait des cadeaux, on les rĂ©gale au restaurant. — TrĂšs bien ! Mais ensuite ? — Il y en a qui feignent de s’évanouir, pour qu’on les porte sur un canapĂ© ; d’autres laissent tomber par terre leur mouchoir. Les meilleures vous donnent un rendez-vous, franchement. Et Bouvard se rĂ©pandit en descriptions, qui incendiĂšrent l’imagination de PĂ©cuchet comme des gravures obscĂšnes. — La premiĂšre rĂšgle, c’est de ne pas croire Ă  ce qu’elles disent. J’en ai connu qui, sous l’apparence de saintes, Ă©taient de vĂ©ritables Messalines ! Avant tout, il faut ĂȘtre hardi ! Mais la hardiesse ne se commande pas. PĂ©cuchet, quotidiennement, ajournait sa dĂ©cision, Ă©tait d’ailleurs intimidĂ© par la prĂ©sence de Germaine. EspĂ©rant qu’elle demanderait son compte, il en exigea un surcroĂźt de besogne, notait les fois qu’elle Ă©tait grise, remarquait tout haut sa malpropretĂ©, sa paresse, et fit si bien qu’on la renvoya. Alors PĂ©cuchet fut libre ! Avec quelle impatience il attendait la sortie de Bouvard ! Quel battement de cƓur, dĂšs que la porte Ă©tait refermĂ©e ! MĂ©lie travaillait sur un guĂ©ridon, prĂšs de la fenĂȘtre, Ă  la clartĂ© d’une chandelle ; de temps Ă  autre, elle cassait son fil avec ses dents, puis clignait les yeux, pour l’ajuster dans la fente de l’aiguille. D’abord, il voulut savoir quels hommes lui plaisaient. Était-ce, par exemple, ceux du genre de Bouvard ? Pas du tout ; elle prĂ©fĂ©rait les maigres. Il osa lui demander si elle avait eu des amoureux ? — Jamais ! Puis, se rapprochant, il contemplait son nez fin, sa bouche Ă©troite, le tour de sa figure. Il lui adressa des compliments et l’exhortait Ă  la sagesse. En se penchant sur elle, il apercevait dans son corsage des formes blanches, d’oĂč Ă©manait une tiĂšde senteur, qui lui chauffait la joue. Un soir, il toucha des lĂšvres les cheveux follets de sa nuque, et il en ressentit un Ă©branlement jusqu’à la moelle des os. Une autre fois, il la baisa sur le menton, en se retenant de ne pas mordre sa chair, tant elle Ă©tait savoureuse. Elle lui rendit son baiser. L’appartement tourna. Il n’y voyait plus. Il lui fit cadeau d’une paire de bottines, et la rĂ©galait souvent d’un verre d’anisette
 Pour lui Ă©viter du mal, il se levait de bonne heure, cassait le bois, allumait le feu, poussait l’attention jusqu’à nettoyer les chaussures de Bouvard. MĂ©lie ne s’évanouit pas, ne laissa pas tomber son mouchoir, et PĂ©cuchet ne savait Ă  quoi se rĂ©soudre, son dĂ©sir augmentant par la peur de le satisfaire. Bouvard faisait assidĂ»ment la cour Ă  Mme Bordin. Elle le recevait, un peu sanglĂ©e dans sa robe de soie gorge-de-pigeon, qui craquait comme le harnais d’un cheval, tout en maniant par contenance sa longue chaĂźne d’or. Leurs dialogues roulaient sur les gens de Chavignolles ou dĂ©funt son mari », autrefois huissier Ă  Livarot. Puis elle s’informa du passĂ© de Bouvard, curieuse de connaĂźtre ses farces de jeune homme », sa fortune incidemment, par quels intĂ©rĂȘts il Ă©tait liĂ© Ă  PĂ©cuchet. Il admirait la tenue de sa maison, et, quand il dĂźnait chez elle, la nettetĂ© du service, l’excellence de la table. Une suite de plats d’une saveur profonde, que coupait par intervalles Ă©gaux un vieux pomard, les menait jusqu’au dessert, oĂč ils Ă©taient fort longtemps Ă  prendre le cafĂ© ; et Mme Bordin, en dilatant les narines, trempait dans la soucoupe sa lĂšvre charnue, ombrĂ©e lĂ©gĂšrement d’un duvet noir. Un jour, elle apparut dĂ©colletĂ©e. Ses Ă©paules fascinĂšrent Bouvard. Comme il Ă©tait sur une petite chaise devant elle, il se mit Ă  lui passer les deux mains le long des bras. La veuve se fĂącha. Il ne recommença plus, mais il se figurait des rondeurs d’une amplitude et d’une consistance merveilleuse. Un soir que la cuisine de MĂ©lie l’avait dĂ©goĂ»tĂ©, il eut une joie en entrant dans le salon de Mme Bordin. C’est lĂ  qu’il aurait fallu vivre ! Le globe de la lampe, couvert d’un papier rose, Ă©pandait une lumiĂšre tranquille. Elle Ă©tait assise auprĂšs du feu ; et son pied passait le bord de sa robe. DĂšs les premiers mots, l’entretien tomba. Cependant elle le regardait, les cils Ă  demi fermĂ©s, d’une maniĂšre langoureuse, avec obstination. Bouvard n’y tint plus ! et s’agenouillant sur le parquet, il bredouilla — Je vous aime ! Marions-nous ! Mme Bordin respira fortement, puis, d’un air ingĂ©nu, dit qu’il plaisantait ; sans doute, on allait se moquer, ce n’était pas raisonnable. Cette dĂ©claration l’étourdissait. Bouvard objecta qu’ils n’avaient besoin du consentement de personne. — Qui vous arrĂȘte ? est-ce le trousseau ? Notre linge a une marque pareille, un B ! nous unirons nos majuscules. L’argument lui plut. Mais une affaire majeure l’empĂȘchait de se dĂ©cider avant la fin du mois. Et Bouvard gĂ©mit. Elle eut la dĂ©licatesse de le reconduire, escortĂ©e de Marianne, qui portait un falot. Les deux amis s’étaient cachĂ© leur passion. PĂ©cuchet comptait voiler toujours son intrigue avec la bonne. Si Bouvard s’y opposait, il l’emmĂšnerait vers d’autres lieux, fĂ»t-ce en AlgĂ©rie, oĂč l’existence n’est pas chĂšre ! Mais rarement il formait de ces hypothĂšses, plein de son amour, sans penser aux consĂ©quences. Bouvard projetait de faire du musĂ©um la chambre conjugale, Ă  moins que PĂ©cuchet ne s’y refusĂąt ; alors il habiterait le domicile de son Ă©pouse. Un aprĂšs-midi de la semaine suivante, c’était chez elle, dans son jardin, les bourgeons commençaient Ă  s’ouvrir, et il y avait, entre les nuĂ©es, de grands espaces bleus ; elle se baissa pour cueillir des violettes, et dit, en les prĂ©sentant — Saluez Mme Bouvard ! — Comment ! Est-ce vrai ? — Parfaitement vrai. Il voulut la saisir dans ses bras, elle le repoussa. — Quel homme ! Puis, devenue sĂ©rieuse, l’avertit que bientĂŽt elle lui demanderait une faveur. — Je vous l’accorde ! Ils fixĂšrent la signature de leur contrat Ă  jeudi prochain. Personne, jusqu’au dernier moment, n’en devait rien savoir. — Convenu ! Et il sortit les yeux au ciel, lĂ©ger comme un chevreuil. PĂ©cuchet, le matin du mĂȘme jour, s’était promis de mourir s’il n’obtenait pas les faveurs de sa bonne, et il l’avait accompagnĂ©e dans la cave, espĂ©rant que les tĂ©nĂšbres lui donneraient de l’audace. Plusieurs fois, elle avait voulu s’en aller ; mais il la retenait pour compter les bouteilles ; choisir des lattes, ou voir le fond des tonneaux, cela durait depuis longtemps. Elle se trouvait, en face de lui, sous la lumiĂšre du soupirail, droite, les paupiĂšres basses, le coin de la bouche un peu relevĂ©. — M’aimes-tu ? dit brusquement PĂ©cuchet. — Oui ! je vous aime. — Eh bien, alors, prouve-le-moi ! Et l’enveloppant du bras gauche, il commença de l’autre main Ă  dĂ©grafer son corset. — Vous allez me faire du mal ? — Non ! mon petit ange ! N’aie pas peur ! — Si M. Bouvard
 — Je ne lui dirai rien ! Sois tranquille ! Un tas de fagots se trouvait derriĂšre. Elle s’y laissa tomber, les seins hors de la chemise, la tĂȘte renversĂ©e ; puis se cacha la figure sous un bras ; et un autre eĂ»t compris qu’elle ne manquait pas d’expĂ©rience. Bouvard, bientĂŽt, arriva pour dĂźner. Le repas se fit en silence, chacun ayant peur de se trahir ; MĂ©lie les servait, impassible comme d’habitude ; PĂ©cuchet tournait les yeux, pour Ă©viter les siens, tandis que Bouvard, considĂ©rant les murs, songeait Ă  des amĂ©liorations. Huit jours aprĂšs, le jeudi, il rentra furieux. — La sacrĂ©e garce ! — Qui donc ? — Mme Bordin. Et il conta qu’il avait poussĂ© la dĂ©mence jusqu’à vouloir en faire sa femme ; mais tout Ă©tait fini, depuis un quart d’heure chez Marescot. Elle avait prĂ©tendu recevoir en dot les Écalles, dont il ne pouvait disposer, l’ayant comme la ferme, soldĂ©e en partie avec l’argent d’un autre. — Effectivement ! dit PĂ©cuchet. — Et moi ! qui ai eu la bĂȘtise de lui promettre une faveur Ă  son choix ! C’était celle-lĂ  ! j’y ai mis de l’entĂȘtement ; si elle m’aimait, elle m’eĂ»t cĂ©dĂ© ! La veuve, au contraire, s’était emportĂ©e en injures, avait dĂ©nigrĂ© son physique, sa bedaine. — Ma bedaine ! je te demande un peu ! PĂ©cuchet cependant Ă©tait sorti plusieurs fois, marchait les jambes Ă©cartĂ©es. — Tu souffres ? dit Bouvard. — Oh ! oui ! je souffre ! Et ayant fermĂ© la porte, PĂ©cuchet, aprĂšs beaucoup d’hĂ©sitations, confessa qu’il venait de se dĂ©couvrir une maladie secrĂšte. — Toi ? — Moi-mĂȘme ! — Ah ! mon pauvre garçon ! qui te l’a donnĂ©e ! Il devint encore plus rouge, et dit d’une voix encore plus basse — Ce ne peut ĂȘtre que MĂ©lie ! Bouvard en demeura stupĂ©fait. La premiĂšre chose Ă©tait de renvoyer la jeune personne. Elle protesta d’un air candide. Le cas de PĂ©cuchet Ă©tait grave, pourtant ; mais, honteux de sa turpitude, il n’osait voir le mĂ©decin. Bouvard imagina de recourir Ă  Barberou. Ils lui adressĂšrent le dĂ©tail de la maladie, pour le montrer Ă  un docteur qui la soignerait par correspondance. Barberou y mit du zĂšle, persuadĂ© qu’elle concernait Bouvard, et l’appela vieux roquentin, tout en le fĂ©licitant. — À mon Ăąge ! disait PĂ©cuchet, n’est-ce pas lugubre ! Mais pourquoi m’a-t-elle fait ça ? — Tu lui plaisais. — Elle aurait dĂ» me prĂ©venir. — Est-ce que la passion raisonne ! Et Bouvard se plaignait de Mme Bordin. Souvent, il l’avait surprise arrĂȘtĂ©e devant les Écalles, dans la compagnie de Marescot, en confĂ©rence avec Germaine, tant de manƓuvres pour un peu de terre ! — Elle est avare ! VoilĂ  l’explication ! Ils ruminaient ainsi leurs mĂ©comptes, dans la petite salle, au coin du feu. PĂ©cuchet, tout en avalant ses remĂšdes, Bouvard, en fumant des pipes, et ils dissertaient sur les femmes. — Étrange besoin, est-ce un besoin ? Elles poussent au crime, Ă  l’hĂ©roĂŻsme et Ă  l’abrutissement. L’enfer sous un jupon, le paradis dans un baiser ; ramage de tourterelle, ondulations de serpent, griffe de chat ; perfidie de la mer, variĂ©tĂ© de la lune. Ils dirent tous les lieux communs qu’elles ont fait rĂ©pandre. C’était le dĂ©sir d’en avoir qui avait suspendu leur amitiĂ©. Un remords les prit. — Plus de femmes, n’est-ce pas ? Vivons sans elles ! Et ils s’embrassĂšrent avec attendrissement. Il fallait rĂ©agir ; et Bouvard, aprĂšs la guĂ©rison de PĂ©cuchet, estima que l’hydrothĂ©rapie leur serait avantageuse. Germaine, revenue dĂšs le dĂ©part de l’autre, charriait tous les matins, la baignoire dans le corridor. Les deux bonshommes, nus comme des sauvages, se lançaient de grands seaux d’eau, puis ils couraient pour rejoindre leurs chambres. On les vit par la claire-voie ; et des personnes furent scandalisĂ©es. VIII Satisfaits de leur rĂ©gime, ils voulurent s’amĂ©liorer le tempĂ©rament par de la gymnastique. Et ayant pris le manuel d’Amoros, ils en parcoururent l’atlas. Tous ces jeunes garçons, accroupis, renversĂ©s, debout, pliant les jambes, Ă©cartant les bras, montrant le poing, soulevant des fardeaux, chevauchant des poutres, grimpant Ă  des Ă©chelles, cabriolant sur des trapĂšzes, un tel dĂ©ploiement de force et d’agilitĂ© excita leur envie. Cependant ils Ă©taient contristĂ©s par les splendeurs du gymnase, dĂ©crites dans la prĂ©face. Car jamais ils ne pourraient se procurer un vestibule pour les Ă©quipages, un hippodrome pour les courses, un bassin pour la natation, ni une montagne de gloire », colline artificielle, ayant trente-deux mĂštres de hauteur. Un cheval de voltige en bois avec le rembourrage eĂ»t Ă©tĂ© dispendieux, ils y renoncĂšrent ; le tilleul abattu dans le jardin leur servit de mĂąt horizontal ; et quand ils furent habiles Ă  le parcourir d’un bout Ă  l’autre, pour en avoir un vertical, ils replantĂšrent une poutrelle des contre-espaliers, PĂ©cuchet gravit jusqu’au haut. Bouvard glissait, retombait toujours, finalement, y renonça. Les bĂątons orthosomĂ©tiques » lui plurent davantage, c’est-Ă -dire deux manches Ă  balai reliĂ©s par deux cordes, dont la premiĂšre se passe sous les aisselles, la seconde sur les poignets ; et pendant des heures, il gardait cet appareil, le menton levĂ©, la poitrine en avant, les coudes le long du corps. À dĂ©faut d’haltĂšres, le charron tourna quatre morceaux de frĂȘne, qui ressemblaient Ă  des pains de sucre se terminant en goulot de bouteille. On doit porter ces massues Ă  droite, Ă  gauche, par devant, par derriĂšre ; mais trop lourdes, elles Ă©chappaient de leurs doigts, au risque de leur broyer les jambes. N’importe, ils s’acharnĂšrent aux mils persanes » et mĂȘme craignant qu’elles n’éclatassent, tous les soirs ils les frottaient avec de la cire et un morceau de drap. Ensuite, ils recherchĂšrent des fossĂ©s. Quand ils en avaient trouvĂ© un Ă  leur convenance, ils appuyaient au milieu une longue perche, s’élançaient du pied gauche, atteignaient l’autre bord, puis recommençaient. La campagne Ă©tant plate, on les apercevait au loin ; et les villageois se demandaient quelles Ă©taient ces deux choses extraordinaires, bondissant Ă  l’horizon. L’automne venu, ils se mirent Ă  la gymnastique de chambre ; elle les ennuya. Que n’avaient-ils le trĂ©moussoir ou fauteuil de poste, imaginĂ© sous Louis XIV par l’abbĂ© de Saint-Pierre. Comment Ă©tait-ce construit, oĂč se renseigner ? Dumouchel ne daigna pas mĂȘme leur rĂ©pondre. Alors, ils Ă©tablirent dans le fournil une bascule brachiale. Sur deux poulies vissĂ©es au plafond, passait une corde, tenant une traverse Ă  chaque bout. SitĂŽt qu’ils l’avaient prise, l’un poussait la terre de ses orteils, l’autre baissait les bras jusqu’au niveau du sol ; le premier, par sa pesanteur, attirait le second qui, lĂąchant un peu la cordelette, montait Ă  son tour ; en moins de cinq minutes, leurs membres dĂ©gouttelaient de sueur. Pour suivre les prescriptions du manuel, ils tĂąchĂšrent de devenir ambidextres, jusqu’à se priver de la main droite, temporairement. Ils firent plus Amoros indique les piĂšces de vers qu’il faut chanter dans les manƓuvres, et Bouvard et PĂ©cuchet, en marchant, rĂ©pĂ©taient l’hymne no 9 Un roi, un roi juste est un bien sur la terre. Quand ils se battaient les pectoraux Amis, la couronne et la gloire, etc. Au pas de course À nous l’animal timide ! Atteignons le cerf rapide ! Oui ! nous vaincrons ! Courons ! courons ! courons ! Et plus haletants que des chiens, ils s’animaient au bruit de leurs voix. Un cĂŽtĂ© de la gymnastique les exaltait son emploi comme moyen de sauvetage. Mais il aurait fallu des enfants, pour apprendre Ă  les porter dans des sacs, et ils priĂšrent le maĂźtre d’école de leur en fournir quelques-uns. Petit objecta que les familles se fĂącheraient. Ils se rabattirent sur les secours aux blessĂ©s. L’un feignait d’ĂȘtre Ă©vanoui, et l’autre le charriait dans une brouette, avec toutes sortes de prĂ©cautions. Quant aux escalades militaires, l’auteur prĂ©conise l’échelle de Bois-RosĂ©, ainsi nommĂ©e du capitaine qui surprit FĂ©camp autrefois, en montant par la falaise. D’aprĂšs la gravure du livre, ils garnirent de bĂątonnets un cĂąble, et l’attachĂšrent sous le hangar. DĂšs qu’on a enfourchĂ© le premier bĂąton, et saisi le troisiĂšme, on jette ses jambes en dehors, pour que le deuxiĂšme, qui Ă©tait tout Ă  l’heure contre la poitrine, se trouve juste sous les cuisses. On se redresse, on empoigne le quatriĂšme et l’on continue. MalgrĂ© de prodigieux dĂ©hanchements, il leur fut impossible d’atteindre le deuxiĂšme Ă©chelon. Peut-ĂȘtre a-t-on moins de mal en s’accrochant aux pierres avec les mains, comme firent les soldats de Bonaparte Ă  l’attaque du Fort-Chambray ? et pour vous rendre capable d’une telle action, Amoros possĂšde une tour dans son Ă©tablissement. Le mur en ruines pouvait la remplacer. Ils en tentĂšrent l’assaut. Mais Bouvard, ayant retirĂ© trop vite son pied d’un trou, eut peur et fut pris d’étourdissement. PĂ©cuchet en accusa leur mĂ©thode ils avaient nĂ©gligĂ© ce qui concerne les phalanges, si bien qu’ils devaient se remettre aux principes. Ses exhortations furent vaines ; et, dans son orgueil et sa prĂ©somption, il aborda les Ă©chasses. La nature semblait l’y avoir destinĂ©, car il employa tout de suite le grand modĂšle, ayant des palettes Ă  quatre pieds du sol, et, en Ă©quilibre lĂ -dessus, il arpentait le jardin, pareil Ă  une gigantesque cigogne qui se fĂ»t promenĂ©e. Bouvard, Ă  la fenĂȘtre, le vit tituber, puis s’abattre d’un bloc sur les haricots, dont les rames, en se fracassant, amortirent sa chute. On le ramassa couvert de terreau, les narines saignantes, livide, et il croyait s’ĂȘtre donnĂ© un effort. DĂ©cidĂ©ment la gymnastique ne convenait point Ă  des hommes de leur Ăąge ; ils l’abandonnĂšrent, n’osaient plus se mouvoir par crainte des accidents, et ils restaient tout le long du jour assis dans le musĂ©um, Ă  rĂȘver d’autres occupations. Ce changement d’habitudes influa sur la santĂ© de Bouvard. Il devint trĂšs lourd, soufflait aprĂšs ses repas comme un cachalot, voulut se faire maigrir, mangea moins, et s’affaiblit. PĂ©cuchet, Ă©galement, se sentait minĂ© », avait des dĂ©mangeaisons Ă  la peau et des plaques dans la gorge. — Ça ne va pas, disait-il, ça ne va pas. Bouvard imagina d’aller choisir Ă  l’auberge quelques bouteilles de vin d’Espagne, afin de se remonter la machine. Comme il en sortait, le clerc de Marescot et trois hommes apportaient Ă  Beljambe une grande table de noyer ; Monsieur » l’en remerciait beaucoup. Elle s’était parfaitement conduite. Bouvard connut ainsi la mode nouvelle des tables tournantes. Il en plaisanta le clerc. Cependant, par toute l’Europe, en AmĂ©rique, en Australie et dans les Indes, des millions de mortels passaient leur vie Ă  faire tourner des tables, et on dĂ©couvrait la maniĂšre de rendre les serins prophĂštes, de donner des concerts sans instruments, de correspondre aux moyens des escargots. La Presse offrant avec sĂ©rieux ces bourdes au public, le renforçait dans sa crĂ©dulitĂ©. Les esprits frappeurs avaient dĂ©barquĂ© au chĂąteau de Faverges, de lĂ  s’étaient rĂ©pandus dans le village, et le notaire principalement les questionnait. ChoquĂ© du scepticisme de Bouvard, il convia les deux amis Ă  une soirĂ©e de tables tournantes. Était-ce un piĂšge ? Mme Bordin se trouverait lĂ . PĂ©cuchet, seul, s’y rendit. Il y avait comme assistants, le maire, le percepteur, le capitaine, d’autres bourgeois et leurs Ă©pouses, Mme Vaucorbeil, Mme Bordin effectivement ; de plus, une ancienne sous-maĂźtresse de Mme Marescot, Mlle LaverriĂšre, personne un peu louche, avec des cheveux gris tombant en spirales sur les Ă©paules, Ă  la façon de 1830. Dans un fauteuil se tenait un cousin de Paris, costumĂ© d’un habit bleu et l’air impertinent. Les deux lampes de bronze, l’étagĂšre de curiositĂ©s, des romances Ă  vignette sur le piano, et des aquarelles minuscules dans des cadres exorbitants faisaient toujours l’étonnement de Chavignolles. Mais ce soir-lĂ  les yeux se portaient vers la table d’acajou. On l’éprouverait tout Ă  l’heure, et elle avait l’importance des choses qui contiennent un mystĂšre. Douze invitĂ©s prirent place autour d’elle, les mains Ă©tendues, les petits doigts se touchant. On n’entendait que le battement de la pendule. Les visages dĂ©notaient une attention profonde. Au bout de dix minutes, plusieurs se plaignirent de fourmillements dans les bras. PĂ©cuchet Ă©tait incommodĂ©. — Vous poussez ! dit le capitaine Ă  Foureau. — Pas du tout ! — Si fait ! — Ah ! Monsieur ! Le notaire les calma. À force de tendre l’oreille, on crut distinguer des craquements de bois. Illusion ! Rien ne bougeait. L’autre jour, quand les familles Aubert et Lormeau Ă©taient venues de Lisieux et qu’on avait empruntĂ© exprĂšs la table de Beljambe, tout avait si bien marchĂ© ! Mais celle-lĂ  aujourd’hui montrait un entĂȘtement
 Pourquoi ? Le tapis sans doute la contrariait, et on passa dans la salle Ă  manger. Le meuble choisi fut un large guĂ©ridon oĂč s’installĂšrent PĂ©cuchet, Girbal, Mme Marescot, et son cousin M. Alfred. Le guĂ©ridon, qui avait des roulettes, glissa vers la droite ; les opĂ©rateurs, sans dĂ©ranger leurs doigts, suivirent son mouvement, et de lui-mĂȘme il fit encore deux tours. On fut stupĂ©fait. Alors M. Alfred articula d’une voix haute — Esprit, comment trouves-tu ma cousine ? Le guĂ©ridon, en oscillant avec lenteur, frappa neuf coups. D’aprĂšs une pancarte, oĂč le nombre des coups se traduisait par des lettres, cela signifiait charmante ». Des bravos Ă©clatĂšrent. Puis Marescot, taquinant Mme Bordin, somma l’esprit de dĂ©clarer l’ñge exact qu’elle avait. Le pied du guĂ©ridon retomba cinq fois. — Comment ? cinq ans ! s’écria Girbal. — Les dizaines ne comptent pas, reprit Foureau. La veuve sourit, intĂ©rieurement vexĂ©e. Les rĂ©ponses aux autres questions manquĂšrent, tant l’alphabet Ă©tait compliquĂ©. Mieux valait la planchette, moyen expĂ©ditif et dont Mlle LaverriĂšre s’était mĂȘme servie pour noter sur un album les communications directes de Louis XII, ClĂ©mence Isaure, Franklin, Jean-Jacques Rousseau, etc. Ces mĂ©caniques se vendaient rue d’Aumale ; M. Alfred en promit une, puis s’adressant Ă  la sous-maĂźtresse — Mais pour le quart d’heure, un peu de piano, n’est-ce pas ? Une mazurke ! Deux accords plaquĂ©s vibrĂšrent. Il prit sa cousine Ă  la taille, disparut avec elle, revint. On Ă©tait rafraĂźchi par le vent de la robe qui frĂŽlait les portes en passant. Elle se renversait la tĂȘte, il arrondissait son bras. On admirait la grĂące de l’une, l’air fringant de l’autre ; et, sans attendre les petits fours, PĂ©cuchet se retira, Ă©bahi de la soirĂ©e. Il eut beau rĂ©pĂ©ter — Mais j’ai vu ! j’ai vu ! Bouvard niait les faits et nĂ©anmoins consentit Ă  expĂ©rimenter lui-mĂȘme. Pendant quinze jours, ils passĂšrent leurs aprĂšs-midi en face l’un de l’autre les mains sur une table, puis sur un chapeau, sur une corbeille, sur des assiettes. Tous ces objets demeurĂšrent immobiles. Le phĂ©nomĂšne des tables tournantes n’en est pas moins certain. Le vulgaire l’attribue Ă  des esprits, Faraday au prolongement de l’action nerveuse, Chevreul Ă  l’inconscience des efforts, ou peut-ĂȘtre, comme admet SĂ©gouin, se dĂ©gage-t-il de l’assemblage des personnes une impulsion, un courant magnĂ©tique ? Cette hypothĂšse fit rĂȘver PĂ©cuchet. Il prit dans sa bibliothĂšque le Guide du magnĂ©tiseur par MontacabĂšre, le relut attentivement, et initia Bouvard Ă  la thĂ©orie. Tous les corps animĂ©s reçoivent et communiquent l’influence des astres. PropriĂ©tĂ© analogue Ă  la vertu de l’aimant. En dirigeant cette force on peut guĂ©rir les malades, voilĂ  le principe. La science, depuis Mesmer, s’est dĂ©veloppĂ©e, mais il importe toujours de verser le fluide et de faire des passes qui, premiĂšrement, doivent endormir. — Eh bien, endors-moi ! dit Bouvard. — Impossible, rĂ©pliqua PĂ©cuchet, pour subir l’action magnĂ©tique et pour la transmettre, la foi est indispensable. Puis considĂ©rant Bouvard — Ah ! quel dommage. — Comment ? — Oui, si tu voulais, avec un peu de pratique, il n’y aurait pas de magnĂ©tiseur comme toi ! Car il possĂ©dait tout ce qu’il faut l’abord prĂ©venant, une constitution robuste et un moral solide. Cette facultĂ© qu’on venait de lui dĂ©couvrir flatta Bouvard. Il se plongea sournoisement dans MontacabĂšre. Puis, comme Germaine avait des bourdonnements d’oreilles qui l’assourdissaient, il dit un soir d’un ton nĂ©gligĂ© — Si on essayait du magnĂ©tisme ? Elle ne s’y refusa pas. Il s’assit devant elle, lui prit les deux pouces dans ses mains et la regarda fixement, comme s’il n’eĂ»t fait autre chose de toute sa vie. La bonne femme, une chaufferette sous les talons, commença par flĂ©chir le cou ; ses yeux se fermĂšrent et, tout doucement, elle se mit Ă  ronfler. Au bout d’une heure qu’ils la contemplaient, PĂ©cuchet dit Ă  voix basse — Que sentez-vous ? Elle se rĂ©veilla. Plus tard sans doute la luciditĂ© viendrait. Ce succĂšs les enhardit, et, reprenant avec aplomb l’exercice de la mĂ©decine, ils soignĂšrent Chamberlan, le bedeau, pour ses douleurs intercostales ; Migraine, le maçon, affectĂ© d’une nĂ©vrose de l’estomac ; la mĂšre Varin, dont l’encĂ©phaloĂŻde sous la clavicule exigeait, pour se nourrir, des emplĂątres de viande ; un goutteux, le pĂšre Lemoine, qui se traĂźnait au bord des cabarets ; un phtisique, un hĂ©miplĂ©gique, bien d’autres. Ils traitĂšrent aussi des coryzas et des engelures. AprĂšs l’exploration de la maladie, ils s’interrogeaient du regard pour savoir quelles passes employer, si elles devaient ĂȘtre Ă  grands ou Ă  petits courants, ascendantes ou descendantes, longitudinales, transversales, biditiges, triditiges ou mĂȘme quinditiges. Quand l’un en avait trop, l’autre le remplaçait. Puis, revenus chez eux, ils notaient les observations sur le journal du traitement. Leurs maniĂšres onctueuses captĂšrent le monde. Cependant on prĂ©fĂ©rait Bouvard, et sa rĂ©putation parvint jusqu’à Falaise, quand il eut guĂ©ri la BarbĂ©e, la fille du pĂšre Barbey, un ancien capitaine au long cours. Elle sentait comme un clou Ă  l’occiput, parlait d’une voix rauque, restait souvent plusieurs jours sans manger, puis dĂ©vorait du plĂątre ou du charbon. Ses crises nerveuses, dĂ©butant par des sanglots, se terminaient dans un flux de larmes ; et on avait pratiquĂ© tous les remĂšdes, depuis les tisanes jusqu’aux moxas, si bien que, par lassitude, elle accepta les offres de Bouvard. Quand il eut congĂ©diĂ© la servante et poussĂ© les verrous, il se mit Ă  frictionner son abdomen en appuyant sur la place des ovaires. Un bien-ĂȘtre se manifesta par des soupirs et des bĂąillements. Il lui posa un doigt entre les sourcils au haut du nez ; tout Ă  coup elle devint inerte. Si on levait ses bras, ils retombaient ; sa tĂȘte garda les attitudes qu’il voulut, et les paupiĂšres Ă  demi closes, en vibrant d’un mouvement spasmodique, laissaient apercevoir les globes des yeux, qui roulaient avec lenteur ; ils se fixĂšrent dans les angles, convulsĂ©s. Bouvard lui demanda si elle souffrait, elle rĂ©pondit que non ; ce qu’elle Ă©prouvait maintenant, elle distinguait l’intĂ©rieur de son corps. — Qu’y voyez-vous ? — Un ver. — Que faut-il pour le tuer ? Son front se plissa — Je cherche
 ; je ne peux pas, je ne peux pas. À la deuxiĂšme sĂ©ance, elle se prescrivit un bouillon d’orties ; Ă  la troisiĂšme, de l’herbe au chat. Les crises s’attĂ©nuĂšrent, disparurent. C’était vraiment comme un miracle. L’addigitation nasale ne rĂ©ussit point avec les autres, et pour amener le somnambulisme, ils projetĂšrent de construire un baquet mesmĂ©rien. DĂ©jĂ  mĂȘme PĂ©cuchet avait recueilli de la limaille et nettoyĂ© une vingtaine de bouteilles, quand un scrupule l’arrĂȘta. Parmi les malades, il viendrait des personnes du sexe. — Et que ferons-nous s’il leur prend des accĂšs d’érotisme furieux ? Cela n’eĂ»t pas arrĂȘtĂ© Bouvard ; mais Ă  cause des potins et du chantage peut-ĂȘtre, mieux valait s’abstenir. Ils se contentĂšrent d’un harmonica et le portaient avec eux dans les maisons, ce qui rĂ©jouissait les enfants. Un jour que Migraine Ă©tait plus mal, ils y recoururent. Les sons cristallins l’exaspĂ©rĂšrent ; mais Deleuze ordonne de ne pas s’effrayer des plaintes ; la musique continua. — Assez ! assez ! criait-il. Un peu de patience, rĂ©pĂ©tait Bouvard. PĂ©cuchet tapotait plus vite sur les lames de verre, et l’instrument vibrait, et le pauvre homme hurlait, quand le mĂ©decin parut attirĂ© par le vacarme — Comment, encore vous ? s’écria-t-il, furieux de les retrouver toujours chez ses clients. Ils expliquĂšrent leur moyen magnĂ©tique. Alors il tonna contre le magnĂ©tisme, un tas de jongleries, et dont les effets proviennent de l’imagination. Cependant on magnĂ©tise des animaux, MontacabĂšre l’affirme, et M. Fontaine est parvenu Ă  magnĂ©tiser une lionne. Ils n’avaient pas de lionne, mais le hasard leur offrit une autre bĂȘte. Car le lendemain Ă  six heures un valet de charrue vint leur dire qu’on les rĂ©clamait Ă  la ferme, pour une vache dĂ©sespĂ©rĂ©e. Ils y coururent. Les pommiers Ă©taient en fleurs et l’herbe, dans la cour, fumait sous le soleil levant. Au bord de la mare, Ă  demi couverte d’un drap, une vache beuglait, grelottante des seaux d’eau qu’on lui jetait sur le corps, et, dĂ©mesurĂ©ment gonflĂ©e, elle ressemblait Ă  un hippopotame. Sans doute, elle avait pris du venin » en pĂąturant dans les trĂšfles. Le pĂšre et la mĂšre Gouy se dĂ©solaient, car le vĂ©tĂ©rinaire ne pouvait venir, et un charron qui savait des mots contre l’enflure ne voulait pas se dĂ©ranger ; mais ces messieurs dont la bibliothĂšque Ă©tait cĂ©lĂšbre, devaient connaĂźtre un secret. Ayant retroussĂ© leurs manches, ils se placĂšrent l’un devant les cornes, l’autre Ă  la croupe, et, avec de grands efforts intĂ©rieurs et une gesticulation frĂ©nĂ©tique, ils Ă©cartaient les doigts pour Ă©pandre sur l’animal des ruisseaux de fluide, tandis que le fermier, son Ă©pouse, leur garçon et des voisins, les regardaient presque effrayĂ©s. Les gargouillements que l’on entendait dans le ventre de la vache provoquĂšrent des borborygmes au fond de ses entrailles. Elle Ă©mit un vent. PĂ©cuchet dit alors — C’est une porte ouverte Ă  l’espĂ©rance, un dĂ©bouchĂ©, peut-ĂȘtre. Le dĂ©bouchĂ© s’opĂ©ra, l’espĂ©rance jaillit dans un paquet de matiĂšres jaunes Ă©clatant avec la force d’un obus. Les cuirs se desserrĂšrent, la vache dĂ©gonfla ; une heure aprĂšs il n’y paraissait plus. Ce n’était pas l’effet de l’imagination, certainement. Donc le fluide contient une vertu particuliĂšre. Elle se laisse enfermer dans des objets oĂč on ira la prendre sans qu’elle se trouve affaiblie. Un tel moyen Ă©pargne les dĂ©placements. Ils l’adoptĂšrent, et ils envoyaient Ă  leurs pratiques des jetons magnĂ©tisĂ©s, des mouchoirs magnĂ©tisĂ©s, de l’eau magnĂ©tisĂ©e, du pain magnĂ©tisĂ©. Puis, continuant leurs Ă©tudes, ils abandonnĂšrent les passes pour le systĂšme de PuysĂ©gur, qui remplace le magnĂ©tiseur par un vieil arbre, au tronc duquel une corde s’enroule. Un poirier dans leur masure semblait fait tout exprĂšs. Ils le prĂ©parĂšrent en l’embrassant fortement Ă  plusieurs reprises. Un banc fut Ă©tabli en dessous. Leurs habituĂ©s s’y rangeaient et ils obtinrent des rĂ©sultats si merveilleux que, pour enfoncer Vaucorbeil, ils le conviĂšrent Ă  une sĂ©ance, avec les notables du pays. Pas un n’y manqua. Germaine les reçut dans la petite salle, en priant de faire excuse », ses maĂźtres allaient venir. De temps Ă  autre, on entendait un coup de sonnette. C’étaient des malades qu’elle introduisait ailleurs. Les invitĂ©s se montraient du coude les fenĂȘtres poussiĂ©reuses, les taches sur les lambris, la peinture s’éraillant ; et le jardin Ă©tait lamentable. Du bois mort partout ! Deux bĂątons, devant la brĂšche du mur, barraient le verger. PĂ©cuchet se prĂ©senta. — À vos ordres, messieurs ! Et l’on vit au fond, sous le poirier d’ÉdouĂŻn, plusieurs personnes assises. Chamberlan, sans barbe, comme un prĂȘtre, et en soutanelle de lasting avec une calotte de cuir, s’abandonnait Ă  des frissons occasionnĂ©s par sa douleur intercostale ; Migraine, souffrant toujours de l’estomac, grimaçait prĂšs de lui ; la mĂšre Varin, pour cacher sa tumeur, portait un chĂąle Ă  plusieurs tours ; le pĂšre Lemoine, pieds nus dans des savates, avait ses bĂ©quilles sous les jarrets, et la BarbĂ©e, en costume des dimanches, Ă©tait pĂąle extraordinairement. De l’autre cĂŽtĂ© de l’arbre, on trouva d’autres personnes une femme Ă  figure d’albinos Ă©pongeait les glandes suppurantes de son cou ; le visage d’une petite fille disparaissait Ă  moitiĂ© sous des lunettes bleues ; un vieillard, dont une contracture dĂ©formait l’échine, heurtait de ses mouvements involontaires Marcel, une espĂšce d’idiot, couvert d’une blouse en loques et d’un pantalon rapiĂ©cĂ©. Son bec-de-liĂšvre, mal recousu, laissait voir ses incisives, et des linges embobelinaient sa joue, tumĂ©fiĂ©e par une Ă©norme fluxion. Tous tenaient Ă  la main une ficelle descendant de l’arbre, et des oiseaux chantaient ; l’odeur du gazon attiĂ©di se roulait dans l’air. Le soleil passait entre les branches. On marchait sur de la mousse. Cependant les sujets, au lieu de dormir, Ă©carquillaient leurs paupiĂšres. — Jusqu’à prĂ©sent, ce n’est pas drĂŽle, dit Foureau. Commencez, je m’éloigne une minute. Et il revint, en fumant dans un Abd-el-Kader, reste dernier de la porte aux pipes. PĂ©cuchet se rappela un excellent moyen de magnĂ©tisation. Il mit dans sa bouche tous les nez des malades et aspira leur haleine pour tirer Ă  lui l’électricitĂ©, et en mĂȘme temps Bouvard Ă©treignait l’arbre, dans le but d’accroĂźtre le fluide. Le maçon interrompit ses hoquets, le bedeau fut moins agitĂ©, l’homme Ă  la contracture ne bougea plus. On pouvait maintenant s’approcher d’eux, leur faire subir toutes les Ă©preuves. Le mĂ©decin, avec sa lancette, piqua sous l’oreille Chamberlan, qui tressaillit un peu. La sensibilitĂ© chez les autres fut Ă©vidente ; le goutteux poussa un cri. Quant Ă  la BarbĂ©e, elle souriait comme dans un rĂȘve, et un filet de sang lui coulait sous la mĂąchoire. Foureau, pour l’éprouver lui-mĂȘme, voulut saisir la lancette, et le docteur l’ayant refusĂ©e, il pinça la malade fortement. Le capitaine lui chatouilla les narines avec une plume, le percepteur allait lui enfoncer une Ă©pingle sous la peau. — Laissez-la donc, dit Vaucorbeil, rien d’étonnant, aprĂšs tout ! une hystĂ©rique ! le diable y perdrait son latin ! — Celle-lĂ , dit PĂ©cuchet, en dĂ©signant Victoire, la femme scrofuleuse, est un mĂ©decin ! elle reconnaĂźt les affections et indique les remĂšdes. Langlois brĂ»lait de la consulter sur son catarrhe ; il n’osa ; mais Coulon, plus brave, demanda quelque chose pour ses rhumatismes. PĂ©cuchet lui mit la main droite dans la main gauche de Victoire, et, les cils toujours clos, les pommettes un peu rouges, les lĂšvres frĂ©missantes, la somnambule, aprĂšs avoir divaguĂ©, ordonna du valum bĂ©cum. Elle avait servi Ă  Bayeux chez un apothicaire. Vaucorbeil en infĂ©ra qu’elle voulait dire de l’album grĂŠcum, mot entrevu, peut-ĂȘtre, dans la pharmacie. Puis il aborda le pĂšre Lemoine qui, selon Bouvard, percevait les objets Ă  travers les corps opaques. C’était un ancien maĂźtre d’école tombĂ© dans la crapule. Des cheveux blancs s’éparpillaient autour de sa figure, et, adossĂ© contre l’arbre, les paumes ouvertes, il dormait en plein soleil d’une façon majestueuse. Le mĂ©decin attacha sur ses paupiĂšres une double cravate, et Bouvard, lui prĂ©sentant un journal, dit impĂ©rieusement — Lisez ! Il baissa le front, remua les muscles de sa face, puis se renversa la tĂȘte et finit par Ă©peler — Cons-ti-tu-tion-nel. — Mais avec de l’adresse on fait glisser tous les bandeaux ! Ces dĂ©nĂ©gations du mĂ©decin rĂ©voltaient PĂ©cuchet. Il s’aventura jusqu’à prĂ©tendre que la BarbĂ©e pourrait dĂ©crire ce qui se passait actuellement dans sa propre maison. — Soit, rĂ©pondit le docteur. Et ayant tirĂ© sa montre — À quoi ma femme s’occupe-t-elle ? La BarbĂ©e hĂ©sita longtemps ; puis, d’un air maussade — Hein ! quoi ? Ah ! j’y suis ! Elle coud des rubans Ă  un chapeau de paille. Vaucorbeil arracha une feuille de son calepin et Ă©crivit un billet, que le clerc de Marescot s’empressa de porter. La sĂ©ance Ă©tait finie. Les malades s’en allĂšrent. Bouvard et PĂ©cuchet, en somme, n’avaient pas rĂ©ussi. Cela tenait-il Ă  la tempĂ©rature ou Ă  l’odeur du tabac, ou au parapluie de l’abbĂ© Jeufroy, qui avait une garniture de cuivre, mĂ©tal contraire Ă  l’émission fluidique ? Vaucorbeil haussa les Ă©paules. Cependant il ne pouvait contester la bonne foi de MM. Deleuze, Bertrand, Morin, Jules Cloquet. Or, ces maĂźtres affirment que des somnambules ont prĂ©dit des Ă©vĂ©nements, subi, sans douleur, des opĂ©rations cruelles. L’abbĂ© rapporta des histoires plus Ă©tonnantes. Un missionnaire a vu des brahmanes parcourir une route la tĂȘte en bas ; le Grand-Lama au Thibet se fend les boyaux, pour rendre des oracles. — Plaisantez-vous ? dit le mĂ©decin. — Nullement ! — Allons donc ! Quelle farce ! Et la question se dĂ©tournant, chacun produisit des anecdotes. — Moi, dit l’épicier, j’ai eu un chien qui Ă©tait toujours malade quand le mois commençait par un vendredi. — Nous Ă©tions quatorze enfants, reprit le juge de paix. Je suis nĂ© un 14, mon mariage eut lieu un 14 et le jour de ma fĂȘte tombe un 14 ! Expliquez-moi ça. Beljambe avait rĂȘvĂ©, bien des fois, le nombre des voyageurs qu’il aurait le lendemain dans son auberge, et Petit conta le souper de Cazotte. Le curĂ© alors fit cette rĂ©flexion — Pourquoi ne pas voir lĂ  dedans, tout simplement
 — Les dĂ©mons, n’est-ce pas ? dit Vaucorbeil. L’abbĂ©, au lieu de rĂ©pondre, eut un signe de tĂȘte. Marescot parla de la Pythie de Delphes. — Sans aucun doute, des miasmes. — Ah ! les miasmes, maintenant. — Moi, j’admets un fluide, reprit Bouvard. — Nervoso-sidĂ©ral, ajouta PĂ©cuchet. — Mais prouvez-le ! montrez-le ! votre fluide ! D’ailleurs les fluides sont dĂ©modĂ©s, Ă©coutez-moi. Vaucorbeil alla plus loin se mettre Ă  l’ombre. Les bourgeois le suivirent. — Si vous dites Ă  un enfant Je suis un loup, je vais te manger, » il se figure que vous ĂȘtes un loup et il a peur ; c’est donc un rĂȘve commandĂ© par des paroles. De mĂȘme le somnambule accepte les fantaisies que l’on voudra. Il se souvient et n’imagine pas, obĂ©it toujours, n’a que des sensations quand il croit penser. De cette maniĂšre, des crimes sont suggĂ©rĂ©s et des gens vertueux pourront se voir bĂȘtes fĂ©roces et devenir anthropophages involontairement. On regarda Bouvard et PĂ©cuchet. Leur science avait des pĂ©rils pour la sociĂ©tĂ©. Le clerc de Marescot reparut dans le jardin, en brandissant une lettre de Mme Vaucorbeil. Le docteur la dĂ©cacheta, pĂąlit et enfin lut ces mots Je couds des rubans Ă  un chapeau de paille. » La stupĂ©faction empĂȘcha de rire. — Une coĂŻncidence, parbleu ! Ça ne prouve rien. Et comme les deux magnĂ©tiseurs avaient un air de triomphe, il se retourna sous la porte pour leur dire — Ne continuez plus ! ce sont des amusements dangereux ! Le curĂ©, en emmenant son bedeau, le tança vertement. — Êtes-vous fou ! sans ma permission ! Des manƓuvres dĂ©fendues par l’Église ! Tout le monde venait de partir ; Bouvard et PĂ©cuchet causaient sur le vigneau avec l’instituteur, quand Marcel dĂ©busqua du verger, la mentonniĂšre dĂ©faite, et il bredouillait — GuĂ©ri ! guĂ©ri ! Bons messieurs ! — Bien ! assez ! laisse-nous tranquilles ! — Ah ! bons messieurs, je vous aime ! serviteur ! Petit, homme de progrĂšs, avait trouvĂ© l’explication du mĂ©decin terre Ă  terre, bourgeoise. La science est un monopole aux mains des riches. Elle exclut le peuple Ă  la vieille analyse du moyen Ăąge, il est temps que succĂšde une synthĂšse large et primesautiĂšre. La vĂ©ritĂ© doit s’obtenir par le cƓur, et, se dĂ©clarant spiritiste, il indiqua plusieurs ouvrages, dĂ©fectueux sans doute, mais qui Ă©taient le signe d’une aurore. Ils se les firent envoyer. Le spiritisme pose en dogme l’amĂ©lioration fatale de notre espĂšce. La terre un jour deviendra le ciel, et c’est pourquoi cette doctrine charmait l’instituteur. Sans ĂȘtre catholique, elle se rĂ©clame de saint Augustin et de saint Louis. Allan-Kardec publie mĂȘme des fragments dictĂ©s par eux et qui sont au niveau des opinions contemporaines. Elle est pratique, bienfaisante et nous rĂ©vĂšle, comme le tĂ©lescope, les mondes supĂ©rieurs. Les esprits, aprĂšs la mort et dans l’extase, y sont transportĂ©s. Mais quelquefois ils descendent sur notre globe, oĂč ils font craquer les meubles, se mĂȘlent Ă  nos divertissements, goĂ»tent les beautĂ©s de la nature et les plaisirs des arts. Cependant plusieurs d’entre nous possĂšdent une trompe aromale, c’est-Ă -dire derriĂšre le crĂąne un long tuyau qui monte depuis les cheveux jusqu’aux planĂštes et nous permet de converser avec les esprits de Saturne ; les choses intangibles n’en sont pas moins rĂ©elles, et de la terre aux astres, des astres Ă  la terre, c’est un va-et-vient, une transmission, un Ă©change continu. Alors le cƓur de PĂ©cuchet se gonfla d’aspirations dĂ©sordonnĂ©es, et, quand la nuit Ă©tait venue, Bouvard le surprenait Ă  sa fenĂȘtre contemplant ces espaces lumineux qui sont peuplĂ©s d’esprits. Swedenborg y a fait de grands voyages. Car, en moins d’un an, il a explorĂ© VĂ©nus, Mars, Saturne et vingt-trois fois Jupiter. De plus, il a vu Ă  Londres JĂ©sus-Christ, il a vu saint Paul, il a vu saint Jean, il a vu MoĂŻse, et, en 1736, il a mĂȘme vu le jugement dernier. Aussi nous donne-t-il des descriptions du ciel. On y trouve des fleurs, des palais, des marchĂ©s et des Ă©glises, absolument comme chez nous. Les anges, hommes autrefois, couchent leurs pensĂ©es sur des feuillets, devisent des choses du mĂ©nage ou bien de matiĂšres spirituelles, et les emplois ecclĂ©siastiques appartiennent Ă  ceux qui, dans leur vie terrestre, ont cultivĂ© l’Écriture sainte. Quant Ă  l’enfer, il est plein d’une odeur nausĂ©abonde, avec des cahutes, des tas d’immondices, des personnes mal habillĂ©es. Et PĂ©cuchet s’abĂźmait l’intellect pour comprendre ce qu’il y a de beau dans ces rĂ©vĂ©lations. Elles parurent Ă  Bouvard le dĂ©lire d’un imbĂ©cile. Tout cela dĂ©passe les bornes de la nature ! Qui les connaĂźt cependant ? Et ils se livrĂšrent aux rĂ©flexions suivantes Des bateleurs peuvent illusionner une foule ; un homme ayant des passions violentes en remuera d’autres ; mais comment la seule volontĂ© agirait-elle sur de la matiĂšre inerte ? Un Bavarois, dit-on, mĂ»rit les raisins ; M. Gervais a ranimĂ© un hĂ©liotrope ; un plus fort, Ă  Toulouse, Ă©carte les nuages. Faut-il admettre une substance intermĂ©diaire entre le monde et nous ? L’od, un nouvel impondĂ©rable, une sorte d’électricitĂ©, n’est pas autre chose, peut-ĂȘtre ? Ses Ă©missions expliquent la lueur que les magnĂ©tisĂ©s croient voir, les feux errants des cimetiĂšres, la forme des fantĂŽmes. Ces images ne seraient donc pas une illusion, et les dons extraordinaires des possĂ©dĂ©s, pareils Ă  ceux des somnambules, auraient une cause physique ? Quelle qu’en soit l’origine, il y a une essence, un agent secret et universel. Si nous pouvions le tenir, on n’aurait pas besoin de la force, de la durĂ©e. Ce qui demande des siĂšcles se dĂ©velopperait en une minute ; tout miracle serait praticable et l’univers Ă  notre disposition. La magie provenait de cette convoitise Ă©ternelle de l’esprit humain. On a, sans doute, exagĂ©rĂ© sa valeur, mais elle n’est pas un mensonge. Des Orientaux qui la connaissent exĂ©cutent des prodiges. Tous les voyageurs le dĂ©clarent, et, au Palais-Royal, M. Dupotet trouble avec son doigt l’aiguille aimantĂ©e. Comment devenir magicien ? Cette idĂ©e leur parut folle d’abord, mais elle revint, les tourmenta, et ils y cĂ©dĂšrent, tout en affectant d’en rire. Un rĂ©gime prĂ©paratoire est indispensable. Afin de mieux s’exalter, ils vivaient la nuit, jeĂ»naient, et, voulant faire de Germaine un mĂ©dium plus dĂ©licat, rationnĂšrent sa nourriture. Elle se dĂ©dommageait sur la boisson, et but tant d’eau-de-vie qu’elle acheva promptement de s’alcooliser. Leurs promenades dans le corridor la rĂ©veillaient. Elle confondait le bruit de leurs pas avec ses bourdonnements d’oreilles et les voix imaginaires qu’elle entendait sortir des murs. Un jour qu’elle avait mis, le matin, un carrelet dans la cave, elle eut peur en le voyant tout couvert de feu, se trouva dĂ©sormais plus mal et finit par croire qu’ils lui avaient jetĂ© un sort. EspĂ©rant gagner des visions, ils se comprimĂšrent la nuque rĂ©ciproquement, ils se firent des sachets de belladone, enfin ils adoptĂšrent la boĂźte magique une petite boĂźte d’oĂč s’élĂšve un champignon hĂ©rissĂ© de clous et que l’on garde sur le cƓur par le moyen d’un ruban attachĂ© Ă  la poitrine. Tout rata ; mais ils pouvaient employer le cercle de Dupotet. PĂ©cuchet, avec du charbon, barbouilla sur le sol une rondelle noire afin d’y enclore les esprits animaux que devaient aider les esprits ambiants, et, heureux de dominer Bouvard, il lui dit d’un air pontifical — Je te dĂ©fie de le franchir ! Bouvard considĂ©ra cette place ronde. BientĂŽt son cƓur battit, ses yeux se troublaient. — Ah ! finissons ! Et il sauta par-dessus pour fuir un malaise inexprimable. PĂ©cuchet, dont l’exaltation allait croissant, voulut faire apparaĂźtre un mort. Sous le Directoire, un homme, rue de l’Échiquier, montrait les victimes de la Terreur. Les exemples de revenants sont innombrables. Que ce soit une apparence, qu’importe ! il s’agit de la produire. Plus le dĂ©funt nous touche de prĂšs, mieux il accourt Ă  notre appel ; mais il n’avait aucune relique de sa famille, ni bague, ni miniature, pas un cheveu, tandis que Bouvard Ă©tait dans les conditions Ă  Ă©voquer son pĂšre ; et comme il tĂ©moignait de la rĂ©pugnance, PĂ©cuchet lui demanda — Que crains-tu ? — Moi ? Oh ! rien du tout ! Fais ce que tu voudras ! Ils soudoyĂšrent Chamberlan, qui leur fournit en cachette une vieille tĂȘte de mort. Un couturier leur tailla deux houppelandes noires, avec un capuchon comme Ă  la robe de moine. La voiture de Falaise leur apporta un long rouleau dans une enveloppe. Puis ils se mirent Ă  l’Ɠuvre, l’un curieux de l’exĂ©cuter, l’autre ayant peur d’y croire. Le musĂ©um Ă©tait tendu comme un catafalque. Trois flambeaux brĂ»laient au bord de la table poussĂ©e contre le mur, sous le portrait du pĂšre Bouvard que dominait la tĂȘte de mort. Ils avaient mĂȘme fourrĂ© une chandelle dans l’intĂ©rieur du crĂąne, et des rayons se projetaient par les deux orbites. Au milieu, sur une chaufferette, de l’encens fumait. Bouvard se tenait derriĂšre ; et PĂ©cuchet, lui tournant le dos, jetait dans l’ñtre des poignĂ©es de soufre. Avant d’appeler un mort, il faut le consentement des dĂ©mons. Or, ce jour-lĂ  Ă©tait un vendredi, jour qui appartient Ă  BĂ©chet on devait s’occuper de BĂ©chet premiĂšrement. Bouvard ayant saluĂ© de droite et de gauche, flĂ©chi le menton et levĂ© les bras, commença — Par Éthaniel, Anazin, Ischyros
 Il avait oubliĂ© le reste. PĂ©cuchet, bien vite, souffla les mots, notĂ©s sur un carton — Ischyros, Athanatos, AdonaĂŻ, SadaĂŻ, Éloy, Messiasos la kyrielle Ă©tait longue, je te conjure, je t’observe, je t’ordonne, ĂŽ BĂ©chet ! Puis baissant la voix — OĂč es-tu, BĂ©chet ? BĂ©chet ! BĂ©chet ! BĂ©chet ! Bouvard s’affaissa dans le fauteuil, et il Ă©tait bien aise de ne pas voir BĂ©chet, un instinct lui reprochant sa tentative comme un sacrilĂšge. OĂč Ă©tait l’ñme de son pĂšre ? Pouvait-elle l’entendre ? Si tout Ă  coup elle allait venir ? Les rideaux se remuaient avec lenteur, sous le vent qui entrait par un carreau fĂȘlĂ©, et les cierges balançaient des ombres sur le crĂąne de mort et sur la figure peinte. Une couleur terreuse les brunissait Ă©galement. De la moisissure dĂ©vorait les pommettes, les yeux n’avaient plus de lumiĂšre, mais une flamme brillait au-dessus, dans les trous de la tĂȘte vide. Elle semblait quelquefois prendre la place de l’autre, poser sur le collet de la redingote, avoir ses favoris ; et la toile, Ă  demi dĂ©clouĂ©e, oscillait, palpitait. Peu Ă  peu, ils sentirent comme l’effleurement d’une haleine, l’approche d’un ĂȘtre impalpable. Des gouttes de sueur mouillaient le front de PĂ©cuchet, et voilĂ  que Bouvard se mit Ă  claquer des dents, une crampe lui serrait l’épigastre ; le plancher, comme une onde, fuyait sous ses talons ; le soufre qui brĂ»lait dans la cheminĂ©e se rabattit Ă  grosses volutes ; des chauves-souris en mĂȘme temps tournoyaient ; un cri s’éleva ; qui Ă©tait-ce ? Et ils avaient sous leurs capuchons des figures tellement dĂ©composĂ©es que leur effroi en redoublait, n’osant faire un geste ni mĂȘme parler ; quand derriĂšre la porte ils entendirent des gĂ©missements comme ceux d’une Ăąme en peine. Enfin ils se hasardĂšrent. C’était leur vieille bonne qui, les espionnant par une fente de la cloison, avait cru voir le diable, et, Ă  genoux dans le corridor, elle multipliait les signes de croix. Tout raisonnement fut inutile. Elle les quitta le soir mĂȘme, ne voulant plus servir des gens pareils. Germaine bavarda. Chamberlan perdit sa place, et il se forma contre eux une sourde coalition entretenue par l’abbĂ© Jeufroy, Mme Bordin et Foureau. Leur maniĂšre de vivre, qui n’était pas celle des autres, dĂ©plaisait. Ils devinrent suspects et mĂȘme inspiraient une vague terreur. Ce qui les ruina surtout dans l’opinion, ce fut le choix de leur domestique. À dĂ©faut d’un autre, ils avaient pris Marcel. Son bec-de-liĂšvre, sa hideur et son baragouin Ă©cartaient de sa personne. Enfant abandonnĂ©, il avait grandi au hasard dans les champs et conservait de sa longue misĂšre une faim irrassasiable. Les bĂȘtes mortes de maladie, du lard en pourriture, un chien Ă©crasĂ©, tout lui convenait, pourvu que le morceau fĂ»t gros ; et il Ă©tait doux comme un mouton, mais entiĂšrement stupide. La reconnaissance l’avait poussĂ© Ă  s’offrir comme serviteur chez MM. Bouvard et PĂ©cuchet ; et puis, les croyant sorciers, il espĂ©rait des gains extraordinaires. DĂšs les premiers jours, il leur confia un secret. Sur la bruyĂšre de Poligny, autrefois, un homme avait trouvĂ© un lingot d’or. L’anecdote est rapportĂ©e dans les historiens de Falaise ; ils ignoraient la suite douze frĂšres, avant de partir pour un voyage, avaient cachĂ© douze lingots pareils, tout le long de la route, depuis Chavignolles jusqu’à Bretteville, et Marcel supplia ses maĂźtres de recommencer les recherches. Ces lingots, se dirent-ils, avaient peut-ĂȘtre Ă©tĂ© enfouis au moment de l’émigration. C’était le cas d’employer la baguette divinatoire. Les vertus en sont douteuses. Ils Ă©tudiĂšrent la question cependant, et apprirent qu’un certain Pierre Garnier donne, pour les dĂ©fendre, des raisons scientifiques les sources et les mĂ©taux projetteraient des corpuscules en affinitĂ© avec le bois. Cela n’est guĂšre probable. Qui sait pourtant ? Essayons ! Ils se taillĂšrent une fourchette de coudrier, et un matin partirent Ă  la dĂ©couverte du trĂ©sor. — Il faudra le rendre, dit Bouvard. — Ah ! non ! par exemple ! AprĂšs trois heures de marche, une rĂ©flexion les arrĂȘta La route de Chavignolles Ă  Bretteville ! Ă©tait-ce l’ancienne, ou la nouvelle ? Ce devait ĂȘtre l’ancienne ! Ils rebroussĂšrent chemin, et parcoururent les alentours, au hasard, le tracĂ© de la vieille route n’étant pas facile Ă  reconnaĂźtre. Marcel courait de droite et de gauche, comme un Ă©pagneul en chasse. Toutes les cinq minutes, Bouvard Ă©tait contraint de le rappeler ; PĂ©cuchet avançait pas Ă  pas, tenant la baguette par les deux branches, la pointe en haut. Souvent il lui semblait qu’une force, et comme un crampon, la tirait vers le sol, et Marcel bien vite faisait une entaille aux arbres voisins pour retrouver la place plus tard. PĂ©cuchet cependant se ralentissait. Sa bouche s’ouvrit, ses prunelles se convulsĂšrent. Bouvard l’interpella, le secoua par les Ă©paules ; il ne remua pas et demeurait inerte, absolument comme la BarbĂ©e. Puis il conta qu’il avait senti autour du cƓur une sorte de dĂ©chirement, Ă©tat bizarre, provenant de la baguette, sans doute ; et il ne voulait plus y toucher. Le lendemain, ils revinrent devant les marques faites aux arbres. Marcel avec une bĂȘche creusait des trous ; jamais la fouille n’amenait rien, et ils Ă©taient chaque fois extrĂȘmement penauds. PĂ©cuchet s’assit au bord d’un fossĂ© ; et comme il rĂȘvait, la tĂȘte levĂ©e, s’efforçant d’entendre la voix des esprits par sa trompe aromale, se demandant mĂȘme s’il en avait une, il fixa ses regards sur la visiĂšre de sa casquette ; l’extase de la veille le reprit. Elle dura longtemps, devenait effrayante. Au-dessus des avoines, dans un sentier, un chapeau de feutre parut c’était M. Vaucorbeil trottinant sur sa jument. Bouvard et Marcel le hĂ©lĂšrent. La crise allait finir quand arriva le mĂ©decin. Pour mieux examiner PĂ©cuchet, il lui souleva sa casquette, et apercevant un front couvert de plaques cuivrĂ©es — Ah ! ah ! fructus belli ! ce sont des syphilides mon bonhomme ! soignez-vous ! diable ! ne badinons pas avec l’amour. PĂ©cuchet, honteux, remit sa casquette, une sorte de bĂ©ret bouffant sur une visiĂšre en forme de demi-lune, et dont il avait pris le modĂšle dans l’atlas d’Amoros. Les paroles du docteur le stupĂ©fiĂšrent. Il y songeait, les yeux en l’air, et tout Ă  coup fut ressaisi. Vaucorbeil l’observait, puis d’une chiquenaude il fit tomber sa casquette. PĂ©cuchet recouvra ses facultĂ©s. — Je m’en doutais, dit le mĂ©decin, la visiĂšre vernie vous hypnotise comme un miroir, et ce phĂ©nomĂšne n’est pas rare chez les personnes qui considĂšrent un corps brillant avec trop d’attention. Il indiqua comment pratiquer l’expĂ©rience sur des poules, enfourcha son bidet et disparut lentement. Une demi-lieue plus loin, ils remarquĂšrent un objet pyramidal dressĂ© Ă  l’horizon, dans une cour de ferme. On aurait dit une grappe de raisin noir monstrueuse, piquĂ©e de points rouges çà et lĂ . C’était, suivant l’usage normand, un long mĂąt garni de traverses, oĂč juchaient les dindes se rengorgeant au soleil. — Entrons. Et PĂ©cuchet aborda le fermier, qui consentit Ă  leur demande. Avec du blanc d’Espagne, ils tracĂšrent une ligne au milieu du pressoir, liĂšrent les pattes d’un dindon, puis l’étendirent Ă  plat ventre, le bec posĂ© sur la raie. La bĂȘte ferma les yeux, et bientĂŽt sembla morte. Il en fut de mĂȘme des autres. Bouvard les repassait vivement Ă  PĂ©cuchet, qui les rangeait de cĂŽtĂ© dĂšs qu’elles Ă©taient engourdies. Les gens de la ferme tĂ©moignĂšrent des inquiĂ©tudes. La maĂźtresse cria, une petite fille pleurait. Bouvard dĂ©tacha toutes les volailles. Elles se ranimaient, progressivement, mais on ne savait pas les consĂ©quences. À une objection un peu rĂȘche de PĂ©cuchet, le fermier empoigna sa fourche. — Filez, nom de Dieu ! ou je vous crĂšve la paillasse ! Ils dĂ©talĂšrent. N’importe ! le problĂšme Ă©tait rĂ©solu ; l’extase dĂ©pend d’une cause matĂ©rielle. Qu’est donc la matiĂšre ? Qu’est-ce que l’esprit ? D’oĂč vient l’influence de l’une sur l’autre, et rĂ©ciproquement ? Pour s’en rendre compte, ils firent des recherches dans Voltaire, dans Bossuet, dans FĂ©nelon, et mĂȘme ils reprirent un abonnement Ă  un cabinet de lecture. Les maĂźtres anciens Ă©taient inaccessibles par la longueur des Ɠuvres ou la difficultĂ© de l’idiome, mais Jouffroy et Damiron les initiĂšrent Ă  la philosophie moderne, et ils avaient des auteurs touchant celle du siĂšcle passĂ©. Bouvard tirait ses arguments de Lamettrie, de Locke, d’HelvĂ©tius ; PĂ©cuchet de M. Cousin, Thomas Reid et GĂ©rando. Le premier s’attachait Ă  l’expĂ©rience, l’idĂ©al Ă©tait tout pour le second. Il y avait de l’Aristote dans celui-ci, du Platon dans celui-lĂ , et ils discutaient. — L’ñme est immatĂ©rielle ! disait l’un. — Nullement ! disait l’autre, la folie, le chloroforme, une saignĂ©e la bouleversent et puisqu’elle ne pense pas toujours, et elle n’est point une substance ne faisant que penser. — Cependant, objecta PĂ©cuchet, j’ai en moi-mĂȘme quelque chose de supĂ©rieur Ă  mon corps, et qui parfois le contredit. — Un ĂȘtre dans l’ĂȘtre ? l’homo duplex ! allons donc ! des tendances diffĂ©rentes rĂ©vĂšlent des motifs opposĂ©s. VoilĂ  tout. — Mais ce quelque chose, cette Ăąme, demeure identique sous les changements du dehors ! Donc elle est simple, indivisible et partant spirituelle ! — Si l’ñme Ă©tait simple, rĂ©pliqua Bouvard, le nouveau-nĂ© se rappellerait, imaginerait comme l’adulte. La pensĂ©e, au contraire, suit le dĂ©veloppement du cerveau. Quant Ă  ĂȘtre indivisible, le parfum d’une rose ou l’appĂ©tit d’un loup, pas plus qu’une volition ou une affirmation ne se coupent en deux. — Ça n’y fait rien ! dit PĂ©cuchet, l’ñme est exempte des qualitĂ©s de la matiĂšre ! — Admets-tu la pesanteur ? reprit Bouvard. Or, si la matiĂšre peut tomber, elle peut de mĂȘme penser. Ayant eu un commencement, notre Ăąme doit finir et, dĂ©pendante des organes, disparaĂźtre avec eux. — Moi, je la prĂ©tends immortelle ! Dieu ne peut vouloir
 — Mais si Dieu n’existe pas ? — Comment ? Et PĂ©cuchet dĂ©bita les trois preuves cartĂ©siennes — Primo, Dieu est compris dans l’idĂ©e que nous en avons ; secundo, l’existence lui est possible ; tertio, ĂȘtre fini, comment aurais-je une idĂ©e de l’infini ? et puisque nous avons cette idĂ©e, elle nous vient de Dieu, donc Dieu existe ! Il passa au tĂ©moignage de la conscience, Ă  la tradition des peuples, au besoin d’un crĂ©ateur. — Quand je vois une horloge
 — Oui ! oui ! connu ! mais oĂč est le pĂšre de l’horloger ? — Il faut une cause, pourtant ! Bouvard doutait des causes. — De ce qu’un phĂ©nomĂšne succĂšde Ă  un phĂ©nomĂšne on conclut qu’il en dĂ©rive. Prouvez-le. — Mais le spectacle de l’univers dĂ©note une intention, un plan ! — Pourquoi ? Le mal est organisĂ© aussi parfaitement que le bien. Le ver qui pousse dans la tĂȘte du mouton et le fait mourir Ă©quivaut, comme anatomie, au mouton lui-mĂȘme. Les monstruositĂ©s surpassent les fonctions normales. Le corps humain pouvait ĂȘtre mieux bĂąti. Les trois quarts du globe sont stĂ©riles. La Lune, ce lampadaire, ne se montre pas toujours ! Crois-tu l’OcĂ©an destinĂ© aux navires, et le bois des arbres au chauffage de nos maisons ? PĂ©cuchet rĂ©pondit — Cependant l’estomac est fait pour digĂ©rer, la jambe pour marcher, l’Ɠil pour voir, bien qu’on ait des dyspepsies, des fractures et des cataractes. Pas d’arrangements sans but ! Les effets surviennent actuellement, ou plus tard. Tout dĂ©pend de lois. Donc, il y a des causes finales. Bouvard imagina que Spinoza peut-ĂȘtre lui fournirait des arguments, et il Ă©crivit Ă  Dumouchel pour avoir la traduction de Saisset. Dumouchel lui envoya un exemplaire, appartenant Ă  son ami le professeur Varlot, exilĂ© au 2 DĂ©cembre. L’éthique les effraya avec ses axiomes, ses corollaires. Ils lurent seulement les endroits marquĂ©s d’un coup de crayon, et comprirent ceci La substance est ce qui est de soi, par soi, sans cause, sans origine. Cette substance est Dieu. Il est seul l’étendue, et l’étendue n’a pas de bornes. Avec quoi la borner ? Mais, bien qu’elle soit infinie, elle n’est pas l’infini absolu, car elle ne contient qu’un genre de perfection, et l’absolu les contient tous. » Souvent ils s’arrĂȘtaient, pour mieux rĂ©flĂ©chir. PĂ©cuchet absorbait des prises de tabac et Bouvard Ă©tait rouge d’attention. — Est-ce que cela t’amuse ? — Oui ! sans doute ! va toujours ! Dieu se dĂ©veloppe en une infinitĂ© d’attributs, qui expriment, chacun Ă  sa maniĂšre, l’infinitĂ© de son ĂȘtre. Nous n’en connaissons que deux l’étendue et la pensĂ©e. De la pensĂ©e et de l’étendue dĂ©coulent des modes innombrables, lesquels en contiennent d’autres. Celui qui embrasserait, Ă  la fois, toute l’étendue et toute la pensĂ©e n’y verrait aucune contingence, rien d’accidentel, mais une suite gĂ©omĂ©trique de termes, liĂ©s entre eux par des lois nĂ©cessaires. » — Ah ! ce serait beau ! dit PĂ©cuchet. Donc il n’y a pas de libertĂ© chez l’homme, ni chez Dieu. » — Tu l’entends ! s’écria Bouvard. Si Dieu avait une volontĂ©, un but, s’il agissait pour une cause, c’est qu’il aurait un besoin, c’est qu’il manquerait d’une perfection. Il ne serait pas Dieu. Ainsi notre monde n’est qu’un point dans l’ensemble des choses, et l’univers, impĂ©nĂ©trable Ă  notre connaissance, une portion d’une infinitĂ© d’univers Ă©mettant prĂšs du nĂŽtre des modifications infinies. L’étendue enveloppe notre univers, mais est enveloppĂ©e par Dieu, qui contient dans sa pensĂ©e tous les univers possibles, et sa pensĂ©e elle-mĂȘme est enveloppĂ©e dans sa substance. » Il leur semblait ĂȘtre en ballon, la nuit, par un froid glacial, emportĂ©s d’une course sans fin, vers un abĂźme sans fond, et sans rien autour d’eux que l’insaisissable, l’immobile, l’éternel. C’était trop fort. Ils y renoncĂšrent. Et dĂ©sirant quelque chose de moins rude, ils achetĂšrent le Cours de philosophie Ă  l’usage des classes, par M. Guesnier. L’auteur se demande quelle sera la bonne mĂ©thode, l’ontologique ou la psychologique ? La premiĂšre convenait Ă  l’enfance des sociĂ©tĂ©s, quand l’homme portait son attention vers le monde extĂ©rieur. Mais Ă  prĂ©sent qu’il la replie sur lui-mĂȘme, nous croyons la seconde plus scientifique », et Bouvard et PĂ©cuchet se dĂ©cidĂšrent pour elle. Le but de la psychologie est d’étudier les faits qui se passent au sein du moi » ; on les dĂ©couvre en observant. — Observons ! Et pendant quinze jours, aprĂšs le dĂ©jeuner, habituellement, ils cherchaient dans leur conscience, au hasard, espĂ©rant y faire de grandes dĂ©couvertes, et n’en firent aucune, ce qui les Ă©tonna beaucoup. Un phĂ©nomĂšne occupe le moi, Ă  savoir l’idĂ©e. De quelle nature est-elle ? On a supposĂ© que les objets se mirent dans le cerveau et le cerveau envoie ces images Ă  notre esprit, qui nous en donne la connaissance. Mais si l’idĂ©e est spirituelle, comment reprĂ©senter la matiĂšre ? De lĂ , scepticisme quant aux perceptions externes. Si elle est matĂ©rielle, les objets spirituels ne seraient pas reprĂ©sentĂ©s ? De lĂ , scepticisme en fait de notions internes. D’ailleurs qu’on y prenne garde ! cette hypothĂšse nous mĂšnerait Ă  l’athĂ©isme. Car une image Ă©tant une chose finie, il lui est impossible de reprĂ©senter l’infini. — Cependant, objecta Bouvard, quand je songe Ă  une forĂȘt, Ă  une personne, Ă  un chien, je vois cette forĂȘt, cette personne, ce chien. Donc les idĂ©es les reprĂ©sentent. Et ils abordĂšrent l’origine des idĂ©es. D’aprĂšs Locke, il y en a deux, la sensation, la rĂ©flexion, et Condillac rĂ©duit tout Ă  la sensation. Mais alors, la rĂ©flexion manquera de base. Elle a besoin d’un sujet, d’un ĂȘtre sentant, et elle est impuissante Ă  nous fournir les grandes vĂ©ritĂ©s fondamentales Dieu, le mĂ©rite et le dĂ©mĂ©rite, le juste, le beau, etc., notions qu’on nomme innĂ©es, c’est-Ă -dire antĂ©rieures aux faits, Ă  l’expĂ©rience, et universelles. — Si elles Ă©taient universelles, nous les aurions dĂšs notre naissance. — On veut dire, par ce mot, des dispositions Ă  les avoir, et Descartes
 — Ton Descartes patauge ! car il soutient que le fƓtus les possĂšde, et il avoue dans un autre endroit que c’est d’une façon implicite. PĂ©cuchet fut Ă©tonnĂ©. — OĂč cela se trouve-t-il ? — Dans GĂ©rando ! Et Bouvard lui frappa lĂ©gĂšrement sur le ventre. — Finis donc ! dit PĂ©cuchet. Puis venant Ă  Condillac — Nos pensĂ©es ne sont pas des mĂ©tamorphoses de la sensation ! Elle les occasionne, les met en jeu. Pour les mettre en jeu, il faut un moteur. Car la matiĂšre, de soi-mĂȘme, ne peut produire le mouvement
 Et j’ai trouvĂ© cela dans ton Voltaire, ajouta PĂ©cuchet, en lui faisant une salutation profonde. Ils rabĂąchaient ainsi les mĂȘmes arguments, chacun mĂ©prisant l’opinion de l’autre, sans le convaincre de la sienne. Mais la philosophie les grandissait dans leur estime. Ils se rappelaient avec pitiĂ© leurs prĂ©occupations d’agriculture, de politique. À prĂ©sent le musĂ©um les dĂ©goĂ»tait. Ils n’auraient pas mieux demandĂ© que d’en vendre les bibelots, et ils passĂšrent au chapitre deuxiĂšme des facultĂ©s de l’ñme. On en compte trois, pas davantage ! celle de sentir, celle de connaĂźtre, celle de vouloir. Dans la facultĂ© de sentir, distinguons la sensibilitĂ© physique de la sensibilitĂ© morale. Les sensations physiques se classent naturellement en cinq espĂšces, Ă©tant amenĂ©es par les organes des sens. Les faits de la sensibilitĂ© morale, au contraire, ne doivent rien au corps. Qu’y a-t-il de commun entre le plaisir d’ArchimĂšde trouvant les lois de la pesanteur et la voluptĂ© immonde d’Apicius dĂ©vorant une hure de sanglier ! » Cette sensibilitĂ© morale a quatre genres, et son deuxiĂšme genre, dĂ©sirs moraux », se divise en cinq espĂšces, et les phĂ©nomĂšnes du quatriĂšme genre, affection », se subdivisent en deux autres espĂšces, parmi lesquelles l’amour de soi, penchant lĂ©gitime, sans doute, mais qui, devenu exagĂ©rĂ©, prend le nom d’égoĂŻsme ». Dans la facultĂ© de connaĂźtre, se trouve la perception rationnelle, oĂč l’on trouve deux mouvements principaux et quatre degrĂ©s. L’abstraction peut offrir des Ă©cueils aux intelligences bizarres. La mĂ©moire fait correspondre avec le passĂ© comme la prĂ©voyance avec l’avenir. L’imagination est plutĂŽt une facultĂ© particuliĂšre sui generis. Tant d’embarras pour dĂ©montrer les platitudes, le ton pĂ©dantesque de l’auteur, la monotonie des tournures. Nous sommes prĂȘts Ă  le reconnaĂźtre, – Loin de nous la pensĂ©e, – Interrogeons notre conscience », l’éloge sempiternel de Dugald-Stewart, enfin tout ce verbiage, les Ă©cƓura tellement que, sautant par-dessus la facultĂ© de vouloir, ils entrĂšrent dans la logique. Elle leur apprit ce qu’est l’analyse, la synthĂšse, l’induction, la dĂ©duction et les causes principales de nos erreurs. Presque toutes viennent du mauvais emploi des mots. Le soleil se couche, – le temps se rembrunit, – l’hiver approche », locutions vicieuses et qui feraient croire Ă  des entitĂ©s personnelles, quand il ne s’agit que d’évĂ©nements bien simples ! Je me souviens de tel objet, de tel axiome, de telle vĂ©ritĂ© », illusion ! ce sont les idĂ©es, et pas du tout les choses, qui restent dans le moi, et la rigueur du langage exige Je me souviens de tel acte de mon esprit par lequel j’ai perçu cet objet, par lequel j’ai dĂ©duit cet axiome, par lequel j’ai admis cette vĂ©ritĂ© ». Comme le terme qui dĂ©signe un accident ne l’embrasse pas dans tous ses modes, ils tĂąchĂšrent de n’employer que des mots abstraits, si bien qu’au lieu de dire Faisons un tour, – il est temps de dĂźner, – j’ai la colique », ils Ă©mettaient ces phrases Une promenade serait salutaire, – voici l’heure d’absorber des aliments, – j’éprouve un besoin d’exonĂ©ration ». Une fois maĂźtres de la logique, ils passĂšrent en revue les diffĂ©rents critĂ©riums, d’abord celui du sens commun. Si l’individu ne peut rien savoir, pourquoi tous les individus en sauraient-ils davantage ? Une erreur, fĂ»t-elle vieille de cent mille ans, par cela mĂȘme qu’elle est vieille, ne constitue pas la vĂ©ritĂ© ! La foule invariablement suit la routine. C’est, au contraire, le petit nombre qui mĂšne le progrĂšs. Vaut-il mieux se fier au tĂ©moignage des sens ? Ils trompent parfois, et ne renseignent jamais que sur l’apparence. Le fond leur Ă©chappe. La raison offre plus de garanties, Ă©tant immuable et impersonnelle ; mais pour se manifester, il lui faut s’incarner. Alors la raison devient ma raison, une rĂšgle importe peu si elle est fausse. Rien ne prouve que celle-lĂ  soit juste. On recommande de la contrĂŽler avec les sens ; mais ils peuvent Ă©paissir les tĂ©nĂšbres. D’une sensation confuse, une loi dĂ©fectueuse sera induite, et qui, plus tard, empĂȘchera la vue nette des choses. Reste la morale. C’est faire descendre Dieu au niveau de l’utile, comme si nos besoins Ă©taient la mesure de l’absolu ! Quant Ă  l’évidence, niĂ©e par l’un, affirmĂ©e par l’autre, elle est Ă  elle-mĂȘme son critĂ©rium. M. Cousin l’a dĂ©montrĂ©. — Je ne vois plus que la rĂ©vĂ©lation, dit Bouvard. Mais, pour y croire, il faut admettre deux connaissances prĂ©alables celle du corps qui a senti, celle de l’intelligence qui a perçu ; admettre le sens et la raison, tĂ©moignages humains et par consĂ©quent suspects. PĂ©cuchet rĂ©flĂ©chit, se croisa les bras. — Mais nous allons tomber dans l’abĂźme effrayant du scepticisme. Il n’effrayait, selon Bouvard, que les pauvres cervelles. — Merci du compliment, rĂ©pliqua PĂ©cuchet. Cependant il y a des faits indiscutables. On peut atteindre la vĂ©ritĂ© dans une certaine limite. — Laquelle ? Deux et deux font-ils quatre toujours ? Le contenu est-il, en quelque sorte, moindre que le contenant ? Que veut dire un Ă  peu prĂšs du vrai, une fraction de Dieu, la partie d’une chose indivisible ? — Ah ! tu n’es qu’un sophiste ! Et PĂ©cuchet, vexĂ©, bouda pendant trois jours. Ils les employĂšrent Ă  parcourir les tables de plusieurs volumes. Bouvard souriait de temps Ă  autre, et renouant la conversation — C’est qu’il est difficile de ne pas douter. Ainsi, pour Dieu, les preuves de Descartes, de Kant et de Leibnitz ne sont pas les mĂȘmes, et mutuellement se ruinent. La crĂ©ation du monde par les atomes, ou par un esprit, demeure inconcevable. Je me sens Ă  la fois matiĂšre et pensĂ©e, tout en ignorant ce qu’est l’une et l’autre. L’impĂ©nĂ©trabilitĂ©, la soliditĂ©, la pesanteur me paraissent des mystĂšres aussi bien que mon Ăąme, Ă  plus forte raison l’union de l’ñme et du corps. Pour en rendre compte, Leibnitz a imaginĂ© son harmonie, Malebranche la prĂ©motion, Cudworth un mĂ©diateur, et Bossuet y voit un miracle perpĂ©tuel, ce qui est une bĂȘtise un miracle perpĂ©tuel ne serait plus un miracle. — Effectivement ! dit PĂ©cuchet. Et tous deux s’avouĂšrent qu’ils Ă©taient las des philosophes. Tant de systĂšmes vous embrouillent. La mĂ©taphysique ne sert Ă  rien. On peut vivre sans elle. D’ailleurs leur gĂȘne pĂ©cuniaire augmentait. Ils devaient trois barriques de vin Ă  Beljambe, douze kilogrammes de sucre Ă  Langlois, cent vingt francs au tailleur, soixante au cordonnier. La dĂ©pense allait toujours et maĂźtre Gouy ne payait pas. Ils se rendirent chez Marescot, pour qu’il leur trouvĂąt de l’argent, soit par la vente des Écalles, ou par une hypothĂšque sur leur ferme, ou en aliĂ©nant leur maison, qui serait payĂ©e en rentes viagĂšres et dont ils garderaient l’usufruit. Moyen impraticable, dit Marescot, mais une affaire meilleure se combinait et ils seraient prĂ©venus. Ensuite, ils pensĂšrent Ă  leur pauvre jardin. Bouvard entreprit l’émondage de la charmille, PĂ©cuchet la taille de l’espalier. Marcel devait fouir les plates-bandes. Au bout d’un quart d’heure, ils s’arrĂȘtaient, l’un fermait sa serpette, l’autre dĂ©posait ses ciseaux, et ils commençaient doucement Ă  se promener Bouvard, Ă  l’ombre des tilleuls, sans gilet, la poitrine en avant, les bras nus ; PĂ©cuchet, tout le long du mur, la tĂȘte basse, les mains dans le dos, la visiĂšre de sa casquette tournĂ©e sur le cou par prĂ©caution ; et ils marchaient ainsi parallĂšlement, sans mĂȘme voir Marcel, qui, se reposant au bord de la cahute, mangeait une chiffe de pain. Dans cette mĂ©ditation, des pensĂ©es avaient surgi ; ils s’abordaient, craignant de les perdre ; et la mĂ©taphysique revenait. Elle revenait Ă  propos de la pluie et du soleil, d’un gravier dans leur soulier, d’une fleur sur le gazon, Ă  propos de tout. En regardant brĂ»ler la chandelle, ils se demandaient si la lumiĂšre est dans l’objet ou dans notre Ɠil. Puisque des Ă©toiles peuvent avoir disparu quand leur Ă©clat nous arrive, nous admirons, peut-ĂȘtre, des choses qui n’existent pas. Ayant retrouvĂ© au fond d’un gilet une cigarette Raspail, ils l’émiettĂšrent sur de l’eau et le camphre tourna. VoilĂ  donc le mouvement dans la matiĂšre ! un degrĂ© supĂ©rieur du mouvement amĂšnerait la vie. Mais si la matiĂšre en mouvement suffisait Ă  crĂ©er les ĂȘtres, ils ne seraient pas si variĂ©s. Car il n’existait, Ă  l’origine, ni terres, ni eaux, ni hommes, ni plantes. Qu’est donc cette matiĂšre primordiale, qu’on n’a jamais vue, qui n’est rien des choses du monde, et qui les a toutes produites ? Quelquefois ils avaient besoin d’un livre. Dumouchel, fatiguĂ© de les servir, ne leur rĂ©pondait plus, et ils s’acharnaient Ă  la question, principalement PĂ©cuchet. Son besoin de vĂ©ritĂ© devenait une soif ardente. Ému des discours de Bouvard, il lĂąchait le spiritualisme, le reprenait bientĂŽt pour le quitter, et s’écriait, la tĂȘte dans les mains — Oh ! le doute ! le doute ! j’aimerais mieux le nĂ©ant ! Bouvard apercevait l’insuffisance du matĂ©rialisme et tĂąchait de s’y retenir, dĂ©clarant, du reste, qu’il en perdait la boule. Ils commençaient des raisonnements sur une base solide ; elle croulait ; et tout Ă  coup plus d’idĂ©e ; comme une mouche s’envole, dĂšs qu’on veut la saisir. Pendant les soirs d’hiver, ils causaient dans le musĂ©um, au coin du feu, en regardant les charbons. Le vent qui sifflait dans le corridor faisait trembler les carreaux, les masses noires des arbres se balançaient, et la tristesse de la nuit augmentait le sĂ©rieux de leurs pensĂ©es. Bouvard, de temps Ă  autre, allait jusqu’au bout de l’appartement, puis revenait. Les flambeaux et les bassines contre les murs posaient sur le sol des ombres obliques ; et le saint Pierre, vu de profil, Ă©talait, au plafond, la silhouette de son nez, pareille Ă  un monstrueux cor de chasse. On avait peine Ă  circuler entre les objets, et souvent Bouvard, n’y prenant garde, se cognait Ă  la statue. Avec ses gros yeux, sa lippe tombante, et son air d’ivrogne, elle gĂȘnait aussi PĂ©cuchet. Depuis longtemps, ils voulaient s’en dĂ©faire, mais, par nĂ©gligence, remettaient cela de jour en jour. Un soir, au milieu d’une dispute sur la monade, Bouvard se frappa l’orteil au pouce de saint Pierre, et tournant contre lui son irritation. — Il m’embĂȘte, ce coco-lĂ  flanquons-le dehors ! C’était difficile par l’escalier. Ils ouvrirent la fenĂȘtre, et l’inclinĂšrent sur le bord, doucement. PĂ©cuchet Ă  genoux tĂącha de soulever ses talons, pendant que Bouvard pesait sur ses Ă©paules. Le bonhomme de pierre ne branlait pas ; ils durent recourir Ă  la hallebarde, comme levier, et arrivĂšrent enfin Ă  l’étendre tout droit. Alors, ayant basculĂ©, il piqua dans le vide, la tiare en avant, un bruit mat retentit, et, le lendemain, ils le trouvĂšrent, cassĂ© en douze morceaux, dans l’ancien trou aux composts. Une heure aprĂšs, le notaire entra, leur apportant une bonne nouvelle. Une personne de la localitĂ© avancerait mille Ă©cus, moyennant une hypothĂšque sur leur ferme ; et comme ils se rĂ©jouissaient — Pardon ! elle y met une clause ; c’est que vous lui vendrez les Écalles pour francs. Le prĂȘt sera soldĂ© aujourd’hui mĂȘme. L’argent est chez moi dans mon Ă©tude. Ils avaient envie de cĂ©der l’un et l’autre. Bouvard finit par rĂ©pondre — Mon Dieu
 soit ! — Convenu ! dit Marescot. Et il leur apprit le nom de la personne, qui Ă©tait Mme Bordin. — Je m’en doutais ! s’écria PĂ©cuchet. Bouvard, humiliĂ©, se tut. Elle ou un autre, qu’importait ! le principal Ă©tant de sortir d’embarras. L’argent touchĂ© celui des Écalles le serait plus tard, ils payĂšrent immĂ©diatement toutes les notes, et regagnaient leur domicile quand, au dĂ©tour des halles, le pĂšre Gouy les arrĂȘta. Il allait chez eux, pour leur faire part d’un malheur. Le vent, la nuit derniĂšre, avait jetĂ© bas vingt pommiers dans les cours, abattu la bouillerie, enlevĂ© le toit de la grange. Ils passĂšrent le reste de l’aprĂšs-midi Ă  constater les dĂ©gĂąts, et le lendemain, avec le charpentier, le maçon et le couvreur. Les rĂ©parations monteraient Ă  francs, pour le moins. Puis le soir, Gouy se prĂ©senta. Marianne, elle-mĂȘme, lui avait contĂ© tout Ă  l’heure la vente des Écalles. Une piĂšce d’un rendement magnifique, Ă  sa convenance, qui n’avait presque pas besoin de culture, le meilleur morceau de toute la ferme ! et il demandait une diminution. Ces messieurs la refusĂšrent. On soumit le cas au juge de paix, et il conclut pour le fermier. La perte des Écalles, l’acre estimĂ© francs, lui faisait un tort annuel de 70, et devant les tribunaux il gagnerait certainement. Leur fortune se trouvait diminuĂ©e. Que faire ? Et bientĂŽt comment vivre ? Ils se mirent tous les deux Ă  table, pleins de dĂ©couragement. Marcel n’entendait rien Ă  la cuisine ; son dĂźner, cette fois, dĂ©passa les autres. La soupe ressemblait Ă  de l’eau de vaisselle, le lapin sentait mauvais, les haricots Ă©taient incuits, les assiettes crasseuses et, au dessert, Bouvard Ă©clata, menaçant de lui casser tout sur la tĂȘte. — Soyons philosophes, dit PĂ©cuchet, un peu moins d’argent, les intrigues d’une femme, la maladresse d’un domestique, qu’est-ce que tout cela ? Tu es trop plongĂ© dans la matiĂšre ! — Mais quand elle me gĂȘne, dit Bouvard. — Moi, je ne l’admets pas ! repartit PĂ©cuchet. Il avait lu derniĂšrement une analyse de Berkeley, et ajouta — Je nie l’étendue, le temps, l’espace, voire la substance ! car la vraie substance, c’est l’esprit percevant les qualitĂ©s. — Parfait, dit Bouvard ; mais le monde supprimĂ©, les preuves manqueront pour l’existence de Dieu. PĂ©cuchet se rĂ©cria, et longuement, bien qu’il eĂ»t un rhume de cerveau, causĂ© par l’iodure de potassium, et une fiĂšvre permanente contribuait Ă  son exaltation. Bouvard, s’en inquiĂ©tant, fit venir le mĂ©decin. Vaucorbeil ordonna du sirop d’orange avec l’iodure, et pour plus tard des bains de cinabre. — À quoi bon ? reprit PĂ©cuchet. Un jour ou l’autre la forme s’en ira. L’essence ne pĂ©rit pas ! — Sans doute, dit le mĂ©decin, la matiĂšre est indestructible ! Cependant
 — Mais non ! mais non ! L’indestructible, c’est l’ĂȘtre. Ce corps qui est lĂ  devant moi, le vĂŽtre, docteur, m’empĂȘche de connaĂźtre votre personne, n’est pour ainsi dire qu’un vĂȘtement, ou plutĂŽt un masque. Vaucorbeil le crut fou — Bonsoir ! Soignez votre masque ! PĂ©cuchet n’enraya pas. Il se procura une introduction Ă  la philosophie hĂ©gĂ©lienne, et voulut l’expliquer Ă  Bouvard. — Tout ce qui est rationnel est rĂ©el. Il n’y a mĂȘme de rĂ©el que l’idĂ©e. Les lois de l’esprit sont les lois de l’univers, la raison de l’homme est identique Ă  celle de Dieu. Bouvard feignait de comprendre. — Donc, l’absolu, c’est Ă  la fois le sujet et l’objet, l’unitĂ© oĂč viennent se rejoindre toutes les diffĂ©rences. Ainsi les contradictoires sont rĂ©solus. L’ombre permet la lumiĂšre, le froid mĂȘlĂ© au chaud produit la tempĂ©rature, l’organisme ne se maintient que par la destruction de l’organisme, partout un principe qui divise, un principe qui enchaĂźne. Ils Ă©taient sur le vigneau et le curĂ© passa le long de la claire-voie, son brĂ©viaire Ă  la main. PĂ©cuchet le pria d’entrer, pour finir devant lui l’exposition d’HĂ©gel et voir un peu ce qu’il en dirait. L’homme Ă  la soutane s’assit prĂšs d’eux, et PĂ©cuchet aborda le christianisme. — Aucune religion n’a Ă©tabli aussi bien cette vĂ©ritĂ© La nature n’est qu’un moment de l’idĂ©e ! » — Un moment de l’idĂ©e ! murmura le prĂȘtre, stupĂ©fait. — Mais oui ! Dieu, en prenant une enveloppe visible, a montrĂ© son union consubstantielle avec elle. — Avec la nature ? oh ! oh ! — Par son dĂ©cĂšs, il a rendu tĂ©moignage Ă  l’essence de la mort ; donc, la mort Ă©tait en lui, faisait, fait partie de Dieu. L’ecclĂ©siastique se renfrogna. — Pas de blasphĂšmes ! c’était pour le salut du genre humain qu’il a endurĂ© les souffrances. — Erreur ! On considĂšre la mort dans l’individu, oĂč elle est un mal sans doute, mais relativement aux choses, c’est diffĂ©rent. Ne sĂ©parez pas l’esprit de la matiĂšre ! — Cependant, monsieur, avant la crĂ©ation
 — Il n’y a pas eu de crĂ©ation. Elle a toujours existĂ©. Autrement ce serait un ĂȘtre nouveau s’ajoutant Ă  la pensĂ©e divine, ce qui est absurde. Le prĂȘtre se leva, des affaires l’appelaient ailleurs. — Je me flatte de l’avoir crossĂ© ! dit PĂ©cuchet. Encore un mot ! Puisque l’existence du monde n’est qu’un passage continuel de la vie Ă  la mort, et de la mort Ă  la vie, loin que tout soit, rien n’est. Mais tout devient, comprends-tu ? — Oui ! je comprends, ou plutĂŽt non ! L’idĂ©alisme, Ă  la fin, exaspĂ©rait Bouvard. — Je n’en veux plus ; le fameux cogito m’embĂȘte. On prend les idĂ©es des choses pour les choses elles-mĂȘmes. On explique ce qu’on entend fort peu au moyen de mots qu’on n’entend pas du tout ! Substance, Ă©tendue, force, matiĂšre et Ăąme. Autant d’abstractions, d’imaginations. Quant Ă  Dieu, impossible de savoir comment il est, si mĂȘme il est ! Autrefois, il causait le vent, la foudre, les rĂ©volutions. À prĂ©sent, il diminue. D’ailleurs, je n’en vois pas l’utilitĂ©. — Et la morale, dans tout cela ! — Ah ! tant pis ! — Elle manque de base, effectivement », se dit PĂ©cuchet. Et il demeura silencieux, acculĂ© dans une impasse, consĂ©quence des prĂ©misses qu’il avait lui-mĂȘme posĂ©es. Ce fut une surprise, un Ă©crasement. Bouvard ne croyait mĂȘme plus Ă  la matiĂšre. La certitude que rien n’existe si dĂ©plorable qu’elle soit n’en est pas moins une certitude. Peu de gens sont capables de l’avoir. Cette transcendance leur inspira de l’orgueil, et ils auraient voulu l’étaler ; une occasion s’offrit. Un matin, en allant acheter du tabac, ils virent un attroupement devant la porte de Langlois. On entourait la gondole de Falaise, et il Ă©tait question de Touache, un galĂ©rien qui vagabondait dans le pays. Le conducteur l’avait rencontrĂ© Ă  la Croix-Verte entre deux gendarmes et les Chavignollais exhalĂšrent un soupir de dĂ©livrance. Girbal et le capitaine restĂšrent sur la place ; puis arriva le juge de paix, curieux d’avoir des renseignements, et M. Marescot en toque de velours et pantoufles de basane. Langlois les invita Ă  honorer sa boutique de leur prĂ©sence. Ils seraient plus Ă  leur aise, et, malgrĂ© les chalands et le bruit de la sonnette, ces messieurs continuĂšrent Ă  discuter les forfaits de Touache. — Mon Dieu ! dit Bouvard, il avait de mauvais instincts, voilĂ  tout ! — On en triomphe par la vertu, rĂ©pliqua le notaire. — Mais si on n’a pas de vertu ? Et Bouvard nia positivement le libre arbitre. — Cependant, dit le capitaine, je peux faire ce que je veux ! je suis libre, par exemple, de remuer la jambe. — Non, monsieur, car vous avez un motif pour la remuer ! Le capitaine chercha une rĂ©ponse, n’en trouva pas. Mais Girbal dĂ©cocha ce trait — Un rĂ©publicain qui parle contre la libertĂ© ! c’est drĂŽle ! — Histoire de rire ! dit Langlois. Bouvard l’interpella — D’oĂč vient que vous ne donnez pas votre fortune aux pauvres ? L’épicier, d’un regard inquiet, parcourut toute sa boutique. — Tiens ! pas si bĂȘte ! je la garde pour moi ! — Si vous Ă©tiez saint Vincent de Paul, vous agiriez diffĂ©remment, puisque vous auriez son caractĂšre. Vous obĂ©issez au vĂŽtre. Donc vous n’ĂȘtes pas libre ! — C’est une chicane, rĂ©pondit en chƓur l’assemblĂ©e. Bouvard ne broncha pas, et dĂ©signant la balance sur le comptoir — Elle se tiendra inerte, tant qu’un des plateaux sera vide. De mĂȘme, la volontĂ© ; et l’oscillation de la balance entre deux poids qui semblent Ă©gaux figure le travail de notre esprit, quand il dĂ©libĂšre sur les motifs, jusqu’au moment oĂč le plus fort l’emporte, le dĂ©termine. — Tout cela, dit Girbal, ne fait rien pour Touache et ne l’empĂȘche pas d’ĂȘtre un gaillard joliment vicieux. PĂ©cuchet prit la parole — Les vices sont des propriĂ©tĂ©s de la nature, comme les inondations, les tempĂȘtes. Le notaire l’arrĂȘta, et se haussant Ă  chaque mot sur la pointe des orteils — Je trouve votre systĂšme d’une immoralitĂ© complĂšte. Il donne carriĂšre Ă  tous les dĂ©bordements, excuse les crimes, innocente les coupables. — Parfaitement, dit Bouvard. Le malheureux qui suit ses appĂ©tits est dans son droit, comme l’honnĂȘte homme qui Ă©coute la raison. — Ne dĂ©fendez pas les monstres ! — Pourquoi monstres ? Quand il naĂźt un aveugle, un idiot, un homicide, cela nous paraĂźt du dĂ©sordre, comme si l’ordre nous Ă©tait connu, comme si la nature agissait pour une fin ! — Alors vous contestez la Providence ? — Oui, je la conteste ! — Voyez plutĂŽt l’histoire, s’écria PĂ©cuchet. Rappelez-vous les assassinats de rois, les massacres de peuples, les dissensions dans les familles, le chagrin des particuliers. — Et en mĂȘme temps, ajouta Bouvard, car ils s’excitaient l’un l’autre, cette Providence soigne les petits oiseaux et fait repousser les pattes des Ă©crevisses. Ah ! si vous entendez par Providence une loi qui rĂšgle tout, je veux bien, et encore ! — Cependant, monsieur, dit le notaire, il y a des principes ! — Qu’est-ce que vous me chantez ! Une science, d’aprĂšs Condillac, est d’autant meilleure qu’elle n’en a pas besoin ! Ils ne font que rĂ©sumer des connaissances acquises et nous reportent vers ces notions, qui, prĂ©cisĂ©ment, sont discutables. — Avez-vous comme nous, poursuivit PĂ©cuchet, scrutĂ©, fouillĂ© les arcanes de la mĂ©taphysique ? — Il est vrai, messieurs, il est vrai ! Et la sociĂ©tĂ© se dispersa. Mais Coulon, les tirant Ă  l’écart, leur dit d’un ton paterne qu’il n’était pas dĂ©vot, certainement, et mĂȘme il dĂ©testait les jĂ©suites. Cependant il n’allait pas si loin qu’eux ! Oh non ! bien sĂ»r ; et, au coin de la place, ils passĂšrent devant le capitaine, qui rallumait sa pipe en grommelant — Je fais pourtant ce que je veux, nom de Dieu ! Bouvard et PĂ©cuchet profĂ©rĂšrent en d’autres occasions leurs abominables paradoxes. Ils mettaient en doute la probitĂ© des hommes, la chastetĂ© des femmes, l’intelligence du gouvernement, le bon sens du peuple, enfin sapaient les bases. Foureau s’en Ă©mut et les menaça de la prison, s’ils continuaient de tels discours. L’évidence de leur supĂ©rioritĂ© blessait. Comme ils soutenaient des thĂšses immorales, ils devaient ĂȘtre immoraux ; des calomnies furent inventĂ©es. Alors une facultĂ© pitoyable se dĂ©veloppa dans leur esprit, celle de voir la bĂȘtise et de ne plus la tolĂ©rer. Des choses insignifiantes les attristaient les rĂ©clames des journaux, le profil d’un bourgeois, une sotte rĂ©flexion entendue par hasard. En songeant Ă  ce qu’on disait dans leur village, et qu’il y avait jusqu’aux antipodes d’autres Coulon, d’autres Marescot, d’autres Foureau, ils sentaient peser sur eux comme la lourdeur de toute la Terre. Ils ne sortaient plus, ne recevaient personne. Un aprĂšs-midi, un dialogue s’éleva dans la cour, entre Marcel et un monsieur ayant un chapeau Ă  larges bords avec des conserves noires. C’était l’acadĂ©micien Larsoneur. Il ne fut pas sans observer un rideau entr’ouvert, des portes qu’on fermait. Sa dĂ©marche Ă©tait une tentative de raccommodement, et il s’en alla furieux, chargeant le domestique de dire Ă  ses maĂźtres qu’il les regardait comme des goujats. Bouvard et PĂ©cuchet ne s’en souciĂšrent. Le monde diminuait d’importance ; ils l’apercevaient comme dans un nuage, descendu de leur cerveau sur leurs prunelles. N’est-ce pas, d’ailleurs, une illusion, un mauvais rĂȘve ? Peut-ĂȘtre qu’en somme les prospĂ©ritĂ©s et les malheurs s’équilibrent ! Mais le bien de l’espĂšce ne console pas l’individu. — Et que m’importent les autres ! disait PĂ©cuchet. Son dĂ©sespoir affligeait Bouvard. C’était lui qui l’avait poussĂ© jusque-lĂ , et le dĂ©labrement de leur domicile avivait leur chagrin par des irritations quotidiennes. Pour se remonter, ils se faisaient des raisonnements, se prescrivaient des travaux, et retombaient vite dans une paresse plus forte, dans un dĂ©couragement profond. À la fin des repas, ils restaient les coudes sur la table, Ă  gĂ©mir d’un air lugubre. Marcel en Ă©carquillait les yeux, puis retournait dans sa cuisine, oĂč il s’empiffrait solitairement. Au milieu de l’étĂ©, ils reçurent un billet de faire part annonçant le mariage de Dumouchel avec Mme veuve Olympe-Zulma Poulet. — Que Dieu le bĂ©nisse ! Et ils se rappelĂšrent le temps oĂč ils Ă©taient heureux. Pourquoi ne suivaient-ils plus les moissonneurs ? OĂč Ă©taient les jours qu’ils entraient dans les fermes, cherchant partout des antiquitĂ©s ? Rien, maintenant, n’occasionnerait ces heures si douces que remplissaient la distillerie ou la littĂ©rature. Un abĂźme les en sĂ©parait. Quelque chose d’irrĂ©vocable Ă©tait venu. Ils voulurent faire, comme autrefois, une promenade dans les champs, allĂšrent trĂšs loin, se perdirent. De petits nuages moutonnaient dans le ciel, le vent balançait les clochettes des avoines, le long d’un prĂ© un ruisseau murmurait, quand tout Ă  coup une odeur infecte les arrĂȘta, et ils virent sur des cailloux, entre des joncs, la charogne d’un chien. Les quatre membres Ă©taient dessĂ©chĂ©s. Le rictus de la gueule dĂ©couvrait sous des babines bleuĂątres des crocs d’ivoire ; Ă  la place du ventre, c’était un amas de couleur terreuse, et qui semblait palpiter, tant grouillait dessus la vermine. Elle s’agitait, frappĂ©e par le soleil, sous le bourdonnement des mouches, dans cette intolĂ©rable odeur, odeur fĂ©roce et comme dĂ©vorante. Cependant Bouvard plissait le front et des larmes mouillĂšrent ses yeux. PĂ©cuchet dit stoĂŻquement — Nous serons un jour comme ça ! L’idĂ©e de la mort les avait saisis. Ils en causĂšrent, en revenant. AprĂšs tout, elle n’existe pas. On s’en va dans la rosĂ©e, dans la brise, dans les Ă©toiles. On devient quelque chose de la sĂšve des arbres, de l’éclat des pierres fines, du plumage des oiseaux. On redonne Ă  la Nature ce qu’elle vous a prĂȘtĂ© et le NĂ©ant qui est devant nous n’a rien de plus affreux que le NĂ©ant qui se trouve derriĂšre. Ils tĂąchaient de l’imaginer sous la forme d’une nuit intense, d’un trou sans fond, d’un Ă©vanouissement continu ; n’importe quoi valait mieux que cette existence monotone, absurde et sans espoir. Ils rĂ©capitulĂšrent leurs besoins inassouvis. Bouvard avait toujours dĂ©sirĂ© des chevaux, des Ă©quipages, les grands crus de Bourgogne, et de belles femmes complaisantes dans une habitation splendide. L’ambition de PĂ©cuchet Ă©tait le savoir philosophique. Or le plus vaste des problĂšmes, celui qui contient les autres, peut se rĂ©soudre en une minute. Quand donc arriverait-elle ? — Autant tout de suite en finir. — Comme tu voudras, dit Bouvard. Et ils examinĂšrent la question du suicide. OĂč est le mal de rejeter un fardeau qui vous Ă©crase ? et de commettre une action ne nuisant Ă  personne ? Si elle offensait Dieu, aurions-nous ce pouvoir ? Ce n’est point une lĂąchetĂ©, bien qu’on dise, et l’insolence est belle de bafouer, mĂȘme Ă  son dĂ©triment, ce que les hommes estiment le plus. Ils dĂ©libĂ©rĂšrent sur le genre de mort. Le poison fait souffrir. Pour s’égorger, il faut trop de courage. Avec l’asphyxie, on se rate souvent. Enfin, PĂ©cuchet monta dans le grenier deux cĂąbles de la gymnastique. Puis, les ayant liĂ©s Ă  la mĂȘme traverse du toit, laissa pendre un nƓud coulant et avança dessous deux chaises pour atteindre aux cordes. Ce moyen fut rĂ©solu. Ils se demandaient quelle impression cela causerait dans l’arrondissement, oĂč iraient ensuite leur bibliothĂšque, leurs paperasses, leurs collections. La pensĂ©e de la mort les faisait s’attendrir sur eux-mĂȘmes. Cependant ils ne lĂąchaient point leur projet, et, Ă  force d’en parler, s’y accoutumĂšrent. Le soir du 24 dĂ©cembre, entre dix et onze heures, ils rĂ©flĂ©chissaient dans le musĂ©um, habillĂ©s diffĂ©remment. Bouvard portait une blouse sur son gilet de tricot ; et PĂ©cuchet, depuis trois mois, ne quittait plus la robe de moine, par Ă©conomie. Comme ils avaient grand’faim car Marcel, sorti dĂšs l’aube, n’avait pas reparu, Bouvard crut hygiĂ©nique de boire un carafon d’eau-de-vie, et PĂ©cuchet de prendre du thĂ©. En soulevant la bouilloire, il rĂ©pandit de l’eau sur le parquet. — Maladroit ! s’écria Bouvard. Puis, trouvant l’infusion mĂ©diocre, il voulut la renforcer par deux cuillerĂ©es de plus. — Ce sera exĂ©crable, dit PĂ©cuchet. — Pas du tout ! Et chacun tirant Ă  soi la boĂźte, le plateau tomba ; une des tasses fut brisĂ©e, la derniĂšre du beau service en porcelaine. Bouvard pĂąlit. — Continue ! saccage ! ne te gĂȘne pas ! — Grand malheur, vraiment ! — Oui ! un malheur ! Je la tenais de mon pĂšre ! — Naturel, ajouta PĂ©cuchet en ricanant. — Ah ! tu m’insultes ! — Non, mais je te fatigue ! je le vois bien ! avoue-le ! Et PĂ©cuchet fut pris de colĂšre, ou plutĂŽt de dĂ©mence. Bouvard aussi. Ils criaient Ă  la fois tous les deux, l’un irritĂ© par la faim, l’autre par l’alcool. La gorge de PĂ©cuchet n’émettait plus qu’un rĂąle. — C’est infernal, une vie pareille ; j’aime mieux la mort. Adieu ! Il prit le flambeau, tourna les talons, claqua la porte. Bouvard, au milieu des tĂ©nĂšbres, eut peine Ă  l’ouvrir, courut derriĂšre lui, arriva dans le grenier. La chandelle Ă©tait par terre, et PĂ©cuchet debout sur une des chaises, avec le cĂąble dans sa main. L’esprit d’imitation emporta Bouvard — Attends-moi ! Et il montait sur l’autre chaise, quand, s’arrĂȘtant tout Ă  coup — Mais
 nous n’avons pas fait notre testament. — Tiens ! c’est juste. Des sanglots gonflaient leur poitrine. Ils se mirent Ă  la lucarne pour respirer. L’air Ă©tait froid, et des astres nombreux brillaient dans le ciel noir comme de l’encre. La blancheur de la neige qui couvrait la terre se perdait dans les brumes de l’horizon. Ils aperçurent de petites lumiĂšres Ă  ras du sol, et, grandissant, se rapprochant, toutes allaient du cĂŽtĂ© de l’église. Une curiositĂ© les y poussa. C’était la messe de minuit. Ces lumiĂšres provenaient des lanternes des bergers. Quelques-uns, sous le porche, secouaient leurs manteaux. Le serpent ronflait, l’encens fumait. Des verres, suspendus dans la longueur de la nef, dessinaient trois couronnes de feux multicolores, et, au bout de la perspective, des deux cĂŽtĂ©s du tabernacle, des cierges gĂ©ants dressaient des flammes rouges. Par-dessus les tĂȘtes de la foule et les capelines des femmes, au delĂ  des chantres, on distinguait le prĂȘtre, dans sa chasuble d’or ; Ă  sa voix aiguĂ« rĂ©pondaient les voix fortes des hommes emplissant le jubĂ©, et la voĂ»te de bois tremblait sur ses arceaux de pierre. Des images, reprĂ©sentant le chemin de la croix, dĂ©coraient les murs. Au milieu du chƓur, devant l’autel, un agneau Ă©tait couchĂ©, les pattes sous le ventre, les oreilles toutes droites. La tiĂšde tempĂ©rature leur procura un singulier bien-ĂȘtre, et leurs pensĂ©es, orageuses tout Ă  l’heure, se faisaient douces, comme des vagues qui s’apaisent. Ils Ă©coutĂšrent l’Évangile et le Credo, observaient les mouvements du prĂȘtre. Cependant les vieux, les jeunes, les pauvresses en guenilles, les fermiĂšres en haut bonnet, les robustes gars Ă  blonds favoris, tous priaient, absorbĂ©s dans la mĂȘme joie profonde, et voyaient sur la paille d’une Ă©table rayonner comme un soleil le corps de l’Enfant-Dieu. Cette foi des autres touchait Bouvard en dĂ©pit de sa raison, et PĂ©cuchet malgrĂ© la duretĂ© de son cƓur. Il y eut un silence ; tous les dos se courbĂšrent, et, au tintement d’une clochette, le petit agneau bĂȘla. L’hostie fut montrĂ©e par le prĂȘtre, au bout de ses deux bras, le plus haut possible. Alors Ă©clata un chant d’allĂ©gresse qui conviait le monde aux pieds du Roi des Anges. Bouvard et PĂ©cuchet, involontairement, s’y mĂȘlĂšrent, et ils sentaient comme une aurore se lever dans leur Ăąme. IX Marcel reparut le lendemain Ă  trois heures, la face verte, les yeux rouges, une bigne au front, le pantalon dĂ©chirĂ©, empestant l’eau-de-vie, immonde. Il avait Ă©tĂ©, selon sa coutume annuelle, Ă  six lieues de lĂ , prĂšs d’Iqueville, faire le rĂ©veillon chez un ami ; et bĂ©gayant plus que jamais, pleurant, voulant se battre, il implorait sa grĂące, comme s’il eĂ»t commis un crime. Ses maĂźtres l’octroyĂšrent. Un calme singulier les portait Ă  l’indulgence. La neige avait fondu tout Ă  coup, et ils se promenaient dans leur jardin, humant l’air tiĂšde, heureux de vivre. Était-ce le hasard seulement qui les avait dĂ©tournĂ©s de la mort ? Bouvard se sentait attendri. PĂ©cuchet se rappela sa premiĂšre communion ; et, pleins de reconnaissance pour la Force, la Cause dont ils dĂ©pendaient, l’idĂ©e leur vint de faire des lectures pieuses. L’Évangile dilata leur Ăąme, les Ă©blouit comme un soleil. Ils apercevaient JĂ©sus, debout sur la montagne, un bras levĂ©, la foule en dessous l’écoutant ; ou bien au bord du lac, parmi les ApĂŽtres qui tirent des filets ; puis sur l’ñnesse, dans la clameur des alleluia, la chevelure Ă©ventĂ©e par les palmes frĂ©missantes ; enfin, au haut de la croix, inclinant sa tĂȘte, d’oĂč tombe Ă©ternellement une rosĂ©e sur le monde. Ce qui les gagna, ce qui les dĂ©lectait, c’est la tendresse pour les humbles, la dĂ©fense des pauvres, l’exaltation des opprimĂ©s. Et dans ce livre oĂč le ciel se dĂ©ploie, rien de thĂ©ologal au milieu de tant de prĂ©ceptes ; pas un dogme, nulle exigence que la puretĂ© du cƓur. Quant aux miracles, leur raison n’en fut pas surprise ; dĂšs l’enfance, ils les connaissaient. La hauteur de saint Jean ravit PĂ©cuchet et le disposa Ă  mieux comprendre l’Imitation. Ici plus de paraboles, de fleurs, d’oiseaux ; mais des plaintes, un resserrement de l’ñme sur elle-mĂȘme. Bouvard s’attrista en feuilletant ces pages, qui semblent Ă©crites par un temps de brume, au fond d’un cloĂźtre, entre un clocher et un tombeau. Notre vie mortelle y apparaĂźt si lamentable qu’il faut, l’oubliant, se retourner vers Dieu ; et les deux bonshommes, aprĂšs toutes leurs dĂ©ceptions, Ă©prouvaient le besoin d’ĂȘtre simples, d’aimer quelque chose, de se reposer l’esprit. Ils abordĂšrent l’EcclĂ©siaste, IsaĂŻe, JĂ©rĂ©mie. Mais la Bible les effrayait avec ses prophĂštes Ă  voix de lion, le fracas du tonnerre dans les nues, tous les sanglots de la GĂ©henne, et son Dieu dispersant les empires, comme le vent fait des nuages. Ils lisaient cela le dimanche, Ă  l’heure des vĂȘpres, pendant que la cloche tintait. Un jour, ils se rendirent Ă  la messe, puis y retournĂšrent. C’était une distraction au bout de la semaine. Le comte et la comtesse de Faverges les saluĂšrent de loin, ce qui fut remarquĂ©. Le juge de paix leur dit, en clignant de l’Ɠil — Parfait ! je vous approuve. Toutes les bourgeoises, maintenant, leur envoyaient le pain bĂ©nit. L’abbĂ© Jeufroy leur fit une visite ; ils la rendirent, on se frĂ©quenta ; et le prĂȘtre ne parlait pas de religion. Ils furent Ă©tonnĂ©s de cette rĂ©serve, si bien que PĂ©cuchet, d’un air indiffĂ©rent, lui demanda comment s’y prendre pour obtenir la foi. — Pratiquez d’abord. Ils se mirent Ă  pratiquer, l’un avec espoir, l’autre par dĂ©fi, Bouvard Ă©tant convaincu qu’il ne serait jamais un dĂ©vot. Un mois durant, il suivit rĂ©guliĂšrement tous les offices ; mais, Ă  l’encontre de PĂ©cuchet, ne voulut pas s’astreindre au maigre. Était-ce une mesure d’hygiĂšne ? On sait ce que vaut l’hygiĂšne ! Une affaire de convenances ? À bas les convenances ! Une marque de soumission envers l’Église ? Il s’en fichait Ă©galement ! bref, dĂ©clarait cette rĂšgle absurde, pharisaĂŻque, et contraire Ă  l’esprit de l’Évangile. Le vendredi saint des autres annĂ©es, ils mangeaient ce que Germaine leur servait. Mais Bouvard, cette fois, s’était commandĂ© un beafsteck. Il s’assit, coupa la viande ; et Marcel le regardait scandalisĂ©, tandis que PĂ©cuchet dĂ©piautait gravement sa tranche de morue. Bouvard restait la fourchette d’une main, le couteau de l’autre. Enfin, se dĂ©cidant, il monta une bouchĂ©e Ă  ses lĂšvres. Tout Ă  coup ses mains tremblĂšrent, sa grosse mine pĂąlit, sa tĂȘte se renversait. — Tu te trouves mal ? — Non ! Mais ! Et il fit un aveu. Par suite de son Ă©ducation c’était plus fort que lui, il ne pouvait manger du gras ce jour-lĂ , dans la crainte de mourir. PĂ©cuchet, sans abuser de sa victoire, en profita pour vivre Ă  sa guise. Un soir, il rentra la figure empreinte d’une joie sĂ©rieuse, et, lĂąchant le mot, dit qu’il venait de se confesser. Alors ils discutĂšrent l’importance de la confession. Bouvard admettait celle des premiers chrĂ©tiens qui se faisait en public la moderne est trop facile. Cependant il ne niait pas que cette enquĂȘte sur nous-mĂȘmes ne fĂ»t un Ă©lĂ©ment de progrĂšs, un levain de moralitĂ©. PĂ©cuchet, dĂ©sireux de la perfection, chercha ses vices ; les bouffĂ©es d’orgueil depuis longtemps Ă©taient parties. Son goĂ»t du travail l’exemptait de la paresse ; quant Ă  la gourmandise, personne de plus sobre. Quelquefois des colĂšres l’emportaient. Il se jura de n’en plus avoir. Ensuite, il faudrait acquĂ©rir les vertus, premiĂšrement l’humilitĂ© ; c’est-Ă -dire se croire incapable de tout mĂ©rite, indigne de la moindre rĂ©compense, immoler son esprit, et se mettre tellement bas que l’on vous foule aux pieds comme la boue des chemins. Il Ă©tait loin encore de ces dispositions. Une autre vertu lui manquait la chastetĂ©. Car, intĂ©rieurement, il regrettait MĂ©lie, et le pastel de la dame en robe Louis XV le gĂȘnait avec son dĂ©colletage. Il l’enferma dans une armoire, redoubla de pudeur jusques Ă  craindre de porter ses regards sur lui-mĂȘme, et couchait avec un caleçon. Tant de soins autour de la luxure la dĂ©veloppĂšrent. Le matin principalement il avait Ă  subir de grands combats, comme en eurent saint Paul, saint Benoist et saint JĂ©rĂŽme, dans un Ăąge fort avancĂ© ; de suite, ils recouraient Ă  des pĂ©nitences furieuses. La douleur est une expiation, un remĂšde et un moyen, un hommage Ă  JĂ©sus-Christ. Tout amour veut des sacrifices, et quel plus pĂ©nible que celui de notre corps ! Afin de se mortifier, PĂ©cuchet supprima le petit verre aprĂšs les repas, se rĂ©duisit Ă  quatre prises dans la journĂ©e, par les froids extrĂȘmes ne mettait plus de casquette. Un jour, Bouvard, qui rattachait la vigne, posa une Ă©chelle contre le mur de la terrasse prĂšs de la maison et, sans le vouloir, se trouva plonger dans la chambre de PĂ©cuchet. Son ami, nu jusqu’au ventre, avec le martinet aux habits, se frappait les Ă©paules doucement ; puis s’animant, retira sa culotte, cingla ses fesses et tomba sur une chaise, hors d’haleine. Bouvard fut troublĂ© comme Ă  la dĂ©couverte d’un mystĂšre, qu’on ne doit pas surprendre. Depuis quelque temps, il remarquait plus de nettetĂ© sur les carreaux, moins de trous aux serviettes, une nourriture meilleure ; changements qui Ă©taient dus Ă  l’intervention de Reine, la servante de M. le curĂ©. MĂȘlant les choses de l’église Ă  celles de sa cuisine, forte comme un valet de charrue et dĂ©vouĂ©e bien qu’irrespectueuse, elle s’introduisait dans les mĂ©nages, donnait des conseils, y devenait maĂźtresse. PĂ©cuchet se fiait absolument Ă  son expĂ©rience. Une fois, elle lui amena un individu replet, ayant de petits yeux Ă  la chinoise, un nez en bec de vautour. C’était M. Gouttman, nĂ©gociant en articles de piĂ©tĂ© ; il en dĂ©balla quelques-uns, enfermĂ©s dans des boĂźtes, sous le hangar croix, mĂ©dailles et chapelets de toutes les dimensions, candĂ©labres pour oratoires, autels portatifs, bouquets de clinquant, et des sacrĂ©s-cƓurs en carton bleu, des saint Joseph Ă  barbe rouge, des calvaires de porcelaine. PĂ©cuchet les convoita. Le prix seul l’arrĂȘtait. Gouttman ne demandait pas d’argent. Il prĂ©fĂ©rait les Ă©changes, et, montĂ© dans le musĂ©um, il offrit, contre des vieux fers et tous les plombs, un stock de ses marchandises. Elles parurent hideuses Ă  Bouvard. Mais l’Ɠil de PĂ©cuchet, les instances de Reine et le bagout du brocanteur finirent par le convaincre. Quand il le vit si coulant, Gouttman voulut, en outre, la hallebarde ; Bouvard, las d’en avoir dĂ©montrĂ© la manƓuvre, l’abandonna. L’estimation totale Ă©tant faite, ces messieurs devaient encore cent francs. On s’arrangea, moyennant quatre billets Ă  trois mois d’échĂ©ance, et ils s’applaudirent du bon marchĂ©. Leurs acquisitions furent distribuĂ©es dans tous les appartements. Une crĂšche remplie de foin et une cathĂ©drale de liĂšge dĂ©corĂšrent le musĂ©um. Il y eut sur la cheminĂ©e de PĂ©cuchet un saint Jean-Baptiste en cire ; le long du corridor, les portraits des gloires Ă©piscopales, et, au bas de l’escalier, sous une lampe Ă  chaĂźnettes, une sainte Vierge en manteau d’azur et couronnĂ©e d’étoiles. Marcel nettoyait ces splendeurs, n’imaginant au paradis rien de plus beau. Quel dommage que le saint Pierre fĂ»t brisĂ©, et comme il aurait fait bien dans le vestibule ! PĂ©cuchet s’arrĂȘtait parfois devant l’ancienne fosse aux composts, oĂč l’on reconnaissait la tiare, une sandale, un bout d’oreille ; lĂąchait des soupirs, puis continuait Ă  jardiner, car maintenant il joignait les travaux manuels aux exercices religieux et bĂȘchait la terre, vĂȘtu de la robe de moine, en se comparant Ă  saint Bruno. Ce dĂ©guisement pouvait ĂȘtre un sacrilĂšge ; il y renonça. Mais il prenait le genre ecclĂ©siastique, sans doute par la frĂ©quentation du curĂ©. Il en avait le sourire, la voix, et, d’un air frileux, glissait comme lui dans ses manches ses deux mains jusqu’aux poignets. Un jour vint oĂč le chant du coq l’importuna, les roses l’écƓuraient ; il ne sortait plus ou jetait sur la campagne des regards farouches. Bouvard se laissa conduire au mois de Marie. Les enfants qui chantaient des hymnes, les gerbes de lilas, les festons de verdure lui avaient donnĂ© comme le sentiment d’une jeunesse impĂ©rissable. Dieu se manifestait Ă  son cƓur par la forme des nids, la clartĂ© des sources, la bienfaisance du soleil, et la dĂ©votion de son ami lui semblait extravagante, fastidieuse. — Pourquoi gĂ©mis-tu pendant le repas ? — Nous devons manger en gĂ©missant, rĂ©pondit PĂ©cuchet, car l’homme, par cette voie, a perdu son innocence, phrase qu’il avait lue dans le Manuel du sĂ©minariste, deux volumes in-12 empruntĂ©s Ă  M. Jeufroy, et il buvait de l’eau de la Salette, se livrait, portes closes, Ă  des oraisons jaculatoires, espĂ©rait entrer dans la confrĂ©rie de Saint-François. Pour obtenir le don de persĂ©vĂ©rance, il rĂ©solut de faire un pĂšlerinage Ă  la sainte Vierge. Le choix des localitĂ©s l’embarrassa. Serait-ce Ă  Notre-Dame de FourviĂšres, de Chartres, d’Embrun, de Marseille ou d’Auray ? Celle de la DĂ©livrande, plus proche, convenait aussi bien. — Tu m’accompagneras ! — J’aurais l’air d’un cornichon ! dit Bouvard. AprĂšs tout, il pouvait en revenir croyant, ne refusait pas de l’ĂȘtre, et cĂ©da par complaisance. Les pĂšlerinages doivent s’accomplir Ă  pied. Mais quarante-trois kilomĂštres seraient durs ; et les gondoles n’étant pas congruentes Ă  la mĂ©ditation, ils louĂšrent un vieux cabriolet, qui, aprĂšs douze heures de route, les dĂ©posa devant l’auberge. Ils eurent une piĂšce Ă  deux lits, avec deux commodes supportant deux pots Ă  l’eau dans des petites cuvettes ovales, et l’hĂŽtelier leur apprit que c’était la chambre des capucins » sous la Terreur. On y avait cachĂ© la dame de la DĂ©livrande avec tant de prĂ©caution que les bons PĂšres y disaient la messe clandestinement. Cela fit plaisir Ă  PĂ©cuchet, et il lut tout haut une notice sur la chapelle, prise en bas dans la cuisine. Elle a Ă©tĂ© fondĂ©e au commencement du IIe siĂšcle par saint RĂ©gnobert, premier Ă©vĂȘque de Lisieux, ou par saint Ragnebert, qui vivait au VIIe, ou par Robert le Magnifique, au milieu du XIe. Les Danois, les Normands et surtout les protestants l’ont incendiĂ©e et ravagĂ©e Ă  diffĂ©rentes Ă©poques. Vers 1112, la statue primitive fut dĂ©couverte par un mouton, qui, en frappant du pied, dans un herbage, indiqua l’endroit oĂč elle Ă©tait, et sur cette place le comte Baudoin Ă©rigea un sanctuaire. Ses miracles sont innombrables. Un marchand de Bayeux, captif chez les Sarrasins, l’invoqua ses fers tombent et il s’échappe. Un avare dĂ©couvre dans son grenier un troupeau de rats, l’appelle Ă  son secours et les rats s’éloignent. Le contact d’une mĂ©daille ayant effleurĂ© son effigie fit se repentir au lit de mort un vieux matĂ©rialiste de Versailles. Elle rendit la parole au sieur Adeline, qui l’avait perdue pour avoir blasphĂ©mĂ© ; et, par sa protection, M. et Mme de Becqueville eurent assez de force pour vivre chastement en Ă©tat de mariage. On cite, parmi ceux qu’elle a guĂ©ris d’affections irrĂ©mĂ©diables, Mlle de Palfresne, Anne Lirieux, Marie Duchemin, François Dufai, et Mme de Jumillac, nĂ©e d’Osseville. Des personnages considĂ©rables l’ont visitĂ©e Louis XI, Louis XIII, deux filles de Gaston d’OrlĂ©ans, le cardinal Wiseman, Samirrhi, patriarche d’Antioche ; Mgr VĂ©roles, vicaire apostolique de la Mantchourie ; et l’archevĂȘque de QuĂ©len vint lui rendre grĂące pour la conversion du prince de Talleyrand. — Elle pourra, dit PĂ©cuchet, te convertir aussi ! Bouvard, dĂ©jĂ  couchĂ©, eut une sorte de grognement et s’endormit tout Ă  fait. Le lendemain, Ă  six heures, ils entraient dans la chapelle. On en construisait une autre ; des toiles et des planches embarrassaient la nef, et le monument, de style rococo, dĂ©plut Ă  Bouvard, surtout l’autel de marbre rouge, avec ses pilastres corinthiens. La statue miraculeuse, dans une niche Ă  gauche du chƓur, est enveloppĂ©e d’une robe Ă  paillettes ; le bedeau survint, ayant pour chacun d’eux un cierge. Il le planta sur une maniĂšre de herse dominant la balustrade, demanda trois francs, fit une rĂ©vĂ©rence, et disparut. Ensuite ils regardĂšrent les ex-voto. Des inscriptions sur plaques tĂ©moignent de la reconnaissance des fidĂšles. On admire deux Ă©pĂ©es en sautoir offertes par un ancien Ă©lĂšve de l’École polytechnique, des bouquets de mariĂ©e, des mĂ©dailles militaires, des cƓurs d’argent, et, dans l’angle, au niveau du sol, une forĂȘt de bĂ©quilles. De la sacristie dĂ©boucha un prĂȘtre portant le saint-ciboire. Quand il fut restĂ© quelques minutes au bas de l’autel, il monta les trois marches, dit l’Oremus, l’IntroĂŻt et le Kyrie, que l’enfant de chƓur, Ă  genoux, rĂ©cita tout d’une haleine. Les assistants Ă©taient rares, douze ou quinze vieilles femmes. On entendait le froissement de leurs chapelets et le bruit d’un marteau cognant des pierres. PĂ©cuchet, inclinĂ© sur son prie-Dieu, rĂ©pondait aux Amen. Pendant l’élĂ©vation, il supplia Notre-Dame de lui envoyer une foi constante et indestructible. Bouvard, dans un fauteuil Ă  ses cĂŽtĂ©s, lui prit son Eucologe et s’arrĂȘta aux litanies de la Vierge. TrĂšs pure, trĂšs chaste, vĂ©nĂ©rable, aimable, puissante, clĂ©mente, tour d’ivoire, maison d’or, porte du matin. » Ces mots d’adoration, ces hyperboles l’emportĂšrent vers celle qui est cĂ©lĂ©brĂ©e par tant d’hommages. Il la rĂȘva comme on la figure dans les tableaux d’église, sur un amoncellement de nuages, des chĂ©rubins Ă  ses pieds, l’Enfant-Dieu Ă  sa poitrine ; mĂšre des tendresses que rĂ©clament toutes les afflictions de la terre ; idĂ©al de la femme transportĂ©e dans le ciel ; car, sorti de ses entrailles, l’homme exalte son amour et n’aspire qu’à reposer sur son cƓur. La messe Ă©tant finie, ils longĂšrent les boutiques qui s’adossent contre le mur du cĂŽtĂ© de la place. On y voit des images, des bĂ©nitiers, des urnes Ă  filets d’or, des JĂ©sus-Christ en noix de coco, des chapelets d’ivoire ; et le soleil, frappant les verres des cadres, Ă©blouissait les yeux, faisait ressortir la brutalitĂ© des peintures, la hideur des dessins. Bouvard, qui, chez lui, trouvait ces choses abominables, fut indulgent pour elles. Il acheta une petite Vierge en pĂąte bleue. PĂ©cuchet, comme souvenir, se contenta d’un rosaire. Les marchands criaient — Allons ! allons ! pour cinq francs, pour trois francs, pour soixante centimes, pour deux sols, ne refusez pas Notre-Dame ! Les deux pĂšlerins flĂąnaient sans rien choisir. Des remarques dĂ©sobligeantes s’élevĂšrent. — Qu’est-ce qu’ils veulent, ces oiseaux-lĂ  ? — Ils sont peut-ĂȘtre des Turcs ! — Des protestants plutĂŽt ! Une grande fille tira PĂ©cuchet par la redingote ; un vieux en lunettes lui posa la main sur l’épaule ; tous braillaient Ă  la fois ; puis, quittant leurs baraques, ils vinrent les entourer, redoublaient de sollicitations et d’injures. Bouvard n’y tint plus. — Laissez-nous tranquilles, nom de Dieu ! La tourbe s’écarta. Mais une grosse femme les suivit quelque temps sur la place et cria qu’ils s’en repentiraient. En rentrant Ă  l’auberge, ils trouvĂšrent, dans le cafĂ©, Gouttman. Son nĂ©goce l’appelait en ces parages, et il causait avec un individu examinant des bordereaux sur la table devant eux. Cet individu avait une casquette de cuir, un pantalon trĂšs large, le teint rouge et la taille fine malgrĂ© ses cheveux blancs, l’air Ă  la fois d’un officier en retraite et d’un vieux cabotin. De temps Ă  autre, il lĂąchait un juron, puis, sur un mot de Gouttman dit plus bas, se calmait de suite, et passait Ă  un autre papier. Bouvard qui l’observait, au bout d’un quart d’heure s’approcha de lui. — Barberou, je crois ? — Bouvard ! s’écria l’homme Ă  la casquette. Et ils s’embrassĂšrent. Barberou, depuis vingt ans, avait endurĂ© toutes sortes de fortunes. GĂ©rant d’un journal, commis d’assurances, directeur d’un parc aux huĂźtres. — Je vous conterai cela. Enfin, revenu Ă  son premier mĂ©tier, il voyageait pour une maison de Bordeaux, et Gouttman, qui faisait le diocĂšse », lui plaçait des vins chez les ecclĂ©siastiques. — Mais permettez ; dans une minute, je suis Ă  vous ! Il avait repris ses comptes, quand, bondissant sur la banquette — Comment, deux mille ? — Sans doute ! — Ah ! elle est forte, celle-lĂ  ! — Vous dites ? — Je dis que j’ai vu HĂ©rambert, moi-mĂȘme, rĂ©pliqua Barberou furieux. La facture porte quatre mille ; pas de blagues ! Le brocanteur ne perdit point contenance. — Eh bien ; elle vous libĂšre ! aprĂšs ? Barberou se leva, et, Ă  sa figure blĂȘme d’abord, puis violette, Bouvard et PĂ©cuchet croyaient qu’il allait Ă©trangler Gouttman. Il se rassit, croisa les bras. — Vous ĂȘtes une rude canaille, convenez-en ! — Pas d’injures, monsieur Barberou, il y a des tĂ©moins ; prenez garde ! — Je vous flanquerai un procĂšs ! — Ta ! ta ! ta ! Puis ayant bouclĂ© son portefeuille, Gouttman souleva le bord de son chapeau — À l’avantage ! Et il sortit. Barberou exposa les faits Pour une crĂ©ance de mille francs doublĂ©e par suite de manƓuvres usuraires, il avait livrĂ© Ă  Gouttman trois mille francs de vins, ce qui payerait sa dette avec mille francs de bĂ©nĂ©fices ; mais, au contraire, il en devait trois mille. Ses patrons le renverraient, on le poursuivrait ! — Crapule ! brigand ! sale juif ! Et ça dĂźne dans les presbytĂšres ! D’ailleurs, tout ce qui touche Ă  la calotte
 ! Il dĂ©blatĂ©ra contre les prĂȘtres, et tapait sur la table avec tant de violence que la statuette faillit tomber. — Doucement ! dit Bouvard. — Tiens ! Qu’est-ce que ça ? Et Barberou ayant dĂ©fait l’enveloppe de la petite Vierge — Un bibelot du pĂšlerinage ! À vous ? Bouvard, au lieu de rĂ©pondre, sourit d’une maniĂšre ambiguĂ«. — C’est Ă  moi ! dit PĂ©cuchet. — Vous m’affligez, reprit Barberou, mais je vous Ă©duquerai lĂ -dessus, n’ayez pas peur ! Et comme on doit ĂȘtre philosophe, et que la tristesse ne sert Ă  rien, il leur offrit Ă  dĂ©jeuner. Tous les trois s’attablĂšrent. Barberou fut aimable, rappela le vieux temps, prit la taille de la bonne, voulut toiser le ventre de Bouvard. Il irait chez eux bientĂŽt, et leur apporterait un livre farce. L’idĂ©e de sa visite les rĂ©jouissait mĂ©diocrement. Ils en causĂšrent dans la voiture pendant une heure, au trot du cheval. Ensuite PĂ©cuchet ferma les paupiĂšres. Bouvard se taisait aussi. IntĂ©rieurement, il penchait vers la religion. M. Marescot s’était prĂ©sentĂ© la veille pour leur faire une communication importante. Marcel n’en savait pas davantage. Le notaire ne put les recevoir que trois jours aprĂšs, et de suite exposa la chose. Pour une rente de sept mille cinq cents francs, Mme Bordin proposait Ă  M. Bouvard de lui acheter leur ferme. Elle la reluquait depuis sa jeunesse, en connaissait les tenants et aboutissants, dĂ©fauts et avantages ; et ce dĂ©sir Ă©tait comme un cancer qui la minait. Car la bonne dame, en vraie Normande, chĂ©rissait, par-dessus tout, le bien, moins pour la sĂ©curitĂ© du capital que pour le bonheur de fouler le sol vous appartenant. Dans l’espoir de celui-lĂ , elle avait pratiquĂ© des enquĂȘtes, une surveillance journaliĂšre, de longues Ă©conomies, et elle attendait, avec impatience, la rĂ©ponse de Bouvard. Il fut embarrassĂ©, ne voulant pas que PĂ©cuchet, un jour, se trouvĂąt sans fortune ; mais il fallait saisir l’occasion, qui Ă©tait l’effet du pĂšlerinage la Providence, pour la seconde fois, se manifestait en leur faveur. Ils offrirent les conditions suivantes La rente, non pas de sept mille cinq cents francs, mais de six mille, serait dĂ©volue au dernier survivant. Marescot fit valoir que l’un Ă©tait faible de santĂ©. Le tempĂ©rament de l’autre le disposait Ă  l’apoplexie, et Mme Bordin signa le contrat, emportĂ©e par la passion. Bouvard en resta mĂ©lancolique. Quelqu’un dĂ©sirait sa mort, et cette rĂ©flexion lui inspira des pensĂ©es graves, des idĂ©es de Dieu et d’éternitĂ©. Trois jours aprĂšs, M. Jeufroy les invita au repas de cĂ©rĂ©monie qu’il donnait une fois par an Ă  des collĂšgues. Le dĂźner commença vers deux heures de l’aprĂšs-midi, pour finir Ă  onze heures du soir. On y but du poirĂ©, on y dĂ©bita des calembours. L’abbĂ© Pruneau composa, sĂ©ance tenante, un acrostiche, M. Bougon fit des tours de carte, et Cerpet, jeune vicaire, chanta une petite romance qui frisait la galanterie. Un pareil milieu divertit Bouvard. Il fut moins sombre le lendemain. Le curĂ© vint le voir frĂ©quemment. Il prĂ©sentait la Religion sous des couleurs gracieuses. Que risque-t-on, du reste ? et Bouvard consentit bientĂŽt Ă  s’approcher de la sainte table. PĂ©cuchet, en mĂȘme temps que lui, participerait au sacrement. Le grand jour arriva. L’église, Ă  cause des premiĂšres communions, Ă©tait pleine de monde. Les bourgeois et les bourgeoises encombraient leurs bancs, et le menu peuple se tenait debout par derriĂšre, ou dans le jubĂ©, au-dessus de la porte. Ce qui allait se passer tout Ă  l’heure Ă©tait inexplicable, songeait Bouvard, mais la raison ne suffit pas Ă  comprendre certaines choses. De trĂšs grands hommes ont admis celle-lĂ . Autant faire comme eux, et, dans une sorte d’engourdissement, il contemplait l’autel, l’encensoir, les flambeaux, la tĂȘte un peu vide, car il n’avait rien mangĂ©, et Ă©prouvait une singuliĂšre faiblesse. PĂ©cuchet, en mĂ©ditant la Passion de JĂ©sus-Christ, s’excitait Ă  des Ă©lans d’amour. Il aurait voulu lui offrir son Ăąme, celle des autres, et les ravissements, les transports, les illuminations des saints, tous les ĂȘtres, l’univers entier. Bien qu’il priĂąt avec ferveur, les diffĂ©rentes parties de la messe lui semblĂšrent un peu longues. Enfin, les petits garçons s’agenouillĂšrent sur la premiĂšre marche de l’autel, formant avec leurs habits une bande noire, que surmontaient inĂ©galement des chevelures blondes ou brunes. Les petites filles les remplacĂšrent, ayant, sous leurs couronnes, des voiles qui tombaient ; de loin, on aurait dit un alignement de nuĂ©es blanches au fond du chƓur. Puis ce fut le tour des grandes personnes. La premiĂšre du cĂŽtĂ© de l’évangile Ă©tait PĂ©cuchet, mais trop Ă©mu, sans doute, il oscillait la tĂȘte de droite et de gauche. Le curĂ© eut peine Ă  lui mettre l’hostie dans la bouche, et il la reçut en tournant les prunelles. Bouvard, au contraire, ouvrit si largement les mĂąchoires, que sa langue lui pendait sur la lĂšvre comme un drapeau. En se relevant, il coudoya Mme Bordin. Leurs yeux se rencontrĂšrent. Elle souriait ; sans savoir pourquoi, il rougit. AprĂšs Mme Bordin communiĂšrent ensemble Mlle de Faverges, la comtesse, leur dame de compagnie, et un monsieur que l’on ne connaissait pas Ă  Chavignolles. Les deux derniers furent Placquevent et Petit, l’instituteur, quand, tout Ă  coup, on vit paraĂźtre Gorju. Il n’avait plus de barbiche ; et il regagna sa place, les bras en croix sur la poitrine, d’une maniĂšre fort Ă©difiante. Le curĂ© harangua les petits garçons. Qu’ils aient soin plus tard de ne point faire comme Judas qui trahit son Dieu, et de conserver toujours leur robe d’innocence. PĂ©cuchet regretta la sienne. Mais on remuait des chaises, les mĂšres avaient hĂąte d’embrasser leurs enfants. Les paroissiens, Ă  la sortie, Ă©changĂšrent des fĂ©licitations. Quelques-uns pleuraient. Mme de Faverges, en attendant sa voiture, se tourna vers Bouvard et PĂ©cuchet et prĂ©senta son futur gendre — M. le baron de Mahurot, ingĂ©nieur ! Le comte se plaignait de ne pas les voir. Il serait revenu la semaine prochaine. — Notez-le ! je vous prie. La calĂšche Ă©tant arrivĂ©e, les dames du chĂąteau partirent, et la foule se dispersa. Ils trouvĂšrent dans leur cour un paquet au milieu de l’herbe. Le facteur, comme la maison Ă©tait close, l’avait jetĂ© par-dessus le mur. C’était l’ouvrage que Barberou avait promis Examen du Christianisme, par Louis Hervieu, ancien Ă©lĂšve de l’École normale. PĂ©cuchet le repoussa. Bouvard ne dĂ©sirait pas le connaĂźtre. On lui avait rĂ©pĂ©tĂ© que le sacrement le transformerait durant plusieurs jours, il guetta des floraisons dans sa conscience. Il Ă©tait toujours le mĂȘme, et un Ă©tonnement douloureux le saisit. Comment ! la chair de Dieu se mĂȘle Ă  notre chair et elle n’y cause rien ! La pensĂ©e qui gouverne les mondes n’éclaire pas notre esprit ! Le suprĂȘme pouvoir nous abandonne Ă  l’impuissance ! M. Jeufroy, en le rassurant, lui ordonna le CatĂ©chisme de l’abbĂ© Gaume. Au contraire, la dĂ©votion de PĂ©cuchet s’était dĂ©veloppĂ©e. Il aurait voulu communier sous les deux espĂšces, chantait des psaumes en se promenant dans le corridor, arrĂȘtait les Chavignollais pour discuter et les convertir. Vaucorbeil lui rit au nez, Girbal haussa les Ă©paules et le capitaine l’appela Tartufe. On trouvait maintenant qu’ils allaient trop loin. Une excellente habitude, c’est d’envisager les choses comme autant de symboles. Si le tonnerre gronde, figurez-vous le jugement dernier ; devant un ciel sans nuages, pensez au sĂ©jour des bienheureux ; dites-vous dans vos promenades que chaque pas vous rapproche de la mort. PĂ©cuchet observa cette mĂ©thode. Quand il prenait ses habits, il songeait Ă  l’enveloppe charnelle dont la seconde personne de la TrinitĂ© s’est revĂȘtue, le tic tac de l’horloge lui rappelait les battements de son cƓur, une piqĂ»re d’épingle les clous de la croix ; mais il eut beau se tenir Ă  genoux, pendant des heures, et multiplier les jeĂ»nes, et se pressurer l’imagination, le dĂ©tachement de soi-mĂȘme ne se faisait pas ; impossible d’atteindre Ă  la contemplation parfaite. Il recourut Ă  des auteurs mystiques sainte ThĂ©rĂšse, Jean de la Croix, Louis de Grenade, Simpoli, et de plus modernes, Mgr Chaillot. Au lieu des sublimitĂ©s qu’il attendait, il ne rencontra que des platitudes, un style trĂšs lĂąche, de froides images et force comparaisons tirĂ©es de la boutique des lapidaires. Il apprit cependant qu’il y a une purgation active et une purgation passive, une vision interne et une vision externe, quatre espĂšces d’oraisons, neuf excellences dans l’amour, six degrĂ©s dans l’humilitĂ©, et que la blessure de l’ñme ne diffĂšre pas beaucoup du vol spirituel. Des points l’embarrassaient Puisque la chair est maudite, comment se fait-il que l’on doive remercier Dieu pour le bienfait de l’existence ? Quelle mesure garder entre la crainte indispensable au salut, et l’espĂ©rance qui ne l’est pas moins ? OĂč est le signe de la grĂące ? etc. Les rĂ©ponses de M. Jeufroy Ă©taient simples — Ne vous tourmentez pas. À vouloir tout approfondir, on court sur une pente dangereuse. Le CatĂ©chisme de persĂ©vĂ©rance, par Gaume, avait tellement dĂ©goĂ»tĂ© Bouvard qu’il prit le volume de Louis Hervieu. C’était un sommaire de l’exĂ©gĂšse moderne dĂ©fendu par le gouvernement. Barberou, comme rĂ©publicain, l’avait achetĂ©. Il Ă©veilla des doutes dans l’esprit de Bouvard, et d’abord sur le pĂ©chĂ© originel. — Si Dieu a créé l’homme peccable, il ne devait pas le punir, et le mal est antĂ©rieur Ă  la chute puisqu’il y avait dĂ©jĂ  des volcans, des bĂȘtes fĂ©roces. Enfin ce dogme bouleverse mes notions de justice. — Que voulez-vous ? disait le curĂ©, c’est une de ces vĂ©ritĂ©s dont tout le monde est d’accord, sans qu’on puisse en fournir de preuves ; et nous-mĂȘmes, nous faisons rejaillir sur les enfants les crimes de leurs pĂšres. Ainsi les mƓurs et les lois justifient ce dĂ©cret de la Providence, que l’on retrouve dans la nature. Bouvard hocha la tĂȘte. Il doutait aussi de l’enfer. — Car tout chĂątiment doit viser Ă  l’amĂ©lioration du coupable, ce qui devient impossible avec une peine Ă©ternelle ; et combien l’endurent ! Songez donc, tous les anciens, les juifs, les musulmans, les idolĂątres, les hĂ©rĂ©tiques et les enfants morts sans baptĂȘme, ces enfants créés par Dieu, et dans quel but ? pour les punir d’une faute qu’ils n’ont pas commise ! — Telle est l’opinion de saint Augustin, ajouta le curĂ©, et saint Fulgence enveloppe dans la damnation jusqu’aux fƓtus. L’Église, il est vrai, n’a rien dĂ©cidĂ© Ă  cet Ă©gard. Une remarque pourtant ce n’est pas Dieu, mais le pĂ©cheur qui se damne lui-mĂȘme, et l’offense Ă©tant infinie, puisque Dieu est infini, la punition doit ĂȘtre infinie. Est-ce tout, monsieur ? — Expliquez-moi la TrinitĂ©, dit Bouvard. — Avec plaisir. Prenons une comparaison les trois cĂŽtĂ©s du triangle, ou plutĂŽt notre Ăąme, qui contient ĂȘtre, connaĂźtre et vouloir ; ce qu’on appelle facultĂ© chez l’homme, est personne en Dieu. VoilĂ  le mystĂšre. — Mais les trois cĂŽtĂ©s du triangle ne sont pas chacun le triangle ; ces trois facultĂ©s de l’ñme ne font pas trois Ăąmes, et vos personnes de la TrinitĂ© sont trois Dieux. — BlasphĂšme ! — Alors il n’y a qu’une personne, un Dieu, une substance affectĂ©e de trois maniĂšres ! — Adorons sans comprendre, dit le curĂ©. — Soit, dit Bouvard. Il avait peur de passer pour un impie, d’ĂȘtre mal vu au chĂąteau. Maintenant ils y venaient trois fois la semaine, vers cinq heures, en hiver, et la tasse de thĂ© les rĂ©chauffait. M. le comte, par ses allures, rappelait le chic de l’ancienne cour » ; la comtesse, placide et grasse, montrait sur toutes choses un grand discernement. Mlle Yolande, leur fille, Ă©tait le type de la jeune personne », l’ange des keepsakes, et Mme de Noares, leur dame de compagnie, ressemblait Ă  PĂ©cuchet, ayant son nez pointu. La premiĂšre fois qu’ils entrĂšrent dans le salon elle dĂ©fendait quelqu’un. — Je vous assure qu’il est changĂ© ! Son cadeau le prouve. Ce quelqu’un Ă©tait Gorju. Il venait d’offrir aux futurs Ă©poux un prie-Dieu gothique. On l’apporta. Les armes des deux maisons s’y Ă©talaient en relief de couleur. M. de Mahurot en parut content, et Mme de Noares lui dit — Vous vous souviendrez de mon protĂ©gĂ© ? Ensuite, elle amena deux enfants, un gamin d’une douzaine d’annĂ©es, et sa sƓur, qui en avait peut-ĂȘtre dix. Par les trous de leurs guenilles, on voyait leurs membres rouges de froid. L’un Ă©tait chaussĂ© de vieilles pantoufles, l’autre n’avait plus qu’un sabot. Leurs fronts disparaissaient sous leurs chevelures, et ils regardaient autour d’eux avec des prunelles ardentes comme de jeunes loups effarĂ©s. Mme de Noares conta qu’elle les avait rencontrĂ©s le matin sur la grande route. Placquevent ne pouvait fournir aucun dĂ©tail. On leur demanda leur nom. — Victor, Victorine. — OĂč Ă©tait leur pĂšre ? — En prison. — Et avant, que faisait-il ? — Rien. — Leur pays ? — Saint-Pierre. — Mais quel Saint-Pierre ? Les deux petits, pour toute rĂ©ponse, disaient, en reniflant — Sais pas, sais pas. Leur mĂšre Ă©tait morte, et ils mendiaient. Mme de Noares exposa combien il serait dangereux de les abandonner ; elle attendrit la comtesse, piqua d’honneur le comte, fut soutenue par Mademoiselle, s’obstina, rĂ©ussit. La femme du garde-chasse en prendrait soin. On leur trouverait de l’ouvrage plus tard, et, comme ils ne savaient ni lire ni Ă©crire, Mme de Noares leur donnerait elle-mĂȘme des leçons, afin de les prĂ©parer au catĂ©chisme. Quand M. Jeufroy venait au chĂąteau, on allait quĂ©rir les deux mioches ; il les interrogeait, puis faisait une confĂ©rence oĂč il mettait de la prĂ©tention, Ă  cause de l’auditoire. Une fois qu’il avait discouru sur les patriarches, Bouvard, en s’en retournant avec lui et PĂ©cuchet, les dĂ©nigra fortement. Jacob s’est distinguĂ© par des filouteries, David par les meurtres, Salomon par ses dĂ©bauches. L’abbĂ© lui rĂ©pondit qu’il fallait voir au delĂ . Le sacrifice d’Abraham est la figure de la Passion ; Jacob une autre figure du Messie, comme Joseph, comme le serpent d’airain, comme MoĂŻse. — Croyez-vous, dit Bouvard, qu’il ait composĂ© le Pentateuque ? — Oui, sans doute ! — Cependant on y raconte sa mort ; mĂȘme observation pour JosuĂ©, et quant aux Juges, l’auteur nous prĂ©vient qu’à l’époque dont il fait l’histoire, IsraĂ«l n’avait pas encore de rois. L’ouvrage fut donc Ă©crit sous les Rois. Les prophĂštes aussi m’étonnent. — Il va nier les prophĂštes, maintenant ! — Pas du tout ! mais leur esprit Ă©chauffĂ© percevait JĂ©hovah sous des formes diverses, celle d’un feu, d’une broussaille, d’un vieillard, d’une colombe, et ils n’étaient pas certains de la rĂ©vĂ©lation puisqu’ils demandent toujours un signe. — Ah ! et vous avez dĂ©couvert ces belles choses ?
 — Dans Spinoza. À ce mot, le curĂ© bondit. — L’avez-vous lu ? — Dieu m’en garde ! — Pourtant, monsieur, la science
 — Monsieur, on n’est pas savant si l’on n’est chrĂ©tien. La science lui inspirait des sarcasmes — Fera-t-elle pousser un Ă©pi de grain, votre science ? Que savons-nous ? disait-il. Mais il savait que le monde a Ă©tĂ© créé pour nous ; il savait que les archanges sont au-dessus des anges ; il savait que le corps humain ressuscitera tel qu’il Ă©tait vers la trentaine. Son aplomb sacerdotal agaçait Bouvard, qui, par mĂ©fiance de Louis Hervieu, Ă©crivit Ă  Varlot, et PĂ©cuchet, mieux informĂ©, demanda Ă  M. Jeufroy des explications sur l’Écriture. Les six jours de la GenĂšse veulent dire six grandes Ă©poques. Le rapt des vases prĂ©cieux fait par les Juifs aux Égyptiens doit s’entendre des richesses intellectuelles, les arts dont ils avaient dĂ©robĂ© le secret. IsaĂŻe ne se dĂ©pouilla pas complĂštement, nudus, en latin, signifiant nu jusqu’aux hanches ; ainsi Virgile conseille de se mettre nu pour labourer, et cet Ă©crivain n’eĂ»t pas donnĂ© un prĂ©cepte contraire Ă  la pudeur ! ÉzĂ©chiel dĂ©vorant un livre n’a rien d’extraordinaire ; ne dit-on pas dĂ©vorer une brochure, un journal ? Mais si l’on voit partout des mĂ©taphores, que deviendront les faits ? L’abbĂ© soutenait, cependant, qu’ils Ă©taient rĂ©els. Cette maniĂšre de les entendre parut dĂ©loyale Ă  PĂ©cuchet. Il poussa plus loin ses recherches et apporta une note sur les contradictions de la Bible. L’Exode nous apprend que pendant quarante ans on fit des sacrifices dans le dĂ©sert, on n’en fit aucun suivant Amos et JĂ©rĂ©mie. Les ParalipomĂšnes et le livre d’Esdras ne sont point d’accord sur le dĂ©nombrement du peuple. Dans le DeutĂ©ronome, MoĂŻse voit le Seigneur face Ă  face ; d’aprĂšs l’Exode, jamais il ne put le voir. OĂč est alors l’inspiration ? — Motif de plus pour l’admettre, rĂ©pliquait en souriant M. Jeufroy. Les imposteurs ont besoin de connivence, les sincĂšres n’y prennent garde ! Dans l’embarras recourons Ă  l’Église. Elle est toujours infaillible. De qui relĂšve l’infaillibilitĂ© ? Les conciles de BĂąle et de Constance l’attribuent aux conciles. Mais souvent les conciles diffĂšrent, tĂ©moin ce qui se passa pour Athanase et pour Arius ; ceux de Florence et de Latran, la dĂ©cernent au pape. Mais Adrien VI dĂ©clare que le pape, comme un autre, peut se tromper. Chicanes ! Tout cela ne fait rien Ă  la permanence du dogme. L’ouvrage de Louis Hervieu en signale les variations le baptĂȘme, autrefois, Ă©tait rĂ©servĂ© pour les adultes. L’extrĂȘme-onction ne fut un sacrement qu’au IXe siĂšcle ; la prĂ©sence rĂ©elle a Ă©tĂ© dĂ©crĂ©tĂ©e au VIIIe, le purgatoire reconnu au XVe, l’ImmaculĂ©e Conception est d’hier. Et PĂ©cuchet en arriva Ă  ne plus savoir que penser de JĂ©sus. Trois Ă©vangiles en font un homme. Dans un passage de saint Jean, il paraĂźt s’égaler Ă  Dieu ; dans un autre, du mĂȘme, se reconnaĂźtre son infĂ©rieur. L’abbĂ© ripostait par la lettre du roi Abgar, les actes de Pilate et le tĂ©moignage des Sibylles dont le fond est vĂ©ritable ». Il retrouvait la vierge dans les Gaules, l’annonce d’un rĂ©dempteur en Chine, la TrinitĂ© partout, la croix sur le bonnet du grand-lama, en Égypte au poing des dieux ; et, mĂȘme, il fit voir une gravure, reprĂ©sentant un nilomĂštre, lequel Ă©tait un phallus, suivant PĂ©cuchet. M. Jeufroy consultait secrĂštement son ami Pruneau, qui lui cherchait des preuves dans les auteurs. Une lutte d’érudition s’engagea ; et, fouettĂ© par l’amour-propre, PĂ©cuchet devint transcendant, mythologue. Il comparait la Vierge Ă  Isis, l’eucharistie au homa des Perses, Bacchus Ă  MoĂŻse, l’arche de NoĂ© au vaisseau de Xithuros ; ces ressemblances pour lui dĂ©montraient l’identitĂ© des religions. Mais il ne peut y avoir plusieurs religions, puisqu’il n’y a qu’un Dieu ; et quand il Ă©tait Ă  bout d’arguments, l’homme Ă  la soutane s’écriait — C’est un mystĂšre ! Que signifie ce mot ? DĂ©faut de savoir ; trĂšs bien. Mais s’il dĂ©signe une chose dont le seul Ă©noncĂ© implique contradiction, c’est une sottise ; et PĂ©cuchet ne quittait plus M. Jeufroy. Il le surprenait dans son jardin, l’attendait au confessionnal, le relançait dans la sacristie. Le prĂȘtre imaginait des ruses pour le fuir. Un jour, qu’il Ă©tait parti Ă  Sassetot administrer quelqu’un, PĂ©cuchet se porta au-devant de lui sur la route, maniĂšre de rendre la conversation inĂ©vitable. C’était le soir, vers la fin d’aoĂ»t. Le ciel Ă©carlate se rembrunit, et un gros nuage s’y forma, rĂ©gulier dans le bas, avec des volutes au sommet. PĂ©cuchet, d’abord, parla de choses indiffĂ©rentes ; puis, ayant glissĂ© le mot martyr — Combien pensez-vous qu’il y en ait eu ? — Une vingtaine de millions, pour le moins. — Leur nombre n’est pas si grand, dit OrigĂšne. — OrigĂšne, vous savez, est suspect ! Un large coup de vent passa, inclinant l’herbe des fossĂ©s, et les deux rangs d’ormeaux jusqu’au bout de l’horizon. PĂ©cuchet reprit — On classe, dans les martyrs, beaucoup d’évĂȘques gaulois, tuĂ©s en rĂ©sistant aux Barbares, ce qui n’est plus la question. — Allez-vous dĂ©fendre les empereurs ? Suivant PĂ©cuchet, on les avait calomniĂ©s. L’histoire de la lĂ©gion thĂ©baine est une fable. Je conteste Ă©galement Symphorose et ses sept fils, FĂ©licitĂ© et ses sept filles, et les sept vierges d’Ancyre, condamnĂ©es au viol, bien que septuagĂ©naires, et les onze mille vierges de sainte Ursule, dont une compagne s’appelait Undecemilla, un nom pris pour un chiffre ; encore plus les dix martyrs d’Alexandrie ! — Cependant !
 Cependant, ils se trouvent dans des auteurs dignes de crĂ©ance. Des gouttes d’eau tombĂšrent. Le curĂ© dĂ©ploya son parapluie ; et PĂ©cuchet, quand il fut dessous, osa prĂ©tendre que les catholiques avaient fait plus de martyrs chez les juifs, les musulmans, les protestants et les libres penseurs que tous les Romains autrefois. L’ecclĂ©siastique se rĂ©cria — Mais on compte dix persĂ©cutions depuis NĂ©ron jusqu’au CĂ©sar Galba ! — Eh bien ! et les massacres des Albigeois ? et la Saint-BarthĂ©lemy ? et la RĂ©vocation de l’édit de Nantes ? — ExcĂšs dĂ©plorables sans doute, mais vous n’allez pas comparer ces gens-lĂ  Ă  saint Étienne, saint Laurent, Cyprien, Polycarpe, une foule de missionnaires. — Pardon ! je vous rappellerai Hypathie, JĂ©rĂŽme de Prague, Jean Huss, Bruno, Vanini, Anne Dubourg ! La pluie augmentait, et ses rayons dardaient si fort, qu’ils rebondissaient du sol, comme de petites fusĂ©es blanches. PĂ©cuchet et M. Jeufroy marchaient avec lenteur serrĂ©s l’un contre l’autre, et le curĂ© disait — AprĂšs des supplices abominables, on les jetait dans des chaudiĂšres ! — L’Inquisition employait de mĂȘme la torture, et elle vous brĂ»lait trĂšs bien. — On exposait les dames illustres dans les lupanars ! — Croyez-vous que les dragons de Louis XIV fussent dĂ©cents ? — Et notez que les chrĂ©tiens n’avaient rien fait contre l’État ! — Les Huguenots pas davantage ! Le vent chassait, balayait la pluie dans l’air. Elle claquait sur les feuilles, ruisselait au bord du chemin, et le ciel, couleur de boue, se confondait avec les champs dĂ©nudĂ©s, la moisson Ă©tant finie. Pas un toit. Au loin seulement, la cabane d’un berger. Le maigre paletot de PĂ©cuchet n’avait plus un fil de sec. L’eau coulait le long de son Ă©chine, entrait dans ses bottes, dans ses oreilles, dans ses yeux, malgrĂ© la visiĂšre de la casquette Amoros ; le curĂ©, en relevant d’un bras la queue de sa soutane, se dĂ©couvrait les jambes, et les pointes de son tricorne crachaient l’eau sur ses Ă©paules comme des gargouilles de cathĂ©drale. Il fallut s’arrĂȘter, et tournant le dos Ă  la tempĂȘte, ils restĂšrent face Ă  face, ventre contre ventre, en tenant Ă  quatre mains le parapluie qui oscillait. M. Jeufroy n’avait pas interrompu la dĂ©fense des catholiques. — Ont-ils crucifiĂ© vos protestants, comme le fut saint SimĂ©on, ou fait dĂ©vorer un homme par deux tigres, comme il advint Ă  saint Ignace ? — Mais comptez-vous pour quelque chose tant de femmes sĂ©parĂ©es de leurs maris, d’enfants arrachĂ©s Ă  leurs mĂšres ! Et les exils des pauvres, Ă  travers la neige, au milieu des prĂ©cipices ! On les entassait dans les prisons ; Ă  peine morts, on les traĂźnait sur la claie. L’abbĂ© ricana — Vous me permettrez de n’en rien croire ! Et nos martyrs Ă  nous sont moins douteux. Sainte Blandine a Ă©tĂ© livrĂ©e nue dans un filet Ă  une vache furieuse. Sainte Julie pĂ©rit assommĂ©e de coups. Saint Taraque, saint Probus et saint Andronic, on leur a brisĂ© les dents avec un marteau, dĂ©chirĂ© les cĂŽtes avec des peignes en fer, traversĂ© les mains avec des clous rougis, enlevĂ© la peau du crĂąne. — Vous exagĂ©rez, dit PĂ©cuchet. La mort des martyrs Ă©tait, dans ce temps-lĂ , une amplification de rhĂ©torique ! — Comment, de la rhĂ©torique ? — Mais oui ! tandis que moi, monsieur, je vous raconte de l’histoire. Les catholiques, en Irlande, Ă©ventrĂšrent des femmes enceintes pour prendre leurs enfants ! — Jamais. — Et les donner aux pourceaux ! — Allons donc ! — En Belgique, ils les enterraient toutes vives ! — Quelle plaisanterie ! — On a leurs noms ! — Et quand mĂȘme, objecta le prĂȘtre, en secouant de colĂšre son parapluie. On ne peut les appeler des martyrs. Il n’y en a pas en dehors de l’Église. — Un mot. Si la valeur du martyr dĂ©pend de la doctrine, comment servirait-il Ă  en dĂ©montrer l’excellence ? La pluie se calmait ; jusqu’au village ils ne parlĂšrent plus. Mais, sur le seuil du presbytĂšre, l’abbĂ© dit — Je vous plains ! vĂ©ritablement, je vous plains ! PĂ©cuchet conta de suite Ă  Bouvard son altercation. Elle lui avait causĂ© une malveillance antireligieuse, et une heure aprĂšs, assis devant un feu de broussailles, il lisait le CurĂ© Meslier. Ces nĂ©gations lourdes le choquĂšrent ; puis, se reprochant d’avoir mĂ©connu peut-ĂȘtre des hĂ©ros, il feuilleta, dans la Biographie, l’histoire des martyrs les plus illustres. Quelles clameurs du peuple, quand ils entraient dans l’arĂšne ! et si les lions et les jaguars Ă©taient trop doux, du geste et de la voix ils les excitaient Ă  s’avancer. On les voyait tout couverts de sang, sourire debout, le regard au ciel ; sainte PerpĂ©tue renoua ses cheveux pour ne point paraĂźtre affligĂ©e. PĂ©cuchet se mit Ă  rĂ©flĂ©chir. La fenĂȘtre Ă©tait ouverte, la nuit tranquille, beaucoup d’étoiles brillaient. Il devait se passer dans leur Ăąme des choses dont nous n’avons plus l’idĂ©e, une joie, un spasme divin ! Et PĂ©cuchet, Ă  force d’y rĂȘver, dit qu’il comprenait cela, aurait fait comme eux. — Toi ? — Certainement. — Pas de blague ! Crois-tu, oui ou non ? — Je ne sais. Il alluma une chandelle ; puis ses yeux tombant sur le crucifix dans l’alcĂŽve — Combien de misĂ©rables ont recouru Ă  celui-lĂ  ! Et aprĂšs un silence — On l’a dĂ©naturĂ© ! c’est la faute de Rome la politique du Vatican ! Mais Bouvard admirait l’Église pour sa magnificence, et aurait souhaitĂ© au moyen Ăąge ĂȘtre un cardinal. — J’aurais eu bonne mine sous la pourpre, conviens-en ! La casquette de PĂ©cuchet posĂ©e devant les charbons n’était pas sĂšche encore. Tout en l’étirant, il sentit quelque chose dans la doublure et une mĂ©daille de saint Joseph tomba. Ils furent troublĂ©s, le fait leur paraissant inexplicable ! Mme de Noares voulut savoir de PĂ©cuchet s’il n’avait pas Ă©prouvĂ© comme un changement, un bonheur et se trahit par ses questions. Une fois, pendant qu’il jouait au billard, elle lui avait cousu la mĂ©daille dans sa casquette. Évidemment, elle l’aimait ; ils auraient pu se marier elle Ă©tait veuve et il ne soupçonna pas cet amour, qui peut-ĂȘtre eĂ»t fait le bonheur de sa vie. Bien qu’il se montrĂąt plus religieux que M. Bouvard, elle l’avait dĂ©diĂ© Ă  saint Joseph, dont le secours est excellent pour les conversions. Personne, comme elle, ne connaissait tous les chapelets et les indulgences qu’ils procurent, l’effet des reliques, les privilĂšges des eaux saintes. Sa montre Ă©tait retenue par une chaĂźnette qui avait touchĂ© aux liens de saint Pierre. Parmi ses breloques luisait une perle d’or, Ă  l’imitation de celle qui contient, dans l’église d’Allouagne, une larme de Notre-Seigneur ; un anneau Ă  son petit doigt enfermait des cheveux du curĂ© d’Ars et, comme elle cueillait des simples pour les malades, sa chambre ressemblait Ă  une sacristie et Ă  une officine d’apothicaire. Son temps se passait Ă  Ă©crire des lettres, Ă  visiter les pauvres, Ă  dissoudre des concubinages, Ă  rĂ©pandre des photographies du SacrĂ©-CƓur. Un monsieur devait lui envoyer de la pĂąte des martyrs », mĂ©lange de cire pascale et de poussiĂšre humaine prise aux catacombes, et qui s’emploie dans les cas dĂ©sespĂ©rĂ©s en mouches ou en pilules. Elle en promit Ă  PĂ©cuchet. Il parut choquĂ© d’un tel matĂ©rialisme. Le soir, un valet du chĂąteau lui apporta une hottĂ©e d’opuscules, relatant des paroles pieuses du grand NapolĂ©on, des bons mots du curĂ© dans les auberges, des morts effrayantes advenues Ă  des impies. Mme de Noares savait tout cela par cƓur, avec une infinitĂ© de miracles. Elle en contait de stupides, des miracles sans but, comme si Dieu les eĂ»t faits pour Ă©bahir le monde. Sa grand’mĂšre Ă  elle-mĂȘme avait serrĂ© dans une armoire des pruneaux couverts d’un linge, et quand on ouvrit l’armoire un an plus tard, on en vit treize sur la nappe, formant la croix. — Expliquez-moi cela. C’était son mot aprĂšs ses histoires, qu’elle soutenait avec un entĂȘtement de bourrique, bonne femme, d’ailleurs, et d’humeur enjouĂ©e. Une fois pourtant elle sortit de son caractĂšre ». Bouvard lui contestait le miracle de Pezilla un compotier oĂč l’on avait cachĂ© des hosties pendant la RĂ©volution, se dora de lui-mĂȘme tout seul. — Peut-ĂȘtre y avait-il au fond un peu de couleur jaune provenant de l’humiditĂ© ? — Mais non ! je vous rĂ©pĂšte que non ! La dorure a pour cause le contact de l’Eucharistie. Et elle donna en preuve l’attestation des Ă©vĂȘques. — C’est, disent-ils, comme un bouclier, un
 un palladium sur le diocĂšse de Perpignan. Demandez plutĂŽt Ă  M. Jeufroy ! Bouvard n’y tint plus, et ayant repassĂ© son Louis Hervieu, emmena PĂ©cuchet. L’ecclĂ©siastique finissait de dĂźner. Reine offrit des siĂšges, et, sur un geste, alla prendre deux petits verres qu’elle emplit de Rosolio. AprĂšs quoi, Bouvard exposa ce qui l’amenait. L’abbĂ© ne rĂ©pondit pas franchement. — Tout est possible Ă  Dieu, et les miracles sont une preuve de la religion. — Cependant il y a des lois. — Cela n’y fait rien. Il les dĂ©range pour instruire, corriger. — Que savez-vous s’il les dĂ©range ? rĂ©pliqua Bouvard. Tant que la nature suit sa routine, on n’y pense pas ; mais dans un phĂ©nomĂšne extraordinaire, nous voyons la main de Dieu. Elle peut y ĂȘtre, dit l’ecclĂ©siastique, et quand un Ă©vĂ©nement se trouve certifiĂ© par des tĂ©moins ? — Les tĂ©moins gobent tout, car il y a de faux miracles ! Le prĂȘtre devint rouge. — Sans doute
 quelquefois. — Comment les distinguer des vrais ? Et si les vrais donnĂ©s en preuves ont eux-mĂȘmes besoin de preuves, pourquoi en faire ? Reine intervint, et, prĂȘchant comme son maĂźtre, dit qu’il fallait obĂ©ir. — La vie est un passage, mais la mort est Ă©ternelle ! — Bref, ajouta Bouvard en lampant le Rosolio, les miracles d’autrefois ne sont pas mieux dĂ©montrĂ©s que les miracles d’aujourd’hui ; des raisons analogues dĂ©fendent ceux des chrĂ©tiens et des paĂŻens. Le curĂ© jeta sa fourchette sur la table. — Ceux-lĂ  Ă©taient faux, encore un coup ! Pas de miracles en dehors de l’Église ! — Tiens ! se dit PĂ©cuchet, mĂȘme argument que pour les martyrs la doctrine s’appuie sur les faits et les faits sur la doctrine. M. Jeufroy, ayant bu un verre d’eau, reprit — Tout en les niant, vous y croyez. Le monde que convertissent douze pĂȘcheurs, voilĂ , il me semble, un beau miracle ! — Pas du tout ! PĂ©cuchet en rendait compte d’une autre maniĂšre. — Le monothĂ©isme vient des HĂ©breux, la TrinitĂ© des Indiens, le Logos est Ă  Platon, la Vierge mĂšre Ă  l’Asie. N’importe ! M. Jeufroy tenait au surnaturel, ne voulait que le christianisme pĂ»t avoir humainement la moindre raison d’ĂȘtre, bien qu’il en vĂźt chez tous les peuples des prodromes ou des dĂ©formations. L’impiĂ©tĂ© railleuse du XVIIIe siĂšcle, il l’eĂ»t tolĂ©rĂ©e ; mais la critique moderne, avec sa politesse, l’exaspĂ©rait. — J’aime mieux l’athĂ©e qui blasphĂšme, que le sceptique qui ergote ! Puis il les regarda d’un air de bravade, comme pour les congĂ©dier. PĂ©cuchet s’en retourna mĂ©lancolique. Il avait espĂ©rĂ© l’accord de la foi et de la raison. Bouvard lui fit lire ce passage de Louis Hervieu Pour connaĂźtre l’abĂźme qui les sĂ©pare, opposez leurs axiomes La raison vous dit Le tout enferme la partie, et la foi vous rĂ©pond Par la substantiation, JĂ©sus communiant avec ses apĂŽtres, avait son corps dans sa main, et sa tĂȘte dans sa bouche. La raison vous dit On n’est pas responsable du crime des autres, et la foi vous rĂ©pond Par le pĂ©chĂ© originel. La raison vous dit Trois c’est trois, et la foi dĂ©clare que Trois c’est un. » Ils ne frĂ©quentĂšrent plus l’abbĂ©. C’était l’époque de la guerre d’Italie. Les honnĂȘtes gens tremblaient pour le pape. On tonnait contre Emmanuel. Mme de Noares allait jusqu’à lui souhaiter la mort. Bouvard et PĂ©cuchet ne protestaient que timidement. Quand la porte du salon tournait devant eux et qu’ils se miraient en passant dans les hautes glaces, tandis que par les fenĂȘtres on apercevait les allĂ©es, oĂč tranchait, sur la verdure, le gilet rouge d’un domestique, ils Ă©prouvaient un plaisir ; et le luxe du milieu les faisait indulgents aux paroles qui s’y dĂ©bitaient. Le comte leur prĂȘta tous les ouvrages de M. de Maistre. Il en dĂ©veloppait les principes devant un cercle d’intimes Hurel, le curĂ©, le juge de paix, le notaire et le baron, son futur gendre, qui venait de temps Ă  autre pour vingt-quatre heures au chĂąteau. — Ce qu’il y a d’abominable, disait le comte, c’est l’esprit de 89 ! D’abord, on conteste Dieu ; ensuite, on discute le gouvernement ; puis arrive la libertĂ©. LibertĂ© d’injures, de rĂ©volte, de jouissances, ou plutĂŽt de pillage, si bien que la religion et le pouvoir doivent proscrire les indĂ©pendants, les hĂ©rĂ©tiques. On criera sans doute Ă  la persĂ©cution, comme si les bourreaux persĂ©cutaient les criminels. Je me rĂ©sume Point d’État sans Dieu ! la loi ne pouvant ĂȘtre respectĂ©e que si elle vient d’en haut, et, actuellement, il ne s’agit pas des Italiens, mais de savoir qui l’emportera de la rĂ©volution ou du pape, de Satan ou de JĂ©sus-Christ. M. Jeufroy approuvait par des monosyllabes, Hurel avec un sourire, le juge de paix en dodelinant la tĂȘte. Bouvard et PĂ©cuchet regardaient le plafond ; Mme de Noares, la comtesse et Yolande travaillaient pour les pauvres, et M. de Mahurot, prĂšs de sa fiancĂ©e, parcourait les feuilles. Puis il y avait des silences, oĂč chacun semblait plongĂ© dans la recherche d’un problĂšme. NapolĂ©on III n’était plus un sauveur, et mĂȘme il donnait un exemple dĂ©plorable en laissant aux Tuileries les maçons travailler le dimanche. On ne devrait pas permettre », Ă©tait la phrase ordinaire de M. le comte. Économie sociale, beaux-arts, littĂ©rature, histoire, doctrines scientifiques, il dĂ©cidait de tout, en sa qualitĂ© de chrĂ©tien et de pĂšre de famille ; et plĂ»t Ă  Dieu que le gouvernement, Ă  cet Ă©gard, eĂ»t la mĂȘme rigueur qu’il dĂ©ployait dans sa maison ! Le pouvoir seul est juge des dangers de la science ; rĂ©pandue trop largement elle inspire au peuple des ambitions funestes. Il Ă©tait plus heureux, ce pauvre peuple, quand les seigneurs et les Ă©vĂȘques tempĂ©raient l’absolutisme du roi. Les industriels maintenant l’exploitent. Il va tomber en esclavage. Et tous regrettaient l’ancien rĂ©gime Hurel par bassesse, Coulon par ignorance, Marescot comme artiste. Bouvard, une fois chez lui, se retrempait avec Lamettrie, d’Holbach, etc. ; et PĂ©cuchet s’éloigna d’une religion devenue un moyen de gouvernement. M. de Mahurot avait communiĂ© pour sĂ©duire mieux ces dames », et s’il pratiquait, c’était Ă  cause des domestiques. MathĂ©maticien et dilettante, jouant des valses sur le piano et admirateur de Topffer, il se distinguait par un scepticisme de bon goĂ»t. Ce qu’on rapporte des abus fĂ©odaux, de l’inquisition ou des jĂ©suites, prĂ©jugĂ©s ; et il vantait le progrĂšs, bien qu’il mĂ©prisĂąt tout ce qui n’était pas gentilhomme ou sorti de l’École polytechnique ! M. Jeufroy, de mĂȘme, leur dĂ©plaisait. Il croyait aux sortilĂšges, faisait des plaisanteries sur les idoles, affirmait que tous les idiomes sont dĂ©rivĂ©s de l’hĂ©breu ; sa rhĂ©torique manquait d’imprĂ©vu ; invariablement, c’était le cerf aux abois, le miel et l’absinthe, l’or et le plomb, des parfums, des urnes, et l’ñme chrĂ©tienne comparĂ©e au soldat qui doit dire en face du pĂ©chĂ© Tu ne passes pas ! » Pour Ă©viter ses confĂ©rences, ils arrivaient au chĂąteau le plus tard possible. Un jour, pourtant, ils l’y trouvĂšrent. Depuis une heure, il attendait ses deux Ă©lĂšves. Tout Ă  coup, Mme de Noares entra. — La petite a disparu. J’amĂšne Victor. Ah ! le malheureux ! Elle avait saisi dans sa poche un dĂ© d’argent perdu depuis trois jours, puis suffoquĂ©e par les sanglots — Ce n’est pas tout ! ce n’est pas tout ! Pendant que je le grondais, il m’a montrĂ© son derriĂšre ! Et avant que le comte et la comtesse aient rien dit — Du reste, c’est de ma faute ; pardonnez-moi ! Elle leur avait cachĂ© que les deux orphelins Ă©taient les enfants de Touache, maintenant au bagne. Que faire ? Si le comte les renvoyait, ils Ă©taient perdus, et son acte de charitĂ© passerait pour un caprice. M. Jeufroy ne fut pas surpris. L’homme Ă©tant corrompu naturellement, on doit le chĂątier pour l’amĂ©liorer. Bouvard protesta. La douceur valait mieux. Mais le comte, encore une fois, s’étendit sur le bras de fer indispensable aux enfants comme pour les peuples. Ces deux-lĂ  Ă©taient pleins de vices la petite fille menteuse, le gamin brutal. Ce vol, aprĂšs tout, on l’excuserait ; l’insolence, jamais, l’éducation devant ĂȘtre l’école du respect. Donc, Sorel, le garde-chasse, administrerait au jeune homme une bonne fessĂ©e immĂ©diatement. M. de Mahurot, qui avait Ă  lui dire quelque chose, se chargea de la commission. Il prit un fusil dans l’antichambre et appela Victor, restĂ© au milieu de la cour, la tĂȘte basse — Suis-moi ! dit le baron. Comme la route pour aller chez le garde dĂ©tournait peu de Chavignolles, M. Jeufroy, Bouvard et PĂ©cuchet l’accompagnĂšrent. À cent pas du chĂąteau, il les pria de ne plus parler tant qu’il longerait le bois. Le terrain dĂ©valait jusqu’au bord de la riviĂšre, oĂč se dressaient de grands quartiers de roches. Elle faisait des plaques d’or sous le soleil couchant. En face, les verdures des collines se couvraient d’ombre. Un air vif soufflait. Des lapins sortirent de leurs terriers et broutaient le gazon. Un coup de feu partit, un deuxiĂšme, un autre, et les lapins sautaient, dĂ©boulaient. Victor se jetait dessus pour les saisir et haletait, trempĂ© de sueur. — Tu arranges bien tes nippes ! dit le baron. Sa blouse, en loques, avait du sang. La vue du sang rĂ©pugnait Ă  Bouvard. Il n’admettait pas qu’on en pĂ»t verser. M. Jeufroy reprit — Les circonstances quelquefois l’exigent. Si ce n’est pas le coupable qui donne le sien, il faut celui d’un autre, vĂ©ritĂ© que nous enseigne la RĂ©demption. Suivant Bouvard, elle n’avait guĂšre servi, presque tous les hommes Ă©tant damnĂ©s, malgrĂ© le sacrifice de Notre-Seigneur. — Mais quotidiennement il le renouvelle dans l’Eucharistie. — Et le miracle, dit PĂ©cuchet, se fait avec des mots, quelle que soit l’indignitĂ© du prĂȘtre. — LĂ  est le mystĂšre, monsieur. Cependant Victor clouait ses yeux sur le fusil, tĂąchait mĂȘme d’y toucher. — À bas les pattes ! Et M. de Mahurot prit un sentier sous bois. L’ecclĂ©siastique avait PĂ©cuchet d’un cĂŽtĂ©, Bouvard de l’autre, et il lui dit — Attention, vous savez Debetur pueris. Bouvard l’assura qu’il s’humiliait devant le CrĂ©ateur, mais Ă©tait indignĂ© qu’on en fĂźt un homme. On redoute sa vengeance, on travaille pour sa gloire, il a toutes les vertus, un bras, un Ɠil, une politique, une habitation. Notre PĂšre, qui ĂȘtes aux cieux, qu’est-ce que cela veut dire ? Et PĂ©cuchet ajouta — Le monde s’est Ă©largi, la Terre n’en fait plus le centre. Elle roule dans la multitude infinie de ses pareils. Beaucoup la dĂ©passent en grandeur, et ce rapetissement de notre globe prouve de Dieu un idĂ©al plus sublime. Donc, la religion devait changer. Le paradis est quelque chose d’enfantin avec ses bienheureux toujours contemplant, toujours chantant et qui regardent d’en haut les tortures des damnĂ©s. Quand on songe que le christianisme a pour base une pomme ! Le curĂ© se fĂącha. — Niez la rĂ©vĂ©lation, ce sera plus simple. — Comment voulez-vous que Dieu ait parlĂ© ? dit Bouvard. — Prouvez qu’il n’a pas parlĂ© ! disait Jeufroy. — Encore une fois, qui vous l’affirme ? — L’Église ! — Beau tĂ©moignage ! Cette discussion ennuyait M. de Mahurot, et tout en marchant — Écoutez donc le curĂ©, il en sait plus que vous ! Bouvard et PĂ©cuchet se firent des signes pour prendre un autre chemin, puis Ă  la Croix-Verte — Bien le bonsoir ! — Serviteur ! dit le baron. Tout cela serait contĂ© Ă  M. de Faverges, et peut-ĂȘtre qu’une rupture s’ensuivrait. Tant pis. Ils se sentaient mĂ©prisĂ©s par ces nobles. On ne les invitait jamais Ă  dĂźner, et ils Ă©taient las de Mme de Noares, avec ses continuelles remontrances. Ils ne pouvaient cependant garder le De Maistre, et, une quinzaine aprĂšs, ils retournĂšrent au chĂąteau, croyant n’ĂȘtre pas reçus. Ils le furent. Toute la famille se trouvait dans le boudoir, Hurel y compris, et par extraordinaire, Foureau. La correction n’avait point corrigĂ© Victor. Il refusait d’apprendre son catĂ©chisme, et Victorine profĂ©rait des mots sales. Bref, le garçon irait aux Jeunes DĂ©tenus, la petite fille dans un couvent. Foureau s’était chargĂ© des dĂ©marches, et il s’en allait quand la comtesse le rappela. On attendait M. Jeufroy pour fixer ensemble la date du mariage, qui aurait lieu Ă  la mairie bien avant de se faire Ă  l’église, afin de montrer que l’on honnissait le mariage civil. Foureau tĂącha de le dĂ©fendre. Le comte et Hurel l’attaquĂšrent. Qu’était une fonction municipale prĂšs d’un sacerdoce ! et le baron ne se fĂ»t pas cru mariĂ© s’il l’eĂ»t Ă©tĂ© seulement devant une Ă©charpe tricolore. — Bravo ! dit M. Jeufroy, qui entrait. Le mariage Ă©tant Ă©tabli par JĂ©sus
 PĂ©cuchet l’arrĂȘta — Dans quel Ă©vangile ! Aux temps apostoliques on le considĂ©rait si peu, que Tertullien le compare Ă  l’adultĂšre. — Ah ! par exemple ! — Mais oui ! et ce n’est pas un sacrement ! Il faut au sacrement un signe. Montrez-moi le signe dans le mariage ! Le curĂ© eut beau rĂ©pondre qu’il figurait l’alliance de Dieu avec l’Église. — Vous ne comprenez plus le christianisme ! et la loi
 — Elle en garde l’empreinte, dit M. de Faverges ; sans lui, elle autoriserait la polygamie ! Une voix rĂ©pliqua — OĂč serait le mal ? C’était Bouvard, Ă  demi cachĂ© par un rideau. — On peut avoir plusieurs Ă©pouses, comme les patriarches, les mormons, les musulmans et nĂ©anmoins ĂȘtre honnĂȘte homme ! — Jamais ! s’écria le prĂȘtre, l’honnĂȘtetĂ© consiste Ă  rendre ce qui est dĂ». Nous devons hommage Ă  Dieu. Or qui n’est pas chrĂ©tien n’est pas honnĂȘte ! — Autant que d’autres, dit Bouvard. Le comte, croyant voir dans cette repartie une atteinte Ă  la religion, l’exalta. Elle avait affranchi les esclaves. Bouvard fit des citations prouvant le contraire. — Saint Paul leur recommande d’obĂ©ir aux maĂźtres comme Ă  JĂ©sus. Saint Ambroise nomme la servitude un don de Dieu. — Le LĂ©vitique, l’Exode et les conciles l’ont sanctionnĂ©e. Bossuet la classe parmi le droit des gens. Et Mgr Bouvier l’approuve. Le comte objecta que le christianisme, pas moins, avait dĂ©veloppĂ© la civilisation. — Et la paresse, en faisant de la pauvretĂ© une vertu. — Cependant, monsieur, la morale de l’Évangile ? — Eh ! eh ! pas si morale ! Les ouvriers de la derniĂšre heure sont autant payĂ©s que ceux de la premiĂšre. On donne Ă  celui qui possĂšde, et on retire Ă  celui qui n’a pas. Quant au prĂ©cepte de recevoir des soufflets sans les rendre et de se laisser voler, il encourage les audacieux, les lĂąches et les coquins. Le scandale redoubla, quand PĂ©cuchet eut dĂ©clarĂ© qu’il aimait autant le Bouddhisme. Le prĂȘtre Ă©clata de rire — Ah ! ah ! ah ! le Bouddhisme ! Mme de Noares leva les bras — Le Bouddhisme ! — Comment
, le Bouddhisme ! rĂ©pĂ©tait le comte. — Le connaissez-vous ? dit PĂ©cuchet Ă  M. Jeufroy, qui s’embrouilla. — Eh bien, sachez-le ! mieux que le christianisme, et avant lui, il a reconnu le nĂ©ant des choses terrestres. Ses pratiques sont austĂšres, ses fidĂšles plus nombreux que tous les chrĂ©tiens, et pour l’incarnation, Vischnou n’en a pas une, mais neuf ! Ainsi, jugez ! — Des mensonges de voyageurs, dit Mme de Noares. — Soutenus par les francs-maçons, ajouta le curĂ©. Et tous parlant Ă  la fois — Allez donc, continuez ! — Fort joli ! — Moi, je le trouve drĂŽle ! — Pas possible ! Si bien que PĂ©cuchet, exaspĂ©rĂ©, dĂ©clara qu’il se ferait bouddhiste ! — Vous insultez des chrĂ©tiennes ! dit le baron. Mme de Noares s’affaissa dans un fauteuil. La comtesse et Yolande se taisaient. Le comte roulait des yeux. Hurel attendait des ordres. L’abbĂ©, pour se contenir, lisait son brĂ©viaire. Cette vue apaisa M. de Faverges, et, considĂ©rant les deux bonshommes — Avant de blĂąmer l’Évangile, et quand on a des taches dans sa vie, il est certaines rĂ©parations
 — Des rĂ©parations ? — Des taches ? — Assez, messieurs ! vous devez me comprendre ! Puis s’adressant Ă  Foureau — Sorel est prĂ©venu ! Allez-y ! Et Bouvard et PĂ©cuchet se retirĂšrent sans saluer. Au bout de l’avenue, ils exhalĂšrent, tous les trois, leur ressentiment — On me traite en domestique, grommelait Foureau. Et les autres l’approuvant, malgrĂ© le souvenir des hĂ©morroĂŻdes, il avait pour eux comme de la sympathie. Des cantonniers travaillaient dans la campagne. L’homme qui les commandait se rapprocha, c’était Gorju. On se mit Ă  causer. Il surveillait le cailloutage de la route, votĂ©e en 1848, et devait cette place Ă  M. de Mahurot, l’ingĂ©nieur. — Celui qui doit Ă©pouser Mlle de Faverges ! Vous sortez de lĂ -bas, sans doute ? — Pour la derniĂšre fois ! dit brutalement PĂ©cuchet. Gorju prit un air naĂŻf. — Une brouille ? Tiens ! tiens ! Et s’ils avaient pu voir sa mine, quand ils eurent tournĂ© les talons, ils auraient compris qu’il en flairait la cause. Un peu plus loin, ils s’arrĂȘtĂšrent devant un enclos de treillage, qui contenait des loges Ă  chien, et une maisonnette en tuiles rouges. Victorine Ă©tait sur le seuil. Des aboiements retentirent. La femme du garde parut. Sachant pourquoi le maire venait, elle hĂ©la Victor. Tout d’avance Ă©tait prĂȘt, et leur trousseau dans deux mouchoirs que fermaient des Ă©pingles. — Bon voyage, leur dit-elle, trop heureuse de n’avoir plus cette vermine ! Était-ce leur faute, s’ils Ă©taient nĂ©s d’un pĂšre forçat ? Au contraire, ils semblaient trĂšs doux, ne s’inquiĂ©taient mĂȘme pas de l’endroit oĂč on les menait. Bouvard et PĂ©cuchet les regardaient marcher devant eux. Victorine chantonnait des paroles indistinctes, son foulard au bras, comme une modiste qui porte un carton. Elle se retournait quelquefois, et PĂ©cuchet, devant ses frisettes blondes et sa gentille tournure, regrettait de n’avoir pas une enfant pareille. ÉlevĂ©e en d’autres conditions, elle serait charmante plus tard Quel bonheur que de la voir grandir, d’entendre tous les jours son ramage d’oiseau, quand il le voudrait de l’embrasser ; et un attendrissement, lui montant du cƓur aux lĂšvres, humecta ses paupiĂšres, l’oppressait un peu. Victor, comme un soldat, s’était mis son bagage sur le dos. Il sifflait, jetait des pierres aux corneilles dans les sillons, allait sous les arbres pour se couper des badines. Foureau le rappela ; et Bouvard, en le retenant par la main, jouissait de sentir dans la sienne ces doigts d’enfant robustes et vigoureux. Le pauvre petit diable ne demandait qu’à se dĂ©velopper librement, comme une fleur en plein air ! et il pourrirait entre des murs, avec des leçons, des punitions, un tas de bĂȘtises ! Bouvard fut saisi par une rĂ©volte de la pitiĂ©, une indignation contre le sort, une de ces rages oĂč l’on veut dĂ©truire le gouvernement. — Galope ! dit-il, amuse-toi ! jouis de ton reste ! Le gamin s’échappa. Sa sƓur et lui coucheraient Ă  l’auberge, et, dĂšs l’aube, le messager de Falaise prendrait Victor pour le descendre au pĂ©nitencier de Beaubourg ; une religieuse de l’orphelinat de Grand-Camp emmĂšnerait Victorine. Foureau, ayant donnĂ© ces dĂ©tails, se replongea dans ses pensĂ©es. Mais Bouvard voulut savoir combien pouvait coĂ»ter l’entretien des deux mioches. — Bah
 L’affaire, peut-ĂȘtre, de trois cents francs ! Le comte m’en a remis vingt-cinq pour les premiers dĂ©bours ! Quel pingre ! Et gardant sur le cƓur le mĂ©pris de son Ă©charpe, Foureau hĂątait le pas silencieusement. Bouvard murmura — Ils me font de la peine. Je m’en chargerais bien ! — Moi aussi, dit PĂ©cuchet, la mĂȘme idĂ©e leur Ă©tant venue. Il existait sans doute des empĂȘchements ? — Aucun ! rĂ©pliqua Foureau. D’ailleurs il avait le droit, comme maire, de confier Ă  qui bon lui semblait, les enfants abandonnĂ©s. Et aprĂšs une longue hĂ©sitation — Eh bien, oui ! prenez-les ! ça le fera bisquer. Bouvard et PĂ©cuchet les emmenĂšrent. En rentrant chez eux, ils trouvĂšrent au bas de l’escalier, sous la madone, Marcel Ă  genoux, et qui priait avec ferveur. La tĂȘte renversĂ©e, les yeux demi-clos, et dilatant son bec-de-liĂšvre, il avait l’air d’un fakir en extase. — Quelle brute ! dit Bouvard. — Pourquoi ? il assiste peut-ĂȘtre Ă  des choses que tu lui jalouserais, si tu pouvais les voir. N’y a-t-il pas deux mondes tout Ă  fait distincts ? L’objet d’un raisonnement a moins de valeur que la maniĂšre de raisonner. Qu’importe la croyance ! Le principal est de croire. Telles furent, Ă  la remarque de Bouvard, les objections de PĂ©cuchet. X Ils se procurĂšrent plusieurs ouvrages touchant l’éducation, et leur systĂšme fut rĂ©solu. Il fallait bannir toute idĂ©e mĂ©taphysique, et, d’aprĂšs la mĂ©thode expĂ©rimentale, suivre le dĂ©veloppement de la nature. Rien ne pressait, les deux Ă©lĂšves devant oublier ce qu’ils avaient appris. Bien qu’ils eussent un tempĂ©rament solide, PĂ©cuchet voulait comme un Spartiate les endurcir encore, les accoutumer Ă  la faim, Ă  la soif, aux intempĂ©ries, et mĂȘme qu’ils portassent des chaussures trouĂ©es afin de prĂ©venir les rhumes. Bouvard s’y opposa. Le cabinet noir au fond du corridor devint leur chambre Ă  coucher. Elle avait pour meubles deux lits de sangle, deux couchettes, un broc ; l’Ɠil-de-bƓuf s’ouvrait au-dessus de leur tĂȘte, et des araignĂ©es couraient le long du plĂątre. Souvent, ils se rappelaient l’intĂ©rieur d’une cabane oĂč l’on se disputait. Leur pĂšre Ă©tait rentrĂ© une nuit, avec du sang aux mains. Quelque temps aprĂšs, les gendarmes Ă©taient venus. Ensuite ils avaient logĂ© dans un bois. Des hommes qui faisaient des sabots embrassaient leur mĂšre. Elle Ă©tait morte, une charrette les avait emmenĂ©s. On les battait beaucoup, ils s’étaient perdus. Puis ils revoyaient le garde champĂȘtre, Mme de Noares, Sorel, et, sans se demander pourquoi, cette autre maison, ils s’y trouvaient heureux. Aussi leur Ă©tonnement fut pĂ©nible, quand, au bout de huit mois, les leçons recommencĂšrent. Bouvard se chargea de la petite, PĂ©cuchet du gamin. Victor distinguait ses lettres, mais n’arrivait pas Ă  former les syllabes. Il en bredouillait, s’arrĂȘtait tout Ă  coup et avait l’air idiot. Victorine posait des questions. D’oĂč vient que ch dans orchestre a le son d’un q et celui d’un k dans archĂ©ologique ? On doit par moments joindre deux voyelles, d’autres fois les dĂ©tacher. Tout cela n’est pas juste. Elle s’indignait. Les maĂźtres professaient Ă  la mĂȘme heure, dans leurs chambres respectives, et, la cloison Ă©tant mince, ces quatre voix, une flĂ»tĂ©e, une profonde et deux aiguĂ«s, composaient un charivari abominable. Pour en finir et stimuler les mioches par l’émulation, ils eurent l’idĂ©e de les faire travailler ensemble dans le musĂ©um, et on aborda l’écriture. Les deux Ă©lĂšves Ă  chaque bout de la table copiaient un exemple ; mais la position du corps Ă©tait mauvaise. Il les fallait redresser, leurs pages tombaient, leurs plumes se fendaient, l’encre se renversait. Victorine, en de certains jours, allait bien pendant trois minutes, puis traçait des griffonnages et, prise de dĂ©couragement, restait les yeux au plafond. Victor ne tardait pas Ă  s’endormir, vautrĂ© au milieu du bureau. Peut-ĂȘtre souffraient-ils ? Une tension trop forte nuit aux jeunes cervelles. — ArrĂȘtons-nous, dit Bouvard. Rien n’est stupide comme de faire apprendre par cƓur ; cependant si on n’exerce pas la mĂ©moire, elle s’atrophiera et ils leur serinĂšrent les premiĂšres fables de La Fontaine. Les enfants approuvaient la fourmi qui thĂ©saurise, le loup qui mange l’agneau, le lion qui prend toutes les parts. Devenus plus hardis, ils dĂ©vastaient le jardin. Mais quel amusement leur donner ? Jean-Jacques, dans Émile, conseille au gouverneur de faire faire Ă  l’élĂšve ses jouets lui-mĂȘme en l’aidant un peu, sans qu’il s’en doute. Bouvard ne put rĂ©ussir Ă  fabriquer un cerceau, PĂ©cuchet Ă  coudre une balle. Ils passĂšrent aux jeux instructifs, tels que des dĂ©coupures ; PĂ©cuchet leur montra son microscope. La chandelle Ă©tant allumĂ©e, Bouvard dessinait, avec l’ombre de ses doigts sur la muraille, le profil d’un liĂšvre ou d’un cochon. Le public s’en fatigua. Des auteurs exaltent, comme plaisir, un dĂ©jeuner champĂȘtre, une partie de bateau ; Ă©tait-ce praticable, franchement ? Et FĂ©nelon recommande de temps Ă  autre une conversation innocente ». Impossible d’en imaginer une seule ! Ils revinrent aux leçons et les boules Ă  facettes, les rayures, le bureau typographique, tout avait Ă©chouĂ©, quand ils avisĂšrent un stratagĂšme. Comme Victor Ă©tait enclin Ă  la gourmandise, on lui prĂ©sentait le nom d’un plat ; bientĂŽt il lut couramment dans le Cuisinier français. Victorine Ă©tant coquette, une robe lui serait donnĂ©e, si, pour l’avoir, elle Ă©crivait Ă  la couturiĂšre. En moins de trois semaines elle accomplit ce prodige. C’était courtiser leurs dĂ©fauts, moyen pernicieux, mais qui avait rĂ©ussi. Maintenant qu’ils savaient Ă©crire et lire, que leur apprendre ? Autre embarras. Les filles n’ont pas besoin d’ĂȘtre savantes comme les garçons. N’importe, on les Ă©lĂšve ordinairement en vĂ©ritables brutes, tout leur bagage intellectuel se bornant Ă  des sottises mystiques. Convient-il de leur enseigner les langues ? L’espagnol et l’italien, prĂ©tend le Cygne de Cambray, ne servent guĂšre qu’à lire des ouvrages dangereux. » Un tel motif leur parut bĂȘte. Cependant Victorine n’aurait que faire de ces idiomes, tandis que l’anglais est d’un usage plus commun. PĂ©cuchet en Ă©tudia les rĂšgles ; il dĂ©montrait, avec sĂ©rieux, la façon d’émettre le th. — Tiens, comme cela, the, the, the ? Mais avant d’instruire un enfant, il faudrait connaĂźtre ses aptitudes. On les devine par la phrĂ©nologie. Ils s’y plongĂšrent ; puis voulurent en vĂ©rifier les assertions sur leurs personnes. Bouvard prĂ©sentait la bosse de la bienveillance, de l’imagination, de la vĂ©nĂ©ration et celle de l’énergie amoureuse vulgo Ă©rotisme. On sentait sur les temporaux de PĂ©cuchet la philosophie et l’enthousiasme joints Ă  l’esprit de ruse. Effectivement, tels Ă©taient leurs caractĂšres. Ce qui les surprit davantage, ce fut de reconnaĂźtre chez l’un comme l’autre le penchant Ă  l’amitiĂ©, et, charmĂ©s de la dĂ©couverte, ils s’embrassĂšrent avec attendrissement. Leur examen ensuite porta sur Marcel. Son plus grand dĂ©faut, et qu’ils n’ignoraient pas, Ă©tait un extrĂȘme appĂ©tit. NĂ©anmoins Bouvard et PĂ©cuchet furent effrayĂ©s en constatant au-dessus du pavillon de l’oreille, Ă  la hauteur de l’Ɠil, l’organe de l’alimentivitĂ©. Avec l’ñge leur domestique deviendrait peut-ĂȘtre comme cette femme de la SalpĂȘtriĂšre qui mangeait quotidiennement huit livres de pain, engloutit une fois quatorze potages et une autre soixante bols de cafĂ©. Ils ne pourraient y suffire. Les tĂȘtes de leurs Ă©lĂšves n’avaient rien de curieux ; ils s’y prenaient mal sans doute. Un moyen trĂšs simple dĂ©veloppa leur expĂ©rience. Les jours de marchĂ©, ils se faufilaient au milieu des paysans sur la place entre les sacs d’avoine, les paniers de fromages, les veaux, les chevaux, insensibles aux bousculades ; et quand ils trouvaient un jeune garçon avec son pĂšre, ils demandaient Ă  lui palper le crĂąne dans un but scientifique. Le plus grand nombre ne rĂ©pondait mĂȘme pas ; d’autres, croyant qu’il s’agissait d’une pommade pour la teigne, refusaient, vexĂ©s ; quelques-uns, par indiffĂ©rence, se laissaient emmener sous le porche de l’église, oĂč l’on serait tranquille. Un matin que Bouvard et PĂ©cuchet commençaient leur manƓuvre, le curĂ© tout Ă  coup parut et, voyant ce qu’ils faisaient, accusa la phrĂ©nologie de pousser au matĂ©rialisme et au fatalisme. Le voleur, l’assassin, l’adultĂšre, n’ont plus qu’à rejeter leurs crimes sur la faute de leurs bosses. Bouvard objecta que l’organe prĂ©dispose Ă  l’action sans pourtant y contraindre. De ce qu’un homme a le germe d’un vice, rien ne prouve qu’il sera vicieux. — Du reste, j’admire les orthodoxes ; ils soutiennent les idĂ©es innĂ©es et repoussent les penchants. Quelle contradiction ! Mais la phrĂ©nologie, suivant M. Jeufroy, niait l’omnipotence divine, et il Ă©tait malsĂ©ant de la pratiquer Ă  l’ombre du saint-lieu, en face mĂȘme de l’autel. — Retirez-vous, non ! retirez-vous ! Ils s’établirent chez Ganot, le coiffeur. Pour vaincre toute hĂ©sitation, Bouvard et PĂ©cuchet allaient jusqu’à rĂ©galer les parents d’une barbe ou d’une frisure. Le docteur, un aprĂšs-midi, vint s’y faire couper les cheveux. En s’asseyant dans le fauteuil, il aperçut, reflĂ©tĂ©s par la glace, les deux phrĂ©nologues qui promenaient leurs doigts sur des caboches d’enfant. — Vous en ĂȘtes Ă  ces bĂȘtises-lĂ  ? dit-il. — Pourquoi, bĂȘtise ? Vaucorbeil eut un sourire mĂ©prisant ; puis affirma qu’il n’y avait point dans le cerveau plusieurs organes. Ainsi, tel homme digĂšre un aliment que ne digĂšre pas tel autre ! Faut-il supposer dans l’estomac autant d’estomacs qu’il s’y trouve de goĂ»ts ? Cependant un travail dĂ©lasse d’un autre, un effort intellectuel ne tend pas Ă  la fois toutes les facultĂ©s, chacune a donc un siĂšge distinct. — Les anatomistes ne l’ont pas rencontrĂ©, dit Vaucorbeil. — C’est qu’ils ont mal dissĂ©quĂ©, reprit PĂ©cuchet. — Comment ? — Eh, oui. Ils coupent des tranches, sans Ă©gard Ă  la connexion des parties, phrase d’un livre qu’il se rappelait. — VoilĂ  une balourdise, s’écria le mĂ©decin. Le crĂąne ne se moule pas sur le cerveau, l’extĂ©rieur sur l’intĂ©rieur. Gall se trompe, et je vous dĂ©fie de lĂ©gitimer sa doctrine en prenant, au hasard, trois personnes dans la boutique. La premiĂšre Ă©tait une paysanne avec de gros yeux bleus. PĂ©cuchet dit, en l’observant — Elle a beaucoup de mĂ©moire. Son mari attesta le fait et s’offrit lui-mĂȘme Ă  l’exploration. — Oh ! vous, mon brave, on vous conduit difficilement. D’aprĂšs les autres, il n’y avait point dans le monde un pareil tĂȘtu. La troisiĂšme Ă©preuve se fit sur un gamin escortĂ© de sa grand’mĂšre. PĂ©cuchet dĂ©clara qu’il devait chĂ©rir la musique. — Je crois bien, dit la bonne femme, montre Ă  ces messieurs pour voir. Il tira de sa blouse une guimbarde et se mit Ă  souffler dedans. Un fracas s’éleva, c’était la porte, claquĂ©e violemment par le docteur, qui s’en allait. Ils ne doutĂšrent plus d’eux-mĂȘmes, et, appelant les deux Ă©lĂšves, recommencĂšrent l’analyse de leur boĂźte osseuse. Celle de Victorine Ă©tait gĂ©nĂ©ralement unie, marque de pondĂ©ration ; mais son frĂšre avait un crĂąne dĂ©plorable une Ă©minence trĂšs forte dans l’angle mastoĂŻdien des pariĂ©taux indiquait l’organe de la destruction, du meurtre, et plus bas un renflement Ă©tait le signe de la convoitise, du vol. Bouvard et PĂ©cuchet en furent attristĂ©s pendant huit jours. Mais il faudrait comprendre le sens des mots ; ce qu’on appelle la combativitĂ© implique le dĂ©dain de la mort. S’il fait des homicides, il peut de mĂȘme produire des sauvetages. L’acquisivitĂ© englobe le tact des filous et l’ardeur des commerçants. L’irrĂ©vĂ©rence est parallĂšle Ă  l’esprit de critique, la ruse Ă  la circonspection. Toujours un instinct se dĂ©double en deux parties une mauvaise, une bonne. On dĂ©truira la seconde en cultivant la premiĂšre, et par cette mĂ©thode, un enfant audacieux, loin d’ĂȘtre un bandit, deviendra un gĂ©nĂ©ral. Le lĂąche n’aura seulement que de la prudence, l’avare de l’économie, le prodigue de la gĂ©nĂ©rositĂ©. Un rĂȘve magnifique les occupa s’ils menaient Ă  bien l’éducation de leurs Ă©lĂšves, ils fonderaient plus tard un Ă©tablissement ayant pour but de redresser l’intelligence, dompter les caractĂšres, ennoblir le cƓur. DĂ©jĂ  ils parlaient des souscriptions et de la bĂątisse. Leur triomphe chez Ganot les avait rendus cĂ©lĂšbres, et des gens les venaient consulter, afin qu’on leur dise leurs chances de fortune. Il en dĂ©fila de toutes les espĂšces crĂąnes en boule, en poire, en pains de sucre, des carrĂ©s, d’élevĂ©s, de resserrĂ©s, d’aplatis, avec des mĂąchoires de bƓuf, des figures d’oiseau, des yeux de cochon ; mais tant de monde gĂȘnait le perruquier dans son travail. Les coudes frĂŽlaient l’armoire Ă  vitres contenant la parfumerie ; on dĂ©rangeait les peignes, le lavabo fut brisĂ©, et il flanqua dehors tous les amateurs, en priant Bouvard et PĂ©cuchet de les suivre, ultimatum qu’ils acceptĂšrent sans murmurer, Ă©tant un peu fatiguĂ©s de la cranioscopie. Le lendemain, comme ils passaient devant le jardinet du capitaine, ils aperçurent causant avec lui, Girbal, Coulon, le garde champĂȘtre et son fils cadet, ZĂ©phyrin, habillĂ© en enfant de chƓur. Sa robe Ă©tait toute neuve ; il se promenait dessous avant de la remettre Ă  la sacristie, et on le complimentait. Curieux de savoir ce qu’ils en pensaient, Placquevent pria ces messieurs de palper son jeune homme. La peau du front avait l’air comme tendue ; un nez mince, trĂšs cartilagineux du bout, tombait obliquement sur des lĂšvres pincĂ©es ; le menton Ă©tait pointu, le regard fuyant, l’épaule droite trop haute. — Retire ta calotte, lui dit son pĂšre. Bouvard glissa les mains dans sa chevelure couleur de paille, puis ce fut le tour de PĂ©cuchet, et ils se communiquaient Ă  voix basse leurs observations — Biophilie manifeste. Ah ! ah ! l’approbativitĂ© ! conscienciositĂ© absente ! amativitĂ© nulle ! — Eh bien ? dit le garde champĂȘtre. PĂ©cuchet ouvrit sa tabatiĂšre et huma une prise. — Ma foi, rĂ©pliqua Bouvard, ce n’est guĂšre fameux. Placquevent rougit d’humiliation — Il fera tout de mĂȘme ma volontĂ©. — Oh ! oh ! — Mais je suis son pĂšre, nom de Dieu ! et j’ai bien le droit
 — Dans une certaine mesure, reprit PĂ©cuchet. Girbal s’en mĂȘla — L’autoritĂ© paternelle est incontestable. — Mais si le pĂšre est un idiot ? — N’importe, dit le capitaine, son pouvoir n’en est pas moins absolu. — Dans l’intĂ©rĂȘt des enfants, ajouta Coulon. D’aprĂšs Bouvard et PĂ©cuchet, ils ne devaient rien aux auteurs de leurs jours, et les parents, au contraire, leur doivent la nourriture, l’instruction, des prĂ©venances, enfin tout. Les bourgeois se rĂ©criĂšrent devant cette opinion immorale. Placquevent en Ă©tait blessĂ© comme d’une injure. — Avec cela, ils sont jolis ceux que vous ramassez sur les grandes routes ; ils iront loin ! Prenez garde ! — Garde Ă  quoi ! dit aigrement PĂ©cuchet. — Oh ! je n’ai pas peur de vous ! — Ni moi non plus ! Coulon intervint, modĂ©ra le garde champĂȘtre et le fit s’éloigner. Pendant quelques minutes on resta silencieux. Puis il fut question des dahlias du capitaine, qui ne lĂącha point son monde sans les avoir exhibĂ©s l’un aprĂšs l’autre. Bouvard et PĂ©cuchet rejoignaient leur domicile, quand, Ă  cent pas devant eux, ils distinguĂšrent Placquevent ; et ZĂ©phyrin, prĂšs de lui, levait le coude en maniĂšre de bouclier pour se garantir des gifles. Ce qu’ils venaient d’entendre exprimait, sous d’autres formes, les idĂ©es de M. le comte ; mais l’exemple de leurs Ă©lĂšves tĂ©moignerait combien la libertĂ© l’emporte sur la contrainte. Un peu de discipline Ă©tait cependant nĂ©cessaire. PĂ©cuchet cloua dans le musĂ©um un tableau pour les dĂ©monstrations ; on tiendrait un journal oĂč les actions de l’enfant, notĂ©es le soir, seraient relues le lendemain. Tout s’accomplirait au son de la cloche. Comme Dupont de Nemours, ils useraient de l’injonction paternelle d’abord, puis de l’injonction militaire, et le tutoiement fut interdit. Bouvard tĂącha d’apprendre le calcul Ă  Victorine. Quelquefois, il se trompait ; ils en riaient l’un et l’autre, puis, le baisant sur le cou, Ă  la place qui n’a pas de barbe, elle demandait Ă  s’en aller ; il la laissait partir. PĂ©cuchet, aux heures des leçons, avait beau tirer la cloche et crier par la fenĂȘtre l’injonction militaire, le gamin n’arrivait pas. Ses chaussettes lui pendaient toujours sur les chevilles ; Ă  table mĂȘme, il se fourrait les doigts dans le nez et ne retenait point ses gaz. Broussais, lĂ -dessus, dĂ©fend les rĂ©primandes, car il faut obĂ©ir aux sollicitations d’un instinct conservateur ». Victorine et lui employaient un affreux langage, disant mĂ© itou pour moi aussi », bĂšre pour boire », al pour elle » un deventiau, de l’iau ; mais comme la grammaire ne peut ĂȘtre comprise des enfants, et qu’ils la sauront s’ils entendent parler correctement, les deux bonshommes surveillaient leurs discours jusqu’à en ĂȘtre incommodĂ©s. Ils diffĂ©raient d’opinions quant Ă  la gĂ©ographie. Bouvard pensait qu’il est plus logique de dĂ©buter par la commune. PĂ©cuchet, par l’ensemble du monde. Avec un arrosoir et du sable, il voulut dĂ©montrer ce qu’était un fleuve, une Ăźle, un golfe, et mĂȘme sacrifia trois plates-bandes pour les trois continents ; mais les points cardinaux n’entraient pas dans la tĂȘte de Victor. Par une nuit de janvier, PĂ©cuchet l’emmena en rase campagne. Tout en marchant, il prĂ©conisait l’astronomie les marins l’utilisent dans leurs voyages ; Christophe Colomb, sans elle, n’eĂ»t pas fait sa dĂ©couverte. Nous devons de la reconnaissance Ă  Copernic, Ă  GalilĂ©e et Ă  Newton. Il gelait trĂšs fort, et sur le bleu noir du ciel, une infinitĂ© de lumiĂšres scintillaient. PĂ©cuchet leva les yeux. — Comment, pas de Grande Ourse ! La derniĂšre fois qu’il l’avait vue, elle Ă©tait tournĂ©e d’un autre cĂŽtĂ© ; enfin, il la reconnut, puis montra l’étoile polaire, toujours au Nord, et sur laquelle on s’oriente. Le lendemain, il posa au milieu du salon un fauteuil et se mit Ă  valser autour. — Imagine que ce fauteuil est le soleil, et que moi je suis la terre ; elle se meut ainsi. Victor le considĂ©rait plein d’étonnement. Il prit ensuite une orange, y passa une baguette signifiant les pĂŽles, puis l’encercla d’un trait au charbon pour marquer l’équateur. AprĂšs quoi, il promena l’orange Ă  l’entour d’une bougie, en faisant observer que tous les points de la surface n’étaient pas Ă©clairĂ©s simultanĂ©ment, ce qui produit la diffĂ©rence des climats ; et pour celle des saisons, il pencha l’orange, car la terre ne se tient pas droite, ce qui amĂšne les Ă©quinoxes et les solstices. Victor n’y avait rien compris. Il croyait que la terre pivote sur une longue aiguille et que l’équateur est un anneau, Ă©treignant sa circonfĂ©rence. Au moyen d’un atlas, PĂ©cuchet lui exposa l’Europe ; mais, Ă©bloui par tant de lignes et de couleurs, il ne retrouvait plus les noms. Les bassins et les montagnes ne s’accordaient pas avec les royaumes, l’ordre politique embrouillait l’ordre physique. Tout cela, peut-ĂȘtre, s’éclaircirait en Ă©tudiant l’histoire. Il eĂ»t Ă©tĂ© plus pratique de commencer par le village, ensuite l’arrondissement, le dĂ©partement, la province ; mais Chavignolles n’ayant point d’annales, il fallait bien s’en tenir Ă  l’histoire universelle. Tant de matiĂšres l’embarrassent qu’on doit seulement en prendre les beautĂ©s. Il y a pour la grecque Nous combattrons Ă  l’ombre » ; l’envieux qui bannit Aristide, et la confiance d’Alexandre en son mĂ©decin. Pour la romaine les oies du Capitole, le trĂ©pied de ScĂ©vola, le tonneau de RĂ©gulus. Le lit de roses de Guatimozin est considĂ©rable pour l’AmĂ©rique. Quant Ă  la France, elle comporte le vase de Soissons, le chĂȘne de saint Louis, la mort de Jeanne d’Arc, la poule au pot du BĂ©arnais on n’a que l’embarras du choix, sans compter À moi d’Auvergne ! et le naufrage du Vengeur. Victor confondait les hommes, les siĂšcles et les pays. Cependant, PĂ©cuchet n’allait pas le jeter dans des considĂ©rations subtiles, et la masse des faits est un vrai labyrinthe. Il se rabattit sur la nomenclature des rois de France. Victor les oubliait, faute de connaĂźtre les dates. Mais si la mnĂ©motechnie de Dumouchel avait Ă©tĂ© insuffisante pour eux, que serait-ce pour lui ! Conclusion l’histoire ne peut s’apprendre que par beaucoup de lectures. Il les ferait. Le dessin est utile dans une foule de circonstances ; or PĂ©cuchet eut l’audace de l’enseigner lui-mĂȘme, d’aprĂšs nature, en abordant tout de suite le paysage. Un libraire de Bayeux lui envoya du papier, du caoutchouc, deux cartons, des crayons et du fixatif pour leurs Ɠuvres qui, sous verre et dans des cadres, orneraient le musĂ©um. LevĂ©s dĂšs l’aurore, ils se mettaient en route avec un morceau de pain dans la poche ; et beaucoup de temps Ă©tait perdu Ă  chercher un site. PĂ©cuchet voulait Ă  la fois reproduire ce qui se trouvait sous ses pieds, l’extrĂȘme horizon et les nuages, mais les lointains dominaient toujours les premiers plans ; la riviĂšre dĂ©gringolait du ciel, le berger marchait sur le troupeau, un chien endormi avait l’air de courir. Pour sa part il y renonça, se rappelant avoir lu cette dĂ©finition Le dessin se compose de trois choses la ligne, le grain, le grainĂ© fin, de plus le trait de force. Mais le trait de force, il n’y a que le maĂźtre seul qui le donne. » Il rectifiait la ligne, collaborait au grain, surveillait le grainĂ© fin, et attendait l’occasion de donner le trait de force. Elle ne venait jamais, tant le paysage de l’élĂšve Ă©tait incomprĂ©hensible. Sa sƓur, paresseuse comme lui, bĂąillait devant la table de Pythagore. Mlle Reine lui montrait Ă  coudre, et quand elle marquait du linge, elle levait les doigts si gentiment, que Bouvard, ensuite, n’avait pas le cƓur de la tourmenter avec sa leçon de calcul. Un de ces jours, ils s’y remettraient. Sans doute, l’arithmĂ©tique et la couture sont nĂ©cessaires dans le mĂ©nage, mais il est cruel, objecta PĂ©cuchet, d’élever des filles en vue seulement du mari qu’elles auront. Toutes ne sont pas destinĂ©es Ă  l’hymen ; et si on veut que plus tard elles se passent des hommes, il faut leur apprendre bien des choses. On peut inculquer les sciences, Ă  propos des objets les plus vulgaires dire, par exemple, en quoi consiste le vin ; et l’explication fournie, Victor et Victorine devaient la rĂ©pĂ©ter. Il en fut de mĂȘme des Ă©pices, des meubles, de l’éclairage ; mais la lumiĂšre c’était pour eux la lampe, et elle n’avait rien de commun avec l’étincelle d’un caillou, la flamme d’une bougie, la clartĂ© de la lune. Un jour Victorine demanda — D’oĂč vient que le bois brĂ»le ? Ses maĂźtres se regardĂšrent embarrassĂ©s, la thĂ©orie de la combustion les dĂ©passant. Une autre fois, Bouvard, depuis le potage jusqu’au fromage, parla des Ă©lĂ©ments nourriciers et ahurit les deux petits sous la fibrine, la casĂ©ine, la graisse et le gluten. Ensuite, PĂ©cuchet voulut leur expliquer comment le sang se renouvelle, et il pataugea dans la circulation. Le dilemme n’est point commode ; si l’on part des faits, le plus simple exige des raisons trop compliquĂ©es, et en posant d’abord les principes, on commence par l’absolu, la foi. Que rĂ©soudre ? Combiner les deux enseignements, le rationnel et l’empirique ; mais un double moyen vers un seul but est l’inverse de la mĂ©thode. Ah ! tant pis. Pour les initier Ă  l’histoire naturelle, ils tentĂšrent quelques promenades scientifiques. — Tu vois, disaient-ils en montrant un Ăąne, un cheval, un bƓuf, les bĂȘtes Ă  quatre pieds, on les nomme des quadrupĂšdes. GĂ©nĂ©ralement, les oiseaux prĂ©sentent des plumes, les reptiles des Ă©cailles et les papillons appartiennent Ă  la classe des insectes. Ils avaient un filet pour en prendre, et PĂ©cuchet, tenant la bestiole avec dĂ©licatesse, leur faisait observer les quatre ailes, les six pattes, les deux antennes et sa trompe osseuse qui aspire le nectar des fleurs. Il cueillait des simples au revers des fossĂ©s, disait leurs noms, et quand il ne les savait pas, en inventait, afin de garder son prestige. D’ailleurs, la nomenclature est le moins important de la botanique. Il Ă©crivit cet axiome sur le tableau Toute plante a des feuilles, un calice et une corolle enfermant un ovaire ou pĂ©ricarpe qui contient la graine. Puis il ordonna Ă  ses Ă©lĂšves d’herboriser dans la campagne et de cueillir les premiĂšres venues. Victor lui apporta des boutons d’or. Victorine une touffe de fraisiers ; il y chercha vainement un pĂ©ricarpe. Bouvard qui se mĂ©fiait de son savoir, fouilla toute la bibliothĂšque, et dĂ©couvrit, dans le RedoutĂ© des Dames, le dessin d’un iris oĂč les ovaires n’étaient pas situĂ©s dans la corolle, mais au-dessous des pĂ©tales, dans la tige. Il y avait dans leur jardin des graterons et des muguets en fleurs, ces rubiacĂ©es Ă©taient sans calice ; ainsi le principe posĂ© sur le tableau se trouvait faux. — C’est une exception, dit PĂ©cuchet. Mais un hasard fit qu’ils aperçurent dans l’herbe une shĂ©rarde et elle avait un calice. — Allons bon ! si les exceptions elles-mĂȘmes ne sont pas vraies, Ă  qui se fier ? Un jour, dans une de ces promenades, ils entendirent crier des paons, jetĂšrent les yeux par-dessus le mur, et, au premier moment, ils ne reconnaissaient pas leur ferme. La grange avait un toit d’ardoises, les barriĂšres Ă©taient neuves, les chemins empierrĂ©s. Le pĂšre Gouy parut — Pas possible ! est-ce vous ? Que d’histoires depuis trois ans, la mort de sa femme entre autres. Quant Ă  lui, il se portait toujours comme un chĂȘne. — Entrez donc une minute. On Ă©tait au commencement d’avril, et les pommiers en fleurs alignaient dans les trois masures leurs touffes blanches et roses ; le ciel, couleur de satin bleu, n’avait pas un nuage, des nappes, des draps et des serviettes pendaient, verticalement attachĂ©s par des fiches de bois Ă  des cordes tendues. Le pĂšre Gouy les soulevait pour passer, quand tout Ă  coup ils rencontrĂšrent Mme Bordin, nu-tĂȘte, en camisole, et Marianne lui offrait Ă  pleins bras des paquets de linge. — Votre servante, messieurs ! Faites comme chez vous ! moi je vais m’asseoir, je suis rompue. Le fermier proposa Ă  toute la compagnie un verre de boisson. — Pas maintenant, dit-elle, j’ai trop chaud. PĂ©cuchet accepta et disparut vers le cellier avec le pĂšre Gouy, Marianne et Victor. Bouvard s’assit par terre, Ă  cĂŽtĂ© de Mme Bordin. Il recevait ponctuellement sa rente, n’avait pas Ă  s’en plaindre, ne lui en voulait plus. La grande lumiĂšre Ă©clairait son profil ; un de ses bandeaux noirs descendait trop bas, et les petits frisons de sa nuque se collaient Ă  sa peau ambrĂ©e, moite de sueur. Chaque fois qu’elle respirait, ses deux seins montaient. Le parfum du gazon se mĂȘlait Ă  la bonne odeur de sa chair solide, et Bouvard eut un revif de tempĂ©rament qui le combla de joie. Alors il lui fit des compliments sur sa propriĂ©tĂ©. Elle en fut ravie et parla de ses projets. Pour agrandir les cours, elle abattrait le haut-bord. Victorine, en ce moment-lĂ , en grimpait le talus et cueillait des primevĂšres, des hyacinthes et des violettes, sans avoir peur d’un vieux cheval qui broutait l’herbe au pied. — N’est-ce pas qu’elle est gentille ? dit Bouvard. — Oui ! c’est gentil, une petite fille ! Et la veuve poussa un soupir qui semblait exprimer le long chagrin de toute une vie. — Vous auriez pu en avoir. Elle baissa la tĂȘte. — Il n’a tenu qu’à vous. — Comment ? Il eut un tel regard qu’elle s’empourpra, comme Ă  la sensation d’une caresse brutale ; mais de suite, en s’éventant avec son mouchoir — Vous avez manquĂ© le coche, mon cher. — Je ne comprends pas. Et, sans se lever, il se rapprochait. Elle le considĂ©ra de haut en bas longtemps ; puis souriant, et les prunelles humides — C’est de votre faute. Les draps, autour d’eux, les enfermaient comme les rideaux d’un lit. Il se pencha sur le coude, lui frĂŽlant les genoux de sa figure. — Pourquoi ? hein ? pourquoi ? Et comme elle se taisait et qu’il Ă©tait dans un Ă©tat oĂč les serments ne coĂ»tent rien, il tĂącha de se justifier, s’accusa de folie, d’orgueil — Pardon ! ce sera comme autrefois ! voulez-vous ? Et il avait pris sa main, qu’elle laissait dans la sienne. Un coup de vent brusque fit se relever les draps, et ils virent deux paons, un mĂąle et une femelle. La femelle se tenait immobile, les jarrets pliĂ©s, la croupe en l’air. Le mĂąle se promenant autour d’elle, arrondissait sa queue en Ă©ventail, se rengorgeait, gloussait, puis sauta dessus en rabattant ses plumes, qui la couvrirent comme un berceau, et les deux grands oiseaux tremblĂšrent d’un seul frĂ©missement. Bouvard le sentit dans la paume de Mme Bordin. Elle se dĂ©gagea bien vite. Il y avait devant eux, bĂ©ant et comme pĂ©trifiĂ©, le jeune Victor qui regardait ; un peu plus loin, Victorine, Ă©talĂ©e sur le dos en plein soleil, aspirait toutes les fleurs qu’elle s’était cueillies. Le vieux cheval, effrayĂ© par les paons, cassa sous une ruade une des cordes, s’y empĂȘtra les jambes, et galopant dans les trois cours, traĂźnait la lessive aprĂšs lui. Aux cris furieux de Mme Bordin, Marianne accourut. Le pĂšre Gouy injuriait son cheval Bougre de rosse ! carcan ! voleur » lui donnait des coups de pied dans le ventre, des coups sur les oreilles avec le manche d’un fouet. Bouvard fut indignĂ© de voir battre un animal. Le paysan rĂ©pondit — J’en ai le droit il m’appartient ! Ce n’était pas une raison. Et PĂ©cuchet, survenant, ajouta que les animaux avaient aussi leurs droits, car ils ont une Ăąme, comme nous, si toutefois la nĂŽtre existe ! — Vous ĂȘtes un impie ! s’écria Mme Bordin. Trois choses l’exaspĂ©raient la lessive Ă  recommencer, ses croyances qu’on outrageait et la crainte d’avoir Ă©tĂ© entrevue tout Ă  l’heure dans une pose suspecte. — Je vous croyais plus forte, dit Bouvard. Elle rĂ©pliqua magistralement — Je n’aime pas les polissons ! Et Gouy s’en prit Ă  eux d’avoir abĂźmĂ© son cheval, dont les naseaux saignaient. Il grommelait tout bas — SacrĂ©s gens de malheur ! j’allais l’entiĂ©rer quand ils sont venus. Les deux bonshommes se retirĂšrent en haussant les Ă©paules. Victor leur demanda pourquoi ils s’étaient fĂąchĂ©s contre Gouy. — Il abuse de sa force, ce qui est mal. — Pourquoi est-ce mal ? Les enfants n’auraient-ils aucune notion du juste ? Peut-ĂȘtre ? Et le soir mĂȘme, PĂ©cuchet, ayant Bouvard Ă  sa droite, sous la main quelques notes et en face de lui les deux Ă©lĂšves, commença un cours de morale. Cette science nous apprend Ă  diriger nos actions. Elles ont deux motifs, le plaisir, l’intĂ©rĂȘt ; et un troisiĂšme plus impĂ©rieux le devoir. Les devoirs se divisent en deux classes 1° Devoirs envers nous-mĂȘmes, lesquels consistent Ă  soigner notre corps, nous garantir de toute injure. Ils entendaient cela parfaitement ; 2° Devoirs envers les autres, c’est-Ă -dire ĂȘtre toujours loyal, dĂ©bonnaire et mĂȘme fraternel, le genre humain n’étant qu’une seule famille. Souvent une chose nous agrĂ©e qui nuit Ă  nos semblables ; l’intĂ©rĂȘt diffĂšre du bien, car le bien est de soi-mĂȘme irrĂ©ductible. Les enfants ne comprenaient pas. Il remit Ă  la fois prochaine la sanction des devoirs. Dans tout cela, suivant Bouvard, il n’avait pas dĂ©fini le bien. — Comment veux-tu le dĂ©finir ? On le sent. Alors les leçons de morale ne conviendraient qu’aux gens moraux, et le cours de PĂ©cuchet n’alla pas plus loin. Ils firent lire Ă  leurs Ă©lĂšves des historiettes tendant Ă  inspirer l’amour de la vertu. Elles assommĂšrent Victor. Pour frapper son imagination, PĂ©cuchet suspendit aux murs de sa chambre des images exposant la vie du bon sujet et du mauvais sujet. Le premier, Adolphe, embrassait sa mĂšre, Ă©tudiait l’allemand, secourait un aveugle et Ă©tait reçu Ă  l’École polytechnique. Le mauvais, EugĂšne, commençait par dĂ©sobĂ©ir Ă  son pĂšre, avait une querelle dans un cafĂ©, battait son Ă©pouse, tombait ivre-mort, fracturait une armoire, et un dernier tableau le reprĂ©sentait au bagne, oĂč un monsieur accompagnĂ© d’un jeune garçon, disait, en le montrant Tu vois, mon fils, les dangers de l’inconduite. » Mais pour les enfants l’avenir n’existe pas. On avait beau les saturer de cette maxime Que le travail est honorable et que les riches parfois sont malheureux », ils avaient connu des travailleurs nullement honorĂ©s et se rappelaient le chĂąteau oĂč la vie semblait bonne. Les supplices du remords leur Ă©taient dĂ©peints avec tant d’exagĂ©ration qu’ils flairaient la blague et se mĂ©fiaient du reste. On essaya de les conduire par le point d’honneur, l’idĂ©e de l’opinion publique et le sentiment de la gloire, en leur vantant les grands hommes, surtout les hommes utiles, tels que Belzunce, Franklin, Jacquard ! Victor ne tĂ©moignait aucune envie de leur ressembler. Un jour qu’il avait fait une addition sans faute, Bouvard cousit Ă  sa veste un ruban qui signifiait la croix. Il se pavana dessous ; mais ayant oubliĂ© la mort de Henri IV, PĂ©cuchet le coiffa d’un bonnet d’ñne. Victor se mit Ă  braire avec tant de violence et pendant si longtemps qu’il fallut enlever ses oreilles de carton. Sa sƓur comme lui, se montrait fiĂšre des Ă©loges et indiffĂ©rente aux blĂąmes. Afin de les rendre plus sensibles, on leur donna un chat noir qu’ils devaient soigner, et on leur comptait deux ou trois sols pour qu’ils fissent l’aumĂŽne. Ils trouvĂšrent la prĂ©tention injuste, cet argent leur appartenait. Se conformant Ă  un dĂ©sir des pĂ©dagogues, ils appelaient Bouvard mon oncle » et PĂ©cuchet bon ami » ; mais ils les tutoyaient, et la moitiĂ© des leçons ordinairement se passait en disputes. Victorine abusait de Marcel, montait sur son dos, le tirait par les cheveux ; pour se moquer de son bec-de-liĂšvre, parlait du nez comme lui ; et le pauvre homme n’osait se plaindre, tant il aimait la petite fille. Un soir, sa voix rauque s’éleva extraordinairement. Bouvard et PĂ©cuchet descendirent dans la cuisine. Les deux Ă©lĂšves observaient la cheminĂ©e, et Marcel, joignant les mains, s’écriait — Retirez-le ! c’est trop ! c’est trop ! Le couvercle de la marmite sauta comme un obus Ă©clate. Une masse grisĂątre bondit jusqu’au plafond, puis tourna sur elle-mĂȘme frĂ©nĂ©tiquement en poussant d’abominables cris. On reconnut le chat, tout efflanquĂ©, sans poil, la queue pareille Ă  un cordon ; des yeux Ă©normes lui sortaient de la tĂȘte ; ils Ă©taient couleur de lait, comme vidĂ©s, et pourtant regardaient. La bĂȘte hideuse hurlait toujours, se jeta dans l’ñtre, disparut, puis retomba au milieu des cendres, inerte. C’était Victor qui avait commis cette atrocitĂ©, et les deux bonshommes se reculĂšrent, pĂąles de stupĂ©faction et d’horreur. Aux reproches qu’on lui adressa, il rĂ©pondit comme le garde champĂȘtre pour son fils et comme le fermier pour son cheval — Eh bien ! puisqu’il est Ă  moi ; sans gĂȘne, naĂŻvement, dans la placiditĂ© d’un instinct assouvi. L’eau bouillante de la marmite Ă©tait rĂ©pandue par terre ; des casseroles, les pincettes, et des flambeaux jonchaient les dalles. Marcel fut quelque temps Ă  nettoyer la cuisine, et ses maĂźtres et lui enterrĂšrent le pauvre chat dans le jardin, sous la pagode. Ensuite Bouvard et PĂ©cuchet causĂšrent longuement de Victor. Le sang paternel se manifestait. Que faire ? Le rendre Ă  M. de Faverges ou le confier Ă  d’autres serait un aveu d’impuissance. Il s’amenderait peut-ĂȘtre. N’importe ! l’espoir Ă©tait douteux, la tendresse n’existait plus. Quel plaisir que d’avoir prĂšs de soi un adolescent curieux de vos idĂ©es, dont on observe les progrĂšs, qui plus tard devient un frĂšre ; mais Victor manquait d’esprit, de cƓur encore plus ! et PĂ©cuchet soupira, le genou pliĂ© dans ses mains jointes. — La sƓur ne vaut pas mieux, dit Bouvard. Il imaginait une fille de quinze ans Ă  peu prĂšs, l’ñme dĂ©licate, l’humeur enjouĂ©e, ornant la maison des Ă©lĂ©gances de sa jeunesse ; et comme s’il eĂ»t Ă©tĂ© son pĂšre et qu’elle vĂźnt de mourir, le bonhomme en pleura. Puis, cherchant Ă  excuser Victor, il allĂ©gua l’opinion de Rousseau L’enfant n’a pas de responsabilitĂ©, ne peut ĂȘtre moral ou immoral. » Ceux-lĂ , suivant PĂ©cuchet, avaient l’ñge du discernement, et ils Ă©tudiĂšrent les moyens de les corriger. Pour qu’une punition soit bonne, dit Bentham, elle doit ĂȘtre proportionnĂ©e Ă  la faute, sa consĂ©quence naturelle. L’enfant a brisĂ© un carreau, on n’en remettra pas qu’il souffre du froid ; si, n’ayant plus faim, il demande d’un plat, cĂ©dez-lui ; une indigestion le fera vite se repentir. Il est paresseux, qu’il reste sans travail l’ennui de soi-mĂȘme l’y ramĂšnera. Mais Victor ne souffrirait pas du froid, son tempĂ©rament pouvait endurer les excĂšs et la fainĂ©antise lui conviendrait. Ils adoptĂšrent le systĂšme inverse, la punition mĂ©dicinale, des pensums lui furent donnĂ©s, il devint plus paresseux ; on le privait de confitures, sa gourmandise en redoubla. L’ironie aurait peut-ĂȘtre du succĂšs ? Une fois, Ă©tant venu dĂ©jeuner les mains sales, Bouvard le railla, l’appelant joli cavalier, muscadin, gants jaunes. Victor Ă©coutait le front bas, blĂȘmit tout Ă  coup, et jeta son assiette Ă  la tĂȘte de Bouvard ; puis, furieux de l’avoir manquĂ©, se prĂ©cipita sur lui. Ce n’était pas trop que trois hommes pour le contenir. Il se roulait par terre, tĂąchant de mordre. PĂ©cuchet l’arrosa de loin avec une carafe d’eau ; de suite, il fut calmĂ©, mais enrouĂ© pendant deux jours. Le moyen n’était pas bon. Ils en prirent un autre au moindre symptĂŽme de colĂšre, le traitant comme un malade, ils le couchaient dans un lit ; Victor s’y trouvait bien, et chantait. Un jour, il dĂ©nicha dans la bibliothĂšque une vieille noix de coco et commençait Ă  la fendre, quand PĂ©cuchet survint — Mon coco ! C’était un souvenir de Dumouchel ! Il l’avait apportĂ© de Paris Ă  Chavignolles, en leva les bras d’indignation. Victor se mit Ă  rire. Bon ami » n’y tint plus, et d’une large calotte l’envoya bouler au fond de l’appartement, puis tremblant d’émotion, alla se plaindre Ă  Bouvard. Bouvard lui fit des reproches. — Es-tu bĂȘte avec ton coco ! Les coups abrutissent, la terreur Ă©nerve. Tu te dĂ©grades toi-mĂȘme ! PĂ©cuchet objecta que les chĂątiments corporels sont quelquefois indispensables. Pestalozzi les employait, et le cĂ©lĂšbre MĂ©lanchton avoue que, sans eux, il n’eĂ»t rien appris. Mais des punitions cruelles ont poussĂ© des enfants au suicide, on en relate des exemples. Victor s’était barricadĂ© dans sa chambre. Bouvard parlementa derriĂšre la porte, et, pour la faire ouvrir, lui promit une tarte aux prunes. DĂšs lors il empira. Restait un moyen prĂ©conisĂ© par Mgr Dupanloup le regard sĂ©vĂšre ». Ils tĂąchaient d’imprimer Ă  leurs visages un aspect effrayant, et ne produisaient aucun effet. — Nous n’avons plus qu’à essayer de la religion, dit Bouvard. PĂ©cuchet se rĂ©cria. Ils l’avaient bannie de leur programme. Mais le raisonnement ne satisfait pas tous les besoins. Le cƓur et l’imagination veulent autre chose. Le surnaturel pour bien des Ăąmes est indispensable, et ils rĂ©solurent d’envoyer les enfants au catĂ©chisme. Reine proposa de les y conduire. Elle revenait dans la maison et savait se faire aimer par des maniĂšres caressantes. Victorine changea tout Ă  coup, fut rĂ©servĂ©e, mielleuse, s’agenouillait devant la Madone, admirait le sacrifice d’Abraham, ricanait avec dĂ©dain au nom de protestant. Elle dĂ©clara qu’on lui avait prescrit le jeĂ»ne ; ils s’en informĂšrent, ce n’était pas vrai. Le jour de la FĂȘte-Dieu, des juliennes disparurent d’une plate-bande pour dĂ©corer le reposoir ; elle nia effrontĂ©ment les avoir coupĂ©es. Une autre fois, elle prit Ă  Bouvard vingt sols qu’elle mit, aux vĂȘpres, dans le plat du sacristain. Ils en conclurent que la morale se distingue de la religion ; quand elle n’a point d’autre base, son importance est secondaire. Un soir, pendant qu’ils dĂźnaient M. Marescot entra, Victor s’enfuit immĂ©diatement. Le notaire, ayant refusĂ© de s’asseoir, conta ce qui l’amenait le jeune Touache avait battu, presque tuĂ© son fils. Comme on savait les origines de Victor, et qu’il Ă©tait dĂ©sagrĂ©able, les autres gamins l’appelaient forçat, et tout Ă  l’heure, il avait flanquĂ© Ă  M. Arnold Marescot une violente raclĂ©e. Le cher Arnold en portait des traces sur le corps — Sa mĂšre est au dĂ©sespoir, son costume en lambeaux, sa santĂ© compromise ! OĂč allons-nous ? Le notaire exigeait un chĂątiment rigoureux, et que Victor, entre autres, ne frĂ©quentĂąt plus le catĂ©chisme, afin de prĂ©venir des collisions nouvelles. Bouvard et PĂ©cuchet, bien que blessĂ©s par son ton rogue, promirent tout ce qu’il voulut, calĂšrent. Victor avait-il obĂ©i au sentiment de l’honneur ou de la vengeance ? En tout cas, ce n’était point un lĂąche. Mais sa brutalitĂ© les effrayait ; la musique adoucissait les mƓurs, PĂ©cuchet imagina de lui apprendre le solfĂšge. Victor eut beaucoup de peine Ă  lire couramment les notes et Ă  ne pas confondre les termes adagio, presto et sforzando. Son maĂźtre s’évertua Ă  lui expliquer la gamme, l’accord parfait, la diatonique, la chromatique, et les deux espĂšces d’intervalles, appelĂ©s majeur et mineur. Il le fit se mettre tout droit, la poitrine en avant, les Ă©paules bien effacĂ©es, la bouche grande ouverte, et, pour l’instruire par l’exemple, poussa des intonations d’une voix fausse ; celle de Victor lui sortait pĂ©niblement du larynx, tant il le contractait ; quand un soupir commençait la mesure, il partait tout de suite ou trop tard. PĂ©cuchet nĂ©anmoins aborda le chant en partie double. Il prit une baguette pour tenir lieu d’archet, et faisait aller son bras magistralement, comme s’il avait eu un orchestre derriĂšre lui ; mais occupĂ© par deux besognes, il se trompait de temps, son erreur en amenait d’autres chez l’élĂšve, et, fronçant les sourcils, tendant les muscles de leur cou, ils continuaient au hasard, jusqu’au bas de la page. Enfin PĂ©cuchet dit Ă  Victor — Tu n’es pas prĂšs de briller aux orphĂ©ons. Et il abandonna l’enseignement de la musique. Locke, d’ailleurs, a peut-ĂȘtre raison Elle engage dans des compagnies tellement dissolues qu’il vaut mieux s’occuper Ă  autre chose. » Sans vouloir en faire un Ă©crivain, il serait commode pour Victor de savoir trousser une lettre. Une rĂ©flexion les arrĂȘta le style Ă©pistolaire ne peut s’apprendre, car il appartient exclusivement aux femmes. Ils songĂšrent ensuite Ă  fourrer dans sa mĂ©moire quelques morceaux de littĂ©rature, et embarrassĂ©s du choix, consultĂšrent l’ouvrage de Mme Campan. Elle recommande la scĂšne d’Éliacin, les chƓurs d’Esther, Jean-Baptiste Rousseau tout entier. C’est un peu vieux. Quant aux romans, elle les prohibe, comme peignant le monde sous des couleurs trop favorables. Cependant elle permet Clarisse Harlowe et le PĂšre de famille par miss Opy. Qui est-ce miss Opy ? Ils ne dĂ©couvrirent pas son nom dans la Biographie Michaud. Restait les contes de fĂ©es. — Ils vont espĂ©rer des palais de diamants, dit PĂ©cuchet. La littĂ©rature dĂ©veloppe l’esprit, mais exalte les passions. Victorine fut renvoyĂ©e du catĂ©chisme Ă  cause des siennes. On l’avait surprise embrassant le fils du notaire, et Reine ne plaisantait pas sa figure Ă©tait sĂ©rieuse sous son bonnet Ă  gros tuyaux. AprĂšs un scandale pareil, comment garder une jeune fille si corrompue ? Bouvard et PĂ©cuchet qualifiĂšrent le curĂ© de vieille bĂȘte. Sa bonne le dĂ©fendit en grommelant — On vous connaĂźt ! on vous connaĂźt ! Ils ripostĂšrent, et elle s’en alla en roulant des yeux terribles. Victorine effectivement s’était prise de tendresse pour Arnold, tant elle le trouvait joli avec son col brodĂ©, sa veste de velours, ses cheveux sentant bon, et elle lui apportait des bouquets jusqu’au moment oĂč elle fut dĂ©noncĂ©e par ZĂ©phyrin. Quelle niaiserie que cette aventure, les deux enfants Ă©taient d’une innocence parfaite ! Fallait-il leur apprendre le mystĂšre de la gĂ©nĂ©ration ? — Je n’y verrais pas de mal, dit Bouvard. Le philosophe Basedow l’exposait Ă  ses Ă©lĂšves, ne dĂ©taillant toutefois que la grossesse et la naissance. PĂ©cuchet pensa diffĂ©remment. Victor commençait Ă  l’inquiĂ©ter. Il le soupçonnait d’avoir une mauvaise habitude. Pourquoi pas ? des hommes graves la conservent toute leur vie, et on prĂ©tend que le duc d’AngoulĂȘme s’y livrait. Il interrogea son disciple d’une telle façon qu’il lui ouvrit les idĂ©es, et peu de temps aprĂšs n’eut aucun doute. Alors, il l’appela criminel et voulait, comme traitement, lui faire lire Tissot. Ce chef-d’Ɠuvre, selon Bouvard, Ă©tait plus pernicieux qu’utile. Mieux vaudrait lui inspirer un sentiment poĂ©tique ; AimĂ© Martin rapporte qu’une mĂšre, en pareil cas, prĂȘta La Nouvelle HĂ©loĂŻse Ă  son fils, et, pour se rendre digne de l’amour, le jeune homme se prĂ©cipita dans le chemin de la vertu. Mais Victor n’était pas capable de rĂȘver une Sophie. — Si plutĂŽt nous le menions chez les dames ? PĂ©cuchet exprima son horreur des filles publiques. Bouvard la jugeait idiote et mĂȘme parla de faire exprĂšs un voyage au Havre. — Y penses-tu ? on nous verrait entrer ! — Eh bien ! achĂšte-lui un appareil ! — Mais un bandagiste croirait peut-ĂȘtre que c’est pour moi, dit PĂ©cuchet. Il lui aurait fallu un plaisir Ă©mouvant comme la chasse, elle amĂšnerait la dĂ©pense d’un fusil, d’un chien ; ils prĂ©fĂ©rĂšrent le fatiguer, et entreprirent des courses dans la campagne. Le gamin leur Ă©chappait, bien qu’ils se relayassent ils n’en pouvaient plus, et, le soir, n’avaient pas la force de tenir le journal. Pendant qu’ils attendaient Victor ils causaient avec les passants, et, par besoin de pĂ©dagogie, tĂąchaient de leur apprendre l’hygiĂšne, dĂ©ploraient la perte des eaux, le gaspillage des fumiers, tonnaient contre les superstitions, le squelette d’un merle dans une grange, le buis bĂ©nit au fond de l’étable, un sac de vers sur les orteils des fiĂ©vreux. Ils en vinrent Ă  inspecter les nourrices et s’indignaient contre le rĂ©gime de leurs poupons ; les unes les abreuvent de gruau, ce qui les fait pĂ©rir de faiblesse ; d’autres les bourrent de viande avant six mois et ils crĂšvent d’indigestion ; plusieurs les nettoient avec leur propre salive, toutes les manient brutalement. Quand ils apercevaient sur une porte un hibou crucifiĂ©, ils entraient dans la ferme et disaient — Vous avez tort, ces animaux vivent de rats, de campagnols ; on a trouvĂ© dans l’estomac d’une chouette une quantitĂ© de larves de chenilles. Les villageois les connaissaient pour les avoir vus, premiĂšrement comme mĂ©decins, puis en quĂȘte de vieux meubles, puis Ă  la recherche des cailloux, et ils rĂ©pondaient — Allez donc, farceurs ! n’essayez pas de nous en remontrer. Leur conviction s’ébranla ; car les moineaux purgent les potagers, mais gobent les cerises. Les hiboux dĂ©vorent les insectes, et en mĂȘme temps les chauves-souris qui sont utiles, et si les taupes mangent les limaces, elles bouleversent la terre. Une chose dont ils Ă©taient certains, c’est qu’il faut dĂ©truire tout le gibier funeste Ă  l’agriculture. Un soir qu’ils passaient dans le bois de Faverges, ils arrivĂšrent devant la maison oĂč Sorel, au bord de la route, gesticulait entre trois individus. Le premier Ă©tait un certain Dauphin savetier, petit, maigre, et la figure sournoise. Le second, le pĂšre Aubain, commissionnaire dans les villages, portait une vieille redingote jaune avec un pantalon de coutil bleu. Le troisiĂšme, EugĂšne, domestique chez M. Marescot, se distinguait par sa barbe, taillĂ©e comme celle des magistrats. Sorel leur montrait un nƓud coulant, en fil de cuivre, qui s’attachait Ă  un fil de soie retenu par une brique, ce qu’on nomme un collet, et il avait dĂ©couvert le savetier en train de l’établir. — Vous ĂȘtes tĂ©moins, n’est-ce pas ? EugĂšne baissa le menton d’une maniĂšre approbative, et le pĂšre Aubain rĂ©pliqua — Du moment que vous le dites. Ce qui enrageait Sorel, c’était le toupet d’avoir dressĂ© un piĂšge aux abords de son logement, le gredin se figurant qu’on n’aurait pas l’idĂ©e d’en soupçonner dans cet endroit. Dauphin prit le genre pleurard — Je marchais dessus, je tĂąchais mĂȘme de le casser. On l’accusait toujours, on lui en voulait, il Ă©tait bien malheureux ! Sorel, sans lui rĂ©pondre, avait tirĂ© de sa poche un calepin, une plume et de l’encre pour Ă©crire un procĂšs-verbal. — Oh ! non ! dit PĂ©cuchet. Bouvard ajouta — RelĂąchez-le, c’est un brave homme ! — Lui, un braconnier ! — Eh bien, quand cela serait ? Et ils se mirent Ă  dĂ©fendre le braconnage on sait d’abord que les lapins rongent les jeunes pousses, les liĂšvres abĂźment les cĂ©rĂ©ales, sauf la bĂ©casse peut-ĂȘtre
 — Laissez-moi donc tranquille. Et le garde Ă©crivait, les dents serrĂ©es. — Quel entĂȘtement ! murmura Bouvard. — Un mot de plus et je fais venir les gendarmes ! — Vous ĂȘtes un grossier personnage ! dit PĂ©cuchet. — Vous des pas grand’chose, reprit Sorel. Bouvard s’oubliant, le traita de butor, d’estafier ! et EugĂšne rĂ©pĂ©tait — La paix ! la paix ! respectons la loi, tandis que le pĂšre Aubain gĂ©missait, Ă  trois pas d’eux, sur un mĂštre de cailloux. TroublĂ©s par ces voix, tous les chiens de la meute sortirent de leurs cabanes, on voyait Ă  travers le grillage leurs prunelles ardentes, leurs mufles noirs et courant çà et lĂ , ils aboyaient effroyablement. — Ne m’embĂȘtez plus, s’écria leur maĂźtre, ou bien je les lance sur vos culottes ! Les deux amis s’éloignĂšrent, contents nĂ©anmoins, d’avoir soutenu le progrĂšs, la civilisation. DĂšs le lendemain, on leur envoya une citation Ă  comparaĂźtre devant le tribunal de simple police, pour injures envers le garde, et s’y entendre condamner Ă  100 francs de dommages et intĂ©rĂȘts sauf le recours du ministĂšre public, vu les contraventions par eux commises coĂ»t 6 fr. 75 c. Tiercelin, huissier. » Pourquoi un ministĂšre public ? La tĂȘte leur en tourna, puis se calmant, ils prĂ©parĂšrent leur dĂ©fense. Le jour dĂ©signĂ©, Bouvard et PĂ©cuchet se rendirent Ă  la mairie une heure trop tĂŽt. Personne ; des chaises et trois fauteuils entouraient une table ovale couverte d’un tapis, une niche Ă©tait creusĂ©e dans le mur pour recevoir un poĂȘle, et le buste de l’empereur occupant un piĂ©douche, dominait l’ensemble. Il flĂąnĂšrent jusqu’au grenier, oĂč il y avait une pompe Ă  incendie, plusieurs drapeaux, et dans un coin, par terre, d’autres bustes en plĂątre le grand NapolĂ©on sans diadĂšme, Louis XVIII avec des Ă©paulettes sur un frac, Charles X, reconnaissable Ă  sa lĂšvre tombante, Louis-Philippe, les sourcils arquĂ©s et la chevelure en pyramide ; l’inclinaison du toit frĂŽlait sa nuque et tous Ă©taient salis par les mouches et la poussiĂšre. Ce spectacle dĂ©moralisa Bouvard et PĂ©cuchet. Les gouvernements leur faisaient pitiĂ© quand ils revinrent dans la grande salle. Ils y trouvĂšrent Sorel et le garde champĂȘtre, l’un ayant sa plaque au bras, et l’autre un kĂ©pi. Une douzaine de personnes causaient, incriminĂ©es pour dĂ©faut de balayage, chiens errants, manque de lanternes Ă  des carrioles, ou avoir tenu, pendant la messe, un cabaret ouvert. Enfin Coulon se prĂ©senta affublĂ© d’une robe en serge noire et d’une toque ronde avec du velours dans le bas. Son greffier se mit Ă  sa gauche, le maire en Ă©charpe Ă  droite, et on appela peu de temps aprĂšs l’affaire Sorel contre Bouvard et PĂ©cuchet. Louis-Martial-EugĂšne Lenepveur, valet de chambre Ă  Chavignolles Calvados, profita de sa position de tĂ©moin pour Ă©pandre tout ce qu’il savait sur une foule de choses Ă©trangĂšres au dĂ©bat. Nicolas-Juste Aubain, manouvrier, craignait de dĂ©plaire Ă  Sorel et de nuire Ă  ces messieurs ; il avait entendu de gros mots, en doutait cependant ; allĂ©gua sa surditĂ©. Le juge de paix le fit se rasseoir, puis s’adressant au garde — Persistez-vous dans vos dĂ©clarations ? — Certainement. Coulon ensuite demanda aux deux prĂ©venus ce qu’ils avaient Ă  dire. Bouvard soutenait n’avoir pas injuriĂ© Sorel ; mais en prenant le parti du braconnier, avoir dĂ©fendu l’intĂ©rĂȘt de nos campagnes ; il rappela les abus fĂ©odaux, les chasses ruineuses des grands seigneurs. — N’importe ! la contravention
 — Je vous arrĂȘte ! s’écria PĂ©cuchet. Les mots contravention, crime et dĂ©lit ne valent rien. Vouloir ainsi classer les faits punissables, c’est prendre une base arbitraire. Autant dire aux citoyens Ne vous inquiĂ©tez pas de la valeur de vos actions, elle n’est dĂ©terminĂ©e que par le chĂątiment du pouvoir » ; le Code pĂ©nal, du reste, me paraĂźt une Ɠuvre absurde, sans principes. — Cela se peut ! rĂ©pondit Coulon. Et il allait prononcer son jugement ; mais Foureau, qui Ă©tait ministĂšre public, se leva. On avait outragĂ© le garde dans l’exercice de ses fonctions. Si on ne respecte pas les propriĂ©tĂ©s, tout est perdu. — Bref, plaise Ă  M. le juge de paix d’appliquer le maximum de la peine. Elle fut de dix francs, sous forme de dommages et intĂ©rĂȘts envers Sorel. — Bravo ! s’écria Bouvard. Coulon n’avait pas fini — Les condamne, en outre, Ă  cinq francs d’amende comme coupables de la contravention relevĂ©e par le ministĂšre public. PĂ©cuchet se tourna vers l’auditoire — L’amende est une bagatelle pour le riche, mais un dĂ©sastre pour le pauvre. Moi, ça ne me fait rien ! Et il avait l’air de narguer le tribunal. — Vraiment, dit Coulon, je m’étonne que des gens d’esprit
 — La loi vous dispense d’en avoir ! rĂ©pliqua PĂ©cuchet. Le juge de paix siĂšge indĂ©finiment, tandis que le juge de la cour suprĂȘme est rĂ©putĂ© capable jusqu’à soixante-quinze ans, et celui de premiĂšre instance ne l’est plus Ă  soixante-dix. Mais sur un geste de Foureau, Placquevent s’avança. Ils protestĂšrent. — Ah ! si vous Ă©tiez nommĂ©s au concours ! — Ou par le conseil gĂ©nĂ©ral. — Ou un comitĂ© de prud’hommes, d’aprĂšs une liste sĂ©rieuse ! Placquevent les poussait ; et ils sortirent, huĂ©s des autres prĂ©venus, croyant se faire bien voir au moyen de cette bassesse. Pour Ă©pancher leur indignation, ils allĂšrent le soir chez Beljambe ; son cafĂ© Ă©tait vide, les notables ayant coutume d’en partir vers dix heures. On avait baissĂ© le quinquet, les murs et le comptoir apparaissaient dans un brouillard ; une femme survint. C’était MĂ©lie. Elle ne parut pas troublĂ©e, et, en souriant, leur versa deux bocks. PĂ©cuchet, mal Ă  son aise, quitta vite l’établissement. Bouvard y retourna seul, divertit quelques bourgeois par des sarcasmes contre le maire, et dĂšs lors frĂ©quenta l’estaminet. Dauphin, six semaines aprĂšs, fut acquittĂ© faute de preuves. Quelle honte ! On suspectait ces mĂȘmes tĂ©moins, que l’on avait crus dĂ©posant contre eux. Et leur colĂšre n’eut plus de bornes quand l’enregistrement les avertit d’avoir Ă  payer l’amende. Bouvard attaqua l’enregistrement comme nuisible Ă  la propriĂ©tĂ©. — Vous vous trompez ! dit le percepteur. — Allons donc ! elle endure le tiers de la charge publique ! Je voudrais des procĂ©dĂ©s d’impĂŽts moins vexatoires, un cadastre meilleur, des changements au rĂ©gime hypothĂ©caire et qu’on supprimĂąt la Banque de France, qui a le privilĂšge de l’usure. Girbal n’était pas de force, dĂ©gringola dans l’opinion et ne reparut plus. Cependant Bouvard plaisait Ă  l’aubergiste ; il attirait du monde, et en attendant les habituĂ©s, causait familiĂšrement avec la bonne. Il Ă©mit des idĂ©es drĂŽles sur l’instruction primaire. On devrait, en sortant de l’école, pouvoir soigner les malades, comprendre les dĂ©couvertes scientifiques, s’intĂ©resser aux arts. Les exigences de son programme le fĂąchĂšrent avec Petit ; et il blessa le capitaine en prĂ©tendant que les soldats, au lieu de perdre leur temps Ă  la manƓuvre, feraient mieux de cultiver des lĂ©gumes. Quand vint la question du libre Ă©change, il emmena PĂ©cuchet ; et pendant tout l’hiver, il y eut dans le cafĂ© des regards furieux, des attitudes mĂ©prisantes, des injures et des vocifĂ©rations avec des coups de poing sur les tables qui faisaient sauter les canettes. Langlois et les autres marchands dĂ©fendaient le commerce national ; Oudot, filateur, et Mathieu, orfĂšvre, l’industrie nationale ; les propriĂ©taires et les fermiers, l’agriculture nationale ; chacun rĂ©clamant pour soi des privilĂšges au dĂ©triment du plus grand nombre. Les discours de Bouvard et de PĂ©cuchet alarmaient. Comme on les accusait de mĂ©connaĂźtre la pratique, de tendre au nivellement et Ă  l’immoralitĂ©, ils dĂ©veloppĂšrent ces trois conceptions remplacer le nom de famille par un numĂ©ro matricule ; hiĂ©rarchiser les Français, et, pour conserver son grade, il faudrait de temps Ă  autre, subir un examen ; plus de chĂątiments, plus de rĂ©compenses, mais, dans tous les villages, une chronique individuelle qui passerait Ă  la postĂ©ritĂ©. On dĂ©daigna leur systĂšme. Ils en firent un article pour le journal de Bayeux, rĂ©digĂšrent une note au prĂ©fet, une pĂ©tition aux Chambres, un mĂ©moire Ă  l’empereur. Le journal n’insĂ©ra pas leur article. Le prĂ©fet ne daigna rĂ©pondre. Les Chambres furent muettes, et ils attendirent longtemps un pli des Tuileries. De quoi s’occupait l’empereur, de femmes sans doute ? Foureau, de la part du sous-prĂ©fet, leur conseilla plus de rĂ©serve. Ils se moquaient du sous-prĂ©fet, du prĂ©fet, des conseillers de prĂ©fecture, voire du Conseil d’État. La justice administrative Ă©tait une monstruositĂ©, car l’administration, par des faveurs et des menaces, gouverne injustement ses fonctionnaires. Bref, ils devenaient incommodes, et les notables enjoignirent Ă  Beljambe de ne plus recevoir ces deux particuliers. Alors Bouvard et PĂ©cuchet brĂ»lĂšrent de se signaler par une Ɠuvre qui Ă©blouirait leurs concitoyens, et ils ne trouvĂšrent pas autre chose que des projets d’embellissement pour Chavignolles. Les trois quarts des maisons seraient dĂ©molies, on ferait au milieu du bourg une place monumentale, un hospice du cĂŽtĂ© de Falaise, des abattoirs sur la route de Caen et au pas de la Vaque » une Ă©glise romane et polychrome. PĂ©cuchet composa un lavis Ă  l’encre de Chine, n’oubliant pas de teinter les bois en jaune, les bĂątiments en rouge, et les prĂ©s en vert, car les tableaux d’un Chavignolles idĂ©al le poursuivaient dans ses rĂȘves ; il se retournait sur son matelas. Bouvard, une nuit, en fut rĂ©veillĂ©. — Souffres-tu ? PĂ©cuchet balbutia — Haussmann m’empĂȘche de dormir. Vers cette Ă©poque, il reçut une lettre de Dumouchel pour savoir le prix des bains de mer de la cĂŽte normande. — Qu’il aille se promener avec ses bains ! Est-ce que nous avons le temps d’écrire ? Et quand ils se furent procurĂ© une chaĂźne d’arpenteur, un graphomĂštre, un niveau d’eau et une boussole, d’autres Ă©tudes commencĂšrent. Ils envahissaient les propriĂ©tĂ©s ; souvent les bourgeois Ă©taient surpris de voir ces deux hommes plantant des jalons. Bouvard et PĂ©cuchet annonçaient d’un air tranquille leurs projets et ce qui en adviendrait. Les habitants s’inquiĂ©tĂšrent, car enfin l’autoritĂ© se rangerait peut-ĂȘtre Ă  leur avis ? Quelquefois on les renvoyait brutalement. Victor escaladait les murs et montait dans les combles pour y appendre un signal, tĂ©moignait de la bonne volontĂ© et mĂȘme une certaine ardeur. Ils Ă©taient aussi plus contents de Victorine. Quand elle repassait le linge, elle poussait son fer sur la planche en chantonnant d’une voix douce, s’intĂ©ressait au mĂ©nage, fit une calotte pour Bouvard, et ses points de piquĂ© lui valurent les compliments de Romiche. C’était un de ces tailleurs qui vont dans les fermes raccommoder les habits. On l’eut quinze jours Ă  la maison. Bossu avec des yeux rouges, il rachetait ses dĂ©fauts corporels par une humeur bouffonne. Pendant que les maĂźtres Ă©taient dehors, il amusait Marcel et Victorine en leur contant des farces, tirait sa langue jusqu’au menton, imitait le coucou, faisait le ventriloque, et, le soir, s’épargnant les frais d’auberge, allait coucher dans le fournil. Or, un matin, de trĂšs bonne heure, Bouvard ayant froid, vint y prendre des copeaux pour allumer son feu. Un spectacle le pĂ©trifia. DerriĂšre les dĂ©bris du bahut, sur une paillasse, Romiche et Victorine dormaient ensemble. Il lui avait passĂ© le bras autour de la taille, et son autre main, longue comme celle d’un singe, la tenait par un genou, les paupiĂšres entre-closes, le visage encore convulsĂ© dans un spasme de plaisir. Elle souriait, Ă©tendue sur le dos. Le bĂąillement de sa camisole laissait Ă  dĂ©couvert sa gorge enfantine, marbrĂ©e de plaques rouges par les caresses du bossu ; ses cheveux blonds traĂźnaient, et la clartĂ© de l’aube jetait sur tous les deux une lumiĂšre blafarde. Bouvard, au premier moment, avait ressenti comme un heurt en pleine poitrine. Puis une pudeur l’empĂȘcha de faire un seul geste ; des rĂ©flexions douloureuses l’assaillaient. — Si jeune ! perdue ! perdue ! Ensuite il alla rĂ©veiller PĂ©cuchet, et, d’un mot lui apprit tout. — Ah ! le misĂ©rable ! — Nous n’y pouvons rien ! Calme-toi. Et ils furent longtemps Ă  soupirer l’un devant l’autre Bouvard, sans redingote les bras croisĂ©s ; PĂ©cuchet, au bord de sa couche, pieds nus et en bonnet de coton. Romiche devait partir ce jour-lĂ , ayant terminĂ© son ouvrage. Ils le payĂšrent d’une façon hautaine, silencieusement. Mais la Providence leur en voulait. Marcel les conduisit peu de temps aprĂšs dans la chambre de Victor et leur montra au fond de sa commode une piĂšce de vingt francs. Le gamin l’avait chargĂ© de lui en fournir la monnaie. D’oĂč provenait-elle ? D’un vol, bien sĂ»r ! et commis durant leurs tournĂ©es d’ingĂ©nieurs. Mais, pour la rendre, il eĂ»t fallu connaĂźtre la personne, et si on la rĂ©clamait, ils auraient l’air complices. Enfin, ayant appelĂ© Victor, ils lui commandĂšrent d’ouvrir son tiroir ; le napolĂ©on n’y Ă©tait plus. Il feignit de ne pas comprendre. TantĂŽt, pourtant, ils l’avaient vue, cette piĂšce, et Marcel Ă©tait incapable de mentir. Cette histoire le rĂ©volutionnait tellement que, depuis le matin, il gardait dans sa poche une lettre pour Bouvard. Monsieur, Craignant que M. PĂ©cuchet ne soit malade, j’ai recours Ă  votre obligeance
 » — De qui donc la signature ? Olympe DUMOUCHEL, nĂ©e CHARPEAU. » Elle et son Ă©poux demandaient dans quelle localitĂ© balnĂ©aire, Courseulles, Langrune ou Lucques, se trouvait la meilleure compagnie, la moins bruyante, et tous les moyens de transport, le prix du blanchissage, etc., etc. Cette importunitĂ© les mit en colĂšre contre Dumouchel ; puis la fatigue les plongea dans un dĂ©couragement plus lourd. Ils rĂ©capitulĂšrent tout le mal qu’ils s’étaient donnĂ© ; tant de leçons, de prĂ©cautions, de tourments ! — Et songer, disaient-ils, que nous voulions autrefois faire d’elle une sous-maĂźtresse ! et de lui, derniĂšrement, un piqueur de travaux ! — Ah ! quelle dĂ©ception ! — Si elle est vicieuse, ce n’est pas la faute de ses lectures. — Moi, pour le rendre honnĂȘte, je lui avais appris la biographie de Cartouche. — Peut-ĂȘtre ont-ils manquĂ© d’une famille, des soins d’une mĂšre. — J’en Ă©tais une ! objecta Bouvard. — HĂ©las ! reprit PĂ©cuchet. Mais il y a des natures dĂ©nuĂ©es de sens moral, et l’éducation n’y peut rien. — Ah ! oui, c’est beau, l’éducation ! Comme les orphelins ne savaient aucun mĂ©tier, on leur chercherait deux places de domestiques ; et puis, Ă  la grĂące de Dieu ! ils ne s’en mĂȘleraient plus. Et dĂ©sormais Mon oncle et Bon ami » les firent manger Ă  la cuisine. Mais bientĂŽt ils s’ennuyĂšrent, leur esprit ayant besoin d’un travail, leur existence d’un but. D’ailleurs que prouve un insuccĂšs ? Ce qui avait Ă©chouĂ© sur des enfants pouvait ĂȘtre moins difficile avec des hommes. Et ils imaginĂšrent d’établir un cours d’adultes. Il aurait fallu une confĂ©rence pour exposer leurs idĂ©es. La grande salle de l’auberge conviendrait Ă  cela, parfaitement. Beljambe, comme adjoint, eut peur de se compromettre, refusa d’abord, puis songeant qu’il pouvait y gagner, changea d’opinion et le fit dire par la servante. Bouvard, dans l’excĂšs de sa joie, la baisa sur les deux joues. Le maire Ă©tait absent ; l’autre adjoint, M. Marescot, pris tout entier par son Ă©tude, s’occuperait peu de la confĂ©rence ; ainsi elle aurait lieu, et le tambour l’annonça pour le dimanche suivant, Ă  trois heures. La veille, seulement, ils pensĂšrent Ă  leur costume. PĂ©cuchet, grĂące au ciel, avait conservĂ© un vieil habit de cĂ©rĂ©monie Ă  collet de velours, deux cravates blanches et des gants noirs. Bouvard mit sa redingote bleue, un gilet de nankin, des souliers de castor ; et ils Ă©taient fort Ă©mus quand ils traversĂšrent le village et arrivĂšrent Ă  l’HĂŽtel de la Croix d’or.................................................. Ici s’arrĂȘte le manuscrit de Gustave Flaubert. Nous publions un extrait du plan, trouvĂ© dans ses papiers, et qui indique la conclusion de l’ouvrage. ConfĂ©rence. L’auberge de la Croix d’or, — deux galeries de bois latĂ©rales au premier avec balcon saillant, — corps de logis au fond, — cafĂ© au rez-de-chaussĂ©e, salle Ă  manger, billard, les portes et les fenĂȘtres sont ouvertes. Foule notables, gens du peuple. Bouvard Il s’agit d’abord de dĂ©montrer l’utilitĂ© de notre projet, nos Ă©tudes nous donnent le droit de parler. » Discours de PĂ©cuchet, pĂ©dantesque. Sottises du gouvernement et de l’administration, — trop d’impĂŽts, deux Ă©conomies Ă  faire suppression du budget des cultes et de celui de l’armĂ©e. On l’accuse d’impiĂ©tĂ©. Au contraire ; mais il faut une rĂ©novation religieuse. » Foureau survient et veut dissoudre l’assemblĂ©e. Bouvard fait rire aux dĂ©pens du maire en rappelant ses primes imbĂ©ciles pour les hiboux. — Objection. S’il faut dĂ©truire les animaux nuisibles aux plantes, il faudrait aussi dĂ©truire le bĂ©tail, qui mange de l’herbe. » Foureau se retire. Discours de Bouvard, familier. PrĂ©jugĂ©s cĂ©libat des prĂȘtres, futilitĂ© de l’adultĂšre, — Ă©mancipation de la femme Ses boucles d’oreille sont le signe de son ancienne servitude. » Haras d’hommes. On reproche Ă  Bouvard et Ă  PĂ©cuchet l’inconduite de leurs Ă©lĂšves. — Aussi pourquoi avoir adoptĂ© les enfants d’un forçat ? ThĂ©orie de la rĂ©habilitation. Ils dĂźneraient avec Touache. Foureau, revenu, lit, pour se venger de Bouvard, une pĂ©tition de lui au conseil municipal, oĂč il demande l’établissement d’un bordel Ă  Chavignolles. — Raisons de Robin. La sĂ©ance est levĂ©e dans le plus grand tumulte. En s’en retournant chez eux, Bouvard et PĂ©cuchet aperçoivent le domestique de Foureau, galopant sur la route de Falaise Ă  franc Ă©trier. Ils se couchent trĂšs fatiguĂ©s, sans se douter de toutes les trames qui fermentent contre eux, — expliquer les motifs qu’ont de leur en vouloir le curĂ©, le mĂ©decin, le maire, Marescot, le peuple, tout le monde. Le lendemain, au dĂ©jeuner, ils reparlent de la confĂ©rence. PĂ©cuchet voit l’avenir de l’HumanitĂ© en noir L’homme moderne est amoindri et devenu une machine. Anarchie finale du genre humain Buchner, ImpossibilitĂ© de la Paix id.. Barbarie par l’excĂšs de l’individualisme et le dĂ©lire de la science. Trois hypothĂšses 1o le radicalisme panthĂ©iste rompra tout lien avec le passĂ©, et un despotisme inhumain s’ensuivra ; 2o si l’absolutisme thĂ©iste triomphe, le libĂ©ralisme dont l’humanitĂ© s’est pĂ©nĂ©trĂ©e depuis la RĂ©forme succombe, tout est renversĂ© ; 3o si les convulsions qui existent depuis 89 continuent, sans fin entre deux issues, ces oscillations nous emporteront par leurs propres forces. Il n’y aura plus d’idĂ©al, de religion, de moralitĂ©. L’AmĂ©rique aura conquis la terre. Avenir de la littĂ©rature. Pignouflisme universel. Tout ne sera plus qu’une vaste ribote d’ouvriers. Fin du monde par la cessation du calorique. Bouvard voit l’avenir de l’HumanitĂ© en beau. L’Homme moderne est en progrĂšs. L’Europe sera rĂ©gĂ©nĂ©rĂ©e par l’Asie. La loi historique Ă©tant que la civilisation aille d’Orient en Occident, — rĂŽle de la Chine, — les deux humanitĂ©s enfin seront fondues. Inventions futures maniĂšres de voyager. Ballon. — Bateaux sous-marins avec vitres, par un calme constant, l’agitation de la mer n’étant qu’à la surface. — On verra passer les poissons et les paysages au fond de l’OcĂ©an. — Animaux domptĂ©s. — Toutes les cultures. Avenir de la littĂ©rature contre-partie de littĂ©rature industrielle. Sciences futures. — RĂ©gler la force magnĂ©tique. Paris deviendra un jardin d’hiver ; — espaliers Ă  fruits sur le boulevard. La Seine filtrĂ©e et chaude, — abondance de pierres prĂ©cieuses factices, — prodigalitĂ© de la dorure, — Ă©clairage des maisons — on emmaganisera la lumiĂšre, car il y a des corps qui ont cette propriĂ©tĂ©, comme le sucre, la chair de certains mollusques et le phosphore de Bologne. On sera tenu de faire badigeonner les façades des maisons avec la substance phosphorescente, et leur radiation Ă©clairera les rues. Disparition du mal par la disparition du besoin. La philosophie sera une religion. Communion de tous les peuples. FĂȘtes publiques. On ira dans les astres, — et quand la terre sera usĂ©e, l’HumanitĂ© dĂ©mĂ©nagera vers les Ă©toiles. À peine a-t-il fini que les gendarmes apparaissent. — EntrĂ©e des gendarmes. À leur vue, effroi des enfants, par l’effet de leurs vagues souvenirs. DĂ©solation de Marcel. Émoi de Bouvard et PĂ©cuchet. — Veut-on arrĂȘter Victor ? Les gendarmes exhibent un mandat d’amener. C’est la confĂ©rence qui est en cause. On les accuse d’avoir attentĂ© Ă  la religion, Ă  l’ordre, excitĂ© Ă  la rĂ©volte, etc. ArrivĂ©e soudaine de M. et Mme Dumouchel, avec leurs bagages ; ils viennent prendre les bains de mer. Dumouchel n’est pas changĂ©, Madame porte des lunettes et compose des fables. — Leur ahurissement. Le maire, sachant que les gendarmes sont chez Bouvard et PĂ©cuchet, arrive, encouragĂ© par leur prĂ©sence. Gorju, voyant que l’autoritĂ© et l’opinion publique sont contre eux, a voulu en profiter et escorte Foureau. Supposant Bouvard le plus riche des deux, il l’accuse d’avoir autrefois dĂ©bauchĂ© MĂ©lie. Moi, jamais ! » Et PĂ©cuchet tremble. Et mĂȘme de lui avoir donnĂ© du mal. » Bouvard se rĂ©crie. Au moins qu’il lui fasse une pension pour l’enfant qui va naĂźtre, car elle est enceinte. » Cette seconde accusation est basĂ©e sur la privautĂ© de Bouvard au cafĂ©. Le public envahit peu Ă  peu la maison. Barberou, appelĂ© dans le pays par une affaire de son commerce, tout Ă  l’heure a appris Ă  l’auberge ce qui se passe et survient. Il croit Bouvard coupable, le prend Ă  l’écart, et l’engage Ă  cĂ©der, Ă  faire une pension. Arrivent le mĂ©decin, le comte, Reine, Mme Bordin, Mme Marescot sous son ombrelle, et d’autres notables. Les gamins du village, en dehors de la grille, crient, jettent des pierres dans le jardin. Il est maintenant bien tenu et la population en est jalouse. Foureau veut traĂźner Bouvard et PĂ©cuchet en prison. Barberou s’interpose, et, comme lui, s’interposent Marescot, le mĂ©decin et le comte avec une piĂ©tĂ© insultante. Expliquer le mandat d’amener. Le sous-prĂ©fet, au reçu de la lettre de Foureau, leur a expĂ©diĂ© un mandat d’amener pour leur faire peur, avec une lettre Ă  Marescot et Ă  Faverges, disant de les laisser tranquilles s’ils tĂ©moignaient du repentir. Vaucorbeil cherche Ă©galement Ă  les dĂ©fendre. C’est plutĂŽt dans une maison de fous qu’il faudrait les mener ; ce sont des maniaques. — J’en Ă©crirai au prĂ©fet. » Tout s’apaise. Bouvard fera une pension Ă  MĂ©lie. On ne peut leur laisser la direction des enfants. — Ils se rebiffent ; mais comme ils n’ont pas adoptĂ© lĂ©galement les orphelins, le maire les reprend. Ils montrent une insensibilitĂ© rĂ©voltante. — Bouvard et PĂ©cuchet en pleurent. M. et Mme Dumouchel s’en vont. Ainsi tout leur a craquĂ© dans la main. Ils n’ont plus aucun intĂ©rĂȘt dans la vie. Bonne idĂ©e nourrie en secret par chacun d’eux. Ils se la dissimulent. — De temps Ă  autre, ils sourient quand elle leur vient, — puis, enfin, se la communiquent simultanĂ©ment Copier comme autrefois. Confection du bureau Ă  double pupitre. — Ils s’adressent pour cela Ă  un menuisier. Gorju, qui a entendu parler de leur invention, leur propose de le faire. — Rappeler le bahut. Achat de livres et d’ustensiles, sandaraque, grattoirs, etc. Ils s’y mettent. FIN. NOTES ORIGINEDEBOUVARD ET PÉCUCHET. T’aperçois-tu que je deviens moraliste ? est-ce un signe de vieillesse ? Mais je tourne certainement Ă  la haute comĂ©die, j’ai quelquefois des prurits atroces d’engueuler les humains, et je le ferai Ă  quelque jour, dans dix ans d’ici, dans quelque long roman Ă  cadre large ; en attendant, une vieille idĂ©e m’est revenue, Ă  savoir celle de mon Dictionnaire des idĂ©es reçues sais-tu ce que c’est ? ; la prĂ©face surtout m’excite fort, et de la maniĂšre dont je la conçois ce serait tout un livre, aucune loi ne pourrait me mordre quoique j’y attaquerais tout. Ce serait la glorification historique de tout ce qu’on approuve j’y dĂ©montrerais que les majoritĂ©s ont toujours eu raison, les minoritĂ©s toujours tort ; j’immolerais les grands hommes Ă  tous les imbĂ©ciles, les martyrs Ă  tous les bourreaux, et cela dans un style poussĂ© Ă  outrance, Ă  fusĂ©es. Ainsi, pour la littĂ©rature, j’établirais, ce qui serait facile, Ă  savoir que le mĂ©diocre Ă©tant Ă  la portĂ©e de tous est le seul lĂ©gitime, et qu’il faut donc honnir toute espĂšce d’originalitĂ© comme dangereuse, sotte, etc. Cette apologie de la canaillerie humaine sur toutes ses faces, ironique et hurlante d’un bout Ă  l’autre, pleine de citations, de preuves qui prouveraient le contraire et de textes effrayants ce serait facile, est dans le but d’en finir une fois pour toutes avec les excentricitĂ©s, quelles qu’elles soient. Je rentrerais, par lĂ , dans l’idĂ©e dĂ©mocratique moderne d’égalitĂ©, dans le mot de Fourier que les grands hommes deviendront inutiles, et c’est dans ce but, dirais-je, que ce livre est fait. On y trouverait donc par ordre alphabĂ©tique, sur tous les sujets possibles, tout ce qu’il faut dire en sociĂ©tĂ© pour ĂȘtre un homme convenable et aimable. Ainsi on trouverait Artiste. Sont tous dĂ©sintĂ©ressĂ©s. Langouste. Femelle du homard. France. Veut un bras de fer pour ĂȘtre rĂ©gie. Érection. Ne se dit qu’en parlant des monuments, etc. Voir Dictionnaire des idĂ©es reçues, page 420. Je crois que l’ensemble serait formidable comme plomb. Il faudrait que, dans tout le cours du livre, il n’y eĂ»t pas un mot de mon cru, et qu’une fois qu’on l’aurait lu on n’osĂąt plus parler de peur de dire naturellement une phrase qui s’y trouve. Quelques articles, du reste, pourraient prĂȘter Ă  des dĂ©veloppements splendides, comme ceux de homme, femme, ami, politique, mƓurs, magistrat ; on pourrait, d’ailleurs, en quelques lignes, faire des types et montrer non seulement ce qu’il faut dire, mais ce qu’il faut paraĂźtre. » Lettre Ă  Louise Colet, dĂ©cembre 1852, voir Correspondance, II, p. 185. Le long roman Ă  cadre large, c’est Bouvard et PĂ©cuchet ; l’idĂ©e en apparaĂźt ici pour la premiĂšre fois, voisinant avec le projet du Dictionnaire des idĂ©es reçues, qui, lui, est antĂ©rieur Ă  1850. Ces deux Ɠuvres, dans la pensĂ©e primitive de Flaubert, devaient faire l’objet de deux publications distinctes ; mais elles ont quelque chose de commun l’esprit satirique, et peu Ă  peu, pensant Ă  l’un en prĂ©parant ses documents pour l’autre, l’auteur en vit l’esprit d’unitĂ© et, dans le plan du second volume, rĂ©unit le Dictionnaire des idĂ©es reçues Ă  Bouvard. Il y est logiquement incorporĂ© et fait d’ailleurs partie du dossier formidable de la bĂȘtise humaine dont nous publions plus loin la nomenclature. Bouvard et PĂ©cuchet, dĂ©couragĂ©s par leurs dĂ©boires scientifiques, renoncent Ă  toute action personnelle, copient scrupuleusement toutes les Ăąneries qui, Ă  leurs yeux, tiennent lieu de prĂ©ceptes philosophiques. Quand Bouvard et PĂ©cuchet, dĂ©goĂ»tĂ©s de tout, se remettaient Ă  copier, ils ouvraient naturellement les livres qu’ils avaient lus et, reprenant l’ordre naturel de leurs Ă©tudes, transcrivaient minutieusement des passages choisis par eux dans les ouvrages oĂč ils avaient puisĂ©. Alors commençait une effrayante sĂ©rie d’inepties, d’ignorances, de contradictions flagrantes et monstrueuses, d’erreurs Ă©normes, d’affirmations honteuses, d’inconcevables dĂ©faillances des plus hauts esprits, des plus vastes intelligences. Quiconque a Ă©crit sur un sujet quelconque a dit parfois une sottise. Cette sottise, Flaubert l’avait infailliblement trouvĂ©e et recueillie ; et, la rapprochant d’une autre, puis d’une autre, il en avait formĂ© un faisceau formidable qui dĂ©concerte toute croyance et toute affirmation. » Guy de Maupassant, Bouvard et PĂ©cuchet, Quantin, Ă©diteur. Malheureusement ce second volume ne fut pas dĂ©veloppĂ©, la mort surprit Flaubert Ă  sa table de travail, penchĂ© sur ses documents. C’est de 1872 Ă  1874, aprĂšs avoir achevĂ© la Tentation de saint Antoine, au milieu des chagrins et des soucis de la vie, aprĂšs l’échec du Candidat et tout en s’occupant de faire jouer le Sexe faible, que Flaubert rassembla les premiers Ă©lĂ©ments de la documentation de Bouvard et PĂ©cuchet. Je vais commencer un livre qui va m’occuper pendant plusieurs annĂ©es. Quand il sera fini, si les temps sont plus prospĂšres, je le ferai paraĂźtre en mĂȘme temps que Saint Antoine. C’est l’histoire de ces deux bonshommes qui copient une espĂšce d’encyclopĂ©die critique en farce. Vous devez en avoir une idĂ©e ! Pour cela il va me falloir Ă©tudier beaucoup de choses que j’ignore la chimie, la mĂ©decine, l’agriculture. Je suis maintenant dans la mĂ©decine, mais il faut ĂȘtre fou et triplement frĂ©nĂ©tique pour entreprendre un pareil bouquin. » Lettre Ă  Mme Roger des Genettes, Correspondance, IV, p. 121. Aimant, depuis l’enfance, Ă  flĂ©trir l’esprit bourgeois, Ă  critiquer chez ses contemporains les idĂ©es sans art, les pensĂ©es stupides et niaises, Flaubert avait trouvĂ©, dans Bouvard et PĂ©cuchet, le sujet convenant le mieux Ă  sa nature. AveuglĂ© par un dĂ©sir inaltĂ©rable de raillerie, poussĂ© par la haine de la bĂȘtise humaine, le plan de son roman s’élargit dĂ©mesurĂ©ment, et c’est par morceaux que nous trouvons feuillets, journaux, notes, prospectus, circulaires, formules administratives, annonces commerciales, enseignes, phrases informes, notes sur la chimie, la mĂ©decine, le jardinage, fragments de discours politiques, bourrĂ©s de lieux communs, de termes impropres, formant la prodigieuse documentation de Bouvard et PĂ©cuchet. L’idĂ©e du livre est connue des amis qui lui restent encore MM. Laporte, Baudry, Guy de Maupassant et l’éditeur Charpentier ; chacun lui envoie des trouvailles de niaiseries ou des renseignements demandĂ©s sur la chimie, la botanique et l’agriculture, etc. M. Laporte en particulier fut non seulement l’ami le plus fidĂšle de ses derniĂšres annĂ©es, mais le collaborateur assidu de l’Ɠuvre en prĂ©paration ; c’est lui qui rĂ©unit en grande partie la documentation de Bouvard et PĂ©cuchet. L’ÉCRITUREDEBOUVARD ET PÉCUCHET. Je lis maintenant des livres d’hygiĂšne. Oh ! que c’est comique ! Quel aplomb que celui des mĂ©decins ! quel toupet ! quels Ăąnes, pour la plupart ! Je viens de finir la Gaule poĂ©tique du sieur Marchangy. Ce bouquin m’a donnĂ© des accĂšs de rire. » Lettre Ă  George Sand, Correspondance, IV, p. 195. Dans une quinzaine, je m’en retourne vers ma cabane, oĂč je vais me mettre Ă  Ă©crire mes deux copistes. La semaine prochaine, j’irai Ă  Clamart ouvrir des cadavres. Oui ! Madame, voilĂ  jusqu’oĂč m’entraĂźne l’amour de la littĂ©rature. » Lettre Ă  Mme Roger des Genettes, Correspondance, IV, p. 206. Dans le courant de l’étĂ© 1874, Flaubert Ă©crit Ă  George Sand qu’au cours d’un petit voyage en basse Normandie, il a dĂ©couvert sur un plateau stupide » un endroit propice Ă  loger ses deux bonshommes, entre la vallĂ©e de l’Orne et la vallĂ©e d’Auge. J’aurai besoin d’y retourner plusieurs fois. DĂšs le mois de septembre, je vais donc commencer cette rude besogne. Elle me fait peur, et j’en suis d’avance Ă©crasĂ© ». Au mois de juillet, Flaubert, pris de syncopes d’étouffements, est envoyĂ© au Righi, oĂč il ne reste que trois semaines, et dĂšs sa rentrĂ©e il Ă©crit Ă  Edmond de Goncourt À mon retour ici, j’ai enfin commencĂ© mon roman, lequel va me demander trois ou quatre ans. J’ai cru d’abord que je ne pouvais plus Ă©crire une ligne. Le dĂ©but a Ă©tĂ© dur. Mais enfin, j’y suis, ça marche, ou du moins ça va mieux. » Le 2 dĂ©cembre, il Ă©crit Ă  George Sand Dans un mois j’espĂšre en avoir fini avec l’agriculture et le jardinage, et je ne serai qu’aux deux tiers de mon premier chapitre. » Mais ici commence pour Flaubert, en raison de son caractĂšre loyal et orgueilleux, les angoisses morales les plus pĂ©nibles qui prĂ©cipiteront sa fin. Pour sauver son neveu de la ruine, il lui a prĂȘtĂ© sa fortune, et le labeur Ă©crasant de Bouvard, mĂȘlĂ© aux inquiĂ©tudes financiĂšres, semble avoir raison du bon gĂ©ant. Il se passe dans mon individu des choses anormales. Mon affaissement psychique doit tenir Ă  quelque chose de cachĂ©. Je me sens vieux, usĂ©, Ă©cƓurĂ© de tout ; » Ă©crit-il, en mai 1875, Ă  George Sand. L’écriture de Bouvard avance pĂ©niblement. Je veux avancer dans ma besogne, laquelle me pĂšse comme un poids de 500 kilogrammes. » Lettre Ă  George Sand. Le premier chapitre n’est pas achevĂ©, et pourtant l’écriture de Bouvard et PĂ©cuchet sera interrompue les soucis financiers se prĂ©cisent, et la fortune de Flaubert est engloutie dans la liquidation de son neveu. Mon existence est maintenant bouleversĂ©e ; j’aurai toujours de quoi vivre, mais dans d’autres conditions. Quant Ă  la littĂ©rature, je suis incapable d’aucun travail. Depuis bientĂŽt quatre mois que nous sommes dans des angoisses infernales, j’ai Ă©crit en tout quatorze pages, et mauvaises ! Ma pauvre cervelle ne rĂ©sistera pas Ă  un pareil coup. VoilĂ  ce qui me paraĂźt le plus clair. Comme j’ai besoin de sortir du milieu oĂč j’agonise, dĂšs le commencement de septembre, je m’en irai Ă  Concarneau, prĂšs de Georges Pouchet, qui travaille lĂ -bas les poissons. J’y resterai le plus longtemps possible
 La vie n’est pas drĂŽle, et je commence une lugubre vieillesse. » Lettre Ă  Émile Zola, 13 aoĂ»t 1875, Correspondance, IV, p. 239. En effet, vers le 18 septembre 1875, Flaubert partit pour Concarneau. Un repos de quinze jours sur les rivages bretons sembla lui suffire ; lĂ -bas il reprit la plume, non pour continuer Bouvard, mais pour Ă©crire les Trois Contes. Voir Trois Contes, notes, p. 217. C’est au mois de mai 1877, seulement, que Flaubert reprit, plein de courage, contact avec Bouvard et PĂ©cuchet, et, Ă  cette Ă©poque seulement, qu’il en acheva le premier chapitre. Bouvard et PĂ©cuchet m’emplissent Ă  un tel point que je suis devenu eux ! Leur bĂȘtise est mienne et j’en rĂȘve
 J’ai enfin terminĂ© le premier chapitre et prĂ©parĂ© le second, qui comprendra la chimie, la mĂ©decine et la gĂ©ologie, tout cela devant tenir en 30 pages, » Ă©crit-il Ă  Mme Roger des Genettes, en mai 1877 ; puis il envoie Ă  Maupassant ce simple mot Jeune lubrique, voulez-vous, afin d’entendre le premier chapitre de Bouvard et PĂ©cuchet, venir dĂźner vendredi Ă  6 h. 1/2 chez votre G. F. ? » InĂ©dit. Au mois de septembre, Flaubert entreprend une sĂ©rie d’excursions, dont deux en compagnie de M. Laporte, au pays de ses deux bonshommes. Ah ! mon pauvre vieux, quel plaisir je me promets de ce petit voyage ! Je vous prĂ©viens que je le ferai durer le plus longtemps possible. Rien ne presse d’ailleurs
 Avez-vous fini le travail des notes sur l’agriculture et la mĂ©decine ? Dans ce cas-lĂ , apportez les paperasses. » Lettre inĂ©dite de Flaubert Ă  Laporte, le 12 septembre 1877. RentrĂ© Ă  Croiset, dispos, il compte avoir terminĂ© le chapitre de l’archĂ©ologie et de l’histoire avant la fin de l’annĂ©e, mais l’effet de son livre le prĂ©occupe. J’ai peur que ce soit embĂȘtant Ă  crever. Il me faut une rude patience, je vous en rĂ©ponds, car je ne peux en ĂȘtre quitte avant trois ans, » Ă©crit-il Ă  Zola, le 5 octobre. Voir Correspondance, IV, p. 309. Cette prĂ©occupation devient grandissante, il en fait part plusieurs fois Ă  Guy de Maupassant Bonhomme, qu’en penses-tu ? » et le 10 juillet 1878, il l’exprime, sous le coup d’une fatigue cĂ©rĂ©brale, encore plus clairement Ă  Mme Roger des Genettes voir Correspondance, IV, p. 331 En de certains jours, je me sens broyĂ© par la pesanteur de cette masse, et je continue cependant, une fatigue chassant l’autre. C’est de la conception mĂȘme du livre que je doute. Il n’est plus temps d’y rĂ©flĂ©chir, tant pis ! N’importe ! je me demande souvent pourquoi passer tant d’annĂ©es lĂ -dessus, et si je n’aurais pas mieux fait d’écrire autre chose ? Mais je me rĂ©ponds que je n’étais pas libre de choisir, ce qui est vrai. » Enfin, au milieu de toutes ces crises, le livre peu Ă  peu s’achemine ; c’est encore Ă  M. Laporte qu’en janvier 1879 il demande un document relatif au spiritisme Pensant que vous serez Ă  la bibliothĂšque, trouvez-moi dans l’Illustration, 1853, une image reprĂ©sentant l’Europe s’occupant Ă  faire tourner les tables. Comme on ne vous laissera pas emporter ce volume, vous me ferez la description dudit dessin. » InĂ©dit. Les deux bonshommes se lancent maintenant dans les thĂ©ories philosophiques et religieuses Me voilĂ  Ă  la partie la plus rude ! et qui peut ĂȘtre la plus haute de mon infernal bouquin, c’est-Ă -dire la mĂ©taphysique ! Faire rire avec la thĂ©orie des idĂ©es innĂ©es ! Enfin, j’espĂšre au commencement de septembre 1879 n’avoir plus que deux chapitres. Mais je suis encore loin de la terminaison totale. » Lettre Ă  Mme Roger des Genettes, Correspondance, IV, p. 374. Et comme poursuivi par un pressentiment, le 25 octobre 1879, il Ă©crit Ă  Maupassant Ma religion m’extĂ©nue !
 J’ai peur d’ĂȘtre terminĂ© moi-mĂȘme avant la terminaison de mon roman. » Au mois de fĂ©vrier suivant il adresse Ă  l’éditeur Charpentier cette derniĂšre requĂȘte 
 Si vous pouviez me dĂ©couvrir quelque part et n’importe Ă  quel prix De l’Éducation, par Spurzheim, vous seriez un vrai sauveur. Sans compter sa collaboration avec Gall dans le grand ouvrage intitulĂ© De l’anatomie du cerveau, Spurzheim a fait un livre spĂ©cial intitulĂ© De l’Éducation. C’est ça qu’il me faudrait. Que ne me faudrait-il pas ? J’attends mĂȘme un couple de paons pour Ă©tudier le coĂŻt de ces beaux volatiles. » InĂ©dit. Au mois de mars il commence le dernier chapitre du premier volume ; il mourut, sans l’avoir achevĂ©, le 8 mai 1880. Le second volume devait comprendre le dossier de la bĂȘtise humaine dont fait partie le Dictionnaire des idĂ©es reçues que nous publions plus loin ; aussi Flaubert comptait l’établir en six mois, n’ayant probablement que des commentaires Ă  ajouter 
 J’irai Ă  Paris pour le second volume, qui ne me demandera pas plus de six mois ; il est fait aux trois quarts et ne sera presque composĂ© que de citations. AprĂšs quoi, je reposerai ma pauvre cervelle qui n’en peut plus
 » DOCUMENTATION. Savez-vous Ă  combien se montent les volumes qu’il m’a fallu absorber pour mes deux bonshommes ? Ă  plus de 1, 500 ! Mon dossier de notes a huit pouces de hauteur, et tout cela ou rien c’est la mĂȘme chose. Mais cette surabondance de documents m’a permis de n’ĂȘtre pas pĂ©dant ; de cela, j’en suis sĂ»r. » Lettre Ă  Mme Roger des Genettes, Correspondance, IV, p. 410. De ces volumes Flaubert a plus ou moins extrait des notes ; son ami Laporte, travaillant pour lui dans les bibliothĂšques, lui en a beaucoup recueilli. Il m’est venu Ă  l’esprit des travaux pour vous, puisque vous m’en demandez. Mais les livres vous manqueraient. Il vous faudrait pour moi toute une bibliothĂšque imbĂ©cille sic. Le carton des curiositĂ©s se classe-t-il, et les IdĂ©es reçues ? Quid ? » Nous avons feuilletĂ©, dans l’ordre oĂč il nous a Ă©tĂ© remis, cet amoncellement de documents. En voici la nomenclature abrĂ©gĂ©e. Dans une enveloppe portant l’inscription Documents, sont renfermĂ©s Une lettre de Taine, lui conseillant le Dictionnaire politique de Maurice Block Impossible de trouver un plus beau charivari d’abstractions et de grands mots
 Mais un danger, c’est le trop ; vous aurez l’air de faire une encyclopĂ©die de toutes les sottises possibles
 Au contraire, les sottises politiques et littĂ©raires peuvent ĂȘtre senties par tout le monde » ; Une lettre sur le fouriĂ©risme ; Des coupures de faits divers de journaux ; Une lettre de Jules Troubat le renseignant sur Mme Cottin ; Une lettre le renvoyant Ă  Condorcet Esquisse d’un tableau historique des progrĂšs de l’esprit humain ; Un extrait de mĂ©decine pratique ; Plusieurs lettres de Maupassant, lui donnant la situation gĂ©ographique d’Étretat et de la falaise de BĂ©nouville, en vue d’une excursion oĂč Bouvard rencontrerait PĂ©cuchet ; Une lettre de Raoul Duval ; Des lettres adressĂ©es Ă  Flaubert, par diverses personnes, le renseignant sur le jargon, le droit en justice de paix, l’enregistrement, etc. Une autre enveloppe, avec le mot Recherches, contient des fiches sur l’éducation. Une autre enveloppe, avec le mot LittĂ©rature, contient des fiches avec des extraits de Dumas pĂšre, SouliĂ©, et des coupures de journaux sur des faits politiques de faible importance. Un dossier, avec mention CuriositĂ©s politiques, contenant des coupures de journaux, des articles de Proudhon, EugĂšne Sue, opinions de Carnot sur la RĂ©publique, la profession de foi de Victor Hugo en 1848, le discours que Ledru-Rollin prononça sur l’arbre de la libertĂ© au Champ de Mars, en mars 1848, etc. Un dossier, avec mention PoĂ©sies et chansons ; elles sont de l’époque et d’un ton badin. Un dossier composĂ© de coupures de journaux, d’extraits de gazettes de tribunaux, oĂč l’on ne trouve que des sujets curieux de mƓurs bizarres. Un dossier contenant des extraits de journaux, sujets injures, amour, palinodies. Un dossier sur les Ă©vĂ©nements dus Ă  l’influence de l’esprit catholique. Un dossier formĂ© de coupures de journaux contenant des exemples de charabia officiel. Quelques feuillets de pensĂ©es philosophiques. Une liasse de petites fiches 300 au moins, reprĂ©sentant la premiĂšre copie du Dictionnaires des idĂ©es reçues. Nous citons quelques-unes de ces fiches, car elles ne sont pas toutes rĂ©pĂ©tĂ©es dans le manuscrit qui comprend 40 feuillets, et les dĂ©finitions offrent des variantes Chateaubriand. Connu surtout par le beefsteack qui porte son nom. Document. Les documents sont toujours de la plus haute importance. Étalon. Toujours vigoureux. — Une femme doit ignorer la diffĂ©rence qu’il y a entre un Ă©talon et un cheval. Conciliation. La prĂȘcher toujours, mĂȘme quand les contraires sont absolus. ColĂšre. Fouette le sang ; hygiĂ©nique de s’y mettre de temps en temps. ConjurĂ©. Les conjurĂ©s ont toujours la manie de s’inscrire sur une liste. Art. Ça mĂšne Ă  l’hĂŽpital. À quoi ça sert, puisqu’on le remplace par la mĂ©canique qui fait mieux et plus vite » ? Chirurgien. Les chirurgiens ont le cƓur dur. Les appeler boucher. Richard Wagner. Ricaner quand on entend son nom et faire des plaisanteries sur la musique de l’avenir. Fusillade. Seule maniĂšre de faire taire les Parisiens. Adolescent. Ne jamais commencer un discours de distribution de prix autrement que par Jeunes adolescents », ce qui est un plĂ©onasme. Etc. Un dossier porte, de la main de Flaubert, l’inscription Sciences — MĂ©decine — HygiĂšne. Il comprend 130 feuillets, Ă©crits au recto et au verso. Ce sont des notes sur fiĂšvre typhoĂŻde causes, symptĂŽmes — cours de pathologie interne — mĂ©ningite — paralysie — anĂ©mie — hĂ©morragie — traitĂ© de mĂ©decine pratique — traitĂ© de l’altĂ©ration du sang — manuel d’hygiĂšne. Le dossier s’ouvre par une liste des auteurs consultĂ©s Trousseau, Jaccoud, Daremberg, RĂ©dard, Raspail, Lucas, etc. Un dossier Arts 41 feuillets, contient des notes sur le fouriĂ©risme — L’esthĂ©tique anglaise — TraitĂ© des arts cĂ©ramiques — TraitĂ© sur l’art chez les Romains — Extrait des petits mystĂšres de l’HĂŽtel des ventes, d’aprĂšs Rochefort. Un dossier Religion 80 feuillets. Auteurs consultĂ©s Pascal, abbĂ© Gaume, FĂ©nelon, Lasserre, Voltaire, Renan, etc. Deux dossiers Socialisme 104 feuillets. Auteurs consultĂ©s Proudhon, VaĂŻsse, Bastiat, Black, Saint-Simon, Lammennais, Fourier, Louis Blanc, Bayle, etc. Un dossier Agriculture, Jardinage, Économie domestique 68 feuillets. Auteurs consultĂ©s Duplan, Appert, Chevallier, Gressent, Gasparin, Casanova, Laudrin, DĂ©sormeaux, etc. Puis quelques lettres renseignant sur la taille des arbres, l’arboriculture forestiĂšre, l’agriculture, le potager moderne, la façon de tailler, de greffer ; la pousse, les Ă©poques, etc. Un dossier, portant la mention Bibliographie 71 feuillets, comprend des notes diverses sur la religion, les arts, la littĂ©rature. Un dossier Éducation, Morale 41 feuillets contient Essai sur l’éducation des femmes, essai sur l’éducation des enfants, traitĂ© de pĂ©dagogie, etc. Un dossier Religion 44 feuillets, puis, dedans, un rĂ©sumĂ© de notes sur la religion 11 feuillets. Un dossier Philosophie 77 feuillets. Auteurs consultĂ©s Spinoza, Renouvier, Kant, Cousin, Auguste Comte, Taine, Schopenhauer, etc. Un dossier Mysticisme, MagnĂ©tisme 46 feuillets. Auteurs consultĂ©s Figuier, Bertrand, Matter, Tissandier, Gougenot des Mousseaux, Mermillod, etc. Un dossier Politique 48 feuillets. Auteurs consultĂ©s Bossuet, Locke, Stuart Mill, Dupont White, StaĂ«l, Passy, Biencourt, Matter, Henri Martin, etc. Un dossier Peinture 22 feuillets contient des biographies de peintres de toutes les Ă©coles. Un dossier ƒuvres posthumes de Dr Charles LefĂšvre, publiĂ©es par LefĂšvre-Daumier 18 feuillets. Un dossier, portant l’inscription MatĂ©riaux 139 feuillets contient des citations de nos grands auteurs, des poĂ©sies, des scĂšnes, etc. Dans un carton spĂ©cial, une sĂ©rie de dossiers contenant les curiositĂ©s et qui dans leur ensemble forment un vĂ©ritable dossier de la bĂȘtise humaine[1] ; 1o Dictionnaire des idĂ©es reçues 40 feuillets ; 2o Un album 24 feuillets contenant des citations d’auteurs connus ; 3o Un dossier BeautĂ©s 53 feuillets. — BeautĂ©s des gens de lettres, beautĂ©s de la religion, beautĂ©s du peuple, haine des romans, beautĂ©s des souverains, bizarreries, nomenclatures 19 feuillets, RĂ©publique de 1848 56 feuillets ; 4o Un dossier Histoires et idĂ©es scientifiques 52 feuillets BeautĂ©s du parti de l’ordre, BĂ©vues historiques et gĂ©ographiques, Histoire, IdĂ©es scientifiques ; 5o Un dossier Grands hommes 30 feuillets ; 6o Un dossier EsthĂ©tique et critique, Style 33 feuillets. — EsthĂ©tique, Critique, Grands Ă©crivains, EcclĂ©siastiques, RĂ©volutionnaires, Romantiques, LittĂ©rature officielle, Souverains ; 7o Un dossier Morale, Socialisme et politique ; 8o Un dossier Journaux ; 9o Un dossier Rococo ; 10o Un dossier Amour, Philosophie, Exaltation des bas imbĂ©ciles, Esprit des journaux. — Journalistes, Religions, Mysticisme, ProphĂ©ties, Amour, Philosophie, ImbĂ©cilles sic, Esprit des journaux ; 11o Cinq dossiers portant les inscriptions suivantes Morale — PĂ©riphrases — Classiques corrigĂ©s — RĂ©sumĂ© et sommaire — Annexe du plan. Ces deux derniers dossiers contiennent les Ă©lĂ©ments de l’ensemble de l’Ɠuvre. Puis une enveloppe porte, de la main de Mme Caroline Franklin-Grout, cette inscription touchante papiers trouvĂ©s çà et lĂ  sur la table de travail ». Voici le contenu placĂ© dans cette enveloppe au moment de la mort de Flaubert Notes diverses Massillon, Petit CarĂȘme, Sermons du lundi. — Bossuet, Histoire universelle, 1re partie. — De Potter, Histoire du christianisme. — Boulanger, AntiquitĂ© dĂ©voilĂ©e ; Note Il s’agit de dĂ©savouer l’enfant prodigue. » ; Des coupures de journaux, deux articles sur Madame Bovary ; Des notes diverses sur la beautĂ©, le mariage ; Puis une lettre, du 8 janvier 1879, de JumiĂšges et alentours service des Ă©pidĂ©mies », adressĂ©e au PrĂ©fet. C’est le Rapport d’un mĂ©decin sur la situation hygiĂ©nique des villages qu’il visite habituellement FiĂšvre typhoĂŻde. — Son habitation, bien orientĂ©e, est dans de bonnes conditions hygiĂ©niques, et son moral excellent. » Flaubert a soulignĂ© cette phrase C’est le soleil pour l’oiseau en cage et 98 chances de gain sur 100 pour un malade, au tirage de la loterie mĂ©dico-nationale de la guĂ©rison. Notre presqu’üle compte malheureusement d’autres taniĂšres, oĂč la propretĂ© n’a pas d’autel que les palais des renards, peu scrupuleux Ă  ce sujet. Que ne peut-on changer toutes nos habitations en maisons d’école ! » Puis, dans une liasse, nous avons trouvĂ© de nombreuses Ă©bauches illisibles de scĂ©narios. En tĂȘte d’un feuillet moins raturĂ© que les autres nous lisons l’inscription MÉTHODE. — PLAN GÉNÉRAL. Rattacher, au personnage secondaire de chaque chapitre, des personnages tertiaires. I. Agriculture le fermier. II. Sciences le mĂ©decin. III. ArchĂ©ologie le notaire. IV. LittĂ©rature le gentilhomme. V. Politique le maire. VI. Sentiment, amour MĂ©lie, Mme Bordin. VII. Mysticisme, philosophie. VIII. Le curĂ©. IX. Socialisme tous les personnages reviennent. Montrer comment et pourquoi chacun des personnages secondaires — la Science, le Vrai, le Beau, le Juste 1o par instinct, 2o par intĂ©rĂȘt. — Plusieurs fois, il faut que le lecteur voie qu’ils vont changer d’existence et de milieu. — Au milieu de la mĂ©decine, ils se dĂ©goĂ»tent de la campagne, la gĂ©ologie, leurs courses, les y rattachent — quand ils sont dans la pĂ©riode artistique, ils rĂȘvent un voyage en Italie, en Suisse — 1848 les retient — aprĂšs le dĂ©sespoir de ferme, ils pensent encore Ă  quitter le pays, mais ne trouvent pas Ă  vendre leur propriĂ©tĂ©. PLAN. SCÈNE FINALE. Descente des gendarmes — Ă©meute populaire. B. et P. ont oubliĂ© d’adopter lĂ©galement les deux petits malheureux. Ils ne veulent pas les rendre. Ils sont prĂ©venus 1o De captation de mineurs ; 2o d’excitation Ă  la haine de citoyens entre eux ; 3o attaque contre l’ordre ; 4o contre la propriĂ©tĂ©, contre la Religion. Ils ont, malgrĂ© le sous-prĂ©fet, tenu une confĂ©rence socialiste. Le maire, par rancune, a provoquĂ© des mesures judiciaires contre eux. Ils ont plantĂ© des jalons dans les propriĂ©tĂ©s pour leurs Ă©tudes d’embellissement. — Haussmann. Les rĂ©clamations des propriĂ©taires sont soutenues par le notaire. Le curĂ© les a dĂ©noncĂ©s comme subversifs. Le maire, le notaire et le curĂ© renforcent les gendarmes. LES ÉBAUCHES. Le procĂ©dĂ© de travail de Flaubert est connu. Comme pour ses prĂ©cĂ©dents ouvrages, il Ă©tablit le plan de ses chapitres, puis il procĂšde par Ă©bauches, qu’il surcharge et qu’il rature Ă  les rendre illisibles ; il recommence souvent quatre ou cinq fois l’ébauche d’une mĂȘme pĂ©riode ou d’un mĂȘme chapitre, puis il transcrit au net. Nous donnons en fac-similĂ© le plan du chapitre II, puis l’ébauche de deux pages du roman. Les Ă©bauches du chapitre I forment 49 feuillets Ă©crits au recto et au verso ; celles du chapitre II, 66 ; du chapitre IV, 32. L’ensemble des Ă©bauches du manuscrit forme feuillets, tĂ©moignant d’un immense et persĂ©vĂ©rant labeur. Plan du chapitre II de Bouvard et PĂ©cuchet. Page d’ébauche page 1 de Bouvard et PĂ©cuchet. Page d’ébauche de Bouvard et PĂ©cuchet. LE MANUSCRIT. Le manuscrit de Bouvard et PĂ©cuchet est une mise au net de la main de Flaubert. Il comprend 215 feuillets, Ă©crits d’un seul cĂŽtĂ©, paginĂ©s 1 Ă  215 jusqu’à la fin du chapitre IX. La partie Ă©crite du chapitre X n’a pas Ă©tĂ© mise au net. Nous trouvons Ă  la fin du manuscrit le plan du chapitre X, il se compose de 4 feuillets ; puis la derniĂšre Ă©bauche inachevĂ©e de ce chapitre, qui comprend 35 feuillets, dont quelques-uns Ă©crits au recto et au verso. La partie du chapitre X publiĂ©e n’a donc pas reçu sa forme dĂ©finitive, car, habituellement, de la derniĂšre Ă©bauche Ă  la mise au net, Flaubert modifie encore sensiblement, sans compter que ses manuscrits dĂ©finitifs comportent encore des corrections. Page 1 du manuscrit de Bouvard et PĂ©cuchet. LEDICTIONNAIRE DES IDÉES REÇUES. Vox populi, vox Dei. Sagesse des nations. Il y a Ă  parier que toute idĂ©e publique, toute convention reçue, est une sottise, car elle a convenu au plus grand Maximes. LE CATALOGUE DES OPINIONS CHIC. A AcadĂ©mie française. La dĂ©nigrer, mais tĂącher d’en faire partie si on peut. Agriculture. Manque de bras. Affaires Les. Passent avant tout. — Une femme doit Ă©viter de parler des siennes. — Sont dans la vie ce qu’il y a de plus important. — Tout est lĂ . Airain. MĂ©tal de l’antiquitĂ©. AlbĂątre. Sert Ă  dĂ©crire les plus belles parties du corps de la femme. Allemands. Peuple de rĂȘveurs vieux. Ange. Fait bien en amour et en littĂ©rature. Argent. Cause de tout le mal. — Dire Auri sacra fames. Architectes. Tous imbĂ©ciles. — Oublient toujours l’escalier des maisons. Architecture. Il n’y a que quatre ordres d’architecture. — Bien entendu qu’on ne compte pas l’égyptien, le cyclopĂ©en, l’assyrien, l’indien, le chinois, gothique, roman, etc. Aspic. Animal connu par le panier de figues de ClĂ©opĂątre. Astronomie. Belle science. — TrĂšs utile pour n’est utile que pour la marine. — Et, Ă  ce propos, rire de l’astrologie. AthĂ©e. Un peuple d’athĂ©es ne saurait subsister. Auteur. On doit connaĂźtre des auteurs » ; inutile de savoir leur nom. Autruche. DigĂšre les pierres. Avocats. Trop d’avocats Ă  la Chambre. — Ont le jugement faussĂ©. — Dire d’un avocat qui parle mal oui, mais il est fort en droit. Abricots. Nous n’en aurons pas encore cette annĂ©e. Alcoolisme. Cause de toutes les maladies modernes. ArchimĂšde. Dire Ă  son nom EurĂška ». — Donnez-moi un point d’appui et je soulĂšverai le monde. » — Il y a encore la vis d’ArchimĂšde ; mais on n’est pas tenu de savoir en quoi elle consiste. AbĂ©lard. Inutile d’avoir la moindre idĂ©e de sa philosophie, ni mĂȘme de connaĂźtre le titre de ses ouvrages. — Faire une allusion discrĂšte Ă  la mutilation opĂ©rĂ©e sur lui par Fulbert. — Tombeau d’HĂ©loĂŻse et d’AbĂ©lard ; si l’on vous prouve qu’il est faux, s’écrier Vous m’îtez mes illusions. » Absinthe. Poison extra-violent. — A tuĂ© plus de soldats que les BĂ©douins. Actrices. La perte des fils de famille. — Sont d’une lubricitĂ© effrayante, se livrent Ă  des orgies, avalent des millions finissent Ă  l’hĂŽpital. — Pardon ! il y en a qui sont bonnes mĂšres de famille ! Air. Toujours se mĂ©fier des courants d’air. — Invariablement le fond de l’air est en contradiction avec la tempĂ©rature si elle est chaude, il est froid, et l’inverse. AntiquitĂ©. Et tout ce qui se sic rapporte, poncif, embĂȘtant. AntiquitĂ©s Les. Sont toujours de fabrication moderne. AmĂ©rique. Bel exemple d’injustice c’est Colomb qui la dĂ©couvrit et elle tient son nom d’AmĂ©ric Vespucci. — Faire une tirade sur le self-government. Appartement de garçon. Toujours en dĂ©sordre. — Avec des colifichets de femme traĂźnant çà et lĂ . — Odeur de cigarette. — On doit y trouver des choses extraordinaires. Anglais. Tous riches. Anglaises. S’étonner de ce qu’elles ont de jolis enfants. Artistes. Tous farceurs. — Vanter leur dĂ©sintĂ©ressement vieux. — S’étonner de ce qu’ils sont habillĂ©s comme tout le monde vieux. — Gagnent des sommes folles, mais les jettent par les fenĂȘtres. — Souvent invitĂ©s Ă  dĂźner en ville. — Femme artiste ne peut ĂȘtre qu’une catin. Arsenic. Se trouve partout. Rappeler Mme Lafarge ?. — Cependant, il y a des peuples qui en mangent.. Arts. Sont bien inutiles, puisqu’on les remplace par des machines qui fabriquent mĂȘme plus promptement.. B BaccalaurĂ©at. Tonner contre. BĂąillement. Il faut dire Excusez-moi, ça ne vient pas d’ennui, mais de l’estomac. Barbe. Signe de force. — Trop de barbe fait tomber les cheveux. — Utile pour protĂ©ger les cravates. Basques. Le peuple qui court le mieux. Basilique. Synonyme pompeux d’église ; est toujours imposante. BĂąton. Plus redoutable que l’épĂ©e. Baudruche. Ne sert pas qu’à faire des ballons. BayadĂšres. Toutes les femmes de l’Orient sont des bayadĂšres. — Ce mot entraĂźne l’imagination fort loin. Billard. Noble jeu. — Indispensable Ă  la campagne. BibliothĂšque. Toujours en avoir une chez soi, principalement quand on habite la campagne. Boudin. Signe de gaietĂ© dans les maisons. — Indispensable la nuit de NoĂ«l. Bourse La. ThermomĂštre de l’opinion publique. Boursiers. Tous voleurs. Bouddhisme. Fausse religion de l’Inde » dĂ©finition du dictionnaire Bouillet, ire Ă©dition. Bretelles. 
 Budget. Jamais en Ă©quilibre. Bureau. 
 Bois. Les bois font rĂȘver. — Sont propres Ă  composer des vers. — À l’automne, quand on se promĂšne, on doit dire De la dĂ©pouille de nos bois, etc. Bonnet grec. Indispensable Ă  l’homme de cabinet. — Donne de la majestĂ© au visage. Bouchers. Sont terribles en temps de rĂ©volution. Blondes. Plus chaudes que les brunes voy. Brunes. Banquet. La plus franche cordialitĂ© ne cesse d’y rĂ©gner. — On en emporte le meilleur souvenir, et on ne se sĂ©pare jamais sans s’ĂȘtre donnĂ© rendez-vous Ă  l’annĂ©e prochaine. — Un farceur doit dire Au banquet de la vie, infortunĂ© convive. Ballons. Avec les ballons, on finira par aller dans la lune. — On n’est pas prĂšs de les diriger. Bagnolet. Pays cĂ©lĂšbre par ses aveugles. Bible. Le plus ancien livre du monde. Braconniers. Tous forçats libĂ©rĂ©s. — Auteurs de tous les crimes commis dans les campagnes. — Doivent exciter une colĂšre frĂ©nĂ©tique Pas de pitiĂ©, monsieur, pas de pitiĂ© ! Boulet. Le vent des boulets rend aveugle asphyxie. Boutons. Au visage ou ailleurs, signe de santĂ© et de force du sang. — Ne point les faire passer. Bouilli Le. C’est sain. — InsĂ©parable du mot soupe la soupe et le bouilli. Bossus. Ont beaucoup d’esprit. — Sont trĂšs recherchĂ©s des femmes lascives. Bas-bleu. Terme de mĂ©pris pour dĂ©signer toute femme qui s’intĂ©resse aux choses intellectuelles. — Citer MoliĂšre Ă  l’appui Quand la capacitĂ© de son esprit se hausse, » etc. Bases. De la sociĂ©tĂ©, sont id est la propriĂ©tĂ©, la famille, la religion, le respect des autoritĂ©s. — En parler avec colĂšre si on les attaque. Bras. Pour gouverner la France, il faut un bras de fer. Buffon. Mettait des manchettes pour Ă©crire. Banquiers. Tous riches, Arabes, loups-cerviers. Badigeon. Dans les Ă©glises. Tonner contre. Cette colĂšre artistique est extrĂȘmement bien portĂ©e. Baragouin. ManiĂšre de parler aux sic Ă©trangers. — Toujours rire de l’étranger qui parle mal français. Bretons. Tous braves gens, mais entĂȘtĂ©s. Brunes. Sont plus chaudes que les blondes voy. Blondes. C CafĂ©. Donne de l’esprit. — N’est bon qu’en venant du Havre. — Dans un grand dĂźner, doit se prendre debout. — L’avaler sans sucre, trĂšs chic, donne l’air d’avoir vĂ©cu en Orient. Calvitie. Toujours prĂ©coce, et causĂ©e par des excĂšs de jeunesse, ou la conception de grandes pensĂ©es. ChĂąteau fort. A toujours subi un siĂšge, sous Philippe Auguste. Chambre Ă  coucher. Dans un vieux chĂąteau Henri IV y a toujours passĂ© une nuit. CarĂȘme. Au fond n’est qu’une mesure hygiĂ©nique. Cauchemar. Vient de l’estomac. Cavalerie. Plus noble que l’infanterie. Censure. Utile ! on a beau dire. Cidre. GĂąte les dents. Chapeau. Protester contre la forme des. Cocu. Toute femme doit faire son mari cocu. CheminĂ©e. Fume toujours. — Sujet de discussion Ă  propos du chauffage. Christianisme. A affranchi les esclaves. CholĂ©ra. Le melon donne le cholĂ©ra. — On s’en guĂ©rit en prenant beaucoup de thĂ© avec du rhum. Cirage. N’est bon que si on le fait soi-mĂȘme. Classiques Les. On est censĂ© les connaĂźtre. Clair-obscur. On ne sait pas ce que c’est. Coffres-forts. Leurs complications sont trĂšs faciles Ă  dĂ©jouer. Commerce. Discuter pour savoir lequel est le plus noble, du commerce ou de l’industrie. Canards. Viennent tous de Rouen. Campagne. Les gens de la campagne meilleurs que ceux des villes ; envier leur sort. — À la campagne tout est permis habits bas, farces, etc. Canonnade. Change le temps. Chien. SpĂ©cialement créé pour sauver la vie Ă  son maĂźtre. — Le chien est l’idĂ©al de L’ami de l’homme, parce qu’il est son esclave dĂ©vouĂ©. Charcutier sic. Anecdote des pĂątĂ©s faits avec de la chair humaine. — Toutes les charcutiĂšres sont jolies. Chartreux. Passent leur temps Ă  faire de la chartreuse, Ă  creuser leur tombe et Ă  dire FrĂšre il faut mourir. Chat. Les chats sont traĂźtres. — Les appeler tigres de salon sic. — Leur couper la queue pour empĂȘcher le vertigo. Chasse. Excellent exercice que l’on doit feindre d’adorer. — Fait partie de la pompe des souverains. — Sujet de dĂ©lire pour la magistrature. Catholicisme. A eu une influence trĂšs favorable sur les arts. Cavernes. Habitation ordinaire des voleurs. — Sont toujours remplies de serpents. CĂšdre. Celui du Jardin des plantes a Ă©tĂ© rapportĂ© dans un chapeau. CĂ©lĂ©britĂ©. Les cĂ©lĂ©britĂ©s s’inquiĂ©ter du moindre dĂ©tail de leur vie privĂ©e, afin de pouvoir les dĂ©nigrer. Champignons. Ne doivent ĂȘtre achetĂ©s qu’au marchĂ© ne manger que ceux qui viennent du marchĂ©. Chaleur. Toujours insupportable. — Ne pas boire quand il fait chaud. Champagne. CaractĂ©rise le dĂźner de cĂ©rĂ©monie. — Faire semblant de le dĂ©tester, en disant que ce n’est pas un vin ». — Provoque l’enthousiasme chez les petites gens. — La Russie en consomme plus que la France. — C’est par lui que les idĂ©es françaises se sont rĂ©pandues en Europe. — Sous la RĂ©gence, on ne faisait pas autre chose que d’en boire. — Mais on ne le boit pas, on le sable ». Chameau. À deux bosses et le dromadaire une seule. — Ou bien le chameau a une bosse et le dromadaire une seule on ne sait pas au juste ; on s’y embrouille. Certificat. Garantie pour les familles et pour les parents. — Est toujours favorable. CĂ©libataires. Tous Ă©goĂŻstes et dĂ©bauchĂ©s. — On devrait les imposer. — Se prĂ©parent une triste vieillesse. Chemins de fer. Si NapolĂ©on les avait eus Ă  sa disposition, il aurait Ă©tĂ© invincible. — S’extasier sur leur invention et dire Moi, monsieur, qui vous parle, j’étais ce matin Ă  X ; je suis parti par le train de X ; lĂ -bas, j’ai fait mes affaires, etc., et Ă  X heures, j’étais revenu ! » Carabins. Dorment prĂšs des cadavres. — Il y a sic qui en mangent. Crapaud. MĂąle de la grenouille. — PossĂšde un venin fort dangereux. — Habite l’intĂ©rieur des pierres. Crocodile. Imite le cri des enfants pour attirer l’homme. CrĂ©ole. Vit dans un hamac. Croisades. Ont Ă©tĂ© bienfaisantes utiles seulement pour le commerce de Venise. Critique. Toujours Ă©minent. — Est censĂ© tout connaĂźtre, tout savoir, avoir tout lu, tout vu. — Quand il vous dĂ©plaĂźt, l’appeler un Aristarque ou eunuque. Cygne. Chante avant de mourir. — Avec son aile, peut casser la cuisse d’un homme. — Le cygne de Cambrai n’était pas un oiseau, mais un homme Ă©vĂȘque nommĂ© FĂ©nelon. — Le cygne de Mantoue, c’est Virgile. — Le cygne de Pesaro, c’est Rossini. ComĂ©die. En vers, ne convient plus Ă  notre Ă©poque. — On doit cependant respecter la haute comĂ©die. Cognac. TrĂšs funeste. — Excellent dans plusieurs maladies. — Un bon verre de cognac ne fait jamais de mal. — Pris Ă  jeun, tue le ver de l’estomac. Copahu. Feindre d’en ignorer l’usage. Constipation. Tous les gens de lettres sont constipĂ©s. — Influe sur les convictions politiques. Cosaques. Mangent de la chandelle. Cor aux pieds. Indique le changement de temps mieux qu’un baromĂštre. — TrĂšs dangereux quand il est mal coupĂ© ; citer des exemples d’accidents terribles. Cor de chasse. Dans les bois, fait bon effet et le soir sur l’eau. Corset. EmpĂȘche d’avoir des enfants. Confiseurs. Tous les Rouennais sont confiseurs. Corps. Si nous savions comment notre corps est fait, nous n’oserions pas faire un mouvement. Corde. On ne connaĂźt pas la force d’une corde. — Est plus solide que le fer. Cujas. InsĂ©parable de Bartholde ; on ne sait pas ce qu’ils ont Ă©crit, n’importe. — Dire Ă  tout homme Ă©tudiant le droit Vous ĂȘtes enfermĂ© dans Cujas et Bartholde. Cuisine. De restaurant toujours Ă©chauffante. — Bourgeoise toujours saine. — Du Midi trop Ă©picĂ©e ou toute Ă  l’huile. Crucifix. Fait bien dans une alcĂŽve et Ă  la guillotine. CyprĂšs. Ne pousse que dans les cimetiĂšres. ChĂątaigne. Femelle du marron. Cheval. S’il connaissait sa force, ne se laisserait pas conduire. — Viande de cheval. — Beau sujet de brochure pour un homme qui dĂ©sire se poser en personnage sĂ©rieux. — De course le mĂ©priser. À quoi sert-il ? Cochon. L’intĂ©rieur de son corps Ă©tant tout pareil Ă  celui d’un homme », on devrait s’en servir dans les hĂŽpitaux pour apprendre l’anatomie. Clown. A Ă©tĂ© disloquĂ© dĂšs l’enfance. Cigares. Ceux de la RĂ©gie, tous infects ! ». — Les seuls bons viennent par contrebande. Chirurgiens. Ont le cƓur dur les appeler bouchers. Cataplasme. Doit toujours ĂȘtre mis en attendant l’arrivĂ©e du mĂ©decin. Clocher. De village fait battre le cƓur. Club. Sujet d’exaspĂ©ration pour les conservateurs. — Embarras et discussion sur la prononciation de ce mot. Cercle. On doit toujours faire partie d’un. CollĂšge. LycĂ©e. — Plus noble qu’une pension. Colonies Nos. S’attrister quand on en parle. Conversation. La politique et la religion doivent en ĂȘtre exclues. Conservatoire. Il est indispensable d’ĂȘtre abonnĂ© au Conservatoire. ComĂštes. Rire des gens qui en avaient peur. Communion. La premiĂšre communion le plus beau jour de la vie. Coton. Est surtout utile pour les oreilles. — Une des bases de la sociĂ©tĂ© dans la Seine InfĂ©rieure. Confortable. PrĂ©cieuse dĂ©couverte moderne. Courtisanne sic. Est un mal nĂ©cessaire. — Sauvegarde de nos filles et de nos sƓurs tant qu’il y aura des cĂ©libataires. — Ou bien devraient ĂȘtre chassĂ©es impitoyablement. — On ne peut plus sortir avec sa femme, Ă  cause de leur prĂ©sence sur le boulevard. — Sont toujours des filles du peuple dĂ©bauchĂ©es par des bourgeois riches. D DaguerrĂ©otype. Remplacera la peinture. Damas. Seul endroit oĂč l’on sache faire les sabres. — Toute bonne lame est de Damas. Dauphin. Porte les enfants sur son dos. DĂ©bauche. Cause de toutes les maladies des cĂ©libataires. DĂ©coration. De la LĂ©gion d’honneur. — La blaguer, mais la convoiter. — Quand on l’obtient, toujours dire qu’on ne l’a pas demandĂ©e. DĂ©cor de théùtre. N’est pas de la peinture il suffit de jeter Ă  vrac sur la toile un seau de couleurs ; puis on l’étend avec un balai ; et l’éloignement avec la lumiĂšre font l’illusion. Dent. Sont gĂątĂ©es par le cidre, le tabac, les dragĂ©es, la glace, dormir la bouche ouverte et boire de suite aprĂšs le potage. Dent ƓillĂšre. Dangereux de l’arracher parce qu’elle correspond Ă  l’Ɠil. L’arrachement d’une dent ne fait pas jouir ». Descartes. Cogito, ergo sum. » DĂ©corum. Donne du prestige. — Frappe l’imagination des masses. — Il en faut ! Il en faut ! » DĂ©icide. S’indigner contre, bien que le crime ne soit pas frĂ©quent. DĂ©jeuner de garçons. Exige des huĂźtres, du vin blanc et des gaudrioles. DĂ©mĂȘloir. Fait tomber les cheveux. DĂ©puratif. Se prend en cachette. DĂ©putĂ©. L’ĂȘtre, comble de la gloire. — Tonner contre la Chambre des dĂ©putĂ©s. — Trop de bavards Ă  la Chambre. — Ne font rien. DĂ©sert. Produit des dattes. Dessert. Regretter qu’on n’y chante plus. — Les gens vertueux le mĂ©prisent. Non ! non ! pas de pĂątisseries ! Jamais de dessert ! » Dessin L’art du. Se compose de trois choses la ligne, le grain, et le grainĂ© fin ; de plus, le trait de force. Mais le trait de force, il n’y a que le maĂźtre seul qui le donne Christophe. DĂ©vouement. Se plaindre de ce que les autres en manquent. — Nous sommes bien infĂ©rieurs au chien, sous ce rapport ! » Diamant. On finira par en faire ! — Et dire que ce n’est que du charbon ! — Si nous en trouvions un dans son Ă©tat naturel, nous ne le ramasserions pas ! Dictionnaire. En dire N’est fait que pour les ignorants. Dictionnaire de rimes. S’en servir ? honteux ! Dieu. Voltaire lui-mĂȘme l’a dit Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer. » Dilettante. Homme riche, abonnĂ© Ă  l’OpĂ©ra. Diligences. Regretter le temps des diligences. DiplĂŽme. Signe de science. — Ne prouve rien. Directoire Le. Les hontes du. — Dans ce temps-lĂ , l’honneur s’était rĂ©fugiĂ© aux armĂ©es. » — Les femmes, Ă  Paris, se promenaient toutes nues. DĂźner. Autrefois on dĂźnait Ă  midi, maintenant on dĂźne Ă  des heures impossibles. — Le dĂźner de nos pĂšres Ă©tait notre dĂ©jeuner, et notre dĂ©jeuner Ă©tait leur dĂźner. — DĂźner si tard que ça ne s’appelle pas dĂźner, mais souper. DĂ©mosthĂšnes. Ne prononçait pas de discours sans avoir un galet dans la bouche. DĂ©faite. S’essuie, et elle est tellement complĂšte qu’il n’en reste personne pour en porter la nouvelle. Diderot. Toujours suivi de d’Alembert. DiogĂšne. Je cherche un homme. » — Retire-toi de mon soleil. » Divorce. Si NapolĂ©on n’avait pas divorcĂ©, il serait encore sur le trĂŽne. Djin. Nom d’une danse orientale. Diplomatie. Belle carriĂšre mais hĂ©rissĂ©e de difficultĂ©s, pleine de mystĂšres. — Ne convient qu’aux gens nobles. — MĂ©tier d’une vague signification, mais au-dessus du commun. — Un diplomate est toujours fin et pĂ©nĂ©trant. Dissection. Outrage Ă  la majestĂ© de la mort. Dix Le Conseil des. C’était formidable ! — DĂ©libĂ©rait masquĂ©. — En trembler encore. Doctrinaires. Les mĂ©priser. Pourquoi ? On n’en sait rien. Docteur. Toujours prĂ©cĂ©der de bon », et, entre hommes, dans la conversation familiĂšre, de foutre » Ah ! foutre, docteur ! — Tous matĂ©rialistes. Doge. Épousait la mer. — On n’en connaĂźt qu’un Marino Faliero. Dolmen. A rapport aux anciens Français. — Pierre qui servait au sacrifice des druides. — On n’en sait pas davantage. — Il n’y en a qu’en Bretagne. DĂŽme. Tour de forme architecturale. — Comment se tient-il ? S’étonner de ce que cela puisse tenir seul. — En citer deux celui des Invalides et celui de Saint-Pierre de Rome. Dominos. On y joue d’autant mieux qu’on est gris. Dompteurs de bĂȘtes fĂ©roces. Emploient des pratiques obscĂšnes. Donjon. Éveille des idĂ©es lugubres. Douane. On doit se rĂ©volter contre, et la frauder. Douleur. À toujours un rĂ©sultat favorable. — La vĂ©ritable est toujours contenue. Doute. Pire que la nĂ©gation. Drapeau national. Sa vue fait battre le cƓur. Droit Le. On ne sait pas ce que c’est. Dupe. Mieux vaut ĂȘtre fripon que dupe. Duel. Tonner contre. — N’est pas une preuve de courage. — Prestige de l’homme qui a eu un duel. Dortoirs. Toujours spacieux et bien aĂ©rĂ©s. — PrĂ©fĂ©rables aux chambres pour la moralitĂ© des Ă©lĂšves. Dos. Une tape dans le dos peut rendre poitrinaire. Devoirs. Les exiger de la part des autres, s’en affranchir. — Les autres en ont envers nous, mais on n’en a pas envers eux. Dormir Trop. Épaissit le sang. E Économie. Toujours prĂ©cĂ©dĂ© de Ordre », mĂšne Ă  la fortune. — Citer l’anecdote de Laffitte ramassant une Ă©pingle dans la cour du banquier Perregaux. Économie politique. Science sans entrailles. Échafaud. S’arranger quand on y monte pour prononcer quelques mots Ă©loquents avant de mourir. Écharpe. PoĂ©tique. Écho. Citer ceux du PanthĂ©on et du pont de Neuilly. Eau. L’eau de Paris donne des coliques. — L’eau de mer soutient pour nager. — L’eau de Cologne sent bon. Éclectisme. Tonner contre comme Ă©tant une philosophie immorale. Échecs Jeu des. Image de la tactique militaire. — Tous les grands capitaines y Ă©taient forts. — Trop sĂ©rieux pour un jeu, trop futile pour une science. Écoles. Polytechnique, rĂȘve de toutes les mĂšres vieux. — Terreur du bourgeois dans les Ă©meutes quand il apprend que l’École Polytechnique sympathise avec les ouvriers vieux. — Dire simplement l’École » fait accroire qu’on y a Ă©tĂ©. — À Saint-Cyr jeunes gens nobles. — À l’École de MĂ©decine tous exaltĂ©s. À l’École de Droit jeunes gens de bonne famille. Écrit, bien Ă©crit. Mots de portiers, pour dĂ©signer les romans-feuilletons qui les amusent. Écriture. Une belle Ă©criture mĂšne Ă  tout. — IndĂ©chiffrable signe de science ; exemple les ordonnances des mĂ©decins. ÉlĂ©phants. Se distinguent par leur mĂ©moire, et adorent le soleil. Élections. 
 Émail. Le secret en est perdu. Embonpoint. Signe de richesse et de fainĂ©antise. ÉmigrĂ©s. Gagnaient leur vie Ă  donner des leçons de guitare et Ă  faire la salade. Émir. Ne se dit qu’en parlant d’Abd-el-Kader. Encrier. Se donne en cadeau Ă  un mĂ©decin. EncyclopĂ©die. En rire de pitiĂ© comme Ă©tant un ouvrage rococo et mĂȘme tonner contre
 Engelure. Signe de santĂ© ; vient de s’ĂȘtre chauffĂ© quand on avait froid. Énigme. 
 Enfants. Affecter pour eux une tendresse lyrique quand il y a du monde. Enthousiasme. Ne peut ĂȘtre provoquĂ© que par le retour des cendres de l’Empereur. Entr’acte. Toujours trop long. Envergure. Se disputer sur la prononciation du mot. Épacte, nombre d’or, lettre dominicale. Sur les calendriers on ne sait pas ce que c’est. Épargne Caisse d’. Occasion de vol pour les domestiques. ÉpĂ©e. Regretter le temps oĂč on en portait. Éperons. Font bien Ă  une paire de bottes. Épiciers. 
 Épicure. Le mĂ©priser. Épuisement. Toujours prĂ©maturĂ©. Époque la nĂŽtre. Tonner contre elle. — Se plaindre de ce qu’elle n’est pas poĂ©tique. — L’appeler Ă©poque de transition, de dĂ©cadence. Équitation. Bon exercice pour faire maigrir. Exemple tous les soldats de cavalerie sont maigres. — Pour engraisser. Exemple tous les officiers de cavalerie ont un gros ventre. Érection. Ne se dit qu’en parlant des monuments. Escrime. Les maĂźtres d’escrime savent des bottes secrĂštes. Escroc. Est toujours du grand monde. Esplanade. Ne se voit qu’aux Invalides. Estomac. Toutes les maladies viennent de l’estomac. ÉtagĂšre. Indispensable chez une jolie femme. Éternuement. AprĂšs qu’on a dit Dieu vous bĂ©nisse, engager une discussion sur l’origine de cet usage. Étoile. Chacun a la sienne. Étrennes. S’indigner contre. Étalon. Pour les petites filles, cheval plus gros qu’un autre. Étymologie. Rien de plus facile Ă  trouver avec le latin et un peu de rĂ©flexion. Enterrement. 
 Enceinte. Le faire entrer dans un discours officiel Messieurs, dans cette enceinte
 — Fait bien dans un discours. Eunuque. Fulminer contre les castrats de la chapelle Sixtine. ÉtĂ©. Toujours exceptionnel. Étranger. Engouement pour tout ce qui vient de l’étranger, preuve de l’esprit libĂ©ral. — DĂ©nigrement de tout ce qui n’est pas français, preuve de patriotisme. Étrusque. Tous les vases anciens sont Ă©trusques. Exposition. Sujet de dĂ©lire du XIXe siĂšcle. Extirper. Ce verbe ne s’emploie que pour les hĂ©rĂ©sies et les cors aux pieds. ExĂ©cutions capitales. Se plaindre des femmes qui vont les voir. Enterrement. À propos du dĂ©funt Et dire que je dĂźnais avec lui il y a huit jours ! ÉgoĂŻsme. Se plaindre de celui des autres et ne pas s’apercevoir du sien. Exercice. PrĂ©serve de toutes les maladies toujours conseiller d’en faire. Érudition. La mĂ©priser comme Ă©tant la marque d’un esprit Ă©troit. F Foulard. Il est comme il faut » de se moucher dedans dans un foulard. Foule. À toujours de bons instincts. Fourrure. Signe de richesse. Français. Le premier peuple de l’Univers. Fresque. On n’en fait plus. Fromage. Citer l’aphorisme de Brillat-Savarin un dĂźner sans fromage est une belle Ă  qui il manque un Ɠil. » Franc-Maçonnerie. Encore une des causes de la RĂ©volution ! — Les Ă©preuves d’initiation sont terribles quelques-uns en sont morts ! — Cause de dispute dans les mĂ©nages. — Mal vue des ecclĂ©siastiques. — Quel peut bien ĂȘtre son secret ? Frontispice. Les grands hommes font bien dessus. Fornarina. C’était une belle femme ; inutile d’en savoir plus long. Fortune. Quand on vous parle d’une grande fortune, ne pas manquer de dire. Oui, mais est-elle bien sĂ»re ? » FƓtus. Toute piĂšce anatomique conservĂ©e dans l’esprit-de-vin. Fonds secrets. Sommes incalculables avec lesquelles les ministres achĂštent les consciences. — S’indigner contre. Fonctionnaire. Inspire le respect, quelque sic soit la fonction qu’il remplisse. Forçats. Ont toujours une figure patibulaire. — Tous trĂšs adroits de leurs mains. — Au bagne, il y a des hommes de gĂ©nie. Fossiles. Preuve du dĂ©luge. — Plaisanterie de bon goĂ»t, en parlant d’un acadĂ©micien. Fourmis. Bel exemple Ă  citer devant un dissipateur. — Ont donnĂ© l’idĂ©e des caisses d’épargne. Fugue. On ignore en quoi cela consiste, mais il faut affirmer que c’est difficile et trĂšs ennuyeux. Fabrique. Voisinage dangereux. Facture. Toujours trop Ă©levĂ©. Faisceaux. À former, est le comble de la difficultĂ© dans garde nationale. Fard. AbĂźme la peau. Faisan. TrĂšs chic dans un dĂźner. Faux rĂąteliers. TroisiĂšme dentition. — Prendre garde de l’avaler en dormant. Faux monnayeurs. Travaillent toujours dans les souterrains. Faute. C’est pire qu’un crime, c’est une faute. » Talleyrand. Il ne vous reste plus de faute Ă  commettre » Thiers. — Ces deux phrases doivent ĂȘtre articulĂ©es avec profondeur. Femme. 
 FĂ©odalitĂ©. N’en avoir aucune idĂ©e prĂ©cise, mais tonner contre. Feuilletons. Cause de dĂ©moralisation. — Se disputer sur le dĂ©nouement probable. — Écrire Ă  l’auteur pour lui donner fournir des idĂ©es. Flamant. Oiseau ainsi nommĂ© parce qu’il vient des Flandres. Feu. Purifie tout. — Quand on entend crier au feu ! » on doit commencer par perdre la tĂȘte. FiĂšvre. Preuve de la force du sang. — Est causĂ©e par les prunes. Figaro Le mariage de. Encore une des causes de la RĂ©volution ! Filles. Les jeunes filles Éviter pour elles tout espĂšce de livres. — Articuler ce mot timidement. Femmes de chambre. Plus jolies que leurs maĂźtresses. — Connaissent tous leurs secrets et les trahissent. — Toujours dĂ©shonorĂ©es par le fils de la maison. Fermier. Tous Ă  leur aise. Fondement. Toutes les nouvelles en manquent. Front. Large et chauve, signe de gĂ©nie. FricassĂ©e. Ne se fait bien qu’à la campagne. Fruste. Tout ce qui antique est fruste, et tout ce qui est fruste est antique. — À bien se rappeler quand on achĂšte des curiositĂ©s. Friser, frisure. Ne convient pas Ă  un homme. Fulminer. Joli verbe. Foudres du Vatican. En rire. Fusil. Toujours en avoir un Ă  la campagne. Fusiller. Plus noble que guillotiner. — Joie de l’individu Ă  qui on accorde cette faveur. Fusion des branches royales. L’espĂ©rer toujours ! Francs-tireurs. Plus terribles que l’ennemi. Froid. Plus sain que la chaleur. G Gagne-petit. Belle enseigne pour une boutique, comme inspirant la confiance. Galets. Il [faut] en rapporter de la mer. Galbe. Dire devant toute statue qu’on examine Ça ne manque pas de galbe. » Gamin. Toujours suivi de Paris ». — A invariablement beaucoup d’esprit. Gares de chemin de fer. S’extasier devant elles et les donner comme modĂšles d’architecture. Garnison de jeune homme. Id est culex pubensis. Gauchers. Terribles Ă  l’escrime. — Plus adroits que ceux qui se servent de la main droite. Gendarmes. Rempart de la sociĂ©tĂ©. GĂ©nĂ©ration spontanĂ©e. IdĂ©e de socialiste. GenovĂ©fain. On ne sait pas ce que c’est. Gentilhomme. Il n’y [en] a plus. GĂ©nie Le. Inutile de l’admirer, c’est une nĂ©vrose. Genre Ă©pistolaire. Genre de style exclusivement rĂ©servĂ© aux femmes. Giaour. Expression farouche, d’une signification inconnue, mais on sait que ça a rapport Ă  l’Orient. Giberne. Étui pour bĂąton de marĂ©chal de France. Gibelotte. Toujours faite avec du chat. Gibier. N’est bon que faisandĂ©. Girondins. Plus Ă  plaindre qu’à blĂąmer. Glaces. Il est dangereux d’en prendre. GlĂšbe La. S’apitoyer sur la
 Gloire. N’est qu’un peu de fumĂ©e. Gobelins Tapisseries des. Est une Ɠuvre inouĂŻe et qui demande cinquante ans Ă  finir. — S’écrier devant c’est plus beau que la peinture ! — L’ouvrier ne sait pas ce qu’il fait. Gomme Ă©lastique. Est faite avec le scrotum de cheval. Gothique. Style d’architecture portant plus Ă  la religion que les autres. Gras. Les personnes grasses n’ont pas besoin d’apprendre Ă  nager. — Font le dĂ©sespoir des bourreaux parce qu’elles offrent des difficultĂ©s d’exĂ©cution. Exemple la Dubarry. Grammaire. L’apprendre aux enfants dĂšs le plus bas Ăąge, comme Ă©tant une chose claire et facile. GrĂȘlĂ©. Les femmes grĂȘlĂ©es sont toutes lascives. Grenier. On y est bien Ă  vingt ans. Grog. Pas comme il faut. GuĂ©rilla. Fait plus de mal Ă  l’ennemi que l’armĂ©e rĂ©guliĂšre. Grenouille. La femelle du crapaud. Grottes Ă  stalactites. Il y a eu dedans une fĂȘte cĂ©lĂšbre, bal ou souper, donnĂ© par un grand personnage. — On y voit comme des tuyaux d’orgue ». — On y a dit la messe pendant la RĂ©volution. Gulf-Stream. Ville cĂ©lĂšbre de NorvĂšge, nouvellement dĂ©couverte. Gymnastique. On ne saurait trop en faire. — ExtĂ©nue les enfants. Gymnase Le. Succursale de la ComĂ©die-Française. God Save the King. Chez BĂ©ranger se prononce God savĂ© te King, et rime avec SauvĂ© PrĂ©servĂ©. Groupe. Convient sur une cheminĂ©e et en politique. H Habit noir. En province, est le dernier terme de la cĂ©rĂ©monie et du dĂ©rangement. Haleine. L’avoir forte » donne l’air distinguĂ© ». Hamac. Propre aux crĂ©oles. — Indispensable dans un jardin. — Se persuader qu’on y est mieux que dans un lit. Hameau. Substantif attendrissant. — Fait bien en poĂ©sie. Hannetons. Beau sujet d’opuscule. Leur destruction radicale est le rĂȘve de tout prĂ©fet. HaquenĂ©e. Animal blanc du Moyen Âge dont la race est disparue. Haras La question des. Beau sujet de discussion parlementaire. Harengs. Fortune de la Hollande. Harpe. Produit des harmonies cĂ©lestes. — Ne se joue, en gravure, que sur des ruines ou au bord d’un torrent. — Fait valoir le bras et la main. Heiduque. Le confondre avec Eunuque. HĂ©lice. Avenir de la mĂ©canique. HĂ©breu. Est hĂ©breu tout ce qu’on ne comprend pas. HĂ©morroĂŻdes. Vient de s’asseoir sur les poĂȘles et sur les bancs de pierre. Henri III et Henri IV. À propos de ces rois, ne pas manquer de dire Tous les Henri ont Ă©tĂ© malheureux. » Hippocrate. On doit toujours le citer en latin, parce qu’il Ă©crivait en grec. HĂ©micycle. Ne connaĂźtre que celui des Beaux-Arts. Hermaphrodite. Excite la curiositĂ© malsaine. — Chercher Ă  en voir. Hiatus. Ne pas le tolĂ©rer. HiĂ©roglyphes. Ancienne langue des Égyptiens, inventĂ©e par les prĂȘtres pour cacher leurs secrets criminels. — Et dire qu’il y a des gens qui les comprennent ! — AprĂšs tout, c’est peut-ĂȘtre une blague ? Hiver. Toujours exceptionnel voy. ÉtĂ©. — Est plus sain que les autres saisons. Hobereaux de campagne. Avoir pour eux le plus souverain mĂ©pris. Horizons. Trouver beaux ceux de la nature, et sombres ceux de la politique. HĂŽtels. Ne sont bons qu’en Suisse. Huile d’olive. N’est jamais bonne. — Il faut avoir un ami de Marseille qui vous en fait venir un petit tonneau. Hydre de l’anarchie. TĂącher de la vaincre. HydrothĂ©rapie. EnlĂšve toutes les maladies et les procure. HypothĂšque. Demander la rĂ©forme du rĂ©gime hypothĂ©caire », trĂšs chic. HystĂ©rie. La confondre avec la nymphomanie. Hugo Victor. A eu bien tort vraiment de s’occuper de politique. Humeur. Se rĂ©jouir quand elle sort, et s’étonner que le corps humain puisse en contenir de si grandes quantitĂ©s. HumiditĂ©. Cause de toute les maladies. HuĂźtres. On n’en mange plus ! elles sont trop chĂšres ! Hernie. Tout le monde en a sans le savoir. Hospodar. Fait bien dans une phrase, Ă  propos de la question d’Orient ». HomĂšre. N’a jamais existĂ©. — CĂ©lĂšbre par sa façon de rire un rire homĂ©rique. I IdĂ©ologue. Tous les journalistes le sont. IdĂ©al. Tout Ă  fait inutile. IdolĂątres. Sont cannibales. Illusions. Affecter d’en avoir beaucoup, se plaindre de ce qu’on les a perdues. ImmoralitĂ©. Ce mot bien prononcĂ© rehausse celui qui l’emploie. Ilotes. Exemple Ă  donner Ă  son fils, mais on ne sait oĂč les trouver. Images. Il y en a toujours trop dans la poĂ©sie. ImbĂ©cilles sic. Ceux qui ne pensent pas comme vous. Imbroglio. Le fond de toutes les piĂšces de théùtre. ImpĂ©ratrices. Toutes belles. ImpermĂ©able Un. TrĂšs avantageux comme vĂȘtement. — Meurtrier dangereux nuisible, Ă  cause de la transpiration empĂȘchĂ©e. ImpĂ©rialistes. Tous gens honnĂȘtes, paisibles, polis, distinguĂ©s. Impie. Tonner contre. Importation. Ver rongeur du commerce. Imprimerie. DĂ©couverte merveilleuse. — A fait plus de mal que de bien. Inauguration. Sujet de joie. Imagination. Toujours vive. — S’en dĂ©fier. — Et la dĂ©nigrer chez les autres. Incendie. Un spectacle Ă  voir. Incognito. Costumes des princes en voyage. Indolence. RĂ©sultat des pays chauds. Industrie. Voy. Commerce. Infanticide. Ne se commet que dans le peuple. InfinitĂ©simal. On ne sait pas ce que c’est, mais a rapport Ă  l’homĂ©opathie. IngĂ©nieur. La premiĂšre carriĂšre pour un jeune homme. — ConnaĂźt toutes les sciences. InnĂ©es idĂ©es. Les blaguer. Innocence. L’impossibilitĂ© la prouve. Innovation. Toujours dangereuse. Inscription. Toujours cunĂ©iforme. Inquisition. On a bien exagĂ©rĂ© ses crimes. Institut L’. Les membres de l’Institut sont tous des vieillards, et portent des abat-jour en taffetas vert. Institutrices. Sont toujours d’une excellente famille qui a Ă©prouvĂ© des malheurs. — Dangereuses dans les maisons corrompent le mari. Inhumation. Trop souvent prĂ©cipitĂ©e raconter des histoires de cadavres qui s’étaient dĂ©vorĂ© le bras pour apaiser leur faim. IntĂ©gritĂ©. Appartient surtout Ă  la magistrature. Intrigue. MĂšne Ă  tout. Introduction. Mot obscĂšne. Italie. Doit se voir immĂ©diatement aprĂšs le mariage. — Donne bien des dĂ©ceptions, n’est pas si belle qu’on dit. Inspiration poĂ©tique. Choses qui la provoquent la vue de la mer, l’amour, la femme, etc. Illisible. Une ordonnance de mĂ©decin doit l’ĂȘtre ; toute signature, id. Instruction. Laisser croire qu’on en a reçu beaucoup. — Le peuple n’en a pas besoin pour gagner sa vie. Inventeurs. Meurent tous Ă  l’hĂŽpital. — Un autre profite de leur dĂ©couverte, ce n’est pas juste. Ivoire. Ne s’emploie qu’en parlant des dents. Italiens. Tous musiciens, traĂźtres. InondĂ©s. Toujours de la Loire. J Jalousie. Passion terrible. Jambahe Droit de. Ne pas y croire. JansĂ©nisme. On ne sait pas ce que c’est, mais il est trĂšs chic d’en parler. Jardin anglais. Plus naturels que les jardins Ă  la française. Javelot. Vaut bien un fusil, quand on sait s’en servir. Jockey. DĂ©plorer la race des. Jouets. Devraient toujours ĂȘtre scientifiques. Jouissance. Mot obscĂšne. Journaux. Ne pouvoir s’en passer. — Mais tonner contre. Jambon. Toujours de Mayence. — S’en mĂ©fier, Ă  cause des trichines. Jeune homme. Toujours farceur. — Il doit l’ĂȘtre. — S’étonner quand il ne l’est pas. JĂ©suites. Ont la main dans toutes les rĂ©volutions. — On ne se doute pas du nombre qu’il y en a. — Ne point parler de la bataille des JĂ©suites ». Jeu. S’indigner contre cette fatale passion. Jarnac Coup de. S’indigner contre ce coup, qui, du reste, Ă©tait fort loyal. Jujube. On ne sait pas avec quoi c’est fait. Justice. Ne jamais s’en inquiĂ©ter. Jockey-Club. Ses membres sont tous des jeunes gens farceurs et trĂšs riches. Dire simplement le Jockey », trĂšs chic, donne Ă  croire qu’on en fait partie. K Keepsake. Doit se trouver sur la table d’un salon. Kiosque. Lieu de dĂ©lices dans un jardin. Knout. Mot qui vexe les Russes. Koran. Livre de Mahomet, oĂč il n’est question que de femmes. L Laboratoire. On doit en avoir un Ă  la campagne. Laboureurs. Que serions-nous sans eux ? Lac. Avoir une femme prĂšs de soi, quand on se promĂšne dessus. Laconisme. Langue qu’on ne parle plus. Lacustre Les villes. Nier leur existence, parce qu’on ne peut pas vivre sous l’eau. Lagune. Ville de l’Adriatique. Lancelle. En avoir toujours une dans sa poche, mais craindre de s’en servir. Lait. Dissout les huĂźtres. — Attire les serpents. — Blanchit la peau ; des femmes, Ă  Paris, prennent un bain de lait tous les matins. Langouste. Femelle du homard. Langues vivantes. Les malheurs de la France viennent de ce qu’on n’en sait pas assez. Latin. Langue naturelle Ă  l’homme. — GĂąte l’écriture. — Est seulement utile pour lire les inscriptions des fontaines publiques. — Se mĂ©fier des citations en latin elles cachent toujours quelque chose de leste. Lion. Est gĂ©nĂ©reux. — Joue toujours avec une boule. LĂ©thargies. On en a vu qui duraient des annĂ©es. Libelle. On n’en fait plus. LibertĂ©. Ô libertĂ© ! que de crimes on commet en ton nom ! — Nous avons toutes celles qui sont nĂ©cessaires. Libertinage. Ne se voit que dans les grandes villes. Libre Ă©change. Cause des tous les maux, des souffrances du commerce. LiĂšvre. Dort les yeux ouverts. LittrĂ©. Ricaner quand on entend son nom Ce monsieur qui dit que nous descendons des singes ! ». Ligueurs. PrĂ©curseurs du libĂ©ralisme en France. Lilas. Fait plaisir parce qu’il annonce l’étĂ©. LittĂ©rature. Occupation des oisifs. Linge. On n’en montre jamais trop assez. Lord. Anglais riche. Lorgnon. Insolent et distinguĂ©. Lune. Inspire la mĂ©lancolie. — Est peut-ĂȘtre habitĂ©e ? Luxe. Perd les États. Lynx. Animal cĂ©lĂšbre par son Ɠil. Livre. Quel qu’il soit, toujours trop long. M Macadam. A supprimĂ© les rĂ©volutions plus moyen de faire des barricades. — Est nĂ©anmoins bien incommode. MachiavĂ©lisme. Mot qu’on ne doit prononcer qu’en frĂ©missant. Machiavel. Ne pas l’avoir lu, mais le regarder comme un scĂ©lĂ©rat. Malthus. L’infĂąme Malthus ». Magie. S’en moquer. Maire de village. Toujours ridicule. MagnĂ©tisme. Joli sujet de conversation, et qui sert Ă  faire des femmes ». Magistrature. Belle carriĂšre pour un jeune homme voy. IngĂ©nieur. Major. Ne se trouve plus que dans les tables d’hĂŽte. Malade. Pour remonter le moral d’un malade, rire de son affection et nier ses souffrances. Mal de mer. Pour ne pas l’éprouver, il suffit de penser Ă  autre chose. Maladie de nerfs. Toujours des grimaces. MalĂ©diction. Toujours donnĂ© par un pĂšre. Mamelucks. Ancien peuple de l’Orient Égypte. Mandoline. Indispensable pour sĂ©duire les Espagnoles. Martyrs. Tous les premiers chrĂ©tiens l’ont Ă©tĂ©. Masque. Donne de l’esprit. Matelas. Plus il est dur, plus il est hygiĂ©nique. Matinal. L’ĂȘtre, preuve de moralitĂ©. — Si l’on se couche Ă  4 heures du matin et qu’on se lĂšve Ă  8, on est paresseux, mais si l’on se met au lit Ă  9 heures du soir, pour en sortit le lendemain Ă  5, on est actif. Mazarinades. Les mĂ©priser. Inutile d’en connaĂźtre une seule. MĂ©canique. Partie infĂ©rieure des mathĂ©matiques. MĂ©daille. On n’en faisait que dans l’antiquitĂ©. MĂ©decine. S’en moquer quand on se porte bien. MĂ©lancolie. Signe de distinction du cƓur et d’élĂ©vation de l’esprit. MĂ©lodrames. Moins immoraux que les drames. MĂ©moire. Se plaindre de la science, et mĂȘme se vanter de n’en pas avoir. — Mais rugir si on vous dit que vous n’avez pas de jugement. MĂ©nage. En parler toujours avec respect. MendicitĂ©. Devrait ĂȘtre interdite et ne l’est jamais. Melon. Joli sujet de conversation Ă  table. Est-ce un lĂ©gume ? est-ce un fruit ? — Les Anglais les mangent au dessert, ce qui Ă©tonne. Mer. N’a pas de fond. — Image de l’infini. — Donne de grandes pensĂ©es. Message. Plus noble que lettre. MĂ©tamorphose. Rire du temps oĂč on y croyait. — Ovide en est l’inventeur. MĂ©tallurgie. TrĂšs chic. MĂ©taphores. Il y en a toujours trop dans le style. MĂ©taphysique. En rire donne l’air c’est une preuve d’esprit supĂ©rieur. MĂ©thode. Ne sert Ă  rien. Mercure. Tue la maladie et le malade. Ministre. Dernier terme de la gloire humaine. Missionnaires. Sont tous mangĂ©s ou crucifiĂ©s. Mobilier. Tout craindre pour son —. MosaĂŻques. Le secret en est perdu. Monstres. On n’en voit plus. Mouchards. Tous de la police. Moutarde. Ruine l’estomac. Moulin. Fait bien dans un paysage. Montre. N’est bonne que si elle vient de GenĂšve. — Dans les fĂ©eries, quand un personnage tire la sienne, ce doit ĂȘtre un oignon cette plaisanterie est infaillible. Moustique. Plus dangereux que n’importe quelle bĂȘte fĂ©roce. Mythe. 
 Musique. Fait penser Ă  un tas de choses. — Adoucit les mƓurs. Ex. la Marseillaise. Musicien. Le propre du vĂ©ritable musicien, c’est de ne composer aucune musique, de ne jouer d’aucun instrument, et de mĂ©priser les virtuoses. MusĂ©e. De Versailles retrace les hauts faits de la gloire nationale. — Belle idĂ©e du roi Louis-Philippe. — Du Louvre Ă  Ă©viter pour les jeunes filles. — Dupuytren trĂšs utile Ă  montrer aux jeunes gens. Minuit. Limite du bonheur et des plaisirs honnĂȘtes ; tout ce qu’on fait au-delĂ  est immoral. Marseillais. Tous gens d’esprit. MathĂ©matiques. DessĂšchent le cƓur. MĂ©ridionaux Les. Tous poĂštes. Midi Cuisine du. Toujours Ă  l’ail. Tonner contre. N Navire. On ne les construit bien qu’à Bayonne. Nectar. Le confondre avec l’ambroisie. NĂšgres. S’étonner que leur salive soit blanche, et de ce qu’ils parlent français. NĂ©gresses. Plus chaudes que les blanches voy. Brunes et Blondes. NĂ©ologisme. La peste de la langue française. Noblesse. La mĂ©priser et l’envier. NƓud gordien. A rapport Ă  l’antiquitĂ©. Nerveux. Se dit Ă  chaque fois qu’on ne comprend rien Ă  une maladie ; cette explication satisfait l’auditeur. Numismatique. A rapport aux hautes sciences, inspire un immense respect. Normands. Croire qu’ils prononcent des hĂąvresĂącs, et les blaguer sur le bonnet de coton. Notaires. Maintenant ne pas s’y fier. Nation. RĂ©unir ici tous les peuples ?. O Oasis. Auberge dans le dĂ©sert. Obus. Servent Ă  faire des pendules et des encriers. Octroi. On doit le frauder. Odalisque. voy. BayadĂšre. OdĂ©on. Plaisanteries sur son Ă©loignement. Odeur des pieds. Signe de santĂ©. OmĂ©ga. DeuxiĂšme lettre de l’alphabet grec, puisqu’on dit toujours l’alpha et l’omĂ©ga. OpĂ©ra Coulisses de l’. Est le paradis de Mahomet sur la terre. Optimiste. Équivalent d’imbĂ©cille sic. Oraison. Tout discours de Bossuet. Orchestre. Image de la sociĂ©tĂ© ; chacun fait sa partie, et il y a un chef. Ordre L’. Que de crime on commet en ton nom ! Oreiller. Ne jamais s’en servir, ça rend bossu. Orgue. ÉlĂšve l’ñme vers Dieu. Orientaliste. Homme qui a beaucoup voyagĂ©. Original. Rire de tout ce qui est original, le haĂŻr, le bafouer, et l’exterminer si l’on peut. Orthographe. Y croire comme aux mathĂ©matiques Ă  la gĂ©omĂ©trie. Ouvrier. Toujours honnĂȘte, quand il ne fait pas d’émeutes. Omnibus. On n’y trouve jamais de place. — Ont Ă©tĂ© inventĂ©s par Louis XIV. — Moi, Monsieur, j’ai connu les tricycles qui n’avaient que trois roues ! » Offenbach. DĂšs qu’on entend son nom, il faut fermer deux doigts de la main droite pour se prĂ©server du mauvais Ɠil. TrĂšs parisien, bien portĂ©. Orchite. Maladie de Monsieur. Ours. S’appelle gĂ©nĂ©ralement Martin. — Citer l’anecdote de l’invalide qui, voyant une montre tombĂ©e dans sa fosse, y est descendu, et a Ă©tĂ© dĂ©vorĂ©. ƒuf. Point de dĂ©part pour une dissertation philosophique sur la genĂšse des ĂȘtres. Oiseau. DĂ©sirer en ĂȘtre un, et dire en soupirant Des ailes ! Des ailes ! », marque une Ăąme poĂ©tique. P Pain. On ne sait pas toutes les saletĂ©s qu’il y a dans le pain. Palladium. Forteresse de l’AntiquitĂ© Palmyre. Une reine d’Égypte ? des ruines ? on ne sait pas. Palmier. Donne de la couleur locale. Parents. Toujours dĂ©sagrĂ©ables. — Cacher ceux qui ne sont pas riches. Pauvres. S’en occuper tient lieu de toutes les vertus. Paysages de peintres. Toujours des plats d’épinards. PĂ©dĂ©rastie. Maladie dont tous les hommes sont affectĂ©s Ă  un certain Ăąge. PĂ©dantisme. Doit ĂȘtre bafouĂ©, si ce n’est quand il s’applique Ă  des choses lĂ©gĂšres. PĂ©rou. Pays oĂč tout est en or. Peur. Donne des ailes. PhaĂ©ton. Inventeur des voitures de ce nom. PhĂ©nix. Beau nom pour une compagnie d’assurances contre l’incendie. Philosophie. On doit toujours en ricaner. Penser. PĂ©nible ; les choses qui nous y forcent sont gĂ©nĂ©ralement dĂ©laissĂ©es. Piano. Indispensable dans un salon. Pipe. Pas comme il faut, sauf aux bains de mer. PitiĂ©. Toujours s’en garder. Place. Toujours en demander une. PoĂ©sie La. Est tout Ă  fait inutile passĂ©e de mode. PoĂšte. Synonyme noble de nigaud rĂȘveur. Police. A toujours tort. Ponsard. Seul poĂšte qui ait eu du bon sens. Popilius. Inventeur d’une espĂšce de cercle. Pourpre. Mot plus noble que rouge. — Citer l’anecdote du chien qui dĂ©couvrit la pourpre en mordant un coquillage. Pradon. Ne pas lui pardonner d’avoir Ă©tĂ© l’émule de Racine. Pratique. SupĂ©rieure Ă  la thĂ©orie. Prise de tabac. Convient Ă  l’homme de cabinet. Portefeuille. En avoir un sous le bras donne l’air d’un ministre. Paraphe. Plus il est compliquĂ©, plus il est beau. Paradoxe. Se dit toujours sur le boulevard des Italiens, entre deux bouffĂ©es de cigarette. Paganini. N’accordait jamais son violon. — CĂ©lĂšbre par la longueur de ses doigts. Priapisme. Culte de l’antiquitĂ©. Principes. Toujours indiscutables ; on ne peut en dire ni la nature, ni le nombre, n’importe, sont sacrĂ©s. ProgrĂšs. Toujours mal entendu et trop hĂątif. Prose. Plus facile Ă  faire que les vers. Pudeur. Le plus bel ornement de la femme. Pucelle. Ne s’emploie que pour Jeanne d’Arc, et avec d’OrlĂ©ans ». Pyramide. Ouvrage inutile. Philippe d’OrlĂ©ans-ÉgalitĂ©. Tonner contre. — Encore une des causes de la RĂ©volution. — A commis tous les crimes de cette Ă©poque nĂ©faste. Peinture sur verre. Le secret en est perdu. Portrait. Le difficile est de rendre le sourire. Peigne ? polonaise. Si on coupe les cheveux, ils saignent ?. PrĂȘtres. Couchent avec leurs bonnes et ont des enfants qu’ils appellent leurs neveux. — C’est Ă©gal, il y en a de bons, tout de mĂȘme ! Punch. Convient Ă  une soirĂ©e de garçons. — Source de dĂ©lire. — Éteindre les lumiĂšres quand on l’allume. — Et ça produit des flammes fantastiques ! Q Quadrature du cercle. On ne sait pas ce que c’est, mais il faut lever les Ă©paules quand on en parle. R Reconnaissance. N’a pas besoin d’ĂȘtre exprimĂ©e. Rince-bouche. Signe de richesse dans une maison. Rime. Ne s’accorde jamais avec la raison. Robe. Inspire le respect. Richesse. Tient lieu de tout, et mĂȘme de considĂ©ration. Racine. Polisson ! Romans. Pervertissent les masses. — Sont moins immoraux en feuilletons qu’en volumes. — Seuls les romans historiques peuvent ĂȘtre tolĂ©rĂ©s parce qu’ils enseignent l’histoire. — Il y a des romans Ă©crits avec la pointe d’un scalpel, d’autres qui reposent sur la pointe d’une aiguille. Romances. Le chanteur de — plaĂźt aux dames. Ronsard. Ridicule avec ses mots grecs et latins. Rousseau. Croire que Rousseau et Rousseau sont les deux frĂšres, comme l’étaient les deux Corneille. Ruines. Font rĂȘver et donnent de la poĂ©sie Ă  un paysage. RĂ©publicains. Les rĂ©publicains ne sont pas tous des voleurs, mais les voleurs sont tous rĂ©publicains. Religion La. Fait partie des bases de la sociĂ©tĂ©. — Est nĂ©cessaire pour le peuple, cependant pas trop n’en faut. — La religion de nos pĂšres » doit se dire avec onction. Radicalisme. D’autant plus dangereux qu’il est latent. Rousse. Voy. Blondes, Brunes et NĂ©gresses. Rate. Autrefois, on l’enlevait au coureur. S Stuart Marie. S’apitoyer sur son sort. Salon Faire le. DĂ©but littĂ©raire qui pose trĂšs bien son homme. Saphique et Adonique Vers. Produit un excellent effet dans un article de littĂ©rature. Sabots. Un homme riche qui a eu des commencements difficiles est toujours venu Ă  Paris en sabots. SantĂ©. Trop de —, cause de maladie. SociĂ©tĂ©. Ses ennemis. — Ce qui cause sa perte. Satrape. Homme riche et dĂ©bauchĂ©. Soupers de la RĂ©gence. On y dĂ©pensait encore plus d’esprit que de champagne. Saturnales. FĂȘtes du Directoires. ScudĂ©ry. On doit le blaguer, sans savoir si c’était un homme ou une femme. Serpent. Tous venimeux. Site. Endroits pour faire des vers. SĂ©ville. CĂ©lĂšbre par son barbier voy. Naples. Service. C’est rendre service aux enfants, que de les calotter ; aux animaux, que de les battre ; aux domestiques, que de les chasser ; aux malfaiteurs, que de les punir. Saigner. Se faire saigner au printemps. Sainte-Beuve. Le Vendredi Saint, dĂźnait exclusivement de charcuterie. Sainte-HĂ©lĂšne. Île connue par son rocher. Sabre. Les Français veulent ĂȘtre gouvernĂ©s par un sabre. Savants. Les blaguer. — Pour ĂȘtre savant il ne faut pas que de la mĂ©moire et du travail. SĂ©nĂšque. Écrivait sur un pupitre d’or. Somnanbule. Se promĂšne la nuit sur la crĂȘte des toits. Saint-BarthĂ©lemy. Vieille blague. Soupir. Doit s’exhaler prĂšs d’une femme. Spiritualisme. Le meilleur systĂšme de philosophie. StoĂŻcisme. Est impossible. Suffrage universel. Dernier terme de la science politique. Suicide. Preuve de lĂąchetĂ©. Sybarites. Tonner contre. Syphilis. Plus ou moins, tout le monde en est affectĂ©. T Tabac. Cause de toutes les maladies du cerveau et de la moelle Ă©piniĂšre. Toilette des dames. Trouble l’imagination. Transpiration des pieds. Signe de santĂ©. Talleyrand Le prince de. S’indigner contre. TolĂ©rance Une maison de. N’est pas celle oĂč l’on a des opinions tolĂ©rantes. Temps. Éternel sujet de conversation. — Toujours s’en plaindre. ThĂšme. Au collĂšge, prouve l’application, comme la version prouve l’intelligence. — Mais, dans le monde, il faut rire des forts en thĂšme. Tour. Indispensable Ă  avoir dans son grenier, Ă  la campagne, les jours de pluie. Touriste. 
 U Ukase. Appeler ukase tout dĂ©cret autoritaire, ça vexe le gouvernement. UniversitĂ©. Alma mater. » V Vins. Sujet de conversation entre hommes. — Le meilleur est le bordeaux, puisque les mĂ©decins l’ordonnent. — Plus il est mauvais, plus il est naturel. Vaccine. Ne frĂ©quenter que des personnes vaccinĂ©es. Valse. S’indigner contre. Visir. Tremble Ă  la vue d’un cordon. Vente. Vendre et acheter, but de la vie. Voltaire. CĂ©lĂšbre par son rictus » Ă©pouvantable. — Science superficielle. Vieillard. À propos d’une inondation, d’un orage, etc., les vieillards du pays ne se rappellent jamais en avoir vu un semblable. VeillĂ©e. Celles de la campagne sont morales. Voisins. TĂącher de se faire rendre par eux des services sans qu’il en coĂ»te rien. Velours. Sur les habits, distinction et richesse. Voyage. Doit ĂȘtre fait rapidement. Voitures. Plus commode d’en louer que d’en possĂ©der de cette maniĂšre, on n’a pas le tracas des domestiques, ni des chevaux qui sont toujours malades. W Wagner. Ricaner quand on entend son nom, et faire des plaisanteries sur la musique de l’avenir. Y Yvetot. Voir Yvetot et mourir. CATALOGUE DES IDÉES un fragment de papier dĂ©tachĂ©, figure la citation suivante IdĂ©es chic. Il est de la derniĂšre Ă©vidence, que les compagnies savantes de l’Europe ne sont que des Ă©coles publiques de mensonges, et trĂšs rarement il y a plus ? d’erreurs dans l’AcadĂ©mie des sciences que dans tout un peuple de Hurons. » Rousseau. Émile, liv. III. Sur une feuille grand format, la derniĂšre de ce manuscrit DĂ©fense de l’esclavage. DĂ©fense de la Saint-BarthĂ©lemy. Se moquer des forts en thĂšme. Se moquer des savants. Se moquer des Ă©tudes classiques. Dire Ă  propos d’un grand homme Il est bien surfait ! » Tous les grands hommes [sont surfaits]. Et d’ailleurs il n’y a pas de grands hommes. Admiration de M. de Maistre. Admiration de Veuillot. Admiration de Steindhal sic. Admiration de Proudhon. Science superficielle de Voltaire. RaphaĂ«l, aucun talent. Mirabeau, aucun talent ; mais son pĂšre qu’on n’a pas lu, oh ! MoliĂšre, tapissier de lettres. Charron, bien supĂ©rieur Ă  Montaigne. A. Musset, bien supĂ©rieur Ă  Hugo. HomĂšre, n’a jamais existĂ©. Shakespeare, n’a jamais existĂ©, c’est Bacon qui est l’auteur de ses piĂšces. Nous donnons quelques exemples des Ă©normitĂ©s relevĂ©es chez les grands maĂźtres. Ce sont ces pensĂ©es que Flaubert devait faire copier par ses deux bonshommes, qui, furieux de n’avoir pas trouvĂ© dans la science la certitude qu’ils cherchaient, se vengeaient en notant les stupiditĂ©s qui, pour le commun des hommes, tiennent lieu de science en sociĂ©tĂ©. Morale Les souverains ont le droit de changer quelque chose aux mƓurs. Descartes. Discours sur la MĂ©thode, part. 6. L’étude des mathĂ©matiques, en comprimant la sensibilitĂ© et l’imagination, rend quelquefois l’explosion des passions terribles. Dupanloup. Éducation intellectuelle, p. 417. L’eau est faite pour soutenir ces prodigieux Ă©difices flottants que l’on appelle des vaisseaux. FĂ©nelon. Shakespeare lui-mĂȘme, tout grossier qu’il Ă©tait, n’était pas sans lecture et sans connaissance. La Harpe. Introduction et Cours littĂ©raire. Style ecclĂ©siastique Mesdames, dans la marche de la sociĂ©tĂ© chrĂ©tienne, sur le railway du monde, la femme, c’est la goutte d’eau dont l’influence magnĂ©tique, vivifiĂ©e et purifiĂ©e par le feu de l’Esprit saint, communique aussi le mouvement au convoi social sous son impulsion bienfaisante ; il court sur la voie du progrĂšs et s’avance vers les doctrines Ă©ternelles. Mais si, au lieu de fournir la goutte d’eau de la bĂ©nĂ©diction divine, la femme apporte la pierre du dĂ©raillement, il se produit d’affreuses catastrophes. Mgr Mermillod. De la vie surnaturelle dans les Ăąmes. PĂ©riphrases. — ImbĂ©ciles Je trouverais mauvais qu’une fille peu sage vĂ©cĂ»t avec un homme avant le mariage. Ponsard. Traduction d’HomĂšre. ↑ Notre nomenclature n’est pas Ă  la lettre celle que Maupassant a donnĂ©e dans Bouvard et PĂ©cuchet, Ă©dition Quantin. Il se peut, ces documents ayant Ă©tĂ© transportĂ©s de Croisset Ă  Antibes, que dans le cours du dĂ©mĂ©nagement des mĂ©langes se soient faits dans cette Ă©norme paperasserie. Nous ne pouvons ici nous Ă©tendre davantage et donner de plus nombreuses citations.
Servezles facilement grĂące Ă  sa pelle Ă  glaçons fournie ou son bac Ă  glaçons amovible. IdĂ©ale, la KB14 vous permettra aussi de remplir les glaciĂšres, essentielles pendant les soirĂ©es et les pique-niques de cet Ă©tĂ©. Vous aimerez aussi. ref : KB14. Hkoenig Machine Ă  Glaçons 12kg - Hkoenig. 8 (avis) 252,01 € HT. 302,41 € TTC. Voir le Produit. ref : KB20. Hkoenig Machine Ă 
Accueil BUT ElectromĂ©nager Eau - Boisson Accessoire eau et boisson Kb20 Machine A Glacons Jusqu A 12kg CaractĂ©ristiques Livraison Retours Questions et rĂ©ponses Je paye Ă  mon rythme par RĂ©gler vos achats en 3 fois sans frais ! Le premier prĂ©lĂšvement s'effectue Ă  l'achat sur votre carte bancaire, les suivants chaque mois sur votre compte en banque. Au moment de payer, munissez-vous de Votre carte bancaire Votre tĂ©lĂ©phone portable Les cartes Ă©trangĂšres, les cartes exclusivement de retrait et les cartes Ă  autorisation systĂ©matique Electron, Maestro, Cirrus... ne sont pas acceptĂ©es, ni les e-cards. Paiement sĂ©curisĂ© 3D Secure lors de votre paiement en 3 fois sans frais, une demande d'authentification va ĂȘtre transmise Ă  votre banque. Le systĂšme 3D Secure » est un programme mis en place par Visa/Mastercard et proposĂ© par l'ensemble des banques françaises. Il permet d'authentifier le titulaire de la carte qui effectue l'ordre de paiement. Attention, ce systĂšme appelĂ© " 3D Secure " ne doit pas ĂȘtre confondu avec le code secret de votre carte bancaire. Ce code 3D Secure vous sera envoyĂ© par SMS. DĂ©couvrez notre offre plus en dĂ©tail Il s'agit d'une solution de paiement en 3 fois par carte bancaire Visa ou Mastercard* qui permet d'Ă©chelonner le paiement de la commande de 90€ Ă  3000€ en 3 dĂ©bits suivant l'Ă©chĂ©ancier suivant 1Ăšre Ă©chĂ©ance le jour de votre commande 1/3 du montant du panier 2Ăšme Ă©chĂ©ance 30 jours aprĂšs votre commande de 1/3 du montant du panier 3Ăšme Ă©chĂ©ance 60 jours aprĂšs votre commande de 1/3 du montant du panier Exemple pour un panier Ă  rĂ©gler de 300€ 3 Ă©chĂ©ances de 100€ chacune. CoĂ»t total de l'opĂ©ration Ă  crĂ©dit 300€. Les frais de dossier sont pris Ă  la charge de Conditions en vigueur au 15/07/2016. Le Paiement en 3 fois par carte bancaire » vous sera proposĂ© Ă  l'Ă©tape du choix de paiement une fois votre panier validĂ©. Aucun versement de quelque nature que ce soit ne peut ĂȘtre exigĂ© d'un particulier avant l'obtention d'un ou plusieurs prĂȘts d'argent. *Hors TĂ©lĂ©phonie, TV et produits Marketplace. BNP Paribas Personal Finance - Etablissement de crĂ©dit - au capital de 468 186 439 € - SIREN 542 097 902 RCS Paris - 1 boulevard Haussmann 75009 Paris - 542 097 902 RCS Paris - N° ORIAS 07023128 Cetelem est une marque de BNP Paribas Personal Finance. Voir la liste des magasins concernĂ©s par l'offre 3 fois sans frais par Carte Bancaire ici Vous ĂȘtes dĂ©tenteur d'une Carte de crĂ©dit BUT, plus besoin de vous authentifier, rĂ©glez directement vos achats Ă  votre rythme en 3 mois sans frais et 5, 10, 20 mois payant en sĂ©lectionnant votre carte BUT CPAY MASTERCARD dans le choix du mode de paiement. Lors du retrait de votre commande en magasin, vous devrez vous munir obligatoirement - D’une piĂšce d’identitĂ© en cours de validitĂ© Ă  votre nom- De votre carte de paiement ayant servi Ă  rĂ©gler la commande sur et Ă  votre nom- Du mail de confirmation de commande Si vous ne prĂ©sentez pas l’ensemble de ces documents, le produit ne pourra vous ĂȘtre remis. Paiement en 3X sans frais par carte bancaire Produit bientĂŽt disponible Je souhaite ĂȘtre averti lorsque le produit sera Ă  nouveau disponible sur Avis soumis Ă  un contrĂŽle Pour plus d’informations sur les caractĂ©ristiques du contrĂŽle des avis et la possibilitĂ© de contacter l’auteur de l’avis, merci de consulter nos CGU. Aucune contrepartie n’a Ă©tĂ© fournie en Ă©change» des avis. Les avis sont publiĂ©s et conservĂ©s pendant une durĂ©e de cinq ans; ils ne sont pas modifiables. Si un client souhaite modifier son avis, il doit contacter Avis VĂ©rifiĂ©s afin de supprimer l’avis existant, et en publier un nouveau. Les motifs de supression des avis sont disponibles ici. Conditions gĂ©nĂ©rales de garantie En tout Ă©tat de cause, toute vente par BUT, quelle que soit la nature du produit, reste couverte par la garantie lĂ©gale de conformitĂ© du bien au contrat articles Ă  du Code de la Consommation et celle des vices cachĂ©s articles 1641 Ă  1649 du Code Civil. Étendue teritoriale La garantie BUT s’applique en France MĂ©tropolitaine et en Corse, Ă  l’exclusion des DOM-TOM. Les coordonnĂ©es du magasin garant figurent sur la facture d’achat du Consommateur. Toutefois, cette Garantie peut, au choix du client ĂȘtre exercĂ©e par le biais de tout autre magasin franchisĂ© BUT implantĂ© sur la zone gĂ©ographique ci-dessus mentionnĂ©e. Lorsque l’intervention a lieu dans des conditions inhabituelles accĂšs par bateau en cĂŽtiĂšres, par tĂ©lĂ©cabines en montagne ..., l’intervention peut faire l’objet d’une facturation spĂ©ciale. ValiditĂ© de la grantie But Le bĂ©nĂ©fice de la Garantie BUT ne sera accordĂ© que sur la prĂ©sentation de la facture d’achat du produit. La Garantie ne sera acquise qu’au premier acheteur de l’appareil et ne s’applique qu’aux appareils neufs. Toutefois, en cas de dĂ©cĂšs du client, le certificat de garantie bĂ©nĂ©ficiera au conjoint ou aux enfants habitant sous le mĂȘme toit. RĂ©parations Pour toute rĂ©paration pendant la durĂ©e de la garantie, l’acheteur doit s’adresser Ă  un magasin BUT ou Ă  son Service AprĂšs-Vente. La Garantie ne produira plus ses effets dans le cas oĂč une intervention et/ou rĂ©paration aura Ă©tĂ© effectuĂ©e sur l’appareil par des personnes autres que celles agrĂ©es par le magasin. A l’occasion d’une Ă©ventuelle rĂ©paration, tout appareil portable doit ĂȘtre portĂ© au magasin ou Ă  l’atelier ou au Service AprĂšs-Vente par le client. Pour les appareils non portables, le dĂ©placement est gratuit dans un rayon de 30 km autour du magasin. En matiĂšre d’ameublement, le dĂ©placement Ă  domicile prĂ©vu dans le cadre de la garantie, est uniquement celui qui est nĂ©cessaire afin de poser la piĂšce de rechange. La durĂ©e de disponibilitĂ© des piĂšces dĂ©tachĂ©es est, conformĂ©ment aux dispositions de l’article L 111-4 du code de la consommation, indiquĂ©e sur le bon de commande. Les exclusions de la grantie But Sont exclus de la Garantie BUT les dommages occasionnĂ©s directement ou indirectement par ‱Guerre Ă©trangĂšre, guerre civile, acte de terrorisme ou de sabotage commis dans le cadre d’actions concertĂ©es de terrorisme ou de sabotage, grĂšve, Ă©meute ou mouvement populaire. ‱Les Ă©ruptions de volcans, tremblements de terre, inondations, raz-de-marĂ©e ou cataclysmes. ‱Les effets directs ou indirects d’explosion, de dĂ©gagement de chaleur, d’irradiation provenant de transmutations de noyaux d’atomes ou de la radioactivitĂ©, de radiations provoquĂ©es par l’accĂ©lĂ©ration artificielle de particules, l’exposition Ă  des champs magnĂ©tiques. La garantie restera acquise au souscripteur, s’il peut prouver que le dommage n’a pas de rapport direct ou indirect avec ces Ă©vĂ©nements. ‱Et aussi, les dommages ayant pour origine une cause externe au produit, tels que, et sans que cette liste, qui n’est qu’une illustration, soit exhaustive choc, chute, mauvaise utilisation, erreur de manipulation, brĂ»lures, la dĂ©coloration Ă  la lumiĂšre, l’humiditĂ©, la chaleur excessive, les coupures, les Ă©raflures, toute imprĂ©gnation par un liquide. ‱Les dommages consĂ©cutifs Ă  un non-respect des instructions d’entretien, Ă  une installation ou un montage non conforme aux recommandations du fabricant sauf si celle-ci a Ă©tĂ© faite par BUT ou un prestataire agréé par l’Enseigne. ‱La dĂ©tĂ©rioration des mobiliers de cuisine et de leur contenu, ou de tout autre produit d’ameublement, consĂ©cutive Ă  la rupture du support mural de l’immeuble sauf si celle-ci a Ă©tĂ© faĂźte par BUT ou un prestataire agréé par l’Enseigne. ‱L’usage professionnel collectivitĂ©s ... et d’une façon gĂ©nĂ©rale toute activitĂ© de nature non domestique. ‱Pour les produits d’ameublement, les dĂ©fauts d’aspect liĂ©s Ă  une diffĂ©rence de teinte, et/ou Ă  la structure du bois, les diffĂ©rences de teinte liĂ©es Ă  un rĂ©assortiment, les variations de teinte dues Ă  l’influence de la lumiĂšre dans le temps. ‱Les dommages n’affectant pas le bon fonctionnement de l’appareil, en particuliers dommages d’ordre esthĂ©tique rayures, Ă©raflures, trace de choc sur l’ébĂ©nisterie ou l’émail, accident du fumeur, et les piĂšces suivantes carrosseries, lampes, voyants lumineux, tuyau et joint d’arrivĂ©e d’eau, tuyau de vidange, panier Ă  couvert , vitres extĂ©rieures, couvercle, brĂ»leurs et chapeau de brĂ»leur, porte cassette, tout accessoire en gĂ©nĂ©ral sauf s’ils sont la consĂ©quence directe d’un dommage d’origine interne garanti. ‱L’usure normale telle qu’elle n’affecte pas l’usage ou la sĂ©curitĂ© du produit au quotidien. ‱Les dommages engageant la responsabilitĂ© d’un tiers ou rĂ©sultant d’une faute intentionnelle ou dolosive. ‱Les tĂ©lĂ©commandes Ă  distance et cartes mĂ©moires pour appareils photo numĂ©riques etc... ‱Les frais de nettoyages des produits s’ils s’avĂšrent nĂ©cessaires pour effectuer la rĂ©paration. ‱Les Ă©lĂ©ments ou accessoires dont le renouvellement rĂ©gulier est nĂ©cessaire piles, batteries, cartouches d’encre, lampes, filtres etc.. ‱Le remplacement des lampes d’éclairage, les cĂąbles de liaison entre les appareils etc. ‱Les dommages survenant lors du transport ou dĂ©mĂ©nagement du produit effectuĂ© par le client ou l’un de ses reprĂ©sentants sous sa responsabilitĂ©. ‱Les frais relatifs et/ou les dommages causĂ©s par une mauvaise qualitĂ© de l’alimentation du produit tension Ă©lectrique dĂ©fectueuse, erreur de voltage, gaz non conforme, vidange, nettoyage filtre ... ‱Les pertes de donnĂ©es consĂ©cutives Ă  une panne de l’appareil micro-informatique, tĂ©lĂ©phonie, appareils photo numĂ©riques, lecteurs MP3
. La garantie BUT ne prend pas en charge les frais de rĂ©glage et de mise au point des appareils aprĂšs la vente, sauf s’ils sont la consĂ©quence d’un dommage d’origine interne garanti. Lorsque la rĂ©paration exige une reprise en atelier, la garantie ne prend pas en charge les frais d’enlĂšvement et/ou de relivraison chez le client lorsque ces derniers doivent ĂȘtre engagĂ©s en raison de l’exigĂŒitĂ© des locaux ou des moyens d’accĂšs Ă  ceux-ci, sauf dans l’hypothĂšse oĂč la difficultĂ© nous aurait Ă©tĂ© expressĂ©ment signalĂ©e et contresignĂ©e sur le bon de commande. BUT se rĂ©serve le droit de dĂ©signer un Ă©tablissement de Service AprĂšs-Vente agréé chargĂ© des rĂ©parations dans le cas d’un Ă loignement supĂ rieur Ă  70 km du magasin BUT. Pour les Ă©crans de technologies LCD et/ou Plasma, en plus des exclusions dĂ©finies ci-dessus, la garantie ne s’applique pas pour les dommages rĂ©sultant de pressions ou griffures sur l’écran, la rĂ©manence ou le marquage d’écran dus Ă  l’affichage d’images fixes logos, jeux ..., les altĂ©rations liĂ©es Ă  l’exposition Ă  la lumiĂšre lampe, soleil. .., les dĂ©faillances de pixels allumĂ©s ou Ă©teints dont le nombre est infĂ©rieur aux limites fixĂ©es par les normes en vigueur. Pour la micro-informatique, en plus des exclusions dĂ©finies ci-dessus, la Garantie BUT ne s’applique pas pour les dommages rĂ©sultant de modifications de programmes, de paramĂ©trages de donnĂ©es ou de dĂ©fauts de logiciels. De mĂȘme, le vendeur ou le rĂ©parateur ne peuvent ĂȘtre tenus pour responsables de la destruction des fichiers, de logiciels ou de la perte de donnĂ©es consĂ©cutives Ă  une panne. Il est de la responsabilitĂ© de l’utilisateur d’effectuer une sauvegarde de ses donnĂ©es. La responsabilitĂ  du vendeur ou du rĂ parateur ne saurait ĂȘtre engagĂ e en cas d’utilisation de logiciels acquis par des moyens illĂ gaux copie ou de prĂ sence de virus. En outre, la Garantie BUT ne s’applique pas si la panne est due Ă  un accessoire, un pĂ©riphĂ©rique ou une autre piĂšce rajoutĂ©e par le client, elle ne comprend pas la fourniture de pilotes/drivers et CD de restauration et ne couvre pas l’ensemble des problĂšmes liĂ©s Ă  l’utilisation ou Ă  l’accĂšs internet. Pour le mobilier de cuisine de sa ligne de produit Signature», la portĂ©e de la Garantie BUT est rĂ©duite Ă  5 ans pour les portes, les façades de tiroirs, les boutons, les poignĂ©es, et les plans de travail. Cette restriction de durĂ©e est Ă©galement valable pour les modĂšles d’exposition ou soldĂ©s. En ce qui concerne la literie, les produits sont garantis contre tout affaissement anormal ou dĂ©formation prĂ©maturĂ©e au cours d’une utilisation correcte. Cette garantie implique, pour les matelas, une utilisation sur un sommier appropriĂ© et en bon Ă©tat. Le produit ne devra faire l’objet d’aucune tĂąche, salissure ou souillure. Sont exclus de la garantie le tissu de recouvrement, le fil Ă  coudre, les fermetures Ă  glissiĂšre et d’une façon gĂ©nĂ©rale, tous les Ă©lĂ©ments dont la bonne tenue est liĂ©e aux conditions normales» d’utilisation, les affaissements dont la dĂ©perdition n’excĂšde pas 15 % de la hauteur du matelas. Champ d'application Le montant d’une intervention sur un appareil dit technique Gros ÉlectromĂ©nager, Ă©cran de technologie LCD et/ou Plasma etc... ne peut excĂ©der 85% du prix de vente TTC du produit. Dans l’hypothĂšse oĂč notre Service AprĂšs-Vente agréé constaterait l’impossibilitĂ© de rĂ©parer pendant la durĂ©e de la garantie un appareil selon le Service AprĂšs-Vente et non selon le client et/ou dans le cas oĂč celui-ci ne serait plus fabriquĂ© ou commercialisĂ© sur le marchĂ© et/ou dans le cas dĂ©fini au paragraphe ci-dessus, le magasin vendeur remboursera le prix de l’appareil. Litiges Ă©ventuels En cas de difficultĂ©s dans l’application du prĂ©sent contrat, le Consommateur a la possibilitĂ© avant toute action en justice, de rechercher une solution amiable, notamment avec l’aide d’une association de consommateurs, ou d’une organisation professionnelle de la branche ou de tout autre conseil de son choix. Il est rappelĂ© que la recherche de solution amiable n’interrompt pas la garantie lĂ©gale, ni la garantie contractuelle. Garanties lĂ©gales Lorsqu’il agit en garantie lĂ©gale de conformitĂ©, laquelle s’applique indĂ©pendamment de la garantie contractuelle Ă©ventuellement consentie, le consommateur ‱ bĂ©nĂ©ficie d’un dĂ©lai de deux ans Ă  compter de la dĂ©livrance du bien pour agir ‱ peut choisir entre la rĂ©paration ou le remplacement du bien, sous rĂ©serve des conditions de coĂ»t prĂ©vues par l’article L. 217-9 du code de la consommation ‱ est dispensĂ© de rapporter la preuve de l’existence du dĂ©faut de conformitĂ© du bien durant les six mois suivant la dĂ©livrance du bien. Ce dĂ©lai est portĂ© Ă  vingt-quatre mois Ă  compter du 18 mars 2016, sauf pour les biens d’occasion Toute vente, quelle que soit la nature du produit, est en outre couverte par la garantie lĂ©gale des vices cachĂ©s, au titre de laquelle le consommateur a le choix entre la rĂ©solution de la vente ou une rĂ©duction du prix de celle-ci conformĂ©ment Ă  l’article 1644 du code civil. Extraits du code de la consommation et du code Civil Article L. 217-4 du code de la consommation Le vendeur livre un bien conforme au contrat et rĂ©pond des dĂ©fauts de conformitĂ© existant lors de la dĂ©livrance. Il rĂ©pond Ă©galement des dĂ©fauts de conformitĂ© rĂ©sultant de l’emballage, des instructions de montage ou de l’installation lorsque celle-ci a Ă©tĂ© mise Ă  sa charge par le contrat ou a Ă©tĂ© rĂ©alisĂ© sous sa responsabilitĂ©. » Article L. 217-5 du code de la consommation Le bien est conforme au contrat 1 - S’il est propre Ă  l’usage habituellement attendu d’un bien semblable et, le cas Ă©chĂ©ant ‱ s’il correspond Ă  la description donnĂ©e par le vendeur et possĂ©der les qualitĂ©s que celui-ci a prĂ©sentĂ©es Ă  l’acheteur sous forme d’échantillon ou de modĂšle ; ‱ s’il prĂ©sente les qualitĂ©s qu’un acheteur peut lĂ©gitimement attendre eu Ă©gard aux dĂ©clarations publiques faites par le vendeur, par le producteur ou par son reprĂ©sentant, notamment dans la publicitĂ© ou l’étiquetage; 2 - Ou s’il prĂ©sente les caractĂ©ristiques dĂ©finies d’un commun accord par les parties ou ĂȘtre propre Ă  tout usage spĂ©cial recherchĂ© par l’acheteur, portĂ© Ă  la connaissance du vendeur et que ce dernier a acceptĂ©. Article L. 217-12 du code de la consommation L’action rĂ©sultant du dĂ©faut de conformitĂ© se prescrit par deux ans Ă  compter de la dĂ©livrance du bien. » Article L217-16 du code de la consommation Lorsque l’acheteur demande au vendeur, pendant le cours de la garantie commerciale qui lui a Ă©tĂ© consentie lors de l’acquisition ou de la rĂ©paration d’un bien meuble, une remise en Ă©tat couverte par la garantie, toute pĂ©riode d’immobilisation d’au moins sept jours vient s’ajouter Ă  la durĂ©e de la garantie qui restait Ă  courir. Cette pĂ©riode court Ă  compter de la demande d’intervention de l’acheteur ou de la mise Ă  disposition pour rĂ©paration du bien en cause, si cette mise Ă  disposition est postĂ©rieure Ă  la demande d’intervention. » Article 1641 du code civil Le vendeur est tenu de la garantie Ă  raison des dĂ©fauts cachĂ©s de la chose vendue qui la rendent impropre Ă  l’usage auquel on la destine, ou qui diminuent tellement cet usage, que l’acheteur ne l’aurait pas acquise, ou n’en aurait donnĂ© qu’un moindre prix, s’il les avait connus. » Article 1648 du code civil, premier alinĂ©a L’action rĂ©sultant des vices rĂ©dhibitoires doit ĂȘtre intentĂ©e par l’acquĂ©reur, dans un dĂ©lai de deux ans Ă  compter de la dĂ©couverte du vice. » Version du 17/07/2018 Fouillerdes glaciĂšres ou des machines Ă  glaçons, dĂ©fi semaine 3 chapitre 3 « Fouiller des glaciĂšres ou des machines Ă  glaçons » est un dĂ©fi de la deuxiĂšme semaine de la saison 1 du chapitre 3 de Fortnite. Retrouvez nos astuces pour le valider. Fortnite 23 dĂ©cembre 2021. Fortnite S1 : DĂ©fis semaine 3, toutes les quĂȘtes, astuces et rĂ©compenses (chapitre 3)
Effacer tous les filtres RĂ©ussi 3 RĂ©sultats Trier par Par dĂ©faut Default Par dĂ©faut Price Low to High Prix Croissant Price High to Low Prix DĂ©croissant Alphabetical A-Z Ordre alphabĂ©tique A-Z Alphabetical Z-A Ordre alphabĂ©tique Z-A Date Added Most Recent First Date d'ajout Plus rĂ©cent en dernier Date Added Most Recent Last Date d'ajout Plus rĂ©cent en premier VĂ©rifier les magasins de la rĂ©gion Montrer seulement les magasins qui ont cet article en stock Le prix peut varier selon l’emplacement clear SituĂ© Ă  l'intĂ©rieur de kilomĂštres Les articles dans votre panier peuvent subir des modifications si vous changez de magasin. En raison de diffĂ©rences rĂ©gionales concernant les frais d’expĂ©dition et la disponibilitĂ© des produits, les articles dans votre panier pourraient subir des modifications si vous changez de magasin.
DĂ©couvreznotre large sĂ©lection de produits dans notre rubrique GlaciĂšres! + de 750 000 rĂ©fĂ©rences en stock 90 ans d'expertise Ă  votre service ! avril 6, 2022 News 0 likes 135 vues 0 commentaires Il existe beaucoup d’appareils indispensables dans les Ă©tablissements de boissons. C’est le cas de la machine Ă  glaçons professionnelle qui est un dispositif qui produit rapidement des morceaux de glace. Mieux, cette production se fait en grande quantitĂ©. Pour un usage professionnel, l’importance de cette machine n’est plus Ă  dĂ©montrer. Seulement, pour avoir un produit de qualitĂ©, contactez PROCOLD. Vous trouverez chez votre partenaire une gamme de machines Ă  glaçons professionnelles. CritĂšres de choix de machine Ă  glaçons professionnelle L’achat d’une machine Ă  glaçons exige que l’on tienne compte d’un certain nombre de critĂšres. La forme des glaçons La forme des glaçons est le premier critĂšre justifiant la bonne qualitĂ© d’une machine qui en fabrique. D’une machine Ă  glaçons Ă  une autre, vous pouvez avoir diffĂ©rentes formes de glaçons. Il s’agit de glaçons pleins, de glaçons creux, de glaçons en demi-lune ou de glaçons pilĂ©s. Peu importe la forme, sa prĂ©sentation raffinĂ©e peut vous orienter sur la qualitĂ© de l’outil de fabrication. La performance de productivitĂ© des glaçons Avant d’acheter votre machine Ă  glaçons professionnelle, il est capital de connaĂźtre la quantitĂ© de glaçons produits. Ensuite, vous devez connaĂźtre le temps nĂ©cessaire pour cette production. Par exemple, pour un usage personnel, vous pouvez sĂ©lectionner la machine de 20 kg. C’est un Ă©quipement qui fabrique des glaçons en 24 h. Elle est trĂšs pratique pour les zones restreintes. Pour ce qui est des grands modĂšles, leur capacitĂ© de production s’étend jusqu’à 150 kg de glace/24 h. Le choix entre les petites et grandes machines dĂ©pend du cadre de service et des besoins de votre clientĂšle. Le systĂšme de refroidissement de la machine de fabrication de glaçons Le choix est portĂ© sur telle ou telle machine Ă  glaçons en tenant compte aussi du systĂšme de refroidissement. Refroidissement Ă  air Avec le refroidissement Ă  air, la congĂ©lation est rapide. Pourquoi ? Parce que la machine aspire de l’air de l’environnement immĂ©diat grĂące Ă  son ventilateur se trouvant sur le cĂŽtĂ©. C’est le choix idĂ©al pour faire des Ă©conomies, mais Ă©galement pour les grands locaux. C’est dire que si l’espace de votre cuisine est vaste, alors, sĂ©lectionnez ce type de machine. Toutefois, le systĂšme de fonctionnement de cet Ă©quipement n’est pas adaptĂ© pour une zone Ă  forte chaleur. Autrement dit, si la tempĂ©rature dĂ©passe 30 °C, il ne faut pas utiliser cet appareil. Refroidissement Ă  eau Les petits modĂšles d’appareils Ă  glaçons avec un systĂšme de refroidissement Ă  eau sont trĂšs adaptĂ©s aux cadres trĂšs petits. Donc, pour les petites cuisines, voici ce qu’il vous faut. Contrairement Ă  celles Ă©voquĂ©es plus haut, ces machines ne sont aucunement sensibles aux tempĂ©ratures hautes. La puissance de production La puissance du moteur n’est point nĂ©gligeable dans la vĂ©rification d’une meilleure version de machine Ă  glaçons. En effet, elle dĂ©termine la vitesse de production des glaçons, mais Ă©galement la tĂ©nacitĂ© de la machine. La consommation en Ă©nergie de votre matĂ©riel dĂ©pend de sa durĂ©e de productivitĂ©. Vous avez besoin de fabriquer des glaçons en quinze minutes par exemple. Il faut choisir une machine Ă  glaçons possĂ©dant une puissance de 120 watts au minimum. Optez pour PROCOLD, c’est sĂ©lectionner les meilleures machines Ă  glaçons professionnelles Vous voulez une machine Ă  glaçons professionnelle remplissant les critĂšres Ă©voquĂ©s ci-dessus. Pas d’inquiĂ©tude. PROCOLD est votre dernier recours. À propos, cette entreprise vous propose une gamme variĂ©e de matĂ©riels. Il est question d’appareils convenables Ă  votre lieu de service et selon vos besoins et exigences. En d’autres mots, vous allez tomber sur des Ă©quipements Ă  glaçons de 12 kg ; 22 kg ; 25 kg 30 kg
 Quel est la tarif des machines Ă  glaçons professionnelles Les appareils de fabrication des glaçons vendus par PROCOLD sont les meilleurs sur le marchĂ©. Ils sont Ă  trĂšs bon prix et valent la peine d’en avoir en prenant compte de leur qualitĂ©. GĂ©nĂ©ralement, le tarif varie entre 50 et 100 euros pour les petits modĂšles et va jusqu’à 500 euros pour les grands. Au demeurant, n’hĂ©sitez pas vous rapprocher de PROCOLD pour avoir les meilleures machines Ă  glaçons professionnelles. StĂ©phaneLavouĂ© est un explorateur, Gilles Pouliquen un adepte de road trip, « Les utopistes en action » sont quant Ă  eux contraints Ă  l’exil. Leur voyage les a conduit dans les Monts d’ArrĂ©e. StĂ©phane LavouĂ© s’inscrit dans la lignĂ©e des voyageurs qui se risquĂšrent Ă  travers le Yeun Elez. Il venait chercher le peuple des lĂ©gendes, il l’a donc rencontrĂ©. La sĂ©rie qu’il LEPÉRIL BLEU DU MÊME AUTEUR FantĂŽmes et Fantoches Histoires singuliĂšres, publiĂ© sous le pseudonyme Vincent Saint-Vincent Plon-Nourrit. 1 vol. Le Docteur Lerne, sous-Dieu, roman Mercure de France. 1 vol. Le Voyage Immobile, suivi d’autres Histoires singuliĂšres Mercure de France. 1 vol. EN PRÉPARATION Suite Fantastique nouvelles Histoires singuliĂšres.Notre-Dame Homme chez les Microbes. Il a Ă©tĂ© tirĂ© de cet ouvrage dix-huit exemplaires numĂ©rotĂ©s quatre sur Japon de la Manufacture impĂ©riale et quatorze sur vergĂ© de Hollande Droits de traduction et de reproduction rĂ©servĂ©s pour tous pays. MAURICE RENARD OO LE PÉRIL BLEU Car, on peut le dire, madame pour les oiseaux et les philosophes, la terre n’est que le fond du ciel, et les hommes s’y trainent pesamment, avec, au-dessus d’eux, l’ocĂ©an d’azur interdit oĂč passent les nuĂ©es ainsi que des ou l’Escale ImprĂ©vue. — SOCIÉTÉ DES ÉDITIONS — — — LOUIS-MICHAUD — —168. Boulevrard Saint-Germain, 168— — — PARIS — — — À ALBERT BOISSIÈRE PREMIÈRE PARTIE OĂč ?
 Comment ?
 Qui ?
 Pourquoi ?
 PrĂ©liminaire Il y a six mois, — c’était exactement le lundi 16 juin 1913 Ă  neuf heures du matin, — je vis entrer dans mon studio la jeune chambriĂšre qui me servait alors. Comme je venais de mettre la premiĂšre main Ă  la biographie passionnante et vĂ©ridique de feu FlĂ©chambault, et comme la consigne Ă©tait de me laisser tranquille, les paroles qui montĂšrent Ă  mes lĂšvres furent trois ou quatre blasphĂšmes de choix. Mais la fille n’en eut point souci et continua d’avancer. Elle portait sur un plateau de laque une carte de visite, et sa figure exultait d’un triomphe si Ă©clatant, qu’elle avait l’air de mimer, avec des accessoires de fortune, la cĂ©lĂšbre chorĂ©graphie oĂč SalomĂ© promĂšne sur un plateau d’argent la tĂȘte de Iokanaan. Je l’apostrophai sans bienveillance — Qu’est-ce qui vous prend ? C’est la carte du PĂšre Éternel que vous trimbalez ? — Donnez. — Ah ! mon Dieu ! Pas possible ?!
 Faites entrer ! presto ! presto ! » J’avais lu le nom, la qualitĂ© et l’adresse de l’homme illustre parmi les plus illustres, l’homme de 1912, l’homme du PĂ©ril Bleu JEAN LE TELLIER Directeur de l’Observatoire 202, boulevard Saint-Germain. Durant quelques secondes, je contemplai d’un regard Ă©bloui la fiche de bristol Ă©vocatrice de tant de gloire et de science, de malheur et de courage ; puis mon attention se fixa sur la porte. Bien souvent, au cours de la terrible annĂ©e 1912, les feuilles publiques avaient reproduit les traits de M. Le Tellier, et je voyais d’avance apparaĂźtre au seuil de la chambre un visiteur dans la force de l’ñge, avec un bon sourire et de grands yeux clairs sous un front large et pur, redressant sa haute taille et caressant d’une main dĂ©liĂ©e sa barbe soyeuse et brune. Or, celui qui tout Ă  coup s’encadra dans le chambranle ressemblait Ă  ma vision comme un vieillard ressemble Ă  sa jeunesse. Je courus Ă  sa rencontre. Il essaya de sourire et fit une grimace. — Il marchait voĂ»tĂ©, d’un pas incertain, et soutenait Ă  grand’peine un portefeuille volumineux. — HĂ©las ! Ă  prĂ©sent sa redingote noire flottait large autour de sa maigreur ; Ă  prĂ©sent la rosette rouge qui boutonnait son parement voisinait avec une barbe grise ; ses paupiĂšres demeuraient baissĂ©es timidement, peureusement ; Ă  prĂ©sent, enfin, toutes les Ă©motions, toutes les souffrances, toutes les Ă©pouvantes de 1912 se lisaient Ă  ce front blĂȘme et dĂ©garni, tourmentĂ© de rides douloureuses. Nous Ă©changeĂąmes les politesses de rigueur. AprĂšs quoi M. Le Tellier voulut bien s’asseoir, posa sur ses genoux le portefeuille ballonnĂ©, puis me dit en le tapotant — Monsieur, voici du travail que je vous apporte. » — Vraiment ? » fis-je d’un ton aimable. Et
 de quoi s’agit-il, monsieur ? » Il leva les yeux vers les miens. — Ha ! ses yeux n’avaient pas changĂ©. C’étaient bien ces yeux-lĂ  que j’avais espĂ©rĂ©s de grands yeux intimidants, habituĂ©s au spectacle des soleils et des lunes, et qui daignaient me regarder
 — L’astronome ne rĂ©pondit pas tout de suite Ă  ma question, et je commençais Ă  trouver, au sujet de ses yeux, des choses ravissantes, comme ceci par exemple qu’ils semblaient restĂ©s tout imprĂ©gnĂ©s de bleu cĂ©leste, et luire toujours de lueurs sidĂ©rales
, — quand M. Le Tellier prononça cette phrase Ă©bahissante — J’ai lĂ  tous les documents nĂ©cessaires Ă  l’histoire de ce qu’on nomme, plus ou moins justement, les Terreurs de l’An mil neuf cent douze. » — Comment ! » m’écriai-je au comble de la surprise. Vous voudriez que
 » — 
 ce soit vous qui fassiez ce travail. » — Vous me faites beaucoup d’honneur
 Mais, en vĂ©rité , monsieur, avez-vous rĂ©flĂ©chi
 C’est une chose
 Ă©norme ! Le sujet n’est pas Ă  ma pointure
 D’abord, je ne suis pas un historien
 Un historiographe, tout au plus. Mon Ɠuvre, bien modeste, se borne Ă  quelques monographies
 Tenez, quand vous ĂȘtes arrivĂ©, prĂ©cisĂ©ment, je m’occupais
 » — Je sais, monsieur, je sais. » — Et puis, gardez-vous bien de me croire un savant ! Je raconte, Ă  la bonne franquette, de petits Ă©pisodes anormaux ; c’est tout. S’il me fallait expliquer scientifiquement cette gigantesque aventure
 Mais, d’ailleurs, est ce que cela n’est pas dĂ©jĂ  fait ? Est-ce que plusieurs de vos confrĂšres n’ont pas
 » — Monsieur. » trancha mon interlocuteur, on n’a point Ă©crit lĂ -dessus d’ouvrage populaire, et c’est un ouvrage populaire dont je souhaite la publication. Pour des raisons que la lecture de ces documents vous fera clairement saisir, il est bon, — il est mĂȘme de la plus grande utilitĂ©, — que tout le monde connaisse et comprenne ce qui s’est passĂ© l’annĂ©e derniĂšre. Si je m’adresse Ă  vous, monsieur, n’en prenez pas ombrage c’est justement parce que vous n’ĂȘtes pas un homme de science, ou du moins pas un spĂ©cialiste. Vous n’accumulerez pas, vous, dans votre rĂ©cit, de ces termes techniques et de ces locutions professionnelles qui rendent impermĂ©ables aux esprits du commun la plupart de nos rĂ©dactions. Moi qui vous parle, j’ai tentĂ© sans y rĂ©ussir cette tĂąche Ă  quoi je vous convie. La cause de mon Ă©chec est simple je ne saurais parler qu’une langue trop juste, inaccessible aux masses Ă  force de propriĂ©tĂ©, bref une langue obscure Ă  force de lumiĂšre aveuglante
 Ne rougissez donc pas de l’honneur », comme vous dites, puisque c’est votre ignorance qui vous le procure, et non votre savoir. » — Excusez-moi, » repris-je en dissimulant quelque mauvaise humeur, mais parviendrai-je Ă  dĂ©crire un phĂ©nomĂšne aussi prodigieux Ă  l’aide seulement du vocabulaire familier ?
 » — N’en doutez pas. » — Mais encore, les profanes s’intĂ©resseront-ils Ă  de froids commentaires
 » — Monsieur ! monsieur ! saisirez-vous jamais ?
 Ce que je vous demande, c’est l’histoire d’une famille pendant les Terreurs de mil neuf cent douze ; c’est l’histoire de ma famille ! » À ces mots qui Ă©veillaient le souvenir de telles surhumaines catastrophes et m’apprenaient enfin la mission grandiose qui m’était rĂ©servĂ©e, un souffle d’enthousiasme souleva tout mon ĂȘtre. — Quoi, monsieur ! vous consentiriez Ă  livrer Ă  la foule
, en dĂ©tail, les pĂ©ripĂ©ties
 intimes
 poignantes
 » — Il le faut », dit gravement M. Le Tellier. — Oh ! alors, je lĂąche FlĂ©chambault ! m’écriai-je. Vite, monsieur, montrez-moi le dossier ! Je brĂ»le d’entamer la besogne
 » Les papiers s’étalaient dĂ©jĂ  sur mon bureau. On trouvait dans ces liasses toutes les formes de renseignements lettres, journaux, croquis, notes, procĂšs-verbaux, revues, constats, photographies, tĂ©lĂ©grammes, etc., soigneusement classĂ©s par rang de date, numĂ©rotĂ©s de 1 Ă  1046 et rĂ©pertoriĂ©s. M. Le Tellier feuilleta cette chronique, parcourut les piĂšces une Ă  une, et fit revenir pour moi le fantĂŽme des heures sinistres. Elles dĂ©passaient en horreur et en bizarrerie ce que la notion vulgaire de la crise m’avait permis de soupçonner. Amateur d’insolite et scribe de miracles, j’ai connu et divulguĂ© les plus Ă©tranges destins. J’ai frĂ©quentĂ© le physicien Bouvancourt, qui pĂ©nĂ©tra dans l’image du monde reflĂ©tĂ©e aux miroirs. Un de mes vieux compagnons fut M. de Gambertin, dĂ©vorĂ© de nos jours, en pleine Auvergne, par un monstre antĂ©diluvien. J’ai compulsĂ© le testament de ce pauvre X
, lequel vit accourir au rendez-vous d’amour le cadavre de sa maĂźtresse. J’ai surpris l’existence du docteur Lerne, qui interchangeait les cervelles de ses clients ou de ses victimes et falsifiait ainsi leur personnalitĂ©. L’ingĂ©nieur Z
 me confia le soin d’exposer comment on fait le tour du globe en restant Ă  la mĂȘme place. J’étais lĂ  quand Nerval, le compositeur, mourut d’avoir Ă©coutĂ© les SirĂšnes au creux d’un coquillage. Je possĂšde aussi — j’en passe et des meilleurs — les mĂ©moires de FlĂ©chambault, l’infortunĂ© qui sĂ©journa chez les microbes
 Enfin, mes registres contiennent pas mal de curiositĂ©s. Mais, en mon Ăąme et conscience je l’affirme, tout cela n’est rien au regard des Ă©vĂ©nements dont M. Le Tellier poursuivit l’énumĂ©ration, tandis que son doigt dĂ©charnĂ© fouillait les archives du PĂ©ril Bleu. Je dois dire qu’il racontait d’une maniĂšre saisissante, comme tous ceux qui ont vĂ©cu leur narration. Parfois mĂȘme il tremblait d’une angoisse rĂ©trospective, au vu de certaines pages qu’il avait tracĂ©es de sa propre main vacillante, au sortir d’un nouvel accident, tout chaud », pour ainsi dire, et sous le coup du dĂ©sespoir. Ce jour-lĂ , nous oubliĂąmes tous deux l’heure du dĂ©jeuner. Telles sont les conjonctures dans lesquelles je fus appelĂ© Ă  Ă©crire cette histoire de l’an de disgrĂące 1912. J’ai suivi, pour ce faire, l’ordre du temps, — le seul qu’un historien puisse adopter s’il mĂ©prise l’effet, comme c’est son devoir. Et toutes les fois qu’une piĂšce du dossier me l’a permis par sa concision, sa briĂšvetĂ©, sa justesse et la bonhomie de son Ă©criture, je l’ai versĂ©e telle quelle Ă  ma relation. Il en rĂ©sulte un ensemble fort disparate et beaucoup de morceaux dĂ©nuĂ©s de style ; cela est regrettable ; mais fallait-il Ă©chapper la moindre occasion de substituer la vie, toute palpitante, au discours d’un rapporteur ? À ce propos, sans doute me fera-t-on grief de l’hospitalitĂ© libĂ©rale octroyĂ©e dans mon livre Ă  la correspondance de M. Tiburce. Elle offre peu d’intĂ©rĂȘt, et sa part dans l’action est assez minime, je l’avoue. Mais elle achĂšve si bien le portrait d’un personnage dont le type funeste incline Ă  se trop multiplier ; mais elle montre avec tant de bonheur oĂč peuvent conduire certains excĂšs, — qu’il m’a paru naturel et moral de la dissĂ©miner aux endroits que lui assignait la chronologie. Du reste, M. Tiburce qui est maintenant de mes amis, comme tous les hĂ©ros survivants de cette Ă©popĂ©e est revenu de ses erreurs, et lui-mĂȘme a voulu qu’on trouvĂąt ci-aprĂšs la leçon de ses ridicules avec la peinture de sa folie. Ce dernier trait l’honore dans la mesure prĂ©cise oĂč son extravagance l’avait dĂ©criĂ© ; je suis heureux de l’en fĂ©liciter. Un mot encore. — Bon nombre de personnes ont l’excellente habitude de suivre sur la carte la marche des faits et le dĂ©placement des acteurs. Pour situer ainsi les phases du PĂ©ril Bleu, je recommande les cartes de l’État-major Nantua 160 et ChambĂ©ry 169, ou la carte du ministĂšre de l’IntĂ©rieur Belley xxiii, 25. Ces topographies joignent Ă  l’exactitude la plus stricte le mĂ©rite d’ĂȘtre levĂ©es Ă  une Ă©chelle suffisante pour qu’on y puisse piquer de minuscules drapeaux indicateurs ou des Ă©pingles Ă  tĂȘte de verre colorĂ©. — Quant au plan de Paris, le premier venu fera l’affaire. Et maintenant, tournons les yeux vers le passĂ© et revenons en idĂ©e au mois de mars 1912. iEntrĂ©e en MystĂšre Àquelle date faut-il placer la premiĂšre manifestation du PĂ©ril Bleu ? C’est un problĂšme qui n’a jamais Ă©tĂ© bien rĂ©solu, mais dont il importe de dire quelques mots. Faisons d’abord justice d’une croyance singuliĂšrement tenace dans le peuple et qu’on est en droit d’appeler la lĂ©gende de l’Auvergnate. — Non, la femme trouvĂ©e le 28 fĂ©vrier, dans un champ, prĂšs de Riom, couchĂ©e sur le dos et le front ouvert, n’a aucun rapport avec le dĂ©but de ce qui nous intĂ©resse. Il est vraiment extraordinaire qu’on accrĂ©dite encore une fable pareille, quand l’assassin de cette dame, arrĂȘtĂ© six mois plus tard, fit l’aveu de son crime et se vit condamner Ă  vingt ans de travaux forcĂ©s par le jury du Puy-de-DĂŽme, — ainsi qu’il appert des piĂšces 1 et 2 du dossier Le Tellier procĂšs-verbal de la dĂ©couverte du cadavre et extrait de jugement. AprĂšs cela, comment se trouve-t-il toujours des sots pour accuser les Sarvants d’avoir commis ce meurtre ? L’épouvante rĂ©gnait Ă  l’époque des dĂ©bats, il faut qu’elle en ait dĂ©tournĂ© l’attention publique ; je ne vois pas d’autre excuse Ă  de telles aberrations. Revenons au dossier. — Le troisiĂšme document est une sĂ©rie de cinq dĂ©coupures de journaux. À leur vue, force lecteurs vont se rappeler l’incident qui les occupe et dans lequel M. Le Tellier pense reconnaĂźtre la marque initiale des Sarvants. Ce n’est d’ailleurs qu’une prĂ©somption ; rien de plus. On apprĂ©ciera. Le Journal Sous le titre COLLISION EN MER Le Havre, 3 mars. Le paquebot Bretagne, faisant le service entre New-York et Le Havre et qu’on attendait ce soir, a fait savoir au siĂšge de sa compagnie, par marconigramme, que, dans la nuit du premier au deux, il a Ă©tĂ© abordĂ© par un navire qu’il n’a pu identifier et qui s’est enfui. La collision s’est produite par tribord et Ă  l’arriĂšre. La coque est fortement endommagĂ©e, heureusement au-dessus de la ligne de flottaison. Neuf cabines de premiĂšre classe sont dĂ©truites. Il y a cinq morts et sept blessĂ©s. L’accident ne retardera pas sensiblement la marche du paquebot. Le Havre, 4 mars. La Bretagne est arrivĂ©e hier avec trois heures de retard. On n’a aucune nouvelle du navire abordeur. Celui-ci s’est esquivĂ© avec une telle rapiditĂ© que les projecteurs Ă©lectriques de la Bretagne, aussitĂŽt mis en action, ne purent le dĂ©couvrir. Il est vrai que la mer Ă©tait houleuse et que la pluie, tombant Ă  verse, aveuglait les observateurs et limitait le champ d’éclairage. La collision se serait produite pendant que la Bretagne Ă©tait soulevĂ©e par une forte lame. [Suit la liste des morts et des blessĂ©s.] Le Havre, 5 mars. Les personnages qualifiĂ©s pour le savoir n’ont pas connaissance qu’un navire ait dĂ» se trouver sur la route de la Bretagne Ă  la date et Ă  l’heure indiquĂ©es par le capitaine de ce transport. L’ùre des pirates Ă©tant passĂ©e, il faudrait donc se rallier Ă  l’hypothĂšse d’un vaisseau de guerre en mission clandestine. Cette supposition serait d’ailleurs confirmĂ©e par ce fait que l’énorme brĂšche de la Bretagne semble avoir Ă©tĂ© pratiquĂ©e par l’éperon d’un avant blindĂ©. Alors, est-on en prĂ©sence d’un accident ou d’une attaque ? — Il importe de noter que les vigies de la Bretagne n’ont aperçu aucun fanal. De Plymouth, 6 mars. Le destroyer Swift, de la flotte britannique, est entrĂ© en cale sĂšche hier aprĂšs-midi pour ĂȘtre rĂ©parĂ©. Il a subi des avaries au sujet desquelles la consigne paraĂźt de se taire [sic]. N’y aurait-il pas un rapprochement Ă  faire entre ces mystĂ©rieuses rĂ©parations et l’accident non moins mystĂ©rieux de la Bretagne ? La Libre Parole Article de tĂȘte du 9 mars. Fragment terminal. 
 Une fois de plus les Diplomates se sont abouchĂ©s, et comme toujours, les nĂŽtres ont exĂ©cutĂ© en mesure les courbettes les plus serviles devant les dĂ©clarations de l’étranger. Ainsi donc, Messieurs les Larbins chamarrĂ©s, vous croyez le commandant du destroyer anglais lorsqu’il soutient que, au moment de l’abordage, il se trouvait Ă  35 milles au nord de la Bretagne » ?
 Et vous le croyez encore lorsqu’il avoue que l’accident du destroyer s’est produit nĂ©anmoins quelques secondes aprĂšs celui du paquebot » ?
 Quand il dĂ©clare que prenant part Ă  une manƓuvre de nuit, il devait naviguer tous feux Ă©teints », cela ne vous dit rien, cela ?
 Quand il s’écrie comme le commandant de la Bretagne, parbleu ! Je n’ai rien vu ! » vous admettez cela, vous ?
 Alors, s’il vous plaĂźt, le vaisseau-fantĂŽme, prĂ©sent partout Ă  la fois, serait-il ressuscitĂ© ? Ou bien les deux embarcations se sont-elles heurtĂ©es Ă  travers la distance de soixante et dix kilomĂštres ?
 Allons ! allons ! j’aime mieux croire Ă  la culpabilitĂ© du capitaine anglais et Ă  l’aveuglement — bien pardonnable — du capitaine français. C’est plus simple. Mais la Diplomatie a parlĂ© ! Saluons ! La perfide Albion glapit L’accident du destroyer Swift est inexplicable ! » Et l’AmirautĂ© prĂ©tend avoir fait le silence autour de lui seulement pour Ă©viter que l’on rapprochĂąt les deux collisions » !!! Seulement » c’est dĂ©jĂ  joli ; mais deux » c’est sublime. Pas d’hypocrisie, morbleu ! ambassadeurs que vous ĂȘtes ! Et comme disait le pĂšre Hugo C’est bien. Essuyez-vous. » iiLa Campagne hantĂ©e Cet incident diplomatique Ă©tait rĂ©glĂ© depuis plus d’un mois et l’on avait oubliĂ© l’affaire de la Bretagne », quand l’attention de M. Le Tellier fut mise en Ă©veil par un fait-divers du journal Lyon rĂ©publicain. Et si l’on veut savoir pourquoi M. Le Tellier reçoit Ă  Paris le Lyon rĂ©publicain, je le dirai. C’est qu’il s’intĂ©resse beaucoup Ă  la rĂ©gion de l’Ain et particuliĂšrement au Bugey, qui est le pays de Mme Le Tellier. La mĂšre de celle-ci, Mme Arquedouve, y possĂšde le chĂąteau de Mirastel, oĂč l’astronome et sa famille passent les vacances, et la sƓur aĂźnĂ©e de Mme Le Tellier, Mme Monbardeau, habite toute l’annĂ©e le village d’Artemare, prĂšs de Mirastel, oĂč son mari exerce la profession de mĂ©decin. C’est donc avec un intĂ©rĂȘt bien naturel que M. Le Tellier parcourut les lignes suivantes dans le numĂ©ro du 17 avril piĂšce 8 ÉTRANGES DÉPRÉDATIONS DANS LE DÉPARTEMENT DE L’AIN Il se passe dans l’Ain des faits regrettables. Des malfaiteurs, animĂ©s d’un stupide esprit de pillage et de dĂ©gradation, y commettent journellement leurs mĂ©faits, et par malheur on n’a pu jusqu’ici s’emparer d’aucun d’eux. C’est Ă  Seyssel[1], au confluent du RhĂŽne et du Fier, aux confins des trois dĂ©partements de l’Ain, de la Haute-Savoie et de la Savoie, que la chose a commencĂ©. Dans la nuit du 14 au 15 avril, nombre d’outils de jardinage et d’instruments aratoires, laissĂ©s au dehors, ont Ă©tĂ© subtilisĂ©s. Les premiers Seysselans qui s’en aperçurent prirent le chemin de la mairie, afin d’y dĂ©poser une plainte. Et en arrivant Ă  la maison commune, ils virent que pendant la nuit on avait absurdement arrachĂ© les aiguilles de la grande horloge. Une lanterne, accrochĂ©e Ă  une potence, avait Ă©galement disparu. L’opinion gĂ©nĂ©rale incrimina certains habitants qui, la veille au soir, s’étaient manifestement enivrĂ©s. Mais tous, ayant fourni l’emploi de leur temps, se disculpĂšrent. Le parquet fut avisĂ©. La journĂ©e du 15 se passa tranquillement. À midi et au soir, en rentrant chez eux, les Seysselans ne trouvĂšrent aucune trace de vols ou de dĂ©gĂąts. Ils se couchĂšrent sans inquiĂ©tude. Mais le lendemain, ils constatĂšrent de nouvelles dĂ©prĂ©dations encore moins justifiĂ©es, encore moins raisonnables que les prĂ©cĂ©dentes. Un drapeau, fixĂ© au pignon d’une bĂątisse neuve, avait Ă©tĂ© enlevĂ© ; la sphĂšre de zinc, peinte en jaune, qui servait d’enseigne Ă  l’auberge de la Boule d’Or, ne pendait plus Ă  sa ferrure ; une quantitĂ© de branches d’arbres avait Ă©tĂ© coupĂ©e dans les vergers ; une borne, au coin de la place, n’était plus lĂ  ; des moellons de silex avaient quittĂ© leur tas pour une destination inconnue ; enfin le chat de l’épicier, qui depuis quelque temps rĂŽdait sur les toits, ne put se retrouver. Les Seysselans, d’autant plus furieux que les gens d’alentour commençaient Ă  les railler, se promirent Ă  faire bonne garde la nuit d’aprĂšs. Mais ce fut inutile. Rien ne se passa. L’avis de tous est qu’il s’agit d’une bande de mauvais plaisants. Ce sont lĂ  les menĂ©es de grossiers mystificateurs de village. » Telles sont les nouvelles qui nous sont parvenues voilĂ  vingt-quatre heures et que nous refusĂąmes d’insĂ©rer avant de nous ĂȘtre assurĂ©s de leur exactitude. Aujourd’hui nous en sommes certains, et nous savons de bonne source car, en vĂ©ritĂ©, il n’est pas superflu de la mentionner que la nuit oĂč les Seysselans guettĂšrent sans rĂ©sultat, ce fut le village voisin, Corbonod, qui reçut la visite des filous. LĂ , ils s’attaquĂšrent surtout aux potagers, qu’ils dĂ©valisĂšrent. Et la nuit suivante, les tristes voyous se livrĂšrent Ă  leurs actes de vandalisme dans le hameau de CharbonniĂšre, toujours Ă  cĂŽtĂ© de Seyssel. Un chevreau de cette localitĂ©, qui s’était Ă©chappĂ©, n’a pas Ă©tĂ© revu. La gendarmerie est sur les lieux. On soupçonne plusieurs individus et notamment un vagabond qui chemine avec lenteur et dont le sĂ©jour dans les villages Ă©prouvĂ©s coĂŻncide justement avec lesdites Ă©preuves. Nous attendons d’autres dĂ©tails et nous tiendrons nos lecteurs au courant. — Mais voilĂ  une aventure de voleurs bien digne de ce pays ; car, ne l’oublions pas, c’est Ă  la crĂȘte des rochers dominant le Val du Fier qu’on montre aux voyageurs la maison de qui ?
 De Mandrin. Ces lignes intriguĂšrent M. Le Tellier, peut-ĂȘtre mĂȘme plus que de raison. Mais, Ă  rĂ©flĂ©chir, l’idĂ©e lui vint que probablement le mystĂšre rĂ©sidait surtout dans les termes de l’information, et que le manque de dĂ©tails n’avait seul produit l’apparence. Comme il devait Ă©crire Ă  son beau-frĂšre Monbardeau, cet homme avide de lumiĂšre profita de l’occasion pour lui demander lĂ -dessus quelques Ă©claircissements. Voici sa lettre. Je la reproduis in extenso, car elle traite d’évĂ©nements et de choses Ă©troitement liĂ©s Ă  notre histoire. piĂšce 9 Au docteur C. Monbardeau, Artemare, Ain.. Paris, 202, boulevard Saint-Germain. 18 avril 1912. Mon cher Calixte,Grande nouvelle ! Nous arriverons Ă  Mirastel le 16 dans la soirĂ©e, ma femme, ma fille, mon fils, mon secrĂ©taire et moi. Je prĂ©viens par mĂȘme courrier cette bonne madame Arquedouve. — Tu as bien lu mon fils », Maxime nous accompagne ; le prince de Monaco lui donne un mois de congĂ© entre deux croisiĂšres ocĂ©anographiques. Et maintenant te voilĂ  prodigieusement ahuri ! Tu te demandes pourquoi nous quittons Paris de si bonne heure cette annĂ©e !
 Mettons
 mettons que je sois fatiguĂ© par l’inauguration du grand Ă©quatorial. Ce sera le prĂ©texte officiel. Ah ! mon pauvre Calixte, cet Ă©quatorial ! Tu ne reconnaĂźtras plus l’Observatoire. L’Observatoire de Perrault, on dirait maintenant le PanthĂ©on de Soufflot ! Je m’explique Pour loger l’immense lunette donnĂ©e par le milliardaire Hatkins, il a fallu construire sur la terrasse, au milieu des petites coupoles, un vrai dĂŽme de basilique. C’est pourquoi je parle de PanthĂ©on. L’esthĂ©tique en souffre cruellement. Si encore la science y gagnait I Mais quel enfantillage d’établir un instrument d’optique aussi merveilleux Ă  Paris ! Ă  Paris qui trĂ©pide sans cesse ! Ă  Paris dont le ciel est chargĂ© de poussiĂšre ! et sur un monument vibratile, oĂč la chaleur rayonnante gĂȘne l’observation !
 Toutefois, l’AmĂ©ricain dĂ©sirant que son tĂ©lescope fĂ»t placĂ© comme il l’est, on ne pouvait que s’incliner. La fĂȘte inaugurale du 12 avril a Ă©tĂ© de tous points rĂ©ussie. Beaucoup d’étrangers, Ă  cause de l’exotisme du donateur. — Mais je te raconterai tout cela. Autre chose. Tu trouveras ci-inclus un article du Lyon RĂ©publicain. Il a piquĂ© ma curiositĂ©. Toi qui es sur place, donne-moi donc des explications complĂ©mentaires. Est-ce sĂ©rieux ? Je flaire une de ces farces pyramidales dont nos paysans sont coutumiers. Affections Ă  ta femme ainsi qu’à ton fils et Ă  ta dĂ©licieuse belle-fille, puisque vous avez le bonheur de les possĂ©der en ce moment. De cƓur, Jean Le Tellier. Et voici la rĂ©ponse piĂšce 10 À Monsieur J. Le Tellier, Directeur de l’Observatoire, 202, boulevard Saint-Germain, Paris. Artemare, 20 avril 1912. Laisse-moi d’abord, mon cher Jean, bĂ©nir les causes de votre arrivĂ©e hĂątive en Bugey. Ces causes, le ton dĂ©gagĂ© de ta lettre accuse leur peu de gravitĂ©. Alors gaudeamus igitur ! Quant aux Étranges dĂ©prĂ©dations », elles ne sont peut-ĂȘtre en effet qu’une mauvaise plaisanterie. Oui, mais bigrement mauvaise ! C’est quelque chose comme — en grand — une maison hantĂ©e. La campagne hantĂ©e, quoi ! Et sais-tu comment nos villageois, imbus de superstitions, nomment leurs mystĂ©rieux tourmenteurs ? Devine ? un mot de patois
 Des Sarvants, parbleu ! Des fantĂŽmes !
 Et de fait, les malandrins sont insaisissables et ne laissent de trace que la trace mĂȘme de leurs dĂ©lits. D’oĂč, tu peux l’imaginer, une assez forte apprĂ©hension, qui s’étend Ă  mesure que les pillages nocturnes se multiplient. Car cela continue tu as dĂ» l’apprendre par le Lyon RĂ©publicain, et les villages de Remoz et de Mieugy, entre Seyssel et Corbonod, ont subi, chacun Ă  son tour, leur petite brimade nocturne. Lorsque j’ai reçu ta lettre comme par un fait exprĂšs, on venait de m’appeler prĂšs d’une malade d’Anglefort. Je m’y suis rendu avec ma 9-chevaux, et j’en ai profitĂ© pour pousser jusqu’au théùtre de la beffa, comme disent les Italiens. À parler franc, les dĂ©gĂąts sont de piĂštre consĂ©quence et plus vexatoires que rĂ©ellement dommageables. Mais ils n’en restent pas moins bizarres et commis avec un luxe de particularitĂ©s burlesques voulant avoir l’air surnaturelles, bien faites pour frapper l’imagination de mes concitoyens. — Un point remarquable ce sont des vols. OĂč la main des chenapans s’est posĂ©e, sans exception il manque un objet. Non contents d’abĂźmer un cadran d’horloge, ils en chipent les aiguilles. On ne retrouve pas les branches coupĂ©es, les lĂ©gumes arrachĂ©s, l’enseigne dĂ©pendue, rien. Ce sont des vols, et souvent de choses inutilisables. Que ferait-on d’un vieux drapeau ? de rameaux Ă  peine feuillus ? d’une moitiĂ© de bicyclette jetĂ©e aux ordures ?
 Il est vrai qu’on a dĂ©robĂ© des pelles, des hoyaux, des bĂȘches et, ce qui est plus grave, des animaux un chat et une biquette. Mais j’ai le pressentiment que tout sera restituĂ© une fois la comĂ©die terminĂ©e, ou, si tu prĂ©fĂšres, une fois la vengeance exercĂ©e. ExercĂ©e
 par qui ? Dans le pays, on ne devine pas. Les populations ne se connaissent pas d’ennemis. Et alors, en dĂ©sespoir de cause, on admet la possibilitĂ© de quelque vindicte d’outre-tombe une levĂ©e en masse de revenants, une invasion de Sarvants ! C’est fou ! mais que veux-tu tout cela se perpĂštre la nuit, avec de ces raffinements puĂ©rils que l’on a coutume d’attribuer aux spectres ; et puis, le matin, nulle empreinte de pas ! nul vestige d’une prĂ©sence quelconque ! Au surplus, on a vite observĂ© que la plupart des vols Ă©taient commis Ă  des hauteurs oĂč la mode n’est pas de cambrioler au sommet d’un arbre, au pignon d’une toiture, au fronton d’une mairie ; et comme les malicieux personnages ont soin d’effacer toute trace des pieds de leurs Ă©chelles, deux lĂ©gendes sont nĂ©es qui courent le pays, l’une de spectres gĂ©ants, l’autre de spectres grimpeurs ! Maintenant, oĂč se cachent les sacripants durant la journĂ©e ? OĂč vont-ils dĂ©poser le fruit de leurs larcins ? Autant de questions qu’il serait facile de rĂ©soudre, si les campagnards voulaient bien passer la nuit Ă  l’affĂ»t. Mais ils s’enferment Ă  double tour, et quand les chiens aboient, ils se cachent sous leurs couvertures. Quelques esprits forts veillent cependant, et des policiers avec eux. Par malchance, toutes les fois qu’ils s’embusquent dans un village, les dĂ©prĂ©dations s’accomplissent dans un autre. — D’aprĂšs moi, la troupe car ils sont plusieurs, Ă  n’en pas douter se retire avant le jour au fond des bois du Colombier, qui dĂ©verse ses derniĂšres pentes jusqu’aux villages maraudĂ©s, Ă  l’ouest. C’est lĂ  qu’ils se dissimulent et qu’ils enterrent leur butin, Ă  moins qu’ils ne l’enfouissent dans les sables du RhĂŽne, lequel, tu le sais, coule tout au long de ces communes, de l’autre cĂŽtĂ©, Ă  l’est. Une Ă©nigme plus malcommode Ă  dĂ©chiffrer, par exemple, c’est l’absence de piste d’arrivĂ©e et de dĂ©part. Ah ! ce sont des malins. Et ils ont jurĂ© d’affoler cette rĂ©gion. Je reprends ma lettre, interrompue un instant. Il paraĂźt qu’Anglefort a Ă©tĂ© saccagĂ© cette nuit. On ne s’y attendait pas. Les habitants faisaient les farauds, quand j’y suis allĂ©. Ils traitaient leurs voisins de jobards ou de menteurs, les accusant mĂȘme de simulation
 Eh bien ! ça y est ! On leur a pris une brouette, une charrue, des branches encore beaucoup moins, un Ă©pouvantail Ă  moineaux dans un champ de blĂ© tendre quelques vieilles dĂ©froques sur une perche et une statue dans le jardin de ma cliente. C’est le domestique de cette dame qui vient de me l’annoncer. Je ne sais pourquoi, mais ces deux derniers vols paraissent l’avoir Ă©mu davantage lui et tout le monde lĂ -bas. Je ne vois pas ce qu’il y a de si troublant au rapt d’un mannequin de guenilles et d’un bonhomme en plĂątre
 On a soustrait aussi des volailles et
 Mais je veux te narrer l’histoire ; elle est amusante. Une vieille bigote, dont la maison s’appuie au chevet de l’église, entendit, cette nuit, du bruit. Quel bruit ? On n’a pu le lui faire spĂ©cifier. Elle dormait encore. Elle a dit s’ĂȘtre Ă©veillĂ©e au moment oĂč le bruit cessait. Mais alors elle distingua trĂšs nettement le cri d’un coq. Ce coq chantait dans les tĂ©nĂšbres, et son chant venait d’en haut et du clocher ! Ce n’était pas, du reste, une fanfare d’aurore, pas l’aubade classique et coqueriquante, mais c’était le cri d’un coq qui se sauve, qui se dĂ©bat ou qui s’envole ». Et le lendemain c’est-Ă -dire ce matin, elle vit — et chacun put voir — que le coq de fonte, perchĂ© depuis cent ans au faĂźte du clocher, s’en Ă©tait Ă©vadĂ© !
 AussitĂŽt on crie au miracle, au lieu de crier au ventriloque ; et l’on refuse de poursuivre une affaire dont le bon Dieu se mĂȘle ; et l’on dĂ©niche je ne sais quelle corrĂ©lation macaronique entre le coq religieux, symbole du reniement de saint Pierre, et le coq gaulois, gallus gallus, emblĂšme de la France renĂ©gate ! Galimatias, c’est le cas de le dire. Heureusement, la police ouvre l’Ɠil. Car, vengeance ou plaisanterie, en voilĂ  assez. On va surveiller, j’espĂšre, les villages qui se trouvent dans la direction suivie par les ravageurs le sud. On va garder cette traĂźnĂ©e de hameaux dont la file s’égrĂšne entre le RhĂŽne et le Colombier. Cependant les pistes suivies sont abandonnĂ©es l’une aprĂšs l’autre. On a relaxĂ© un chemineau, reconnu sans mĂ©chancetĂ©. Mais il y a, dit-on, de nouveaux suspects deux journaliers piĂ©montais. Ils travaillent depuis peu dans la contrĂ©e et suivent la mĂȘme route que les bizarreries. Porteurs de pelles et de pioches, ils auraient donc, dĂšs le dĂ©but, possĂ©dĂ© les outils nĂ©cessaires Ă  l’inhumation de leurs rapines, avant de s’ĂȘtre procurĂ© par la fraude un surcroĂźt d’instruments analogues, — ce qui rĂ©vĂšle encore une bande. Figure-toi que ma femme s’effraie ! Comme c’est curieux ! Elle, si intelligente ! Elle dit J’ai toujours eu en horreur les charivaris et les farces macabres. Or ceci est macabre, puisque les morts sont en jeu et qu’on fait dire des messes pour le repos de leur Ăąme. — Et le pire, c’est que, si cela persiste, de deux choses l’une Jusqu’à prĂ©sent, n’est-ce pas, les mystificateurs ont suivi Ă  la fois le cours du RhĂŽne et le bas du Colombier. Mais, Ă  Culoz, celui-ci s’arrĂȘte brusquement. Eh bien, puisqu’il n’est de villages qu’au long du fleuve et qu’autour de la montagne, il leur faudra donc choisir entre ces deux directions. Et s’ils s’avisent de contourner l’éperon que fait le Colombier, dans ce cas, Mirastel d’abord, Artemare ensuite se trouvent en plein sur leur trajet ! » VoilĂ  beaucoup de prĂ©voyance ! Toutes ces billevesĂ©es auront leur terme bien avant d’arriver Ă  Culoz, — bien avant que vous n’y dĂ©barquiez vous-mĂȘme le 26. Dans le cas contraire, votre prĂ©sence, ajoutĂ©e Ă  celle d’Henri et de Fabienne, nos chers amoureux, stimulera la vaillance d’Augustine. Je souhaite donc cette prĂ©sence, de tout mon cƓur de beau-frĂšre et de mari. Tout Ă  toi, Calixte Monbardeau À partir de cette lettre, dont l’ampleur inattendue Ă©tonna grandement son destinataire, les coupures de journaux abondent au dossier. Comme tout ce qui paraĂźt toucher Ă  l’au-delĂ , les mĂ©saventures du Bugey dĂ©fraient rapidement la presse française. — Ces coupures sont, pour la plupart, des entrefilets narquois, fourmillant d’erreurs. Nous en retiendrons seulement l’adoption du mot Sarvants » qui, par sa nouveautĂ© apparente et son acception fantasmagorique, semble propre Ă  dĂ©signer des crĂ©atures inĂ©dites et mystĂ©rieuses. Mais on lira ci-dessous une suite de passages choisis pour Ă©viter les redites dans un rapport trĂšs remarquable dĂ» au procureur de la RĂ©publique Ă  Belley, — donc un professionnel de l’observation. Ce magistrat, avant d’ĂȘtre commis officiellement, opĂ©ra des recherches pour son propre compte, en dilettante, et les bribes suivantes sont tirĂ©es des notes officieuses oĂč fut consignĂ© le rĂ©sultat de cette enquĂȘte. piĂšce 33 
 À ce moment [celui de son arrivĂ©e, 24 avril] sept villages avaient Ă©tĂ© molestĂ©s, Ă  savoir le bourg de Seyssel et les hameaux de Corbonod, CharbonniĂšre, Remoz, Mieugy, Anglefort et Champron, tous situĂ©s sur la route de Bellegarde Ă  Culoz, entre fleuve et mont, du nord au sud
 Les populations Ă©taient presque atterrĂ©es
 voyaient plus de choses qu’il n’y en avait 
 Ils se claquemuraient
 L’histoire du coq d’Anglefort avait provoquĂ© une grande sensation
 Je suis montĂ© au clocher. Rien n’aurait Ă©tĂ© plus facile que d’enlever sans effraction le coq de tĂŽle dorĂ©e ; il n’était qu’enfoncĂ© sur une hampe de fer, au moyen d’une douille soudĂ©e Ă  ses pattes et non goupillĂ©e. Il n’y avait donc qu’à le tirer de bas en haut. NĂ©anmoins, dans leur prĂ©cipitation, les dĂ©linquants ont coupĂ© la douille Ă  l’aide d’une cisaille. — Le chant du coq n’a-t-il pas Ă©tĂ© lancĂ© pour masquer le bruit du coup de cisaille ? Les branches disparues sont assez grosses, d’aprĂšs les tronçons. Non pas sciĂ©es, mais tranchĂ©es, avec un sĂ©cateur d’une puissance inaccoutumĂ©e
 Les gens se lamentent C’est la faux de la Mort ! »  La boule de l’auberge n’a pas Ă©tĂ© dĂ©crochĂ©e, mais on a coupĂ© sa chaĂźnette, d’un coup de ces mĂȘmes ciseaux robustes
 Tous les vols commis au dehors et la nuit
 Pas d’exemple qu’on ait pris deux objets semblables ; mĂȘme pour les branches. Si deux branches de poiriers manquent Ă  l’appel, c’est qu’un des poiriers est en feuilles et l’autre, en bourgeons. Il n’y a pas deux choux de la mĂȘme espĂšce qui aient Ă©tĂ© razziĂ©s. Les volailles emportĂ©es ne sont pas de mĂȘme race
 
 Aucune marque d’escalade sur le mur de l’auberge, ni sur la façade de la mairie, Ă  Seyssel. Aucune, non plus, sur les tuiles de la flĂšche d’Anglefort
 
 La façon d’évacuer, sans laisser de trace, charrue, brouette et autres corps de dĂ©lit pesants et volumineux, est aussi un problĂšme
 L’emploi d’un ballon dirigeable expliquerait tout ; mais ce serait, pour une simple farce, un matĂ©riel Ă©trangement disproportionné  Les histoires les plus fantastiques courent les rues. Le Diable y rejoue son vieux rĂŽle. On ne peut croire personne
 La statue grandeur nature, volĂ©e dans un jardin d’Anglefort, est devenue un cauchemar. Elle est assez belle, au dire des paysans, et peinte de maniĂšre Ă  simuler une personne ». Sans doute quelque ignoble coloriage
 
 Un garde de l’État, descendu de la forĂȘt, m’a dit avoir entendu sous bois, en plein jour, des espĂšces de dĂ©tonations sĂšches, pareilles aux claquements d’un fouet. ConsidĂ©rant qu’il a trouvĂ© par lĂ  des arbres dĂ©capitĂ©s, il impute ces bruits, ces clac », au jeu d’une forte cisaille. Il dĂ©pose Ă©galement qu’il a mis le pied dans une petite flaque de sang frais, dont il est incapable d’interprĂ©ter la formation sur le sol, attendu qu’elle ne se trouve pas sous un arbre d’oĂč quelque bĂȘte aurait pu saigner mais dans une clairiĂšre ; qu’elle n’est mĂȘlĂ©e d’aucun dĂ©bris de plume ou de poil, et qu’elle n’est entourĂ©e d’aucun vestige de bataille. Cet homme m’a fait l’impression d’un nerveux suggestionnĂ© par les racontars, puis hallucinĂ© par la solitude. Requis par moi d’avoir Ă  dĂ©velopper son idĂ©e, il n’a plus voulu parler. Conclusion. — Nous avons affaire Ă  une association d’individus armĂ©s de puissants moyens d’exĂ©cution, c’est-Ă -dire abondamment pourvus de capitaux, et dont le but immĂ©diat est de terroriser leurs victimes. Les deux manouvriers que l’on surveille doivent ĂȘtre seulement des complices. — Mais cette terreur est-elle rĂ©pandue pour elle-mĂȘme, ou bien comme une sorte d’anesthĂ©sique prĂ©alable ? Est-ce la comĂ©die ? ou n’est-ce qu’un prologue ? Et alors est-ce le prologue d’un drame ? Ce n’était ni ceci, ni cela. Ou plutĂŽt, c’était ceci et cela, tout Ă  la fois. iiiLes Voleurs volants Les deux ouvriers italiens ne pouvaient ignorer que des soupçons pesaient sur eux. Seuls passants Ă©quivoques, seuls hĂŽtes inconnus, on se montra d’autant plus acharnĂ© Ă  les croire coupables que cette culpabilitĂ© devait, si l’on peut dire, dĂ©classer la mĂ©saventure et la faire tomber du rang supraterrestre oĂč l’avait guindĂ©e l’imagination rurale. Ces PiĂ©montais ! ces gueux d’étrangers ! » On les aurait sur l’heure Ă©charpĂ©s !
 Mais les gendarmes prĂ©sents et certain reporter venu de Paris empĂȘchĂšrent cette justice expĂ©ditive. Mieux vaut, disaient-ils, surveiller leurs agissements. » — On s’y rĂ©solut. L’astuce Ă©lĂ©mentaire conseillait de fournir du travail aux deux gars et de continuer Ă  les hĂ©berger, pour endormir leur dĂ©fiance. Malheureusement, les fermiers s’y refusĂšrent Ă  la suite l’un de l’autre. Les Italiens touchĂšrent leur derniĂšre paye le 23 dans la soirĂ©e, chez un cultivateur de Champrion village tourmentĂ© la nuit prĂ©cĂ©dente et couchĂšrent Ă  la belle Ă©toile, en bordure de la forĂȘt voisine. Une couple de gendarmes fut prĂ©posĂ©e Ă  leur surveillance, et, cachĂ©e selon les rĂšgles de l’art, s’endormit comme un seul homme. Cependant Champrion fut tarabustĂ© pour la seconde fois. Les Sarvants s’adjugĂšrent une oie et des canards, que leurs propriĂ©taires avaient nĂ©gligĂ© de rentrer, dans l’assurance de n’ĂȘtre point lĂ©sĂ©s deux nuits Ă  la file. Et l’on eut encore Ă  dĂ©plorer la perte de l’urne en simili-bronze, garnie d’un gĂ©ranium-lierre, qui surmontait l’un des piliers d’une grille d’entrĂ©e. L’autre vase, sur l’autre pilier, avec un autre gĂ©ranium-lierre, fut respectĂ©. Toujours cet esprit de dĂ©pareillage et de taquinerie spĂ©cial aux Farfadets, Gnomes, Lutins, Kobolds, Dives, Gobelins, Korrigans, Djinns, Trolls — et Sarvants. À leur rĂ©veil, les pandores jumelĂ©s qui s’étaient endormis d’un si fĂącheux accord ne retrouvĂšrent plus les Italiens. Mais ils soutinrent mordicus que ceux-ci Ă©taient dissimulĂ©s sous les ramures au point de pouvoir, sans ĂȘtre aperçus, se couler Ă  travers bois, exĂ©cuter leurs vilaines prouesses et rallier leur cachette. Il est du reste avĂ©rĂ© que les journaliers Ă©taient partis de grand matin, se dirigeant vers ChĂątel. Un jeune garçon put les rejoindre Ă  bicyclette dans ce hameau, situĂ©, comme les autres, sur la route de Bellegarde Ă  Culoz, entre fleuve et mont. LĂ , toute la journĂ©e, on vit les deux compagnons aller de porte en porte, implorant un embauchage qu’on leur refusait inexorablement. Les ChĂątelois supputaient la continuation des bizarreries et savaient qu’à prĂ©sent c’était leur tour d’en souffrir. Ils regardaient les deux parias comme les Ă©claireurs du Malin. Or tels se prĂ©sentaient les courriers diaboliques l’un, grand et blond, faisait contraste avec l’autre, petit et brun. De larges ceintures les sanglaient, rouge pour le premier, bleue pour le second. VĂȘtus de costumes pareils, d’un beige dĂ©colorĂ©, coiffĂ©s de vagues feutres moulĂ©s Ă  leur tĂȘte, ils Ă©taient chaussĂ©s de lourds brodequins, et chacun portait en sautoir son bissac et ses outils de terrassier liĂ©s en faisceau. Le soir venu, chassĂ©s de partout, mĂȘme de l’auberge, ils mangĂšrent du pain tirĂ© de leurs bissacs, et s’étendirent sous un buisson, Ă  l’orĂ©e du village, du cĂŽtĂ© de Culoz. Les habitants, apeurĂ©s de sentir descendre une nuit redoutable, emprisonnĂšrent les bĂȘtes et verrouillĂšrent les portes. Le soleil n’avait pas touchĂ© l’horizon, que le silence de minuit rĂ©gnait dĂ©jĂ  sur ChĂątel. Le reporter parisien et deux gendarmes de rechange prirent alors position Ă  la lucarne d’un grenier bas, d’oĂč l’on dĂ©couvrait le buisson des Italiens. Ces trois guetteurs avaient dĂ©cidĂ© de partager la nuit en quatre pĂ©riodes de garde ; un seul d’entre eux prendrait le quart, pendant le sommeil de ses compĂšres. — Ce fut le brigadier GĂ©ruzon qui monta la premiĂšre faction, tandis que, en prĂ©vision de la leur, son collĂšgue Milot et le publiciste ronflaient dans la paille. GĂ©ruzon devait les prĂ©venir Ă  la moindre alerte. Les suspects reposaient Ă  vingt mĂštres de lui, couchĂ©s contre une touffe d’églantiers. Non loin, sur la gauche, passait la route, bientĂŽt disparue Ă  la corne d’un bois. De ce mĂȘme cĂŽtĂ©, le RhĂŽne grondait. Et de l’autre, s’élevait, immĂ©diat, en son Ă©crasante suprĂ©matie, le Colombier massif, Ă©norme entassement d’étages chaotiques, tout bossuĂ© de contreforts et sinuĂ© de ravines, rocheux et verdoyant, sombre Ă  cause de l’heure, et masquant d’un Ă©peron final les maisons de Culoz. Une cloche piqua sept coups, et l’on avait encore devant soi quelques bons instants de clartĂ©, lorsque GĂ©ruzon vit le grand PiĂ©montais bouger, s’asseoir et rĂ©veiller son camarade. Ils eurent ensemble un colloque Ă  voix basse, firent des gestes vers le hameau, d’un air dĂ©couragĂ©, comme si quelque chose les avait déçus, puis soudain, paraissant se dĂ©cider, jetĂšrent leurs bissacs et leurs outils en bandouliĂšre, et, s’engageant sur la route, se mirent Ă  marcher dans le sens de Culoz. Le brigadier GĂ©ruzon se dit alors que rĂ©veiller ses coopĂ©rateurs prendrait du temps et ferait sans doute quelque bruit. Comme les Italiens venaient de s’éclipser Ă  la corne du bois, il sauta de la lucarne Ă  terre et s’élança derriĂšre eux. Et il fallait le voir courir ! sans emprunter la route, bien sĂ»r, en vue des fugitifs, — mais Ă  travers champs et tout droit sur ladite corne. Il y parvenait, quand une sorte d’exclamation, — une sorte de Hop ! » a-t-il dit, — frappa ses oreilles. Et dans l’instant qu’il arrivait au chemin, sortant avec mille prĂ©cautions du rideau de feuillages, il aperçut les deux PiĂ©montais Ă  la distance de soixante mĂštres environ, mais pas sur la route au-dessus de la route, Ă  la hauteur approximative de quinze mĂštres, s’enlevant toujours plus haut et filant vers Culoz avec une rapiditĂ© surprenante, en plein ciel. — GĂ©ruzon les vit, d’un clin d’Ɠil, se dĂ©rober derriĂšre le premier contrefort du Colombier. Ainsi vĂ©cut, prompte comme la parole, cette aventure prodigieuse. Le brigadier, d’abord, en demeura stupide ; puis, courant Ă  perdre le souffle, il s’en fut rĂ©veiller Milot et le reporter, afin de leur conter le phĂ©nomĂšne dans les termes succincts oĂč l’on vient de l’apprendre. Il essuya leur mĂ©contentement et se vit reprocher d’avoir voulu se rĂ©server toute la gloire. Mais il riposta par l’exposĂ© des motifs qui l’avaient induit Ă  se comporter de la sorte, et fit valoir sa bravoure, ajoutant qu’il n’avait pas Ă©tĂ© sans ressentir un petit frisson. Sur cet aveu, les autres l’accusĂšrent d’hallucination, voire d’hystĂ©rie sic, et le plaignirent d’en ĂȘtre descendu au crĂ©tinisme » des paysans. — Mais, la nuit s’étant faite aussi noire qu’il est permis, le publiciste rĂ©solut de remettre au lendemain les constatations. Jusque-lĂ , se disant que ChĂątel Ă©tait dĂ©signĂ© par la logique pour ĂȘtre attaquĂ©, les trois sentinelles, l’oreille au guet, scrutĂšrent le silence. Ils n’entendirent aucun bruit anormal. À l’aube, les indigĂšnes constatĂšrent avec joie que rien n’avait souffert dans les tĂ©nĂšbres ; et l’on connut que les Italiens n’étaient rien moins que des Sarvants d’une espĂšce particuliĂšrement maligne des dĂ©mons volants ; et l’on frĂ©mit Ă  la pensĂ©e de Culoz, vers quoi ils s’étaient envolĂ©s Culoz oĂč les gens n’étaient pas sur le qui-vive !
 Et l’on avait raison de frĂ©mir. Le premier voiturier qui passa, venant de Culoz, rĂ©pandit la nouvelle de son pillage. — Les Sarvants avaient sautĂ© ChĂątel, n’y trouvant rien Ă  marauder. Par cette dĂ©couverte s’expliquait admirablement et d’une maniĂšre simple comme bonjour l’absence d’empreintes Ă  la suite des vols, ainsi que l’altitude oĂč les voleurs volaient, — puisque c’étaient des voleurs volants, qui restaient suspendus en l’air pendant le travail ». Pourtant — est-il besoin de l’écrire ? — plusieurs personnes traitaient cela de calembredaines, et bien des regards de pitiĂ© se posaient sur le brigadier GĂ©ruzon. L’honnĂȘte gendarme n’en avait cure. Il guida le reporter, du buisson d’églantiers Ă  la corne du bois, et tous deux relevĂšrent la trace des Italiens. Les pas, cloutĂ©s, se distinguaient aisĂ©ment sur la glĂšbe du champ ; mais, parvenus Ă  la route, ils n’étaient plus visibles, les deux piĂ©tons ayant marchĂ© sur le revers de gazon. À n’en croire que leur piste, il se pouvait donc que les PiĂ©montais eussent cheminĂ© de cette façon jusqu’à Culoz et mĂȘme au delĂ . Il se pouvait, aprĂšs tout, qu’ils ne se fussent pas envolĂ©s — au cas d’une aberration probable de GĂ©ruzon — et mĂȘme qu’ils ne fussent pour rien dans le sac de Culoz. Le reporter prit sur lui d’envoyer par lĂ  des Ă©missaires cyclistes, chargĂ©s de reconnaitre la position actuelle des Italiens, sans toutefois les inquiĂ©ter. Puis, en attendant leur retour, il extirpa GĂ©ruzon d’un groupe de campagnards oĂč son rĂ©cit commençait Ă  devenir trop mirobolant, et lui conseilla de ne point tarder Ă  rĂ©diger son rapport. Cela fait, il conclut Ă  l’insuffisance de cette littĂ©rature. — Voulez-vous », demanda-t-il au brigadier, rĂ©pondre au petit questionnaire que je vous poserai ? » GĂ©ruzon consentit volontiers Ă  l’interrogatoire du journaliste. Celui-ci stĂ©nographia scrupuleusement les demandes et les rĂ©ponses, et nous lui devons le prĂ©cieux monument que voilĂ [2] piĂšce 76 D. — À quelle heure avez-vous vu se rĂ©veiller les Italiens ? R. — Sept heures et quelques minutes. D. — Voyiez-vous trĂšs clair ? R. — Parfaitement clair. D. — D’aprĂšs leurs gestes pendant qu’ils se parlaient, quel Ă©tait, selon vous, le sens de leur conversation ? R. — Il y en avait un, le grand, le premier debout, qui semblait expliquer un empĂȘchement Pas moyen, pas moyen ! » Et il montrait le village. D’aprĂšs moi, ça voulait dire Il n’y a rien Ă  prendre cette nuit, parce qu’on n’a rien laissĂ© dehors. Allons-nous-en autre part. » D. — Cela n’aurait-il pu signifier On ne veut pas nous donner d’ouvrage ; il n’y a plus rien Ă  faire dans ce pays ; quittons-le » ? R. — C’est bien possible. Mais alors, pourquoi se seraient-ils couchĂ©s et endormis ? À mon idĂ©e, ils ont fait mine de s’endormir pour pouvoir filer ni vus ni connus. D. — Il se peut qu’il s’agisse d’un rĂ©veil dĂ» au hasard et d’une dĂ©termination prise sous l’influence dĂ©primante du soir et de l’abandon. Au surplus, il y en a un qui dormait rĂ©ellement, puisque l’autre l’a rĂ©veillĂ©, n’est-ce pas ? R. — Oui, le petit noir a Ă©tĂ© rĂ©veillĂ© par l’autre, c’est vrai. Je n’y pensais pas. D. — Ne pensez-vous pas que le grand blond ait pu redouter pour eux-mĂȘmes le danger qui menaçait le village ? pour eux qui Ă©taient dehors, exposĂ©s par consĂ©quent aux malfaçons des nommĂ©s Sarvants ? R. — Tout cela serait possible sans la suite. D. — Arrivons-y. Une fois sur le chemin, Ă  la lisiĂšre du bois, vous les avez vus en l’air ? R. — Comme vous dites. D. — Êtes-vous bien sĂ»r que ce soit eux ? R. — Oui. je les ai reconnus Ă  leurs ceintures rouge et bleue. Ils s’envolaient. D. — Il s’envolaient !?
 Ce n’est pas certain. Vous n’avez distinguĂ© aucun appareil au-dessus d’eux ? Pas de ballon ? pas d’aĂ©roplane ? R. — Absolument rien. Mes yeux s’y sont portĂ©s d’eux-mĂȘmes, au-dessus d’eux, comme qui dirait machinalement ; ils volaient seuls. D. — Comment pouvez-vous affirmer qu’ils volaient ? R. — Ils faisaient de forts mouvements des bras et des jambes, censĂ©ment comme un oiseau avec ses ailes, mais extrĂȘmement vite et en tous sens. D. — Des — bras — et — des — jambes ? R. — Des bras surtout. D. — À quel intervalle se tenaient-ils l’un de l’autre ? Semblaient-ils s’entr’aider ? R. — Non. Ils Ă©taient peut-ĂȘtre Ă  deux mĂštres d’intervalle, gĂ©nĂ©ralement. Peut-ĂȘtre trois. Cela variait. Et sĂ»r qu’ils avaient l’habitude de voler, parce qu’ils filaient rectum. D. — Recta, vous voulez dire. — Vous n’avez pas vu leur figure ? R. — Il est arrivĂ© Ă  chacun de se retourner de mon cĂŽtĂ©, mais ils ont toujours Ă©tĂ© trop loin pour que je puisse voir quelle tĂȘte ils faisaient. D. — Vous avez dit ce matin qu’ils vous avaient paru tout noirs
 et qu’une odeur de roussi flottait dans le bois ? R. — Je me suis laissĂ© un peu entraĂźner. En causant, n’est-ce pas
 D. — Quand ils se retournaient vers vous, est-ce que leur direction s’en trouvait modifiĂ©e ? R. — Non. Ils avaient l’air censĂ©ment de voler sur le dos, comme on nage sur le dos, mais ils continuaient Ă  s’élever de compagnie et Ă  s’éloigner. Ils ont disparu derriĂšre un pan du Colombier, en face Landaise. D. — Vers Culoz ? R. — Oui. Mais assez loin tout de mĂȘme. ? ? ? D. — Avaient-ils toujours leurs outils et leurs sacs au dos ? R. — Oui. D. — Êtes-vous sĂ»r qu’ils ne se servaient d’aucun engin mĂ©canique ? R. — J’en rĂ©ponds. D. — Pas d’ailes ? Leurs bras n’étaient pas munis d’ailes ? R. — Mais non, je vous dis. Ils volaient comme on nage quand on ne sait pas. D. — Vite ? R. — Oh ! dare-dare ! D. — Et ils montaient
 R. — Oui, quand je les ai aperçus. Alors ils ont montĂ© moins raide et ont piquĂ© droit sur le coin du Colombier. D. — Donc sur la forĂȘt. R. — Comme de juste. D. — Ils vous ont vu ? R. — Je crois. Il m’a semblĂ© qu’au moment oĂč je me suis dĂ©couvert de ma personne, leur montĂ©e s’est amoindrie et leur direction s’est accentuĂ©e. ?? D. — Ils n’ont pas cherchĂ© Ă  dĂ©doubler votre attention en se sĂ©parant ? R. — PlaĂźt-il ? — Ah ! bien. — Non, non. D. — Vous parlez, dans votre rapport, d’une exclamation
 R. — Oui. À un moment que j’évalue avec assurance ĂȘtre celui oĂč les suspectĂ©s ont pris leur vol, j’entendis une exclamation dans le genre de Hop ! » Sur l’heure, je ne savais pas ce que cela voulait dire ; mais dĂšs que j’ai eu vu, je saisis illico. D. — Quoi ? R. — Que c’était l’exclamation de quelqu’un qui prend son Ă©lan ! D. — Mais, avant d’avoir vu, auriez-vous assimilĂ© ce cri Ă  un appel ? celui d’un homme appelant un camarade ? un signe pour haler une corde, par exemple ? R. — Cela se peut. Mais je certifie, de mon honneur, qu’il n’y avait pas de corde, ni quoi que ce soit, en l’air. D. — Il y avait bien des nuages, cependant ? R. — Je ne me souviens pas ; mais j’en suis sĂ»r quand mĂȘme ? ! ; aussi loin que la vue pouvait aller, il n’y avait rien. Ils volaient, enfin, lĂ  ! D. — Pourriez-vous imiter leurs mouvements ? — Et d’abord, faisaient-ils chacun les mĂȘmes ? R. — Je vous Ă©coute ! des mouvements absolument Ă©quilatĂ©raux ? ! puisqu’ils se maintenaient au mĂȘme niveau, Ă  la mĂȘme distance et Ă  la mĂȘme vitesse. — VoilĂ  comment ils faisaient ; et parfois ils se touchaient. Ici, le brigadier GĂ©ruzon se prit Ă  gesticuler d’une façon violente et dĂ©sordonnĂ©e. Je le mis devant une glace [Ă©crit le reporter] afin qu’il se rendĂźt bien compte du mĂ©rite de sa reproduction, dont je doutais. Mais il m’affirma que c’était bien cela. Mauvais observateur ou mauvais comĂ©dien, il ne put que me faire rire avec ses entrechats. — Je repris mon interrogatoire. D. — Cette exclamation, n’est-ce pas votre avis qu’elle Ă©tait imprudente, lancĂ©e Ă  haute voix non loin du village ? En somme, elle aurait pu donner l’éveil ? R. — Elle fut en effet trĂšs bruyante. Il est probable qu’un des deux Sarvants ne pouvait s’enlever qu’avec effort. Ça lui a Ă©chappĂ©. Mais il l’a Ă©touffĂ© aussitĂŽt. Cela fut bref et comme interrompu. D. — Êtes-vous de ce pays-ci ? R. — Oui, je suis de Vions. D. — On vous a racontĂ© beaucoup d’histoire de Sarvants ? R. — Encore assez. D. — Et de Sarvants qui volaient ? R. — Non. Jamais. D. — Comment expliquez-vous le fait auquel vous avez assistĂ© ? R. — Je ne l’explique pas. J’ai vu. J’ai vu de visu ! deux hommes s’envoler. Je ne sais pas comment, mais ils volaient. Un point, c’est tout. Le reporter ajoute J’ai rencontrĂ© les Italiens deux jours avant leur prĂ©tendue ascension. La physionomie de ces hommes Ă©tait vraiment patibulaire. — Ceux qui les ont employĂ©s n’en disent rien de particulier. Vers midi, les patrouilles de cyclistes lancĂ©es Ă  la poursuite des nomades rentrĂšrent Ă  ChĂątel, sans avoir recueilli le plus faible indice de leur prĂ©sence oĂč que ce fĂ»t. Et cette nouvelle acheva de convaincre le journaliste, du moins suffisamment pour que, le lendemain, l’un des grands journaux de Paris Ă©talĂąt cette manchette sensationnelle piĂšce 81 LA FAILLITE DES AÉROPLANES L’AVÈNEMENT DES AVIANTHROPES LES HOMMES-OISEAUX DU BUGEY En suite de quoi se trouvait exposĂ©e l’interprĂ©tation de mystĂšre bugiste par l’existence dĂ©montrĂ©e d’une Ă©quipe de rĂŽdeurs en possession du secret de voler sans ailes. Notre journaliste les nommait pĂ©dantesquement des avianthropes aptĂšres. Il gĂ©missait de voir entre les mains de pareils fripons une dĂ©couverte aussi capitale, ayant pour effet, sans doute, la diminution du poids corporel, une sorte d’émancipation physique de la matiĂšre s’affranchissant de la pesanteur ». Et il terminait sur un tableau poussĂ© au noir de l’effarement des Bugistes, qu’il reprĂ©sentait sidĂ©rĂ©s par l’effroi » et se demandant ce qui allait advenir maintenant que les Sarvants, parvenus Ă  Culoz, devaient opter entre les villages riverains du RhĂŽne et les villages semĂ©s Ă  la base du Colombier. Cet article, oĂč perçait vaguement un reste de scepticisme, fut taxĂ© de canard jusqu’à plus ample informĂ©. On exigeait des preuves ; et cela fut cause qu’une nuĂ©e de reporters s’abattit sur le Bugey, dĂ©barquant Ă  Culoz, ce nƓud de voies ferrĂ©es, et provenant de Suisse, d’Italie, d’Allemagne et autres nations plus ou moins limitrophes. Seulement, soit que le voisinage combinĂ© du fleuve et de la montagne fĂ»t nĂ©cessaire Ă  leurs exploits, soit qu’ils fussent rĂ©duits Ă  l’honnĂȘtetĂ© par la vigilance de la gendarmerie, soit enfin pour toute autre raison, — les Sarvants cessĂšrent tout Ă  coup de tenir campagne. Les journalistes regagnĂšrent, qui sa rĂ©publique, qui son royaume, qui son empire ; les paysans se dĂ©ridĂšrent ; GĂ©ruzon crut avoir fait un rĂȘve ; et cette quiĂ©tude inespĂ©rĂ©e ne devait un peu dĂ©cevoir que le meilleur des ĂȘtres, — je veux dire M. Le Tellier. Car, en s’installant Ă  Mirastel le soir du 26 lendemain de la dĂ©confiture de Culoz, il comptait employer ses vacances Ă  l’étude raisonnĂ©e du mystĂšre. Les partisans de la thĂšse mystification » prĂ©tendirent mĂȘme que la survenance d’un homme aussi clairvoyant n’était pas sans rapport avec la cessation des hostilitĂ©s. ivMirastel et ses Habitants Voici venue l’heure de peindre le site oĂč M. Le Tellier, sa famille et son secrĂ©taire venaient d’arriver ; l’heure aussi d’esquisser le portrait de ceux qu’il amenait avec lui et de ceux qu’il retrouvait ; l’heure enfin de rĂ©vĂ©ler pourquoi Mirastel avait Ă  recevoir ses hĂŽtes annuels dans un temps si prĂ©maturĂ©. À qui l’observe du midi — par exemple au touriste naviguant sur le lac du Bourget — le Colombier semble un piton formidable, un kopje isolĂ©. On le prendrait alors pour un frĂšre gĂ©ant de ces buttes qui parsĂšment la contrĂ©e de leurs brusques rotonditĂ©s et que les autochtones appellent des mollards. C’est une illusion. Le Colombier n’a rien d’un piton, Ce que vous regardez comme tel, c’est la croupe d’une longue, longue chaĂźne oĂč se termine le Jura. Le Colombier vient de trĂšs loin dans le nord, et il a soulevĂ© son Ă©chine tortueuse pendant des lieues et des lieues avant de s’arrĂȘter ici, dans un effondrement Ă©chelonnĂ© de mamelons et de ravines, — descente magnifique de forĂȘts courtes et trapues, succession de gorges abruptes et de landes onduleuses, sorte d’abside Ă  quelque surhumaine cathĂ©drale, d’oĂč rayonnent les contreforts de roc et de verdure comme des arcs-boutants qui seraient des montagnes. Le versant oriental du Colombier meurt au niveau du RhĂŽne qui, de ses mĂ©andres, en festonne le contour. Le versant de l’ouest ne plonge point si bas, et forme en s’étalant l’agrĂ©able plateau du Valromey. Quant Ă  la croupe, elle borne un vaste marĂ©cage traversĂ© par le RhĂŽne. Or, au pied de cette croupe, sur le chemin de grande communication qui Ă©pouse sa courbe, la contourne et va de GenĂšve Ă  Lyon en passant par les lieux hantĂ©s du Sarvant, — se rencontrent des villages et des chĂąteaux alternĂ©s. Les communes sont bĂąties au bord de la route et se nomment Culoz, BĂ©on, Luvrieu, Talissieu, Ameyzieu et Artemare. Entre elles, mais plus haut, sur le flanc de la montagne, les manoirs se dressent dans leur beautĂ© diverse et plus ou moins seigneuriale Montverrand, fĂ©odal, — Luyrieu, un dĂ©combre, — ChĂąteaufroid, nĂ©o-moyenĂągeux, — Mirastel, Louis XIII, — et Machuraz, d’un quinziĂšme renaissant mĂȘlĂ© d’une Renaissance ressuscitĂ©e. De tout ces chĂąteaux, Mirastel seul nous intĂ©resse. Il est facilement reconnaissable. Du chemin de fer, qui longe la route Ă  quelque distance, on le voit se dĂ©tacher sur le fond vert assombri de la montagne, entre Machuraz, qui a des murs blancs sous des tuiles rouges, et ChĂąteaufroid, dont les deux tourelles portent gothiquement des cĂŽnes d’ardoises bleues. Il est en briques — des briques devenues roses, dont la chaude clartĂ© l’ensoleille toujours — et flanquĂ© de quatre tours d’angle. Trois sont encore coiffĂ©es de leurs vieux toits d’ardoises grises, en forme de ballons pointus comme des casques sarrasins ; mais la quatriĂšme supporte une coupole d’observatoire. Le jardin de Mirastel, penchĂ© sur le dĂ©vers comme sur un pupitre, l’entoure d’un moutonnement de frondaisons. Sa terrasse, plantĂ©e d’arbres, lui fait de sa muraille un socle rocailleux. Il domine ses deux voisins, et lui-mĂȘme est dominĂ© par les hameaux montagnards d’Ouche et de Chavornay, qui, vers la gauche, se superposent derriĂšre lui, jalonnant la voie pierreuse des sommets. Deux chaussĂ©es carrossables montent en lacets au portail de Mirastel. L’une vient de Talissieu, l’autre d’Ameyzieu. Toutes deux viennent donc de la route. Mais, au milieu du vague triangle que dessine leur fourche, un sentier de chĂšvres escalade la rampe roide et vous mĂšne directement de la route au seuil de l’enclos. Comment ce castel, dans la fraĂźcheur de son Ăąge, a-t-il Ă©chappĂ© aussi totalement Ă  la haine de Richelieu ? Pourquoi n’est-il pas, comme tant d’autres, une ruine qu’on prend de loin pour un rocher, parmi tous ces rochers que le soir assimile Ă  des bastilles dĂ©mantelĂ©es ? — La lĂ©gende veut qu’alors il abritĂąt non quelque hobereau batailleur, mais un doux gentilhomme inoffensif, sans doute affligĂ© d’insomnie, et qui, passant ses journĂ©es Ă  lire dans des livres et ses nuits Ă  lire dans le ciel, aimait Ă  recenser les constellations du haut d’une tour Ă©levĂ©e. De lĂ  serait venu le nom de Mirastel, qui veut dire Mire-Ă©toiles ou Observateur-des-astres. À la vĂ©ritĂ©, quand feu M. Arquedouve acheta cette rĂ©sidence, la tour du nord-ouest n’avait jamais eu de couverture elle s’achevait en plate-forme. Et l’on dĂ©nicha dans les combles — sous l’apparence d’un amas de cuivres dĂ©coupĂ©s et gravĂ©s, embellis de figures allĂ©goriques — force antiques machines d’astronomie, telles que sphĂšres zodiacales et Ă©quinoxiales, horizons azimutaux, quadrants, sextants, globes cĂ©lestes, astrolabes, gnomons et autres vieilleries renouvelĂ©es des ChaldĂ©ens, auxquelles il convient d’adjoindre un de ces interminables tĂ©lescopes dont KĂ©pler amĂ©liorait l’agencement Ă  l’époque oĂč Mirastel Ă©tait flambant neuf. M. Arquedouve, riche industriel lyonnais, acquit le domaine en 1874, onze ans aprĂšs son mariage et sur les instances de son Ă©pouse, qui raffolait du paysage et ne rĂȘvait qu’astronomie. Cette femme supĂ©rieure, Ă©mule des Hypathie, des Mme Lepaute et des Mme du ChĂątelet, voulut amĂ©nager un observatoire sur la plate-forme de la tour ; — et les travaux Ă©taient finis, lorsqu’un double malheur vint frapper Mme Arquedouve. Une amaurose assez inexpliquĂ©e la priva pour toujours de la vue, et son mari dĂ©cĂ©da, laissant la pauvre aveugle avec deux filles, Augustine et Lucie, ĂągĂ©es de dix et de huit ans. De ce jour, Mme Arquedouve ne quitta plus Mirastel. MalgrĂ© son infirmitĂ©, l’énergie et l’habitude firent d’elle une Ă©ducatrice remarquable et une maĂźtresse de maison accomplie. Elle vaquait chez elle aux besognes les plus diffĂ©rentes, avec une adresse incroyable. Mais, sortie de son parc, elle rentrait dans les tĂ©nĂšbres ; et c’était grand’pitiĂ©, par les belles nuits scintillantes, de la voir lever ses yeux trĂ©passĂ©s vers la splendeur d’un ciel qu’ils ne pouvaient sonder, mais dont elle Ă©coutait la silencieuse harmonie. Son idĂ©al Ă©tait d’avoir un gendre qui fĂ»t astronome. Elle le rĂ©alisa. Quatre ans aprĂšs le mariage de sa fille aĂźnĂ©e avec le docteur Calixte Monbardeau, Ă©tabli Ă  Artemare, la cadette Ă©pousait Jean Le Tellier, alors attachĂ© Ă  l’Observatoire de Marseille. Ce fut Ă  M. Le Tellier que profita l’installation de la tour. Une bonne lunette Ă©quatoriale s’y trouvait qui lui permit de poursuivre Ă  Mirastel, durant la chaude saison, quelques-uns de ses travaux. Et maintenant M. Le Tellier Ă©tait directeur de l’Observatoire de Paris. Et maintenant Mme Arquedouve Ă©tait quatre fois grand’mĂšre. — Mais, hĂ©las ! une avanie dĂ©plorable l’avait encore accablĂ©e. Suzanne Monbardeau, l’aĂźnĂ©e de ses petits-enfants, s’était laissĂ© sĂ©duire par un nommĂ© Front, de Belley, — un don Juan rustaud, dĂ©pourvu de tout sentiment. Il l’avait enlevĂ©e ; et, M. Monbardeau ne voulant plus entendre parler de sa fille, la triste Suzanne vivait avec son amant, dans un modeste cottage Ă  l’écart de la petite ville, et ne frĂ©quentait plus, de toute sa famille, que son frĂšre Henri. Encore devait-il, pour la rencontrer, se cacher Ă  la fois de Front et de leurs parents. — Bien de la misĂšre, comme on voit. Suzanne, au mois d’avril 1912, avait trente ans, et son frĂšre vingt-neuf. Sujet hors ligne, docteur et biologiste, attachĂ© Ă  l’Institut Pasteur, cĂ©lĂšbre aujourd’hui par son admirable traitement de l’artĂ©rio-sclĂ©rose, Henri Monbardeau venait d’épouser une charmante jeune fille du pays, Fabienne d’ArviĂšre ; et le nouveau couple se reposait Ă  Artemare d’un voyage de noces quelque peu fatigant, lorsque les Le Tellier reçurent l’hospitalitĂ© de Mme Arquedouve. Leur cousin Maxime Le Tellier, lui, courait alors sur ses vingt-six ans. Reçu au Borda, aspirant, puis enseigne, il avait depuis peu quittĂ© la marine de guerre pour s’occuper d’ocĂ©anographie avec le Prince de Monaco. Averti que toute sa famille allait se rĂ©unir en Bugey, il avait fait coĂŻncider avec cette assemblĂ©e le mois d’indĂ©pendance auquel il avait droit. Et voici, dans la sĂ©duction de ses dix-huit ans et la grĂące de sa beautĂ© blonde, Marie-ThĂ©rĂšse Le Tellier, sa sƓur, dont il faudrait dĂ©crire en vers de grand poĂšte la chevelure d’or aux reflets d’argent, le teint de corolle fraĂźche, le regard mouillĂ©, tel que Greuze l’aimait, la taille ronde, fine, souple
 Et gentille ! Et bonne ! il faut savoir comme !
 Enfin ! cette enfant, on ne pouvait l’entendre parler sans adorer sa pensĂ©e ; et pourtant, l’aspect de sa forme Ă©tait si troublant, que les jeunes hommes ne l’écoutaient pas, et qu’en voyant ses lĂšvres merveilleuses, ils ne pensaient qu’aux baisers de plus tard et non aux paroles d’aujourd’hui. Suzanne et Henri Monbardeau, Maxime et Marie-ThĂ©rĂšse Le Tellier avaient vĂ©cu le meilleur de leur enfance Ă  Mirastel et Ă  Artemare, en Ă©tĂ©. LĂ , Fabienne d’ArviĂšre s’était mĂȘlĂ©e Ă  leurs jeux d’adolescents ; lĂ  aussi un pauvre petit orphelin, que M. Le Tellier faisait instruire, avait passĂ© en leur compagnie beaucoup de belles vacances, avant de devenir le secrĂ©taire fidĂšle de son protecteur. Artemare et Mirastel ! Que de souvenirs ! Les jeunes Monbardeau idolĂątraient la tante Le Tellier ; les petits Le Tellier ne juraient que par la tante Monbardeau ; et c’était, pendant la saison du soleil, un perpĂ©tuel va-et-vient entre le chĂąteau de Mme Arquedouve et la villa du docteur. On vivait dans les deux. On dĂ©jeunait ici ou lĂ . Souvent mĂȘme on y couchait. On y prenait pension, quelquefois plusieurs jours de suite. Mme Arquedouve prĂ©sidait guillerettement aux rĂ©jouissances du chĂąteau. Et elle Ă©tait tant vivelette, cette menue damerette aux bandeaux lisses presque bleus, en sa robe d’alpaga noir d’une coupe monastique, avec une petite pĂšlerine, avec aussi un col et des manchettes de lingerie, — elle Ă©tait, cette fluette damoisette, tellement alerte et remuante, qu’on oubliait qu’elle fĂ»t aveugle, et que sans doute elle l’oubliait aussi, par moments. La faute de Suzanne, hĂ©las ! avait jetĂ© sur tout cela l’ombre pourpre de la honte
 Mais, n’est-ce pas, on n’est pas tenu de rougir sans discontinuer parce qu’une fille de la maison est devenue la proie d’un suborneur
 Et ce fut au milieu d’une rĂ©union assez joviale que M. Le Tellier fit son entrĂ©e Ă  Mirastel, prĂ©cĂ©dĂ© de sa femme Lucie, de sa fille Marie-ThĂ©rĂšse, suivi de son fils Maxime et de son secrĂ©taire M. Robert Collin. ⁂ Les Sarvants Ă©taient alors dans toute leur gloire, et pendant le dĂźner la conversation ne roula que sur eux. DĂšs la fin du repas, les quatre cousins s’échappĂšrent. Tous les ans, le mĂȘme rite joyeux poussait les nouveaux arrivĂ©s Ă  faire, au dĂ©bottĂ©, le tour de Mirastel. On chercha, dans la nuit venue, la silhouette de l’antique demeure, avec ses girouettes de fer forgĂ© pointant vers les Ă©toiles ; on parcourut la ferme attenant au chĂąteau, le parc inclinĂ©, la terrasse plantĂ©e de marronniers fleuris. Le ginkgo-biloba, l’arbre rarissime de qui les aĂŻeux remontent au dĂ©luge, y fut saluĂ© comme un vieil oncle vĂ©gĂ©tal. Puis le quatuor s’engagea sous la charmille centenaire qui mĂšne au portail et dont le berceau tĂ©nĂ©breux faisait parmi la nuit une nuit plus nocturne. C’étaient quatre taches mouvantes, deux grandes, sombres, et deux petites, claires, glissant, avec un bruit de galets remuĂ©s, sur le gravier tirĂ© de la riviĂšre. Et elles disaient des phrases oĂč le nom de Suzanne revenait frĂ©quemment
 Mais voici, jappant et frĂ©tillant, quelque chose de noir qui se prĂ©cipite vers les promeneurs. C’est Floflo, un loulou de PomĂ©ranie au poil lustrĂ© de caresses, un ami d’enfance, lui aussi, et le contemporain de Marie-ThĂ©rĂšse, malgrĂ© que dĂ©jĂ  ce soit un vieillard-chien
 On le fĂȘte. On oublie un peu Suzanne. Et l’on poursuit la ronde sentimentale, au clair de la lune qui vient de jaillir d’une crĂȘte. Fort bien. — Et les parents ? Les parents ? Ils devisent dans le salon, avec Mme Arquedouve et Robert Collin. Et tandis que Mme Monbardeau, l’esprit tout aux Sarvants, s’inquiĂšte Ă  part soi de la sortie des enfants », qu’elle traite d’imprudence, — l’aĂŻeule, s’adressant Ă  M. Le Tellier, lui demande — Jean, pourquoi venez-vous si tĂŽt Ă  Mirastel ? » Mais l’astronome ne rĂ©pond pas tout de go. Il regarde sa femme d’un air gĂȘnĂ©. Celle-ci, alors, toise le secrĂ©taire avec beaucoup d’arrogance ; elle parcourt d’un regard malveillant le pauvre petit homme chĂ©tif qui est lĂ , si maigre et si laid ; elle semble faire l’inventaire de ses dĂ©savantages physiques, de ses pommettes saillantes, de son front excessif, de sa vilaine barbe mousseuse ; et elle fixe, derriĂšre les lunettes d’or, les grands beaux yeux immensĂ©ment rĂȘveurs, comme s’ils Ă©taient aussi dĂ©shĂ©ritĂ©s que le reste. Robert Collin a compris. Il sent qu’il est de trop, se lĂšve, bredouille Si vous permettez, je vais
 hum ! je vais dĂ©faire mes bagages. » Puis se retire en essuyant ses besicles d’or. Et Mme Monbardeau — Quel brave garçon, ce Robert ! Comme tu le traites, Lucie ! » — Je n’aime pas les gĂȘneurs », fait Mme Le Tellier sur un ton langoureux. Ce monsieur toujours en tiers, c’est assommant !
 Et encore, avec une tĂȘte pareille ! » — Luce ! Luce ! » gronde M. Le Tellier. Or, le lecteur a de la chance. Les deux sƓurs ne pouvaient rien dire qui les peignĂźt plus au vif en moins de mots l’une indulgente et bonne, franche et sans apprĂȘt ; l’autre nonchalante et pleine d’ñcretĂ©, dure au prochain. Ajoutons que Mme Le Tellier se teignait les cheveux au hennĂ© ; qu’elle restait des heures Ă©tendue, sans raison valable ; que ses ongles paraissaient huilĂ©s Ă  force de luire et d’ĂȘtre polis et repolis, — et nous l’aurons dĂ©crite trĂšs suffisamment. Cependant Mme Arquedouve a rĂ©pĂ©tĂ© sa question, et puisqu’on est en famille dĂ©sormais — Ma mĂšre, » commence M. Le Tellier, moi je retournerai Ă  Paris dans une quinzaine. Mais je vous ai amenĂ© surtout Marie-ThĂ©rĂšse. » — Est-ce qu’elle est souffrante ? Ou quoi ?
 » s’effare la grand’mĂšre, qui pense Ă  son autre petite-fille, Suzanne
 — Non. Tranquillisez-vous. Mais vous savez que nous avons inaugurĂ©, le 12 avril, l’équatorial donnĂ© par M. Hatkins ?
 — Qu’est-ce que tu as. Calixte ? » Le docteur avait sursautĂ©. — Rien », fait-il. C’est ce nom de Hatkins
 Continue, continue. » — Cette fĂȘte, ma mĂšre, fut trĂšs brillante. D’illustres personnages, des mondains notoires et pas mal d’étrangers de marque y assistaient. Notre Marie-ThĂ©rĂšse, qui faisait lĂ  ses premiĂšres armes, obtint un succĂšs fou
 et depuis cet aprĂšs-midi — que le diable emporte ! — j’ai reçu tant et tant de demandes en mariage, si pressantes, si flatteuses et mĂȘme si
 imprĂ©vues, que, nous refusant d’une part Ă  la marier si jeune, et d’autre part ne sachant plus que rĂ©pondre Ă  l’avalanche infatigable de lettres et de visites que cette excellente raison ne suffisait point Ă  rebuter, — nous avons pris le parti de fuir ! Ce n’était plus tenable ! Ici, nul ne viendra nous relancer. » Mme Arquedouve prononça doucement — Le duc d’AgnĂšs, — vous savez ce camarade de classe de Maxime, l’aviateur qui est venu Ă  Mirastel l’annĂ©e derniĂšre, — est-ce qu’il a demandĂ© Marie-ThĂ©rĂšse ? » — Non
 » — C’est dommage. J’aurais aimĂ© cela. » — Moi aussi », affirma Mme Le Tellier. — Elle aussi », conclut Mme Monbardeau. — Mon Dieu, » repartit l’astronome, dĂ©concertĂ©, mon Dieu
 le duc d’AgnĂšs n’est pas un savant
 Je ne verrais pas d’inconvĂ©nient, toutefois, Ă  ce que
 Mais il ne l’a pas demandĂ©e. » — En vĂ©ritĂ©, vous avez reçu tant de propositions ? » admira le docteur. Et Mme Le Tellier, languissante — Il y en avait d’impayables, figurez-vous. Un attorney de Chicago. Un officier de cavalerie espagnol. Un attachĂ© d’ambassade hongrois. Et jusqu’à ce Turc Abd-Ul-Kaddour ! » — Ah ! le Turc, c’est le bouquet ! » s’écria M. Le Tellier en Ă©clatant de rire. Un pacha, venu pour visiter Paris avec douze crĂ©atures de son harem !
 Il les promenait sans relĂąche, hermĂ©tiquement voilĂ©es, au fond de trois landaus de louage ! » — Hatkins ne s’est pas mis sur les rangs ? » demanda M. Monbardeau, le visage sĂ©vĂšre. — Non
 Pourquoi ? » — Ouf ! je respire. » — Mais, mon cher ami, M. Hatkins ne connaĂźt pas Marie-ThĂ©rĂšse
 De plus, tout le monde sait qu’il garde un culte fervent au souvenir de sa femme
 Enfin, M. Hatkins est le plus humble des philanthropes, et ne s’est pas montrĂ©, mĂȘme une seconde, Ă  l’inauguration. Il n’a jamais vu ma fille, j’en rĂ©ponds. » — Tant mieux, tant mieux. » — Mais enfin
 » — J’ai mes raisons. » — Puisque tu le connais, sais-tu qu’il va partir avec des amis pour faire le tour du monde ? » — Ça m’est bien Ă©gal ! » À cette minute, les enfants » rentraient, clignant les yeux aux lumiĂšres des lampes. — M. Monbardeau les interpella — HĂ© ! Vous n’avez pas rencontrĂ© le Sarvant ? » Et tous de rire, plus ou moins de bon cƓur. — Êtes-vous contents ? » interrogea Mme Arquedouve — En doutez-vous, grand’mĂšre ? On va reprendre dĂšs demain la bonne vie d’autrefois ! » rĂ©pondit Maxime. — Tu retrouveras ton laboratoire avec tes anciennes collections, ton aquarium ! » — Il va mĂȘme resservir, cet aquarium. Je voudrais tenter ici quelques expĂ©riences utiles Ă  mes travaux d’ocĂ©anographie. Ce vieux Philibert me fournira de poissons tous les huit jours
 Et puis, je compte aussi faire beaucoup d’aquarelle. » — Et des excursions, je suppose ! » s’écria Marie-ThĂ©rĂšse. Tout cet hiver, je n’ai pensĂ© qu’au moment oĂč je pourrais toucher la croix du Grand-Colombier ! C’est si beau, lĂ -haut ! » — Ah ! toujours l’intrĂ©pide ascensionniste ! » dit gaiement Mme Monbardeau. Marie-ThĂ©rĂšse, viendras-tu bientĂŽt nous demander le gĂźte et le couvert Ă  Artemare ? » — Ma tante, j’y ai dĂ©jĂ  songĂ© ! » — Oh ! pas tout de suite ! » rĂ©clama la grand’mĂšre, en flattant de sa main d’aveugle, mobile et vivace, la chevelure de sa petite-fille. — Quand cela te chantera », reprit la tante Monbardeau. Inutile de prĂ©venir ; ta chambre sera prĂȘte. Et la tienne aussi, Maxime. » La modique 9-chevaux du mĂ©decin de campagne teufteufait sur la terrasse, devant le chĂąteau. Les quatre Monbardeau s’y installĂšrent. — Adieu ! adieu ! — À demain ! — À bientĂŽt ! » Le clair de lune baignait le panorama superbe et montagneux. L’auto dĂ©valait promptement aux zigzags de la cĂŽte. AppuyĂ©s au parapet, ceux de Mirastel criaient avec des rires — Prenez garde au Sarvant ! » La corne beugla au tournant de la route. Il faisait si calme, qu’on entendit le ronron du moteur jusque dans Artemare, oĂč il s’arrĂȘta. vL’Alarme Huit jours plus tard. Le cinq mai. Toujours Ă  Mirastel. Il est agrĂ©able de se reprĂ©senter M. Le Tellier pĂ©nĂ©trant, ce matin-lĂ , dans son cabinet de travail ; car c’est un beau spectacle que la rencontre d’un homme heureux avec un rayon de soleil, au centre d’une piĂšce noble et vaste. M. Le Tellier traverse la grande salle, jette un coup d’Ɠil aux livres qui tapissent la muraille, ouvre la fenĂȘtre, respire une bouffĂ©e d’air pur, d’air lumineux et matinal, d’air dominical — c’est dimanche et cela se voit bien — et finalement s’accoude, et regarde. Entre les marronniers en fleurs alignĂ©s sur la terrasse, il voit se succĂ©der les plans de l’échappĂ©e majestueuse le marais, — puis la falaise, au pied de quoi glisse le SĂ©ran et fuit le chemin de fer, — puis sur la falaise un plateau boisĂ© d’arbustes courtauds, oĂč culmine, central, le chĂąteau de Grammont, — puis lĂ -bas, noyĂ©s de brume, des pics, des aiguilles, des arĂȘtes, des montagnes avec un peu de neige encore Ă  leur sommet, bientĂŽt fondue le Mont du Chat Aix-les-Bains !, le Nivolet ChambĂ©ry !, — puis enfin, perdues tout au fond de l’espace, les Alpes Dauphinoises, comme un brouillard dentelĂ©. Un train siffle au long de la falaise. Une automobile ronfle sur la route. Et M. Le Tellier songe avec satisfaction qu’une jolie semaine, bien longue, lui reste Ă  consommer, avant que le train ou sa grande auto blanche ne l’emportent vers Paris. Son visage n’est qu’un sourire. Le Sarvant eut beau s’évanouir comme un fantĂŽme qu’il n’était pas, M. Le Tellier a quand mĂȘme trouvĂ© de quoi se rĂ©crĂ©er. Non certes en Ă©piant le monde stellaire ; car, pour venir Ă  Mirastel, il a interrompu ses importants travaux concernant l’étoile VĂ©ga ou alpha de la Lyre, dont il mesurait la vitesse radiale ; et de pareilles entreprises exigent de fortes lunettes de prĂ©cision. Mais il a dĂ©couvert au grenier, dans un rĂ©duit poudreux et non loin des gnomons disloquĂ©s, un archaĂŻque traitĂ© d’astronomie. Et il s’amuse Ă  le dĂ©chiffrer, avec sa loupe d’horloger. Sur le bureau, le vieil in-quarto lui offre Ă  Ă©peler ses feuillets manuscrits
 Mais il fait si beau, ce matin, que M. Le Tellier s’accorde un brin de flĂąnerie. Il rĂȘvasse. Aujourd’hui, les habitants de Mirastel doivent aller dĂ©jeuner Ă  Artemare, oĂč Marie-ThĂ©rĂšse les a devancĂ©s depuis hier. — Il rĂȘvasse. Tiens, voilĂ  Mme Arquedouve et Mme Le Tellier qui passent, errantes, sous le ginkgo-biloba, ce gracieux survivant de la flore primitive », comme diraient les manuels. Floflo les accompagne. — Il rĂȘvasse. Ah ! voici le facteur
 Et qui donc se met Ă  chanter ? C’est Maxime, dans la tour du sud-est, celle qui renferme son laboratoire
 Oui, Maxime chante un air d’opĂ©rette, cependant qu’il Ă©tudie l’intĂ©rieur de ses infortunĂ©s poissons
 Fort gentille cette chansonnette
 — La vie est belle », murmure M. Le Tellier. Elle est belle
, et pourtant, au soleil de mai, comme on ressent l’humiliation de vieillir !
 » Un soupir. Et il se retourne, face au bouquin de cosmographie. C’est alors, et non plus tard ou plus tĂŽt, qu’il entend cogner Ă  la porte un petit coup sec, — aussi sec, ma foi, que si quelque squelette eĂ»t frappĂ© de sa phalange osseuse la planche au vantail. — Entrez ! » Est-ce vraiment un squelette qui va entrer ?
 Oui, puisque c’est un homme. C’est mĂȘme un squelette avec trĂšs peu de chair dessus et pas beaucoup de muscles, puisque c’est Robert Collin. — Il s’avance vĂȘtu de son Ă©ternelle petite redingote ; la mousse pĂąle de sa barbe floconne Ă  ses joues ; sa myopie lui fait des yeux trĂšs doux, cerclĂ©s d’or. Il apporte le courrier. — Bonjour, Robert, ça va ? » L’interpelĂ© s’étrangle, ĂŽte ses lunettes, et dit — Non, maĂźtre, ça ne va pas
 J’ai Ă  vous entretenir
 de sujets
 graves, et j’en
 j’en suis, Ă©motionné  ridiculement. » — Dites, mon ami. Comment ! vous avez peur de me parler ? Vous savez pourtant combien je vous estime. » — Je sais tout ce que je vous dois, mon cher maĂźtre la vie d’abord, et l’éducation, et l’instruction. Vous m’avez donnĂ© une famille et beaucoup d’amitié  et cette estime Ă  laquelle vous faites allusion. Aussi, je ne devrais pas
 Mais, voyez-vous, on a des devoirs envers soi-mĂȘme Ă©galement
 Et je n’ai pas le droit de me taire, encore que je sache avec certitude que mon audace est inutile
 Seulement, jurez-moi, mon maĂźtre, de ne pas m’en vouloir si ma demande vous paraĂźt trop dĂ©placĂ©e
 » M. Le Tellier pressent de quoi il retourne. Il est d’ailleurs plus touchĂ© que surpris et plus ennuyĂ© que touchĂ©. — C’est jurĂ© », dit-il. — Eh bien ! maĂźtre, j’aime Mlle Marie-ThĂ©rĂšse, et j’ai l’honneur de vous demander sa main. » — Patatras ! nous y sommes », s’écrie mentalement M. Le Tellier. L’autre continue. Il rĂ©cite un morceau prĂ©parĂ©, c’est visible. — Je suis pauvre, orphelin, gauche et laid. Je n’ignore pas combien ma personne est grotesque. Mais quand on a l’audace d’aimer, que voulez-vous ? il faut avoir l’audace de le dĂ©clarer. Et celui qui aperçoit le bonheur, fĂ»t-ce Ă  des hauteurs folles, a le devoir de s’élancer vers lui. Maintenant, mon cher maĂźtre, j’ai accompli cette obligation vis-Ă -vis de mon propre individu. Je connais d’avance votre rĂ©ponse. J’ai fait ce que je devais. N’en parlons plus. » — Mon ami, moi aussi j’ai des devoirs. Le mien, dans cette affaire, est de consulter ma fille
 quand elle aura vingt ans. Ainsi, dans deux ans, je lui ferai part de vos sentiments. Et je puis vous dire, mon cher Robert, qu’ils rehaussent Ă  mes yeux la valeur de Marie-ThĂ©rĂšse et qu’ils nous honorent tous. Je fais plus que vous aimer, mon ami je vous admire. Vous ĂȘtes un grand savant, et, qui mieux est vous ĂȘtes un brave homme. » — Elle ne voudra pas
 Je suis trop mal bĂąti
 » — Qui sait ? » prononce M. Le Tellier, mĂ©ditatif. Vous ĂȘtes douĂ© de singuliĂšres qualitĂ©s scientifiques
 une Ă©trange perspicacité  une sorte de divination
 qui peut vous mener aux places les plus enviĂ©es. Marie-ThĂ©rĂšse ne l’ignore pas. Je sais, moi, qu’elle vous apprĂ©cie comme vous le mĂ©ritez
 » — Il y a votre famille, mon maĂźtre ! » — C’est vrai ; mais Marie-ThĂ©rĂšse est libre de choisir
 » — HĂ©las ! » — Allons, voyons, voyons ! Pas de tristesse. Je ne vous dĂ©courage pas, cependant ! RĂ©flĂ©chissez. Ne pleurez pas ! Voyons ! je vous tiens un discours d’espĂ©rance, par un clair soleil, Ă  vous qui ĂȘtes jeune, — et vous pleurez ! Ah ! la belle matinĂ©e de printemps, Robert ! Elle est si belle et si printaniĂšre, qu’on voudrait ĂȘtre amoureux, ne fĂ»t-ce que pour en souffrir ! » — Je serai franc, tenez je crains que
 que Mlle Marie-ThĂ©rĂšse n’aime dĂ©jĂ  quelqu’un. J’ai reconnu
 sur cette enveloppe Ă  votre nom
 l’écriture de M. le duc d’AgnĂšs
 Venant aprĂšs toutes les sollicitations qui vous ont assailli et que mon cƓur s’excuse d’avoir Ă©ventĂ©es, cette lettre m’a
 bouleversĂ©. J’ai voulu la prĂ©cĂ©der, ce matin ; alors, j’ai parlé  » — Donnez-moi cela. » En effet, la lettre est signĂ©e François d’AgnĂšs » et dĂ©bute ainsi piĂšce 104 Cher Monsieur, J’ai devinĂ© pourquoi vous quittiez Paris en grand mystĂšre ; et cela me dĂ©cide Ă  tenter auprĂšs de vous une dĂ©marche dont il est peu probable que vous soyez surpris. J’avais l’espoir de vous faire ma demande non par correspondance, mais par
 » M. Le Tellier n’ose plus lever les yeux de dessus le billet. Il se rappelle certaine affirmation de Mme Monbardeau touchant Marie-ThĂ©rĂšse et le duc d’AgnĂšs. Il compare les deux prĂ©tendants ce malingre petit savant de rien du tout et le sportsman intrĂ©pide, juvĂ©nile et magnifique, noble de cƓur et de lignĂ©e, riche d’or et d’esprit, adorable enfin, c’est vrai ! Et dans sa pensĂ©e il y a des voix qui chuchotent Salut ! Le Tellier. Ta fille sera duchesse. » Mais on frappe Ă  la porte. Et il tressaille. Cette fois c’est un coup sourd, comme si quelque cadavre en rupture de tombeau Ă©tait venu heurter le vantail, de ses poings lourds et mous
 Et voilĂ  les deux causeurs frĂ©missent
 Car c’est vraiment une façon de cadavre qui entre, avant que l’on ait dit Entrez ! » C’est un homme d’une pĂąleur terreuse. Ses habits dĂ©chirĂ©s sont couverts d’immondices, ses chaussures ont marchĂ© longtemps sur des cailloux. Il Ă©carquille des prunelles hagardes, et reste lĂ , dans la porte, Ă  grelotter comme un pauvre. D’abord M. Le Tellier recule. Cet inconnu est effrayant. Puis tout Ă  coup il s’élance vers le spectre diurne et le prend dans ses bras doucement, doucement
 Car la plus terrible qualitĂ© de l’intrus livide, affolĂ©, tremblant, sĂ©pulcral, c’est d’ĂȘtre M. Monbardeau, — mĂ©connaissable. Son beau-frĂšre n’a qu’une idĂ©e Marie-ThĂ©rĂšse est depuis la veille chez son oncle ; quelque chose lui est arrivĂ©. — Ma fille
 Parle donc ! parle donc ! » — Ta fille ?
 Il s’agit bien de ta fille ! » articule pĂ©niblement le docteur. Ce sont mes enfants, Henri et sa femme, Henri et Fabienne
 Ils ont disparu ! » M. Le Tellier respire. M. Monbardeau, affalĂ© sur une chaise, poursuit, en larmes — Disparus !
 Hier. On ne voulait pas vous le dire
 Mais il n’y a plus de doute maintenant
 Quelle nuit !
 Hier matin, partis tous deux en promenade
 au Colombier
, joyeux ! Ils avaient dit Nous dĂ©jeunerons peut-ĂȘtre lĂ -haut. » Alors, n’est-ce pas, on ne s’est pas prĂ©occupĂ© de leur absence au dĂ©jeuner
 Et voilĂ , voilà
 La journĂ©e a passé  Au dĂźner, personne encore ! Et pas de nouvelles ! Pas de messager disant jambe cassĂ©e, accident, et cƓtera
 Rien ! rien !
 Il Ă©tait dĂ©jĂ  trĂšs tard quand j’ai commencĂ© Ă  chercher
 TĂ©nĂšbres
 Parcouru les villages. Mais les gens s’effrayaient, me traitaient de Sarvant ! refusaient de m’ouvrir, les brutes ! et ne rĂ©pondaient pas
 Parcouru les bois. CriĂ©, comme un fou, au hasard, stupidement
 À l’aube, je suis rentrĂ©, dans l’espĂ©rance de les retrouver Ă  la maison
 Mais non !
 Et Augustine dans un Ă©tat !
 Alors, je me suis dĂ©cidĂ© Ă  venir ici
 Je craignais d’épouvanter les femmes. J’ai pris par la mĂ©tairie, afin de ne pas les rencontrer dans le parc. Il m’avait semblĂ© entrevoir Mme Arquedouve et Marie-ThĂ©rĂšse
 » — Marie-ThĂ©rĂšse ?
 Allons, mon bon vieux, remettons-nous ! Tu es mal d’aplomb. Il faut garder sa tĂȘte, morbleu ! Tu sais bien que Marie-ThĂ©rĂšse est chez toi depuis vingt-quatre heures. Rappelle tes souvenirs, voyons ! Elle a dĂ©jeunĂ© avec vous hier matin, et
 » — DĂ©jeunĂ© ? Marie-ThĂ©rĂšse ? Hier matin ?
 Jamais de la vie ! Nous ne l’avons pas vue
 Mais alors
 Mais
 » M. Le Tellier se sent pĂąlir tout entier. Il regarde, sans le voir, Robert Collin dont le masque est celui d’un suppliciĂ©. Et il Ă©coute cet air d’opĂ©rette que Maxime chante toujours — et que jamais plus il ne pourra souffrir. — Ils ont disparu tous les trois ! » s’exclame le docteur. — Cherchons !
 Il faut chercher tout de suite. Vite ! vite ! » Et M. Le Tellier a l’air d’un insensĂ©. — Oui », fait M. Monbardeau. Cherchons. Mais pas comme moi. MĂ©thodiquement. J’ai perdu, moi, le temps le plus prĂ©cieux de mon existence ! » — Ne nous Ă©nervons pas ; tu as raison. De la logique, de la logique. » — Si l’on prĂ©venait M. Maxime ? » hasarde Robert Collin. Nous ne serons jamais trop nombreux
 » — C’est cela », fait M. Le Tellier. Du reste, ce n’est plus l’heure de chanter. » On va, de salle en salle, jusqu’à la chanson. Au milieu de ses collections et de ses aquariums, dans la rotonde garnie de vitrines et de cuves, Maxime apparaĂźt. Il chante, mais il a des mains toutes rouges et son tablier blanc est ensanglantĂ©. Il vient d’arracher la vessie natatoire au poisson que voilĂ  ; il la dissĂšque maintenant, et chante. Mais il est si rouge de sang, que, malgrĂ© sa hĂąte et son trouble, M. Le Tellier fait un pas en arriĂšre. — Papa
 mon oncle
 qu’y a-t-il ? » Le docteur raconte Marie-ThĂ©rĂšse, Henri et Fabienne ont disparu. Il faut les retrouver. Alors Maxime et Robert se concertent. Eux seuls sont capables de raisonner, ils le sentent. Les deux pĂšres ne savent plus que se dĂ©soler. Ce ne sont pas des ĂȘtres d’action, et le chagrin submerge leur intelligence ! Robert et Maxime rĂ©sument la situation. — En somme, la tĂąche est double. Primo, Henri et Fabienne sont partis d’Artemare ; cela fait une trace qu’on doit rechercher. Secundo, Marie-ThĂ©rĂšse est partie de Mirastel ; cela fait une autre voie. Étant donnĂ©e la simultanĂ©itĂ© des deux dĂ©parts, il y a gros Ă  parier que nos deux pistes se rejoignent et qu’un mĂȘme accident a causĂ© les trois disparitions. N’importe ! il faut dĂ©mĂȘler systĂ©matiquement chaque itinĂ©raire. — Robert Collin, le docteur et M. Le Tellier relĂšveront le trajet d’Henri et de Fabienne ; l’automobile de l’astronome les transportera. Quant Ă  Maxime, il se charge d’apprendre Ă  sa mĂšre et Ă  sa grand’mĂšre la sinistre nouvelle, puis de reconnaĂźtre le chemin suivi par Marie-ThĂ©rĂšse. L’ancien officier de marine organise froidement les opĂ©rations. Robert Collin active l’embarquement. Il se poste prĂšs du chauffeur. L’automobile dĂ©marre. ProstrĂ© sur le capiton de cuir jaune, M. Le Tellier fait peur Ă  voir. Il ressemble Ă  M. Monbardeau comme un frĂšre de souffrance. Les paysans d’Ameyzieu, revenant de la messe, n’ont pas saluĂ© cette figure cendrĂ©e, durcie, Ă©trangĂšre. Pourtant, devant la poste d’Artemare, M. Le Tellier se galvanise. Il fait stopper, descend, et disparaĂźt dans le bureau. Cinq minutes aprĂšs, il en ressort. On l’aide Ă  remonter. — Allez ! » La receveuse admire, de sa fenĂȘtre, le confortable double-phaĂ©ton qui s’enfuit vĂ©loce et furtif, Ă  tire de roues, — et transmet la dĂ©pĂȘche qu’on vient de lui passer piĂšce 105 Duc d’AgnĂšs, 40, avenue Montaigne, Paris. Marie-ThĂ©rĂšse disparue. Accourez avec professionnels habituĂ©s aux recherches. Jean Le Tellier. viPremiĂšre Recherches Elle n’est pas arrivĂ©e Ă  Artemare ? Oh ! » Devant, Maxime, qui tordait fĂ©brilement sa courte barbe, Mme Le Tellier rĂ©pĂ©tait — Marie-ThĂ©rĂšse n’est pas arrivĂ©e chez sa tante ?
 Elle n’est pas arrivĂ©e ? » DĂ©faite, Ă©garĂ©e, tenant sa tĂȘte Ă  deux mains, elle tournait sur elle-mĂȘme. Mme Arquedouve, trĂšs pĂąle mais toujours impassible, tĂąchait de l’apaiser. — Écoutez, maman, » reprit Maxime, Marie-ThĂ©rĂšse est certainement avec Henri et Fabienne. C’est une sauvegarde, cela. » — OĂč penses-tu qu’ils soient ? » fit la grand’mĂšre. — Dans le Colombier ! Ils ont eu quelque aventure pendant leur promenade. Un accident
 » — Mais lequel ? Il n’y a pas de crevasses
 » — Que sais-je ? Il y a des fondriĂšres
 » — VoilĂ  ce que c’est ! » gĂ©mit Mme Le Tellier. Je ne voulais pas qu’elle sortĂźt sans ĂȘtre accompagnĂ©e ! Je n’ai pas cessĂ© de m’y opposer ! » — Oh ! maman, pour aller chez mon oncle ! Deux kilomĂštres Ă  faire en plein jour, sur une route des plus frĂ©quentĂ©es ou par une sente constamment dĂ©serte !
 Mais, justement, il faut que je sache
 Voyons, d’abord Ă  quelle heure Marie-ThĂ©rĂšse est-elle partie, hier matin ? » — À dix heures », rĂ©pondit sa mĂšre. Elle m’a dit au revoir dans le vestibule. — Ah ! si j’avais su !
 » — Et vous ĂȘtes certaine, n’est-ce pas, qu’elle se rendait Ă  Artemare ? » — Absolument. Marie-ThĂ©rĂšse ne sait pas mentir. » — C’est vrai. — Quel chemin a-t-elle pris ? Par le haut ? ou par le bas ? » — Ah ! cela, je l’ignore. » — Moi aussi », ajoute Mme Arquedouve. — Quelle robe avait-elle ? » — Sa petite robe grise, et son chapeau de tulle noir. » — Son costume de touriste, Ă  jupe courte ? » — Non. — Mais, tu sais, elle n’avait pas du tout l’idĂ©e de faire une excursion
 » — Oh ! avec Marie-ThĂ©rĂšse, peut-on jamais savoir ! Ce n’est pas le vĂȘtement qui la gĂȘne. Elle franchirait les Alpes en toilette de soirĂ©e. Vous savez bien qu’elle adore la marche ; et si, Ă©tant passĂ©e par le haut, elle a rencontrĂ© son cousin et sa cousine en route pour le Colombier, nul doute qu’elle ne les ait suivis, malgrĂ© sa jupe longue et ses bottines lĂ©gĂšres
 Elle Ă©tait sĂ»re que son absence n’inquiĂ©terait personne, puisque mon oncle et ma tante n’étaient pas prĂ©venus de sa visite et puisque nous ne devions les revoir tous qu’au dĂ©jeuner d’aujourd’hui
 Depuis quelque temps elle ne parlait que de monter au Colombier
 Enfin, nous ne pouvons tarder Ă  savoir
 Je vais commencer mes recherches. » — Fais atteler le poney », dit Mme Arquedouve. Ta mĂšre et moi nous irons tenir compagnie Ă  ta tante. Je ne veux pas qu’elle reste seule pendant vos explorations. » Maxime s’enquit, auprĂšs des domestiques, de la direction que Marie-ThĂ©rĂšse avait adoptĂ©e en sortant du parc. Ils ne purent le renseigner. Alors il sortit, et se trouva d’emblĂ©e au carrefour de quatre voies. À sa gauche, s’amorçait le sentier du haut. À sa droite, descendaient en divergeant les trois chemins conduisant Ă  la grand’route ; le premier la rejoignait dans Talissieu, le second en pleine voie c’était, on s’en souvient, un sentier de traverse, un raidillon direct et brutal, et le troisiĂšme au village d’Ameyzieu. De ces quatre voies Marie-ThĂ©rĂšse avait pris l’une ou l’autre. Si la jeune fille avait prĂ©fĂ©rĂ© la descente Ă  la montĂ©e, il Ă©tait peu probable qu’elle eĂ»t choisi dans cette patte-d’oie le chemin de Talissieu, qui l’écartait d’Artemare ; mais une raison quelconque pouvait l’avoir induite Ă  faire ce dĂ©tour. Maxime prĂ©sumait avec bon sens que sa sƓur avait pris par le haut. Par acquit de conscience, il voulut cependant examiner l’hypothĂšse contraire, — et s’en fut vers le bas. Il interrogea les choses. Nulle trace de pas ne se distinguait aux macadams durement empierrĂ©s. Nulle trace non plus aux dĂ©clivitĂ©s rocheuses du sentier. À l’endroit humide oĂč celui-ci dĂ©bouche sur la route, on remarquait pourtant de multiples empreintes dans la glaise marĂ©cageuse ; mais il y en avait tant et tant, de toute sorte, qu’on s’y perdait. Maxime questionna les gens. Par malheur, Ă  cette saison, trĂšs peu de campagnards travaillent ces terres ingrates oĂč quelques vignes seulement poussent, par miracle, dans un sol quasi perpendiculaire Ă  la plaine et criblĂ© de rocaille. Des trois ou quatre vignerons interviewĂ©s aucun n’avait aperçu, la veille, Marie-ThĂ©rĂšse. Mais, vous comprenez, on ne fait pas attention Ă  tous ceux qui vont et viennent
 » MĂȘme rĂ©ponse Ă  Talissieu, Ă  Ameyzieu. Du reste, Ă  dix heures du matin, — heure de la sortie de la jeune fille, — les villages sont dĂ©peuplĂ©s au profit des cultures. Quant aux ouvriers employĂ©s dans les champs voisins de la route, ils n’avaient pu rien voir, des haies continues, Ă©paisses et hautes, encaissant la chaussĂ©e. Et puis, cette route est celle de la Suisse et d’Aix-les-Bains, une procession d’autos et de cycles la parcourt sans relĂąche, et c’est lĂ  une reprĂ©sentation devenue banale, qu’on ne regarde pas. À plus forte raison, comment une femme Ă  pied aurait elle forcĂ© l’attention des villageois, en admettant qu’ils aient pu l’entrevoir aux Ă©claircies de la haie ? Seul, un mĂ©canicien rĂ©parateur d’automobiles, logĂ© Ă  l’entrĂ©e d’Artemare et qui besogne toujours en plein air, affirma que Mlle Le Tellier n’avait point passĂ© devant sa boutique vingt-quatre heures auparavant J’ai reconnu tout Ă  l’heure le double-phaĂ©ton de M. Le Tellier. À l’instant, j’ai vu le tonneau de Mirastel occupĂ© par votre mĂšre, votre grand’mĂšre et le cocher. Mais hier, personne du chĂąteau. » Ayant acquis la certitude prĂ©vue que nul vestige d’accident, nulle trace de Marie-ThĂ©rĂšse n’existaient de ce cĂŽtĂ© dans l’aspect des choses ou le souvenir des hommes, Maxime, dĂ©tective scrupuleux, refit Ă  l’envers le trajet Mirastel-Artemare. Sans doute serait-il plus heureux en suivant la piste du haut. Marie-ThĂ©rĂšse avait certainement grimpĂ© Ă  Chavornay par la sente. Elle comptait la suivre jusqu’à cette commune, et lĂ , utilisant un chemin vicinal, rattraper Ă  Don la route d’Artemare, c’est-Ă -dire la route qu’Henri et Fabienne avaient dĂ» emprunter dans l’autre sens pour gagner les hauteurs. Maxime reconstituait la rencontre de sa sƓur avec ses cousins, Ă  la jonction des voies, un peu au-dessus de Don, ou bien entre ce point et Artemare. Le reste s’expliquait tout naturellement
 jusqu’à l’accident. VoilĂ  Maxime en train de gravir la sente au milieu des broussailles. À prĂ©sent, convaincu de l’excellence de la piste, il opĂ©rait, sans le vouloir, avec plus de soin. À Chavornay, l’un de ces nabots difformes et crĂ©tins que l’on voit tout le jour accroupis sur les seuils, ne comprit ses demandes qu’à moitiĂ© et ne voulut jamais convenir qu’une demoiselle en gris, avec un chapeau noir, eĂ»t traversĂ© le hameau. Mais, prĂšs de Don, parvenu Ă  la croisĂ©e des routes, Maxime aperçut, montant la cĂŽte et venant Ă  lui, la grande auto blanche de son pĂšre suivie de la 9-chevaux du Dr Monbardeau, — et cette coĂŻncidence le confirma dans la supposition que Marie-ThĂ©rĂšse s’était trouvĂ©e, lĂ  ou un peu plus bas, en face d’Henri et de Fabienne. M. Monbardeau conduisait sa voiture, prĂšs de M. Le Tellier. L’autre vĂ©hicule portait maintenant Mme Arquedouve, ses deux filles et Robert, qui sauta du siĂšge aussitĂŽt l’arrĂȘt. La prĂ©sence des femmes Ă©tonnait Maxime. Robert en donna les raisons Mme Monbardeau avait tenu Ă  prendre sa part des recherches ; pendant qu’on recueillait dans Artemare quelques indications, sa mĂšre et sa sƓur Ă©taient arrivĂ©es dans le tonneau ; rien n’avait pu les empĂȘcher de venir, elles aussi. Alors on avait frĂ©tĂ© la 9-chevaux. — Bon ! C’est l’affolement ! » grommela Maxime. Mais sa grand, mĂšre, trĂšs surexcitĂ©e, lui demandait — As-tu des nouvelles, Maxime ? Nous en avons, nous. Henri et Fabienne ont montĂ© par ici. » — C’est exact », dit Robert. On les a vus sortir d’Artemare quelques minutes avant dix heures, habillĂ©s en excursionnistes, ayant, lui, des bas, elle, une jupe-trotteur, et tous deux leurs cannes ferrĂ©es. Sur la route de Don, un cantonnier les a remarquĂ©s, et il prĂ©cise l’heure, — dix heures, — s’appuyant, pour la certifier, sur ce que le petit train local quitte Artemare Ă  dix heures prĂ©cises pour monter vers Don, et sur ce que la locomotive sifflait au dĂ©part quand les Monbardeau le saluĂšrent en passant. À Don, plusieurs personnes aussi les ont vus. Ils y sont arrivĂ©s en mĂȘme temps que le petit train. Le mĂ©decin nous l’a dit. Il Ă©tait venu chercher Ă  la station un de ses confrĂšres venant de Belley. Mais, Ă  cet instant-lĂ , M. et Mme Henri Monbardeau Ă©taient seuls. » — Donc, » interrompit Maxime, Marie-ThĂ©rĂšse les a rencontrĂ©s entre Don et la croisĂ©e oĂč nous sommes ; cela va de soi. C’est lĂ  qu’ils ont fait cause commune. Ensemble, ils seront allĂ©s jusqu’à Virieu-le-Petit, comme on fait toujours ; ils auront achetĂ© Ă  l’auberge de quoi dĂ©jeuner dans les bois, selon la coutume ; et je les vois d’ici monter Ă  travers la forĂȘt
 Allons, vite ! À Virieu-le-Petit ! » L’espoir Ă©tait sur les visages. On atteignit rapidement Virieu-le-Petit — Ă  800 mĂštres d’altitude — qui est le point extrĂȘme oĂč les voitures peuvent mener les promeneurs du Colombier. Maxime entra chez l’aubergiste, — une vieille brave femme. Oui donc, qu’elle avait vu M. Henri ! Il lui avait achetĂ©, vers midi, du pain, du saucisson, du vin, et mĂȘme empruntĂ© un carnier pour loger tout ça, avec les couteaux et les trois verres
 » — Trois ? Trois verres ? Ah ! » Maxime sentait la joie le prendre au gosier. — Et
 il Ă©tait avec
 qui ? » — Avec deux dames, restĂ©es au dehors, sur la route. Pendant qu’il s’approvisionnait, elles continuaient de marcher Ă  petits pas sur la cĂŽte. Il les a rattrapĂ©es. » — Enfin, c’étaient Mme Henri Monbardeau et ma sƓur, Mlle Le Tellier ? » — Oh ! sĂ»r et certain ! Maintenant que vous me le dites, pas d’erreur ! Mais, sur le moment, Je les voyais de dos
 Il y en avait une habillĂ©e en petite fille
 » — C’est-Ă -dire avec une jupe courte ? » — Oui bien. Et l’autre comme tout le monde. » — En gris ? En gris ? » — Oui, oui, en gris. » Toute la famille entourait l’aubergiste. On poussa des exclamations de victoire. — C’était sĂ»r ; cela crevait les yeux ! » dit Maxime en riant. — On ne m’a point rendu mon carnier », rĂ©clama l’aubergiste. Alors le sentiment de la situation revint dans les esprits. C’était dimanche ; l’auberge Ă©tait bondĂ©e. On y trouva sans peine des gars de bonne volontĂ©, pour fouiller la montagne. Bornud, un garde particulier, petit vieillard chafouin, nerveux et jaune, clignotant d’un Ɠil noir et malicieux, se mit de la partie avec son chien Finaud. Mme Arquedouve, exigeant que nul ne s’occupĂąt de son sort, s’accommoda d’une chambre rustique, — pendant que la troupe des sauveteurs attaquait la pente du Colombier. DĂšs que ce bataillon eut gagnĂ© la forĂȘt, de nombreux embranchements l’obligĂšrent Ă  se diviser en compagnies, puis en sections, puis en escouades ; car, de toutes les excursions possibles, on ne savait laquelle avait sĂ©duit les trois disparus. Comme on allait opĂ©rer la premiĂšre dislocation, Bornud dĂ©couvrit, par terre, des croĂ»tes de pain et des peaux de saucisson. Il fureta dans les environs, et trouva, sous une branche qui le dissimulait, le carnier de l’aubergiste. AprĂšs un dĂ©jeuner frugal, Henri avait cachĂ© le sac dĂ©sormais inutile, gĂȘnant, et il s’était dit Je le reprendrai au retour. » Cette trouvaille jeta un froid. Une Ă  une, les patrouilles se dĂ©tachaient aux bifurcations. L’air vif s’allĂ©geait et se refroidissait au cours de la montĂ©e. Bornud assura que la neige couvrait encore le sommet du Grand-Colombier, lĂ -haut, Ă  mĂštres au-dessus du niveau de la mer ; mais le fait n’était vĂ©rifiable qu’au pied mĂȘme de la cime ou trĂšs loin de la montagne, Ă  cause des masses environnantes qui faisaient Ă©cran. L’ascension fatiguait les femmes, mal Ă©quipĂ©es. Mme Le Tellier, naguĂšre si paresseuse, gravissait avec acharnement les sentiers malaisĂ©s. L’hiver en avait fait des lits de torrents, jonchĂ©s de pierres coupantes oĂč les pieds se blessaient, oĂč les chevilles se tordaient
 Ce fut, tout d’abord, une battue assez logique, cernant le Colombier. On observait. De temps Ă  autre, quelqu’un jetait Ă  pleine voix un long appel
 Mais, Ă  mesure que le soleil baissait, la fiĂšvre gagna les malheureux parents. Ils descendirent au fond de ravines abruptes qu’il suffisait de cĂŽtoyer pour dĂ©couvrir tout entiĂšres. Mme Le Tellier soulevait des cailloux, Ă©cartait des feuillages, et regardait dessous, inconsciemment. Ils allaient de droite et de gauche, Ă  tort et Ă  travers. BientĂŽt ils ne cessĂšrent plus de crier. M. Monbardeau hurlait sans trĂȘve un refrain familial, ce joyeux thĂšme, ce bout de musique allĂšgre dont les vallons du Colombier avaient retenti jadis tant de fois, et qui rĂ©sonnait aujourd’hui lugubre et mineur, sans que personne s’aperçût de l’étrange modulation. Un tel dĂ©sordre s’étendit forcĂ©ment aux autres pelotons, partout dissĂ©minĂ©s. Le silence du soir s’emplit de clameurs. L’écho les multipliait ; cela fit croire Ă  des rĂ©ponses. Pensant aller vers ceux qu’ils recherchaient, les uns et les autres se trouvaient nez Ă  nez. Il leur fallait revenir sur leurs pas et reprendre la voie dĂ©laissĂ©e. Le temps se couvrit ; la nuit venait ; l’ombre accumula des formes indĂ©cises et transforma les choses. Des taches de feuilles rougies, sur la mousse, Ă©pouvantaient de loin. On tremblait en fouillant du regard les Ă -pic, du haut des roches vertigineuses. La bise anima d’une vie frĂ©missante les sapins funĂ©raires et les fourrĂ©s compacts ; on aurait dit, soudain, qu’ils abritaient un blessĂ© convulsif ou quelque prĂ©sence inopinĂ©e
 Mme Monbardeau se lacĂ©rait les mains Ă  force de scruter les buissons Ă©pineux. Bornud, l’Ɠil attentif, espionnait la vie forestiĂšre, et son chien quĂȘtait devant lui, le nez au vent
 Mais rien, — rien, — rien. Rien de visible sur ces maudites pierrailles et sur la sĂ©cheresse de la terre. Rien, nulle part ! Rien que des clameurs enrouĂ©es rebondissant de rochers en rochers, se mĂȘlant parfois au fracas d’une cascade et traversant les gorges sombres oĂč la forĂȘt ne plongeait que pour remonter, tantĂŽt profonde et tantĂŽt culminante, mais toujours taciturne et secrĂšte. Des vapeurs s’élevaient des bas-fonds. Le ciel noircit. Mme Le Tellier, qui allait avec sa sƓur, son mari et Bornud, se laissa tomber sur un tertre, Ă  la lisiĂšre supĂ©rieure des bois ; elle n’en pouvait plus. De cette place, on voyait enfin le sommet du Grand-Colombier. C’était un dos d’ñne gigantesque et nu, tapissĂ© d’un gazon glissant. Il opposait Ă  l’escalade un versant hostile. Trois bosses ondulaient sa crĂȘte ; elles Ă©taient blanches de neige, et sur la plus haute — celle du milieu — se dressait une croix monumentale, infime dans la distance. Ils levĂšrent les yeux. Un homme montait vers la croix, laborieusement, avec des glissades et des haltes frĂ©quentes. M. Monbardeau se fit une visiĂšre de ses mains. — C’est Robert Collin », dit-il. Un gĂ©missement lui rĂ©pondit. Mme Le Tellier, harassĂ©e de fatigue et d’inanition, se pĂąmait. — Elle revint Ă  elle. Mais il ne fallait plus songer Ă  poursuivre la reconnaissance. Du reste, Ă  quoi bon ? Le jour finissait. Des nuages s’amoncelaient au-dessous d’eux. Et n’avaient-ils pas rempli leur tĂąche ? Toute la montagne ne se trouvait-elle pas explorĂ©e, depuis le bas jusqu’à la crĂȘte dĂ©serte oĂč parvenait Robert ? Le retour fut mortel et s’accomplit dans un mutisme gros de pensĂ©es. Les Monbardeau et les Le Tellier Ă©taient Ă  jeun depuis douze heures ; la faim exaltait leur angoisse. À l’auberge, oĂč Mme Arquedouve avait fait servir un dĂźner, la lampe Ă©claira des faces extĂ©nuĂ©es qui s’interrogeaient anxieusement. Rien. — Personne n’avait rien dĂ©couvert. Et tous Ă©taient rentrĂ©s, Ă  l’exception de Robert. Il avait dit Ă  Maxime Ne m’attendez pas pour repartir. Je m’arrangerai. Qu’on ne se tourmente pas Ă  mon sujet. » — Eh bien, mon garçon ? » fit M. Le Tellier avec un geste dĂ©couragĂ©. Que dis-tu de cela ? » — Moi ? Mais
 qu’il faut prĂ©venir la justice
 » — Tu ne crois plus Ă  un accident ? » — Mon Dieu
 oui et non
 Mais la justice
 » Un sourire entendu plissa les lĂšvres des paysans. — La justice est dĂ©jĂ  prĂ©venue », balbutia M. Le Tellier Ă  voix basse et d’un air confus. J’ai tĂ©lĂ©graphiĂ© ce matin au duc d’AgnĂšs, qui va nous amener des gens de la police
 » Maxime, abasourdi, le regardait baisser les paupiĂšres. — Si ce n’est pas un accident, » s’écria M. Monbardeau, qu’est-ce que ce serait donc ?
 Une fugue ? c’est inadmissible. » Il hĂ©sita, l’espace d’une seconde Un enlĂšvement, alors ?
 » — Je commence Ă  le croire », dit M. Le Tellier. Je m’attends Ă  recevoir une lettre exigeant la forte somme en Ă©change de Marie-ThĂ©rĂšse
 » — Sans doute », approuva Maxime. Il y avait lĂ  une quarantaine de montagnards formant le cercle. Ils secouaient la tĂȘte en signe d’incrĂ©dulitĂ©. Mme Monbardeau les imitait. M. Le Tellier les dĂ©visagea l’un aprĂšs l’autre. — Est-ce que vous avez une opinion, mes amis ? » demanda-t-il. Si vous en avez une, dites-la. » Bornud rĂ©pondit pour eux tous, avec l’accent doucereux du terroir — Oh ben lĂ  non ! Ben sĂ»r que non ! Nous autres, on ne peut pas savoir ! » Mais la terreur du Sarvant planait sur eux. La pluie, tout Ă  coup, tomba violemment. Cela fit comme un piĂ©tinement soudain de mille petites pattes cabriolant de tuile en tuile au-dessus de la compagnie. Quelques Ă©paules tressaillirent Ă  ce bruit. M. Monbardeau s’approcha de son beau-frĂšre, et tout bas — Comprends-tu, maintenant, pourquoi le vol d’une statue et d’un mannequin les impressionnait pareillement ? Saisis-tu la progression ? » — Soyons francs », avoua M. Le Tellier. Toi depuis hier, moi depuis ce matin, pensons-nous Ă  autre chose ? — Quelle sottise ! » viiL’Attente et l’ArrivĂ©e des Renforts Le lendemain matin, vers huit heures, on se rĂ©unit comme Ă  l’ordinaire dans la salle Ă  manger de Mirastel. M. et Mme Monbardeau s’y trouvaient ; l’horreur d’ĂȘtre seuls les avait saisis au moment de rĂ©occuper la maison d’Artemare, et Mme Arquedouve leur donnait asile jusqu’à nouvel ordre. Mauvaise nuit. L’extrĂȘme lassitude et l’angoisse avaient tenu chacun dans l’insomnie. La pluie tombait encore. Ils la maudissaient de venir trop tard et de rendre la terre sensible aux empreintes quand il n’était plus temps. Aucune nouvelle. Robert Collin n’était pas rentrĂ©, le duc d’AgnĂšs pas arrivĂ©, et le courrier n’avait pas apportĂ© Ă  M. Le Tellier la lettre de chantage qu’il attendait, qu’il espĂ©rait ! On parlait beaucoup, de peur que le silence laissĂąt trop de latitude aux imaginations. Mme Le Tellier, en plus de son chagrin, ressentait un grand dĂ©pit de ce que Marie-ThĂ©rĂšse eĂ»t disparu Ă  la minute mĂȘme oĂč le duc d’AgnĂšs avait sollicitĂ© l’honneur d’ĂȘtre son gendre. Elle s’échauffait, sanglotait, et disait dans son dĂ©sespoir mĂȘlĂ© de rancune — J’aimerais mieux
 oh ! j’aimerais mieux l’avoir mariĂ©e au Turc, tenez ! plutĂŽt que d’ignorer ce qu’on lui fait Ă  cet instant !
 » Et elle pleurait de plus belle, avant de profĂ©rer d’autres extravagances. Maxime, inquiet de l’absence prolongĂ©e de Robert et froissĂ© de l’indiffĂ©rence unanime Ă  l’égard d’un tel dĂ©vouement, se retira dans son laboratoire afin d’y goĂ»ter un peu de calme. — Mais ses poissons, dans leurs aquariums, ne l’intĂ©ressaient plus. L’ocĂ©anographie l’importunait. Ses pinceaux et ses couleurs lui firent l’effet de joujoux bons pour les enfants, qui, eux, n’ont pas de souci. Maxime parcourut d’un regard distrait les boĂźtes de collection suspendues autour de la rotonde, et il se mĂ©prisa de les avoir jamais estimĂ©es. Elles renfermaient cependant des choses curieuses. Jadis, il s’était diverti Ă  capturer les animaux, de toute espĂšce, dont la forme et la couleur s’identifient Ă  celles de leur support ou de leur milieu, si exactement, que leurs ennemis ne peuvent plus les en distinguer. Il avait aussi attrapĂ© les bĂȘtes qui s’évertuent Ă  ressembler Ă  d’autres bĂȘtes, soit pour effrayer leurs adversaires, soit pour tromper la mĂ©fiance de leurs victimes. En en mot, c’était une collection de mimĂ©tismes. Voulant apaiser son inquiĂ©tude, Maxime essaya de se rappeler la difficultĂ© de ses chasses puĂ©riles, oĂč la proie Ă©tait d’autant plus inestimable qu’elle se dissimulait avec plus de perfection. Et il se souvenait tristement de sa joie, lorsqu’il pouvait mettre sous verre quelque bestiole inĂ©dite, posĂ©e sur la feuille, la branche ou la pierre qui se confondait avec elle. Que de fois, pour lui faire plaisir, Marie-ThĂ©rĂšse s’était mise en quĂȘte de mimĂ©tismes !
 Pauvre chĂšre jolie sƓur !
 Allons ! la solitude et l’inaction ne valaient rien, dĂ©cidĂ©ment ! Il valait mieux boucler ses guĂȘtres et se porter au-devant de Robert. Maxime, ayant prĂ©venu M. Le Tellier, s’en fut dans la montagne. La pluie avait cessĂ©. À Mirastel, on attendait ; et le temps s’écoulait avec une lenteur dĂ©sespĂ©rante. M. Le Tellier arpentait les couloirs du chĂąteau et les allĂ©es du jardin. M. et Mme Monbardeau s’efforçaient de lire les journaux, qui retraçaient l’évĂ©nement tout de travers. Quant Ă  Mme Le Tellier, elle Ă©tait montĂ©e Ă  la chambre de sa fille avec Mme Arquedouve, et l’une s’ingĂ©niait Ă  retrouver Marie-ThĂ©rĂšse dans la vue de son entourage intime, tandis que l’autre respirait tendrement l’odeur florale qui s’en exhalait. Quelques visiteurs sonnĂšrent au portail. Ils laissaient des cartes avec l’expression de leur sympathie. On ne reçut que Mlle de Baradaine, l’unique parente de Fabienne Monbardeau-d’ArviĂšre. Elle Ă©pancha le trop plein de son gros cƓur dans une tirade prodigieuse d’abondance et de banalitĂ©. La consternation gĂ©nĂ©rale redoubla. À quatre heures, M. Le Tellier, en vigie sur la terrasse, d’oĂč il guettait l’arrivĂ©e du duc d’AgnĂšs par la voie du ciel ou la voie du sol, — entendit Maxime qui l’appelait Ă  la fenĂȘtre de son laboratoire. Robert se tenait prĂšs de lui. M. Le Tellier courut les rejoindre. — Mon ami, mon cher ami ! » dit-il en apercevant son secrĂ©taire accablĂ© de lassitude. Que je vous suis reconnaissant
 » Robert l’arrĂȘta. — J’ai passĂ© la nuit et la matinĂ©e dans le Colombier, » dit-il, mais ne me plaignez pas il n’est tombĂ© qu’une oĂč deux gouttes de pluie Ă  l’endroit oĂč j’étais
 Et c’est plus heureux qu’on ne pourrait le supposer. » — Vous savez quelque chose ! » Robert et Maxime s’entre-regardĂšrent. — Oui, papa, il y a du nouveau. Mais nous avons tenu Ă  ce que vous fussiez seul Ă  le savoir ; parce que les autres, s’ils l’apprenaient, n’auraient de cesse qu’une fois renseignĂ©s par le menu. Et nous avons la conviction qu’il vaut mieux ne pas dĂ©crire ce que Robert a trouvĂ©. » — Comment ! comment ! » — Oh ! rassurez-vous sa dĂ©couverte n’est pas Ă©pouvantable ! Loin de lĂ , puisqu’elle met un atout dans notre jeu. Mais nous prĂ©fĂ©rons, Robert et moi, que l’on voie les choses, au lieu d’en Ă©couter la description, afin que chacun puisse se prononcer librement Ă  leur sujet. Vous savez combien le langage le plus neutre est tendancieux ; vous savez comme l’opinion de celui qui parle se trahit, malgrĂ© lui, dans le choix des formules. Toute phrase est un jugement, si impartiale qu’on la suppose ; exprimer un fait, c’est, du mĂȘme coup, en faire la critique. Or, il s’agit d’un indice tellement extraordinaire, inexplicable, d’un problĂšme si ardu, qu’il faut absolument recueillir lĂ -dessus le plus grand nombre d’avis, sans que les uns aient subi l’influence des autres. » — Soit. Pouvez-vous me conduire tout de suite
 » — C’est au sommet du Colombier », dit Robert. Nous irons avec les policiers dĂšs demain. Je croyais les trouver ici. » — François d’AgnĂšs n’est pas encore lĂ  ? » s’étonna Maxime. VoilĂ  qui est surprenant. » M. Le Tellier fut tirĂ© de la mĂ©ditation oĂč l’avait plongĂ© cet entretien par le ronflement d’une automobile lointaine. Il s’approcha de la croisĂ©e, et vit une machine de course arriver sur la route comme un engin dĂ©vastateur. Dans un crĂ©pitement de fusillade, un tonnerre grandissant de mitrailleuse, elle se rua, forcenĂ©e, Ă  l’assaut de la rampe. Elle bondissait ; elle montait la cĂŽte en zigzags plus vite qu’une avalanche ne l’eĂ»t dĂ©gringolĂ©e ; elle dĂ©rapait follement aux virages, avec des grondements impĂ©tueux. Et l’on apercevait, Ă  travers les Ă©claboussures jaillies de son passage, quatre hommes vĂȘtus de caoutchouc, cramponnĂ©s au petit bonheur sur deux baquets, parmi des valises et des pneus de rechange. M. Le Tellier restait immobile d’admiration. Chaque tournant Ă©tait une acrobatie. Le duc d’AgnĂšs exĂ©cuta le dernier sur deux roues. Une seconde aprĂšs, la pĂ©tarade furibonde emplissait la charmille, et le monstre d’acier, fumant, maculĂ© de flĂšches boueuses oĂč sa vitesse apparaissait toujours, s’arrĂȘta devant le perron. M. Le Tellier descendit Ă  la rencontre des nouveaux venus. DĂ©barrassĂ© de la blouse cirĂ©e et du suroĂźt qui lui donnaient la mine d’un loup de mer, le duc d’AgnĂšs parut, svelte, bien dĂ©couplĂ©. En vain les averses et les rafales avaient-elles rougi et gonflĂ© la peau de son visage ; en vain pleuraient ses yeux Ă©ventĂ©s ; il Ă©tait si jeune et si beau, qu’on aurait dit un prince Charmant dĂ©livrĂ©, sur l’heure, de quelque affreuse mĂ©tamorphose. Il expliqua son retard — J’aurais voulu partir dĂšs hier, aussitĂŽt reçue votre dĂ©pĂȘche, monsieur. Mais le prĂ©fet de police tenait beaucoup Ă  m’adjoindre certain de ses auxiliaires qui n’était libre qu’aujourd’hui. Et je serais venu en aĂ©roplane, malgrĂ© le temps, si je n’avais eu Ă  transporter deux personnes en sus de mon chauffeur. — Je vous prĂ©sente M. Garan et M. Tiburce. » M. Le Tellier tendit la main aux deux hommes. Le premier la secoua rondement. Mais le deuxiĂšme devait ĂȘtre franc-maçon ou quelque chose de similaire, car il chatouilla d’un attouchement fort indiscret la paume et les doigts de l’astronome. C’était presque impudique. M. Le Tellier, cramoisi, poussa les voyageurs dans son cabinet. Il leur raconta, sans perdre un instant, tout ce qu’il savait de l’aventure dĂ©sastreuse, et n’eut garde d’omettre la conversation qu’il venait d’avoir avec son fils et son secrĂ©taire. On l’écouta religieusement. Toutefois, lorsqu’il entama le chapitre des hypothĂšses, l’un des Ă©trangers, M. Garan, l’interrompit. Ce personnage, de corpulence moyenne et d’allure martiale, avait le teint basanĂ©, des joues bleues, et portait ses cheveux poivre et sel taillĂ©s en brosse. Une moustache trop noire, beaucoup trop menaçante et infiniment trop grande pour lui, semblait sous son nez deux cornes de bison. Des sourcils considĂ©rables et de mĂȘme couleur imitaient sur ses yeux une autre moustache, fourvoyĂ©e. Et il retroussait constamment vers le ciel ce quadruple accroche-cƓur. — Excusez-moi », dit-il, si je vous arrĂȘte lĂ . Mais nous connaissons, Ă  la PrĂ©fecture, l’histoire des dĂ©prĂ©dations bugeysiennes, et je les ai dites Ă  ces messieurs, chemin faisant. Quant aux suppositions qui pourraient vous ĂȘtre venues, je prĂ©fĂšre ne pas les savoir. Laissez-moi d’abord me rendre compte de ce qui est. Il convient d’élucider le point mystĂ©rieux du Grand-Colombier. Ensuite, nous discuterons. C’est une mĂ©thode des plus recommandables. » — Pardon, j’avais oubliĂ© », fit le duc d’AgnĂšs. M. Garan est inspecteur de la SĂ»retĂ©. » M. Le Tellier, que l’impatience d’agir aiguillonnait, dĂ©signa l’autre inconnu, profondĂ©ment absorbĂ© dans l’examen de la salle, et dit Ă  M. Garan — C’est bien aussi l’opinion de votre collĂšgue ? » Le policier sourit derriĂšre sa moustache cornue — Monsieur n’est pas mon collĂšgue
 Je n’ai pas l’honneur
 » — Tiburce est un de mes amis », exposa le duc d’AgnĂšs non sans marquer de l’embarras. Il peut nous ĂȘtre utile
 oui
 vraiment utile. C’est un vieux camarade de pension Ă  Maxime et Ă  moi. » Sur ces paroles, Tiburce se leva de sa chaise. EnveloppĂ© d’un macfarlane Ă  grands carreaux, ce jeune homme rasĂ©, blafard, — muni d’une bouche Ă©carlate impossible Ă  fermer, qui Ă©clatait dans sa figure comme une tomate sur un fromage blanc, — l’Ɠil rond, les traits figĂ©s dans une atonie de plĂątre classique, — ce jeune homme, dis-je, reprĂ©sentait un spĂ©cimen accompli d’anglomane. Il eĂ»t sans doute constituĂ© un gentil petit Français, rien qu’en laissant croĂźtre sa barbe blonde et naĂźtre Ă  ses lĂšvres ultra-purpurines le sourire qui les sollicitait sans trĂȘve. Peut-ĂȘtre mĂȘme, vĂȘtu comme vous et moi, Tiburce nous eĂ»t-il Ă©galĂ©s vous et moi
 Mais voilĂ  Tiburce faisait l’Anglais ; il entourait d’étoffes londoniennes sa prestance de Gaulois ; il recouvrait sa physionomie parisienne du masque britannique. C’est pourquoi, au lieu d’ĂȘtre auguste Ă  la façon d’un lord, il l’était Ă  la maniĂšre d’un clown ; au lieu d’ĂȘtre sĂ©duisant Ă  l’égal de vous et moi, il Ă©tait burlesque, monsieur, — tout simplement. — Mon ami », poursuivit le duc d’AgnĂšs, est un
 » — Je suis sherlockiste, et rien de plus. » M. Le Tellier fit des yeux en points d’orgue. — PlaĂźt-il ? » viiiTiburce Tiburce s’efforça d’atteindre le comble du flegme et de lorgner son interlocuteur bien en face. — Je dis que je suis sherlockiste », rĂ©pĂ©ta-t-il. — Mais alors il devint si rouge que ses lĂšvres disparurent dans l’embrasement de tout son visage
 Sherlockiste ou holmesien, si vous prĂ©fĂ©rez ; comme on dit carliste ou garibaldien. » À cette minute, M. Garan figurait assez heureusement l’ironie, M. d’AgnĂšs la contrariĂ©tĂ©, et M. Le Tellier l’incomprĂ©hension. Ce que voyant, Tiburce reprit — Enfin, monsieur, vous avez bien entendu parler de Sherlock Holmes ? » — Euh
 Serait-ce un parent de cette Augusta HolmĂšs qui faisait de la musique ? » — Nullement. Sherlock Holmes est un virtuose, mais un virtuose dĂ©tective. C’est un policier de gĂ©nie, dont sir Arthur Conan Doyle a racontĂ© les exploits fantaisistes
 » — Eh ! monsieur, Ă  l’heure oĂč nous sommes, au diable les romans ! et foin de votre Shylock HermĂšs ! » — Sherlock, » rectifia Tiburce, Sherlock Holmes. » Et il poursuivit sans trop s’émouvoir Eh bien, monsieur, moi je suis l’émule vivant de ce hĂ©ros imaginaire, et j’applique aux difficultĂ©s de la vie rĂ©elle sa mĂ©thode incomparable. » Le duc d’AgnĂšs, apercevant que M. Le Tellier s’agaçait de plus en plus, hasarda timidement — J’affirme
 en vĂ©rité  que Tiburce nous sera d’un grand secours. » Et Tiburce — Écoutez-moi quelques instants. Si vous manquez de foi, c’est que vous ne comprenez pas. Laissez que je m’explique. » Voyez-vous, monsieur, ma vocation s’est dĂ©cidĂ©e Ă  l’époque oĂč je faisais ma philosophie, — non pas un jour que je piochais quelqu’un de ces scolastiques dont je devais tant chĂ©rir les Ɠuvres, — mais un soir que je lisais le conte de Voltaire appelĂ© Zadig ou la DestinĂ©e. On y trouve, monsieur, certain morceau qui est comme le prototype de toutes les intrigues policiĂšres, oĂč Zadig, quoique n’ayant jamais vu la chienne de la reine, n’en fait pas moins la description frappante au Premier Eunuque, grĂące aux vestiges qu’elle a laissĂ©s de son passage dans un petit bois. » Cette lecture m’ouvrit les yeux, et je rĂ©solus de cultiver en moi les dispositions Ă  la perspicacitĂ©, que je sentais impĂ©rieuses et riches, — soit dit sans fausse modestie. » À quelque temps de lĂ , les contes d’Edgar Poe me tombĂšrent sous la main ; je fus Ă©merveillĂ© par l’esprit sagace du policier Dupin. Enfin, ces derniĂšres annĂ©es, toute une littĂ©rature s’est mise Ă  fleurir Ă  la suite du Crime de la rue Morgue, de la Lettre volĂ©e, du MystĂšre de Marie Roget, et ma vocation se dessina de plus en plus. À vrai dire, Sherlock Holmes domine cette production comme NapolĂ©on domine l’histoire de son temps ; mais chacun de ces ouvrages a pourtant son importance, et forme un brĂ©viaire du chasseur d’inconnu. Leur ensemble, renforcĂ© de plusieurs traitĂ©s de logique, compose la bibliothĂšque du dĂ©tective amateur ; — et cette bibliothĂšque, monsieur, ne me quitte pas. » Tiburce, disant ces paroles, ouvrit une valise qu’il avait dissimulĂ©e sous la cloche de son macfarlane, et tira de ses profondeurs une kyrielle de volumes solidement reliĂ©s. Il les posa un par un sur le bureau, glissant cĂŽte Ă  cĂŽte Aristote et Maurice Leblanc, Mark Twain et Stuart Mill, Hegel et Gaston Leroux, Conan Doyle et Condillac, — faisant voisiner le Parfum de la Dame en noir avec les trois premiers tomes du Spectateur et les Aventures d’ArsĂšne Lupin avec la Logique inductive et dĂ©ductive. — Voici mes maĂźtres », dit-il avec un geste pompeux. Mais n’allez pas croire que l’étude de ces livres soit mon labeur unique. Je bĂ»che Ă©normĂ©ment, monsieur, et dans tous les genres, — afin d’acquĂ©rir les connaissances universelles du grand Sherlock. Je ne laisse un manuel d’algĂšbre, de menuiserie, de mĂ©decine ou d’élevage, que pour courir Ă  la salle d’escrime, au club de boxe, au gymnase ou bien au manĂšge ; et mes vacances, je les emploie Ă  faire de la logique appliquĂ©e Ă  passer des principes Ă  la pratique, de la thĂ©orie au service en campagne. » Et j’ose le dire mes dĂ©buts sont encourageants. — Permettez-moi de vous soumettre un ou deux exemples de mon savoir-faire. Cela stimulera votre confiance. » M. Le Tellier paraissant rĂ©signĂ©, Tiburce repartit avec assurance, malgrĂ© l’air narquois de M. Garan — De toutes mes petites prouesses, je vous signalerai seulement celles que mon ami d’AgnĂšs, ici prĂ©sent, pourra certifier. » Cet hiver, nous causions, lui et moi, dans sa chambre, lorsque Mlle Jeanne d’AgnĂšs entra. Je lui dis Ă  brĂ»le pourpoint Mademoiselle, vous sortez de la maison portant le numĂ©ro 13 de la rue de Prony. Vous venez de prendre le thĂ©, dans la serre, chez la chanoinesse de Bouvillon. » Et comme elle s’étonnait, je lui fis remarquer, sur sa robe de velours, l’empreinte du siĂšge cannĂ© oĂč elle s’était assise. Un entrelacs bizarre avait frappĂ© le velours fin, et l’on y reconnaissait les arabesques de fauteuils trĂšs curieux, d’un travail exotique, dont Mme de Bouvillon a meublĂ© la serre de son hĂŽtel. Or, cette serre, on n’y pĂ©nĂštre guĂšre que pour le five-o’clock
 » — Ce n’était pas trĂšs difficile », murmura M. Le Tellier. — Il a fait mieux que cela, monsieur », dit le duc d’AgnĂšs. Il vient de faire une chose trĂšs forte, qui m’a dĂ©cidĂ© Ă  l’amener ici. » — Pouh ! Rien du tout ! » s’exclama Tiburce dĂ©daigneusement. Avant-hier je reçus de François une carte-pneumatique m’assignant un rendez-vous. J’y fus ; et je lui dis qu’il avait Ă©crit ce bleu au CafĂ© de la Restauration, — qu’à ce moment-lĂ  le cafĂ© Ă©tait rempli de consommateurs, — et que lui-mĂȘme Ă©tait pressĂ© d’en finir avec sa correspondance. » Pourquoi au cafĂ© ? Parce que la gomme de la carte avait le goĂ»t du vermouth-grenadine, mixture que l’on boit rarement ailleurs
 » — Comment ! » s’écria M. Le Tellier, vous avez lĂ©chĂ© cette colle qu’un autre dĂ©jà
 » — C’est le mĂ©tier. — Je reprends » Pourquoi au CafĂ© de la Restauration ? Parce que, dans les traits des caractĂšres, tracĂ©s au crayon, se dessinaient les stries du buvard sur lequel M. d’AgnĂšs les avait Ă©crits, — buvard dont vous ne rencontrerez d’exemplaire que chez des particuliers ou dans cette taverne. Or je savais, par le vermouth-grenadine, qu’il fallait Ă©carter l’idĂ©e de particuliers. » Pourquoi beaucoup de monde ? Parce que, ayant demandĂ© de quoi Ă©crire, François d’AgnĂšs n’avait pu obtenir qu’un buvard et pas de plume puisqu’il s’était servi d’un crayon. Donc toutes les plumes Ă©taient en main ; et cela implique la prĂ©sence d’une foule. » Pourquoi pressĂ© ? Parce qu’il n’avait pas attendu d’avoir une plume ; ce qui pourtant n’aurait tardĂ©. » HĂ© ! que dites-vous de cela ?
 Je vois avec plaisir, monsieur, que vous revenez sur votre premiĂšre impression. Allez ! allez ! je retrouverai votre fille, c’est moi qui vous le dis ! Et tenez, je veux vous convaincre davantage encore ! » LĂ , Tiburce s’enfonça dans un canapĂ©, croisa les jambes, fixa un coin du plafond, se rongea quelque peu les ongles, et dĂ©bita d’une voix rapide et nĂ©gligente, aigre et blanche, — de cette voix, enfin, que l’acteur GĂ©mier prĂȘtait au personnage de Sherlock Holmes — Monsieur, vous possĂ©dez un chien de la race dite griffon Boulet Ă  poils durs ». Et ce chien d’arrĂȘt, vous en faites un toutou d’appartement. Car vous n’ĂȘtes pas chasseur. Pas chasseur, mais pianiste. TrĂšs bon pianiste, mĂȘme ; ou du moins vous croyez l’ĂȘtre. J’ajouterai que vous avez servi dans la cavalerie, que vous portez Ă  l’ordinaire un monocle, et qu’un de vos passe-temps favoris est le tir Ă  la cible. — Chut ! taisez-vous ; priĂšre de ne pas m’interrompre. » Et, sans cesser de regarder en l’air, il continua — Le bas de votre pantalon est couvert de poils. Or ces poils ne peuvent appartenir qu’à un chien de l’espĂšce prĂ©citĂ©e ou Ă  une chĂšvre. Mais il n’entre pas dans nos mƓurs de faire coucher des chĂšvres sur nos pieds. Donc
 Concluez vous-mĂȘme. — D’autre part, je sais que vos occupations ne vous laissent pas le loisir de chasser, et j’en dĂ©duis que votre chien, malgrĂ© sa nature, est un chien d’appartement, par destination. — Vous jouez du piano ; oui. En vous donnant la main, j’ai reconnu au bout de vos doigts les callositĂ©s professionnelles des pianistes. Elles m’ont rĂ©vĂ©lĂ© que vous jouez mĂȘme trĂšs frĂ©quemment. Or un homme de votre Ăąge et de votre intelligence ne saurait montrer tant d’assiduitĂ© dans l’exercice d’un art aussi dĂ©licat, que s’il y est excellent ou s’il croit y exceller. À cause d’Ingres et de son violon, je n’ose affirmer votre talent de pianiste, en dĂ©pit de votre gĂ©nie d’astronome. — Vous avez servi dans la cavalerie ; car vous marchez les jambes Ă©cartĂ©es et vous descendez les escaliers comme si vous redoutiez d’accrocher vos Ă©perons aux degrĂ©s. Donc vous avez l’habitude du cheval. Et c’est une habitude qui date de loin, car on ne vous voit jamais cavalcader Ă  Paris. Votre jeunesse humble et studieuse ne vous ayant pas permis l’équitation, il faut par consĂ©quent que vous ayez chevauchĂ© les destriers du gouvernement. — Silence, je vous prie. — Vous portez un monocle. Parfaitement. J’ai dĂ©couvert sa trace au pli de votre orbite droite. — Et je prĂ©tends que vous tirez souvent au pistolet ou Ă  la carabine, car votre Ɠil gauche a coutume Ă  se fermer pour viser il est un peu plus petit que l’autre, et les plis de la ride nommĂ©e patte d’oie » sont plus accusĂ©s Ă  gauche qu’à droite. Comme vous ne chassez pas, il s’en suit que vous pratiquez le tir Ă  la cible. — C’est tout. J’ai dit. » — Si vous n’ĂȘtes pas content avec cela ! » s’écria Garan sur un ton moqueur. Mais M. Le Tellier n’était pas disposĂ© Ă  la plaisanterie. Sans dire un mot, il tira de l’ombre, sous le bureau, une chanceliĂšre en peau de bique, et la jeta au milieu de la piĂšce. — Voici le griffon Boulet Ă  poils durs », fit-il. Puis il ouvrit une armoire, et montrant sa machine Ă  Ă©crire — Voici le piano. » D’un tiroir il sortit sa loupe d’horloger, l’encastra sous son arcade sourciliĂšre droite, et ajouta d’une voix coupante — Voici le monocle. » Enfin il produisit une photographie qui le reprĂ©sentait dans la posture de son Ă©tat l’Ɠil droit Ă  l’oculaire d’une lunette mĂ©ridienne et l’Ɠil gauche fermĂ©, ainsi qu’il arrive Ă  tous les astronomes pendant leurs observations. — Et voici la carabine ou le pistolet », dit-il avec un sifflement irritĂ©. Quant Ă  la cavalerie, je ne sais ce que vous voulez dire. Il se peut que j’aie les jambes en manches de veste, mais je ne suis jamais montĂ© Ă  cheval. — À prĂ©sent, mon jeune ami, permettez-moi de vous dĂ©clarer que, pour faire le jocrisse, vous avez mal choisi votre heure et votre lieu ; et que, s’il Ă©tait de tradition de se servir des serins pour tirer des auspices, vous seriez un oiseau de bien mauvais augure. — C’est tout. J’ai dit. » Garan Ă©clata de rire avec la derniĂšre inconvenance. Mais Ă  peine M. Le Tellier eut-il vomi ces imprĂ©cations sous l’empire de sa colĂšre, qu’il se repentit de l’avoir fait. Tiburce, maintenant, ne cherchait plus Ă  doubler Sherlock Holmes. VerdĂątre et penaud, il balbutiait de vagues excuses tremblotantes. Il semblait dĂ©solĂ© ; beaucoup plus dĂ©solĂ© mĂȘme que sa dĂ©convenue ne le comportait. Si bien que l’astronome, saisi de pitiĂ©, s’empressa d’ajouter — AprĂšs tout, on peut se tromper quelquefois
 Vous serez plus heureux demain, n’est-ce pas ?
 Excusez un mouvement d’humeur. — Allons, messieurs, je vais vous faire conduire Ă  vos chambres. » Il sonna. Un domestique parut. Mais le duc d’AgnĂšs laissa partir ses deux compagnons. — Je voudrais vous parler », dit-il Ă  M. Le Tellier. » Avant tout, monsieur, pardonnez-moi Tiburce. Voici pourquoi je l’ai amenĂ©. Tiburce est restĂ© mon ami depuis le collĂšge. Il y a des annĂ©es que je le connais, — des annĂ©es que je suis tĂ©moin de sa bontĂ©, de son grand cƓur, — et des mois que j’assiste Ă  sa bĂȘtise, qui est rĂ©cente. C’est le plus fidĂšle, le plus dĂ©vouĂ©, le plus
 ingĂ©nu
 des caniches. NĂ©anmoins, ces qualitĂ©s n’auraient pas suffi Ă  me dĂ©cider, et je ne l’aurais pas conduit Ă  Mirastel, n’était ceci » Tiburce Ă©tait prĂ©sent lorsque j’ai reçu votre dĂ©pĂȘche. BouleversĂ© par une nouvelle aussi Ă©tonnante, apprenant d’un seul coup la disparition de Mlle Marie-ThĂ©rĂšse et l’agrĂ©ment — sous-entendu — de ma demande puisque vous rĂ©clamiez mon secours, je restai quelque temps abasourdi d’avoir soudain gagnĂ© ma cause et perdu ma fiancĂ©e. » — Pardon, pardon, mais
 » — Un instant. — Sur ces entrefaites, monsieur, Tiburce me jura qu’il retrouverait Mlle Marie-ThĂ©rĂšse. J’étais encore sous l’influence de sa derniĂšre rĂ©ussite, vous savez l’histoire de la carte-tĂ©lĂ©gramme. J’oubliais, dans mon dĂ©sarroi, les innombrables gaffes dont le pseudo-Sherlock s’était rendu fautif
 Ah ! lui dis-je, si tu retrouves Marie-ThĂ©rĂšse, demande-moi tout ce que tu voudras ! » — AussitĂŽt, je m’aperçus de ma sottise. » Depuis deux ans, monsieur, Tiburce aime ma sƓur, et Jeanne l’aime aussi. Certes, si cela ne dĂ©pendait que de moi, leur mariage serait dĂ©jĂ  un vieil Ă©vĂ©nement ; car je ne connais pas de meilleures crĂ©atures que Tiburce et que Jeanne. D’un autre cĂŽtĂ©, vous savez que ma bonne petite sƓur n’est pas trĂšs belle
 Tiburce, qui jouit d’une fortune colossale, ne l’épouserait donc pas pour sa dot
 Somme toute, ce serait le bonheur
 » — Eh bien, alors ? » fit M. Le Tellier. — Eh bien, monsieur, je me souviens de feu mon pĂšre, le duc Olivier, de feu ma mĂšre, nĂ©e d’Estragues de Saint-Averpont, et de tous mes aĂŻeux. Souffriraient-ils, aux cieux, qu’une d’AgnĂšs s’appelĂąt d’un nom roturier ? » — Qu’en pense Mlle d’AgnĂšs ? » — Ma sƓur s’est rangĂ©e Ă  l’avis du chef de famille, — au mien. Dans nos maisons, ces dĂ©cisions-lĂ  ne se discutent jamais
 Seulement
 hum
 quand Tiburce m’a dit Me donnes-tu Mlle Jeanne en Ă©change de Mlle Marie-ThĂ©rĂšse ? » — que voulez-vous !
 il m’a semblĂ© qu’au fond de leur tombeau mes ancĂȘtres ne devaient plus songer Ă  grand’chose
 et j’ai rĂ©pondu Oui. Retrouve Marie-ThĂ©rĂšse, et Jeanne sera ta femme. » » Une heure aprĂšs, en accomplissant mes dĂ©marches Ă  la prĂ©fecture de police, ma folie me stupĂ©fia. J’aurais bien voulu revenir sur ma promesse et ne pas emmener l’inutile Tiburce ! Mais je n’en avais plus le droit. Si certain que je sois de son incapacitĂ©, il me faut dĂ©sormais lui faciliter une tĂąche dont j’ai fait le serment de rĂ©compenser le succĂšs ! » — Je comprends sa mine dĂ©confite ! Pauvre garçon ! C’est dommage qu’il ne soit pas plus dĂ©gourdi, ce M. Tiburce ; il aurait retrouvĂ© Marie-ThĂ©rĂšse. Avec un pareil mobile, on arrive Ă  tout. L’amour !
 » — Ha ! monsieur, l’amour ! Si vous mesurez les chances de rĂ©ussite Ă  la grandeur de l’amour, alors n’est-ce pas moi qui retrouverai ma fiancĂ©e ? » — Hum, votre fiancĂ©e
 C’est-Ă -dire que
 euh ! Écoutez donc
 J’ai Ă©tĂ© un peu affolĂ©, au moment de la dĂ©pĂȘche
 Il y a un autre jeune homme qui, concurremment avec vous, m’a demandĂ© la main de ma fille
 Je vous avoue que, pour ma part, euh
 Enfin, elle choisira. Elle sera libre de choisir entre vous et M. Robert Collin
 Mais, en toute justice, il est bien certain que celui qui la retrouvera
 » — Mais, monsieur, » se rĂ©cria le duc d’AgnĂšs tout interloquĂ©, ne savez-vous pas que Mlle Marie-ThĂ©rĂšse me fait l’honneur de m’aimer ? » — C’est vous qui me l’apprenez, monsieur. » — Ho ! ho ! mais
 il m’avait semblĂ© que tout le monde le savait
 » DĂ©cidĂ©ment, » se dit M. Le Tellier, j’ai trop vĂ©cu dans les Ă©toiles. » ixÀ la Cime du Colombier Aux instants critiques, chaque nouveau venu paraĂźt un sauveur. Les femmes et le docteur Monbardeau accueillirent MM. d’AgnĂšs, Tiburce et Garan comme une trinitĂ© de messies. Et il ne faut pas douter que Maxime et Robert eussent partagĂ© leur sentiment, si le premier n’avait Ă©tĂ© confondu de voir en cette affaire son ancien condisciple, Tiburce le simple, et si la prĂ©sence du duc d’AgnĂšs avait pu exciter dans l’esprit de Robert autre chose que de la jalousie. Sur l’avis de M. Garan, on s’abstint, ce soir-lĂ , de toute conjecture Ă  l’endroit des disparitions, et l’on se borna Ă  prĂ©parer l’expĂ©dition du lendemain vers le secret du Colombier. Lorsque chacun s’en fut coucher, le grand espoir provoquĂ© par la rescousse de chercheurs professionnels Ă©tait dĂ©jĂ  tombĂ©. Tiburce s’était dĂ©voilĂ© le plus godiche des maniaques, et Garan, sous ses dehors de capitaine en bourgeois, venait de prouver une mentalitĂ© de sergent de ville. — Cependant, plusieurs personnes auguraient favorablement Ă  une absence assez longue et restĂ©e mystĂ©rieuse qu’il avait faite avant le dĂźner, — au sujet de quoi, par discrĂ©tion, nul ne voulut l’interroger. On devait partir au lever du soleil. Quand il se montra, Garan piaffait dĂ©jĂ  depuis une heure. Il fallut lui prĂȘter un paletot, une canne et des jambiĂšres ; car il n’avait rien apportĂ©. Tiburce, lui, fut en retard. Il accourut enfin, dans un bruit de souliers Ă  clous, d’objets entre-choquĂ©s ; et l’on put admirer son Ă©quipement ses bottes, son alpenstock, son capuchon, son chapeau tyrolien et la profusion de sacs, sacoches, Ă©tuis, fourreaux, gaines et musettes qui lui pendaient autour du corps ainsi que des fruits saugrenus. M. Le Tellier haussa les Ă©paules. Mme Arquedouve et ses filles avaient sagement rĂ©solu de ne pas quitter Mirastel. Toutes hĂąves aux clartĂ©s de l’aube, — en deux jours vieillies de deux ans, — elles assistĂšrent au dĂ©part des automobiles. Les enquĂȘteurs Ă©taient au nombre de sept. AprĂšs Don, Garan se fit montrer la croisĂ©e de chemins oĂč Marie-ThĂ©rĂšse avait rencontrĂ© Henri et Fabienne Monbardeau. À Virieu-le-Petit, l’inspecteur interrogea de nouveau la tenanciĂšre du cabaret, qui maintint ses premiĂšres dĂ©clarations. Puis la caravane se mit en branle, et bientĂŽt elle eut dĂ©passĂ© l’endroit oĂč Henri Monbardeau avait dissimulĂ© le carnier de l’aubergiste, — l’endroit oĂč se perdait la piste des trois disparus. Au bout d’une heure et demie de montĂ©e Ă  travers les bois reverdoyant, l’étroite route ayant contournĂ© de sa corniche force ravins somptueux et traversĂ© de son ruban maints pĂąturages plus beaux que de belles pelouses, — on aperçut la triple bosse du Grand-Colombier. Depuis l’avant-veille, les trois calottes de neige s’étaient un peu rĂ©duites. La croix gĂ©ante apparaissait minuscule, trĂšs haut, trĂšs loin encore ; des aigles planaient au-dessus et dĂ©crivaient leurs lentes spirales. Sous la conduite de Robert, on entreprit l’ascension pĂ©nible du calvaire. La pente se redressait de plus en plus ; elle glissait davantage Ă  mesure que les semelles s’y polissaient, et elle prenait pour ses assaillants l’apparence d’une muraille infinie. Tiburce soufflait. Il s’était dĂ©lestĂ© de sa cargaison au profit des uns et des autres ; mais ses bottes Ă  clous ronds patinaient Ă  qui mieux mieux. On dut le hisser. Le vent rude, qui rĂąpait le versant, lui emporta son chapeau tyrolien. Quand il s’arrĂȘtait, il n’osait pas jeter de regards en arriĂšre, Ă  cause du vertige ; et ainsi se privait-il de contempler, tout en bas, l’étalement fastueux du Valromey et les toits lilliputiens de Virieu-le-tout-Petit. M. Monbardeau et M. Le Tellier, pris d’une ardente curiositĂ©, serraient les lĂšvres pour s’empĂȘcher de questionner Maxime ou Robert. Ce dernier, qui devançait tout le monde — et que la gravitĂ© des circonstances avait singuliĂšrement dĂ©lurĂ© — atteignit le bord de la housse blanche, et s’arrĂȘta. Les aigles tournoyants s’élevĂšrent. On entendait la neige pĂ©tiller sous le soleil. À cinquante mĂštres plus haut, le vent faisait siffler la croix. — Ah ! » s’écria M. Monbardeau. Il y a des pas sur la neige ! » — Ne faites pas d’autres empreintes ! » recommanda Maxime. Restez en dehors. » Robert assujettit ses lunettes, et parla. — C’est ici que nous retrouvons la trace de ceux que nous cherchons. À coup sĂ»r, ils ont suivi le chemin que nous venons de parcourir. Leur promenade avait pour but la croix du Colombier. Ils furent les premiers Ă  faire, cette annĂ©e, l’excursion traditionnelle ; et la neige a modelĂ© leur passage, dont la terre sĂšche, le gazon et les rochers n’avaient rien conservĂ©. » — Êtes-vous certain que ce soient eux ? » fit Garan. — Absolument. Écoutez-moi et regardez. Nous sommes en prĂ©sence de trois traces parallĂšles qui entament la carpette de neige Ă  trois mĂštres environ l’une de l’autre et qui montent vers le sommet. Elles sont rĂ©centes et de mĂȘme date ; car la fonte les a dĂ©formĂ©es lĂ©gĂšrement et pareillement. De plus, cet intervalle de trois mĂštres est bien celui que prennent entre eux des compagnons d’escalade. TĂ©moin ce que nous venons de faire nous-mĂȘmes. — Donc, trois personnes sont venues ici, ensemble, depuis peu. » Eh bien, je dis que la trace de gauche est celle de M. Henri Monbardeau. C’est la seule, en effet, qui soit faite par des souliers d’homme, — des souliers de touriste, larges et cloutĂ©s pour la montagne. Les deux autres ont Ă©tĂ© imprimĂ©es par des bottines de femme. Mais la voie du milieu trahit des brodequins solides, Ă  talon plat, garnis de pointes ; tandis que la trace de droite accuse nettement les contours de bottines lĂ©gĂšres, Ă  talon Louis XV. — On ne saurait trouver de vestiges correspondant avec plus d’exactitude au signalement pĂ©destre des trois disparus ; et cela suffirait Ă  nous convaincre que voici les traces de M. Henri, de sa femme et de Mlle Marie-ThĂ©rĂšse. Mais ce n’est pas tout. » Remarquez ces petites cavitĂ©s rondes qui suivent chaque voie et qui sont beaucoup plus importantes pour les deux pistes de gauche que pour celle de droite. Ce sont, d’un cĂŽtĂ©, des trous de cannes ferrĂ©es, et, de l’autre, des piqĂ»res d’ombrelle ou de parapluie. En grattant la neige, on s’aperçoit que celles-lĂ  se terminent en pointe et celle-ci Ă  plat. » En outre, la trace de droite s’accompagne d’indices particuliers. On dirait que la neige a Ă©tĂ© balayĂ©e
 » — Parbleu ! C’est la jupe ! la jupe longue de ma fille ! » s’exclama M. Le Tellier. — Vous l’avez dit, maĂźtre. » — TrĂšs bien », approuva Garan. — TrĂšs bien ! » opina Tiburce, bouche bĂ©e. — VoilĂ  une excellente dĂ©couverte », reprit l’inspecteur. La direction des traces, Ă  la sortie de cette zone rĂ©vĂ©latrice, va nous orienter. Faisons le tour de la bosse, en suivant la lisiĂšre de la neige ; nous les rencontrerons forcĂ©ment. Il est inutile de se geler les pieds Ă  suivre les empreintes. » — Parfait », acquiesça Robert. C’est, mot pour mot, le raisonnement que je me suis tenu. » Ils commencĂšrent Ă  longer la bordure de la couche Ă©blouissante, Ă  la file indienne. PenchĂ©s au flanc de la dĂ©clivitĂ© rapide, ils tournĂšrent le mamelon et passĂšrent de l’autre cĂŽtĂ© de la montagne, face aux Alpes. Le Mont Blanc dominait l’horizon formidable, et miroitait parmi des nuages. Sur cette face, le gouffre se creusait plus vertigineux. Tout au fond de sa vallĂ©e profonde, le RhĂŽne semblait immobile et dĂ©risoire ; et les hommes, microscopiques, disparaissaient. — Tiens ! encore des pas ! Mais montent-ils ou descendent-ils ?
 » — N’en tenez pas compte », rĂ©pondit Robert Ă  M. Monbardeau. Ce sont les miens et ceux de Maxime
 Vous comprendrez tout Ă  l’heure. Hier nous avons marchĂ© dans nos propres trace, de peur de multiplier les voies. » Ils continuĂšrent Ă  border la neige, tournant ainsi autour de la croix, qu’ils avaient toujours fort au-dessus d’eux et dont ils ne voyaient que la partie supĂ©rieure. Or, il arriva qu’à force de tourner, ils se retrouvĂšrent Ă  leur point de dĂ©part, vingt minutes aprĂšs l’avoir quittĂ©, ayant parcouru tout le pĂ©rimĂštre de la calotte blanche et sans avoir aperçu la moindre trace descendante. M. Monbardeau et M. Le Tellier s’écriĂšrent en mĂȘme temps — Ils sont restĂ©s lĂ -haut ! » Le reflet de la neige pĂąlissait encore leur pĂąleur. — Dame, naturellement ! » appuya Tiburce. Puisqu’ils ne sont pas descendus, c’est qu’ils sont toujours la-haut ! » M. Le Tellier chancela. — Robert, mon ami, pourquoi nous avoir caché  » — Montons », dit le secrĂ©taire. Je vous demande seulement de faire un dĂ©tour, afin que les trois pistes que voici restent bien isolĂ©es et bien nettes. » La crĂȘte du Grand-Colombier n’est rien moins que spacieuse. Sa bande aplatie n’a pas deux mĂštres de large sur trente de long. M. Monbardeau, qui grimpait avec une sorte de furie, arriva le premier, et demeura muet de saisissement contre le poteau de la croix. LĂ  oĂč son imagination avait dĂ©jĂ  couchĂ© les cadavres de son fils, de sa bru et de sa niĂšce, il n’y avait personne. Il n’y avait rien. Rien ? Ah ! si ! — La canne d’Henri ! Sa canne, brisĂ©e ! Elle est brisĂ©e ! » — N’y touchez pas ! » cria de loin Maxime. C’est essentiel ; n’y touchez pas ! » — Mais, les traces ? les traces ?
 » demandait M. Le Tellier. Il faut bien cependant que les traces
 Ho ! Ça, c’est trop fort ! » En effet, c’était trop fort. Les trois pistes montaient jusqu’à la crĂȘte, mais lĂ  elles cessaient tout Ă  coup. Les disparus Ă©taient bien arrivĂ©s au sommet du Colombier, mais ils n’en Ă©taient pas redescendus, et pourtant ils ne s’y trouvaient plus. Maxime, voyant son pĂšre et son oncle incapables d’observer et de raisonner, se chargea de leur exposer la situation, de l’étudier pour eux et de faire les remarques qu’elle comportait. — Voyons », dit-il. Un peu d’attention et de tranquillitĂ©. Examinons les choses, et reprenons les traces Ă  partir du bord de la neige. » Elles poursuivent leur ascension, d’abord parallĂšles ; puis les deux voies extrĂȘmes s’écartent lĂ©gĂšrement de celle du milieu ; si bien que, arrivĂ©s sur la ligne de faĂźte, Fabienne se trouve Ă  un mĂštre Ă  gauche de la croix, Henri Ă  cinq mĂštres de Fabienne sur sa gauche et Marie ThĂ©rĂšse Ă  six mĂštres d’elle sur sa droite. LĂ , nos promeneurs se sont arrĂȘtĂ©s pour regarder le panorama ; chaque piste, en effet, nous prĂ©sente le mĂȘme piĂ©tinement lĂ©ger, la mĂȘme superposition d’empreintes, et l’on voit trĂšs bien que les cannes et le parapluie ou l’ombrelle se sont appuyĂ©s fortement sur le sol. Tout fait foi d’une courte station. — Mais la ressemblance entre les trois pistes ne va pas plus loin. » En effet, la piste d’Henri s’achĂšve net Ă  ce piĂ©tinement placide et normal du touriste qui se repose. C’est comme une impasse. » Pour la piste de Fabienne, c’est diffĂ©rent. Nous dĂ©couvrons, parties de son piĂ©tinement, quatre traces de pas qui se dirigent du cĂŽtĂ© d’Henri. Et c’est tout. DeuxiĂšme impasse. — Remarquons, toutefois, au sujet de ces quatre pas, que la distance de l’un Ă  l’autre est dĂ©latrice de grandes enjambĂ©es. Ma cousine Fabienne devait courir lorsqu’elle a fait ces quatre pas
, courir vers son mari
 D’ailleurs, au milieu de son piĂ©tinement stationnaire, nous relevons une marque de semelle vigoureusement enfoncĂ©e, qui tĂ©moigne d’un brusque dĂ©part, d’une prise d’élan Ă©nergique. » La piste de Marie-ThĂ©rĂšse — celle de droite — est plus compliquĂ©e. Venant du piĂ©tinement, une suite de pas prĂ©cipitĂ©s se dirige vers la croix ; mais soudain, Ă  un mĂštre de celle-ci, un crochet les rabat sur la droite, et ces pas se mettent Ă  descendre le versant du RhĂŽne, Ă  toute vitesse. Nous comptons six empreintes depuis le crochet ; mais ce ne sont plus des enjambĂ©es, ce sont de vĂ©ritables sauts ; c’est une course folle sur une pente scabreuse, et qui finit soudainement Ă  la sixiĂšme empreinte. — DerniĂšre impasse. » Il y eut donc un instant oĂč Fabienne et Marie-ThĂ©rĂšse se sont hĂątĂ©es dans la mĂȘme direction, qui Ă©tait, pour Fabienne, celle d’Henri, et pour Marie-ThĂ©rĂšse, celle de Fabienne et d’Henri. Une cause inconnue empĂȘcha la premiĂšre d’arriver jusqu’à son mari et fit rebrousser chemin Ă  la seconde. Ce fut sans doute cette mĂȘme cause qui les escamota tous les trois. » — Certainement cela ne s’est pas effectuĂ© sans bataille », dit M. Monbardeau. Cette canne brisĂ©e
 C’est bien la canne d’Henri
 Je la reconnais. » — Que ce soit celle de M. Henri ou une autre, » rĂ©pondit Robert, le point capital est que ce soit la canne dont M. Henri se servait samedi. Son bout ferrĂ© ne peut s’adapter qu’aux empreintes de gauche. » — Ce que je ne comprends pas, » marmonna Tiburce, c’est qu’elle se trouve si loin des traces de M. Henri Monbardeau
 » — Ah ! parfaitement », reprit Robert. Messieurs, je vous prie de noter la position occupĂ©e par cette canne, Ă  savoir prĂšs de la croix, entre la piste montante de Mme Henri Monbardeau et le crochet de Mlle Le Tellier, c’est-Ă -dire Ă  sept mĂštres cinquante environ du piĂ©tinement oĂč se manifeste pour la derniĂšre fois la prĂ©sence — la prĂ©sence calme, j’insiste — de M. Henri. » — Il l’aura jetĂ©e de lĂ  ? » proposa M. Monbardeau. — Non. J’y ai pensĂ©. Cela n’est pas possible. Car alors il l’aurait lancĂ©e contre les deux femmes, au risque de les blesser ; et votre fils n’est pas homme Ă  perdre la tĂȘte Ă  ce point. » — Mais, qui vous dit », contesta Garan, que les deux femmes Ă©taient lĂ  quand la canne a Ă©tĂ© jetĂ©e ? Peut ĂȘtre qu’elles avaient dĂ©jĂ  quittĂ© leur place
 » — Distinguons. J’affirme qu’elles Ă©taient Ă  leur place de stationnement tandis que M. Henri Ă©tait Ă  la sienne, muni de cette canne dont voici le moule tubulaire Ă  cĂŽtĂ© de ses traces de pause ; car c’est en se portant vers lui qu’elles ont laissĂ© les voies ici prĂ©sentes, dont l’une s’arrĂȘte pile et dont l’autre se dĂ©tourne avant de disparaĂźtre non moins totalement. Mais j’affirme aussi que M. Henri n’a pas jetĂ© sa canne de l’endroit oĂč il stationnait, premiĂšrement parce qu’il aurait pu blesser ses compagnes, secondement parce que la neige, autour de la canne tombĂ©e, ne prĂ©sente aucune Ă©raflure, ce qui prouve que la canne est arrivĂ©e par terre non pas en oblique, mais verticalement. On l’a donc jetĂ©e d’en haut. » Tiburce, mordant ses lĂšvres ardentes, l’interrompit — M. Henri Monbardeau a pu la jeter en l’air, et elle serait retombĂ©e
 » — Mais non, monsieur. D’abord, je le rĂ©pĂšte, il n’aurait pas risquĂ© de geste pĂ©rilleux pour ses voisines. Et puis, regardez la brisure. Il a fallu un rude coup pour la produire, et certainement celui qui a cassĂ© cette canne de la sorte la tenait Ă  pleine main. Un pareil effort, de la part d’un homme, nĂ©cessite Ă©galement un point d’appui, ou tout au moins un bon calage sur les pieds. Or vous n’en trouvez pas de vestige parmi les traces de M. Henri
 Cette canne a Ă©tĂ© brisĂ©e entre le point de stationnement de son propriĂ©taire et le point oĂč vous la voyez enfoncĂ©e dans la neige, qui l’a moulĂ©e comme un Ă©crin. — Et si nous l’examinons de plus prĂšs, cette canne, nous constaterons que la brisure, qui en fait un angle presque droit, ne peut ĂȘtre que la consĂ©quence d’un choc violent sur un coin trĂšs dur
 Je vous ferai observer que la croix est une charpente de sapin revĂȘtue d’un blindage de tĂŽle peint en blanc, cylindrique dans le haut, rectangulaire dans le bas. On pourrait donc supposer que la canne a Ă©tĂ© rompue sur l’un des quatre angles de sa partie infĂ©rieure. Il n’en est rien. Nul renfoncement n’a martelĂ© la tĂŽle, et la canne ne conserve pas la plus petite parcelle de peinture blanche. — Voyez vous-mĂȘme. — C’est dĂ©cisif. » Sur quoi donc s’est-elle brisĂ©e ? — Sur quelque chose qui Ă©tait lĂ  et qui n’y est plus. Et sur quelque chose qui se tenait suspendu dans les airs. » — Vous ĂȘtes fort », dit l’inspecteur avec un ricanement. Le duc d’AgnĂšs intervint — Je me demande pourquoi tous ces embrouillages de raisonnements. N’est-il pas clair que les disparus ont Ă©tĂ© enlevĂ©s au moyen d’un ballon ?
 un dirigeable
 » — Ou un aĂ©roplane ! » ajouta Tiburce. — Ah ! cela, non ! » riposta le duc. Il n’existe pas d’aĂ©roplane assez parfait pour cueillir successivement trois personnes Ă  ras de terre, ni assez puissant pour les emporter, elles avec l’équipage que nĂ©cessiterait un coup de main aussi complexe. Tandis qu’un dirigeable
 » — EnlevĂ©s ? EnlevĂ©s ? » monologuait M. Le Tellier. Mais dans quel but ? Si on les avait enlevĂ©s, nous aurions dĂ©jĂ  reçu des nouvelles, des menaces, des offres de
 Que sais-je ? » — Ce n’est pas possible ! » surenchĂ©rit M. Monbardeau en levant les yeux au ciel. — Ce ne peut ĂȘtre qu’un dirigeable », dĂ©clara Tiburce. Mais M. Monbardeau montra les aigles qui planaient. — Tenez, » fit-il d’un ton bizarre, autant prĂ©tendre que ce sont des aigles-colosses qui nous ont pris nos enfants. » Tiburce s’égaya. — Ne riez pas », dit Robert. Si baroque que soit l’idĂ©e, elle m’est venue Ă  l’esprit. Certes, l’hypothĂšse est fausse a priori. Mais elle expliquerait tout. Car, un dirigeable, monsieur d’AgnĂšs, cela se voit venir, c’est une masse qui attire les yeux. Et si les ravisseurs s’étaient approchĂ©s dans un aĂ©ronat, nos amis s’en seraient garĂ©s, et leurs pas sur la neige indiqueraient des mouvements de retraite, — alors que rien de tout cela n’existe. » — C’est vrai », fit le duc. — Au contraire, des aigles, mais on en voit toujours au sommet du Colombier ! On n’y fait pas attention, aux aigles !
 Or je vous dĂ©fie d’évaluer la taille d’un oiseau qui passe aux environs du zĂ©nith, — parce que vous ne pouvez pas mesurer la hauteur de son passage. Il faut connaĂźtre l’un des deux facteurs pour en dĂ©duire l’autre ; et si
 » — Fort exact, monsieur. » — 
 et si des aigles fabuleux, loin de tout objet de comparaison, avaient planĂ© Ă  mille mĂštres au-dessus des trois excursionnistes, ceux-ci les auraient pris tout bonnement pour des aigles communs, situĂ©s Ă  quelque portĂ©e de fusil. — Cela passĂ©, admettons qu’un de ces rapaces chimĂ©riques se soit laissĂ© tomber sur M. Henri Monbardeau. Il le surprend, il l’enlĂšve. Mme Fabienne Monbardeau se prĂ©cipite au secours de son mari. Mais un deuxiĂšme oiseau s’abat et l’emporte. Mlle Marie-ThĂ©rĂšse, elle, s’élance pour assister sa cousine ; mais, apercevant le troisiĂšme aigle qui fond sur elle, la voilĂ  qui se prend Ă  fuir Ă©perdument jusqu’à ce que
 » — Taisez-vous ! » chuchota M. Le Tellier en dĂ©signant M. Monbardeau qui ouvrait des yeux effrayants. — Ce n’est qu’une façon de me faire comprendre, mon maĂźtre. Remettez-vous, docteur, et pardonnez-moi. C’est une hypothĂšse absurde et fantastique. Je ne l’ai formulĂ©e que pour matĂ©rialiser nos rĂ©flexions
 Si cette conjecture Ă©tait vraisemblable, l’histoire de la canne viendrait la dĂ©mentir. Il faudrait imaginer des becs d’airain, suffisamment inĂ©branlables pour qu’on y puisse rompre des bĂątons. Et il n’y a pas plus de becs d’airain que de vautours capables d’enlever soixante-dix kilogrammes de chair humaine. » M. Monbardeau s’épongea le front et dit d’une voix rauque — Des oiseaux
 non. Mais
 des hommes
 volants ?
 Voyez, ici, en bas Seyssel, Anglefort
 Et pensez Ă  la statue enlevĂ©e, là
 » — Ha ! mon oncle ! » se rĂ©cria Maxime. De grĂące, ne mĂȘlez pas cette fumisterie au malheur qui nous frappe ! » Mais Robert lui imposa silence — VoilĂ  encore une supposition d’aspect lunatique, et pourtant je l’ai envisagĂ©e, elle aussi ; car j’estime que, pour mener l’esprit Ă  la vĂ©ritĂ©, rien ne vaut l’étude des hypothĂšses fausses. En science quelquefois, comme en grammaire toujours, deux nĂ©gations valent une affirmation. Quand je sais qu’une chose n’est pas ici, je me doute qu’elle peut ĂȘtre lĂ . Et puis, Ă  force de perdre, on finit par gagner. Consolez-vous, docteur. Les voleurs d’hommes — si voleurs il y a — ne sont pas des Sarvants de l’air — si Sarvants il y a. L’enlĂšvement d’une seule personne Ă  travers le ciel exigerait l’alliance de trois individus volant avec la force proportionnĂ©e Ă  leur taille des condors les plus vigoureux. Il aurait donc fallu neuf complices pour exĂ©cuter le rapt de samedi. Or, si des aigles, mĂȘme dĂ©mesurĂ©s, peuvent ne pas ĂȘtre remarquĂ©s Ă  cause des raisons que je vous ai donnĂ©es, — une volĂ©e de neuf ornianthropes ne saurait passer inaperçue ! Nos amis se seraient retirĂ©s Ă  leur approche ; et, encore une fois, ces traces ne dĂ©cĂšlent ni Ă©cart, ni reculade, ni fuite, avant l’attaque de M. Henri, qui fut assailli le premier. » Non, non le dirigeable, les aigles, les hommes volants, rien de tout cela ne tient debout. » M. Monbardeau serrait les poings — Alors ?
 Alors, quoi ?
 Ils ne se sont pas volatilisĂ©s !
 pas dissous dans l’air comme des morceaux de sucre dans l’eau, je suppose !
 La foudre ne les a pas transportĂ©s au diable !
 Ils ne se sont pas Ă©chappĂ©s par le sommet du Colombier comme l’électricitĂ© par les pointes !
 Ils ne sont pas montĂ©s au ciel comme des prophĂštes, eh ?
 Alors quoi ? quoi ? quoi ?
 C’est idiot, Ă  la fin ! » Robert eut un geste Ă©vasif. Garan sourit, et, retroussant moustaches et sourcils, dĂ©cida — Nous n’avons plus rien Ă  faire ici. » — Pardon ! la neige va continuer de fondre », rĂ©pliqua M. Le Tellier ; je vais prendre un croquis de toutes ces empreintes. » C’est alors qu’il dessina l’esquisse que nous reproduisons pour plus de clartĂ©. À cette vue, Tiburce annonça qu’il ferait mieux encore et qu’il allait photographier la neige, du haut de la croix. Mais l’intrĂ©pide sherlockiste avait trop prĂ©sumĂ© de son agilitĂ©. Il ne put s’élever qu’à mi-chemin des solives transversales ; et ce fut Maxime qui, se souvenant des mĂąts et des vergues du Borda, rĂ©ussit l’entreprise. Pendant qu’il Ă©tait Ă  cheval sur les bras de l’immense gibet — destinĂ©, semblait-il, Ă  crucifier quelque Titan, — l’inspecteur lui demanda de contrĂŽler si le zinc ne portait aucune marque et le badigeon nulle Ă©raillure pouvant ĂȘtre attribuĂ©es au frottement de cordages. — Rien », rĂ©pondit Maxime. Et il prit quelques clichĂ©s des empreintes. Par malheur, quand Tiburce, rentrĂ© Ă  Mirastel, voulut dĂ©velopper les prĂ©cieuses photographies, il s’aperçut qu’il avait oubliĂ© de charger son appareil. xDĂ©libĂ©ration Ce chapitre x n’est autre que la piĂšce 197 du dossier. — Elle se prĂ©sente sous l’aspect d’une petite ramette de huit pages. M. Le Tellier l’écrivit tout entiĂšre de sa propre main. Le premier feuillet contient une notice explicative, trĂšs postĂ©rieure au document lui-mĂȘme, et qui date du jour paisible oĂč l’astronome colligea tous les matĂ©riaux de la prĂ©sente Ă©tude. 14 fĂ©vrier 1913. Ce fut dans la nuit du 7 au 8 mai 1912 que je traçai les lignes suivantes. Fortement Ă©branlĂ© par l’étrange spectacle des pas sur la neige, brisĂ© de fatigue et de chagrin, je ne pouvais goĂ»ter le repos qui m’était si nĂ©cessaire. L’insomnie, sans misĂ©ricorde, me retournait sur ma couche, et les tĂ©nĂšbres augmentaient mon exaltation. Pour tromper cette fiĂšvre, je dĂ©cidai d’allumer une lampe et de travailler. Mais la seule occupation qui sĂ»t ne pas m’importuner Ă©tait de rĂ©flĂ©chir au sort mystĂ©rieux de mon enfant ; et je ne pus trouver quelque apaisement Ă  mes soucis qu’en dressant de mĂ©moire un compte rendu de la sĂ©ance que nous venions de tenir dans le salon de Mirastel, Ă  la descente du Colombier. Je voyais dans cette tĂąche un dĂ©rivatif Ă  mes souffrances, et j’espĂ©rais par surcroĂźt qu’elle me fournirait un texte sur lequel on pourrait mĂ©diter plus Ă  l’aise que sur un ensemble de pensĂ©es fuyantes. Mes souvenirs ont toujours Ă©tĂ© fidĂšles ; ce compte rendu reflĂšte donc avec beaucoup d’exactitude notre conseil de famille, Ă  peine rĂ©duit et simplifiĂ© dans la mesure convenable. J’aperçois encore, autour de la grande table, nos visages de tristesse et de lassitude. La canne brisĂ©e de mon neveu Ă©tait lĂ , au milieu du cercle, comme une piĂšce Ă  conviction dans un prĂ©toire. Ma belle-sƓur n’en pouvait dĂ©tacher son regard
 On dĂ©couvrait aussi sur la table, devant Mme Arquedouve, le schĂ©ma que j’avais relevĂ© des empreintes et dont Maxime avait pointillĂ© chaque trait au moyen d’une aiguille, afin de rendre sensible aux doigts de sa grand’mĂšre aveugle l’effigie de la chose Ă©tonnante et terrible. DÉLIBÉRATION DU 7 MAI, À 6 HEURES DU SOIR[3] Moi. — À prĂ©sent que nous connaissons tout ce qu’on peut connaĂźtre en fait de vestiges matĂ©riels et de tĂ©moignages concrets, il faut raisonner et tĂącher de dĂ©couvrir quelque chose qui oriente nos recherches
 Un point de direction
 Car il faut agir, enfin ! Je propose que chacun donne son avis Ă  la ronde. Garan, avec un regard Ă  la dĂ©robĂ©e sur Maxime et Robert. — Je ne vous cacherai pas que ma conviction est presque faite. Cependant, je ne suis pas infaillible ; et, dans tous les cas, un peu de discussion ne fera pas de mal. Mais, avant de se demander oĂč, qui et comment, il faudrait savoir pourquoi. Tiburce, se rongeant les ongles. — Parfaitement. Pourquoi X. a-t-il enlevĂ© Mlle Le Tellier, M. et Mme Henri Monbardeau ? Moi. — Encore enlevĂ© » ! Toujours enlevĂ© » ! Rien ne prouve qu’ils aient Ă©tĂ© enlevĂ©s » ! Ne mettons pas la charrue avant les bƓufs ! Garan. — D’accord. La premiĂšre question est en effet celle-ci L’un des trois disparus avait-il une raison de disparaĂźtre volontairement ? Calixte. — Mais nous nous Ă©garons, voyons ! Ce qui s’est passĂ© au Colombier n’est qu’une rĂ©pĂ©tition, une suite, de ce qui s’est passĂ© Ă  Seyssel, Ă  Corbonod, Ă  Anglefort, Ă  Culoz ! Une suite rationnelle ! On a commencĂ© par enlever des minĂ©raux, puis des simulacres humains, et, aprĂšs les simili-personnes, on ou X, comme dit M. Tiburce, on ou X a volĂ© de vrais hommes !
 Je ne dis pas, bien sĂ»r, que X soit le Sarvant
 Maxime. — Heureusement, que vous ne le dites pas ! — Allons donc ! La progression organique que vous signalez dans les corps de dĂ©lit ne saurait ĂȘtre que fortuite, sapristi !
 À moins
 Ă  moins que les vols de Seyssel aient Ă©tĂ© commis pour prĂ©parer le rapt de samedi et pour donner le change Ă  la police, en faisant croire Ă  quelque sĂ©rie fantastique
 Garan, goguenard. — Pas mal, pas mal. Nous reviendrons lĂ -dessus. Mais commençons par le commencement. — Quelqu’un connaĂźt-il assez la vie des trois disparus pour affirmer qu’ils n’avaient aucun motif de s’éclipser, soit ensemble, soit individuellement ? Calixte. — Pour mon fils et ma belle-fille, j’en suis sĂ»r. Ils n’avaient aucune raison
 Augustine. — Aucune. Henri est le plus franc
 Maxime. — Et moi je rĂ©ponds de Marie-ThĂ©rĂšse. Garan. — Docteur, vous connaissez Ă  fond votre fils ? Calixte. — Oui certes
 Garan, insinuant. — Il n’avait pas de secret pour vous ? Calixte, interdit. — Non
 Je ne crois pas
 Garan. — Saviez-vous qu’il reçoit des lettres poste restante Ă  Artemare ? Stupeur gĂ©nĂ©rale. J’ai procĂ©dĂ©, hier soir, Ă  une petite enquĂȘte de ce cĂŽtĂ©-là
 Le matin mĂȘme de l’évĂ©nement, M. Henri Monbardeau s’est prĂ©sentĂ© au guichet de la poste et a demandĂ© s’il n’y avait pas de lettre aux initiales H. M. Calixte. — Je ne savais rien
 Je
 vraiment
 Maxime. — ArrĂȘtez ! vous ĂȘtes engagĂ©s sur un dĂ©faut. Mon oncle, cette lettre, moi je sais ce que c’est. Henri me pardonnera de l’avoir trahi ; mais des intĂ©rĂȘts capitaux dominent la situation, — je dois parler. Ces lettres aux initiales H. M. sont des lettres de Suzanne. Elle et son frĂšre correspondent en cachette. Calixte. — Comment ! ils s’écrivent ! Maxime. — Oui, mon oncle. Oh ! la pauvre fille
 Calixte, tremblant d’indignation. — Une pauvre fille qui apprend la disparition de son frĂšre on ne parle que de cela dans tout le pays et qui n’a pas mĂȘme l’idĂ©e de nous
 de nous
 exprimer sa douleur et son
 et sa
 Augustine. — Mon ami, tu l’as chassĂ©e et tu lui as dĂ©fendu de nous Ă©crire ! Calixte, pleurant. — Dans une pareille circonstance
 je crois que
 je lui
 je lui aurais pardonné  Elle aurait dĂ» le sentir ! Garan. — Docteur, je suis curieux d’apprendre qui est cette Suzanne ? Tiburce. — Oui. Qui est cette Suzanne, docteur ? Augustine. — Ma fille aĂźnĂ©e, monsieur ; elle n’habite pas avec nous
 Calixte, trĂšs nerveux. — Elle habite avec un drĂŽle qui nous l’a prise ! Je l’ai reniĂ©e ! je l’ai maudite ! Il paraĂźt que mon fils a conservĂ© des relations avec elle, comme vous voyez
 J’ignorais. Moi. — Laissons cela. — Nous sommes sĂ»rs, n’est-ce pas, que ni Marie-ThĂ©rĂšse, ni Henri, ni Fabienne n’avaient la moindre raison de nous fausser compagnie ? Plusieurs voix. — Absolument. Garan. — Bon. Alors, puisqu’ils sont partis sans l’avoir voulu ce qui, du reste, semble ressortir des faits, c’est qu’on les a enlevĂ©s ! Donc, deuxiĂšme question Qui avait intĂ©rĂȘt Ă  les enlever ? Tiburce, fumant Ă  toute vapeur. — Évidemment. Garan. — Passons donc en revue la liste de ceux qui pouvaient bĂ©nĂ©ficier de cette triple disparition, — de toutes les personnes, par exemple, qui
 Robert. — Des personnes ? Hum ! Garan. — Monsieur Collin, je dois vous avouer que cette interruption
 baroque, de votre part, m’est singuliĂšre, pour ne pas dire suspecte
 Si ce n’est pas des personnes, qu’est-ce donc ?
 Voudriez-vous insinuer — vous un savant, vous qui tantĂŽt souteniez le contraire — que les aigles ou les Sarvants seraient pour quelque chose dans cet imbroglio ?
 Venant de vous, cette explication grotesque serait suspecte au premier chef ; et je vous avertis que votre conduite m’a dĂ©jĂ  semblĂ© louche. Moi. — Oh ! monsieur, que dites-vous lĂ  ? Robert. — Mais ce n’est pas du tout ce que je voulais dire ! Seulement, il m’est difficile de me prononcer avant d’avoir creusĂ© certains problĂšmes
 Lucie. — Pour finir, je ne connais personne qui en ait jamais voulu Ă  ma fille. S’attendrissant Marie-ThĂ©rĂšse n’a fait que du bien autour d’elle. La bontĂ© mĂȘme
 la douceur
 Moi. — Ma chĂ©rie, nous ne supposons pas forcĂ©ment la rancune chez les ravisseurs. Un enlĂšvement peut avoir d’autres mobiles
 Garan. — Mlle Marie-ThĂ©rĂšse, madame, peut avoir Ă©tĂ© enlevĂ©e par l’un des prĂ©tendants que vous avez Ă©vincĂ©s ces jours-ci
 Moi. — Comment ? vous savez
 Garan. — Si j’ai Ă©tĂ© dĂ©signĂ© par mes chefs pour suivre cette affaire, c’est que, de par mon service habituel, je suis prĂ©posĂ© Ă  la sĂ©curitĂ© de la colonie Ă©trangĂšre de Paris. Comme tel, chargĂ©, le 12 avril, d’assurer un service d’ordre discret Ă  l’inauguration du tĂ©lescope Hatkins, j’ai assistĂ© Ă  la fĂȘte que vous donniez, monsieur Le Tellier. Alors, ayant eu l’occasion de m’occuper de vous une premiĂšre fois, on a cru bon de me choisir quand M. d’AgnĂšs est venu Ă  la PrĂ©fecture demander quelqu’un. — Des gens bien renseignĂ©s m’ont certifiĂ© qu’à la suite de cette cĂ©rĂ©monie plusieurs demandes en mariage avaient Ă©tĂ© formulĂ©es, et j’ai de bonnes raisons de croire que votre brusque dĂ©part Ă©tait une dĂ©robade. — Voulez-vous me donner l’état des demandes que vous avez reçues ? Moi. — Certainement. Il y avait
 Mais, Ă  vrai dire, nous n’avons reçu que trois demandes catĂ©goriques. Les autres ne furent que des avances, des marches d’approche, destinĂ©es Ă  nous pressentir. Garan. — Vous n’avez opposĂ© que trois refus formels ? Lucie. — Oui. Garan. — N’examinons que cela. Un candidat dĂ©finitivement Ă©cartĂ© peut seul se rĂ©soudre Ă  l’extrĂ©mitĂ© d’un enlĂšvement. — Ces demandes provenaient toutes trois d’étrangers ? Moi. — Oui. Mais l’une d’elles serait la bouffonnerie de ce drame, si ce drame n’était pas le nĂŽtre
 C’est la demande d’Abd-Ul-Kaddour-Pacha. Garan, avec un sourire retenu. — Non ? Pas possible ? Abd-Ul-Kaddour ? L’homme aux odalisques ?
 Ah ! l’animal ? Ce qu’il m’a donnĂ© de peine pendant son sĂ©jour ! Quelle surveillance !
 C’est un dĂ©traquĂ©, malade de corps et d’esprit, usĂ© par tous les abus. Ah ! il n’a pas ratĂ© une seule extravagance ! Demander votre fille, ça, c’est merveilleux ! — En tout cas, mettons-le hors de cause. Tel que je le connais, sa lubie n’aura pas durĂ©. Et d’ailleurs, il a quittĂ© Paris sous ma garde le matin mĂȘme des disparitions, le 4 mai, par train spĂ©cial ; et le soir, Ă  6 heures, nous l’avons embarquĂ© Ă  Marseille, lui, ses douze femmes et sa suite, Ă  destination de la Turquie. C’est moi qui ai veillĂ© sur lui jusqu’à la fin ; et ceci causa justement le retard de M. d’AgnĂšs, qui dut attendre mon retour par l’express de Marseille, avant de pouvoir se mettre en route pour le Bugey. — Quelles sont les deux autres demandes ? Moi. — L’une Ă©mane de M. Evans, un attorney de Chicago. Il m’a Ă©crit le lendemain de l’inauguration, et j’ai l’assurance qu’il est reparti pour l’AmĂ©rique aussitĂŽt aprĂšs avoir connu notre rĂ©ponse nĂ©gative. Garan, aprĂšs s’ĂȘtre recueilli. — À exclure Ă©galement. George Evans est le frĂšre du secrĂ©taire d’ambassade rĂ©cemment nommĂ© Ă  Paris. Sa famille n’a aucune relation en France. Peu de fortune. Donc ne possĂ©dant pas les moyens de prĂ©parer et d’exĂ©cuter un enlĂšvement de cet acabit. Au surplus, comme vous le dites, Evans est parti le
 voyons
 le 20 avril, autrement dit treize jours avant le rapt. Rien Ă  faire par lĂ . — Le troisiĂšme postulant ? Moi. — Don Pablo de las Almeras, l’attachĂ© militaire
 Garan. — Ah ! celui-lĂ  serait capable de bien des Ă©quipĂ©es ! Cerveau brĂ»lĂ©, fĂȘtard, millionnaire et Espagnol, ce serait lui que je soupçonnerais
 s’il n’était fiancĂ© depuis quelques jours Ă  Mlle da Posta-XĂ©rez, — et fiancĂ© pour de bon ! Lucie, amĂšrement. — Il a vite oubliĂ© Marie-ThĂ©rĂšse
 Garan. — Maintenant quelqu’un aurait-il enlevĂ© Mlle Le Tellier sans l’avoir demandĂ©e en mariage ? avec son propre assentiment ? Maxime. — Non, monsieur
 Ma sƓur n’avait pas de secret pour moi. J’affirme que non. Garan. — Monsieur Maxime, j’aimerais entendre cela d’une autre bouche que la vĂŽtre. Maxime, violemment. — Que voulez-vous dire ? On le calme. Garan. — Il suffit. Je m’entends. Maxime. — Je ne laisserai pas
 Mme Arquedouve. — Paix ! paix ! on discute, mon petit
 Lucie, Ă  Garan. — Monsieur, ma fille est aussi trĂšs confiante avec moi. Le seul homme qui aurait pu l’enlever dans ces conditions — je veux dire de son plein grĂ© — avait au contraire toutes sortes de raisons pour nous laisser Marie-ThĂ©rĂšse. Du reste, il est ici. C’est le duc d’AgnĂšs. J’ajoute que ma fille n’aurait jamais consenti Ă  fuir de cette façon. Augustine. — Mais, monsieur, voyons ! un enlĂšvement de cette nature n’aurait pas comportĂ© celui de mon fils et de sa femme ! Garan. — Pardon. On les aurait confisquĂ©s accessoirement, pour supprimer deux tĂ©moins. — Mais je vois qu’il faut renoncer Ă  Ă©claircir les choses en prenant Mlle Le Tellier comme victime principale. Étudions Ă  prĂ©sent le cĂŽtĂ© Monbardeau. En ce qui touche Mme Henri Monbardeau, mon enquĂȘte d’Artemare est concluante. Une seule personne avait profit Ă  se l’approprier c’est son ancien soupirant, le nommĂ© Raflin
 Calixte. — Vous savez donc tout ? Garan. — On est bavard Ă  la campagne — 
 le nommĂ© Raflin, dis-je, qu’il faut rĂ©cuser, ce garçon Ă©tant incapable de machiner une telle opĂ©ration et, de plus, gardant la chambre, Ă  Artemare, depuis deux mois, avec une fracture de la jambe gauche. Voici donc un nouveau point acquis Mme Henri Monbardeau n’était pas l’objectif capital du coup de filet. Reste alors son mari. ConnaĂźt-on quelqu’un dont
 Calixte, soudain levĂ© et comme illuminĂ©. — Oui Hatkins ! Tiburce. — Ah ! Enfin ! Une piste ! Garan. — Hatkins ! Le milliardaire ? Le philanthrope ?
 Vous l’accusez ?
 Calixte. — Oui, Hatkins, le donateur du tĂ©lescope ! oui, le bienfaiteur des hĂŽpitaux ! — je l’accuse ! Garan. — C’est inadmissible ! Moi. — N’est-ce pas ? M. d’AgnĂšs. — C’est insoutenable. Je l’ai beaucoup frĂ©quentĂ© Ă  l’occasion de meetings d’aviation
 Calixte. — Ah ! vous voyez il s’intĂ©resse aux aĂ©roplanes ! M. d’AgnĂšs. — Laissez donc les aĂ©roplanes tranquilles. C’est une branche qui m’est familiĂšre, et je soutiendrai toujours que les aĂ©roplanes n’ont jouĂ© aucun rĂŽle dans cette aventure. Il n’en existe pas d’assez obĂ©issants, ni d’assez amples. Au demeurant, un seul, immense, ou plusieurs en flottille, voilĂ  qui aurait attirĂ© l’attention des trois touristes ! Et vous savez bien que leurs traces
 Garan. — Pourquoi soupçonnez-vous Hatkins d’avoir enlevĂ© votre fils, docteur ? Calixte. — Parce que mon fils a refusĂ© de lui vendre sa dĂ©couverte du sĂ©rum anti-sclĂ©reux. Moi. — HĂ©, lĂ  ! Calixte. — Oui
 On ne devait pas le publier avant quelque temps. Mais ça y est au moyen de l’ultra-microscope, Henri a trouvĂ© le bacillus sclerosans. Il l’a isolĂ©, cultivĂ©, attĂ©nuĂ©, et maintenant la guĂ©rison de l’artĂ©rio-sclĂ©rose est un fait accompli. Le nom de mon fils est liĂ© Ă  l’une des plus belles victoires de la science, puisqu’on n’a, dit-on, que l’ñge de ses artĂšres
 Et c’est ce triomphe-lĂ  que M. Hatkins voulait lui acheter. Il est docteur, lui aussi, Hatkins ! M. d’AgnĂšs. — Ce n’est pas trĂšs joli, en effet. Garan. — Mon Dieu, c’est amĂ©ricain. Je suis sĂ»r que Hatkins n’y pensait plus le lendemain ; comme je suis sĂ»r que le prix offert Ă©tait un trĂ©sor. Calixte. — Cinq millions. Il n’en a plus reparlĂ©. Garan. — Vous voyez. Tiburce. — AprĂšs tout, rien ne prouve que la lettre H. M. poste restante ne venait pas de Hatkins
 Maxime. — Quelle absurditĂ© ! Moi. — Sommes-nous Ă©tourdis ! M. Hatkins a commencĂ© son tour du monde bien avant les disparitions
 Il est Ă  New-York. Tiburce. — Et s’il avait fait exĂ©cuter l’escamotage par des complices, pendant que lui se procurait un alibi ? Moi. — Alors, ma fille et ma niĂšce ne seraient donc prisonniĂšres que par occasion ? Hatkins retiendrait mon neveu jusqu’à ce qu’il ait souscrit Ă  ses volontĂ©s ?
 Garan. — Non, non, non, et cent fois non ! Ce n’est pas Hatkins. Il achĂšterait n’importe quoi, ce yankee, mais il ne peut faire que du bien. M. d’AgnĂšs. — C’est tout Ă  fait mon avis. Moi. — Et le mien. Maxime. — Parbleu ! Robert. — J’ai la conviction que ce n’est pas lui. Tiburce. — Et moi je suis sĂ»r que c’est lui ! Calixte. — À la bonne heure ! Moi, Ă  Tiburce. — Mais pourquoi ĂȘtes-vous sĂ»r ? Tiburce. — Je n’en sais rien. C’est une idĂ©e comme ça. Garan, haussant les Ă©paules. — Et comment s’y est-il pris, s’il vous plait ? Tiburce. — Ça, je n’en sais rien non plus. Moi. — Allons, allons ! nous pataugeons, et le temps passe, et il faut agir, encore un coup ! — Que chacun donne son avis. Moi, je flotte, j’hĂ©site. Je ne distingue pas de raisons
 et pourtant il me semble bien que c’est un enlĂšvement
 mais un enlĂšvement des trois promeneurs au mĂȘme titre
 impersonnel. Un enlĂšvement par des bandits que voulez-vous, j’en reviens toujours lĂ  !
 des bandits qui vont exiger une rançon
 Maxime. — Vous y ĂȘtes, papa. Ce sont des espĂšces de pirates, des Ă©cumeurs de terre, disposant de moyens nouveaux et puissants, inintelligibles pour le moment. Ils attendent que vous soyez Ă  point », vous et mon oncle, pour vous Ă©crire. Ils attendent que vous soyez au comble de l’affolement et prĂȘts Ă  tous les sacrifices. Ensuite ils rĂ©aliseront peut-ĂȘtre d’autres captures et d’autres gains. Mme Arquedouve. — Ne croyez-vous pas que les dĂ©prĂ©dations attribuĂ©es aux Sarvants ont un lien quelconque avec notre malheur ? M. d’AgnĂšs. — Si fait, madame. Elles ont terrorisĂ© la contrĂ©e, facilitĂ© les rapts, aggravĂ© l’inquiĂ©tude elles proviennent des mĂȘmes forbans. Ils se sont livrĂ©s Ă  la contrefaçon des spectres. Et, pour ma part, je ne serais pas surpris que ces exploiteurs ne fassent connaĂźtre leur but, leurs exigences et leur identitĂ© qu’aprĂšs avoir commis nombre d’enlĂšvements, afin d’accrĂ©diter plus longtemps la fable des Sarvants et d’obtenir, par ce procĂ©dĂ©, une hausse du tarif des restitutions. Les campagnards paieront moins douloureusement Ă  l’heure oĂč la dĂ©claration des bandits se dĂ©masquant les dĂ©barrassera de toute crainte superstitieuse. Garan, rompant les chiens. — Eh bien, non ! Les histoires de Seyssel
 Jusqu’ici j’ai consenti Ă  des discussions oiseuses, mais en voilĂ  assez ! Les histoires de Seyssel, Culoz et autres lieux ne sont qu’une mystification pure et simple, au mĂȘme titre que les pas sur la neige du Colombier, qui sont une mystification pure et simple ! Maxime. — Qu’entendez-vous par lĂ  ? Garan. — J’entends, monsieur Maxime Le Tellier, et vous monsieur Robert Collin, que je n’aime pas beaucoup les personnes qui vous mĂšnent Ă  un endroit oĂč elles ont passĂ© plusieurs heures auparavant ; oĂč elles ont fait dans la solitude ce que bon leur semblait ; et qui vous montrent lĂ , sous forme d’empreintes abracadabrantes, le joli rĂ©sultat de leur truquage. Et j’entends, enfin, que vous ĂȘtes des metteurs en scĂšne de premiĂšre force. Maxime, blanc de rage. — Je vous prie de vous taire ! Robert. — Je me moque de vos insinuations. Garan, Ă  Robert. — Qu’avez-vous fait, vous surtout, seul, au Colombier, dans la nuit de dimanche Ă  lundi ? Robert. — Je suis restĂ© parce que, la nuit, je voulais Ă©pier, monter la garde, et, le jour, rĂ©flĂ©chir devant les traces elles-mĂȘmes. Garan. — Allons donc ! Protestations unanimes. Moi. — Je vous supplie, monsieur, de ne pas continuer. Garan. — Parfait. Oh ! c’est fini. Je me tairai, maintenant. Lucie, dĂ©sespĂ©rĂ©e. — Ho ! il faudra pourtant bien trouver ! J’ai beau chercher
 Ma tĂȘte tourne
 Ces empreintes
 Cet anĂ©antissement subit
 Cette suppression totale
 Tiburce, citant un de ses auteurs. — Dans la vie rĂ©elle il y a de ces effets si singuliĂšrement Ă©tranges, de ces circonstances si extraordinaires, qu’ils dĂ©passent tout ce que l’imagination la plus fantastique et la plus audacieuse pourrait inventer. — RĂšgle gĂ©nĂ©rale plus une chose est bizarre, moins elle est mystĂ©rieuse. » — MĂ©fiez-vous des rĂȘveries, madame. Une lĂ©gende
 Augustine. — Les journaux mentionnent une autre lĂ©gende que celle des Sarvants, Ă  propos de tout cela. Lucie. — Oui, ma femme de chambre m’a entretenue trĂšs sĂ©rieusement d’un dirigeable-fantĂŽme. Il ferait pendant au vaisseau-fantĂŽme, et serait le spectre du RĂ©publique, sinistrĂ© voilĂ  trois ans, et montĂ© par toutes les victimes de l’air un Ă©quipage de revenants ! Les domestiques rapprochent cette ineptie du fameux dirigeable qu’on a cru voir plusieurs nuit de suite sur les cĂŽtes d’Angleterre, en 1909, et qui s’évanouissait dans l’ombre
 C’est insensĂ© ; mais n’est-il pas effroyable que des suppositions aussi monstrueuses puissent naĂźtre au sujet de
 Moi. — Avez-vous rĂ©flĂ©chi que si l’enlĂšvement s’est accompli pendant la nuit, les ravisseurs ont pu s’approcher sans ĂȘtre vus ? Robert. — Il s’est accompli pendant le jour. On ne monte pas au Colombier quand il fait noir ; et puis, nos trois amis n’auraient pas laissĂ© leurs parents dans l’inquiĂ©tude. Moi. — En effet. On ne sait plus que penser. Il est temps de conclure. Monsieur Garan, que dĂ©cidons-nous ? Garan. — Oh ! moi, je ne veux plus rien dire. Moi. — Soit. Et vous, Robert ? Robert. — Je ne puis rien dire, mon cher maĂźtre
 Rien encore, du moins. Garan, entre ses dents. — Je te crois
 Moi, vivement. — Et vous, monsieur Tiburce ? Tiburce. — Hatkins ! Hatkins ! Calixte. — Bravo ! Exclamations indignĂ©es. Tiburce. — Eh ! quoi ? Avant tout, cherchons des explications simples, possibles, naturelles. Ne sortons pas du naturel ! Citant J’ai depuis longtemps pour principe que quand vous avez exclu l’impossible, ce qui reste, quelque improbable que ce soit, est pourtant la vĂ©ritĂ©. » Or ce qui reste », Ă  mon avis, c’est l’hypothĂšse brigands et l’hypothĂšse Hatkins. Et cette derniĂšre, Ă©tant la moins compliquĂ©e, doit ĂȘtre la bonne. Robert. — L’ impossible »  Quel homme pourrait savoir ce qui est impossible ? — et ce qui est naturel ?
 Mme Arquedouve. — Pour ma part, je suis avec M. Robert. Je sens qu’il a mĂ©ditĂ© de toute la force de son savoir. Lucie, Ă  bout de patience. — Et moi je veux qu’on me rende ma fille ! Je veux ! je veux !
 Moi. — Que fait-on, enfin ? Que fait-on ? Tiburce, feuilletant un indicateur. — Je pars aux trousses de Hatkins ! Il y a un paquebot demain soir. Demain matin je vous quitterai. Garan. — Nous partirons ensemble ; je me dĂ©sintĂ©resse de tout ceci. Je rentre Ă  Paris. Moi. — Robert, Maxime, qu’allez-vous faire ? Robert. — Penser. Maxime. — Attendre. Attendre la sommation des corsaires. Moi. — Et vous, monsieur d’AgnĂšs ? M. d’AgnĂšs. — Je vais me mettre, avec mon ingĂ©nieur, Ă  construire des aĂ©roplanes aussi vites et aussi stables que possible
 de fins voiliers
 pour la chasse aux pirates aĂ©riens
 Maxime. — Ah ! tu es de mon avis ! Robert. — Faites toujours, monsieur, cela peut ne pas ĂȘtre inutile. Tiburce. — Hatkins ! vous dis-je ! M. d’AgnĂšs. — Tu es fou ! Tiburce. — Oh ! laisse-moi espĂ©rer que j’ai raison, toi qui sais pour quoi je travaille !
 Et puis, M. Monbardeau n’est-il pas convaincu ? Calixte. — Hum ! vous savez
 aprĂšs tout, moi je ne l’ai jamais vu, ce Hatkins ! Ils sont lĂ , tous, Ă  crier son innocence !
 Tiburce. — HĂ©, tant pis ! À la grĂące de Dieu ! Calixte. — Je vais, cependant, faire explorer les aires des aigles
 Qu’en dis-tu, Jean ? Moi. — Ne me demandez plus quoi que ce soit ; je suis hĂ©bĂ©té  Garan. — Je vous prie d’oublier ce que j’ai avancĂ© tout Ă  l’heure
 C’était mon devoir d’ĂȘtre sincĂšre. Moi. — On ne vous en veut pas. Vous avez exprimĂ© votre opinion avec franchise, et, en dĂ©finitive, elle est dĂ©fendable, je le reconnais. Seulement, voyez-vous, mon fils et mon secrĂ©taire sont au-dessus de tout soupçon. Vous ne le saviez pas. M. Le Tellier termine ainsi À l’issue de cette rĂ©union, je vis M. d’AgnĂšs s’approcher de Robert. Les deux jeunes hommes s’entretinrent quelques instants et se quittĂšrent sur une poignĂ©e de mains loyale. Ceux qui Ă©taient au courant de la situation comprirent que le duc venait d’affirmer Ă  son humble rival en quel mĂ©pris il tenait les allĂ©gations de l’inspecteur. Puis ils durent convenir de faire tous leurs efforts pour retrouver Marie-ThĂ©rĂšse, l’un avec sa science, l’autre avec sa richesse, tous deux sans souci de l’avenir[4]. xiUne Leçon de Sherlockisme Monsieur Garan, dont la chambre Ă©tait contiguĂ« Ă  celle de Tiburce, fut rĂ©veillĂ© de bonne heure par des bruits sourds et rythmiques, des exclamations cadencĂ©es, qui venaient de lĂ . Il entra sans façon, vĂȘtu de sa chemise, et trouva le sherlockiste en train de se livrer Ă  une pantomime gymnastique et suĂ©doise, destinĂ©e Ă  entretenir la souplesse du corps et la vigueur des muscles. À son aspect, Tiburce, qui Ă©tait nu, lui tourna le dos et continua ses gestes scandinaves. Ils avaient pris congĂ© de tous la veille au soir ; car leur train Ă©tait matinal et l’automobile de M. Le Tellier devait ĂȘtre parĂ©e vers cinq heures pour les conduire Ă  Culoz. — Eh bien, mon confrĂšre ! » dit Garan. Vous partez toujours Ă  la poursuite de M. Hatkins ? » Tiburce acheva scrupuleusement sa rotation du torse autour des hanches — Plus que jamais ! » — Vous savez que c’est insensĂ© ! » Tiburce versa de l’eau dans un tub et se mit Ă  barboter selon la rĂšgle. — Admettez que ce soit de l’inspiration », fit-il au bout d’un instant. L’inspecteur examinait la chambre. — Un dĂ©sordre voulu Ă  la Sherlock y faisait un capharnaĂŒm. Cela sentait trĂšs fort le tabac anglais navy cut. — À l’ombre de ses moustaches et de ses sourcils retroussĂ©s en toits de pagode, la bouche et les yeux de Garan recommencĂšrent Ă  sourire. — Je vous assure que votre mĂ©thode est dĂ©fectueuse », dĂ©clara-t-il. Vous manquez d’expĂ©rience » — Ce sera donc une Ă©cole », rĂ©pondit froidement Tiburce. J’ai bien rĂ©flĂ©chi. » L’autre repartit — Non seulement le caractĂšre de M. Hatkins dĂ©ment vos accusations ; mais encore son dĂ©part, antĂ©rieur Ă  l’enlĂšvement, vous prouve que, s’il en est l’auteur ou l’instigateur, du moins les trois disparus ne sont-ils pas avec lui
 Il les aurait donc fait mettre de cĂŽtĂ©, pour s’occuper d’eux Ă  son retour ?
 Voyons !
 » Mais Ă  prĂ©sent, Tiburce, gantĂ© de crin, se frictionnait la peau et sifflotait en mesure, comme les palefreniers d’Angleterre au pansage de leurs cracks. Ce qu’ayant observĂ©, M. Garan pivota sur ses jambes velues, et alla se dĂ©barbouiller. Ils se trouvĂšrent prĂȘts Ă  la mĂȘme minute ; et Tiburce, constatant leur avance, dit au mĂ©canicien — Nous partons Ă  pied. Vous nous rattraperez sur la route. » Ils descendirent le petit sentier raide, entre les deux chemins. — SĂ©rieusement, » reprit l’inspecteur, voulez-vous me croire ? » — Non. » — Écoutez, c’est inepte ! Et tout le monde vous l’a dit
 Il est vrai que parmi tout le monde » il y a deux lascars qui savent le fin mot
 » — Robert et Maxime, n’est-ce pas ? » — Un peu, cher monsieur. » — À mon tour de vous dire c’est inepte. » — Ouais ! Les traces surnaturelles du chiquĂ© ! Du chiquĂ© parce que surnaturelles, comme les fourbis de Seyssel, manigancĂ©s pour donner le change. À la PrĂ©fecture, on se doutait bien que c’était le prĂ©ambule de quelque chose
 Quoique, pourtant, il y ait peut-ĂȘtre une autre corrĂ©lation entre ces attrape-nigauds et l’enlĂšvement
 » — Certes, je suis de votre avis lĂ -dessus les deux Ă©vĂ©nements sont connexes. Mais, Ă  l’égard de Maxime et de Robert, vous errez. D’AgnĂšs les connaĂźt trĂšs bien et il garantit leur bonne foi. Quant aux pistes sur la neige, il va de soi qu’elles ne peuvent ĂȘtre surnaturelles
 Cependant, tout bien pesĂ©, je ne soutiens pas que l’enlĂšvement ait eu lieu au sommet du Colombier. Les empreintes ne sont peut-ĂȘtre qu’un stratagĂšme Ă  deux fins, combinĂ© 1o pour effrayer, 2o pour tromper les esprits sur l’emplacement vĂ©ritable du rapt. On aurait apportĂ© la canne aprĂšs l’avoir brisĂ©e ; on aurait imprimĂ© les traces avec des bottines au bout de longues perches, du haut d’un ballon dirigeable arrimĂ© Ă  la croix
 Je parle d’arrimage Ă  cause du vent perpĂ©tuel qui doit empĂȘcher lĂ -haut tout stationnement d’appareil en liberté  » — Mais, » s’écria Garan, savez-vous que c’est justement ce que je pensais ! VoilĂ  pourquoi j’ai demandĂ© Ă  M. Maxime s’il ne voyait pas d’éraflures, pas de stigmates de cordages
 » — Toujours est-il », conclut Tiburce, que Surnaturel = Inexistant. » — Amen ! Il est regrettable que vous ne raisonniez pas toujours ainsi. » — Mon systĂšme est donc si dĂ©fectueux ? » — Yes, sir. D’abord, vous ergotez. De plus, vous ratiocinez la plupart du temps sur des indices qui comportent plusieurs explications possibles. Exemple vos gaffes Ă  propos de la chanceliĂšre, du monocle et de tout ce que vous avez dĂ©goisĂ© au pĂšre Le Tellier. » Quand il se prĂ©sente une multitude d’explications possibles, il faut la considĂ©rer tout entiĂšre ; car, si l’une d’elles vous Ă©chappe, c’est toujours la meilleure. Et parfois, devant cette infinitĂ© de solutions, on ne sait laquelle adopter. — Il vaut mieux s’en prendre lorsqu’on a le choix, ainsi que vous l’aviez au tĂ©moignage d’un seul acte, Ă  l’effet qu’une seule cause a Ă©tĂ© capable de produire. » Tenez au sujet de ce pantalon qui vous a conduit Ă  l’un de vos impairs, vous auriez pu remarquer que le pli du coup de fer Ă©tait plus effacĂ© Ă  droite qu’à gauche, et en dĂ©duire avec raison que M. Le Tellier croise habituellement la jambe gauche sur la droite. C’eĂ»t Ă©tĂ© d’un intĂ©rĂȘt relatif, je vous l’accorde ; mais, au moins, vous n’auriez pas dit de bĂȘtises. — De mĂȘme, vous pouviez affirmer sans crainte Ă  M. Le Tellier que depuis le matin il s’était promenĂ©, songeur et longuement, dans son cabinet. » — Pourquoi ? » — À cause des buĂ©es signalĂ©tiques. — Il y a trois fenĂȘtres Ă  ce cabinet deux au sud, l’autre Ă  l’ouest. Or, Ă  la hauteur du front de M. Le Tellier, chaque fenĂȘtre s’embrumait lĂ©gĂšrement de multiples buĂ©es, telles qu’en laissent les fronts que l’on colle aux vitres, — buĂ©es oĂč l’on reconnaissait la ride frontale, si prononcĂ©e, de M. Le Tellier. Cela impliquait, de sa part, des allĂ©es et venues, de l’agitation, de la prĂ©occupation. » — Il guettait notre arrivĂ©e, tout simplement. » — Non. À la fenĂȘtre de l’ouest, la vue est bouchĂ©e par des arbres. On n’y peut donc regarder que machinalement. » — Et si les buĂ©es provenaient de la veille ou de l’avant-veille ? » — Impossible. Les carreaux avaient Ă©tĂ© lavĂ©s le matin mĂȘme. » — Comment l’auriez-vous su avant d’avoir interrogĂ© le valet de chambre ? » — Comment ? Mais parce que l’averse de la nuit, venant du sud-ouest, avait forcement laissĂ© des traces aux carreaux, Ă  travers les jalousies. Or ces traces extĂ©rieures avaient Ă©tĂ© enlevĂ©es ; et dans une maison tenue comme on tient Mirastel, les larbins ne font pas les carreaux d’un seul cĂŽtĂ© quand les deux faces en ont besoin. » Tiburce admira la sagacitĂ© de l’inspecteur. Celui-ci reprit — Des assertions de ce genre, on peut les risquer sans peur. Elles sont prouvĂ©es par ceci que toute autre interprĂ©tation ne s’ajuste pas aux faits. Tandis que vous, avec vos procĂ©dĂ©s, vous verriez partout des tĂ©moignages de ce que vous avez prĂ©conçu. Mais, tenez, tenez, moi, je me fais fort de dĂ©couvrir n’importe oĂč la preuve de n’importe quoi ! Que dĂ©sirez-vous ? Rixe ? Viol ? Assassinat ? Parions qu’ici, Ă  cette amorce du sentier avec la route, je dĂ©montre Ă  volontĂ© un crime, un dĂ©lit ou une contravention !
 Voici un buisson tout froissĂ© ; voici, dans le sol gras, des foulĂ©es profondes. Qu’est-ce, au juste ? Sans doute quelque dĂ©mĂȘlĂ© de rustre avec sa vache, ou mille autres choses ! — Voyez sur la route, maintenant cette double excavation nous apprend qu’une lourde automobile a dĂ©marrĂ© brusquement vers Artemare. Ce sont les creux des deux roues arriĂšre qui ripaient sous un effort subit. Qu’est-ce que ça Ă©tablit ? Qu’un mĂ©cano rageur a dĂ» rĂ©parer un pneu et repartir avec brutalitĂ© ; qu’un apprenti chauffeur a fait ses dĂ©buts et s’est exercĂ© aux arrĂȘts comme aux dĂ©parts ; qu’une voyageuse sentimentale a voulu cueillir de cette aubĂ©pine ; que
 Est-ce que je sais ? Tout, enfin ! tout ! » Tiburce baissait la tĂȘte. — Vous avez raison », dit-il. Mais que voulez-vous que j’y fasse ? C’est ma vie, cela, monsieur Garan !
 Ne le dites Ă  personne si je retrouve Mlle Le Tellier, j’épouse Mlle d’AgnĂšs ! » — Ah ! bien, bien !
 Alors, n’allez pas aux trousses de Hatkins. Car soupçonner un homme pareil, c’est contester une vĂ©ritĂ© de La Palisse. TĂąchez plutĂŽt d’obtenir la vĂ©ritĂ© de M. Maxime et de M. Robert, — de ce dernier surtout, qui a peut-ĂȘtre dupĂ© son camarade, puisqu’il Ă©tait avant lui sur le Colombier. » — Ah çà ! monsieur Garan, j’y songe est-ce que par hasard vous soupçonneriez une complicitĂ© quelconque entre Robert et l’un des trois disparus ? » — Eh bien oui, lĂ  ! c’est le fond de ma pensĂ©e. Je crois fermement que, de connivence ou non avec les Henri Monbardeau, M. Robert Collin et Mlle Le Tellier, qui s’aiment
 » — Vous croyez qu’ils s’aiment ! Et c’est lĂ -dessus que vous basez vos charges ? » s’écria Tiburce avec une sorte d’allĂ©gresse. — Certes ! » — Dans ce cas, monsieur l’inspecteur, vous avez du flair ! Prenez donc la peine de vous dĂ©tromper. Il y a deux ans que Mlle Le Tellier s’est Ă©prise du duc d’AgnĂšs, mon ami intime. » — SĂ»r ? » — Pas le moindre doute ! » — SacrĂ© nom d’un chien !
 Alors
 Mais
 Alors, il ne me reste plus qu’à faire des excuses
 je vais retourner
 » — Cela me paraĂźt inutile. Vous ĂȘtes plutĂŽt discrĂ©ditĂ© dans la famille
 » M. Garan fronça ses cornes sourciliĂšres. Et c’était une chose si drĂŽle Ă  voir, que Tiburce partit d’un grand Ă©clat de rire — Pauvre cher inspecteur ! Si vous n’aviez que cela dans votre sac, il vous faudra dĂ©sormais croire aux hommes volants ! » — Ouiche ! Des bonshommes en baudruche ! » grommela le policier dĂ©confit. Des petits ballons-mannequins gonflĂ©s d’hydrogĂšne ! C’est la thĂšse de la PrĂ©fecture. » — Pas si bĂȘte ! » approuva Tiburce. VoilĂ  qui expliquerait pourquoi ils suivaient de conserve la mĂȘme direction celle du vent ! On aurait dĂ» perquisitionner dans le petit bois de ChĂątel ; je suis sĂ»r que les vĂ©ritables Italiens y sont restĂ©s cachĂ©s pendant qu’on battait la campagne Ă  leur recherche. — Ça, au moins, c’est naturel. » À ce moment, l’automobile, chargĂ©e des bagages de Tiburce, les rejoignit. — Allons ! En route ! » dit Garan. — En route ! À la poursuite de Hatkins ! » DĂ©pitĂ©, furieux de sa maladresse, l’inspecteur rĂ©pliqua grossiĂšrement que Tiburce Ă©tait libre de poursuivre qui bon lui semblait, et que lui, Garan, s’en foutait pas mal. historique Comme ils arrivaient Ă  la gare, quantitĂ© de voyageurs en sortaient. Un train de nuit les avait amenĂ©s. Ils venaient de Paris. La plupart Ă©taient munis d’appareils photographiques. Garan reconnut des journalistes. L’un d’eux s’approcha de lui — Ah ! monsieur Garan, n’est-ce pas ? Quelle bonne aubaine ! Permettez-moi, une seconde
 » Et il voulut lui prendre une interview. — Mais le policier se dĂ©fendit et devint hargneux. — Enfin, monsieur l’inspecteur, » insistait le pauvre homme, il s’agit bien d’un enlĂšvement ?
 Oui ?
 Non ?
 Dites ? je vous en prie. Qui est-ce qui a enlevĂ© ces personnes ? » Alors l’interrogĂ© se mit Ă  vocifĂ©rer — Ce sont des diables, monsieur. Je les ai vus. Ils ont des ailes de chauve-souris, des oreilles de bouc et une queue en fer de lance. EntiĂšrement velus, ils jettent du feu par la gueule ; et ils ont, Ă  la place du derriĂšre, la tĂȘte d’un journaliste qui vous ressemble comme un frĂšre ! LĂ  ! Êtes-vous satisfait ? » Ayant dit ces mots, il s’engouffra dans la salle d’attente en retroussant contre le ciel la quadruple menace de ses sourcils et de sa moustache coalisĂ©s. xiiSinistres Le duc d’AgnĂšs Ă©tait pressĂ© de se mettre Ă  l’Ɠuvre avec son ingĂ©nieur. Il quitta Mirastel le mĂȘme jour que Tiburce. Et le lendemain, 9 mai, M. et Mme Monbardeau regagnĂšrent Artemare. Alors, au vieux chĂąteau, la vie commença d’ĂȘtre un labeur douloureux et funĂšbre. L’idĂ©e de Marie-ThĂ©rĂšse obsĂ©dait les esprits. Par moments, on aurait prĂ©fĂ©rĂ© l’assurance de sa mort Ă  l’incertitude, qui est une torture innombrable. Quand on craint pour une jeune fille, on a tant de choses Ă  craindre, n’est-ce pas ? Mme Le Tellier passait des heures et des heures enfermĂ©e dans la chambre de sa fille. Puis soudain, le besoin d’action qui les travaillait tous domptait sa langueur native, la poussait dehors et la faisait marcher au hasard, trĂšs vite, d’un pas tumultueux. Chacun possĂ©dait, sur sa table ou sa cheminĂ©e, quelque portrait de la disparue, et chacun le contemplait bien des fois, religieusement, avec des souvenirs et des pensĂ©es, comme une icĂŽne sur un autel. Mme Arquedouve Ă©tait privĂ©e de cette humble consolation ; ses yeux dĂ©jĂ  morts la lui refusaient. Mais il y avait dans le salon un buste irrĂ©prochable de Marie-ThĂ©rĂšse, — un buste si ingĂ©nieux qu’il Ă©voquait la jeune fille tout entiĂšre. Et l’on voyait la petite vieille dame palper le marbre longuement, de ses mains blanches et subtiles, et considĂ©rer de la sorte l’unique ressemblance qu’elle pĂ»t distinguer. C’était une occupation qui lui causait tout ensemble du plaisir et de la peine. Elle souriait, puis elle sanglotait. Ainsi ses yeux, qui l’avaient devancĂ©e au nĂ©ant, cessaient par malheur d’ĂȘtre inutiles, et pleuraient d’autant plus qu’ils ne pouvaient rien voir. — Quand elle entendait venir Mme Le Tellier, elle interrompait d’un effort le cours de ses larmes, et les deux femmes se plaisaient Ă  parler d’une infortune que tout leur rappelait. Tout. MĂȘme le chien Floflo, qui se tenait silencieux. MĂȘme le logis, qui paraissait dĂ©solĂ©. D’habitude, il Ă©tait fleuri par les soins de Marie-ThĂ©rĂšse. Elle savait grouper des fleurs dans un vase avec cette grĂące japonaise qui fait croire qu’elles ne sont pas cueillies et moribondes
 Mais les vases, tels des corps sans Ăąme, restaient vides ; et les iris, prĂšs de la botasse[5], vainement mauves, pourrissaient loin des hommes. Il semble que le plus accablĂ© de tous ait Ă©tĂ© M. Le Tellier. L’astronome ne sortait plus de son cabinet de travail. ExtĂ©nuĂ© de contention morale, las de rĂ©flĂ©chir Ă  cette catastrophe incomprĂ©hensible, il n’avait plus la force de raisonner ; il rĂȘvait, face au paysage magnifique. Le site printanier, plein de vie et de soleil, lui paraissait morne et dĂ©sert. La joie de la saison aggravait sa tristesse. Il regardait les arbres des vergers en fleurs et songeait Ă  des squelettes macabrement pomponnĂ©s. Devant ce dĂ©cor d’espace et de montagnes sa fille avait passĂ© si souvent — si souvent, mon Dieu ! — qu’il n’y voyait plus que le fond d’un portrait qu’elle eĂ»t dĂ©sertĂ©, — le spectacle mĂȘme de son absence. Pour Maxime et pour Robert, ils travaillaient le premier dans son laboratoire, afin de lutter contre l’inquiĂ©tude, et le second dans sa chambrette, Ă  des ouvrages clandestins dont le but se devine aisĂ©ment. Jusqu’au 13, rien ne troubla ce calme cruel, si ce n’est pourtant quelques tournĂ©es d’exploration faites par Robert du cĂŽtĂ© de Seyssel et des communes molestĂ©es, et si ce n’est un voyage de M. Le Tellier Ă  Lyon. Un voyage atroce. Il partit comme un fou, ayant lu qu’on avait retirĂ© du RhĂŽne le cadavre d’une femme inconnue dont la mort pouvait remonter Ă  la date nĂ©faste du 4 mai. Il s’absenta sous un prĂ©texte, Ă  l’insu de tous, et revint le soir mĂȘme, soulagĂ© d’un pesant fardeau. La femme de la Morgue se trouvait brune, d’ñge mĂ»r et de type oriental. Une drague l’avait extraite de la vase, cousue dans un sac et nue. Tout cela Ă©tait si loin de Marie-ThĂ©rĂšse, si Ă©tranger aux prĂ©occupations de M. Le Tellier, qu’il s’aperçut enfin de l’excĂšs oĂč l’avait menĂ© son abattement. De ce jour, il se raffermit peu Ă  peu. Il y eut aussi des reporters qui s’en vinrent carillonner Ă  la porte de Mirastel, et qui, une fois Ă©conduits, se bornaient Ă  prendre des vues du chĂąteau et de ses parages. Il y eut encore les arrivĂ©es du facteur, toujours attendues, toujours dĂ©cevantes
 Et c’est tout ce qu’il y eut. Et dans la campagne Ă©galement la tranquillitĂ© s’était rĂ©tablie, — quand ceci arriva tout Ă  coup Dans la nuit du 13 au 14, le village de BĂ©on, — situĂ© entre Culoz et Talissieu, au pied du Colombier, Ă  trois kilomĂštres de Mirastel, — fut ravagĂ©. Des mains sacrilĂšges Ă©mondĂšrent la floraison des arbres fruitiers. DiffĂ©rentes bestioles, couchant Ă  la belle Ă©toile, disparurent sans laisser de trace. Enfin et surtout, une femme, attirĂ©e dans son potager par un bruit insolite, ne rentra pas et subit le mĂȘme sort que les branches et les animaux. Il fut impossible de la retrouver. De BĂ©on, une vague circulaire d’épouvante se propagea sur le pays. Les journalistes y affluĂšrent. Mais, Ă  partir de cet instant, les sources de terreur ne devaient plus cesser de se multiplier ; car, chaque nuit, un village nouveau reçut la visite du Sarvant. BientĂŽt mĂȘme il y eut des gens qui furent confisquĂ©s en plein jour, dans les lieux Ă©cartĂ©s. De ce nombre Ă©taient les bergers et les vachĂšres qui s’en allaient, seuls avec leurs bĂȘtes, par les prĂ©s de la montagne. La plupart du temps, une seule personne disparaissait ; parfois deux ; et trois de-ci de-lĂ . On remarqua que les enlĂšvements diurnes s’exĂ©cutaient de prĂ©fĂ©rence sur les hauteurs, et que les flibustiers, de peur d’ĂȘtre trahis, avaient soin de capturer les tĂ©moins de leurs actes. Dans la nuit du 14 au 15, Artemare y passa. Les Sarvants, on ne sait pourquoi, sautĂšrent un hameau, deux villages et trois chĂąteaux, dont Mirastel. Et l’on enregistra la perte de Raflin, l’ancien amoureux de Fabienne d’ArviĂšre. Le pauvre homme, encore malade, traversait sa cour clopin-clopant lorsqu’il fut apprĂ©hendĂ©. Sa vieille mĂšre Ă©tait folle de peur et redoutait qu’il ne prĂźt froid, Ă  cause qu’il n’avait sur lui qu’une robe de chambre. Dans la nuit du 15 au 16, quittant la route et poussant une pointe au sud, le Sarvant pilla CeyzĂ©rieu, sur la cĂŽte, en face de Mirastel, par delĂ  le marais. Puis il revint Ă  la route, malmena Talissieu oĂč il s’empara d’un poulain nouveau-nĂ©, raccourcit de sa pointe ornementale une tourelle de ChĂąteaufroid, et chaparda quelques lapins dans un cuveau de mĂ©tairie. Le 17, le docteur Monbardeau reçut la lettre suivante, qui le mit au dĂ©sespoir et prouvait, d’autre part, que le flĂ©au s’étendait plus avant qu’il ne semblait, c’est-Ă -dire jusqu’à Belley. Cette lettre Ă©tait de Front, l’amant de Suzanne Monbardeau. piĂšce 239 Monsieur Monbardeau, Bien que nos relations aient toujours Ă©tĂ© plus que tendues, je me vois dans la triste obligation de vous faire part de ce qui m’arrive. En revenant hier d’une course de quinze jours, je n’ai plus retrouvĂ© votre fille chez moi. Elle s’est dĂ©filĂ©e Ă  l’anglaise avec un joli cƓur quelconque puisque je sais qu’elle n’est pas rendue chez vous et Ă  la faveur de ces prĂ©tendues disparitions dont les suppĂŽts du pape remplissent le dĂ©partement. Car vous ne voudriez pas que j’y croie ? Votre fille est une coquine. Je n’ai pas pu avoir de renseignements sur sa fuite, la maison oĂč je lui ai fait l’honneur de la recueillir Ă©tant Ă  distance du bourg. VoilĂ  ce que c’est d’avoir un tempĂ©rament de[6]
, mais j’ai cru devoir vous en avertir, Ă  cette fin que vous sachiez qu’à partir de maintenant il n’y a, encore moins que par le passĂ©, rien de commun entre nous. Je vous salue. OnĂ©sime Front. L’horreur du fait se renforçait de la trivialitĂ© du rustre qui l’annonçait. Suzanne, certes, n’avait pas fautĂ© une seconde fois ; tous l’affirmaient. Elle Ă©tait donc aussi la proie du Sarvant !
 Et ce qui vint le corroborer, ce fut, dans la nuit du 17 au 18, la dĂ©vastation de Saint-Champ, non loin de Belley. Suzanne enlevĂ©e ! Ce dernier coup portait au comble la dĂ©tresse des Monbardeau. Madame dĂ©raisonna pendant une semaine, puis s’éleva sans relĂąche contre la rigueur paternelle qui avait exilĂ© la pĂ©cheresse repentante. Ce Ă  quoi Monsieur ne savait que rĂ©pondre, et baissait la tĂȘte en pleurant. Le matin du 19, les gens d’Artemare apprirent que la nuit avait Ă©tĂ© funeste au village de Ruffieux, sis Ă  quinze kilomĂštres outre-RhĂŽne, sur la route de Seyssel Ă  Aix-les-Bains. La nouvelle manquait de prĂ©cision. On parlait vaguement de plusieurs personnes enlevĂ©es, — ce qui demandait confirmation. Mais, avant d’ĂȘtre fixĂ©s, les Artemarois connurent un Ă©vĂ©nement plus sensationnel encore. Un reporter-photographe de Turin Ă©tait parti bien avant l’aurore pour le sommet du Colombier, afin de photographier le théùtre du rapt dans la splendeur d’un soleil levant. Ce raffinement s’explique par le nombre incalculable de clichĂ©s que ses confrĂšres avaient dĂ©jĂ  pris du mĂȘme lieu, dans des conditions diffĂ©rentes d’heure et de tempĂ©rature. Or, de mĂȘme que Marie-ThĂ©rĂšse et ses cousins n’étaient pas redescendus, le reporter-photographe ne redescendit pas. Grande Ă©motion dans Artemare. Palabres et conciliabules, Ă  l’issue desquels une troupe d’hommes courageux on en trouvait encore Ă  ce moment-lĂ  se mit Ă  la recherche de l’envoyĂ© perdu. Ils montĂšrent jusqu’à la croix. Et lĂ  ils dĂ©couvrirent l’appareil photographique plantĂ© sur ses trois pieds en compagnie d’une espĂšce de nabot hideux, goĂźtreux, haillonneux, vautrĂ© dans l’herbe, et que nul ne reconnaissait. Pas le plus petit soupçon de journaliste, — Ă  moins qu’il ne fĂ»t devenu, par sortilĂšge, ce nain repoussant, Ă  la tĂȘte trop grosse, aux bras trop courts, qui, d’un Ɠil animal, regardait venir les sauveteurs. Eux s’arrĂȘtĂšrent, cherchant de tous cĂŽtĂ©s l’ancien aspect du publiciste
 Mais rien ! Alors ils s’approchĂšrent de son nouvel aspect, — je veux dire de la vilaine crĂ©ature impassible, — et ils s’aperçurent bientĂŽt qu’ils avaient affaire Ă  l’un de ces malheureux crĂ©tins, sourds et muets, dont la rĂ©gion possĂšde plusieurs exemplaires. Et dans ce temps-lĂ , l’audace leur vint de le toucher. Car jusqu’ici, la peur de se brĂ»ler aux mains les en avait dĂ©tournĂ©s. On voulut le faire lever, et l’on sut — disgrĂące suprĂȘme ! — qu’il Ă©tait paralytique. Ils le prirent donc avec eux, ainsi que l’appareil Ă  trĂ©pied, et ils commencĂšrent Ă  descendre de la montagne. Mais comme ils arrivaient Ă  Virieu-le-Petit, avec des mines oĂč l’ébahissement persistait, voilĂ  qu’ils firent la rencontre d’un bouvier qui s’apprĂȘtait Ă  mener des troncs de sapins Ă  la scierie d’Artemare. Et cet homme, avisant le nabot, s’écria — Ho ! le Gaspard ! QuĂ©to coufa iqueu ? » Ce qui signifie — Tiens ! le Gaspard ! Qu’est-ce qu’il fait lĂ  ? » Et il leur enseigna la vĂ©ritĂ©, Ă  savoir que l’idiot Ă©tait un habitant de Ruffieux ; qu’il y passait des nuits et des journĂ©es accroupi au seuil de la maison de son pĂšre laquelle ouvre sur la route ; et que tous les bouviers, rouliers et messagers ne connaissaient que lui, Ă  force de le voir au bord au chemin, immobile et Ă  cropeton ». L’histoire fit tapage. C’était une infernale substitution que celle d’un journaliste de Turin et d’un innocent de Ruffieux au plus haut du Colombier !
 On tenta d’interroger le Gaspard, d’obtenir au moins un geste expressif
 HĂ©las ! folle tentative. Jamais il ne fut plus sourd, ni plus muet, ni plus imbĂ©cile, ni plus ankylosĂ©. Son pĂšre, quand il le revit, regretta de le revoir. Et ainsi le seul rescapĂ© fut-il le seul qui ne pĂ»t rien rapporter au sujet des Sarvants, et le seul dont on eĂ»t souhaitĂ© qu’il y restĂąt. Cependant les autres reporters-photographes donnĂšrent de l’argent au pĂšre du Gaspard, dans le dessein qu’il leur permĂźt de clicher ce hĂ©ros ; et il bĂ©nit le retour de son enfant. Contrairement aux on-dit, le Gaspard avait Ă©tĂ© l’unique objet humain dont le Sarvant eĂ»t dĂ©meublĂ© Ruffieux. Dans la nuit du 19 au 30, ce fut le tour d’Ameyzieu, presque sous les murs de Mirastel. Mais les prĂ©cautions abondantes dont les campagnards s’entouraient dĂ©jĂ  limitĂšrent le dommage Ă  des pertes matĂ©rielles. Les hĂŽtes de Mirastel se dirent que l’heure Ă©tait venue pour eux d’ĂȘtre tourmentĂ©s ; la zone dangereuse s’était rĂ©trĂ©cie autour du chĂąteau Ă  mesure qu’elle s’élargissait au loin ; le hasard seul pouvait leur Ă©pargner l’attaque du Sarvant. M. Le Tellier s’en rĂ©jouit beaucoup. Depuis le commencement des dĂ©prĂ©dations, persuadĂ© comme tout le monde que leur secret ne faisait qu’un avec celui de l’enlĂšvement du 4 mai, il s’était dĂ©pensĂ© en multiples activitĂ©s. Au dĂ©but, il avait mĂȘme souri de bon cƓur, Ă  l’idĂ©e de toutes les hypothĂšses que la reprise des hostilitĂ©s rĂ©duisait Ă  nĂ©ant. Par lĂ  le champ des conjectures se trouvait singuliĂšrement restreint, et les circonstances semblaient donner raison au duc d’AgnĂšs, qui avait prĂ©dit d’autres rapts avant la taxe des rançons. Le nombre actuel des otages retenus par le Sarvant dĂ©montrait que celui-ci n’en avait pas voulu spĂ©cialement Ă  Marie-ThĂ©rĂšse et Ă  ses cousins. — L’ayant compris, M. Le Tellier tĂ©lĂ©graphia tout de suite au duc d’AgnĂšs, pour qu’il arrĂȘtĂąt l’ami Tiburce entraĂźnĂ© sur sa fausse piste. Mais, rĂ©pondit le duc, Tiburce court aprĂšs Hatkins. Il s’est embarquĂ© le 8 Ă  destination de New-York, poursuivant le milliardaire en voyage. » M. Le Tellier lamenta cette Ă©norme sottise, et revint Ă  ses prĂ©occupations personnelles. Avec son fils, son beau-frĂšre et son secrĂ©taire, il parcourut les endroits saccagĂ©s. Ils observaient. Ils questionnaient. Ils Ă©prouvaient une sorte de soulagement pervers Ă  constater que d’autres familles souffraient du flĂ©au qui les avait frappĂ©s. Mais ils n’obtenaient aucune indication, et recommençaient ailleurs de plus belle, stimulĂ©s par les trois femmes, qui joignaient Ă  leurs encouragements des recommandations de prudence. Elles ne les laissaient pas sortir aprĂšs le coucher du soleil et leur dĂ©fendaient de se sĂ©parer quand ils allaient dans les solitudes. Un jour, nĂ©anmoins, Mme Arquedouve — qui Ă©tait la premiĂšre Ă  prĂȘcher la confiance et le zĂšle, et qu’on savait d’une bravoure peu commune — changea tout Ă  coup de maniĂšres et se montra pusillanime Ă  outrance. PressĂ©e d’avouer la cause de sa frayeur, elle finit par s’y rĂ©soudre le lendemain du sac d’Ameyzieu. Cette nuit-lĂ , comme la nuit du sac de Talissieu, elle avait perçu d’étranges vibrations. Peut-ĂȘtre pas exactement des bruits, mais quelque chose du mĂȘme genre. Quelque chose de vibrant, que ses sens d’aveugle lui avaient permis d’apprĂ©cier. C’étaient des perceptions analogues Ă  celles que lui procurait le passage d’un aĂ©roplane, ou d’un dirigeable, ou encore d’une grosse mouche, trop Ă©loignĂ©s pour ĂȘtre entendus au sens propre du terme ; mais ce n’était ni l’un, ni l’autre. C’était un bourdonnement sombre Ă  force d’ĂȘtre sourd et grave, et qui impressionnait tous ses nerfs, tout son corps, plutĂŽt que son oreille. Cette anomalie l’avait Ă©veillĂ©e au milieu de ces deux nuits-lĂ , fort peu rassurĂ©e. La premiĂšre fois, elle aurait pu croire qu’elle Ă©tait le jouet d’un de ces phantasmes auxquels les infirmes sont exposĂ©s ; mais aujourd’hui, elle ne doutait plus de l’authenticitĂ© de ses sensations. C’est pourquoi elle se dĂ©cidait Ă  parler. » À la suite d’une pareille rĂ©vĂ©lation, il n’y eut personne Ă  Mirastel qui ne mĂ©ditĂąt profondĂ©ment. Or ils n’étaient plus seuls Ă  mĂ©diter, ce 20 mai 1912. À cette Ă©poque, toute la France et toute l’Europe s’intĂ©ressaient au problĂšme bugiste. Les journaux du vieux monde rendaient compte de l’avĂšnement d’une terreur nouvelle ». La majoritĂ© estimait que c’était, Ă  coup sĂ»r, par le chemin de l’air que venaient les Sarvants », et plus d’un qu’ils appartenaient forcĂ©ment Ă  cette espĂšce volante dont le brigadier GĂ©ruzon avait surpris deux reprĂ©sentants ». — Le moyen Ăąge revivait. Les lĂ©gendes glissaient d’ñtre en Ăątre. Certaines, oubliĂ©es depuis des siĂšcles, ressuscitaient on ne sait comment. Elles s’étaient infiltrĂ©es jusqu’à Mirastel, et mĂȘlaient leurs chimĂšres aux logiques des raisonneurs. Le temps n’était cependant plus aux rĂ©flexions, et, tout en ruminant l’histoire de sa belle-mĂšre, M. Le Tellier se prĂ©parait Ă  la vigilance, ainsi qu’on va le voir. Mais les Sarvants paraissaient avoir pour tactique de sauter maintenant d’un point Ă  un autre, sans ordre, au petit bonheur, — et l’on avait dĂ©duit de cette incohĂ©rence rĂ©guliĂšre en quelque sorte qu’ils ne s’abattraient point sur Mirastel vingt-quatre heures aprĂšs avoir fouillĂ© Ameyzieu. De toutes les fautes qui pouvaient ĂȘtre commises, celle-ci, par la suite, fut dĂ©crĂ©tĂ©e la plus lourde. xiiiLes Sarvants Ă  Mirastel DĂšs la reprise des pilleries nocturnes, Maxime avait supputĂ© les avantages qu’offrirait au logis menacĂ© l’établissement d’un phare. Excellent moyen de dĂ©fense et d’observation, rien n’était plus facile Ă  improviser. Sur l’instigation de son fils, M. Le Tellier fit venir de Paris deux projecteurs Ă  acĂ©tylĂšne d’une puissance remarquable, que deux veilleurs manƓuvreraient constamment toutes les nuits. — Reçus le 20 Ă  une heure, avec la tuyauterie et le gĂ©nĂ©rateur, on se mit sans retard Ă  les installer. Ils furent logĂ©s dans le grenier de la tour sud-ouest celle du laboratoire de Maxime sous la coupole basse. Deux larges tabatiĂšres diamĂ©tralement opposĂ©es, l’une au septentrion, l’autre au midi, trouaient de leurs rectangles modernes la toiture Louis XIII ; il suffisait d’y braquer les projecteurs pivotants pour pouvoir diriger leurs gerbes dans tous les sens, chacun des deux secteurs Ă©clairables Ă©tant prĂ©cisĂ©ment la moitiĂ© de l’espace. Comme on n’attendait les Sarvants que le lendemain, le travail de montage s’exĂ©cuta, croyons-nous, avec plus de minutie que de rapiditĂ©. À l’heure du dĂźner, un seul fanal Ă©tait en place. Il est vrai qu’on avait chargĂ© le gazogĂšne. AprĂšs le repas, M. Le Tellier — toujours Ă  l’intention du lendemain — rĂ©unit la maisonnĂ©e et fit aux serviteurs un cours d’observation. Il prĂ©conisa le calme, le sang-froid, les notes prises aussitĂŽt que possible, Ă©crites n’importe oĂč, sur un mur au besoin, avec un bout de charbon, une pierre pointue
 Il comptait rĂ©pĂ©ter tout cela et faire rĂ©citer sa thĂ©orie le jour suivant. La nuit tomba. Mme Le Tellier, la regardant s’épaissir, joignait les mains et murmurait ; Marie-ThĂ©rĂšse ! OĂč es-tu, ma petite Marie-ThĂ©rĂšse ! » Pour la dĂ©tourner de son idĂ©e fixe, Mme Arquedouve se demanda tout haut quel endroit serait victimĂ© cette fois-ci. Et lĂ -dessus, Robert proposa d’achever le montage de la seconde lanterne. Il lui fut objectĂ© qu’il valait mieux le faire en plein jour, et qu’on avait pour cela dix-huit heures de soleil. Ce fut alors le commencement d’une de ces veillĂ©es si pĂ©nibles Ă  ceux qui ont le cƓur triste. Chacun s’ingĂ©niait Ă  tuer le temps. Mme Le Tellier tenta de rĂ©ussir une patience. Sa mĂšre fit du crochet, oĂč son industrie surpassait l’adresse des voyantes. Non loin d’elles, dans le billard attenant au salon, M. Le Tellier, Maxime et Robert entamĂšrent une partie de carambolage. On avait laissĂ© les fenĂȘtres grandes ouvertes, car il faisait beau et tiĂšde. Elles donnaient sur la terrasse. La lumiĂšre de l’intĂ©rieur Ă©clairait les marronniers et les premiĂšres branches du ginkgo, plats et stupĂ©fiĂ©s comme des arbres peints. Au delĂ  du parapet, la campagne s’entrevoyait confusĂ©ment, obscure et bleue. Le choc des billes, le bruit des pas foulant le tapis, quelques voix du cĂŽtĂ© de l’office
, rien d’autre sur le fond du silence. Par intervalles, toutefois, un train sillonnait d’une trainĂ©e d’escarboucles l’ombre profonde, sonnait mĂ©tallique au pont de Marlieu, et quittait la scĂšne. On entendait aussi — mais en prĂȘtant l’oreille — de lĂ©gers remuements du gravier et c’étaient les allĂ©es et venues de Floflo, bon petit factionnaire qui montait la garde. De telles soirĂ©es, si douces, devraient toujours ĂȘtre des fĂȘtes
 Mais qu’est-ce qu’il y a ? ! Qu’est-ce qu’il y a ?
 Pourquoi Mme Arquedouve accourt-elle dans la salle de billard, les mains en avant, la figure bouleversĂ©e, balbutiant d’effroi ?
 — Qu’avez-vous ? » s’écrie M. Le Tellier. — Ah ! Jean
 Jean
 Les voilĂ  ! » Et elle s’accroche au bras de son gendre. — Les voilĂ  ! Je les entends
 Je les sens, plutĂŽt !
 » DĂ©jĂ  Robert s’est Ă©lancĂ© et se prĂ©cipite vers la tour du projecteur. — Fermez les fenĂȘtres ! » gĂ©mit Mme Le Tellier qui arrive blanche comme une morte. — Non ! » riposte Maxime. Il faut tĂącher de voir
 d’entendre
 Chut !
 » — Si nous montions Ă  la tour ? » fait M. Le Tellier. — Non
 Pas le temps
 Chut, chut !
 » Ils Ă©coutent. Ils sont tels que des figures de cire dans un musĂ©e. Ils entendent Robert monter quatre Ă  quatre l’escalier de la tour ; ils entendent rire du cĂŽtĂ© de la cuisine
 un train siffler
 le va-et-vient du loulou
 Sauf Mme Arquedouve, nul n’entend quelque chose au delĂ  de ces bruits. Et pourtant ils scrutent de toute leur Ăąme la nuit, que rend plus impĂ©nĂ©trable le contraste des feuillĂ©es lumineuses
 Ils voudraient Ă©couter avec leurs yeux
 Mais les tĂ©nĂšbres sont les mĂȘmes pour leurs prunelles et pour leurs oreilles. — Écoutez ! » chuchote l’aveugle. Les voilĂ  tout prĂšs maintenant
 » Ils n’entendent rien. Si un mugissement. Si un hennissement. La ferme s’est rĂ©veillĂ©e. Les canards poussent dans la nuit des can-cans effrayĂ©s, comme si le renard ou la belette s’approchait ; et voici les poules qui font entendre un gloussement prolongĂ©, comme lorsque l’aigle plane au-dessus d’elles
 Les brebis entonnent un chƓur de lamentations dĂ©chirantes
 Une angoisse rĂšgne parmi les animaux. Et Floflo, qui s’est arrĂȘtĂ©, grogne tout Ă  coup. Mme Arquedouve a levĂ© le doigt, et dit — Les bĂȘtes aussi comprennent. Elles entendent aussi. » Il se fait alors un silence momentané  Et enfin, des profondeurs de ce silence, tout le monde entend venir le bourdonnement. C’est l’arrivĂ©e d’une grosse mouche, ou mieux d’une phalĂšne. Oui, c’est le bourdonnement de la phalĂšne suspendue au-dessus des fleurs oĂč plonge sa longue trompe, — un murmure Ă  la fois robuste et doux, qui semble strident quoique fort bas, — qui est en effet curieusement sombre, mĂȘme au sein de l’obscurité  et qui vous trĂ©pide dans la poitrine, comme l’arbre de couche d’un steamer. D’ailleurs, voici les vitres qui entrent en vibration. Ils murmurent — Cela vient d’en haut ! » — Non ! » — Cela vient du marais. » — D’Artemare ! » — De Culoz ! » — Montagne ! » fait la grand’mĂšre, haletante. Mme Le Tellier, une main sur sa gorge qui bat, prononce dans un souffle — C’est encore trĂšs loin, maman, croyez-v
 » Mais elle n’a pas fini, qu’une brise lĂ©gĂšre, inexplicable, vivifie les frondaisons ; les feuilles bruissent ; et soudain rĂ©sonne un CLAC » assourdissant. On sursaute au claquement sec qui vient de retentir au dehors, on ne sait oĂč, pas loin certes et, semble-t-il, en l’air. Floflo aboie furieusement. — La foudre ? » interroge Mme Arquedouve. — Non, ma mĂšre, » lui rĂ©pond M. Le Tellier, il n’y a pas eu d’éclair. Nous n’avons rien vu. » — Ce n’est donc pas non plus une Ă©tincelle, un Ă©clair factice
 » — Évidemment. » — Maxime, va-t’en de la fenĂȘtre ! » implore Mme Le Tellier. — Écoutez encore ! » commande l’astronome. Le chien donne de la voix et file vers le bout du jardin. Il poursuit les Sarvants, c’est sĂ»r ; ils se dĂ©robent
 Aussi bien, le bourdonnement a cessé  Mais Mme Arquedouve affirme qu’elle le distingue toujours
 Le chien se tait
 On respire. Les traits de l’aveugle se dĂ©tendent
 Un cri aigu ! Ce n’est rien. C’est Mme Le Tellier qui prend peur Ă  la vue d’un grand jet de lumiĂšre inattendu, lancĂ© dans le ciel ainsi qu’une flĂšche d’éblouissement, ainsi qu’un rayon de soleil perçant la nuit
 Cette aurore dĂ©cochĂ©e, on dirait qu’elle complĂšte le claquement de tout Ă  l’heure, et que c’est un Ă©clair qui suivrait le tonnerre, prodigieusement
 Mais la clartĂ© persiste et dure. — N’aie pas peur, Luce, » dit M. Le Tellier, ce n’est que le phare. » Une minute aprĂšs, il rejoignait son secrĂ©taire dans le petit grenier rond. Debout sur un escabeau, Robert disparaissait Ă  mi-corps au travers d’une des lucarnes et il faisait dĂ©crire Ă  la gerbe Ă©clatante — solaire par sa puissance, lunaire par sa blancheur — de vastes courbes, tantĂŽt cĂ©lestes et tantĂŽt terrestres. Il dardait sa fusĂ©e de jour sur tout le pays mĂ©ridional, qu’il pouvait embrasser de lĂ . Le phare illuminait tour Ă  tour villages, montagnes, bois et chĂąteaux ; il avait l’air de projeter leur image sur un Ă©cran noir, Ă  la façon d’une lanterne magique. — Mais Robert avait beau se pencher et soulever le projecteur avec son lourd support, pour agrandir ainsi vers le Colombier son champ d’exploration, — il ne dĂ©couvrait absolument rien que de lĂ©gitime. Les Sarvants Ă©taient dĂ©jĂ  hors de vue. — Vous les voyez ? » demanda M. Le Tellier. — J’ai perdu trop de temps », rĂ©pondit le secrĂ©taire. Il me fallait amorcer le gĂ©nĂ©rateur, allumer
 C’est long. Ils sont partis. Mais ils n’ont rien fait. » Et, de guerre lasse, il abandonna le projecteur qui bascula, balaya l’étendue, et resta pointĂ© vers le sol, irradiant sur la terrasse. — Ho ! » s’exclama Robert. Regardez, maĂźtre ! » — Quoi ? » fit l’astronome en passant la tĂȘte. — Le ginkgo ! On l’a coupĂ© ! » M. Le Tellier put voir, en effet, au clair de l’acĂ©tylĂšne, qu’on avait dĂ©capitĂ© le ginkgo-biloba. De son poste dominant, il aperçut le tronc coupĂ©, dont la section faisait un disque pĂąle. D’un seul coup, le Sarvant avait tranchĂ© ce rondin de la grosseur du col et dur comme du chĂȘne, — d’un seul coup de cisaille si bien appliquĂ©, si vite et si juste, que l’arbre n’avait pas mĂȘme tressailli ! — d’un seul coup de cette cisaille dont naguĂšre un garde forestier avait entendu le clac » dans la forĂȘt, — cette cisaille Ă  quoi l’on ne pensait plus et qui Ă©laguait sans pitiĂ© toutes les plantations du Bugey ! — Ils ont bien choisi ! » remarqua M. Le Tellier. Ah ! les sacripants ! Le plus bel arbre de la rĂ©gion ! Le seul ginkgo !
 Mais comme ils se sont esquivĂ©s ! Mme Arquedouve prĂ©tend qu’ils sont arrivĂ©s par la montagne ; ils seront repartis de mĂȘme, et c’est justement le secteur que vous ne pouviez pas Ă©clairer !
 Du reste, parbleu ! le chien les a suivis jusqu’au bout du jardin. Ah ! il les a bien sentis ! Brave Floflo ! » — Pauvre Floflo ! » dit Robert, qui semblait extrĂȘmement soucieux. — Pourquoi pauvre » ? Est-ce qu’ils l’ont enlevĂ© ?
 Vous l’avez vu enlever ?
 » — Non
 Mais il a cessĂ© brusquement de japper
 » — Floflo !
 Floflo !
 » cria M. Le Tellier. Pas de Floflo. On n’osa pas le chercher dans les tĂ©nĂšbres inquiĂ©tantes. La cuisiniĂšre l’appela toute la nuit par l’entre-bĂąillement d’un vasistas
 Il avait Ă©tĂ© pris. C’est ainsi que Mirastel fut hantĂ© par les Sarvants, que l’on nommait encore des hommes volants » et aussi des ornianthropes ou des anthropornix. Cependant les tĂ©moins de ceci demeuraient perplexes non seulement Ă  cause de la promptitude et de la dextĂ©ritĂ© des maraudeurs, mais, de plus, au souvenir du vent qui avait soufflĂ© sur les feuilles. Il avait soufflĂ© une seconde Ă  peine, ce vent le temps d’un coup d’aile
, comme si vraiment une aile avait Ă©ventĂ© les feuilles
 Et quand on pensait aux bĂȘtes rĂ©veillĂ©es, alarmĂ©es, aux volailles gloussant Ă  l’oiseau de proie, — l’hypothĂšse des aigles insensĂ©e ! reprenait toute sa force. En vain M. Le Tellier s’admonesta et se rappela que les dĂ©nicheurs d’aigles, recrutĂ©s par son beau-frĂšre, Ă©taient revenus les mains vides. Il n’en frĂ©mit pas moins d’une terreur fabuleuse quand il apprit, le lendemain soir, une Ă©trangetĂ© nouvelle et suffocante. xivL’Aigle et la Girouette Les Sarvants ne s’étaient pas contentĂ©s de visiter Mirastel. Ils avaient aussi violentĂ© le village d’Ouche, au-dessus du chĂąteau. PrĂ©venu dans la matinĂ©e, M. Le Tellier se rendit sur les lieux avec Maxime et Robert. On leur montra deux carrĂ©s de choux et un de carottes, complĂštement rĂ©coltĂ©s par les rĂŽdeurs Ă©nigmatiques, et la place oĂč, la veille encore, s’érigeait une pierre biscornue dont il ne restait plus qu’un trou dans la terre. — Toujours la mĂȘme rengaine », dit Maxime. Ces Messieurs parodient les fantĂŽmes ! Ils affectent de s’adjuger les choses d’exception, mĂȘme inutiles, pour faire de l’effet une espĂšce de menhir, une branche de ginkgo, un loulou de PomĂ©ranie
 » Robert se croisa les bras. — Vous trouvez », dit-il, que des choux et des carottes sont d’inutiles raretĂ©s ?
 Avez-vous remarquĂ© avec quel acharnement nos ennemis dĂ©vastent les cultures maraĂźchĂšres, depuis peu de temps ? Eux qui d’abord ne s’appropriaient pas deux objets identiques, voilĂ  qu’ils font main basse sur toute sorte de lĂ©gumes ! » — Allons donc ! allons donc ! Tout cela, c’est pour embĂȘter les citoyens ! pour qu’ils paient plus cher leur tranquillitĂ© ! » — Voyez-vous quelque trace d’outils ? de pas ? » questionna M. Le Tellier. Moi, non. » — Rien ; comme toujours », rĂ©pondit Robert. Et il ajouta Dites donc, monsieur Maxime, tout de mĂȘme, rĂ©flĂ©chissez quand il s’agit d’animaux et d’ĂȘtres humains, les Sarvants ne sont pas trĂšs difficiles non plus sous le rapport de la qualitĂ©, voyons ? Ils raflent n’importe quelle femme, un homme quelconque, le premier chat venu et des tas de lapins sans valeur, sauf des exceptions qui semblent dues au hasard
 Avouez-le. C’est bien cela que vous pensez, en y rĂ©flĂ©chissant ? C’est bien cela ? » — Oui, c’est juste », confessa l’incrĂ©dule aprĂšs un instant. — Eh bien
 » reprit Robert d’un ton presque joyeux. Eh bien
 » — Quoi, Ă  la fin ? » — Il se pourrait que vous fussiez dans l’erreur, voilĂ  tout. » Et il coupa court Ă  toute insistance en quittant ses compagnons. Il pria M. Le Tellier de l’excuser s’il ne rentrait pas Ă  l’heure du dĂ©jeuner, et descendit vers Artemare. Le pĂšre et le fils reprirent le chemin de Mirastel. — Pourvu qu’il ne fasse pas d’imprudences ! » murmura l’astronome. — Il est butĂ© », fit Maxime. ImpĂ©nĂ©trable et butĂ©. Mais brave ! Ce n’est pas la premiĂšre fois qu’il s’en va tout seul
 Je le sais. Il s’échappe Ă  la dĂ©robĂ©e
 » — Il donnerait son sang pour retrouver Marie-ThĂ©rĂšse
 » — Elle vaut cela », marmonna Maxime. Elle vaut le sang d’un duc ! » — C’est Ă©gal, » reprit M. Le Tellier sans relever le propos, je souhaiterais qu’il fĂ»t dĂ©jĂ  rentré  Et puis, j’aurais voulu le consulter relativement au phare
 » — Le phare ? Ce qu’il faut en faire ? Tout simple dĂ©monter le projecteur et l’installer, lui avec l’autre, Ă  Machuraz. ExceptĂ© au dĂ©but de leur campagne, vos loustics ne sont jamais revenus dans les mĂȘmes localitĂ©s ; ils ne reviendront pas Ă  Mirastel. Mais ils n’ont pas encore taquinĂ© Machuraz ; il faut demander aux chĂątelains la permission d’y loger notre feu. — Allons-y tout de suite. » Ainsi fut fait. ⁂ Les deux Le Tellier ne voulurent confier Ă  personne le soin de dĂ©piĂ©cer la lanterne et de remballer miroirs et lentilles. Ils apportĂšrent Ă  cette manutention tant d’égards et d’inhabitude, qu’ils se virent obligĂ©s de terminer l’ouvrage aprĂšs souper. L’affaire de la veille leur avait enseignĂ© Ă  ne plus remettre au lendemain ce qu’on peut faire le jour mĂȘme. Ils remontĂšrent donc au grenier de la tour avec une lampe, et s’attelĂšrent Ă  la besogne, — muets et l’air prĂ©occupĂ©, car Robert Collin n’était pas de retour. Ils travaillĂšrent quelque temps de la sorte, sans rien dire, Ă©coutant si quelqu’un ne montait pas l’escalier en criant Me voilĂ  ! » — Mais le froissement du papier d’emballage emplissait Ă  lui seul tout le crĂ©puscule, et, par intermittences, au-dessus d’eux, grinçait la haute girouette
 Enfin quelqu’un monta l’escalier. — Me voilĂ  ! » dit Robert. — Ah ! mon ami, vous nous avez bien inquiĂ©tĂ©s ! » s’écria le pĂšre. — D’oĂč diable venez-vous ? » s’enquit le fils. — Du sommet du Colombier. » Maxime inspecta le secrĂ©taire, et persifla — Vous ĂȘtes joliment propre pour un homme qui vient de la montagne ! Quel garçon soigneux ! Le voilĂ  tirĂ© Ă  quatre Ă©pingles comme ce matin, avec sa redingote brossĂ©e, ses bottines reluisantes
 » — C’était une grave imprudence », maugrĂ©a M. Le Tellier. Vous savez pourtant que l’endroit est dangereux ! » — Je ne crains rien », fit Robert en essuyant ses lunettes d’or d’un petit geste quiet. Je crois avoir trouvĂ© un prĂ©servatif contre les
 Sarvants
 Non, non ne me demandez rien. Vous confier mon procĂ©dĂ© serait vous mettre sur la voie de mes hypothĂšses
 et je vous supplie de me faire crĂ©dit. Au surplus, j’ai Ă  vous entretenir d’un fait
 dont je viens d’ĂȘtre spectateur
 Je dĂ©sirerais votre avis Ă  ce propos
 Il ne faudra pas vous fĂącher si, aujourd’hui, je me borne Ă  vous rĂ©vĂ©ler ce fait, sans dire ce que j’en pense moi-mĂȘme
 D’ailleurs, ce que je pense, c’est si vague et si
 On ne me croirait pas. On embrouillerait mes idĂ©es avec des objections
 Et enfin, n’est-ce pas, j’ai intĂ©rĂȘt
 en quelque sorte
 Ă  trouver la solution tout seul, Ă  cause de
 Enfin, c’est une maniĂšre de concours
 Mlle Marie-ThĂ©rĂšse, n’est-ce pas
 » — Allez donc ! Mais allez donc ! » rugit Maxime impatientĂ©. Qu’est-ce que vous avez vu ? » Le petit homme rajusta ses lunettes sur son nez, tirailla sa vilaine barbe mousseuse, et dit — J’ai vu un aigle. » Il les regardait maintenant l’un aprĂšs l’autre, dans les yeux. M. Le Tellier venait de tressauter. — Ah ? » fit-il. J’ai beaucoup pensĂ© Ă  cela aujourd’hui
 Mais c’est tellement extraordinaire !
 » — J’ai vu un aigle extraordinaire », appuya Robert Collin. Maxime le pressa — Extraordinaire
 sous quel rapport ?
 Énorme ? » — Cela, je n’en sais rien. Je manquais de comparaison pour estimer sa taille. — J’étais appuyĂ© au montant de la croix, depuis une heure peut-ĂȘtre, quand je le vis passer trĂšs loin, vers l’est, au-dessus du RhĂŽne, et trĂšs haut. Cet aigle volait du sud-est au nord-ouest. Je ne l’avais pas encore remarquĂ©, parce qu’il y en avait d’autres un peu partout. Mais ceux-lĂ  Ă©taient des aigles normaux
 comme il l’avait Ă©tĂ©, lui aussi, jusqu’au moment oĂč
 Bref, ce qui fit que je le remarquai, ce furent des battements d’ailes dĂ©sordonnĂ©s et tout Ă  fait extravagants
 J’avais une jumelle ; vite, je m’en servis. Et je constatai que le rapace se livrait Ă  une espĂšce d’incantation folle, tout en filant Ă  une allure qui me sembla moyenne bien que lĂ  aussi les points de repĂšre me fissent dĂ©faut pour dĂ©terminer le train de l’animal. » Je le suivais facilement. » Mais tout Ă  coup il disparut de ma lorgnette
 Alors, Ă  l’Ɠil nu, je le vis monter dans le ciel, suivant une oblique proche de la verticale et avec une rapiditĂ© considĂ©rable
 Seulement, il paraissait amoindri
 rapetissé  J’eus le bonheur de pouvoir le rattraper avec ma jumelle et, avant qu’il ne s’enfonçùt dans les nuages, de reconnaĂźtre la cause de cette diminution. C’est que l’oiseau avait repliĂ© ses ailes. » — Hein ? » se rĂ©cria Maxime. Il montait sans voler ? sans mĂȘme planer ? » — VoilĂ  qui est fort ! » complĂ©ta son pĂšre. Robert confirma — Sans voler. Sans planer. Sans faire plus de mouvements qu’un aigle empaillĂ© sur un perchoir ! » — Au moins, vous ĂȘtes sĂ»r d’avoir bien vu ? » — Oui, monsieur Maxime, je rĂ©ponds de moi. — Et alors, que dites-vous du phĂ©nomĂšne ? » — Voyons », dit l’astronome. De quelle nature Ă©taient les gesticulations qui ont prĂ©ludĂ© Ă  cet envol fantastique ? » — Des coups d’ailes brutaux, dans tous les sens, qui devaient nĂ©cessiter toute la vigueur de la bĂȘte. » — 
 et qui la maintenaient Ă  bonne allure et Ă  la mĂȘme hauteur ? » — Oui. » — En somme, » proposa Maxime, c’était assimilable aux contorsions que pratiquent les discoboles avant de lancer le poids ou le palet ? » — Mon Dieu
 oui. » — Alors, » continua M. Le Tellier, ce serait un Ă©lan que votre aigle aurait pris, avant de piquer vers le zĂ©nith ?
 Ce serait une façon d’emmagasiner de l’énergie ?
 » — Je vous le demande, maĂźtre
 Mais il est certain qu’un oiseau carnassier, volant avec cette diligence, peut s’éclipser en un rien de temps, aprĂšs avoir commis son larcin. » — Et de quelle couleur Ă©tait-il ? » — Fauve clair ; un peu le plumage d’un nocturne. », — Ah ! tiens, tiens ! » dit M. Le Tellier sans bien se rendre compte de sa pensĂ©e. AprĂšs tout, il Ă©tait peut-ĂȘtre gigantesque, cet aigle, puisque, vous ne
 — Écoutez ! 
 Qui est-ce qui monte l’escalier ? 
 » Ils se turent. — Les degrĂ©s de bois sonnaient sourdement. Quelqu’un gravissait les spires et se cognait aux marches dans sa prĂ©cipitation
 M. Le Tellier prit la lampe et s’approcha de la porte — au moment oĂč Mme Arquedouve Ă©mergeait de l’ombre
 Elle avait une figure de l’autre monde, et elle jeta d’une voix grise ce cri d’alarme — Les Sarvants !
 Encore ! Ils reviennent !
 » Ç’avait Ă©tĂ© une clameur terrible et singuliĂšre, comme un hurlement chuchotĂ©. — Ils viennent ?
 » rĂ©pĂ©tait M. Le Tellier. — Tonnerre de Dieu ! » jura Maxime. Nous n’avons plus de phare ! » Mais, sans perdre une seconde, Robert avait soufflĂ© la lampe, et les deux tabatiĂšres dĂ©coupaient maintenant deux rectangles de ciel qui semblaient s’éclaircir peu Ă  peu. Maxime comprit la manƓuvre ; il sauta sur la caisse contenant le gĂ©nĂ©rateur, il introduisit son buste dans une lucarne, et releva contre la toiture le chĂąssis vitrĂ©. Robert, Ă  l’autre tabatiĂšre, opĂ©rait le mĂȘme branle-bas. Ils dĂ©couvraient chacun la moitiĂ© de l’étendue ; tout se trouvait donc Ă  la merci de leur pĂ©nĂ©tration. Il faisait noir, cependant. Mais, dans un rayon d’une centaine de mĂštres, un homme — ou quelque chose de volume Ă©gal — ne pouvait leur Ă©chapper. Entre eux, derriĂšre eux, dans l’obscuritĂ© du grenier, ils entendaient trembler Mme Arquedouve, et derriĂšre eux, entre eux, au pinacle de la coupole, grincer par instants la girouette de fer forgĂ©. Le bourdonnement de phalĂšne venait d’éclore
 OĂč ?
 Partout, Ă  ce qu’il semblait Ă  droite, Ă  gauche, en l’air, au fond des poitrines
 Comme la veille, ils regardaient la nuit de tous leurs yeux, — leurs faibles yeux d’animaux diurnes
 L’étable, l’écurie, le poulailler s’éveillĂšrent. La bergerie sanglota
 Le clair-obscur leur paraissait tour Ă  tour Ă©blouissant, puis foncĂ© jusqu’à devenir opaque
 Dans le lointain ? le Sarvant bourdonnait. Robert sentit une brise lui caresser le front, et il redoubla de vigilance. Maxime Ă©galement sentit la brise
 Et la girouette grinça
 Mais, au lieu de grincer une fois pour toutes, il advint ce prodige admirable qu’elle ne s’arrĂȘta plus de grincer et qu’elle se mit Ă  tourner sans trĂȘve, Ă  l’imitation d’une crĂ©celle !
 La brise, qui soufflait toujours, s’apaisa. Machinalement, les deux guetteurs s’étaient retournĂ©s du cĂŽtĂ© de la girouette. Ils la virent alors s’immobiliser Ă  mesure que le vent tombait. Et ils reprirent la surveillance de la plaine et de la montagne. Soudain, derriĂšre eux, entre eux, au pinacle de la coupole, retentit le CLAC » assourdissant. Un recul instinctif rentra les deux tĂȘtes Ă  l’abri du toit, et l’on distingua la dĂ©gringolade d’un objet dur et pesant qui raclait dans sa chute les ardoises sonores
 Puis plus rien
 Puis l’arrivĂ©e de l’objet sur le gravier de la terrasse
 Le bourdonnement s’était Ă©vanoui. — Sapristi ! » anhĂ©la M. Le Tellier s’épongeant les tempes. — Disparus ! EnvolĂ©s ! » fit Robert ayant repris sa pose d’observation. Nom de nom ! Pas de veine !
 — La girouette ne grince plus du tout
 Ha ! Elle n’est plus lĂ  ! Elle est tombĂ©e !
 C’est elle qui est tombĂ©e ! » — Ils l’ont abattue », complĂ©ta Maxime Ă  l’autre ouverture. Mais cette fois ils n’ont rien emportĂ©. Ils ont laissĂ© choir leur prise. Elle leur a sans doute glissĂ© des mains
 » — Et le projecteur ! » ajouta l’astronome. On peut dire que c’est du guignon ! » — Je n’ai rien vu ! » bougonnait Robert. DerriĂšre nos tĂȘtes ! quelle malchance !
 Et n’avoir pu rĂ©sister au mouvement nerveux qui nous a fait rentrer, lĂąchement, bĂȘtement
 » — Hem ! hem ! » fit Mme Arquedouve affaisĂ©e sur les derniĂšres marches du colimaçon. — Quoi donc, grand’mĂšre ?
 Est-ce qu’ils reviennent Ă  la charge ? » — Ils
 Ils partent seulement
 LĂ . Ils sont partis. » — Oui ?
 Enfin, » dit M. Le Tellier, ils sont bien partis, Ă  prĂ©sent ? On peut sortir sans danger ?
 Il serait bon d’aller chercher la girouette. Son examen nous renseignera peut-ĂȘtre
 Elle s’est comportĂ©e d’une façon Ă©tourdissante
 » Ils descendirent. Mais ils ne trouvĂšrent de la girouette-crĂ©celle qu’une dĂ©pression de sa grandeur et de sa forme, creusĂ©e dans le gravier, sous les fenĂȘtres du laboratoire, oĂč elle s’était abattue. — C’est un peu raide ! » grogna Maxime. Ils sont venus la reprendre !
 Grand’mĂšre avait raison ils n’étaient pas partis !
 Cela prouve qu’on ne les entend que de tout prĂšs
 Oh ! dire qu’on les aurait vus de mon laboratoire ! qu’on les aurait vus ramasser cette girouette ! et qu’on saurait comment ils ont le nez fait ! » — Le nez
 ou le bec
 » aventura M. Le Tellier. Robert, mĂ©ditatif, songeait Ă  haute voix — Cette girouette
 tournant sur elle-mĂȘme
, elle semblait le centre d’un
 elle semblait prise au milieu d’un tourbillon
 d’un petit cyclone
 alangui
 — HĂ© ! monsieur Maxime la brise, vous l’avez sentie de gauche Ă  droite, naturellement, puisque nous Ă©tions dos Ă  dos et que moi je l’ai sentie de droite Ă  gauche ? » — Mais non, mais non ; elle soufflait de ma droite
 » — Ah ! ah !
 C’était donc une brise circulaire
 » — Diable ! » s’écria M. Le Tellier. Mais Robert lui demanda prĂ©cipitamment — Enfin, avec tout cela, qu’est-ce que vous pensez de mon aigle ? » — 
Plusieurs choses contradictoires. Que si les aigles enlĂšvent parfois de jeunes bestiaux et des enfants, ils n’ont pas coutume de ravir les girouettes
 Mais je pense aussi que la maniĂšre dont votre aigle s’agitait ressemble Ă©tonnamment Ă  la façon de voler qu’employaient, dit-on, les hommes de ChĂątel ; et que, peut-ĂȘtre, une sorte de
 dĂ©guisement
 Vous y ĂȘtes ? Un homme costumĂ© en aigle
 pour mystifier
 Il y a toujours eu un cĂŽtĂ© burlesque dans tout cela
 » Maxime railla — CostumĂ© ? Pourquoi pas mĂ©tamorphosĂ©, comme le journaliste de Turin muĂ© en nabot ?
 Mon cher papa, je ne vous reconnais plus
 » — C’est toi qu’on ne reconnaĂźt pas. Je sais parfaitement combien mes infĂ©rences sont fragiles. Mais, faute de mieux, je suis obligĂ© de me livrer aux conjectures qui peuvent s’énoncer dans la forme scientifique tout se passe comme si ». D’ailleurs, tu m’interromps et je n’avais pas terminĂ©. — Il se peut encore que nous soyons en prĂ©sence d’une force rĂ©cente — ou rĂ©cemment dĂ©couverte — une force
 une lĂ©gĂšretĂ© plutĂŽt, que les ĂȘtres vivants seraient Ă  mĂȘme d’acquĂ©rir, — et d’acquĂ©rir sans le vouloir, Ă  leur corps dĂ©fendant
 » — Ta ta ta ! Nous avons peur, et voilĂ  tout. Qu’avons-nous fait jusqu’ici, sans compter les gaffes ? De la dialectique et des poltronneries. Avec tant de prĂ©cautions, nous ne verrons jamais les Sarvants ! Rien n’empĂȘche de voir son adversaire comme un bouclier trop vaste
 Tenez, c’est ridicule de ne plus s’éloigner des villages qu’en nombre. Juste ce qu’il faut pour ĂȘtre aperçu de l’ennemi !
 J’en ai assez, moi, de toutes vos couardises. À l’avenir, je ferai comme Robert j’irai seul oĂč bon me semblera ! » M. Le Tellier, sentant Maxime sur la pente de la colĂšre, lui souhaita le bonsoir. Quand il eut regagnĂ© le vestibule, Robert alors dit Ă  Maxime — Écoutez. Vous ĂȘtes en passe de tĂ©mĂ©ritĂ©s. Eh bien, croyez-moi si vous sortez seul, habillez-vous comme l’une des personnes disparues. Faites-vous la copie de l’une d’elles. Au besoin, teignez-vous les cheveux et la barbe ; rasez-vous, s’il le faut. N’oubliez ni la canne, ni les gants. Allez mĂȘme jusqu’à reproduire la dĂ©marche. » Aujourd’hui, avant de monter au Colombier, je suis allĂ© chez le docteur Monbardeau, et lĂ , sur ses indications, j’ai revĂȘtu un costume kaki appartenant Ă  son fils et pareil Ă  celui qu’il portait le jour de son enlĂšvement. M. Monbardeau a bien voulu complĂ©ter la ressemblance ; nous avons trempĂ© dans de la chaux un feutre noir, pour le blanchir ; j’ai chaussĂ© des bottines jaunes
 C’est pour quoi vous m’avez trouvĂ© si propre, Ă  mon retour. Je venais de restituer mon vestiaire d’emprunt. » C’est un bon truc. Du moins, je le crois
 En tout cas, il paraĂźt m’avoir rĂ©ussi tantĂŽt, puisque me voilĂ . — Mais de la discrĂ©tion, n’est-ce pas ! » — Ah çà ! est-ce que vous ĂȘtes timbrĂ© ? » fit l’autre, Ă  la fois rieur et dĂ©contenancĂ©. Si le stratagĂšme est efficace, pourquoi le tenir cachĂ© ? » — Pour diverses raisons, mais, avant tout, parce qu’il existe prĂ©sentement un autre moyen de s’immuniser, qui est le fruit de l’empirisme et qui vaut certes mon procĂ©dĂ©, rĂ©sultat du calcul. Ce moyen, c’est justement celui que vous rejetez et qui consiste Ă  se rĂ©unir en force, au large des habitations. Cela, c’est connu ; tout le monde accepte cette obligation temporaire ; et ceux qui refusent de s’y soumettre — imbĂ©ciles, fortes tĂȘtes ou bravaches soit dit sans vous offenser — ne voudraient pas non plus de mon systĂšme. » — Il y a du vrai lĂ -dedans
 » — Seulement
 seulement
 ces deux prĂ©servatifs
 Le premier, le populaire, est-ce qu’il aura toujours de l’action ?
 Et le second, le mien, est-il parfait ?
 Est-ce par hasard que les Sarvants ne m’ont pas emportĂ© lors de cette premiĂšre expĂ©rience ? Serait-ce qu’ils ne m’ont pas vu ?
 Si paradoxal que cela puisse paraĂźtre, je le dĂ©sire de tout cƓur, savez-vous ! Car, pour peu que soit vĂ©rifiĂ© ce coin de ma thĂ©orie, toute ma thĂ©orie se trouve exacte ; et alors
 » Il se passa la main sur le front, comme en face d’apparitions effroyables. Or sa main frissonnait et la sueur perlait Ă  son front. — 
 Et alors, mon cher, vous n’avez pas dĂźnĂ© », termina Maxime. Vous avez faim. Estomac vide cerveau creux. L’inanition vous fait divaguer. » — Monsieur Maxime, » dit Robert, je donnerais ma vie pour me tromper. » xvAutres Faits contradictoires La pĂ©riode qui suivit fut vraiment terrible, pour la seule raison qu’il y avait encore des incrĂ©dules. Les populations avoisinantes gardaient une arriĂšre-pensĂ©e de tromperie, et, parmi leurs constituants, ceux qui admettaient l’épidĂ©mie de disparitions n’estimaient pas qu’elle dĂ»t s’étendre. D’aprĂšs eux, c’était une calamitĂ© locale. — Passe donc pour ces saints Thomas qui n’avaient rien vu. — Mais au cƓur du Bugey, dans le pays de Belley, en plein dĂ©sastre, plus d’un butor et plus d’un bel esprit s’obstinaient Ă  goguenarder. Ils se moquaient du S. P. L. D. D. T. C. L. S. le Syndicat pour la DĂ©fense du Territoire contre les Sarvants qui venait de se fonder. Ils affectaient de contrevenir Ă  ses prescriptions !
 Et c’est cela qui est incroyable ! Et c’est cela qui provoqua tant et tant de malheurs ! L’audace de l’ennemi croissait avec le nombre de ses rĂ©ussites. Son terrain d’opĂ©rations avait fini par devenir un cercle immense qui englobait Saint-Rambert, Aix-les-Bains et Nantua. Dans cette province, qui se dĂ©veloppait sans cesse davantage, le Sarvant prĂ©levait sa dĂźme incomprĂ©hensible. Et ceux qui ne croyaient pas en lui devenaient ses tristes victimes. Mais que dire de ceux qui croyaient au Sarvant ! Les malheureux vivaient dans la terreur. Voulaient-ils sortir ? une escorte s’imposait ; ils se faisaient cortĂšge rĂ©ciproquement ; et l’on voyait cheminer des cohortes de villageois qui regardaient le ciel devenu Ă©quivoque. — Ah ! le ciel ! une Ă©nigme s’ajoutait Ă  ses nombreux mystĂšres, et sa profondeur reculait encore aux yeux de l’homme. — On fermait les demeures bien avant le crĂ©puscule ; et quand la nuit hostile Ă©tait descendue, on se mettait aux Ă©coutes ; car il avait Ă©tĂ© convenu que le tocsin sonnerait dans la commune oĂč les Sarvants seraient aperçus. Mais on ne l’entendit jamais qu’au fond des oreilles fiĂ©vreuses oĂč le sang tintait sa cloche maladive. — Bien aprĂšs l’aube, on ouvrait un guichet, un soupirail, puis les fenĂȘtres, enfin la porte. Quelques-uns restaient sĂ©questrĂ©s. D’autres, moins timorĂ©s, se contraignaient Ă  sortir. Mais il suffisait d’un frĂ©missement pour qu’ils frĂ©missent ; une porte poussĂ©e par un courant d’air les faisait blĂȘmir ; — le vent surtout savait les effrayer. On avait jasĂ© de la brise agitant les marronniers de Mirastel et prĂ©cĂ©dant le clac » Ă©pouvantable ; en sorte qu’un zĂ©phyr passant sur les feuillĂ©es leur semblait quelqu’un de mĂ©chant qui survenait. Sa caresse les enveloppait de frissons. Ils auraient voulu connaĂźtre l’origine du vent et ce que c’est au juste, question qu’ils n’avaient jamais soulevĂ©e. Ce qu’ils redoutaient, Ă  vrai dire, c’était d’ĂȘtre saisis par derriĂšre, dans les mains foudroyantes qu’on apercevait toujours trop tard. C’est pourquoi ils se retournaient constamment. — Taper sur l’épaule d’un camarade, en l’abordant par surprise, Ă©tait un jeu mortel. À Belley, sur le mail, pendant une partie de boules, un citadin cardiaque tomba raide, parce que son partenaire l’avait touchĂ© de la sorte. — Un mercredi, prĂšs de Talissieu, le cadavre du garde champĂȘtre fut dĂ©couvert dans une haie de mĂ»riers. Au cours d’une ronde entre chien et loup, sa blouse s’était accrochĂ©e aux Ă©pines ; certain d’ĂȘtre harponnĂ© par les Sarvants, le pauvre diable s’était dĂ©battu ; mais les ronces l’avaient liĂ© de toutes leurs griffes, et l’épouvante l’avait tuĂ©. Son visage montrait bien qu’il Ă©tait mort de peur. Quoique tout logis fĂ»t plein d’habitants, la plupart des bourgades semblaient Ă©vacuĂ©es. Les rues, par-ci par-lĂ , rĂ©sonnaient au passage d’un groupe. Quelquefois, dans leur silence et leur vide oppressants, un tĂ©mĂ©raire, un brave, se glissait le long des murs, avec la face d’un homme en perdition. Et comme tous, il levait les yeux vers le ciel ; non pour le supplier, mais pour l’espionner. Car du ciel on attendait moins le salut que le pĂ©ril. La campagne Ă©tait dĂ©sertique. Quelques troupeaux, gardĂ©s par un troupeau d’enfants, paissaient encore les prairies ; de loin en loin, des phalanges de cultivateurs entretenaient les champs. Un recueillement lugubre planait sur les chansons Ă©teintes et les rires vaincus. Pour comble de tristesse, un mois de juin morose, interceptant le soleil, roula d’interminables nuĂ©es. Chaque jour, cependant, une procession dĂ©bouchait des Ă©glises ; une foule en deuil la composait ; et l’on disait des priĂšres pour demander Ă  Dieu le terme d’un flĂ©au qu’on ne pouvait pas mĂȘme lui dĂ©signer clairement. À son habitude, la terreur suscita des conversions. Une jonchĂ©e de fanatiques, Ă  plat ventre, s’allongeait au pied des autels. Certain prĂȘtre, ayant recherchĂ© les vieilles formules mĂ©diĂ©vales, pratiqua des exorcismes. À mesure qu’on s’éloignait du Bugey, l’émotion toutefois allait s’attĂ©nuant, comme il a Ă©tĂ© dit pour les rĂ©gions limitrophes. Le pays Ă©tait un foyer de crainte qui rayonnait sur la terre et dont l’intensitĂ© s’affaiblissait avec la distance. L’étranger, qui ne frissonnait pas encore pour son compte personnel, Ă©tait au demeurant fort tranquille, et beaucoup d’États Ă©loignĂ©s tenaient toujours les Sarvants pour des canards. Une chose inimaginable, c’est que Maxime fĂ»t au rang des sceptiques et des impassibles autant que s’il eĂ»t habitĂ© les antipodes, lui l’hĂŽte de Mirastel, lui si Ă©prouvĂ© dans ses affections par le malheur public. Son ferme bon sens de marin et de soldat regimbait devant le surnaturel. Il se refusait Ă  l’admettre. Et comme le surnaturel semblait ĂȘtre la clef unique des faits, Maxime n’était pas loin de nier les faits eux-mĂȘmes, sinon dans leur rĂ©alitĂ©, du moins dans l’apparence qu’on leur prĂȘtait. Il restait persuadĂ© que tout s’expliquerait naturellement, lorsque les bandits rĂ©clameraient de l’argent contre les captifs restituĂ©s sains et saufs. Selon lui, les seuls martyrs du Sarvant seraient les nĂ©vrosĂ©s qu’une souleur suffisait Ă  occire. Il avait beau s’efforcer d’envisager sĂ©rieusement l’histoire des hommes volants et des aigles ne volant pas, — de ce monde renversĂ©, de cette saturnale de la crĂ©ation, — il n’y parvenait pas, et la traitait en lui-mĂȘme de machinerie théùtrale et de tour d’illusionniste, ou de craque. MalgrĂ© les remontrances de tous, malgrĂ© l’anxiĂ©tĂ© de sa mĂšre, il partait souvent pour la montagne, seul, et peignait des aquarelles d’aprĂšs nature. Il disait qu’il avait besoin de se faire la main pour exĂ©cuter les planches en couleurs d’un traitĂ© d’ichtyologie. Il affichait une confiance, une insouciance extraordinaires, et ne manquait pas une occasion de s’évader, si petite quelle fĂ»t. Quand il y avait des courses Ă  faire, il s’en chargeait, et, dans la grande auto blanche qu’il s’amusait Ă  conduire, c’est lui et le mĂ©canicien qui allaient aux provisions. En cet Ă©quipage, le second jeudi du mois de juin, Maxime se rendit Ă  Belley, la rĂ©serve de carbure de calcium ayant besoin d’ĂȘtre renouvelĂ©e. On s’était dĂ©cidĂ©, en effet, Ă  remonter les deux projecteurs ; et chaque nuit, Ă  prĂ©sent, leur double rayon virait au faĂźte de la tour, qui ressemblait ainsi Ă  quelque moulin fantasmagorique, avec des ailes de caprice et de feu. Or donc, Maxime Le Tellier revint, aux premiĂšres ombres du soir, vers Mirastel. Au sortir de CeyzĂ©rieu, — bĂąti sur la hauteur, en face du chĂąteau et de l’autre cĂŽtĂ© de la plaine marĂ©cageuse, — la beautĂ© de la vue soudaine le transporta. Une mer de brouillard submergeait les fonds. Villages, clochers mĂȘmes avaient disparu. Les vapeurs Ă©levaient leur feutre impondĂ©rable jusqu’à la ligne des manoirs. Le couchant, roi des ors et des ombres, dĂ©coupait superbement le Colombier, faisait saillir ses arĂȘtes et creusait l’entaille de ses sillons. La nuit montante avait dĂ©jĂ  conquis le bas de la croupe, mais les hautes roches flamboyaient encore. Un lourd nuage empanachait la cime, pareille alors au cratĂšre d’un volcan. Il y avait dans ce paysage quelque chose d’antĂ©diluvien. Maxime croyait vivre cent mille ans plus tĂŽt, lorsque les ondes couvraient toute la plaine et que les monts jetaient des flammes
 La lune, Ă  sa droite, sortit du haut de la Chautagne, Ă©norme et d’un rouge foncĂ©, telle qu’un tiĂšde soleil prĂ©historique. Et Maxime songeait aux hommes primitifs, en butte Ă  l’angoisse multiple d’un monde qu’ils ignoraient, pauvres jouets d’élĂ©ments inexpliquĂ©s dont chaque manifestation devait leur paraĂźtre surnaturelle, et qui devaient mourir persuadĂ©s d’avoir vĂ©cu parmi les prodiges. La lune Ă©parpillait des touches carminĂ©es Ă  la surface du brouillard. L’automobile descendit la cĂŽte, et plongea dans la nue stagnante. Cette brume Ă©tait assez dense Maxime voyait la route se perdre Ă  dix mĂštres du capot. Il embraya la seconde vitesse, franchit un ponceau, fit Ă  gauche un tournant et longea la prairie de CeyzĂ©rieu, invisible. AprĂšs le pont de la TuiliĂšre, force lui fut de ralentir encore le chemin, sinueux, devenait plein d’embĂ»ches. Dans la pĂ©nombre blanchĂątre, les boqueteaux dressaient une succession de masses incertaines que l’éloignement estompait Ă  mesure. Les petites clairiĂšres paludĂ©ennes fumaient doucement. Tout Ă  coup, Maxime freina, sec, et saisit d’une Ă©treinte crispĂ©e le poignet du mĂ©canicien. — Regardez ! Qu’est-ce qui passe lĂ -bas ?
 » Devant eux, au fond du brouillard, tout prĂšs du sol, une forme allongĂ©e, monumentale, — une espĂšce de grand fuseau, une silhouette de ballon dirigeable enfin, se faufilait, vive et rapide, entre les bouquets d’arbres
 Elle s’enfonça dans la brume, que son passage avait bousculĂ©e et qui s’agita derriĂšre elle en remous nonchalants. Ce fut seulement une apparition. — Avez-vous vu ? » demanda Maxime, au comble de la surprise. — Oui, monsieur Maxime. C’est un rude ballon ! Ce qu’il marche ! Du quatre-vingt-dix, au moins ! » — Pour sĂ»r
 Ah ! nous tenons la vĂ©ritĂ© ! » s’écria le jeune homme, en repartant. Je savais bien, moi ! » — Ah ! monsieur Maxime, c’est peut-ĂȘtre pas ceux-lĂ  qui ont enlevĂ© Mademoiselle
 » — Comment ! Vous n’avez donc pas vu ?
 Vous n’avez rien remarquĂ© de spĂ©cial ? » — Non, monsieur Maxime. » — La nacelle, voyons
 la nacelle ?
 Eh bien ! il n’y en a pas, de nacelle ! » — Monsieur Maxime croit ?
 » — Si je crois ! » — Pas vu. Ça filait trop vite
 » — Vous n’avez rien entendu
 Moi non plus. Du reste, le moteur de la voiture faisait un vacarme et trĂ©pidait ! » — LĂ  ! monsieur Maxime l’a laissĂ© emballer quand il a dĂ©brayĂ© si tellement rapido
 — Enfin, v’lĂ  qu’on sort de la ouate ; c’est pas dommage
 » En effet, l’automobile gravissait la rampe de Mirastel ; et bientĂŽt, remontĂ© dans la lumiĂšre du soir, Maxime put observer les choses Ă  loisir. La mer de brouillard se tenait parfaitement immobile. Aucun sillage ne la tourmentait. La lune, Ă©levĂ©e, rĂ©duite et pĂąlie, la touchait Ă  prĂ©sent de lamelles nacrĂ©es. L’air immense n’était hantĂ© que de chauves-souris. Aussi loin que portait le regard, aucun ballon ne fuyait. L’aĂ©ronat furtif, qui semblait gouverner sans Ă©quipage, ainsi qu’un dirigeable-fantĂŽme, continuait sans doute Ă  se couler sous la nappe vaporeuse ; et celle-ci se prolongeait Ă  perte de vue. Maxime aborda Mirastel et s’arrĂȘta dans la cour des communs. Il fut assez Ă©tonnĂ© d’y voir ses parents et tous les domestiques rĂ©unis autour d’un cabriolet Ă  quatre roues, nanti d’une caisse volumineuse, dont le propriĂ©taire discourait avec animation. Maxime reconnut Philibert, le concessionnaire de la pĂȘche au lac du Bourget. Tous les jeudis, cet homme allait de castel en castel, apportant le poisson du vendredi et c’est lui qui fournissait Ă  l’ocĂ©anographe-ichtyologue les sujets de ses expĂ©riences et les modĂšles de ses planches. Philibert pĂ©rorait donc. Et Maxime remarqua l’air sĂ©rieux et attentif de Robert Collin et de M. Le Tellier qui l’écoutaient. — Personne, au surplus, ne s’intĂ©ressait au retour de l’automobile. Ayant conseillĂ© au mĂ©canicien de garder le silence Ă  propos du dirigeable, le fils de la maison, s’approchant du pĂȘcheur, lui fit recommencer son histoire. Elle n’était pas ordinaire, et datait du jour mĂȘme. La maison de Philibert est situĂ©e prĂšs de Coniux, au bord du lac. Il en Ă©tait sorti le matin, vers cinq heures, pour aller garnir » sa jument ; et le lac, un instant, l’avait fait s’arrĂȘter. Car il aimait Ă  contempler sa pĂȘcherie. L’eau, Ă©tincelante d’aurore, Ă©tait lisse et transparente. Les poissons nageaient contre la surface
 Mais soudain, la platitude miroitante se trouva rompue. À quelque distance du rivage, Philibert vit se former dans l’eau quelque chose comme un creux instantanĂ©, fugitif
, et du fond de ce trou, s’élança le plus magnifique brochet que l’on pĂ»t se figurer. Le poisson jaillit, d’un bond formidable, hors de son Ă©lĂ©ment, et n’y retomba plus ; mais, tandis que le nombril du lac se refermait sur une vague, il commença de surprenantes contorsions. Durant trois ou quatre secondes, il fouetta l’air de sa queue et de ses nageoires, puis s’en alla, voletant au-dessus du Bourget, comme font les martins-pĂȘcheurs. Il doubla le promontoire oĂč se dresse le chĂąteau de ChĂątillon, et s’éclipsa derriĂšre lui. Telle est l’histoire que Philibert conta beaucoup moins nettement. Les domestiques l’entendaient pour la deuxiĂšme fois, et cependant ils s’exclamĂšrent de nouveau. — Vous pensez », reprit le pĂȘcheur, ce que je me frottais les yeux !
 Et il avait l’air tout folĂątre, le bougre de poisson ! » — Pourtant, » dit M. Le Tellier, il faisait des contorsions trĂšs violentes, n’est-il pas vrai ? » — Ah ! oui, alors ! Il avait l’air de se donner un mal de chien ! Dame ! » M. Le Tellier fit un signe Ă  Robert — VoilĂ  qui ressemblait curieusement aux hommes de ChĂątel et Ă  l’aigle du Colombier
 Maxime intervint — Allons donc, Philibert ! Vous avez la berlue
 Vous avez vu ça ?
 La main sur la conscience ?
 » — Je le jure ! » Mais l’ocĂ©anographe songeait Il aura vu un muge volant, un exocet, ou quelque dactyloptĂšre, quelque trigle ; enfin, ce doit ĂȘtre un poisson de mer, qu’un plaisant a jetĂ© dans le lac, pour Ă©tonner les belles dames d’Aix-les-Bains. » Il le dit Ă  Philibert, lui rappela qu’il connaissait mieux que personne les espĂšces ichtyques, et l’assura que nul poisson d’eau douce n’était capable de voler. — Ben, m’sieur Maxime, y a-t-il un de ces poissons de mer, volants, qui soit fait tout comme un brochet ? » — Ça, non. Et leur longueur ne dĂ©passe jamais trente ou quarante centimĂštres. » — Eh ben, puisque je vous dis que c’est un brochet ! Et je m’y connais aussi, peut-ĂȘtre ! — Un bĂ©quet de premier choix, lĂ  ! Un vieux carreau, vert et ben glorieux, d’au moins quarante livres de poids ! » — Seigneur JĂ©sus ! » s’écria la cuisiniĂšre. — Enfin », repartit Maxime, de quelle façon prĂ©tendez vous qu’il volait ? — Les poissons volants ne restent en l’air qu’une trentaine de mĂštres ; ils reprennent l’eau, puis recommencent. » — Non, non le mien voletait. Il faisait de petits sauts en s’éloignant ; il traçait des zigzags trĂšs courts, Ă  droite et Ă  gauche, et il se dĂ©menait aussi en hauteur
 S’il a replongĂ©, c’est derriĂšre ChĂątillon ; parce que je certifie qu’il a tout le temps demeurĂ© Ă  quatre, cinq mĂštres de l’eau. » Maxime eut un rire sarcastique. — Et, aprĂšs cela, ĂȘtes-vous restĂ© longtemps sur la berge ? » — Ma fi, non. Je suis allĂ© tout de suite atteler, et lever les nasses dans le vivier
 — Seulement, messieurs et dames, » annonça Philibert sur un autre ton, j’ai rĂ©galĂ© tout le monde avec mon aventure, tout le long du chemin
 Ça m’a fichu en retard ; la nuit est venue ; et, si c’était un effet de votre bontĂ©, je coucherais ben ici, parce que
 Ce n’est pas que j’aie peur, mais
 » — C’est entendu », fit Mme Arquedouve. — M’sieur Maxime, je vous ai apportĂ© des lavarets. » — Merci. Vous les mettrez dans la cuve de gauche, s’il vous plaĂźt. » Maxime, ayant pris Ă  part son pĂšre et Robert Collin, leur rapporta la vision qu’il avait eue dans le brouillard. Il soutint que le dirigeable Ă©tait celui des forbans, Ă  cause de la disposition originale qui ne permettait pas de voir la nacelle, et Ă  cause de l’habiletĂ© qu’il fallait pour mener aussi vite, Ă  travers la brume et les obstacles. — Si vite que cela ? » dit M. Le Tellier. — Si vite, » lui rĂ©pondit son fils, si vite que le ballon n’a pas eu le temps, pour ainsi dire, de masquer les arbres devant lesquels il glissait. Ce fut comme un train lancĂ©, vous savez, les express on aperçoit les choses derriĂšre eux, — on ne cesse pas de les apercevoir, malgrĂ© toute l’opacitĂ© qui s’interpose entre elles et vous, le laps d’un clin d’Ɠil
 Eh bien, c’était ainsi. » — En effet, quelle rapiditĂ© !
 Mais alors, tu n’as distinguĂ© aucun dĂ©tail, surtout dans le brouillard
 » — Un voile de mousseline Ă©paisse m’eĂ»t environnĂ© que c’eĂ»t Ă©tĂ© la mĂȘme chose. On ne voyait absolument que des silhouettes, Ă  la distance oĂč passa l’auto-ballon. J’ai remarqué  J’ai cru remarquer l’absence de nacelle
 C’était un cigare colossal, qui brassait de la brume autour de lui. » — Plus grand qu’un dirigeable ordinaire ? » — Oh
 non, je ne crois pas. En somme, c’est tout bonnement un aĂ©ronat perfectionnĂ©, qui se sauve Ă  toute hĂ©lice une fois le rapt ou le vol exĂ©cutĂ©s
 Il se fiait au brouillard pour passer inaperçu
 Il s’en servait comme il se sert de la nuit. Le fait de l’y avoir vu m’est un sĂ»r garant que c’est lui le corsaire. — Vous voilĂ  fixĂ©s, j’imagine ! » — Et le poisson ? » fit M. Le Tellier. — Et les hommes volants ? » renchĂ©rit le secrĂ©taire avec un sourire caustique. — Le poisson et les hommes volants ? Élucubrations de paysans naĂŻfs ! Le brigadier GĂ©ruzon et le pĂȘcheur Philibert sont des superstitieux, des visionnaires. Remarquez, au surplus, que Philibert a cru voir son brochet frĂ©tiller comme se tortillaient, Ă  ce qu’on dit, les hommes de ChĂątel
 Suggestion ! Suggestion pure ! » — Et l’aigle ! » objecta Robert. Je l’ai vu, moi, ce qui s’appelle vu !
 » — D’accord. Vous l’avez vu, mĂȘme, Ă  travers des besicles, et mĂȘme des besicles d’or
 Vous avez l’imagination et la vue trop riches ! » — Ne badine pas, Maxime », reprit son pĂšre. Certes, rien n’est sĂ»r. Ce que je vais dire n’est sans doute qu’une façon de traduire ma pensĂ©e, et pas autre chose
 Aussi bien, c’est en essayant des formes diverses Ă  la mĂȘme idĂ©e qu’on parvient le mieux Ă  la prĂ©ciser, donc Ă  la juger
 Mais enfin tout se passe comme si des ĂȘtres de tout genre se trouvaient douĂ©s, de but en blanc, de la vertu de s’envoler, — sous l’influence d’une force quelconque, mais probablement naturelle. » Je dis naturelle, parce que cette force, ayant agi sur un oiseau qui n’en avait guĂšre besoin, puisqu’il volait dĂ©jĂ  auparavant ne saurait ĂȘtre qu’une force aveugle de la nature. » DĂšs lors, quoi d’étonnant Ă  ce que des hommes, animĂ©s de mauvais instincts et poursuivant je ne sais quel but, aient profitĂ© de cette facultĂ© subitement acquise ? Quoi d’étonnant Ă  ce qu’elle ait fait germer les pires desseins dans l’ñme d’honnĂȘtes gens promus tout Ă  coup seigneurs de l’atmosphĂšre ?
 » — Avec votre thĂ©orie, » rĂ©pliqua Maxime en ricanant, vous expliqueriez la triple disparition du Colombier par l’essor de Marie-ThĂ©rĂšse et de nos cousins, sans avoir recours Ă  l’hypothĂšse de ravisseurs
 » — Mais non ! » rĂ©pondit patiemment M. Le Tellier. Dans ce cas, ils seraient revenus. D’ailleurs, les pas sur la neige rĂ©vĂ©laient un drame, un enlĂšvement. Non, ce serait absurde ; mais je te rĂ©ponds quand mĂȘme, parce qu’il est scientifique d’examiner tous les arguments qui se prĂ©sentent. » — Alors, que faites-vous de mon dirigeable ? » — C’est un ballon comme les autres. Tu ne connais pas tous les modĂšles
 Et puis, tu ne pouvais pas le voir suffisamment, Ă  cause du brouillard et de la vitesse. Pour moi, il Ă©tait pilotĂ© par un de ces risque-tout, de ces chauffards, qui croient que la route de l’air leur appartient. Et voilĂ . — Qu’en dites-vous, Robert ? Vous avez la mine perplexe
 » — MaĂźtre
 Maintenant, vous croyez donc que mon aigle Ă©tait un aigle vĂ©ritable ? » — 
 Oui ; parce que le brochet de Philibert est un vrai brochet. De loin, dans le ciel, un aigle gĂ©ant ou quelqu’un travesti en aigle, cela peut se soutenir, Ă  la rigueur. Mais quelqu’un dans un brochet !
 Tenez, on arriverait Ă  lĂącher des Ă©normitĂ©s
 » Mais voici la nuit. Viens-tu, Maxime ? C’est nous qui sommes de faction aux projecteurs. As-tu le carbure ? » Cette nuit-lĂ , les deux gardiens du phare de la tour, attristĂ©s de ne rien connaĂźtre, mĂ©ditĂšrent longuement sur la science et sur l’ignorance
 Et la pleine lune, au faĂźte de son arc, leur sembla l’orifice ensoleillĂ© d’un puits de Babel, au fond de quoi les hommes s’agitent confusĂ©ment. xviEncore le Dirigeable Entrez !
 Ah ! c’est vous, Robert. Salut ! » — Bonjour, monsieur Maxime. » — Votre Seigneurie dans mon laboratoire ! c’est un Ă©vĂ©nement !
 Qu’est-ce qui vous amĂšne, ce matin ? » Robert, visiblement distrait, se rĂ©cria sans vigueur — Oh ! un Ă©vĂ©nement !
 » Et il s’exclama Quelle tempĂ©rature, hein !
 Une chaleur pour la saison
 » — Il va faire de l’orage. » Et Maxime, attablĂ© devant un croquis de mĂ©canique, se remit Ă  le griffonner, en se demandant ce qui lui valait la visite du secrĂ©taire. Les trois fenĂȘtres de la rotonde Ă©taient ouvertes Ă  deux battants, mais il faisait si chaud qu’elles n’arrivaient pas Ă  crĂ©er le moindre courant d’air. Un chaos de nuages plombĂ©s encombrait le ciel tumultueux comme un ciel de bataille, immobile comme un ciel de tableau. Sous lui, les choses de la terre prenaient des reflets de cendre. La plaine, toute hĂ©rissĂ©e de peupliers, semblait, au port d’armes, attendre quelque chose de mĂ©morable ou quelqu’un de suprĂȘme. — C’était un beau dĂ©cor pour une tragĂ©die. À l’intĂ©rieur du laboratoire, un soleil malade blĂȘmissait la luisance des aquariums et des vitrines. Les poissons — trĂšs Ă©clairĂ©s, afin que le peintre Maxime fĂ»t Ă  l’aise pour en saisir les mille nuances — gardaient la pose et somnolaient dans le sommeil de l’eau. Robert s’approcha des boĂźtes vitrĂ©es oĂč le mimĂ©tisme dĂ©ployait ses bizarreries. De loin, certaines de ces boĂźtes paraissaient pleines de branches, d’herbes et de rameaux ; et de prĂšs, on s’apercevait que telle brindille Ă©tait une malicieuse chenille, telle tache d’écorce une phalĂšne retorse, et telle feuille exotique un ingĂ©nieux moustique. Mais il n’y avait pas que des bĂȘtes dĂ©guisĂ©es en vĂ©gĂ©taux ; il y avait aussi des bĂȘtes costumĂ©es en bĂȘtes. D’autres vitrines, en effet, logeaient des papillons Ă©pinglĂ©s deux Ă  deux ; dans chaque paire chacun se ressemblait Ă  s’y mĂ©prendre, et pourtant celui-ci constituait une nourriture empoisonnĂ©e pour les petits oiseaux, et l’autre, inoffensif, ne devait d’exister encore de nos jours qu’à sa ressemblance avec son sosie vĂ©nĂ©fique. — Malheureusement, il faut le dire, depuis que l’enfant Maxime, occupĂ© d’autres jeux, s’était dĂ©sintĂ©ressĂ© de celui-ci, le temps avait modifiĂ© beaucoup de ses prĂ©parations, fanĂ© toutes les verdures, moisi bien des corselets. Et maintenant pas mal de similitudes commençaient Ă  diffĂ©rer. Robert en fit la remarque au jeune homme, et poursuivit — C’est tout de mĂȘme drĂŽle, ces identitĂ©s
 cette espĂšce de mascarade zoologique !
 le camĂ©lĂ©on, qui, Ă  volontĂ©, pour ĂȘtre inaperçu, se fait rouge ou vert, selon qu’il est sur un fond rouge ou sur un fond vert !
 » — Eh oui. C’est l’histoire du lion, fauve sur le sable fauve du dĂ©sert ; c’est l’histoire de l’ours, blanc sur la neige blanche des PĂŽles. Tout cela des mimĂ©tismes
 Mais, comment ! vous, le spectateur des constellations, ces machines-lĂ  vous intĂ©ressent !
 — Pourquoi pas ?
 — Sans doute y a-t-il aussi des poissons qui se livrent au mimĂ©tisme ? » — La nature en est pleine. L’homme lui-mĂȘme
 Les manteaux couleur de muraille
 — Tiens ! mais dites donc Robert, » Maxime riait, je vous vois si attentif
 Accuseriez-vous par hasard le Sarvant de revĂȘtir un maillot bleu de nuit, pour
 » — Quelle bĂȘtise ! » interrompit le secrĂ©taire. — 
 Ce petit musĂ©e m’a bien diverti jadis
 Il a dĂ©terminĂ© ma vocation de biologiste
 Aujourd’hui j’ai d’autres chats Ă  fouetter
 » — Ça marche, vos planches Ă  l’aquarelle ? » — Pas mal », dit Maxime, en sortant d’un carton plusieurs de ses Ɠuvres. Oh ! ce n’est pas du van Ostade, ni du Jan Steen
 Cela suffit, voilĂ  tout. — Mais, pour l’instant, j’ai cessĂ© de portraiturer les poissons. » — Ah ! ah ! la dissection ! » — La dissection, un peu, oui, mais accessoirement et Ă  propos d’une autre Ă©tude trĂšs captivante
 — Mais je vous ennuie, Robert ? » — Pas du tout ! » — Vous allez comprendre. C’est pour le MusĂ©um d’OcĂ©anographie de Monaco. Je voudrais machiner un aquarium oĂč les poissons des grandes profondeurs vivraient normalement. Nos chaluts vont bien les saisir Ă  plus de neuf mille mĂštres de fond ; mais la dĂ©compression et surtout le brusque changement de tempĂ©rature les dĂ©tĂ©riorent et les font crever. Je cherche Ă  construire un vivier clos, oĂč la pression et la tempĂ©rature se maintiendraient. Vous voyez je suis en train de gribouiller un dispositif de pompes
 Mais ça n’est pas commode
 L’invention serait grosse de consĂ©quences. Pensez donc ! Reconstituer le milieu vital de ces ĂȘtres si lointains ! Pouvoir observer leurs habitudes vĂ©ritables ! Dans l’ombre oĂč la cuve resterait plongĂ©e, les voir s’illuminer de phosphorescences multicolores, comme dans la nuit Ă©ternelle des rĂ©gions sous-marines ! » — Ah ! c’est cela que vous cherchez ! » dit Robert. Mais Maxime se mĂ©prit sur le ton vif de cette interjection. Il s’imagina que Robert lui reprochait de ne pas s’employer Ă  d’autres besognes, plus urgentes
 — Oui, c’est cela », rĂ©pondit-il en rougissant. Et il s’excusa 
 J’ai cherchĂ© aussi Ă  pĂ©nĂ©trer le mystĂšre des disparitions
 Seulement, vous savez, lĂ -dessus j’ai mon idĂ©e. Nous serons fixĂ©s sous peu par les ravisseurs eux-mĂȘmes les gens de l’auto-ballon. » — Vraiment ? Vraiment ? » faisait Robert, complĂštement absorbĂ© dans une rĂȘverie. — Ah çà, Robert, soyez franc ! Vous ĂȘtes lĂ  qui tergiversez, qui parlez de tout et de rien
 Qu’avez-vous Ă  me dire ? » — Pardon
 Ah ! oui
 Vous disiez ?
 Parfaitement, parfaitement
 Je
 je suis chargĂ© d’une mission, figurez-vous. » Et il sourit. Une mission de madame votre mĂšre. Elle s’effraie de votre tĂ©mĂ©ritĂ©. Depuis quelque temps vous vous hasardez tous les aprĂšs-midi dans la montagne, avec votre fourniment d’artiste-peintre
 Et, n’y pouvant rien, elle m’a dĂ©lĂ©guĂ© auprĂšs de vous
 » Maxime posa ses mains sur les Ă©paules de Robert. — Vous ĂȘtes bien aimable, mon vieux », lui dit-il. Mais maintenant je suis certain qu’il s’agit d’un dirigeable ; et j’estime qu’au grand jour, un homme averti serait aussi serin de se laisser prendre, qu’il serait pleutre, froussard et mĂ©prisable de rester chez lui, comme un liĂšvre au gĂźte. » Un silence suivit, que Robert fit cesser — Alors, au moins
 suivez mon conseil habillez-vous de façon Ă  reproduire l’aspect d’un des disparus
 » Maxime Ă©clata de rire. — Mais c’est encore du mimĂ©tisme, cela ! DĂ©cidĂ©ment, Robert
 » — Je vous assure qu’il faut prendre garde. » — Ouais ! Vous perdez votre peine, mon bon. Le rapin que je suis a trop besoin de faire Ă©tude sur Ă©tude, — et la montagne est trop belle ! Fastueuse et changeante, Ă  chaque heure du jour, Ă  chaque jour du mois on la croirait la toile d’un maĂźtre diffĂ©rent
 J’ai lĂ -haut un petit modĂšle exquis, une bergĂšre de douze ans, qui me pose une scĂšne Ă©patante dans un endroit pharamineux. Ah ! elle n’a pas froid aux yeux, celle-lĂ  ! Les Sarvants, ce qu’elle s’en fiche !
 D’ailleurs, son frĂšre CĂ©sar, un jeune pĂątre plutĂŽt dĂ©gagĂ©, fait le guet pendant la sĂ©ance
 Regardez-moi ça, mon vieux Robert ! Je vous prĂ©sente Mademoiselle CĂ©sarine Jeantaz. Ça ne manque pas de jus, hein ? » Il brandissait dans la lumiĂšre pĂąle une aquarelle Ă  demi faite et vraiment tapĂ©e », comme il disait volontiers. Au milieu d’un troupeau de vaches et de chĂšvres Ă©parses, une fillette, assise sur un rocher, jouait de l’accordĂ©on. Sa mignonne bouche, large ouverte, indiquait une chanson lancĂ©e Ă  pleine voix. — C’est trĂšs joli », apprĂ©cia Robert. Mais madame votre mĂšre se tracasse Ă©normĂ©ment
 » — Dites-lui
 — Ah ! lĂ  ! lĂ  ! quelle malĂ©diction que toutes ces poules mouillĂ©es ! — Eh bien ! dites-lui que demain j’aurai fini cette pastorale, et qu’aprĂšs-demain je serai sage ! » — Pourquoi pas aujourd’hui ? Je ne suis cependant pas une poule mouillĂ©e, moi, et je suis loin de plaisanter. Vous savez bien que j’ai mon idĂ©e
 » — DĂ©ballez-la, votre idĂ©e, mon cher, dĂ©ballez-la ! » — HĂ©las ! vous y croiriez encore moins qu’aux hommes volatiles, qu’au poisson voltigeur et qu’à l’aigle volant sans ailes ! » — Vous n’avez pas de preuves, alors ? » — Je n’ai que de bonnes raisons. Cela ne vous suffirait pas. » — Enfin, Robert, pourtant ! si vous saviez oĂč se trouve ma sƓur
 et les autres
 il serait criminel de garder le silence
 Il faudrait y aller
 OĂč peuvent-ils ĂȘtre ? Évidemment, pour ma part, je ne m’en doute pas le moins du monde
 OĂč est le repaire des bandits ?
 Si encore on avait la facultĂ© de les voir s’enfuir dans telle ou telle direction ! Mais ils se cachent au milieu des nuits, des brouillards, des nuages
 ConsidĂ©rez cette voĂ»te impĂ©nĂ©trable de nuĂ©es ; au-dessus d’elle, les Sarvants sont libres d’évoluer Ă  notre insu
 » Mille dieux ! Robert, qu’est-ce que je vous disais ! » DressĂ©, l’Ɠil brillant, le bras tendu vers le ciel, Maxime dĂ©signait un point des nuages. Robert, vivement, regarda. Dans les volutes d’un gros cumulus gris ardoise engourdi de torpeur, une ombre oblongue, diaphane et fantĂŽmale, se profilait. — Le dirigeable ! murmurait Maxime tout bas, comme s’il eĂ»t craint d’effaroucher la vision. Robert abrita ses yeux du jour livide — C’est bien celui que vous avez rencontrĂ© ? » — C’est bien lui la nacelle ne se voit pas. Et si ce n’était lui, que ferait-il, lĂ , sans bouger, Ă  l’affĂ»t derriĂšre son nuage ?
 — Hum ! » fit Robert, puissamment intĂ©ressĂ©. — 
 Car il est derriĂšre le nuage », continua Maxime. C’est son ombre portĂ©e que nous apercevons. Ce n’est que son ombre sur une volute. Ils se croient invisibles. Ils ne se doutent pas que leur ombre les trahit
 Allons ! reconnaissez que j’avais raison ! » — Oui, oui
 en effet », dit Robert avec plus de politesse que de sincĂ©ritĂ©. — Ah ! voici l’ombre qui pĂąlit parce que le vent s’élĂšve et que la volute se dĂ©sagrĂšge
 Ce n’est plus rien. » Une rafale tempĂ©tueuse s’engouffra dans la rotonde. Les papiers, tourbillonnant, s’éparpillĂšrent. Le frisselis des bois fut pareil au bruissement d’une mer inattendue. Les arbres, tout blancs de feuilles rebroussĂ©es, se courbaient au souffle de l’Est. Des volets battirent avec fracas. Des trombes de poussiĂšre couraient le long des routes. Un Ă©clair direct fĂȘla le ciel Ă©pais, et les nuages se mirent en branle. Maxime, les cheveux au vent, Ă©piait si la fuite du cumulus n’allait pas dĂ©couvrir l’aĂ©ronat, ou si les corsaires ne jetaient pas de lest pour monter plus haut que la tourmente
 Mais le dirigeable Ă©tait parti sans employer ce moyen-lĂ . Et voici que le dĂ©cor devenait lui-mĂȘme tragĂ©die. La magnificence des Ă©lĂ©ments dĂ©chaĂźnĂ©s se magnifiait encore de tous les mystĂšres qu’on y sentait. Le tonnerre roula ses grondements, qui parurent le vacarme des nuĂ©es roulant pĂȘle-mĂȘle vers un but inconnu. Et, le tableau se trouvant achevĂ©, un second Ă©clair traça, d’un zigzag, le paraphe de l’ouragan. xviiAssomption Bien que le ciel fĂ»t toujours menaçant et qu’il semblĂąt rĂ©server pour l’aprĂšs-midi quelque orage nouveau, Maxime — autant par bravade que par goĂ»t — prit son attirail de paysagiste et, malgrĂ© l’unanime rĂ©probation, se dirigea vers la montĂ©e. Une heure aprĂšs, las de chaleur et de diligence, il aperçut de loin le troupeau de ruminants et ses petits gardeurs. Le site du pacage Ă©tait Ă  la fois grandiose et riant. La prairie, vallonnĂ©e, formait une combe et se creusait gracieusement selon la courbe des hamacs et des guirlandes. L’un de ses bords se redressait en muraille rocheuse, s’élançait pour continuer la montagne, et des crĂ©neaux cyclopĂ©ens, mĂȘlĂ©s de broussailles, dĂ©coupaient son couronnement. L’autre bord, beaucoup moins relevĂ©, finissait Ă  la lisiĂšre d’un bois qui, tout de suite, s’inclinait dans l’autre sens et penchait jusqu’à Mirastel son plan de rocs, de chĂȘnes-verts et de buis gĂ©ants. D’innombrables narcisses embaumaient le prĂ© luxuriant. Çà et lĂ , des blocs grisĂątres le parsemaient ; et sur l’un d’eux, oĂč son frĂšre CĂ©sar venait de la jucher, CĂ©sarine Jeantaz avait dĂ©jĂ  pris la pose, et maniait son accordĂ©on, et psalmodiait une valse ; — car tout ce que chantent les paysans devient ou demeure une psalmodie, que ce soit Viens poupoule, la Marseillaise ou le Dies irae. Elle intercala son bonjour, monsieur ! » entre deux notes, et CĂ©sar salua le Moncheu ». BientĂŽt Maxime fut installĂ© devant son chevalet, sous les premiers arbres du bois, le gamin prĂšs de lui. — Veille bien ! » dit-il par acquit de conscience. — N’a pas paou », rĂ©pondit CĂ©sar endoctrinĂ©. On lo vara beĂźng veni ! » La bambine, ravissante, laissait pendre ses petons dans leurs gros brodequins Ă  semelle de tilleul. Un vieux chapeau de paille ombrageait l’ébouriffement blond de ses cheveux. Entre ses menottes rouges l’accordĂ©on s’allongeait, puis se ramassait, et scandait du mĂȘme rythme sautillant la ribambelle infatigable des chansons monotones. Autour d’elle, les vaches et les chĂšvres dispersĂ©es faisaient sonnailler leurs cloches. Et les clochettes des narcisses carillonnaient leurs parfums. — Veille bien ! » rĂ©pĂ©ta Maxime, Ă©tonnĂ© lui-mĂȘme de sa mĂ©fiance. CĂ©sar ne quittait pas des yeux le ciel chargĂ© qui semblait glisser d’une seule piĂšce, sous la poussĂ©e d’un vent de fournaise. Parfois, les crĂ©neaux de la muraille dĂ©mĂȘlaient un nuage plus bas que les autres. Au son d’une clarine violemment secouĂ©e, Maxime dĂ©tourna son regard de la chanteuse. — HĂ© ! » dit le berger, vica la Rodzetta quĂ© s’éfra ! » La Rodzetta » c’était une chĂšvre rousse qui, s’étant Ă©cartĂ©e, revenait au galop, avec des bonds et des bĂȘlements. — Est-ce que
 Est-ce qu’elle n’avait pas l’air de fuir ?
 d’ĂȘtre poursuivie ?
 Maxime leva les yeux, et fut rassurĂ©. Le ciel Ă©tait dĂ©sert ; il s’écoulait toujours uniformĂ©ment, tel un fleuve renversĂ© de plomb fondu, bas et chaud, — mais dĂ©sert. CĂ©sarine chantait Ă  l’envi
 Mais tout Ă  coup sa mĂ©lopĂ©e s’aiguisa en un cri perçant. L’accordĂ©on se tut et tomba
 Debout sur le roc et bouleversĂ©e de gestes fous, convulsionnĂ©e dans une attaque d’épilepsie ou dansant une sinistre danse de Saint-Guy, la petite frappait l’air en tous sens et poussait d’affreux hurlements. Ses cris et la panique tintinnabulante des bestiaux empĂȘchĂšrent Maxime d’entendre bourdonner les Sarvants, mais il sentait leur proximitĂ© Ă  l’ébranlement vibratoire de son thorax
 Et le ciel, et la combe, et la muraille, Ă©taient dĂ©serts ! Il allait se jeter au secours de l’enfant, Ă  l’assaut du rocher, quand un spectacle inopinĂ© le mĂ©dusa, bĂ©ant de terreur et de surprise. Un dĂ©lire sibyllin possĂ©dait toujours la fillette. Horriblement pĂąle, frĂȘle pythonisse malmenĂ©e de transports, se dĂ©battant contre le mal soudain qui la brutalisait, elle Ă©tait maintenant soulevĂ©e Ă  quelques centimĂštres du monolithe, sans que rien existĂąt qui pĂ»t la maintenir !
 Puis, subitement, elle cessa de crier, sans doute par un effet de la fatigue ; sa voix n’avait plus de timbre ; elle essayait encore de se faire entendre, elle semblait hurler, mais rien ne sortait de sa bouche ! Et comme le troupeau s’était enfui, le bourdonnement mystĂ©rieux, doux et sombre — le bourdonnement de velours et de nuit ronronnait Ă  loisir. Maxime fit un effort de tous ses muscles et de toute son Ă©nergie pour mater l’effroi qui le paralysait
 HĂ©las ! hĂ©las ! merveille lamentable avant qu’il eĂ»t bougĂ©, CĂ©sarine Jeantaz, projetĂ©e avec une force inouĂŻe, monta dans le ciel comme une balle — et disparut. L’opaque nuĂ©e qui coulait indĂ©finiment s’émut de son passage. Un tumulte s’y produisit, se pacifia ; et ce fut tout. Le malheur s’était dĂ©roulĂ© avec une telle promptitude que l’accordĂ©on, lĂąchĂ© par CĂ©sarine, achevait seulement de s’affaisser dans les narcisses. Alors Maxime revint de sa stupeur. Mais l’épouvante lui tenait les entrailles. Et devant ce prodigieux attentat, lui l’officier de marine, lui le hĂ©ros de mainte escarmouche avec les Touareg, lui qui avait luttĂ©, le sourire aux lĂšvres, contre l’eau meurtriĂšre et le feu assassin, — il se sauva, les mains devant les yeux, laissant lĂ  son chevalet, sa toile, sa palette et le petit CĂ©sar Ă©vanoui sur l’herbe. Il s’enfuit Ă  travers le bois en pente, directement ; car le meilleur sentier faisait trop de dĂ©tours, Ă  son avis. Le misĂ©rable dĂ©gringolait le versant escarpĂ©, — culbutant, rebondissant, se raccrochant aux arbres, glissant sur les roches plates et provoquant des chutes de pierres qui le prĂ©cĂ©daient, l’accompagnaient et le suivaient, — si bien que sa dĂ©route fut un Ă©boulement. Cependant, sous lui, les toits de Mirastel grandissaient Ă  vue d’Ɠil. Il arriva trempĂ© de sueur, livide et frĂ©missant, avec des Ă©corchures qui saignaient, nu-tĂȘte et vĂȘtu de haillons. Il pĂ©nĂ©tra dans un boudoir oĂč les siens et Robert se trouvaient rĂ©unis autour d’un samovar ; et, tandis que chacun se prĂ©cipitait Ă  sa rencontre, Maxime s’effondra et se prit Ă  sangloter, triste jusqu’à la mort d’avoir Ă©tĂ© si fat et d’ĂȘtre devenu si lĂąche. On le fit asseoir dans un fauteuil. Mme Le Tellier l’entourait de ses bras maternels. Mais il ne distinguait personne, faisait des mouvements d’impuissance et de pitiĂ©, et rĂ©pĂ©tait, au milieu de ses larmes, des paroles imprĂ©vues — Marie-ThĂ©rĂšse !
 Oh ! mon Dieu !
 Que lui a-t-on fait ?
 OĂč est-elle ?
 OĂč est-elle ?
 Oh ! c’est effrayant !
 » Son pĂšre lui fit boire une tasse de thĂ© largement coupĂ© de rhum. — Allons, mon petiot, qu’est-il arrivĂ© ? Raconte nous ça. » Maxime raconta. Il finit par l’aveu de sa couardise ; et alors le dĂ©sespoir le reprit comme avant. Il se cognait le front d’un poing fĂ©brile, disant qu’il voulait repartir, voler au secours du petit Jeantaz
 M. Le Tellier le lui dĂ©fendit, et rĂ©quisitionna cinq paysans et quatre serviteurs, Ă  l’effet d’accomplir ce devoir. — Nous Ă©tions cachĂ©s
 cachĂ©s par les feuilles », hoquetait le piteux Maxime. C’est pour cela que nous n’avons pas Ă©tĂ© attaquĂ©s ! » Puis, sous l’influence combinĂ©e du rhum et de la tristesse, il larmoyait Elle est partie, mon Dieu, comme un bouchon qui saute !
 Un pauvre petit bouchon, mon Dieu !
 Et sa pauvre petite voix qui s’étranglait
 et puis tout Ă  coup qui s’est brisĂ©e, si brusquement !
 Et moi qui n’ai rien fait ! Ho ! rien !
 » Ses parents Ă©changeaient, par-dessus sa tĂȘte, des regards d’inquiĂ©tude. Enfin M. Le Tellier prit une rĂ©solution. — Il ne s’agit pas de pleurer », dit-il sĂ©vĂšrement. Il s’agit de comprendre, et de causer. Cette disparition est identique Ă  celle de ta sƓur et de tes cousins ; travaillons-la. — D’abord, tu parais certain que c’est un enlĂšvement ? » — Oh ! oui ! Elle se dĂ©battait. Elle rĂ©sistait. Et si ç’avait Ă©tĂ© une force aveugle, moi aussi, CĂ©sar aussi, nous l’aurions Ă©prouvĂ©e
 » — Bien. Mais, tout Ă  l’heure, tu parlais d’un bouchon
 A-t-elle donc Ă©tĂ© lancĂ©e par une impulsion venue de la terre, cette enfant ? » — Non, non, ça n’en avait pas l’air. » — En effet sur le Colombier, la neige ne dĂ©celait rien de pareil
 » — Elle s’est enlevĂ©e, » dit le jeune homme, attendri d’alcool et de compassion, elles est enlevĂ©e comme une pauvre petite sainte Vierge affolĂ©e
, comme un pauvre petit pantin qu’on retire du guignol avec une ficelle
 » — Oui, mais tu n’as pas vu de ficelle
, de cĂąble ?
 » — Il n’y avait rien. Il n’y avait pas un fil. » — Eh bien !
 hum ! Ă  la rigueur, tout peut s’expliquer
 Le ballon des Sarvants devait ĂȘtre dissimulĂ© dans les nuages, oĂč nous savons qu’il se plaĂźt Ă  vaguer sans ĂȘtre aperçu. Il n’est pas difficile de s’imaginer qu’ils possĂšdent un moyen de voir au travers, ne fĂ»t-ce qu’à l’aide d’un tube, un simple tube perçant le matelas de nuages au-dessous d’eux, et qui serait d’un diamĂštre trop minime pour ĂȘtre vu d’en bas. » Quant au rapt Ă  distance
 » — Dites, papa s’ils aspiraient leurs victimes ?
 J’ai remarquĂ©, dans la nuĂ©e, un grand tumulte qui pourrait bien avoir Ă©tĂ© causĂ© par un souffle vĂ©hĂ©ment
 un courant d’air allant de bas en haut
 » — L’as-tu senti ? » — Non ; vous avez raison. Je n’ai mĂȘme pas senti la brise cette fois-ci
 Je n’y suis plus
 Ah ! quand on a vu ça !
 » L’attendrissement revenait. M. Le Tellier se dĂ©pĂȘcha d’occuper son fils avec d’autres considĂ©rations, plus ou moins fantaisistes — L’arrivĂ©e d’un projectile aussi gros qu’un corps humain suffit Ă  motiver le tumulte auquel tu fais allusion. Ce n’est pas cela. Il vaut mieux supposer, non pas que les Sarvants pompent leurs victimes, mais qu’ils les attirent au moyen d’une sorte d’aimant particulier, Ă  la maniĂšre dont l’aimant vĂ©ritable attire le fer. Le magnĂ©tisme animal, cela veut dire quelque chose, cela !
 Du reste, il y a, dans la vertu d’attraction des aimants, un je ne sais quoi d’occulte et de volontaire, de tyrannique et de vivant, qui trouble toujours la pensĂ©e. » Vois-tu, ils emploieraient ce procĂ©dĂ© pour amener jusqu’à eux les gens, les animaux et tout ce qui ne tient pas au sol. Pour le reste, ils se servent de la cisaille, et ils opĂšrent leur descente la nuit. » Mme Arquedouve rappela — N’y a-t-il pas un garde qui soutient avoir entendu la cisaille en plein midi ? » — Oui, ma mĂšre, mais c’était dans un lieu solitaire et de l’autre cĂŽtĂ© d’un rideau de sapins. » Et Mme Le Tellier — En tout cas, voici bien des mystĂšres dissipĂ©s, ou du moins rĂ©duits Ă  un seul — tous les enlĂšvements. Y compris celui des hommes volants, qui Ă©taient des tourmentĂ©s, les malheureux, et non des tourmenteurs !
 Y compris l’aigle et le poisson ! » — Parfaitement », reprit M. Le Tellier. Il faut que GĂ©ruzon et Philibert aient mal observĂ©, l’un ses PiĂ©montais, l’autre son brochet. Sans quoi, ils les auraient vus monter plus roide vers le ciel obnubilé  Nos adversaires possĂšdent un Ă©lectro-aimant spĂ©cial, et ils le manƓuvrent au-dessus des nuages ; voilĂ  l’affaire. Mais, bigre ! ce ne sont pas des imbĂ©ciles
 Avoir trouvĂ© l’aimant animal !
 » — Maudits nuages ! » s’écria Mme Le Tellier. Sans eux
 » — Sans eux, » rĂ©pliqua l’astronome, on verrait encore moins de choses qu’on n’en voit, puisque les Sarvants n’agiraient que la nuit. » Robert se promenait de long en large et gardait un silence farouche. En vain M. Le Tellier cherchait-il une approbation sur la physionomie de son secrĂ©taire, — il n’y trouvait que le souci. — Mais pourquoi ? pourquoi ces enlĂšvements ? » faisait Mme Le Tellier en se prenant la tĂȘte. — Et quel est le sort des prisonniers ? » — C’était Maxime, aujourd’hui, qui gĂ©missait cela ! — Et oĂč sont-ils ? » ajouta Mme Arquedouve. Son gendre hasarda, sans perdre de vue les traits de Robert — Oh ! ils ne doivent pas ĂȘtre fort loin sans doute dans quelque retraite des Alpes ou du Jura. L’exiguĂŻtĂ© relative de la zone hantĂ©e paraĂźt dĂ©montrer que les Sarvants ne s’éloignent pas du Bugey. » — Il faudrait y aller ! » dit l’aveugle. — Mais comment les dĂ©pister ? Ils sont insaisissables, fugaces ; on ne les entend presque pas
 » — Écoutez ! Écoutez ! » s’écria Maxime, hagard. Le bourdonnement ! » Un mĂȘme frisson courut le long de tous les dos. — Mon pauvre enfant ! » dit la grand’mĂšre. C’est un frelon que tu entends par la fenĂȘtre ouverte. » Mme Le Tellier, de son mouchoir, Ă©pongeait le front de Maxime. — Je vous en conjure, » implora celui-ci, parlons un peu d’autre chose. Il est impossible de rester les nerfs tendus
 » — Il faudrait y aller ! » rĂ©pĂ©tait le secrĂ©taire comme dans un songe et marchant avec furie. Mme Le Tellier le rĂ©veilla et l’arrĂȘta net, en dĂ©clarant — Nul doute qu’avec ses aĂ©roplanes, M. d’AgnĂšs ne puisse surprendre et poursuivre ces bandits jusqu’à l’entrĂ©e de leur caverne ou de leur forteresse ! Nous venons de recevoir une lettre de lui, et
 » — C’est vrai ! » fit l’astronome avec une feinte jovialitĂ©. Il y a mĂȘme dans sa lettre une dĂ©pĂȘche inĂ©narrable de ce M. Tiburce
 » Tiens, lis ça, mon garçon. Ça te changera les idĂ©es. Ma parole ! ce M. Tiburce est le Nigaudinos le plus nigaud de toute la nigauderie ! » Maxime lut xviiiUne Lettre — Un CĂąblogramme Lettre du duc d’AgnĂšs Ă  M. Le Tellier. piĂšce 397 9 juin 1912. 40, Avenue Montaigne. Cher Monsieur, Il y a aujourd’hui un mois, jour pour jour, que j’ai quittĂ© Mirastel, vous laissant tous si dĂ©solĂ©s. J’ai beaucoup travaillĂ© depuis lors ; mais ce n’est que d’hier que j’éprouve assez d’espĂ©rance pour avoir enfin le courage de vous le confier. AssurĂ©ment, je ne suis pas sans inquiĂ©tude au sujet de ce dirigeable lĂ©gendaire que Maxime a vu dans le brouillard, me dites-vous, et qui semble se passer d’aĂ©ronautes. Votre description m’a fait penser tout de suite aux torpilles tĂ©lĂ©mĂ©caniques, ces petits vĂ©hicules de catastrophes qu’on est parvenu Ă  diriger de loin, sans fil. Pourquoi, en effet, n’y aurait-il pas des ballons analogues, dont les diffĂ©rents mĂ©canismes seraient commandĂ©s Ă  distance, par un capitaine insoupçonnable ?
 VoilĂ  qui compliquerait notre tĂąche ! Car, en admettant que nous puissions nous emparer de ce ballon dĂ©sert, quelles indications rĂ©sulteraient pour nous d’une telle prise quant au domicile et Ă  la personnalitĂ© des Sarvants ? Heureusement, rien n’est sĂ»r. Et d’ailleurs, l’engin que nous allons fabriquer — notre aĂ©roplane de chasse — sera, j’espĂšre, des plus remarquables. HĂ©las ! ce n’est encore qu’une espĂ©rance ! Cependant, voici Hier, mon chef de construction, le pilote BachmĂšs, s’est abouchĂ© avec un ingĂ©nieur qui prĂ©tend avoir dĂ©couvert un moteur fonctionnant par l’électricitĂ© atmosphĂ©rique
 Capter le potentiel de la nature, puiser la toute-puissance des volts Ă  mĂȘme sa grande source, c’est la chimĂšre depuis longtemps poursuivie, vous le savez ; c’est la dĂ©pense abaissĂ©e Ă  presque zĂ©ro ; c’est la machinerie rĂ©duite Ă  un poids nĂ©gligeable ; c’est surtout la vitesse miraculeuse. Si l’invention n’est pas une flibusterie, si vraiment il suffit, pour faire tourner une hĂ©lice, de caler sur son axe un transformateur de courant, — nous achetons le brevet. Et nous construisons sur-le-champ. Ce sera vite fait, je pense
 Mais vite » ! Qu’est-ce qui est vite lorsqu’on est anxieux !
 Que deviennent les disparus ?
 Trente-quatre Jours !
 OĂč est Mademoiselle Marie-ThĂ©rĂšse ?
 Ah ! cher Monsieur, comme je voudrais ĂȘtre Ă  mon poste de vedette aĂ©rienne, et savoir oĂč, comment, qui et pourquoi ! L’attente quelle chose terrible ! Je passe mes journĂ©es aux ateliers de Bois-Colombes
 En ai-je fait d’inutiles expĂ©riences !
 Et rester lĂ  ! piĂ©tiner, avec la conscience du temps perdu !
 Le croirez-vous ? j’envie parfois le sort de Tiburce ! Lui, au moins, possĂšde un but prĂ©cis, pour vain que soit ce but, et s’emploie sans cesse Ă  l’atteindre. Il a le soulagement de l’action
 Mais la cruelle dĂ©convenue qu’il se prĂ©pare, l’entĂȘtĂ© ! — Je vous adresse ci-inclus un cĂąblogramme de lui, que je viens de recevoir. Ce n’est pas les premiĂšres nouvelles qu’il m’envoie. Il m’a dĂ©jĂ  expĂ©diĂ© un marconigramme, en plein OcĂ©an, le lendemain de son dĂ©part et simplement pour me l’annoncer. Depuis, je n’avais rien reçu. Tant de niaiseries en si peu de mots, peut-ĂȘtre cela vous plongera-t-il dans un Ă©tonnement qui vous fera oublier, une seconde, la prĂ©caritĂ© de notre situation. C’est, par malheur, le seul avantage que nous puissions retirer de la dĂ©pĂȘche ci-jointe. Je vous prie, cher Monsieur, de vouloir bien faire agrĂ©er Ă  Madame Le Tellier et à
 Etc. François d’AgnĂšs. — Une effervescence considĂ©rable rĂšgne dans tous les chantiers de constructions aĂ©riennes. Dans ceux de l’État notamment. On y cherche l’appareil appropriĂ© Ă  cette nouvelle destination la poursuite d’aviateurs insaisissables par leur rapiditĂ©. Cependant, on prĂȘte Ă  certains le projet insensĂ© de partir en reconnaissance au-dessus du Bugey avec les appareils actuels, tout Ă  fait insuffisants. On cite Santos-Dumont en dirigeable, de la Vaulx en sphĂ©rique, Farman sur son biplan, Latham sur Antoinette et Beaumont sur BlĂ©riot. On en cite bien d’autres encore
 Nous ferons mieux que tout cela. Patience et bon courage. F. A. CĂąblogramme de Tiburce au duc d’AgnĂšs. piĂšce 398 San-Francisco — 6 juin 1912. Tout bien. — Pas encore rattrapĂ© H[atkins]. Mais suis certain M[arie] T[hĂ©rĂšse] avec lui. Car ai appris H. accompagnĂ© seulement par hommes. Travestissement. StratagĂšme grossier, prĂ©vu. — D’ailleurs, calculs indiscutables prouvent avec H. ainsi que les H[enri] M[onbardeau]. — Fait nouveau Ă©videmment ils le suivent de bon grĂ©. Pourquoi ? MystĂšre. L’éclaircirai bientĂŽt. — Sont partis pour Nagasaki. M’embarque ce soir pour Japon. — Leur prĂ©cipitation suspecte. — Vos stupides histoires Sarvants venues jusqu’ici. Font sourire San-Francisco. — Respectueux hommages sƓur. — Tiburce. xixLa Charmille tragique Cela se dĂ©couvrit aux environs de trois heures aprĂšs dĂźnĂ©e. C’était le 19 juin. Mme Arquedouve et M. Le Tellier s’étaient rendus en automobile chez le docteur Monbardeau ; Robert Collin se trouvait Ă  Lyon, pour des achats qu’il disait urgents ; — et Mme Le Tellier gardait Mirastel avec son fils. L’état nerveux de Maxime exigeait encore beaucoup de soins ; du reste, il refusait avec une obstination maladive de quitter l’enceinte du parc. Au dĂ©but, mĂȘme, il n’avait plus voulu sortir du chĂąteau, et maintenant ce n’était que sur les instances et les prescriptions de son oncle qu’il consentait Ă  prendre l’air et Ă  faire de l’exercice. Deux fois le jour, Ă  dix heures et Ă  deux heures, il marchait au bras de sa mĂšre et faisait les cent pas sous la charmille. Comme cela, disait-il, on est Ă  l’abri du soleil. » Mais la vĂ©ritĂ©, c’est qu’on Ă©tait Ă  l’abri du Sarvant, la voĂ»te des feuilles cachant les promeneurs Ă  tout regard venu du ciel. — Tant de prĂ©cautions pouvaient sembler enfantines, puisqu’il n’y avait plus de nuages, puisque aussi les promenades s’effectuaient Ă  la grande clartĂ© mĂ©ridienne et dans un lieu surpeuplé  Mais ceux qui raillaient Maxime n’avaient pas vu l’Assomption de la petite Jeantaz. Et voici donc que Mme Arquedouve et M. Le Tellier revenaient d’Artemare, ayant, par mesure de prudence, baissĂ© la capote, et traversant ainsi la campagne inanimĂ©e. On arrivait. L’automobile vira, franchit le portail, s’engouffra sous la galerie de verdure, ombreuse et tiquetĂ©e de soleil, — et stoppa tout Ă  coup, brutale, dans le cri des freins et le frottement des roues bloquĂ©es. — HĂ© ! quoi ? » fit Mme Arquedouve, cramponnĂ©e Ă  la carrosserie. DĂ©cochĂ© en avant par la brusquerie de l’arrĂȘt, M. Le Tellier vit, au milieu de l’avenue, Ă  deux mĂštres du capot, affalĂ©e par terre, Mme Le Tellier, qui fixait sur lui des yeux d’insensĂ©e
 Elle avait l’air d’une pauvresse et d’une innocente. DĂ©coiffĂ©e, son corsage arrachĂ© sous les bras, elle n’avait pas bougĂ© devant l’automobile, et devant son mari ne bougeait pas davantage
 Une fois relevĂ©e, soutenue par lui et le chauffeur, elle resta courbĂ©e, branlante
 M. Le Tellier la porta dans la voiture. — Ma mĂšre, c’est Luce », dit-il. Elle Ă©tait lĂ . Elle n’a rien, je crois, mais elle est trĂšs Ă©mue
 » Au son de sa voix, qu’il tĂąchait pourtant de composer, Mme Arquedouve saisit toute la gravitĂ© de l’accident. D’ailleurs — Qui ĂȘtes-vous ? » balbutiait Mme Le Tellier. Vous savez Maxime
 Il n’est plus lĂ . Je n’ai plus d’enfants, plus, plus, plus
 » Jusqu’au perron de Mirastel, on n’eut pas la force de parler. On Ă©tait retournĂ© par ce nouveau dĂ©sastre et par son contre-coup sur l’esprit de la malheureuse maman. L’astronome envoya chercher le Dr et Mme Monbardeau, puis on coucha la malade. BientĂŽt, de prostrĂ©e qu’elle Ă©tait, Mme Le Tellier devint pĂ©niblement surexcitĂ©e. Elle prononça des paroles sans suite, elle fit des gestes incomprĂ©hensibles, et parla tout le temps de son fils et d’un veau inexplicable. À chaque instant, elle portait ses mains aux cĂŽtĂ©s de sa poitrine ou les jetait devant soi, comme pour Ă©carter une Ă©treinte ou se prĂ©server d’une attaque. — Le veau ! Le veau qui glisse
 » murmurait-elle. Ha ! ne me serrez pas ! ne me serrez pas ! Qui me serre ? Mais qui donc me serre ? LĂąchez-moi !
 Maxime, vat’en
 Ah ! aaaaaah ! À reculons ! VoilĂ  qu’il s’en va Ă  reculons ! Et vite !

 Ici nous sommes Ă  couvert, oui, mon petit, bien Ă  couvert sous la charmille

 Comme Marie-ThĂ©rĂšse !
 Il est avec elle, au ciel. C’est un veau qui l’a enlevĂ©. Ce n’est pas un ange, c’est un veau. » M. Le Tellier, ahuri d’une telle divagation et redoutant le trouble qu’elle devait fomenter dans le cerveau mĂȘme qui l’enfantait, essaya de lui donner au moins un semblant de suite rationnelle. Il posa des questions. Mais on aurait dit que Mme Le Tellier ne les entendait pas. Dieu sait pourtant que l’astronome eĂ»t voulu connaĂźtre quelque chose ! Car cet enlĂšvement sous une charmille, au grand jour, par un ciel sans nuages, dans un parc des plus frĂ©quentĂ©s, puis encore le salut de Mme Le Tellier — cette grĂące accordĂ©e ou bien ce coup manquĂ©, si contraires aux habitudes des Sarvants —, c’étaient lĂ  de vĂ©ritables phĂ©nomĂšnes. — Voyons, ma Luce, de quel veau parles-tu ? » — Il est parti
 Il est parti
 » gĂ©missait la dĂ©traquĂ©e. — Tu dis qu’il glissait, ce veau
 comment ? » — LĂąchez-moi ! » — Oui tu as Ă©tĂ© saisie rudement
 Ta blouse est dĂ©chirĂ©e comme par des crocs, Ă  droite et Ă  gauche
 Mais il n’y a plus personne. Calme-toi
 Ne fais pas ce geste toujours, ma petite Luce ; il n’y a plus de Sarvants. » — Maxime ! Maxime ! » — Eh bien comment est-il parti, Maxime ?
 À travers les feuilles du berceau, n’est-ce pas ? comme attirĂ© vers le ciel ?
 Le feuillage empĂȘchait de voir le ballon dirigeable ?
 Comment est-il parti, Maxime ? » — C’est un veau ! » M. Le Tellier recula, effrayĂ© par le problĂšme de la folie dressĂ© contre lui pour la premiĂšre fois. HĂ©las ! il n’y avait sur le lit de sa femme qu’un pauvre corps sans Ăąme, une misĂ©rable moitiĂ© d’ĂȘtre humain
 Et le savant regardait cela du fond de sa pensĂ©e. Et il se disait La science ne sait pas plus oĂč va l’esprit des fous qu’elle ne sait oĂč vont les prisonniers du Sarvant. Ce sont d’atroces disparitions. Et pourtant, depuis que les hommes ont une Ăąme, ils acceptent, sans Ă©pouvante ni blasphĂšme, que par-ci par-lĂ  quelqu’une de ces Ăąmes soit dĂ©robĂ©e par un voleur immatĂ©riel, comme paraĂźt l’ĂȘtre celui de mes enfants. De mĂȘme que chaque jour apporte en Bugey de nouveaux rapts, chaque jour amĂšne par le monde l’enlĂšvement de PsychĂ©s nouvelles. OĂč sont-elles toutes ?
 Il en est qui reviennent
 OĂč est celle de Lucie ?
 OĂč sont Marie-ThĂ©rĂšse, Maxime, tous les autres ?
 Et reviendront-ils ?
 » Le docteur, qui survint, apaisa sa belle-sƓur grĂące Ă  quelque drogue, et Mme Monbardeau s’installa prĂšs d’elle. Avant de la remplacer pour la nuit au chevet de la dĂ©mente, M. Le Tellier put confĂ©rer de l’évĂ©nement avec Robert Collin, qui venait de rentrer, rapportant de Lyon plusieurs paquets bien ficelĂ©s, sur lesquels on ne songea guĂšre Ă  le pressentir. Tout dĂ©fait par cette double abomination, le secrĂ©taire opina — Il serait prĂ©cieux de tirer de Mme Le Tellier quelques mots significatifs. Au risque de la fatiguer un peu
, dans l’intĂ©rĂȘt de tous
 il le faudrait. La supposition d’une sorte d’aimant, que vous Ă©mettiez l’autre jour, n’était pas mauvaise ; mais la place occupĂ©e par M. Maxime et sa mĂšre, sous la charmille, viendrait la rĂ©voquer. Ils Ă©taient invisibles pour des gens situĂ©s au-dessus
, des gens de n’importe quelle nature, il me semble
, Ă  moins que
 » — Soyons nets, Robert. Vos allures, en tout ceci, restent dissimulĂ©es
 Je ne doute pas un instant de l’excellence, de la puretĂ© de vos spĂ©culations
 Mais enfin, est-ce que vous ne savez pas, vous ? Est-ce que vous n’avez pas devinĂ© ?
 Alors, par pitiĂ©, dites-le-moi est-ce que l’effroyable Ă©pisode d’aujourd’hui confirme ou non vos hypothĂšses ?
 » — Je ne puis dĂ©clarer qu’il les infirme. Il ne touche en rien Ă  l’essence de la question, c’est-Ă -dire Ă  l’identification des Sarvants, — que j’entrevois bien vaguement, allez ! — Mais, Ă©tant donnĂ© que mes connaissances sont encore plus vagues touchant le procĂ©dĂ© d’enlĂšvement, je ne serais pas fĂąchĂ© d’acquĂ©rir lĂ -dessus des indications supplĂ©mentaires
 » Quant Ă  l’ensemble de mes conjectures
 c’est tellement nĂ©buleux que je manque de termes assez flottants pour l’exposer. C’est tellement redoutable, aussi, que je ne dirai rien qu’avec certitude
 Et, pour ĂȘtre certain, il faudrait aller voir. Encore suis-je assurĂ© qu’une telle expĂ©rience mĂ©nagerait bien des surprises au plus malin. » Dans tous les cas, maĂźtre, fĂ»t-ce au dĂ©triment de sa santĂ©, tĂąchez d’obtenir de Mme Le Tellier quelque phrase prĂ©cise. » — Vous y tenez tant
 Je demanderai Ă  Monbardeau si cela n’est pas une cruautĂ© superflue. Elle repose, maintenant. » — Va pour demain », concĂ©da Robert. Mais avant l’aurore il savait Ă  quoi s’en tenir. M. Le Tellier veille sa femme. Aux lueurs attĂ©nuĂ©es d’un lumignon, l’astronome observe le mauvais sommeil qui secoue la malade Ă  coups de dĂ©charges nerveuses. Deux heures sonnent. Elle se retourne, elle vagit, elle pousse des sons inarticulĂ©s, bĂ©gaie ces larves de paroles si lugubres qui sont les soliloques du cauchemar
 Ses paupiĂšres viennent de s’ouvrir sur des prunelles endormies
 Elle veut se lever, et la voici, hagarde et tremblotante, qui se redresse, et qui dort cependant. M. Le Tellier s’empresse. Il veut la recoucher, lui faire boire une cuillerĂ©e de potion. Elle le regarde et l’interpelle — Maxime ! » — Mon amie, voyons
 C’est moi, Jean ! » — Maxime, viens-tu te promener sous la charmille ? » — Couche-toi, dors, Lucette chĂ©rie. C’est l’heure ; il fait nuit
 » — C’est l’heure de ta promenade, oui, Maxime deux heures sonnaient Ă  la minute. Nous serons bien, Ă  l’ombre. Donne-moi ton bras et promenons-nous dans le bois pendant que le loup
 — Ah ! ah ! le loup, non ! pendant que ta grand’mĂšre et ton pĂšre sont Ă  Artemare. » Elle a saisi le bras de son mari. Elle veut encore se lever
 MalgrĂ© la toute-souffrance qu’il Ă©prouve, M. Le Tellier profitera de l’aubaine odieuse qui s’offre Ă  lui, pour savoir. — Mais il n’entend pas que la somnambule en pĂątisse le moins du monde. Elle veut toujours se lever
 Alors, une inspiration fait dire au malheureux, dont ]a voix s’étouffe — 
 Maman
 C’est moi Maxime. Et nous sommes sous la charmille
 » À prĂ©sent, il n’y a plus qu’à bien Ă©couter. — C’est agrĂ©able de marcher », fait la dormeuse en mouvant ses jambes sous les draps. Nous voilĂ  au bout de l’allĂ©e, prĂšs de la grille. Rebroussons chemin. Demi-tour
 Vois, Maxime, que c’est joli, cette nef toute verte, si fraĂźche et vaste, avec, au bout, cette Ă©blouissante trouĂ©e, ce porche fou de clartĂ© »  Oui, c’est vrai, tu as raison, tunnel » est plus juste que nef ». La charmille a les dimensions et l’ombre d’un tunnel
 Ah ! qu’est-ce qui vient, Ă  l’extrĂ©mitĂ©, dans le soleil, vers nous ?
 Un veau ? Tu dis que c’est un veau ? HĂ© ! comme il va vite ! Mais, Maxime, ses pattes ne bougent pas
 En effet il ne pose pas sur la terre
 Il glisse en l’air
 Ho ! mais il arrive sur nous Ă  fond de train, ce veau !
 Il ne faut pas avoir peur ? Tu dis ça et tu es blanc comme un linge
 Le voilĂ  ! il nous charge ! sans remuer ! C’est effrayant ! Haaaaaaaaah ! lĂąchez-moi ! Maxime ! on me tient
 par derriĂšre
, on me serre
 Ah ! on m’a lĂąchĂ©e
 Qu’est-ce qui te prend ? Qu’est-ce que tu as ?
 C’est ce veau, ce veau immobile !
 Ooooh ! ne crie pas ! Pourquoi ces mouvements dĂ©rĂ©glĂ©s ? Non, non, ne crie pas, mon petit, mon petit !
 Enfin, tu ne cries plus. Enfin. Merci
 Pourquoi t’accroches-tu Ă  cette bĂȘte ?
 Aaaahhh ! il l’enlĂšve !
 Le veau
 s’enfuit
 Ă  reculons
 sous la charmille
 ArrĂȘtez !
 ArrĂȘtez-le !
 Maxime, mais crie donc ! Crie ! Appelle !
 Rien
 Ah ! dans le soleil, lĂ bas, il se retourne
 Appelle ! appelle !
 Disparu
 Comme Marie-ThĂ©rĂšse

 » 

 Qui ĂȘtes-vous ? Vous savez Maxime
 Il n’est plus lĂ . Je n’ai plus d’enfants, plus, plus, plus
 »   Le veau ! Le veau qui glisse
 » Mme Le Tellier s’agite dĂ©sespĂ©rĂ©ment. Au bruit qu’elle fait, sa sƓur et le mĂ©decin, qu’on a retenus Ă  Mirastel, se dĂ©pĂȘchent d’accourir. M. Le Tellier leur abandonne la garde de cette lamentable crĂ©ature dĂ©lirante qui ne sait plus que repousser des fantĂŽmes, qui maintenant revit par bribes dĂ©cousues la scĂšne effroyable, — et, sans perdre une seconde, il va chez Robert. Pour n’ĂȘtre pas surpris de le trouver debout encore Ă  pareille heure, tandis que l’aube filtrait aux ouvertures, il fallait vraiment que M. Le Tellier fĂ»t abĂźmĂ© dans les derniĂšres profondeurs de son gĂ©nie. Sur le moment, c’est Ă  peine s’il remarqua que son secrĂ©taire fermait prĂ©cipitamment l’armoire Ă  glace, que cette armoire Ă©tait pleine d’objets qui lui donnaient l’apparence d’une devanture d’opticien, et que le tapis de la chambre disparaissait sous une profusion de papiers rĂ©cemment dĂ©ficelĂ©s. Robert se retourna vers lui d’un air embarrassĂ©. Par contenance, il caressait un gros cahier rouge Ă  fermoirs de cuivre, tout neuf. Mais dĂ©jĂ  M. Le Tellier racontait comment sa femme venait de jouer l’enlĂšvement. Le petit homme chĂ©tif l’écouta jusqu’au bout, sans mot dire, puis se recueillit durant quelques minutes. — Que de choses incomprĂ©hensibles ! » dit-il enfin. Toujours est-il que les Sarvants ne se gĂȘnent plus ! À deux heures aprĂšs midi ! c’est du toupet !
 — Les domestiques ont dĂ» entendre
 » — Ils disent que non. Mais j’ai la conviction, moi, qu’ils en ont menti. La peur les aura pĂ©trifiĂ©s, quand leur devoir Ă©tait d’aller au secours de ma femme qui criait. C’est cela qu’ils refusent d’avouer, et c’est pour cela qu’ils nient avoir entendu quoi que ce soit. Nous ne saurons jamais rien de ce cĂŽtĂ©-lĂ . » Robert Collin rĂ©flĂ©chit encore, et demanda — Il n’y avait personne, dans les champs, qui puisse nous documenter sur l’état du ciel Ă  ce moment prĂ©cis ? » — Personne. En revenant d’Artemare, j’ai notĂ© le spectacle extraordinaire de la route dĂ©serte et des cultures vacantes. Nous Ă©tions seuls au dehors. Mais Mme Arquedouve n’a plus ses yeux, et la capote, tendue comme un dais, bouchait complĂštement la vue du ciel, pour le chauffeur aussi bien que pour moi. » — Bon ; c’est regrettable. — Ah ! quelle robe portait Mme Le Tellier ? » — Une robe noire, toute simple, unie », rĂ©pondit l’astronome un peu dĂ©montĂ©. — Pas de chapeau ? » — Non. » Le secrĂ©taire tira son calepin, le consulta, et dit — Mon maĂźtre, tout s’éclaire en ce qui concerne l’anormale libĂ©ration de Mme Le Tellier. Elle a des cheveux au hennĂ©, elle Ă©tait vĂȘtue d’un costume de deuil ; son signalement est donc le mĂȘme que celui de la demoiselle Charras, enlevĂ©e le 11 juin Ă  Champagne, laquelle demoiselle est d’un blond rougeoyant et venait de perdre sa mĂšre. » — Que voulez-vous dire avec votre signalement ?
 Pour l’amour de Dieu, apprenez-moi ce que vous savez ! Tous ces embrouillages !
 Ce veau qui enlĂšve mon fils !
 J’y laisserai le sens, moi aussi ! » — Eh bien, » commença Robert, compatissant, je suppose que
 — Et puis non, tenez ; vraiment, je ne peux pas ! Mettez-vous Ă  ma place je ne fais que supposer, et supposer du vague
 Je vous l’ai dĂ©jĂ  dit, maĂźtre je ne parlerai qu’à l’heure oĂč j’aurai toutes les certitudes
 Mais alors — c’est plus que probable — d’autres considĂ©rations survenues m’empĂȘcheront de parler
, ne serait-ce que la peur de semer la peur
 » La peur de semer la peur ?!
 » se disait M. Le Tellier. Le signalement de Lucie conforme Ă  la dĂ©signation de Mlle
 Chose ?!
 Ah çà ! fichtre, voilĂ  un discours superlativement incohĂ©rent !
 Est-ce que d’aventure
 Tiens ! tiens ! tiens !
 Et tout cet arsenal que j’ai aperçu dans l’armoire !?
 Et ces rangements Ă  trois heures du matin !?
 Diable ! diable ! Est-ce qu’il dĂ©mĂ©nage, Ă  son tour ?
 » Il quitta les lieux sur cette rĂ©flexion dĂ©sagrĂ©able. Et nous devons reconnaĂźtre que les actes de Robert devaient Ă  juste titre, chaque jour un peu plus, l’ancrer dans son idĂ©e qu’il perdait la raison. xxDĂ©mences Le surlendemain, le docteur Monbardeau — dont la valeur mĂ©dicale est justement rĂ©putĂ©e — certifia que la guĂ©rison de sa belle-sƓur Ă©tait une question de temps et de patience. Mme Monbardeau vint une fois de plus habiter Mirastel, en qualitĂ© de garde-malade ; et, bien que Mme Le Tellier se montrĂąt sensitive Ă  l’excĂšs ; bien que la moindre surprise l’électrisĂąt ; bien que cinq minutes ne pussent s’écouler sans qu’elle fĂźt le geste-tic de repousser quelqu’un, ou sans qu’elle parlĂąt du veau inexplicable, — une amĂ©lioration faible mais Ă©vidente justifia le pronostic du mĂ©decin. C’était une chance inouĂŻe ; la commotion cĂ©rĂ©brale avait Ă©tĂ© de la derniĂšre violence. On en possĂ©da la preuve supplĂ©mentaire quand, les cheveux de la malade ayant poussĂ© quelque peu, on s’aperçut qu’ils poussaient blancs. La chevelure tout entiĂšre devait avoir blanchi, mais jusqu’à prĂ©sent la teinture avait empĂȘchĂ© qu’on le remarquĂąt. Pour accĂ©lĂ©rer la convalescence de l’affligĂ©e, il aurait fallu qu’elle prĂźt l’air, aussi. Mais, en admettant qu’elle s’y fĂ»t prĂȘtĂ©e, nul ne l’aurait permis durant ces jours dĂ©testables. Car depuis l’enlĂšvement de Maxime, perpĂ©trĂ© avec une audace, un cynisme et une prestesse non encore dĂ©ployĂ©s, les Bugistes ne s’aventuraient plus Ă  ciel ouvert qu’avec d’infinies prĂ©cautions. M. Le Tellier lui-mĂȘme s’opposait Ă  la sortie des siens. Il subissait alors une seconde dĂ©pression morale et s’abandonnait Ă  d’interminables penseries, moins occupĂ© de percer le mystĂšre que de considĂ©rer sa dĂ©tresse. Une fois que Mme Arquedouve lui demandait s’il avait trouvĂ© quelque chose, il rĂ©pondit — J’ai trouvĂ© qu’on devrait toujours aimer ses proches comme s’ils Ă©taient destinĂ©s Ă  mourir tout Ă  l’heure. » Les extravagances de Robert allaient finir de l’accabler. Celui-ci donnait des signes incontestables d’aliĂ©nation mentale. À cette Ă©poque dĂ©jĂ , la frayeur avait dĂ©rangĂ© beaucoup de cerveaux. Une terreur contenue et dissimulĂ©e venait-elle de gĂąter cette splendide intelligence ?
 — On l’aurait dit. Sa dĂ©mence avait dĂ©butĂ© par une explosion de joie, un air de gaietĂ© constante et singuliĂšrement dĂ©placĂ©e. On le vit, aprĂšs cela, s’ensevelir en de sombres recueillements. Sous l’action d’une idĂ©e fixe, il accomplit une autre fugue, non plus Ă  Lyon mais Ă  GenĂšve, et revint de Suisse, par une des plus ardentes journĂ©es de 1912, portant sur le bras une lourde pelisse de fourrure. À dater de lĂ , rien ne put l’empĂȘcher de s’enfuir tous les matins pour de longues promenades alarmantes qui l’exposaient dehors jusqu’à la nuit. Il rentrait Ă  sept heures prĂ©cises ; mais, aussitĂŽt le dĂźner, le monomane disparaissait Ă  nouveau ; puis, le lendemain, repartait
 Et dans quelle tenue ! Burlesque Ă  l’égal de Tiburce lui-mĂȘme ! — HabillĂ© d’un complet de touriste en cheviote, extrĂȘmement chaud, guĂȘtrĂ© jusqu’aux genoux d’un cuir Ă©pais, il servait de support Ă  toutes sortes d’articles de voyage rayon des explorateurs. Un petit couteau de chasse lui battait le flanc. Un Ă©tui-revolver lui mettait un ceinturon et un baudrier de vache vernie. Sur sa poitrine, les courroies d’une gourde et d’une sacoche croisaient en sautoir celles d’un kodak et d’une imposante jumelle prismatique. Sur son dos, il y avait un sac de marcheur, en toile verte, gonflĂ© d’objets mystĂ©rieux, et, pendu Ă  ce sac, un petit traversin de caoutchouc des plus intriguants. Une toque de loutre le coiffait de son Ă©tuve poilue ; et la pelisse de fourrure ne quittait son bras droit que pour aller chauffer son bras gauche. Ainsi harnachĂ©, le gringalet apitoyant quittait Mirastel, et, vĂȘtu comme pour une expĂ©dition polaire, il arpentait les routes pulvĂ©rulentes, sous un soleil Ă  pomper l’ocĂ©an. Ces routes n’avaient plus de cantonniers. Robert foulait sans trĂȘve leur terrain cabossĂ©, n’y rencontrant que de rares voitures soigneusement closes et quelques automobiles pressĂ©es d’ĂȘtre ailleurs. Parfois, il lui fallait enjamber des ruisseaux de fourmis, qui traversaient le macadam de la RĂ©publique ; et parfois, il avait Ă  contourner des pierres d’éboulis, tombĂ©es de la montagne et qu’on laissait au milieu du chemin. Il lui arrivait aussi et fort souvent de gravir le Colombier et d’y errer comme une Ăąme en peine, comme un poĂšte flĂąneur, amant des forĂȘts et des cimes. Il paraissait uniquement soucieux d’admirer les points de vue ; ses regards allaient de l’un Ă  l’autre avec une cĂ©lĂ©ritĂ© remarquable ; aucune des beautĂ©s de l’heure et du lieu ne lui Ă©chappait. Le Colombier avait Ă©tĂ© le mont de la neige puis des narcisses ; bientĂŽt il serait le mont des framboises ; il Ă©tait pour lors celui des sauterelles, et les pas de Robert dĂ©clenchaient leurs sauts stridents, comme autant d’arceaux fugitifs, de-ci de-lĂ , rouge celui-ci, mauve celui-lĂ . Mais le singulier badaud n’aimait pas cette stridulation bourdonnante qui recouvre les prĂ©s d’un tapis de musique ; et il profĂ©rait Ă  chaque instant — Eh ! mon Dieu ! ce n’est que les sauterelles ! — La peste soit des sauterelles ! — Maudites sauterelles ! » Ou quelque autre monologue dans ce goĂ»t-lĂ . ImpĂ©nĂ©trable et serein, ponctuel et souriant, il entrait au second coup de cloche dans la salle Ă  manger du chĂąteau. À table, il ne rĂ©pondait rien aux remontrances et semblait tout heureux de ses frasques et de ses lubies. On ne le voyait plus qu’au repas du soir. M. Le Tellier s’aperçut qu’il dĂ©campait aussi pendant la nuit. Alors, il voulut le cloĂźtrer. Mais l’autre l’avertit respectueusement qu’à la premiĂšre rĂ©cidive, il se sauverait pour ne plus revenir. M. Le Tellier cĂ©da. Le pauvre homme en arrivait Ă  douter de son propre jugement ; il ne savait plus, de lui et de Robert, lequel Ă©tait raisonnable, et si le devoir ne commandait point de patrouiller sans cesse Ă  la recherche du Sarvant, fĂ»t-ce au hasard et follement, avec mille excentricitĂ©s ridicules, affligeantes et théùtrales, — en un mot tiburcĂ©ennes. L’astronome dut se borner Ă  frĂ©mir pendant les absences de son secrĂ©taire. — Et ce qu’il eĂ»t frĂ©mi davantage, s’il avait connu que Robert possĂ©dait le moyen de tromper les Sarvants par une certaine similitude de toilette, et que pourtant son costume d’opĂ©ra-comique ne prĂ©sentait aucune analogie avec l’un de ceux qu’il eĂ»t Ă©tĂ© rusĂ© de contrefaire ! À chaque fois que Robert s’éloignait, M. Le Tellier se demandait si c’était ce soir-lĂ  qu’il ne reviendrait pas
 Et les soirs tardaient bien Ă  revenir. Mais ils revenaient tout de mĂȘme
 — et revenait aussi Robert. Cependant, le mercredi 3 juillet, Ă  sept heures, on entama sans lui le potage. Sa place faisait un vide dramatique entre l’aveugle et la folle. M. Le Tellier, le docteur et sa femme s’entre-regardaient, taciturnes, lorsque le maĂźtre d’hĂŽtel remit Ă  l’astronome une lettre qui n’avait pas de timbre. M. Le Tellier fronça les sourcils et devint trĂšs pĂąle. — L’écriture de Robert ! Tiens !
 » dit-il d’une voix Ă©tranglĂ©e. Voyons Mon cher maĂźtre, ne m’attendez pas pour dĂźner. Je suis allĂ© chez les Sarvants. À tout prix je vous donnerai des nouvelles de votre fille. Comptez sur moi. — Robert Collin[7]. » » Le malheureux ! Il s’est fait enlever ! » Et, s’adressant au maĂźtre d’hĂŽtel — Qui vous a donnĂ© cette lettre ? » — C’est M. Collin, Monsieur ; il y a huit jours. Il m’a dit comme ça que la premiĂšre fois qu’il serait en retard pour dĂźner, quand ça ne serait que d’une seconde, qu’il fallait remettre ça Ă  Monsieur. » La lettre palpitait dans les doigts de M. Le Tellier — Il s’est fait enlever !
 Volontairement ! » D’un signe, Mme Monbardeau lui recommanda le silence Mme Le Tellier commençait Ă  s’exalter. — Il n’était pas fou ! » reprit-il sans faire attention. — Alors, » s’enquit M. Monbardeau, cette pelisse ? ces fourrures ? » — Il croit peut-ĂȘtre que les Sarvants ont leur refuge dans les glaciers
 » avança Mme Arquedouve. — Sans doute », fit M. Le Tellier, songeur. Les Sarvants
 » La visionnaire s’était levĂ©e d’un jet. — Les Sarvants ! » s’écria-t-elle. Hoooooh ! Qui me serre ?
 Maxime !
 » Elle Ă©cartait avec horreur la souvenance des mains qui l’avaient empoignĂ©e, sous la charmille. Elle crispait les siennes aux endroits que l’étreinte avait meurtris Ă  travers l’étoffe dĂ©chiquetĂ©e
 — LĂ  ! qu’est-ce que je disais ! » reprocha Mme Monbardeau. Taisez-vous donc, Jean ! » Mais M. Le Tellier, Ă  la vue de sa femme qui reproduisait infatigablement la bagarre du 19 juin, se rĂ©pĂ©tait en frissonnant que Robert avait couru, de lui-mĂȘme, au danger sans Ă©gal
 Ah ! le vaillant ! le hĂ©ros ! il s’était jetĂ©, de gaietĂ© de cƓur, au-devant du formidable mystĂšre crochu ; et des jours, et des nuits, il avait eu le courage surhumain de persister dans son hĂ©roĂŻsme et d’attendre patiemment l’attaque infernale ! — Il n’a pas de famille, n’est-ce pas ? » s’informa le docteur. — Non, » dit M. Le Tellier, la larme Ă  l’Ɠil, il n’avait que la nĂŽtre. Ou plutĂŽt, il n’avait qu’un rĂȘve
 HĂ©las ! voilĂ  que j’en parle dĂ©jĂ  au passĂ© !
 » ⁂ Deux jours aprĂšs, les facteurs bugistes faisant grĂšve depuis l’avĂšnement des Ogres, les deux beaux-frĂšres Ă©taient allĂ©s en automobile chercher le courrier Ă  la poste d’Artemare. M. Le Tellier dĂ©ploya Le Nouvelliste de Lyon, adressĂ© Ă  Mme Arquedouve, et lut ce qui suit piĂšce 417 — 
 Des membres du Club-Alpin, qui se livraient hier Ă  l’ascension du Mont Blanc, ont relevĂ©, sur le flanc d’un mur de neige, une longue trainĂ©e qui semble due au frottement d’un corps cylindrique Ă©norme et rĂ©sistant. On dirait, disent-ils, qu’un aĂ©rostat-automobile Ă  armature mĂ©tallique, du type Zeppelin, est passĂ© Ă  cet endroit en frĂŽlant le mur dont il est question. Serait-ce la trace des fameux Sarvants ?
 Serait-ce l’empreinte du dirigeable mystĂ©rieux deux fois observĂ© par l’infortunĂ© Maxime Le Tellier ?
 Il est permis de le supposer. » — Ça y est il habitent par lĂ , Jean », dit le docteur. — Mais, Calixte, comment diable Robert l’a-t-il devinĂ© ? » — J’espĂšre qu’on va mobiliser les troupes alpines et fouiller les crevasses !
 On ne fait rien pour nous !
 Quel sale ministĂšre ! » xxiLe PĂ©ril Bleu Mobiliser les troupes alpines, c’était depuis longtemps un fait accompli. Sous prĂ©texte de manƓuvres — afin, paraĂźt-il, d’éviter une recrudescence de l’affolement public — le pouvoir avait ordonnĂ© des battues militaires, et chaque garnison prenait les armes tour Ă  tour. On explorait le Bugey de fond en comble, sans Ă©veiller de soupçons. Les reconnaissances d’officiers s’y accordaient avec les inquisitions de la SĂ»retĂ© ; l’armĂ©e et la police agissaient parallĂšlement ; l’inspecteur Garan, revenu de ses erreurs, avait coopĂ©rĂ© maintes fois aux stratĂ©gies les plus astucieuses. Mais, ni dans les Alpes, ni dans le Bugey, le Sarvant ne se laissait mĂȘme entrevoir. Les bouges des faubourgs, les caves et les Ă©gouts des villes, les souterrains des vieux donjons, les carriĂšres, les gouffres, les grottes, les forĂȘts, les cryptes des ruines et les catacombes des abbayes furent explorĂ©s sans rĂ©sultat. L’antre des flibustiers demeurait une Ă©nigme. Les dirigeables et les aĂ©roplanes prĂȘts Ă  s’élancer derriĂšre le ballon-fantĂŽme restaient inactifs, et ceux qui croisaient dans l’atmosphĂšre, au-dessus des mornes solitudes, revenaient bredouille de la chasse aux Croquemitaines. À l’heure oĂč M. Monbardeau rĂ©clamait la mobilisation des Alpins et fulminait contre le ministĂšre, il y avait donc bel Ăąge que l’Ɠuvre de l’État s’était donnĂ© carriĂšre en Bugey comme aux alentours, avec une discrĂ©tion que motivaient non seulement le trouble des citoyens il nous semble, au contraire, que l’aspect des troupes les eĂ»t rassurĂ©s mais aussi la peur d’une gigantesque plaisanterie plus ou moins clĂ©ricale. Les Camelots du Roy, par exemple, Ă©taient capables de toutes les impertinences, du moment qu’il s’agissait de ridiculiser le rĂ©gime. À la vĂ©ritĂ©, cette Ɠuvre de l’État, on avait dĂ©cidĂ© de la continuer jusqu’à la victoire. Mais il se produisit plusieurs disparitions impressionnantes de sentinelles avancĂ©es, d’agents solitaires
 Et l’on dut couper court Ă  cette traque phĂ©nomĂ©nale, pour Ă©viter les refus d’obĂ©issance et les dĂ©fections. L’existence des Sarvants n’étant pas officiellement reconnue, on cachait avec plus de soin encore que les recherches se poursuivaient dans toute la France et mĂȘme fort au delĂ . Car, — sans comprendre pourquoi leur champ d’action se rĂ©duisait aux parages bugistes et s’étendait si lentement, — on soupçonnait les brigands d’aller trĂšs loin dĂ©poser leurs prises. L’échec des perquisitions rĂ©gionales semblait en faire foi. Impuissant Ă  dĂ©couvrir quoi que ce fĂ»t et craignant l’extension d’un mal dont la gravitĂ© lui apparaissait de jour en jour, le gouvernement jeta le masque et s’efforça d’organiser un systĂšme protecteur, dans le but de circonscrire le flĂ©au. Il Ă©dicta des mesures prĂ©ventives — des dispositions de prophylaxie, pour ainsi dire — applicables sur tout le territoire. Et alors les populations qui n’avaient pas subi la tyrannie du Sarvant se prirent Ă  la redouter. Celui-ci n’augmentait son empire qu’insensiblement, c’est entendu. Mais lĂ , c’était l’abomination de la dĂ©solation. Les services administratifs, la vie sociale, n’y fonctionnaient plus. Le pays se vidait peu Ă  peu de ses habitants. Depuis le rapt de Mlle Le Tellier et de ses cousins, chaque enlĂšvement avait provoquĂ© de nouveaux dĂ©parts. Il Ă©tait arrivĂ© Ă  Lyon, Ă  ChambĂ©ry, des trains bourrĂ©s de paysans, et la frontiĂšre suisse avait vu l’exode des rĂ©fugiĂ©s français. La panique les saisissait tout d’un coup ; pour subsister ailleurs, ils vendaient leurs bestiaux Ă  vil prix ; quelques-uns cĂ©daient leurs champs et leur ferme ; et ils s’enfuyaient, bienheureux d’avoir trouvĂ© marchand. C’étaient les riches. — D’autres n’avaient pas de quoi s’en aller. Quinze mille peut-ĂȘtre. Ceux-lĂ  vivaient de rien dans leurs masures barricadĂ©es, comme au fond de taniĂšres. Nul ne correspondait avec son voisin ; — pourtant, les nouvelles arrivaient jusqu’à eux, mais dĂ©naturĂ©es, grossies, et redoublaient leurs transes. L’aigle de Robert fut la chauve-souris gĂ©ante que l’on appelle vampire », et le poisson de Philibert prit forme de requin volant, de dragon, de tarasque des temps gothiques
 Autour des villages condamnĂ©s jaunissaient les moissons que personne ne rĂ©colterait. Les prairies poussaient haut et dru ; les vignes s’emmĂȘlaient de longs rejets flexibles, et l’herbe verdissait le sol des routes blanches. Un silence de mort planait. Parfois, un vagabond se risquait Ă  la maraude. Il vint aussi des bandes de voleurs, dans l’espoir de piller les biens Ă  l’abandon
 Mais subitement des cris horribles s’élevaient Ă  l’intĂ©rieur des maisons ou dans la campagne lointaine batailles d’hommes contre des chiens enragĂ©s, contre des chats oubliĂ©s, contre des rivaux, contre la peur, ou bien contre
 on ne savait quoi. Les pillards, au bout de quelque temps, ne vinrent plus. À partir de ce jour, les seuls ĂȘtres humains que l’on vit errer par les champs et les bois furent de misĂ©rables insensĂ©s, dont le nombre augmentait d’heure en heure. Ils sortaient de leurs geĂŽles volontaires sous la domination d’idĂ©es puĂ©riles, produits de l’épouvante et de la claustration. Demi-nus, dĂ©sƓuvrĂ©s, les malheureux allaient au hasard, se nourrissant de grains et de racines. Le Sarvant, d’aprĂšs l’histoire, en choisit quelques-uns ; la majoritĂ© se suicida. Il n’était pas rare, en effet, qu’aux arbres, aux poteaux des chemins, aux croix des carrefours, se balançassent des pendus qui avaient fui la peur dans la mort. À travers la vallĂ©e, une succession de pylĂŽnes soutenait les cĂąbles Ă©lectriques de Bellegarde Ă  Lyon ; presque tous avaient servi d’échelles Ă  d’étranges dĂ©sespĂ©rĂ©s, qui touchaient les cĂąbles et s’électrocutaient. Des momies carbonisĂ©es tordaient leurs postures simiesques au sommet de ces miradores, et semblaient bouffonner entre elles. Les riviĂšres charriaient des cadavres, messagers de l’effroi qui sĂ©vissait. La voie du chemin de fer Ă©tait un rendez-vous d’écrasĂ©s. — Il rĂ©gna de grandes puanteurs. Mais grĂące aux nuĂ©es de corbeaux qui s’abattirent sur le pays, le charnier qu’il Ă©tait fut vite un ossuaire. La postĂ©ritĂ© s’étonnera d’une telle dĂ©bĂącle. C’est qu’elle oubliera comment les Bugistes comprenaient la calamitĂ©. Ce n’était plus une brimade, ce n’était plus un stratagĂšme de forbans. C’était la fin du monde. Et ils croyaient que JĂ©hovah commençait par le Bugey Ă  dĂ©peupler la terre. Pour eux, le Sarvant devenait l’ange exterminateur. Blottis dans l’ombre des cahutes, n’osant pas ouvrir les fenĂȘtres, ils tendaient l’oreille. Le roulement des trains, grondant parmi le calme, leur paraissait le tonnerre de Dieu. Ils Ă©voquaient avec angoisse les bĂȘtes d’Apocalypse qui avaient Ă©tĂ© vues dans le ciel un veau, un aigle, un brochet. Les plus mystiques pensaient au bƓuf ailĂ© de saint Luc, Ă  l’aigle de saint Jean l’ÉvangĂ©liste, Ă  l’ichthys, poisson-symbole des premiers chrĂ©tiens. C’est pourquoi, si quelque automobile traversant la rĂ©gion s’avisait de corner, ils entendaient la trompette du Jugement, et s’étant signĂ©s, ils se prosternaient, la face contre terre. Dix siĂšcles auparavant, les mĂȘmes alarmes s’étaient rĂ©pandues. Les terreurs de l’an mil neuf cent douze Ă©galaient celles de l’an mille. Et si elles devaient moins se gĂ©nĂ©raliser, c’est qu’elles avaient une raison d’ĂȘtre, tandis que les autres Ă©taient filles de l’inĂ©puisable fantaisie[8]. MalgrĂ© cette exaltation des sentiments religieux, on n’arrangeait plus de processions. Il eĂ»t fallu sortir. Et quand mĂȘme on fĂ»t sorti, chaque paroisse aurait-elle rĂ©uni assez de pĂ©nitents ?
 La statistique n’a pas citĂ© de famille oĂč le Sarvant n’ait fait plusieurs victimes. Loin d’ĂȘtre une exception, le quintuple malheur de Mme Arquedouve Ă©tait celui de nombreuses grand’mĂšres. Il semblait qu’une Ă©pidĂ©mie infestĂąt ce coin de l’humanitĂ©. De fait, les persĂ©cuteurs vous enlevaient Ă  l’improviste, sans que rien y fĂźt, comme souvent procĂšde le cholĂ©ra. Comme en temps de cholĂ©ra, les survivants gardaient une figure d’esclave poursuivi, oĂč la peur s’était imprimĂ©e Ă  jamais dans une grimace indigne de l’homme. Ils ne s’inquiĂ©taient mĂȘme pas de savoir oĂč les disparus s’en Ă©taient allĂ©s. Aucun ne doutait de leur massacre. Les femmes pleuraient un peu quand elles y songeaient ; cela faisait en elles une heureuse dĂ©tente, — et le moment des larmes se trouva l’instant du bonheur. Le rire n’était plus, au trĂ©fonds des mĂ©moires, qu’un vague souvenir de paradis perdu. Tous les cƓurs se serraient ; — la nuit surtout. La nuit, on la passait aux Ă©coutes, Ă  guetter le trop cĂ©lĂšbre ronflement. On s’imaginait le percevoir. On le percevait par auto-suggestion. Et quand l’aube poignait dans sa splendeur caniculaire qui rĂŽtissait dehors les charognes sans nombre, alors, par une fente de la porte, par une lĂ©zarde de la muraille, entre deux tuiles disjointes, les pauvres gens fixaient le ciel imperturbable, limpide et bleu, sillonnĂ© d’hirondelles, — le ciel fourbe, avec son masque de sĂ©rĂ©nitĂ©. Tout le jour, ils contemplaient cet azur aveuglant. Leurs yeux Ă©blouis voyaient apparaĂźtre des façons de petits vers ondulĂ©s, incolores, qui se dĂ©plaçaient lorsqu’on voulait les regarder ; ils s’en effrayaient ; c’étaient les vaisseaux mĂȘmes de leurs yeux. Le murmure de la saison se dĂ©guisait en un bourdonnement redoutĂ©. Soixante fois par minute, ils se figuraient distinguer n’importe quoi. Beaucoup prĂ©tendirent avoir surpris de la sorte l’ascension de crĂ©atures et d’objets divers, montant seuls et tout droit dans l’atmosphĂšre. Mais ils n’en auraient pas jurĂ©, sentant bien qu’ils Ă©taient de mĂ©chantes vigies. Mirastel fut le dernier chĂąteau qu’on habitĂąt. Mme Arquedouve et sa fille Lucie n’étaient guĂšre transportables et M. Le Tellier se cramponnait Ă  l’idĂ©e qu’il retrouverait ses enfants lĂ  oĂč le Sarvant les avait captivĂ©s. Les reprĂ©sentants du dĂ©partement profitĂšrent de la circonstance et lui demandĂšrent un rapport dĂ©taillĂ© sur la situation. À la suite de ce rapport, on voulut appliquer une nouvelle tactique dĂ©fensive. Mais les fonctionnaires dĂ©lĂ©guĂ©s en Bugey n’y restaient pas une semaine. Cet enfer avait raison des meilleures volontĂ©s, des pires ambitions, des bravoures les plus Ă©prouvĂ©es. Toute la terre alors surveilla le Bugey. C’était un point gangrenĂ© dont elle suivait avec effroi l’horrible Ă©panouissement. Tel un incurable qui, la sueur aux tempes, couve des yeux son chancre envahissant, le monde entier contrĂŽla sans rĂ©pit les progrĂšs du cancer français. La presse internationale tournait au bulletin sanitaire. — San-Francisco ne souriait plus. Toute la terre surveillait le Bugey, et tout le Bugey surveillait le ciel. D’un bout Ă  l’autre du pays, cela seul importait. On se moquait de tout, exceptĂ© de cela. L’engraissement des porcs, la vendange Ă  venir, les foins Ă  faner, les seigles florissants, la tempĂ©rature propice ou dĂ©favorable, les querelles municipales, — chacun s’en dĂ©sintĂ©ressait. La fortune et la misĂšre ne comptaient plus ; la politique avait perdu son importance ; une guerre pouvait survenir ; une invasion menacer la patrie ; le PĂ©ril Jaune pouvait fondre sur l’Europe ; — qu’est-ce que cela faisait ? Un souci mĂ©ritait seulement l’inquiĂ©tude. Un seul danger valait d’ĂȘtre Ă©cartĂ© — Le PĂ©ril Bleu. DEUXIÈME PARTIE OĂč. Comment. Qui. Pourquoi. iLa Tache carrĂ©e Le PĂ©ril Bleu » ! die Blaue Gefahr ! the Blue Peril ! el Peril Azul ! il Perile Azzuro ! — ce terme journalistique eut la fortune de son cousin le vocable Sarvant ». Son emploi devint universel. Et mĂȘme, il exerça sur la pensĂ©e du monde une influence des plus curieuse. Le pouvoir des mots ne connaĂźt pas de limites. On avait dĂ©signĂ© la nouvelle plaie du nom de PĂ©ril Bleu parce que les agresseurs empruntaient le chemin du ciel mais, pour l’heure, Ă  force de vĂ©rifier l’inanitĂ© des perquisitions mondiales, Ă  force de lire, de dire et d’entendre PĂ©ril Bleu », on inclinait Ă  croire que l’ennemi c’était le ciel lui-mĂȘme, et non plus que les larrons s’allaient rembucher dans un fort terrestre, aprĂšs l’avoir utilisĂ© comme une route de saphir. Il fallait un raisonnement pour remettre les choses au point. Alors on apercevait l’immense difficultĂ© des recherches. On se reprĂ©sentait les myriades d’explorateurs en train de parcourir les steppes, les brousses, les jungles, les maquis, afin de dĂ©couvrir le gĂźte des Sarvants ; et l’on saisissait combien de lieux pouvaient Ă©chapper, sur le vaste globe, Ă  leur perspicacitĂ©. On pensait aux forĂȘts vierges, aux montagnes inabordables, aux cavernes dont l’ouverture est une faille imperceptible ; on pensait Ă  des bastilles souterraines et jusqu’à des constructions sous-marines. Mais l’idĂ©e de l’eau ramenait l’idĂ©e de l’air, et de nouveau les plus pondĂ©rĂ©s se surprenaient Ă  l’examen du ciel, ainsi que l’on guette un repaire de brigands. MĂ©prise singuliĂšre et singuliĂšrement rĂ©pandue, puisque les astronomes s’y laissaient aller. Mais oui, c’est Ă  peine croyable eux, les familiers de l’éther, les confidents d’Élohim, ils n’envisageaient pas toujours l’objet de leur Ă©tude comme ils l’avaient fait jusqu’ici et comme il eĂ»t Ă©tĂ© raisonnable de le faire encore. C’est en vain que rien n’était changĂ© dans la mĂ©canique cĂ©leste ; plus d’un Laplace confessa l’émotion qu’il avait ressentie Ă  considĂ©rer le firmament, et les calculs d’observatoire regorgent d’erreurs en l’annĂ©e 1912. M. Le Tellier suivit l’exemple de ses confrĂšres. Ce n’est pas que le ciel eĂ»t gardĂ© pour lui son charme d’autrefois, ni que l’astronome se crĂ»t obligĂ© de travailler pour le moment aux ouvrages de sa profession ; le malheur avait rabattu son attention sur les affaires d’ici-bas, et depuis son dĂ©part de Paris, M. Le Tellier n’avait pas dirigĂ© la moindre lunette vers la moindre planĂšte. Mais parfois, au cours d’une veille enfiĂ©vrĂ©e, il s’accoudait devant la nuit, dans la fraĂźcheur, et lĂ , mĂ©ditait, non pas en physicien rĂ©flĂ©chi, mais en rĂȘveur dĂ©sespĂ©rĂ©. Il ne voyait plus les astres avec des yeux de savant, tels des univers dont il savait tout ce que l’homme d’aujourd’hui peut en savoir ; il les voyait comme des points brillants qui sont d’un aspect fĂ©erique. Les lunes, les soleils, les Mars et les VĂ©nus, Saturne, AldĂ©baran, CassiopĂ©e, Hercule, n’étaient plus pour lui des sujets d’analyse et des raisons de chiffres, dĂ©signĂ©s par les lettres de l’alphabet grec ; c’étaient des grains d’aurore Ă©parpillĂ©s dans l’ombre. Et maintenant il regardait surtout le noir entre les Ă©toiles. L’image de son fils et de sa fille ne quittait plus sa rĂ©tine. Leur souvenir emplissait son Ăąme. Il se les figurait au cƓur de l’Afrique, dans une citadelle entourĂ©e de lianes infranchissables, — puis au sein du Mont Blanc ou de l’Himalaya, prisonniers d’oubliettes plus creusĂ©es que des mines, — puis reclus sous la mer, en de bizarres cellules d’acier
 Enfin, succombant Ă  la contagion, il interrogeait le ciel d’un regard de terreur, et prononçait tout bas — Le PĂ©ril Bleu ! » Mais, d’un effort, il secouait l’absurde obsession, se gourmandait d’y avoir cĂ©dĂ©, et pour la chasser, pour assainir ses idĂ©es, il se forçait Ă  choisir un astre dans une constellation, Ă  repasser l’histoire de sa connaissance et Ă  rĂ©citer ses nombres d’espace et de temps. On le devine Ă  ces heures scientifiques, l’astre qui sollicitait davantage ses regards Ă©tait VĂ©ga, ou alpha de la Lyre, — cette VĂ©ga dont il avait cessĂ© l’observation pour venir Ă  Mirastel, laissant lĂ  des travaux qu’il comptait reprendre quinze jours plus tard et qu’aprĂšs deux mois il n’avait pas repris. — M. Le Tellier se plaisait donc au spectacle de la belle Ă©toile blanche vers quoi le Soleil nous entraĂźne. Elle semblait l’attendre, et longtemps il admirait l’éclatante pĂąleur que son hydrogĂšne lui procure. Le 6 juillet, vers une heure du matin, fuyant une alcĂŽve hantĂ©e de cauchemars, il se mit au balcon et chercha l’étoile VĂ©ga. Elle atteignait le point culminant de son orbe ; elle allait passer au plus prĂšs du zĂ©nith, Ă  quelques degrĂ©s vers le sud. Pour la voir, il fallait lever la tĂȘte et regarder presque au centre des cieux. Elle glissait, candide et sereine, de gauche Ă  droite
 Mais, en coupant le mĂ©ridien du lieu, c’est-Ă -dire parvenue au sommet de sa course, — tout Ă  coup elle s’éteignit. M. Le Tellier fit un haut-le-corps. Il n’était pas revenu de sa stupeur, que l’étoile brillait de plus belle et continuait sa ronde autour de la Terre, s’abaissant du cĂŽtĂ© de l’ouest. L’astronome ne la quittait plus des yeux. Ivre d’énergie et de curiositĂ©, il la suivit passionnĂ©ment jusqu’au matin qui l’effaça. — Il avait Ă©piĂ© sans dĂ©faillance le retour d’un phĂ©nomĂšne que son Ɠil expert n’eut pas l’occasion de rĂ©observer. Il mit alors sur le compte de la fatigue et de l’énervement ce qu’il traita d’aberration d’optique, et s’en fut dormir. Cependant, au rĂ©veil, il se consulta. Hum ! une hallucination ? Peut-ĂȘtre. Mais il doutait. En tout cas, cette apparence d’extinction n’avait pas Ă©tĂ© produite par un scintillement plus long que les autres ; il en Ă©tait sĂ»r ; la disparition de l’étoile avait durĂ© pour cela trop de temps, — un temps que sa vieille expĂ©rience Ă©valuait Ă  cinq secondes. — Et puis non, non il avait bien rĂ©ellement assistĂ© Ă  la disparition momentanĂ©e de VĂ©ga, et rien de connu, rien de prĂ©vu ne pouvait l’expliquer
 Le plus raisonnable Ă©tait de supposer qu’un astĂ©roĂŻde avait passĂ© devant l’étoile et provoquĂ© son occultation
 Mais alors un bolide obscur ?
 Hum ! hum !
 Or, il importe de le spĂ©cifier, M. Le Tellier possĂ©dait l’assurance absolue que nul oiseau, nul aĂ©rostat n’était venu s’interposer entre VĂ©ga et son Ɠil. Pour masquer pendant cinq secondes une Ă©toile de premiĂšre grandeur, il eĂ»t fallu l’intervention d’un oiseau ou d’un aĂ©rostat si rapprochĂ©s du spectateur, que celui-ci les eĂ»t fatalement remarquĂ©s dans la nuit lumineuse. Ce petit incident stellaire, constatĂ© par un tel homme, prenait une importance capitale, Ce dĂ©tail qu’un autre n’aurait pas mĂȘme aperçu, M. Le Tellier le rumina toute la journĂ©e. Et le rĂ©sultat de ses dĂ©libĂ©rations fut qu’il se rendit, Ă  la brune, dans l’observatoire de la tour, l’inventoria soigneusement, essaya le mouvement d’horlogerie de la lunette Ă©quatoriale, nettoya les lentilles, ouvrit dans le dĂŽme une fente qui le partagea tout entier d’une arcade de vide, puis — ayant ainsi dĂ©gagĂ© la bande d’infini oĂč VĂ©ga dĂ©crirait sa courbe — il mit sa montre Ă  l’heure sidĂ©rale, et visa dans la lunette un point de l’horizon. Cela fait, il attendit sans patience le lever de l’étoile, l’aube de ce soleil Ă©perdument lointain, mĂȘlĂ© ex abrupto Ă  ses plus graves prĂ©occupations et fixant son intĂ©rĂȘt Ă  des milliers de kilomĂštres, au moment prĂ©cis oĂč il s’était demandĂ© OĂč sont les victimes du Sarvant ? » Cette pensĂ©e lui brĂ»lait le cerveau. Et quand parut VĂ©ga, quand il vit l’atome aveuglant au milieu du disque nocturne dĂ©coupĂ© par l’objectif, — il dut se raidir contre lui-mĂȘme. — Allons donc ! femmelette ! » D’un coup de pouce, il dĂ©clencha le mouvement d’horlogerie, et la lunette obĂ©issante accompagna l’étoile dans sa marche. C’était une bonne lunette astronomique d’amateur. Elle mesurait un mĂštre de long et grossissait modestement cinquante fois. Mais le grossissement avait peu d’importance Ă  l’égard de VĂ©ga elle-mĂȘme, si Ă©blouissante qu’elle fĂ»t, les meilleurs tĂ©lescopes ne pouvant rapprocher les Ă©toiles — parce qu’elles sont trop loin — et ne servant qu’à les rendre plus nettes. Aussi bien M. Le Tellier commençait-il Ă  pressentir que VĂ©ga ne jouait en ceci qu’un rĂŽle de comparse ; car le temps s’écoulait sans qu’il remarquĂąt la moindre anomalie dans la conduite de l’astre. Minuit sonna. M. Le Tellier ne quittait pas l’oculaire. Tout autre qu’un astronome s’y fĂ»t lassĂ© ; mais il gardait la vue limpide et l’esprit en Ă©veil. L’étoile et lui s’examinaient. Les rouages, rĂ©glĂ©s sur la fuite du ciel, ronronnaient discrĂštement, et le petit tĂ©lescope se cabrait d’un geste uniforme, insensible, neutralisant la rotation de la Terre et contraignant l’observateur Ă  se dĂ©placer continuellement. BientĂŽt le tube se trouva presque droit, braquĂ© Ă  sept degrĂ©s au sud du zĂ©nith ; VĂ©ga repassait Ă  sa culmination ; et M. Le Tellier, couchĂ© la tĂȘte renversĂ©e, eut un frĂ©missement — elle avait encore disparu. — Au mĂȘme instant, il lui sembla que le rond bleu s’obscurcissait
 Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq. VĂ©ga reparaĂźt, et le champ s’éclaircit. — C’est une Ă©clipse ! » En un rien de temps, l’horlogerie est arrĂȘtĂ©e. L’astronome saisit le chronomĂštre dont il a poussĂ© le dĂ©clic Ă  la disparition de l’étoile l’occultation a durĂ© quatre secondes neuf dixiĂšmes. Il prend l’heure, consulte la Connaissance des Temps l’éclipse s’est produite Ă  la mĂȘme minute, au mĂȘme endroit que la veille. L’écran qui s’est interposĂ© entre la Terre et VĂ©ga est donc un objet se mouvant avec notre planĂšte, un corps solidaire de notre globe, qui reste immobile au-dessus du Bugey et qui est situĂ© Ă  sept degrĂ©s au sud du zĂ©nith de Mirastel. Mais Ă  quelle hauteur ? L’astronome va l’estimer. En effet, depuis qu’elle est enrayĂ©e, la lunette se soumet au virement de la Terre, elle est rentrĂ©e dans l’ordre gĂ©nĂ©ral, et il suffit de la ramener trĂšs peu en arriĂšre pour qu’elle ajuste inĂ©branlablement le point mystĂ©rieux. Une manivelle qu’on tourne la fait rĂ©trograder d’un millimĂštre, et dans le champ tĂ©lescopique traversĂ© pourtant par d’autres Ă©toiles, le ciel se rĂ©assombrit, et les astres, qui cheminent, s’éteignent un par un. — Ça, » se dit M. Le Tellier, cette vapeur obscure, c’est une chose qui n’est pas mise au point, tout simplement. » Deux tours de vissage au bouton molettĂ© le tube de l’oculaire s’enfonce dans le tube de l’objectif, et voilĂ  que la buĂ©e diffuse se ramasse, se condense, se solidifie et devient une tache carrĂ©e, noire, insolite. — Qu’est-ce que c’est que ça ? » À l’Ɠil nu, tout lĂ -haut, on ne voit absolument rien ; cette chose est beaucoup trop Ă©loignĂ©e. Mais dans la lunette, elle est aussi franche et fixe que VĂ©ga l’était tout Ă  l’heure. Et cette fixitĂ© intrigue M. Le Tellier. — Sans aucun doute, » pense-t-il, voici dĂ©couverte l’üle aĂ©rienne oĂč mes enfants sont retenus par des coquins. Mais comment diable ce ballon titanesque est-il amarrĂ© ? Il se tient ferme dans l’atmosphĂšre comme un rocher battu des flots !
 Sa nature, en tout cas, ne fait pas question. C’est un aĂ©rostat, forcĂ©ment
, ou quelque chose de similaire
 C’est une invention des hommes, qui n’intĂ©resse en rien la mĂ©tĂ©orologie
 Mais il faut que cela soit diantrement Ă©levĂ©, pour ĂȘtre invisible au grand jour, sans tĂ©lescope !
 Ah ! nous disions quelle est sa hauteur ? — ProblĂšme facile. » Ayant allumĂ© une petite lampe-briquet, il contrĂŽla de quelle quantitĂ© il avait dĂ» raccourcir la lunette pour mettre au point. Il fit ensuite un calcul, et son visage, brusquement stupĂ©fait, se rembrunit. — Cinquante mille mĂštres ! » murmura-t-il. Comment ! cette machine-lĂ  est Ă  cinquante kilomĂštres !
 Il y a donc encore de l’air respirable Ă  cette altitude ? On peut donc vivre Ă  plus de douze lieues du sol ?
 Je dĂ©lire !
 C’est contraire Ă  toutes les thĂ©ories admises !
 » Un morne abattement succĂ©dait Ă  la fiertĂ© de sa trouvaille, Ă  l’entrain quasi joyeux qu’il venait d’éprouver. DĂ©jĂ  il avait rĂȘvĂ© d’une escadre d’aĂ©ronats faisant le blocus de cette bouĂ©e maudite. Mais mĂštres !
 Aucun ballon ne pourrait monter jusque lĂ . Les Sarvants Ă©taient hors de portĂ©e ! Et cette tache, alors, qu’était-ce donc ? Il se remit Ă  l’oculaire. La tache ne changeait ni de forme, ni de couleur. — Elle n’est pas trĂšs grande », songea M. Le Tellier. Il mesura ses dimensions — fit encore des calculs, oĂč entraient les coefficients de grossissement et de hauteur — et dĂ©duisit qu’en rĂ©alitĂ© ce carrĂ© noir avait soixante mĂštres de cĂŽtĂ©. Quand il aurait chiffrĂ© et lorgnĂ© tout le reste de la nuit, son savoir ne s’en serait pas augmentĂ© d’un iota. Il comprit qu’il Ă©tait raisonnable d’attendre le jour et d’étudier la tache une fois Ă©clairĂ©e
 Bonne rĂ©solution, impossible Ă  tenir. Il acheva la nuit au bout de sa lunette, remuant des conjectures prodigieuses et se parlant de la sorte Ă  lui-mĂȘme — Une bouĂ©e, parbleu ! J’y reviendrai toujours, en dĂ©pit de tout. Ce ne peut ĂȘtre qu’une bouĂ©e dont je n’aperçois que le fond
, une espĂšce de ballon ultra-perfectionnĂ©, qui se maintient dans un air rarĂ©fié  Que cela ne soit pas en rapport Ă©troit avec les rapts, voilĂ  qui est inacceptable. Tout concorde
 Et pourtant, je ne puis comprendre
 Quel intĂ©rĂȘt ont-ils, ces chenapans, Ă  jucher si haut leurs victimes ? La moitiĂ© d’une telle distance suffisait amplement Ă  les protĂ©ger de toute incursion
 Pourquoi cet appareil de terrorisation aussi ces minĂ©raux, ces vĂ©gĂ©taux cambriolĂ©s ?
 Pourquoi nous faire attendre si longtemps leur lettre de chantage ?
 De quel engin subreptice et nouveau font-ils usage pour enlever leur proie jusqu’à cette bouĂ©e-ballon ?
 Et cette science merveilleuse, oĂč l’ont-ils puisĂ©e ?
 Enfin, qu’est-ce donc que ces gens qui font des miracles d’audace, de gĂ©nie et de mĂ©chancetĂ© ?
 » M. Le Tellier n’avait pas Ă©numĂ©rĂ© le quart de toutes les questions qui se pressaient Ă  ses lĂšvres ; — un coq chanta. Le soleil levant frappait la tache par-dessous. On voyait distinctement que c’était une chose vague, un solide plat, composĂ© de piĂšces brunes, rectangulaires, avec entre elles des lignes incolores trĂšs fines. Sans trop de rĂ©flexion, pour voir ce que ça donnerait », l’astronome intercala une lentille entre l’objectif et l’oculaire, afin de redresser normalement l’image, que les lunettes astronomiques forment Ă  l’envers. Cette mĂ©tamorphose du tĂ©lescope en longue-vue terrestre demeura sans effet notable, le dessous d’un corps n’ayant pas de sens. L’astronome s’énervait. Parfois, il s’efforçait sans y rĂ©ussir d’apercevoir la tache directement. Le ciel turquoise Ă©tait d’une puretĂ© sainte-virginale, exempte du plus faible soupçon de brun, de la plus infime molĂ©cule de blond ou seulement de bleu plus foncĂ©. Trop loin ! trop loin ! La tache, ainsi, ne pouvait ĂȘtre perçue, mĂȘme si l’on nĂ©gligeait de compter avec l’épaisseur de l’air, jamais totalement lucide malgrĂ© son apparence et toujours teintĂ© d’azur assombrissant. Et M. Le Tellier, revenu Ă  l’oculaire de la lunette, n’y dĂ©couvrait rien de nouveau. Il espionna sans se lasser le fond de cette chose Ă©nigmatique. Il surveillait davantage les bords du carrĂ©, et surtout celui du nord, qui devait mieux s’offrir aux investigations, Ă©tant donnĂ©e la position lĂ©gĂšrement mĂ©ridionale de l’objet par rapport Ă  Mirastel. Il voulait qu’il y eĂ»t le long de ces bords, tout autour de la tache, une balustrade, un garde-fou, un bastingage, une barre d’appui plus ou moins baroques ; et il escomptait l’apparition de quelque tĂȘte infinitĂ©simale et adorĂ©e qui se pencherait au-dessus de l’abĂźme, grosse comme une tĂȘte d’épingle
 À la fin, il s’arracha de l’épuisante contemplation. Trois heures de patience ne lui avaient appris rien de nouveau. Le plafonnement gĂȘnait. Il fallait observer la chose de profil et non par-dessous. Donc il fallait l’observer de plus loin. — Oui, mais, dans ce cas, une lunette d’amateur ne suffirait plus. Les grands tĂ©lescopes devenaient indispensables
 Et tout Ă  coup, ce trait de lumiĂšre dans son raisonnement l’équatorial de Hatkins ! Le rĂȘve ! Un grossissement de six mille diamĂštres ! Six mille au lieu de cinquante ! — Fort bien encore. Mais, de Paris, Ă  plus de cinq cents kilomĂštres de Mirastel, est-ce qu’on pourrait voir la chose ? Est-ce que la rotonditĂ© de la Terre n’empĂȘcherait pas qu’on la vĂźt ? Est-ce que la chose ne serait pas, pour le rayon visuel, au-dessous de l’horizon parisien ? Vite, un crayon, du papier, une table des logarithmes
 Tout va bien cela sera visible, Ă  vingt kilomĂštres au dessus de l’horizon ! Le soir mĂȘme, Ă  Culoz, M. Le Tellier prenait l’express de Paris. iiSuite de la Tache carrĂ©e Chauffeur ! Ă  l’Observatoire ! » M. Le Tellier quitte la gare du P. L. M. Il a bien mauvaise mine ce matin. Toute la nuit, dans le wagon — sa deuxiĂšme nuit sans sommeil — il s’est acharnĂ© Ă  comprendre, il a rempli son carnet de figures gĂ©omĂ©triques, d’équations algĂ©briques, d’opĂ©rations mathĂ©matiques
 Et il comprend de moins en moins. Jamais le mystĂšre ne lui a semblĂ© plus mystĂ©rieux que depuis qu’il commence Ă  s’éclaircir. Et puis, un doute lui est venu concernant l’équatorial de Hatkins. Puissant, Ă  coup sĂ»r, mais dans une situation dĂ©plorable ! La tache est visible en thĂ©orie ; mais en pratique ? Le tĂ©lescope la fera-t-il apparaĂźtre Ă  travers cette masse atmosphĂ©rique de plus de cinq cents kilomĂštres, bourrĂ©e de nuages et de brumes, oĂč les diverses tempĂ©ratures provoquent d’innombrables rĂ©fractions ? Rien que les poussiĂšres et les fumĂ©es de Paris constituent un rempart sĂ©rieux ! Pour obtenir quelque chose de net, on sera bien obligĂ© de diminuer le grossissement
 Mais, au bout de son avenue, voici l’Observatoire avec ses coupoles. Voici la Sainte-Sophie de la Science, avec sa terrasse qui paraĂźt en Ă©bullition. Voici la Sainte-GeneviĂšve de l’Astronomie, avec ce gros bouillon prĂ©pondĂ©rant qui est le dĂŽme du grand Ă©quatorial. Voici le SacrĂ©-CƓur de Montparnasse. — Ah ! Monsieur le Directeur ! » Le portier, respectueux et surpris, donne un trousseau de clefs. Dans la cour, M. le Directeur Ă©lude quelques astronomes qui viennent d’achever leur nuit de travail et qui rentrent chez eux. M. le Directeur monte au dernier Ă©tage par le bel escalier de pierre. Il pĂ©nĂštre au logis du grand Ă©quatorial, — et malgrĂ© lui, s’arrĂȘte, en admiration. LĂ©viathan ! Goliath ! PolyphĂšme ! Les dimensions de la lunette sont tellement colossales que M. Le Tellier ne s’en souvenait pas. On se croirait ici dans une tourelle de forteresse ou de cuirassĂ© monstrueux. L’énorme concavitĂ© de la voĂ»te de zinc prend un air de calotte blindĂ©e, et l’équatorial est un canon prodigieux, inclinĂ© suivant l’axe du monde et qui menace le ciel. Son affĂ»t, donjon de maçonnerie au centre de la rotonde, s’enveloppe de lĂ©gĂšres structures mĂ©talliques, — paliers, Ă©chelles, caracols, — et l’on y voit une infinitĂ© de mĂ©canismes de prĂ©cision, les uns graciles et les autres herculĂ©ens, comme il sied qu’on en trouve autour d’un instrument qui tient Ă  la fois de la montre pour dame et de la grue pour fort levage. L’équatorial repose sur des tourillons d’obusier. Colonne en dĂŽme qui serait une bombarde, bombarde qui serait un tĂ©lescope, cylindre mastodonte, Ă©lĂ©phantesque tour penchĂ©e d’acier chromĂ©, gris et mat, — il s’allonge ; la perspective effile son extrĂ©mitĂ© ; c’est Ă  peine s’il reluit. Son oculaire, compliquĂ© d’un tas de petites machineries, a vraiment l’aspect d’une culasse
 Est-ce qu’elle est chargĂ©e, cette piĂšce d’artillerie ? Un profane pourrait le craindre, et redouter sa dĂ©tonation assourdissante, et se demander quel projectile fantasmagorique elle va lancer contre la lune
 Il fait chaud sous cette cloche. Le silence mĂ©ditatif est presque celui d’une basilique. La rumeur de Paris, distante et maritime, murmure sans fin. De seconde en seconde, le tic-tac de l’horloge sidĂ©rale se rĂ©percute aux cintres de la coupole et, de toute la gravitĂ© du temps qui passe, il aggrave le recueillement. À l’ouvrage ! M. Le Tellier manƓuvre un cabestan. Le dĂŽme, pivotant, roule sur ses galets avec un grondement de tonnerre et d’airain. Des cordes sont tirĂ©es. Une large embrasure se dĂ©couvre au sud-sud-est la direction de Mirastel. L’artilleur optique pointe son long-Tom qui s’abaisse lentement vers l’horizon. Au moyen de la petite lunette secondaire dite chercheur, accolĂ©e au tĂ©lescope, il s’efforce d’apercevoir la tache carrĂ©e
 Dieu, qu’il est petit sous l’équatorial ! On dirait Gulliver sous le microscope d’un GĂ©ant !
 Mais la tache ? la tache ? Attendez ! Il tĂątonne, il tourne des volants, pointe plus bas, plus Ă  gauche
 Il refait des calculs
 change des lentilles pour diminuer le grossissement et accroĂźtre la netteté  Ah ! enfin, la voici, cette tache de malheur ! La voici en Ă©lĂ©vation au lieu d’ĂȘtre vue par-dessous. Mais on ne peut la discerner que grossie douze cents fois, pas davantage, et trouble, trouble Ă  cause de l’atmosphĂšre, et vibrante, vibrante Ă  cause de la grande ville qui fait trembler l’Observatoire
 Elle n’a pas bougĂ© ; c’est la seule conclusion de toute la sĂ©ance. Quant Ă  dire ce qu’elle est au juste, c’est aussi impossible qu’à Mirastel, pour des raisons diffĂ©rentes. — On Ă©touffe lĂ  dedans ! » ExaspĂ©rĂ©, Jean Le Tellier s’en va sur la terrasse. Il l’arpente rageusement, contourne les dĂŽmes qui bombent lĂ  leurs hĂ©misphĂšres de ballons Ă  moitiĂ© gonflĂ©s, comme en un parc aĂ©rostatique. Il bute contre les appareils enregistreurs, dĂ©fonce d’un coup de poing le pluviomĂštre qui s’oppose Ă  son passage
 — Est-ce assez idiot, tous ces engins qui ne servent qu’à des stupiditĂ©s !
 La Science ! la Science ! ah ! elle est fraĂźche, la Science !
 » Paris s’étend aux pieds de l’astronome rĂ©voltĂ©. La fourmiliĂšre humaine incurve devant lui sa vallĂ©e de larmes entre toutes les vallĂ©es de misĂšre, construite Ă  perte de vue. Elle descend de Montparnasse pour se relever Ă  Montmartre ; et lĂ -bas, au nord, en face de l’Observatoire, ainsi que son propre reflet dĂ©formĂ©, se dresse un autre foisonnement de coupoles. Par une Ă©trange symĂ©trie, le SacrĂ©-CƓur et le Cerveau-SacrĂ© dominent Paris, chacun de son cĂŽtĂ©. Ce sont deux temples pareils et dissemblables, tous deux bĂątis Ă  l’intention du ciel, et qui, jaloux, semblent se dĂ©fier au-dessus de tout un peuple. — Qui l’emportera ? Qui doit l’emporter, de ces deux temples sur les deux collines ?
 L’astronome balance un moment. PlutĂŽt que d’ĂȘtre ici, ne ferait-il pas mieux d’ĂȘtre lĂ -bas, dans l’observatoire extatique du ciel ? d’un ciel si constellĂ© qu’il n’a plus de tĂ©nĂšbres ?
 — Ah çà, mordienne, courage donc ! Il n’est pas encore temps de se rĂ©signer ! Rien n’est perdu ! Volte-face ! Et front Ă  l’ennemi le Sarvant ! » D’un pas dĂ©terminĂ©, M. Le Tellier traverse la plate-forme, et se grandit, farouche, contre les balustres. En bas, dans le jardin, les logements des lunettes mĂ©ridiennes et photographiques arrondissent leurs toits de mosquĂ©es. Plus loin, vers le sud, vers Mirastel, vers la tache enfin, l’observatoire de Montsouris. Et plus loin encore, Ă©chelonnĂ©s sur la terre inapercevable, encore d’autres observatoires, mieux placĂ©s que Paris sous certains rapports
 Saint-Genis-Laval, prĂšs de Lyon
 VoilĂ , voilĂ  ! — C’est Ă  Saint-Genis-Laval qu’il faut aller maintenant ! Patience et persĂ©vĂ©rance ! Avant la nuit je serai fixĂ©. Partons. » M. Le Tellier n’a jamais su comment les journalistes eurent vent de sa prĂ©sence Ă  Paris. Toujours est-il qu’un groupe de messieurs Ă  stylographes et Ă  dĂ©tectives l’attendait devant la grille de l’Observatoire. M. le Directeur ne crut pas devoir leur cacher sa dĂ©couverte de la tache, non plus que sa rĂ©cente dĂ©sillusion. Sensationnelles confidences ! AussitĂŽt, les reporters ne se sentirent plus de joie ; ils se dispersĂšrent avec une promptitude inconcevable ; et, pendant que chacun gagnait Ă  toute vitesse le bureau de sa rĂ©daction, M. Le Tellier, — disposant d’une couple d’heures avant le dĂ©part du train, — se fit conduire avenue Montaigne, chez le duc d’AgnĂšs. Le jeune sportsman revenait de Bois-Colombes. Il rayonnait. L’aĂ©roplane en construction lui donnait les plus beaux espoirs ; l’appareil capteur d’électricitĂ© atmosphĂ©rique Ă©tait une merveille. — De Tiburce il n’avait aucune nouvelle, non. — Mais comment se faisait-il que M. Le Tellier fĂ»t Parisien ? — Une tache ? Ă  cinquante kilomĂštres ? inaccessible Ă  tout aĂ©roplane ? trop haute ?
 Ah diable ! Ça, c’était dĂ©frisant
 Mais cette tache, c’était l’abri des Sarvants, n’est-ce pas ? Restait par consĂ©quent le dirigeable-fantĂŽme, que l’on pouvait poursuivre, capturer
 L’Épervier ainsi se nommerait l’aĂ©roplane de chasse, l’Épervier servirait donc Ă  quelque chose. Ah ! saprelotte il avait eu peur un instant ! Mais tout allait bien, trĂšs bien ! — Mlle Marie-ThĂ©rĂšse, ah ! pardieu, il jurait de la sauver
 et de l’épouser, palsambleu ! — Ah ! oui, oui, ce Robert Collin, chic, trĂšs chic, sapristi ! M. le duc d’AgnĂšs avait besoin de beaucoup parler et de blasphĂ©mer quelque peu lorsqu’il Ă©tait trĂšs content. Il jabotait toujours et il sacrait encore en arrivant avec son futur beau-pĂšre sur le quai de la gare. On y vendait l’édition spĂ©ciale des journaux que l’astronome avait renseignĂ©s. Celui-ci acheta quelques gazettes, et, seul dans le wagon qui le remmenait, il put Ă  loisir Ă©tudier les diverses interprĂ©tations de ses paroles. — Mais qu’importaient les fioritures ? Si la lettre variait, l’esprit de l’information demeurait fidĂšle et vĂ©ridique. À cette minute, des millions d’intelligences Ă©taient au courant
 Demain, l’univers connaĂźtrait l’existence de la tache Ă©nigmatique
 Et alors — oh ! la stimulante pensĂ©e ! — il allait se produire un tel effort de toute l’humanitĂ©, que cette tache, coĂ»te que coĂ»te, on la descendrait, mes amis ! Ah ! ah ! On la descendrait ! On la dĂ©crocherait ! On la flanquerait par terre !
 Mais, Ă  Saint-Genis-Laval, cette tache sarvante lui apparut trĂšs en dessous. Elle semblait constituĂ©e par une agglomĂ©ration de choses indistinctes. Elle formait une façon de dallage sans trop de rĂ©gularitĂ©, brun, avec des raies de lumiĂšre entre chaque rectangle. Comme les gros tĂ©lescopes ne sauraient se muer en lunettes terrestres, on employa toutes sortes d’expĂ©dients pour redresser l’image de ce logogriphe carrĂ©. On la projeta sur un Ă©cran
 Des intermittences d’ombre et de clartĂ© furent observĂ©es dans les raies intermĂ©diaires, par place
 — Nouveaux points d’interrogation. Quinze astronomes entouraient M. Le Tellier. Ils se succĂ©daient Ă  l’oculaire du tĂ©lescope ou devant la projection. Ils braquaient infructueusement toutes les lunettes de Saint-Genis sur la mĂȘme cible visuelle
 Et pourra-t-on jamais dĂ©nombrer combien de gens les imitaient ? Des mille et des cent !
 Depuis les jumelles-faces-Ă -main jusqu’aux Ă©quatoriaux Ă  miroir, que de tubes en l’air ! que de tuyaux de tout calibre !
 Il y eut des personnes qui regardaient d’un lieu d’oĂč il Ă©tait impossible de voir la tache, Ă  travers des kilomĂštres d’arc terrestre. Se fiant aux indications des journaux, il y en eut qui ne parvenaient pas Ă  localiser le point de mire. La plupart ne voyaient rien
 Et pourtant, une simple lorgnette de théùtre suffisait Ă  faire surgir dans le visage du temps cette petite tache de rousseur. Des yeux et des yeux et encore des yeux cherchaient l’étoile sombre au firmament d’azur. Et tous ces regards assiĂ©geant le ciel, ce n’était qu’un prĂ©lude au mouvement superbe qui allait ruer l’homme Ă  l’assaut des nuages. iiiÀ l’Assaut du Ciel Et l’annonce de la dĂ©couverte Le Tellier courut au long des fils tĂ©lĂ©graphiques, et traversa les ocĂ©ans sur l’onde hertzienne ou dans le cĂąble Ă©lectrisĂ©. AussitĂŽt, la masse des explorateurs, partout dissĂ©minĂ©s en quĂȘte du Sarvant, s’arrĂȘta de chercher. Caravanes dans le dĂ©sert, missions dans les sylves pernicieuses, rĂ©giments chez les Barbares, chaĂźnes d’ascensionnistes au flanc des aiguilles de glace, Charcots prĂšs des PĂŽles, Baratiers en Afrique, tous procĂ©dĂšrent au retour. Les chevaux tournĂšrent le nez du cĂŽtĂ© de l’écurie, les bateaux mirent le cap sur le port. — La parole Ă©tait aux seuls aĂ©ronautes. Depuis longtemps dĂ©jĂ , — depuis qu’on avait reconnu la possibilitĂ© d’une poursuite aĂ©rienne, — les chantiers d’aĂ©rostation travaillaient avec zĂšle. Mais quand il fut avĂ©rĂ© que les bandits avaient Ă©lu domicile in excelsis, leur activitĂ© redoubla et les ateliers pullulĂšrent. C’est que le problĂšme se corsait. À l’origine, il consistait seulement Ă  Ă©tablir des engins de vitesse, d’obĂ©issance et de stabilitĂ©, propres Ă  donner la chasse aux pirates. Et voilĂ  qu’impromptu la question d’altitude venait tout modifier. Et quelle altitude ! Cinquante kilomĂštres !
 Ils Ă©taient admirables, ces Ă©cumeurs qui faisaient tenir leur bouge Ă  cinquante kilomĂštres en l’air, dans un milieu rĂ©putĂ© Ă  peine portant », dans une atmosphĂšre si pauvre que la science y reconnaĂźt le vide presque absolu, tel qu’on l’obtient par la machine pneumatique ! Admirables, en vĂ©ritĂ© !
 Mais qui saurait les Ă©galer ? Qui serait admirable aussi ? Qui retrouverait leur trouvaille et permettrait aux honnĂȘtes gens de monter lĂ  oĂč quelques gredins de gĂ©nie avaient perchĂ© leur asile ?
 En attendant la solution du problĂšme, il Ă©tait judicieux d’employer ballons et aĂ©roplanes Ă  l’observation rapprochĂ©e de la tache, et de leur appliquer tous les perfectionnements de la derniĂšre heure. ArmĂ©s de la sorte, ils pourraient au moins Ă©viter le dirigeable-fantĂŽme, ou — selon quelques-uns — l’attaquer. Par malheur, on manqua de prudence. Le lecteur se souvient que de hardis professionnels, montant des aĂ©rostats ou des biplans ou des monoplans rudimentaires, avaient dĂ©jĂ  commis l’étourderie gĂ©nĂ©reuse d’évoluer au-dessus des rĂ©gions suspectes. À partir du 9 juillet, leur nombre s’accrĂ»t de jour en jour. Jamais l’atmosphĂšre n’avait Ă©tĂ© si dangereuse et jamais on ne vit tant d’appareils affronter la Grande Sournoise. Des hangars de planches entouraient le Bugey d’une ceinture de baraquements. À chaque minute, un nouvel Ă©claireur s’enlevait. Il y eut des lĂąchers de ballons qui firent dans le ciel comme des bulles de gaz dans une flĂ»te de champagne. Les aĂ©ronautes et les aviateurs emportaient des lunettes de prix. Leurs noms parfois Ă©taient cĂ©lĂšbres. Des Ă©trangers notoires quittaient leur pays et faisaient forfait aux concours les plus attrayants, pour venir explorer l’air au zĂ©nith de Mirastel. Les vainqueurs des Semaines triomphales, voulant honorer leur propre gloire, prenaient sans cesse l’atmosphĂšre, avec un acharnement sublime. Jour et nuit, les belles unitĂ©s de l’État, — ses aĂ©ronefs militaires, jaunes comme des cocons pointus de vers Ă  soie, — passaient et repassaient, faisant la police des hauteurs et perquisitionnant chez Uranus. À tout prendre, ce n’était qu’un match d’altitude que les circonstances dramatisaient. C’était Ă  qui s’approcherait davantage de la tache carrĂ©e, pour la distinguer plus prĂ©cisĂ©ment. Et ils montaient, montaient
 montaient
 jusqu’aux parages effrayants oĂč l’on doit inhaler l’oxygĂšne de la provision et vivre d’une vie postiche, avec le secours de l’artificieuse chimie. GrĂące Ă  d’étranges casques respiratoires, on dĂ©passa les suprĂ©maties oĂč d’illustres martyrs avaient trouvĂ© la mort. On surmonta mĂštres. Ce fut le record. Le plus habile Ă©tait donc restĂ© Ă  plus de trente-neuf kilomĂštres de la tache ; et il n’avait dĂ©terminĂ© qu’un vague carrĂ© sombre, quadrillĂ©, formĂ© de rectangles opaques et de lignes transparentes qui Ă©taient tout bonnement des solutions de continuitĂ© entre les parallĂ©logrammes. Par instant, ces lignes se bouchaient partiellement d’un point obscur
 Tout cela, on le savait dĂ©jĂ . On savait bien aussi que monter plus haut ne se pouvait pas. Mais telle est l’ardeur des sportsmen, qu’ils essayaient tout de mĂȘme de rĂ©aliser l’impossible performance. Il fallut la catastrophe du Sylphe pour les refroidir. Le Sylphe, gros sphĂ©rique de l’AĂ©ronautique-Club, parti du camp de la Valbonne, fut poussĂ© vers le Bugey par une brise assez fraĂźche. Il gagna tout de suite une altitude considĂ©rable ; nĂ©anmoins, on le suivit quelque temps. À la lorgnette, il Ă©tait loisible d’apercevoir les quatre voyageurs — deux astronomes et deux aĂ©ronautes — occupĂ©s de leurs observations. La nuit vint. Le ballon disparut
 On ne devait pas le revoir. — Il n’atterrit nulle part. Des automobiles fougueuses parcoururent la zone Ă©pouvantĂ©e, oĂč peut-ĂȘtre il Ă©tait tombĂ©. Elles ne trouvĂšrent pas le Sylphe. Les Bugistes reclus, interrogĂ©s Ă  travers les portes closes, rĂ©pondirent qu’ils n’avaient rien notĂ© de terrible depuis des jours. Comme ils ne sortaient plus, le Sarvant, faute de gibier, semblait renoncer Ă  la chasse. Ici, les automobilistes auraient pu s’étonner de ce que les Sarvants n’étendissent pas leur cercle de ravage au delĂ  d’un territoire dĂ©peuplé  Mais ils ne s’inquiĂ©taient que du Sylphe. Le lendemain de leur rentrĂ©e, plusieurs ascensions furent dĂ©commandĂ©es. Une stupeur consternĂ©e pesait sur les hangars. On placarda l’ordonnance des comitĂ©s prohibant l’usage du ballon libre et prescrivant de ne prendre l’air qu’avec des aĂ©roplanes, des hĂ©licoptĂšres ou des aĂ©ronats ayant fait leurs preuves de souplesse, d’endurance et de promptitude. MalgrĂ© l’autorisation visant les machines dirigeables, quatre ou cinq casse-cou seulement s’aventurĂšrent. — On se rappellera toujours l’Antoinette 73, qui, dans un crĂ©puscule, descendit tout Ă  coup du ciel, comme un javelot, et vint flotter sur la SaĂŽne, les ailes tendues. Son cavalier n’avait pas bronchĂ©. C’était un des rois de l’espace. Immobile dans son baquet, bouclĂ© de courroies, la cigarette lĂ©gendaire collĂ©e Ă  ses lĂšvres exsangues, — il Ă©tait mort, avec un grand trou dans le crĂąne et deux griffes sauvages, l’une Ă  la gorge, l’autre Ă  la nuque. Mais, au milieu de l’abattement, coup sur coup ces nouvelles-ci Ă©clatĂšrent comme des bombes d’enthousiasme Le duc d’AgnĂšs et le pilote BachmĂšs, son chef d’atelier, venaient de sortir » un merveilleux monoplan, un aĂ©roplane-Ă©clair, nanti d’un capteur d’électricitĂ© atmosphĂ©rique et d’un stabilisateur ingĂ©nieux au possible ; et, simultanĂ©ment, l’escadre aĂ©rienne de l’État s’était enrichie d’un nouveau croiseur increvable, Ă©tonnant de pĂ©tulance et de soumission. Le public français sera toujours le mĂȘme. Un revirement le tourna vers ces deux actualitĂ©s. Il les enveloppa d’une seule admiration, d’un seul orgueil ; mais, pour lui, c’étaient des rivaux cependant. Rivaux, parce que plus lourd et moins lourd que l’air. Rivaux, parce que chose publique et chose privĂ©e. Rivaux, parce que c’étaient deux conquĂ©rants du mĂȘme Ă©lĂ©ment, deux candidats Ă  la mĂȘme victoire par un mĂȘme moyen, la vitesse. — Dans son idĂ©e, il Ă©tait indispensable que l’un fĂ»t vainqueur de l’autre. Une rencontre s’imposait. Le gouvernement saisit l’occasion de canaliser vers le sport la nervositĂ© populaire, et ainsi de faire diversion Ă  l’angoisse du PĂ©ril Bleu. Il institua un prix de francs, Ă  courir entre un aĂ©roplane et un dirigeable, au mois de septembre, en vitesse et sur une longueur Ă  dĂ©terminer. C’était dĂ©signer Ă  l’avance les deux champions de qui tout le monde s’entretenait. Il pria les journaux de stimuler jusqu’au jour de la course l’emballement des esprits
 — Sous le manteau, toutefois, il donnait l’ordre Ă  ses ingĂ©nieurs et le conseil aux entreprises particuliĂšres d’étudier comment on pourrait monter chez les Sarvants. Il promit secrĂštement de fabuleuses primes d’altitude, et sollicita par lettres personnelles les compĂ©tences de toute nation et de toute race. Ces lettres parvenaient aux destinataires les plus contrastants, sous des toits blancs de neige ou brĂ»lants de soleil ; Ă  la mĂȘme seconde, celui-ci recevait la sienne Ă  l’automne et celui-lĂ  au printemps. AprĂšs l’avoir lue, chacun se mettait Ă  la besogne. De petits hommes jaunes se courbaient sur des papiers soyeux et peignaient de dĂ©licates gĂ©omĂ©tries ; de grands hommes blonds, la craie Ă  la main, s’approchaient d’un tableau noir. Et tous, ils dessinaient une mĂȘme figure, — cette coupe une circonfĂ©rence reprĂ©sentant le tour de la Terre, puis une autre circonfĂ©rence plus vaste et concentrique Ă  la premiĂšre, qui dĂ©limitait la couche atmosphĂ©rique au-dessus de laquelle on ne trouve plus que le vide presque absolu. Sur cette deuxiĂšme ligne, le pinceau ou la craie posait un point la tache, — puis tirait une droite du point jusqu’à la Terre, dans la direction du centre la distance Ă  franchir. 50 kilomĂštres ! » songeaient les savants. Et alors, se rappelant la teneur de la lettre et ce qu’on leur demandait d’inventer, ils secouaient la tĂȘte. Et celui-ci disait un mot bref et rauque, celui-lĂ  doux et long, tel autre mĂ©lodieux, et tel autre encore guttural. Mais tant de paroles diverses avaient un sens unique, et il n’était si mĂ©diocre jargon qui ne possĂ©dĂąt le terme opportun ; car dans toutes les langues, en dĂ©pit des proverbes, l’adjectif impossible a son Ă©quivalent. ivUn Message de Tiburce[9] piĂšce 502 Duc François d’AgnĂšs, Avenue Montaigne, 40, Paris, France, Europe. Nagasaki, le 20 juillet 1912. Ante-scriptum. — Avant tout, sois rassurĂ© ; je conserve le plus grand espoir de rattraper les fugitifs. Ceci Ă©tant bien Ă©tabli, je vais te rendre compte de mon travail. Succinctement ; car je prends tout Ă  l’heure le paquebot de Singapour, via Canton. Mon cher ami, Je sors de prison. J’y ai passĂ© huit jours. Depuis mon dernier cĂąblogramme, j’ai traversĂ© l’AmĂ©rique, de New-York Ă  San-Francisco, Ă  la poursuite de quatre personnes qui avaient sur moi plusieurs jours d’avance. Dans ces quatre personnes — quatre hommes, disaient les renseignements — j’avais facilement reconnu Hatkins et Henri Monbardeau, Mme Fabienne Monbardeau et Mlle Marie-ThĂ©rĂšse Le Tellier voyageant sous des dĂ©guisements et des travestis. À San-Francisco, j’apprends que le paquebot de Nagasaki a levĂ© l’ancre la veille de mon arrivĂ©e
 Je flaire quelque chose, je gagne Ă  prix d’or un employĂ© de la compagnie, et, tant bien que mal — car, hĂ©las, je ne sais que le français — je dĂ©mĂȘle qu’une sociĂ©tĂ© de six passagers s’est embarquĂ©e sur ledit paquebot. Aucun de leurs noms ne correspond Ă  l’un de ceux du quatuor que je recherche mais, de ces six personnes, quatre ont un signalement diamĂ©tralement opposĂ© Ă  celui de mes fuyards
 Y es-tu ? C’était donc eux, trop bien dissimulĂ©s ! C’était eux, avec une paire de complices additionnels. Il n’y avait pas Ă  hĂ©siter ; je m’embarque Ă  mon tour. J’arrive. Nagasaki. Je passe en revue tous les hĂŽtels, un Ă  un, et, aprĂšs mille difficultĂ©s occasionnĂ©es par mon ignorance du japonais et de l’anglais, je parviens cependant, par une accumulation de confidences chĂšrement payĂ©es, Ă  conquĂ©rir la preuve qu’un couple français ressemblant aux Monbardeau loge dans un hĂŽtel, et qu’un autre couple, qui doit ĂȘtre Hatkins et Mlle Le Tellier, est descendu dans un hĂŽtel voisin. — Le flair continue Ă  me guider. Je prends gĂźte Ă  l’hĂŽtel oĂč je soupçonne Hatkins et Mlle Marie-ThĂ©rĂšse de se cacher sous les dehors du rĂ©vĂ©rend James Hodgson et de sa fille. Je retiens une table prĂšs de celle qu’ils doivent occuper au dĂźner, — dans le but d’acquĂ©rir la certitude de leur identitĂ©, — puis je vais moi-mĂȘme me dĂ©guiser. Au premier coup de gong, Tiburce n’était plus qu’un vieux prĂȘtre italien tu n’ignores pas que c’est le dĂ©guisement favori de mon maĂźtre Sherlock Holmes. J’avais emportĂ© douze complets-transformations, mais cette soutane me parut de circonstance. Ah ! sans me flatter, je puis dire que ma figure ridĂ©e, mon nez aquilin, ma perruque blanche faisaient illusion. Le beau grime !
 Pourtant, comme je descendais l’escalier menant au restaurant, une dame respectable, qui le montait, me regarda d’un air estomaqué  D’autres gens font de mĂȘme, et, sur le seuil de la salle Ă  manger, le directeur de l’hĂŽtel, averti par l’un de ces imbĂ©ciles, me pria de passer dans son bureau. Ma ruse est Ă©ventĂ©e. Je n’y comprends rien ! — J’essaie, malgrĂ© tout, de contrefaire le parler italien ; mais je ne sais pas l’italien
 Alors on monte dans ma chambre. On fouille mes bagages. À cause de ma garde-robe hĂ©tĂ©roclite, on me prend d’abord pour FrĂ©goli en train de faire une farce
 Mais, au fond de ma cinquiĂšme malle, voilĂ  qu’on dĂ©couvre la trousse de cambrioleur dont tout dĂ©tective sĂ©rieux ne doit pas se sĂ©parer. Bon ! Je ne suis plus qu’un escroc. On instrumente. On m’enferme. GrĂące au consul de France, ma dĂ©tention ne dure que huit jours ; tout s’éclaire. Mais j’ai toutes les peines du monde Ă  Ă©viter qu’on me rapatrie sous bonne garde. Sur ces entrefaites, je suis informĂ© que, le lendemain de mon Ă©crou, le pseudo-rĂ©vĂ©rend Hodgson et sa soi-disant fille sont partis Ă  destination de Singapour, via Canton. Subito — comme disait le vieux prĂȘtre italien — je m’arrange pour pouvoir les suivre dĂšs ce soir, laissant par malheur, entre les mains des autoritĂ©s de Nagasaki, ma trousse, mes costumes, mes fards, — toute ma prĂ©cieuse sherlockaillerie ! Je me demande si les Monbardeau accompagnent les faux Hodgson. À Singapour je le verrai bien. De toute façon, cette sĂ©rie de dĂ©parts prĂ©cipitĂ©s indique la fuite ; et puisqu’ils se sauvent, c’est que c’est eux. Adieu, mon ami. Ne m’oublie pas auprĂšs de Mademoiselle d’AgnĂšs. Confiance. Tiburce. Post-scriptum. — AffairĂ©, ne cessant de combiner des tactiques, je ne puis t’écrire souvent. Pardonne. Je le ferai toutes les fois qu’il me sera possible. Surtout, rappelle-moi au souvenir de ta sƓur. vIl pleut
 Il grĂȘle
 Revenons Ă  Mirastel. M. Le Tellier, rentrĂ© de son voyage Ă  Paris et Ă  Saint-Genis-Laval, n’avait trouvĂ© parmi les siens d’autre changement qu’une amĂ©lioration soutenue dans l’état de sa femme. Et, du 8 juillet au 3 aoĂ»t, c’est-Ă -dire du quantiĂšme de son retour Ă  la date oĂč nous sommes arrivĂ©s, l’existence au chĂąteau fut dĂ©sespĂ©rĂ©ment uniforme. L’observation de la tache immuable, impassible, Ă©tait l’affaire principale, — besogne stĂ©rile et source d’énervement. Certains jours, il est vrai, le spectacle des Lebaudy et des ClĂ©ment-Bayard, des libellules et des demoiselles rivalisant de hauteur, amusa les regards en dĂ©pit des consciences. Mais, Ă  la suite des accidents du Sylphe et de l’Antoinette 73, l’arĂšne atmosphĂ©rique parut dĂ©saffectĂ©e. L’accablement retomba. M. Le Tellier sentit pour lui-mĂȘme l’urgence d’une dĂ©rivation. Pendant que Mme Arquedouve et sa fille aĂźnĂ©e vaquaient aux charges domestiques et prenaient soin de Mme Le Tellier, le docteur Monbardeau, crĂąnement, allait porter secours aux malheureux souffrants et sĂ©questrĂ©s. M. Le Tellier rĂ©solut de l’accompagner. Ils furent les premiers Bugistes qui recommencĂšrent Ă  circuler rĂ©guliĂšrement en automobile. On a prĂ©tendu que cela n’avait rien de si courageux, Ă©tant donnĂ© que jamais automobile ne fut assaillie et que les Sarvants ne faisaient plus de prisonniers depuis quelque temps ». D’accord ; mais, s’il vous plaĂźt, avant le Sylphe, aucun ballon non plus n’avait Ă©tĂ© assailli ; avant l’Antoinette 73, aucun aĂ©roplane ; et vous noterez que si le Sarvant ne prenait plus de terriens, c’était uniquement faute d’en trouver Ă  sa portĂ©e, hors des maisons et Ă  l’intĂ©rieur de l’incomprĂ©hensible cercle cabalistique dont il semblait ne pas vouloir franchir le tracĂ©. Il y avait donc beaucoup de chances, au contraire, pour qu’il se jetĂąt sur la grande automobile blanche qui sortait chaque jour de Mirastel, s’arrĂȘtait devant toutes les portes, et ainsi s’offrait aux coups d’un agresseur que l’impatience devait enhardir. Sous la capote de toile traversĂ©e de soleil, un jour — le troisiĂšme du mois d’aoĂ»t — le docteur et l’astronome devisaient. La voiture, venant du chĂąteau, allait entrer dans Talissieu. Le mĂ©decin se plaignait de la chaleur et de la sĂ©cheresse qui ne dĂ©sarmaient pas, de la pestilence qu’on respirait sans trĂȘve ; il exprimait ses craintes au sujet d’une Ă©pidĂ©mie probable, quand il cessa de converser pour s’ébahir — Tiens ! il pleut ! C’est raide ! » De larges gouttes tombaient sur la capote ; on les voyait par transparence. M. Monbardeau tendit sa main grande ouverte Ă  l’extĂ©rieur, et, faisant un cri, la retira mouillĂ©e d’un liquide rouge
 — ArrĂȘtez ! » commanda son beau-frĂšre. Tu es blessĂ©, Calixte ?
 » — Non ça vient de tomber ! » — Quoi ! Pas possible ! » On mit pied Ă  terre devant les premiĂšres maisons du village, en face de la croix et non loin du ruisseau. Plusieurs gouttes ensanglantaient la capote et le marchepied-trottoir. D’autres rougissaient la poussiĂšre en amont, oĂč l’automobile avait passĂ© dans l’averse de pourpre. Le mĂ©canicien Ă©carquilla des prunelles arrondies. — C’est-il pas des oiseaux qui se battent en l’air ? » dit-il. Ça s’est dĂ©jĂ  vu. » — Non, non, voyez ! » rĂ©pondit son maĂźtre. Tous trois on aurait dit trois damnĂ©s Ă©chappĂ©s de l’Enfer ! tous trois, instinctivement, avaient levĂ© la tĂȘte. On ne voyait rien, — rien que du bleu, — le bleu du PĂ©ril. Rien, sinon quelques oiselets — des passereaux, des martinets — dont tout le sang n’aurait fait qu’une seule de ces gouttes. Le docteur — Est-ce lĂ  le phĂ©nomĂšne connu sous le nom de pluie de sang » et que produiraient des particules contenues dans l’eau ?
 » Pauvre docteur ! pourquoi faisait-il de l’érudition tandis que ses lĂšvres balbutiaient ? Pour se rassurer lui-mĂȘme, ou bien pour rassurer M. Le Tellier ?
 Et pour quoi le pauvre astronome se crut-il obligĂ© de rĂ©pondre, entre ses dents qui claquaient — Non, non ; il n’y a pas de nuage ; il n’y a pas de pluie. D’ailleurs, une ondĂ©e ne se serait pas limitĂ©e Ă  si peu de chose
 » À travers son lorgnon repliĂ©, servant de loupe, M. Monbardeau examinait la souillure garance qui sĂ©chait au dos de sa main. — C’est bien du sang, » dit-il au bout d’une minute, du vrai sang, — qui ne se coagule pas trĂšs normalement, je l’avoue, — mais du sang tout de mĂȘme ! Rentrons, je ferai l’analyse et
 et je te dirai si c’est
 du sang d’homme ou d’animal
 » — Je m’en doute un peu que c’est du sang ! » murmura M. Le Tellier. Mais avant de rentrer et de faire l’analyse, qui est intĂ©ressante, je voudrais consigner quelques remarques, ici, avec votre tĂ©moignage Ă  tous deux. » Regardez les gouttes de la capote elles sont allongĂ©es en forme de points d’exclamation. Cela se justifie par le mouvement de l’automobile pendant qu’elle recevait cette douche. — Maintenant, venez par ici
 Regardez les gouttes sur le sol ce sont des Ă©toiles dentelĂ©es comme des molettes d’éperons. — Si vous songez qu’il ne fait pas le moindre vent, il vous sera facile de conclure que le sang est tombĂ© perpendiculairement Ă  la terre et d’un point immobile situĂ© au zĂ©nith du lieu d’arrivĂ©e. » — De la tache carrĂ©e ! » assura M. Monbardeau. — Non, ce n’est pas de la tache carrĂ©e ; parce qu’elle n’est pas rigoureusement au-dessus de l’endroit oĂč nous sommes. Elle est, mathĂ©matiquement, au zĂ©nith de CeyzĂ©rieu, puisqu’elle est Ă  sept degrĂ©s au sud du zĂ©nith de Mirastel. Au-dessus de nous il n’y a rien. Entends-tu, Calixte rien !
 Et puis, penses-y, Ă  cette hauteur de cinquante kilomĂštres il n’y a plus de liquides possibles, attendu que lĂ  c’est le vide presque parfait, Ă  moins d’une erreur scientifique
 » Autre chose encore. Comment expliquer que le sang ne s’est pas dessĂ©chĂ©, s’il a parcouru cinquante kilomĂštres en chute libre ? Il faudrait alors que ces gouttes fussent un rĂ©sidu
 Tout le sang d’un homme, rĂ©duit Ă  quelques larmes
 D’un homme
 ou d’une femme
 ou d’une bĂȘte
 » — Rentrons, je te dis. Dans une demi-heure nous serons au fait de la vĂ©ritĂ© quant Ă  l’espĂšce qui a saignĂ©. Rentrons ; cette Ă©claboussure me soulĂšve le cƓur, j’ai hĂąte de l’analyser, de pouvoir l’essuyer. » La main sanglante se contractait d’horreur
 Et pourtant, c’était peut-ĂȘtre bien le propre sang de M. Monbardeau celui de sa fille ou de son fils
 Ils remontĂšrent en voiture
 Un sifflement balistique, de plus en plus violent et suraigu, se fit entendre au dessus de la capote et s’acheva dans le plouf » d’un objet qui tombe Ă  l’eau
 Ils passĂšrent la tĂȘte
 Un second sifflement raya le ciel bleu d’un sillon terne et finit par des branches cassĂ©es
 — HĂ© ! des aĂ©rolithes ? » fit M. Monbardeau. DerriĂšre les murs de Talissieu, on percevait des bruits de fortifications
 Et puis ce silence des silences qui est celui d’une foule qu’on ne voit pas et qui se tait
 Les automobilistes se rendirent au bord du ruisseau qui coule dans un bois et le longĂšrent dans le sens du courant. L’eau claire se troublait tout Ă  coup et charriait un nuage de limon qui venait d’ĂȘtre soulevĂ© par le choc de l’objet prĂ©cipitĂ©. Ils attendirent le dĂ©pĂŽt de la fange, — et alors voilĂ  ils distinguĂšrent au fond du ruisselet, encastrĂ©e dans la vase pierreuse, une tĂȘte humaine qui, d’un Ɠil sans paupiĂšres et d’une orbite sans Ɠil, regardait se pencher leurs trois angoisses
 et vit reculer leurs trois Ă©pouvantes. Le mĂ©canicien, dans l’énergie de sa reculade, s’était assis au milieu d’un buisson. Il en ressortit d’un bond, comme s’il eĂ»t touchĂ© le Buisson Ardent, et montra quelque chose qui s’y trouvait logĂ©, — le deuxiĂšme aĂ©rolithe, — une jambe d’homme, Ă©corchĂ©e, rougeĂątre et sanguinolente. — Mais, mais, » bĂ©gaya le docteur, cela, cela a Ă©tĂ© fait par
 par quelqu’un de la partie
 un familier du scalpel
 C’est une prĂ©paration
 — HouĂŻe ! qu’est-ce que c’est encore ? » Il se baissa vers une petite babiole qui, Ă  l’instant mĂȘme, avait heurtĂ© son chapeau, et ramassa — Seigneur ! — un doigt auriculaire mĂ©ticuleusement dĂ©pecĂ©. — Gare Ă  vous ! v’lĂ  que ça recommence ! » hurla le mĂ©canicien. Des sifflements
 Un faisceau de sifflements
 Autour d’eux, malades de rĂ©pugnance, s’abattait une grĂȘle infĂąme de viscĂšres, de pieds, de bras et de cuisses, tout un cadavre dĂ©bitĂ©, dont chaque fragment Ă©tait une prĂ©paration anatomique hideuse et cependant remarquable, tout un corps travaillĂ© par des carabins virtuoses, et provenant de ce coin de ciel oĂč rien n’existait. — Tu rĂ©ponds de ce que tu avances ? » bredouilla M. Le Tellier. C’est de la dissection ? » Le docteur expertisait les dĂ©bris. On dĂ©bourba l’horrible tĂȘte
 Les deux pĂšres ressemblaient Ă  ces pauvres Jacques du temps des alchimistes et des Gilles de Retz, qui, ayant Ă©garĂ© leurs enfants, tremblaient qu’ils ne fussent Ă©gorgĂ©s sur un billot philosophal. — Oui, » soutint M. Monbardeau, ce sont des membres et des organes dissĂ©quĂ©s
 sinon mĂȘme vivisĂ©quĂ©s !
 Eh ! eh ! cet avant-bras, on pourrait bien l’avoir accommodĂ© tout vif
 » — Oh ! » se rĂ©cria M. Le Tellier sur le point de dĂ©faillir. Une apprĂ©hension terrible leur comprimait le cƓur — Qui Ă©tait ce mort ? — La tĂȘte est mĂ©connaissable », disait le docteur, Celle d’un homme, parbleu ! mais comment reconnaĂźtre
 Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! » geignait-il, affolĂ©. On dirait
 Non, je me trompe, n’est-ce pas ?
 Non ! regarde les dents ce n’est personne. Je veux dire ce n’est pas un des nĂŽtres
 » L’astronome sondait l’espace d’un regard effrayant. — Alors, » prononça-t-il lentement, il y aurait donc lĂ -haut de criminels expĂ©rimentateurs, rĂ©fugiĂ©s au delĂ  des atteintes communes, dans un canton inexpugnable oĂč se poursuit quelque dĂ©couverte d’ignominie ?
 » — Pas sĂ»r. En dĂ©finitive, voici de simples prĂ©parations, trĂšs habilement exĂ©cutĂ©es, mais sans qu’on se soit conformĂ© aux rĂšgles classiques des amphithéùtres
 » — Dis ce n’est peut-ĂȘtre pas les premiers dĂ©chets qui tombent par ici
 Nous pourrions battre les environs
 » Les dĂ©bris enterrĂ©s, on se mit Ă  quĂȘter, chacun pour soi. Et chacun fit une trouvaille. M. Le Tellier trouva des branches de frĂȘne curieusement fendues, bizarrement dĂ©cortiquĂ©es, botaniquement dĂ©coupĂ©es en rondelles et en lamelles. M. Monbardeau, lui, trouva les ossements d’un veau, — ou d’une gĂ©nisse. Ces ossements Ă©taient dispersĂ©s, mais d’une certaine maniĂšre ici la colonne vertĂ©brale, lĂ  une Ă©paule, ailleurs le bassin. Il les compta la jambe postĂ©rieure gauche manquait au squelette. Le docteur appela M. Le Tellier, et lui dit que cet animal avait Ă©tĂ© jetĂ© du ciel en dĂ©tail, comme le dĂ©funt qu’ils venaient d’inhumer. Les insectes et les bĂȘtes carnassiĂšres s’étaient chargĂ©s de nettoyer les os, ce qui Ă©tait cause qu’on ne repĂ©rait pas, sous les abatis, les meurtrissures dont ils avaient contusionnĂ© la mousse en tombant de si haut. La mousse, au demeurant, est un coussin amortisseur qui se redresse promptement. » Mais l’astronome prĂ©tendit que ces restes pouvaient dater de longtemps, que le pays Ă©tait couvert de semblables carcasses, et qu’il ne fallait pas voir partout des Sarvants sous prĂ©texte que
 La voix du mĂ©canicien le surprit. Ayant achevĂ© sa tournĂ©e, qu’il jugeait suffisante, ce garçon revenait, et, tout en allant, il s’ingĂ©niait Ă  regarder de son mieux le faĂźte du sycomore au pied duquel les beaux-frĂšres discutaient. — Qu’est-ce que c’est donc de ça qui remue comme ça ? » demanda-t-il. Si ces Messieurs veulent bien s’écarter, bon Dieu de sort, j’vas tirer lĂ  dedans !
 » Il sortit de sa poche un revolver, et fit feu. L’arbre perdit quelques feuilles, et des corbeaux s’envolĂšrent, laissant voir une jambe de gĂ©nisse blanche ou de veau blanc — prise dans la fourche extrĂȘme du sycomore. Telle fut la trouvaille du mĂ©canicien. C’était probant. Le veau — ou la gĂ©nisse — avait dĂ©gringole du ciel tout rĂ©cemment, et l’une de ses fractions Ă©tait restĂ©e Ă  cette place Ă©levĂ©e, oĂč les bestiaux n’ont point coutume d’aller pĂ©rir en totalitĂ© ou par lots. M. Monbardeau formula son jugement de la façon suivante — Vois-tu, Jean, n’essayons pas de nous leurrer. Au-dessus de nous, dans son belvĂ©dĂšre imprenable, un biologiste sans foi ni loi se livre Ă  de fĂ©roces expĂ©riences d’anatomie comparĂ©e. » Et, aprĂšs un mutisme oĂč ce qu’il avait osĂ© dire l’effraya lui-mĂȘme, il reprit Par exemple, si le Sarvant est le biologiste que je suppose, la matiĂšre humaine doit plutĂŽt lui manquer depuis quelque temps ; Ă©coute ce dĂ©sert ! » Leurs recherches les avaient Ă©loignĂ©s du village et rapprochĂ©s de la voie ferrĂ©e. À perte de bruit, on ne saisissait que froufrous de feuillages, sons de moustiques, gazouillis, et surtout croassements, craillements et glapissements de tous les croque-morts Ă  plumes et Ă  poils qui tenaient la province. À l’oreille, on pouvait croire que les fils d’Adam ne rĂ©gnaient plus. Comme pour protester, une locomotive et des wagons dĂ©filĂšrent avec un tintamarre spĂ©cialement ostentatoire. Cette hydre de fer soufflante et sifflante avait au moins quatre cents tĂȘtes des deux sexes, — quatre cents figures voyageuses garnissant les portiĂšres, oĂč se lisait la peur de traverser le Bugey Ă  la remorque d’une chaudiĂšre susceptible de pannes. Les Mirastellois s’en retournaient. — Ce qui est drĂŽle, » dit M. Monbardeau, c’est qu’ils ne dĂ©passent pas ce cercle
 » — Ce qui est drĂŽle, » dit M. Le Tellier, c’est que les choses qu’ils jettent ne soient pas jetĂ©es de la tache, puisqu’elle n’est pas au-dessus
 » — Bah ! la tache, c’est un dock flottant, qui se meut Ă  volontĂ© ! » — Je ne puis l’admettre. » En effet, la tache brune n’avait pas bougĂ©. Elle se carrait toujours au centre du rond bleu, dans le tĂ©lescope de la tour. Au zĂ©nith, rien. M. Le Tellier descendit au laboratoire de Maxime pour en faire part Ă  M. Monbardeau qui, de son cĂŽtĂ©, se trouvait aux prises avec la tache rouge. Mais l’astronome, qui pensait surprendre le docteur, fut par lui mĂ©dusĂ© L’analyse du sang dĂ©gageait la prĂ©sence de globules animaux mĂȘlĂ©s Ă  des globules humains. Ce sang pouvait ĂȘtre le sang d’une crĂ©ature hybride pareille aux centaures, aux satyres, aux sirĂšnes de l’antiquitĂ© fabuleuse !
 Et le Sarvant, alors, s’appelait-il donc le docteur Lerne ou le docteur Moreau ?
 La semaine d’aprĂšs, maintes fois, la nuit, sifflĂšrent des choses qui chutaient
 Elles faisaient des trous dans la terre. C’étaient des cailloux trĂšs proprement sciĂ©s ou portant les vestiges d’une attaque chimique, des branches tailladĂ©es par le couteau d’un naturaliste exercĂ©. C’étaient aussi des chairs d’oiseaux, de poissons, de mammifĂšres, toutes fort savamment ouvragĂ©es. Beaucoup d’humanitĂ© en petits morceaux
 Beaucoup de trĂ©passĂ©s qu’on avait bien de la peine Ă  reconnaĂźtre
 viL’Amorce Àtravers un sommeil agitĂ©, M. Le Tellier crut sentir une main qui le touchait. Il s’éveilla, d’un Ă -coup. Mme Arquedouve se tenait prĂšs du lit, dans la clartĂ© de l’aube. Le chĂąteau dormait. La pendule, cette veilleuse du silence, faisait seule un peu de bruit. — Quatre heures du matin. — Jean ! Ils sont lĂ  ! » Ils » prononcĂ© d’une voix pareille, ils » c’étaient les Sarvants. M. Le Tellier sauta de sa couchette, et passant une robe de chambre Ă  la hĂąte, il demandait Ă  l’aveugle — Vous les entendez ? » — Le bourdonnement, oui. Je l’entends depuis un quart d’heure. Je doutais
 je craignais de me tromper
 C’est eux. » — Un quart d’heure ! Qu’est-ce qu’ils fabriquent donc ? OĂč sont-ils ? » — Je crois qu’ils ont d’abord tournĂ© autour du chĂąteau. Maintenant on dirait qu’ils ne bougent plus
 N’ouvrez pas votre fenĂȘtre, non, c’est inutile ; je crois qu’ils sont de l’autre cĂŽtĂ© du chĂąteau, derriĂšre. » — C’est surprenant, je n’entends rien du tout. Et par ici, vous avez raison, devant Mirastel on ne dĂ©couvre absolument rien. » — Venez dans la galerie », conseilla Mme Arquedouve. De lĂ  vous pourrez voir. Mais faites bien attention en passant prĂšs de la porte de Lucie ; rappelez-vous que la moindre alerte pourrait amener une rechute ! » Ils se rendirent, sur la pointe des pieds, Ă  la galerie. On appelait ainsi un large corridor qui longe l’arriĂšre-façade, au premier Ă©tage. — Le bourdonnement se rapproche », murmura l’aveugle. Ou plutĂŽt, c’est nous qui nous en rapprochons. Jean, vous ne sentez pas ? Il fait si calme pourtant. » — Si je commence », chuchota M. Le Tellier. C’est comme une petite mouche qu’on aurait dans le cƓur, emprisonnĂ©e
 ArrĂȘtons-nous. » Ils allaient arriver Ă  la premiĂšre fenĂȘtre de la galerie. — Ne vous montrez pas, ma mĂšre ; je vais m’avancer en tapinois
 » Les carreaux frĂ©missaient imperceptiblement. M. Le Tellier avançait la tĂȘte avec prĂ©caution. Il Ă©voquait le paysage qui allait lui apparaĂźtre la pelouse montante, ceinturĂ©e de bois, sur l’escarpement du Colombier dominateur ; et il s’émouvait grandement Ă  supputer quels personnages, quelle machine habitaient ce dĂ©cor
 DerriĂšre lui, Mme Arquedouve, se retenant de haleter, attendait qu’il parlĂąt. Il vit venir, dans le cadre de la fenĂȘtre, les arbres de la mĂ©tairie, — la pente de la montagne, — le bois, — le commencement de la pelouse-clairiĂšre, — le quart de celle-ci, — le tiers, — la moitié  — Qu’est-ce qu’il y a, Jean ? Vous avez tressailli
 Mais dites-moi donc 
 » — Ah ! c’est la joie, ma mĂšre ! » s’écria M. Le Tellier dans l’allĂ©gresse. Maxime
 Maxime est lĂ  !
 Il a pu s’échapper. Ah !
 Maxime, mon enfant ! j’accours ! » — Mais, Jean, Maxime est lĂ  tout seul ? » — Oui, seul au milieu de la pelouse. Il est assis au milieu de la pelouse
 Laissez-moi descendre, courir
 Je crois qu’il a besoin qu’on le soigne
 » — Allez ! allez vite !
 — Maxime est revenu ! » rĂ©pĂ©tait joyeusement la grand’mĂšre. Et elle s’en fut par tout le chĂąteau, rĂ©veillant ses filles, le docteur, les domestiques, et leur apprenant la nouvelle enchanteresse. — Maxime est revenu ! Il s’est Ă©chappĂ© de lĂ -haut ! Venez ! Venez ! » Cependant l’astronome dĂ©bouchait sur le perron et criait Ă  son fils — Pourquoi n’entres-tu pas, mon petit ? As-tu mal ? Tu aurais dĂ» nous appeler
 » Mais, Ă  la vue de son pĂšre, Maxime se dressa, et, de loin, avec une voix et des gestes de catastrophe — N’approchez pas ! » ordonna-t-il. Au nom de Dieu, restez dans la maison ! » M. Le Tellier s’arrĂȘta. — Ce n’était pas les Sarvants qui lui faisaient peur, mais son fils. Il le voyait beaucoup mieux que de la fenĂȘtre, Ă©tant plus prĂšs de lui. Maxime se tenait debout. Il avait l’air si triste, si triste
 Il Ă©tait hĂąve, malpropre ; sa veste dĂ©cousue pendait en loques ; pas de chapeau ; et puis, par-dessus tout, ce faciĂšs Ă©garĂ© que les yeux agrandis d’horreur semblaient envahir
 Et tout cela baignĂ© de soleil levant et dans l’aurore d’un retour ! Maxime est fou ! » pensa M. Le Tellier. Cette aventure a terminĂ© l’Ɠuvre de folie que l’histoire de la petite Jeantaz avait commencĂ©e. L’hĂ©rĂ©ditĂ© aussi
 La maman n’a pas le moral bien solide
 Maxime est fou ! » Sans faire une enjambĂ©e de plus, pour ne pas le contrarier, il lui adressa des paroles calmantes — C’est entendu ; je ne bougerai pas. Mais alors, viens, viens ! Nous t’attendons. Il ne faut pas rester là
 » Le jeune homme fit un signe dĂ©sespĂ©rĂ©. De grosses larmes coulaient sur ses joues Ă©maciĂ©es. — Papa ! Je ne peux pas venir ! Je ne peux pas
 » — Voyons, voyons, mon cher petit, remets-toi
 As-tu vu ta sƓur, là
 oĂč tu Ă©tais ?
 Et Suzanne ?
 Et Henri ?
 Fabienne ?
 As-tu vu Robert ? » — Je n’ai vu que Robert. Et encore ! » LĂ -dessus, il se fit dans le chĂąteau quelque agitation. Tous ceux que Mme Arquedouve avait prĂ©venus sortaient au-devant de Maxime, Ă  peine vĂȘtus, la mine en fĂȘte sa grand’mĂšre, sa mĂšre, son oncle et sa tante, les vieux serviteurs
 Et lui, convulsif, impĂ©rieux, dĂ©solĂ©, hurlait — N’avancez pas, personne ! Allez-vous-en ! Rentrez ! Ils vont vous prendre aussi. Ils vous guettent. Vous n’entendez donc pas le bourdonnement ? » Halte ! Le bourdonnement ! c’est vrai ! Chacun l’entendit alors
 Mais qu’est-ce qui le produisait ?
 Les regards faisaient le tour du bois environnant ; c’était la seule cachette oĂč l’on pĂ»t soupçonner l’embuscade du Sarvant. — Mais on ne voit rien ! » dit M. Le Tellier. Sont-ils dans le bois, Maxime ? » — Vous ne pouvez pas comprendre ; mais obĂ©issez-moi. Nous n’avons pas de temps Ă  perdre en commentaires
 ObĂ©issez, n’approchez pas
 On ne peut rien voir, mais ils me tiennent quand mĂȘme. Je suis lĂ  comme un appĂąt
 une amorce pour attirer les gens
, parce que depuis quelque temps ils ne peuvent plus en capturer
 Vous comprenez ? Alors, n’avancez pas. Si vous m’aimez, faites qu’ils me remportent seul ! » Un cri sourd accueillit cette priĂšre, et Mme Le Tellier regagna follement le chĂąteau. Plusieurs servantes, fort Ă©motionnĂ©es, la suivirent. On distingua leurs colloques effarĂ©s et les exclamations de la malheureuse maman qui fuyait. Ils vont le remporter ! ils vont le remporter ! Oh ! ils vont le remporter ! Oh ! Oooooh !
 » M. Monbardeau raisonna — Écoute Jean pour moi, ton fils exagĂšre. RĂ©flĂ©chis ! On ne voit rien, que diable ! et il n’y a pas de nuages !
 Maxime doit ĂȘtre pris dans un fluide Ă©lectro-magnĂ©tique, dont la production cause le bourdonnement, — un fluide gouvernĂ© du haut de la tache. Rappelle-toi, c’est une hypothĂšse de ton cru, l’aimant animal. Seulement, suis-moi bien les Sarvants n’ont jamais enlevĂ© plus de trois personnes Ă  la fois. Je suis sĂ»r qu’en nous mettant Ă  cinq, avec ensemble
, en nous prĂ©cipitant sur Maxime, — toi, moi, le jardinier, ton chauffeur et le cocher
 Oui ? Ça va, Jean ? Ça va, CĂ©lestin ? ClĂ©ment ? Gauthier ?
 Attention, alors ; je vais compter trois. À trois, nous chargeons sur M. Maxime, et nous le portons au chĂąteau. Un
 Deux
 Trois ! » Le docteur avait pensĂ© juste le Sarvant n’était pas en mesure de prendre d’un coup cinq personnes. L’équipe de sauvetage parvenait Ă  moitiĂ© chemin du prisonnier sans prison, lorsqu’une force Ă©nigmatique, soulevant Maxime, alla le dĂ©poser vingt mĂštres plus loin, contre la lisiĂšre du bois. Le bourdonnement, plus aigu ce pendant, reprit alors sa pĂ©dale tĂ©nĂ©breuse. Les coureurs s’étaient arrĂȘtĂ©s. Quelle scĂšne ! Il faudrait savoir manier le crayon du sardonique M. Jean Veber, pour dessiner ce chĂąteau derriĂšre cette pelouse — aux fenĂȘtres, des faces rĂ©volutionnĂ©es de bonnes sans bonnet, en camisole de nuit, devant le perron, quelques domestiques mĂąles autour de Mme Monbardeau raidie d’effroi sous le peignoir, — Mme Arquedouve avec ses yeux d’aveugle Ă©largis par le dĂ©sir de voir, — sur la pelouse, le bloc des cinq hommes serrant l’un contre l’autre le pyjama du docteur, le tablier du jardinier, la robe de chambre de l’astronome, le gilet rayĂ© du cocher, la cotte bleue du mĂ©canicien, et faisant la grimace des calamitĂ©s, — puis, seul, en face de tous ces regards, le lamentable objet de tant d’émotions, affalĂ© dans l’herbe et pleurant, comme un JĂ©sus tombĂ© pour la troisiĂšme fois. — Ceci dans une atmosphĂšre contradictoirement lĂ©gendaire et quotidienne, donc burlesque. — Mais que faire ? que faire donc ? » chevrotait M. Le Tellier. Dis, Maxime, qu’est-ce qu’il faut faire ? » — HĂ©las ! hĂ©las ! Qu’ils prennent l’un de vous, et ils me remporteront ! Qu’ils ne prennent personne, et ils me remporteront Ă©galement !
 TĂąchons de faire durer
 C’est si terrible lĂ -haut ! Il y a des supplices !
 » Mais tout Ă  coup M. Le Tellier jeta cette alarme — Qui va lĂ  ? qui va lĂ  ?
 J’ai vu quelqu’un se glisser sous bois
 Qui va lĂ  ?
 Une ombre, vous dis-je, qui se
 Ha ! » Un Ă©clair fulgura parmi les branches ; une dĂ©tonation retentit dans le bois, tout prĂšs de Maxime ; de la fumĂ©e blanchĂątre apparut ; le jeune homme s’abattit lourdement
 Sa mĂšre, un fusil au poing, sortait de la fumĂ©e. Une femme de neige eĂ»t Ă©tĂ© moins blafarde. Elle vocifĂ©rait — Comme ça, ils ne le feront plus souffrir ! Il ne souffrira plus ! J’aime mieux ça, j’aime mieux ça ! » — Malheureuse ! ne sors pas ! » vocifĂ©rait aussi M. Le Tellier. Cache-toi ! Mais cache-toi donc ! » La dĂ©mente recula dans les broussailles, jusqu’à disparaĂźtre. À ce moment prĂ©cis, le corps de Maxime fut cahotĂ© d’un grand soubresaut, et retomba. La stupeur des assistants se prolongeait. Pareil au regard du serpent, fascinateur des yeux, — le bourdonnement du Sarvant magnĂ©tisait leurs oreilles. Puis cette sonoritĂ© obscure et grave sembla tout Ă  coup s’affaiblir, s’éloigner au fond des poitrines, et l’on n’entendit plus que la nature et le matin. M. Le Tellier interpella Mme Arquedouve. Il Ă©tait si bouleversĂ©, que l’aveugle ne savait pas qui venait de parler. — Ma mĂšre, je vous demande si vous croyez qu’ils sont partis
 ou du moins si
 la force n’est plus là
 si le fluide est remonté  si l’aimantation a cessĂ© d’agir
 » — Il n’y a plus rien, Ă  ma connaissance. » — Comment ! » dit M. Monbardeau. Ils auraient abandonnĂ© Maxime ?
 Oh ! alors, c’est qu’il est mort ! Vite, allons voir !
 C’est qu’il est mort ! Ils n’ont que faire d’un cadavre, ces vivisecteurs ! VoilĂ  pourquoi ils l’ont laissĂ© ! » Tous ensemble ils marchaient vers la forme Ă©tendue. — Ah ! saperlotte, saperlotte ! » fit tout bas le mĂ©decin. En pleine tĂȘte ! En plein rocher ! Ah ! saperlotte !
 — Non ! » s’exclama-t-il. Pas mort ! Il respire !
 Vivant ! mais il a bien l’air d’un mort. Ah ! les canailles ! Ils n’ont pas vu ça de lĂ -haut, avec leurs tĂ©lescopes ! Ça ne m’étonne pas, d’ailleurs, Ă  cinquante kilomĂštres ! » — Vivant ? » Mme Le Tellier sortait du bois. Vivant ? Maxime ?
 Il nous reste et je ne l’ai pas tuĂ© ?
 » Elle riait aux Ă©clats, la chĂšre bienheureuse dame ; elle embrassait le visage inanimĂ© de son garçon. Et sa chevelure dĂ©nouĂ©e, mi-partie rousse et blanche, s’épandait bizarrement. Or dĂ©jĂ , sans distinction de sexe, les vieux serviteurs et les jeunes domestiques buvaient l’alcool qui suit les passes Ă©mouvantes. Et ce fut ce jour-lĂ , onziĂšme du mois d’aoĂ»t, que le vent de sud-est commença de souffler. viiDu 11 AoĂ»t au 4 Septembre Pour tirer sur son enfant, elle s’était servie d’un vieux fusil de chasse ayant appartenu Ă  feu son pĂšre, M. Arquedouve. Dans la carnassiĂšre moisie elle n’avait trouvĂ© qu’une seule cartouche Ă  balle, — Ă  balle ronde. Si le coup avait bien voulu partir, c’était donc par un de ces hasards nuisibles qu’on n’oserait pas mettre dans un roman et qui est bien la seule invraisemblance de cette histoire vĂ©cue. L’antiquitĂ© de l’arme et la vĂ©tustĂ© de la poudre firent qu’au lieu de transpercer la tĂȘte de Maxime, la boule de plomb se logea dans l’épaisseur osseuse du rocher, derriĂšre l’oreille. Le soir mĂȘme, on sut que le blessĂ© s’en tirerait. Mais la guĂ©rison serait longue ; et, Ă  cette heure, il n’avait pas repris connaissance. On ne devait pas compter sur lui pour dĂ©voiler le mystĂšre de la tache carrĂ©e. Le docteur, mĂȘme, anticipant sur le rĂ©veil du jeune homme, interdit toute conversation surexcitante. Mme Le Tellier promit de se taire comme les autres. C’est elle qui soignait Maxime. Et il faut savoir qu’elle s’en acquittait admirablement. La raison lui Ă©tait revenue. Ce qu’une frayeur avait causĂ©, une autre frayeur l’avait supprimĂ©. Toutefois, il paraissait que la folie s’en fĂ»t allĂ©e avant le coup de fusil, et que Mme Le Tellier eĂ»t accompli cet acte en toute sagesse. Elle parlait sans remords de ce qu’elle avait fait, se disant prĂȘte Ă  recommencer si l’occasion venait Ă  s’offrir pour Marie-ThĂ©rĂšse, et dĂ©clarant la mort prĂ©fĂ©rable Ă  des traitements si honteux ». C’était une thĂ©orie que l’on pouvait dĂ©fendre, et Mme Le Tellier ne se fĂ»t pas privĂ©e de la soutenir avec plus de chaleur encore si elle avait connu dans toute leur atrocitĂ© la pluie et la grĂȘle du 3 aoĂ»t. Mais son mari et son beau-frĂšre avaient gardĂ© le secret Ă  ce propos, et ils espĂ©raient le garder longtemps, quoiqu’une pareille dissimulation fĂ»t chaque jour plus malaisĂ©e. Plus malaisĂ©e ?
 Pourquoi ? Parce que souvent, au milieu de la nuit, dans les tĂ©nĂšbres chauffĂ©es par le vent du sud-est, grandissaient des sifflements sinistres que le docteur et l’astronome connaissaient bien
 — Mme Arquedouve s’en inquiĂ©ta violemment. On lui dit que c’était des chutes d’aĂ©rolithes. La Saint-Laurent, Ă©poque des Ă©toiles filantes, appuya ce mensonge. Mme Arquedouve accepta l’explication. DĂšs l’aube, M. Monbardeau et M. Le Tellier partaient, le cƓur serrĂ©, vers les choses tombĂ©es jamais plus il n’en tomba le jour et ils ne quittaient pas les entours de Talissieu sans avoir dĂ©couvert au moins autant d’objets qu’il y avait eu de sifflements. Ils trouvaient force dĂ©tritus minutieusement ouvrĂ©s, appartenant aux trois rĂšgnes de la nature. Les bĂȘtes et les gens portaient quelquefois de singuliers stigmates, rĂ©vĂ©lateurs d’asphyxie totale ou non, de compression et de dĂ©compression, ou des tortures les plus raffinĂ©es
 AprĂšs avoir identifiĂ© les cadavres nĂ©gativement — c’est-Ă -dire aprĂšs avoir acquis l’assurance qu’ils n’étaient pas ceux de Marie-ThĂ©rese, d’Henri Monbardeau, de sa femme, de Suzanne ou de Robert — ils leur donnaient la sĂ©pulture. Quand, aux aspects d’un suppliciĂ©, ils avaient reconnu quelqu’un du pays, la prĂ©voyance leur conseillait de n’en rien dire. Mais, le bruit de la trĂȘve s’étant rĂ©pandu, d’autres Bugistes secourables s’avisaient comme eux d’aller de bourg en bourg, dans des ambulances automobiles, faire les infirmiers et les pourvoyeurs. Ceux-lĂ  aussi s’aperçurent qu’il grĂȘlait des morts Ă  Talissieu. Ils en semĂšrent la nouvelle. Et bientĂŽt, dans cette contrĂ©e de lĂ©thargie, oĂč peu Ă  peu s’était instaurĂ©e chez les campagnards une vie vĂ©gĂ©tative presque tranquille, — la terreur redoubla. Pendant leurs investigations matinales, M. Monbardeau et M. Le Tellier rencontrĂšrent des hommes et des femmes qui se livraient Ă  la mĂȘme besogne funĂ©raire. C’étaient les parents ou les amis des disparus. On ne sait quelle insupportable angoisse les avait chassĂ©s de leurs taudis fortifiĂ©s, au risque d’ĂȘtre enlevĂ©s Ă  leur tour. Plusieurs venaient de trĂšs loin. La rĂ©clusion les avait jaunis ; le grand jour faisait cligner leurs yeux constamment. Ils vagabondaient sans mĂ©thode et parfois sans projet. Un soleil formidable frappait leurs tĂȘtes ivoirines, Ă  l’ombre depuis si longtemps. L’insolation les tuait ou les faisait se tuer. L’ardente brise du sud-est balança d’autres pendus. À cause de cela et des chiens enragĂ©s, des renards, des loups de quelques ours, a-t-on dit, Ă  cause des maladies de toutes sortes, on mourut encore beaucoup dans le Bugey, du 11 aoĂ»t au 4 septembre. Mais il est prouvĂ© que le Sarvant n’y contribua d’aucune façon, bien que le contraire ait Ă©tĂ© soutenu par une foule d’obsĂ©dĂ©s. M. Le Tellier s’opposa de tout son pouvoir Ă  ces sorties meurtriĂšres, qui prirent fin d’elles-mĂȘmes. L’époque de leur cessation coĂŻncidant avec un mieux sensible dans la torpeur de son fils, l’astronome rĂ©solut de se rendre Ă  l’invitation pressante que le duc d’AgnĂšs lui avait faite au cours d’une lettre en date du 22 aoĂ»t piĂšce 618 et d’aller passer Ă  Paris quelques heures de dĂ©tente, — ce qui, entre parenthĂšses, lui permettrait de tĂ©moigner au duc un peu de sympathie et de gratitude. Cette lettre, nous ne la reproduirons pas. Elle est fort longue. M. d’AgnĂšs y mande Ă  M. Le Tellier qu’on a fixĂ© au 6 septembre le duel de vitesse entre son aĂ©roplane et le dirigeable de l’État. Il rappelle le nom de sa machine l’Épervier ; donne celui de l’aĂ©ronef le ProlĂ©taire ; fournit des renseignements techniques sur la course, et souhaite vivement que M. Le Tellier assiste Ă  la lutte et juge par lui-mĂȘme de l’hippogriffe moderne sur lequel on va poursuive les ravisseurs de sa fille. Il dit que son monoplan fait plus de 180 Ă  l’heure, mais que sa rapiditĂ© n’est rien comparĂ©e Ă  sa stabilitĂ©. Ce n’est pas encore l’équilibrage automatique, mais c’est dĂ©jĂ  quelque chose de rudement bien. — Partant de ce principe que, si l’aviateur voyait les vagues du vent comme le navigateur aperçoit les lames de l’eau, il lui serait aisĂ© de gouverner contre elles, — BachmĂšs a imaginĂ© un appareil stabilisateur dont le but est de rendre perceptible au pilote le flot aĂ©rien. Des antennes lĂ©gĂšres rayonnent autour de l’aĂ©roplane. Par sensibilitĂ© Ă©lectrique, elles s’émeuvent au moindre remous jusqu’à trente mĂštres de leur pointe, et communiquent leurs indications au cadran qui se trouve placĂ© sous les yeux de l’intĂ©ressĂ©. » Le dĂ©part serait donnĂ© en plein Paris, au-dessus de l’esplanade des Invalides, oĂč l’arrivĂ©e s’accomplirait Ă©galement. Cette mesure avait pour objet d’éviter les dĂ©placements d’une multitude nerveuse. Les deux concurrents iraient doubler la cathĂ©drale de Meaux et reviendraient sur eux-mĂȘmes, couvrant quatre-vingt cinq kilomĂštres. M. Le Tellier partit le 4 septembre Ă  10 heures 29 du soir, comme la derniĂšre fois. viiiLe Cahier rouge Vint le jour de la course. Il faisait beau. M. Le Tellier s’en aperçut quand la concierge vint pousser les volets et lui servir son chocolat. Le digne savant dĂ©teste les hĂŽtels autant que ce qu’il nomme faire des embarras », aussi Ă©tait-il descendu chez lui et sans valet de chambre. Il faisait beau. Le soleil illuminait l’appartement dĂ©pouillĂ© de ses rideaux et de ses tapis, aux lustres emmaillotĂ©s, aux meubles recouverts de housses, et rempli d’une odeur de camphre, de vĂ©tiver et de poivre. Les carreaux Ă©taient badigeonnĂ©s de blanc d’Espagne, et dans le salon, des enveloppes cachaient les aquarelles renommĂ©es les Harpignies, les Filliards, les Le Mains. Il faisait beau. La course serait belle. En s’habillant, M. Le Tellier repassa ce dont ils avaient convenu, lui et le duc d’AgnĂšs. Le coup de canon du dĂ©part tonnerait Ă  dix heures ; Ă  neuf heures et demie, une automobile appartenant au duc se tiendrait Ă  la porte de M. Le Tellier, le conduirait aux Invalides pour assister au premier acte de l’épreuve, puis aussitĂŽt s’en irait se poster Ă  l’entrĂ©e de Paris, afin qu’il pĂ»t voir les pĂ©ripĂ©ties des derniers kilomĂštres. Un insigne spĂ©cial servirait de coupe-file Ă  la voiture. Il faisait beau. Un brouhaha de peuple en marche montait du boulevard Saint-Germain, noir de monde qui passait dans le mĂȘme sens, de gauche Ă  droite. Pour l’heure, tout le grouillement de la capitale devait se diriger vers la ligne du parcours, dont les journaux donnaient le relevĂ©. Eh ! le moment s’approche ! » pensa M. Le Tellier. Il prit sa montre exacte, pour la mettre au gousset. Juste neuf heures et demie. » PrĂ©cisĂ©ment alors, un coup de timbre rĂ©sonna dans l’antichambre, comme pour sonner cette demie, Ă  dĂ©faut des pendules arrĂȘtĂ©es. Souriant de la coĂŻncidence, M. Le Tellier fut ouvrir lui-mĂȘme
 Et le sourire quitta ses lĂšvres soudainement dĂ©colorĂ©es. M. Monbardeau se tenait lĂ , en costume de voyage, et le regardait avec tristesse. — Qu’y a-t-il encore ?
 C’est grave ?
 » — Rassure-toi. Tous ceux que tu as laissĂ©s Ă  Mirastel se portent bien. Mais, en effet
 » — Marie-ThĂ©rĂšse
 » — Non, non !
 — Robert est mort, mon pauvre vieux ! » — Ah ! !
 Mais comment le sais-tu ?
 Et pourquoi laisser seuls Maxime, qui est si malade encore, et les femmes ?
 Ne pouvais-tu m’écrire ou me tĂ©lĂ©graphier ? » — J’avais mes raisons, tu peux le croire
 Écoute-moi » L’avant-derniĂšre nuit — celle de ton dĂ©part — j’ai Ă©tĂ© rĂ©veillĂ© par un sifflement de chute ; et, comme d’habitude, je suis allĂ© dĂšs le matin, hier, dans la direction voulue. Mme Arquedouve m’avait dit Un aĂ©rolithe est tombĂ© cette nuit entre Aignoz et Talissieu.» LĂ , c’est le marais. » Au bout de trois heures, aidĂ© de quelques hommes tĂ©mĂ©raires et surtout cupides, Ă  qui j’avais promis une bonne Ă©trenne, il me fut permis de retrouver
 » C’était dans un endroit limoneux Ă  l’extrĂȘme ; nous avancions sur des planches qu’il fallait sans cesse enlever derriĂšre nous et rejeter en avant
 — Au fond d’une espĂšce de flache creusĂ©e par la violence du choc, une masse informe s’enlizait lentement. Nous l’avons dĂ©gagĂ©e au prix d’efforts incroyables
 Quelque chose me disait que nous ne devions pas cĂ©der
 » J’ai vu tout de suite qu’il n’était pas mort de sa chute, mais bien avant. La commotion n’avait broyĂ© qu’un cadavre
 Il est mort asphyxié  asphyxiĂ© surtout. Il avait la face enflĂ©e, les lĂšvres Ă©paisses et noires comme toute la figure, les yeux extraordinairement ternes, la bouche pleine de sang coagulĂ©. J’ai cru m’apercevoir aussi qu’il avait subi des pressions variĂ©es
 Quand nous mettons des animaux dans le vide, par expĂ©rience, ils deviennent ce qu’était Robert
 Une brĂšve autopsie m’a dĂ©montrĂ© que son corps avait gonflĂ©, qu’il s’était boursouflĂ©, que le sang avait jailli de l’épiderme ainsi qu’une sueur giclante
 qu’il avait, en quelque sorte, explosé  Certains dĂ©bris anatomiques portaient dĂ©jĂ  des marques analogues, mais beaucoup moins accentuĂ©es
 Il n’a pas Ă©tĂ© vivisĂ©quĂ©, non, non, il ne l’a pas Ă©tĂ©, lui ! » — Quelle abomination !
 Mais cela ne me dit pas pourquoi tu es venu ? » — Je suis venu pour accomplir ses derniĂšres volontĂ©s. » M. Monbardeau tira de sa poche un cahier rouge Ă  fermoirs de cuivre, que l’astronome se souvint d’avoir vu quelque part. — Je suis venu pour te remettre ce manuscrit. Robert le portait sous ses vĂȘtements, liĂ© par une ceinture Ă  mĂȘme la peau. Lis ce qui est Ă©crit sur l’étiquette. » — Pour remettre le plus tĂŽt possible Ă  M. Le Tellier, directeur de l’Observatoire. S’il est mort au docteur Monbardeau, d’Artemare. S’il est mort au duc d’AgnĂšs. S’il est mort au chef de l’État. » En voyant l’écriture de Robert Collin, M. Le Tellier ne put retenir ses larmes. Il ouvrait les fermoirs d’une main maladroite Ă  force d’impatience, et disait — ChĂšre, chĂšre victime de son dĂ©vouement ! Pauvre petit !
 HĂ©las ! il y a deux mois qu’il s’est fait enlever ! C’était avant toutes ces histoires de tache carrĂ©e ?
 Deux mois de captivitĂ© pour l’amour de Marie-ThĂ©rĂšse !
 HĂ©las ! le beau rĂȘve qu’il avait fait ! Et penser que ce rĂȘve-lĂ  ne se serait pas rĂ©alisĂ© ! que Robert, sans doute, n’aurait pas Ă©tĂ© ce qu’il est rĂ©servĂ© au duc de devenir
 si ma fille nous est jamais rendue !
 Pour lui, ne vaut-il pas mieux ĂȘtre mort ?
 » Voyons ce qu’il me dit
 — HĂ© ? qui est lĂ  ? » — Excusez, monsieur, » fit la concierge, qui venait d’entrer, il y a en bas des monsieurs qui disent qu’ils vous attendent. » — Ah ! l’auto ! C’est vrai !
 — Vois-tu, Calixte, je suis absolument forcĂ© d’aller Ă  cette course
 Et me voilĂ  en retard dĂ©jà
 Tiens tu vas venir avec moi. Je t’emmĂšne. Nous lirons le cahier en route. Viens comme tu es ; viens
 — Mon bon petit Robert ! Quelle perte ! Quelle perte !
 » Parmi la foule dĂ©ambulante, une centaine de badauds faisaient cercle autour de l’automobile. Cette quatre-baquets fastueuse les intriguait d’ĂȘtre si longue et si basse, peinte en gris souris comme un torpilleur, d’ĂȘtre montĂ©e par deux chauffeurs Ă  la livrĂ©e kaki, brassardĂ©s d’un ruban tricolore, et d’avoir en guise de lanternes deux flammes aux couleurs de l’AĂ©ro-Club, organisateur sportif de la journĂ©e. Les chauffeurs ĂŽtĂšrent la casquette. L’un d’eux remit Ă  M. Le Tellier le brassard blanc des commissaires officiels. — DĂ©pĂȘchons-nous, Monsieur, » lui dit-il d’un ton respectueux, on va manquer le dĂ©part, il n’y a pas d’erreur. » Mais M. Le Tellier estimait Ă  prĂ©sent que la course Ă©tait secondaire, et, pendant que la voiture dĂ©marrait avec un brio de 90-HP conduite par un mercenaire impitoyable aux pneus, il commença de lire Ă  M. Monbardeau ce que Robert avait tracĂ© pour lui, d’un crayon net et rĂ©gulier, du moins aux premiĂšres pages. Il en Ă©tait Ă  la cinquiĂšme ligne, quand l’un des hommes kaki se retourna — Je crois que ce n’est pas la peine d’aller jusqu’à l’esplanade
 Il n’y a pas d’erreur un monde fou
 Jamais nous n’arriverions
 Si Monsieur veut, on pourrait prendre par la Concorde et la rue Royale, et puis enfiler les grands boulevards. Comme ça, on les verra passer, et ça sera toujours ça de gagnĂ© pour arriver plus tĂŽt Ă  la sortie de Paris
 Il n’y a pas d’erreur. » — Faites comme vous voudrez », dit l’astronome. Et il reprit sa lecture interrompue. ixLe Journal de Robert Collin Tel on va lire le journal de Robert Collin, tel M. Le Tellier le lut Ă  M. Monbardeau, dans l’automobile de M. d’AgnĂšs, au milieu du peuple de Paris[10]. Donc, l’astronome recommença 4 juillet, 3 heures de l’aprĂšs-midi. Vingt-quatre heures Ă©coulĂ©es depuis mon enlĂšvement. Jusqu’ici, j’ai eu trop de choses Ă  observer pour pouvoir Ă©crire. Je compte faire un journal avec ce que je verrai, et le faire parvenir Ă  qui pourra se servir de mes renseignements pour dĂ©livrer les prisonniers. Le faire parvenir ! Comment ? Je ne sais
 C’est donc hier Ă  trois heures hier mercredi 3 juillet que je suis devenu la proie des Sarvants. Volontairement. Il y avait dĂ©jĂ  du temps que je m’exposais seul. Ils semblaient ne pas vouloir de moi. Enfin hier, comme je traversais le Forestel un prĂ© Ă  mi-chemin du Grand Colombier et de Virieu-le-Petit, j’entendis le bourdonnement proverbial s’approcher, descendre vers moi. Le grĂ©sillement des sauterelles Ă©tait aussi fort que lui. Il avait l’air loin. Je regardai en l’air, mais ne vis rien. Mon cƓur faisait plus de bruit que les Sarvants et les sauterelles. Le moment si attendu m’effrayait. J’avais bien l’idĂ©e de certaines choses, mais vague. Je savais que j’allais ĂȘtre emportĂ© en l’air, trĂšs haut j’étais vĂȘtu en consĂ©quence de vĂȘtements tout ce qu’il y a de plus chaud. J’attendais l’impression du pompage ou de l’attraction qui allait m’enlever vers un ballon ou un autre engin cachĂ© dans la distance, lorsque je me sentis happĂ© brutalement par derriĂšre, au torse, et soulevĂ© comme par une poigne gigantesque, dure, violente. Gestes fous. Tentative pour me retourner vers l’agresseur. Peine perdue. Je me dĂ©battis. Pendant ce temps, ce qui me tenait me tira en arriĂšre, Ă  soi, et me lĂącha. Seulement, je ne tombai pas. Il y avait entre mes pieds et le sol un espace de quelques centimĂštres. Un claquement inexplicable retentit. Le bourdonnement prit de l’importance et fut compliquĂ© d’autres sons, mais c’est tout ce que j’entendais ; plus de sauterelles ni rien autre. — Alors j’essayai de me sauver, maudissant ma tĂ©mĂ©ritĂ©, fou de peur. Mais incontinent je me heurtai Ă  une rĂ©sistance, Ă  une rigiditĂ© sans aspect. Je bondis dans le sens opposĂ© mĂȘme rempart. Comme si un hypnotiseur m’avait ordonnĂ© de croire qu’il y avait toujours devant moi un obstacle ; comme si l’air s’était solidifiĂ© autour de moi tout en restant aussi transparent. Je crus vraiment Ă  de la suggestion, surtout Ă  cause du soulĂšvement, qui me rappelait des expĂ©riences de spiritisme taxĂ©es de fraudes jusqu’alors. Tout ceci une seconde. Puis, soudaine, une force incalculable venue d’en bas — montĂ©e inexorablement dĂ©chaĂźnĂ©e de je ne sais quelle poussĂ©e que je sentis agir sous mes semelles tout Ă  coup — me lança en l’air. On aurait dit que la terre me jetait au ciel. J’étais une sorte de boulet de canon projeté  Et j’étais seul au milieu de l’espace, Ă  monter tout droit, vite, vite
 En dessous, le prĂ© du Forestel n’était dĂ©jĂ  plus que le centre mesquin d’un cercle immense s’agrandissant sans cesse, et le Colombier paraissait s’aplatir au niveau du reste. À cause de mon ascension rapide, le cercle — la Terre — semblait un entonnoir mouvant dont tous les points se seraient prĂ©cipitĂ©s vers le milieu, aspirĂ©s par une ventouse centrale. Sensation de nausĂ©e au-dessus de cette cuvette vertigineuse, atrocement Ă©cƓurante. Le vertige me paralysait. D’abord j’avais gesticulĂ© comme les hommes de ChĂątel, pour m’échapper. Maintenant l’effroi du gouffre me pĂ©trifiait, — la peur d’y retomber, si la force mystĂ©rieuse venait Ă  manquer. Je m’aperçus que j’étais dans la posture d’un accroupi. Accroupi ? Sur quoi ? Sur une immatĂ©rielle et pourtant solide plate-forme, — immatĂ©rielle et pourtant rĂ©elle, irrĂ©elle et cependant matĂ©rielle, — un plateau qui n’existait pas et pourtant qui, oui, qui vibrait ! — Impossible de bouger pour contrĂŽler. Le vertige armure sans jointures. Je voulus consulter les instruments dont je m’étais nanti, le baromĂštre entre autres ; impossible. NĂ©anmoins, je parvins Ă  raisonner dans mon immobilitĂ©. Je rĂ©ussis Ă  Ă©couter. Le bourdonnement persĂ©vĂ©rait alentour. Il y avait aussi le bruit, le vent de mon ascension sssssssssss
 Mais je ne sentais aucun souffle. Alors je pensai ĂȘtre dans un courant d’air ascensionnel, au sein d’une colonne verticale de vent artificiel qui me soulevait aussi vite qu’elle-mĂȘme fusait vers le zĂ©nith
 Mais cela n’expliquait pas le contact solide de mon point d’appui. À ce moment-lĂ , j’avais encore la conviction que cette ascension n’était que la premiĂšre phase du voyage, — que j’allais bientĂŽt parvenir Ă  l’engin oĂč se trouvait la pompe ou l’aimant, — et que cet engin m’emmĂšnerait Ă  travers l’éther, sans doute dans un astre. Car mon arriĂšre-pensĂ©e avait toujours Ă©tĂ© que les Sarvants Ă©taient les habitants d’une planĂšte quelconque, leurs agissements m’ayant toujours paru extra-terrestres, — merveilleux, comme on dit. Aussi je surveillais en haut l’apparition de cet engin, qui ne se montrait pas. Et je m’élevais toujours. Le disque de la Terre comprenait une Ă©tendue immense de pays, dĂ©jĂ  beaucoup moins riche en couleurs, et flou. Le Mont Blanc faisait un ressaut Ă©blouissant qui se nivelait de plus en plus. J’avais de beaucoup dĂ©passĂ© sa hauteur. Comment ! » pensai-je, me voici Ă  plus de mĂštres et je n’ai pas froid ! » J’évalue Ă  mĂštres l’altitude oĂč je me trouvais. La tempĂ©rature baissant de 1° par 215 mĂštres environ, j’aurais dĂ» ĂȘtre couvert de glaçons ; ma respiration aurait dĂ» faire une vapeur Ă©paisse ; j’aurais dĂ» grelotter ; j’aurais dĂ» subir le mal des montagnes, contre lequel j’avais emportĂ© un ballon d’oxygĂšne
 Probablement, tout cela allait se produire
 J’observai mon souffle, qui devait devenir gĂȘnĂ©, accĂ©lĂ©rĂ©, laborieux, — mon cƓur, qui devait prĂ©cipiter ses coups. Je guettai la sensation de plĂ©nitude des vaisseaux, le battement de la carotide. Je m’attendais Ă  saigner du nez d’un moment Ă  l’autre. Ma tĂȘte allait me faire mal, certainement. Je luttais d’avance contre l’hĂ©bĂ©tude des sens, la somnolence, la prostration morale. Il me semblait dĂ©jĂ  sentir la soif caractĂ©ristique, le dĂ©sir des boissons froides, — nausĂ©es, langue sĂšche, Ă©ructations, douleurs aux genoux, aux jambes, comme aprĂšs une longue marche, Ă©puisement
 — Mais, sauf l’écƓurement dĂ» au vertige, rien de tout cela. Aucun des symptĂŽmes que j’avais soigneusement Ă©tudiĂ©s dans les livres. Et pourtant je montais encore, et j’avais La certitude que si j’avais pu prendre le thermomĂštre et le regarder, j’aurais vu qu’il marquait dans les 16 ou 18° au-dessus de 0. Il faisait trĂšs bon, en somme. Et pourtant j’étais au moins Ă  mĂštres ! plus haut que le Gaurisankar ! lĂ  oĂč le thermomĂštre aurait dĂ» marquer 35° au-dessous de 0 !
 Je me rappelai avec stupeur que, sans l’aide de l’oxygĂšne, aucun homme n’avait atteint ces rĂ©gions sans s’évanouir. Berson et SĂŒring sont arrivĂ©s Ă  mĂštres, mais avec des respirols Ă  oxygĂšne. — Et d’ailleurs n’étais-je pas plus haut, maintenant ? C’était un rĂȘve ! Il fallait contrĂŽler
 Je fis un effort, qui rĂ©ussit, le vertige diminuant avec l’éloignement de la Terre ; et je pus saisir derriĂšre mon dos le ballon d’oxygĂšne, dont je tins l’embouchure prĂšs de mes lĂšvres, en cas d’alerte. Ensuite le thermomĂštre + 18° centigrade ! Et le baromĂštre 160 millimĂštres ! exactement la mĂȘme pression qu’à la surface du sol ! la pression moyenne de la terre ferme !
 Est-ce que vraiment j’étais encore Ă  terre ?
 Je me crus idiot. — Mon Ă©tat d’esprit diffĂ©rait quelque peu de celui, hĂ©roĂŻque, que je m’étais prĂ©dit ! Naturellement, une page de ce cahier reprĂ©sente une minute. J’écoutai mieux. Il me sembla percevoir
, et je perçus assez nettement, un doux petit clapement double qui faisait, veloutĂ© clip clap, clip clap, clip clap » et ainsi de suite. Étant seul — et quelle solitude ! — j’attribuai ce bruit Ă  moi-mĂȘme. N’était-ce pas un effet de l’altitude sur ma physiologie ?
 Au moyen de ma montre, et pensant que je m’élevais toujours avec la mĂȘme vitesse, je fis des approximations de hauteur. BientĂŽt je fus assurĂ© d’avoir atteint mĂštres — le record des ballons-sondes non montĂ©s ! Mais lĂ  j’éprouvai l’illusion d’ĂȘtre immobile, parce que l’éloignement continu de la Terre trop lointaine n’était plus sensible d’un seul regard. En levant les yeux, par exemple, je vis le ciel se dĂ©bleuir, s’assombrir ; et puis, soudainement, au-dessus de moi, j’aperçus Ă  ma droite — c’est-Ă -dire un peu au sud du point vers lequel je montais — une noirceur qui grossissait Ă  vue d’Ɠil. Il me sembla qu’elle tombait, mais c’est moi qui montais vers sa fixitĂ©. J’allais la regarder dans ma jumelle ; mais un malaise, Ă  l’improviste, m’en empĂȘcha. Un bourdonnement d’oreilles battit une roulade de tambours incessants. Il me sembla que le clip clap » venait de s’arrĂȘter brusquement. Je fus saisi par un grand froid ; mes bras et les muscles de mon cou s’ankylosĂšrent Ă©lectivement et progressivement ; j’éprouvai une difficultĂ© incroyable Ă  respirer ; mes yeux se voilĂšrent, et c’est Ă  peine si je pus constater que le thermomĂštre avait baissĂ©, d’un plongeon terrible, vers — 22°, et qu’il continuait Ă  baisser
 Il me fut interdit d’aller chercher le baromĂštre dans l’une de mes poches
 Toutefois, mes yeux dĂ©faillants crurent discerner une forme qui s’affirmait partout, de tous cĂŽtĂ©s Ă  la fois. Il me parut que l’air s’obscurcissait
 Mais n’était-ce pas une rĂ©sultante de ce dĂ©but d’évanouissement ? L’instinct de la conservation me fit trouver l’embouchure de la vessie pleine d’oxygĂšne ; et alors, immĂ©diatement, je repris mes sens. Toute faiblesse fut dissipĂ©e. J’étais enfermĂ© dans un haut et vaste cylindre de glace, — une espĂšce de tourelle close. J’étais accroupi sur le fond d’un bocal de glace dont l’épaisseur augmentait continuellement et qui attĂ©nuait le jour de plus en plus. Et il neigeait dans ce cylindre. Mes vĂȘtements Ă©taient couverts de givre ; ma barbe avait des stalactites gelĂ©es ; mon haleine se rĂ©solvait en grĂ©sil. J’avais l’air d’ĂȘtre emprisonnĂ© dans un cruchon de verre frappé  Tout d’un coup, le doux clip clap » reprit, avec un entrain — dirai-je alerte ou mĂȘme allĂšgre ? — comme pour rattraper le temps perdu. Je crois que c’était derriĂšre mon dos. Ce bruit enchantĂ© s’accompagnait d’un espĂšce de courant de chaleur et de sĂ©cheresse. La tempĂ©rature remonta ; la lumiĂšre revint ; le flacon rĂ©frigĂ©rant fondait. BientĂŽt il n’en resta plus qu’une mince feuille de gel cylindrique, et cette feuille — ce tube — disparut Ă  son tour, comme essuyĂ©e. Avec elle, partit le dernier soupçon de malaise, comme essuyĂ© aussi
 Je me retrouvai seul au milieu de l’immensitĂ©, montant toujours. Le mirage avait durĂ© quelques secondes. Cependant le ciel Ă©tait sensiblement moins bleu qu’avant, et le point noir, trĂšs grossi, Ă©tait devenu une macule carrĂ©e. C’est alors que je voulus reprendre ma jumelle pour observer cette macule. Mais je me rappelai qu’aux premiers instants de ma pĂąmoison elle s’était Ă©chappĂ©e de mes mains. J’en ressentais une vive contrariĂ©tĂ©, quand, Ă  ma profonde stupeur
 » Ici, M. Le Tellier cessa de lire le cahier rouge. Une clameur incalculable avait dĂ©tournĂ© son attention. L’automobile dĂ©bouchait place de l’OpĂ©ra. Le coup de canon venait d’annoncer le dĂ©part de la course et roulait sur Paris en Ă©chos d’enthousiasme et de gloire. xLe fameux Vendredi 6 Septembre Pour la premiĂšre fois, le vieux ciel de LutĂšce allait servir de lice Ă  des rĂ©gates aĂ©riennes. Il Ă©tait d’un bleu de gala. Toute la ville fourmillait. La moitiĂ© du peuple envahissait les toits. Depuis le matin, les Ă©difices se couronnaient du grouillement des hommes. Des lucarnes s’étaient louĂ©es comme des avant-scĂšnes de premiĂšre. SurchargĂ©s de spectateurs, plusieurs balcons avaient dĂ©jĂ  croulĂ©. Certaines maisons semblaient animĂ©es, tant leurs façades et leurs terrasses s’enduisaient d’humanitĂ© remuante. L’onde Ă©paisse de la foule mouvait ses lents tourbillons aux fleuves des rues, aux Ă©tangs des places, et surtout dans les quartiers coupĂ©s par l’itinĂ©raire du match. Cette droite idĂ©ale, tirĂ©e des Invalides Ă  la cathĂ©drale de Meaux, traversait le carrefour de la rue Louis-le-Grand, de la rue de la ChaussĂ©e-d’Antin, du boulevard des Italiens et du boulevard des Capucines ; et lĂ  mieux qu’autre part, les immeubles disparaissaient Ă  demi sous une carapace vivante. La citĂ© prodigieuse tenait lieu d’estrade Ă  tout un monde. Une infinie rumeur de ColisĂ©e-titan la remplissait. Une odeur de mĂ©nagerie et d’arrosage, montant du sol, alourdissait la chaleur du beau Jour estival. On ne parlait pas du PĂ©ril ; on ne parlait que de la course. Les deux appareils compĂ©titeurs dĂ©frayaient d’intenses causeries. Personne encore ne les avait aperçus, et cependant chacun tenait pour son favori, les uns prĂ©fĂ©rant le moins lourd que l’air au plus lourd, les autres pariant contre l’État ou contre le Capital, et beaucoup d’autres basant leur opinion sur la sympathie plus ou moins irrĂ©sistible qu’ils Ă©prouvaient Ă  l’égard des pilotes. Les pilotes — les dieux du moment — c’étaient le duc d’AgnĂšs, jockey de l’Épervier, et le capitaine Santus, cornac du ProlĂ©taire. Des camelots vendaient leur biographie et leur portrait. Ils les tendaient au bout d’une perche aux curieux des balcons, et s’accrochaient aux voitures qui s’efforçaient de gagner la banlieue du cĂŽtĂ© de Meaux. À mesure que l’heure avançait, le public, tassĂ©, devenait trĂ©pidant. La circulation des chaussĂ©es augmentait comme dans les artĂšres d’un fiĂ©vreux. Au carrefour Louis-le-Grand, l’effervescence atteignit son maximum vers neuf heures quarante-cinq. DĂšs cet instant, ceux d’en bas, ne pouvant rien entrevoir, criaient Ă  ceux d’en haut, derriĂšre les lettres-monstres des affiches, parmi les inscriptions-rĂ©clames et les tuyaux de cheminĂ©e — Les voyez-vous ? — Sont-ils en l’air ? » De la plate-forme du Pavillon de Hanovre, des combles du Vaudeville, du sommet de tous les dessus, on leur rĂ©pondait — Non ! » Des lazzi s’ensuivaient. Cela produisait une jolie confusion d’apostrophes. Et ceux d’en bas continuaient Ă  regarder ceux d’en haut, qui regardaient tous, au loin, Ă  droite du dĂŽme des Invalides plus dorĂ© de soleil encore que de peinture, deux granules brillants, deux ballonnets captifs maintenus Ă  l’intervalle de cent mĂštres et dĂ©terminant la ligne de dĂ©part, — qui Ă©tait aussi la ligne d’arrivĂ©e. LĂ -bas, sous les petits ballons, il devait y avoir un dĂ©ploiement considĂ©rable de tribunes, de musiques et de fleurs. Le faste national y drapait son velours incarnat aux crĂ©pines d’or. La Marseillaise sans doute
 Mais, Ă  neuf heures cinquante, l’assistance des toitures s’agita, pareille au champ que la brise rĂ©veille ; il y eut comme un soupir d’allĂ©gresse, profond, frĂ©missant, gigantesque ; et puis cette phrase cent mille et cent mille fois redite — VoilĂ  le ProlĂ©taire qui s’enlĂšve ! » Ils le voyaient. C’était un long cigare effilĂ©, jaune, vermeil. Il montait, satinĂ© de reflets matinaux. Dans les lorgnettes, on distinguait l’hĂ©lice qui tournait avec des lueurs d’éclair
 — Voici d’AgnĂšs ! Voici l’Épervier maintenant ! » — HĂ© ? si petit ? cette petite chose qui plane, qui va et vient ?
 » — C’est lui ; mais vous voyez bien qu’il dĂ©crit des spirales autour du dirigeable
 » — Ah ! ils sont de niveau !
 » — De niveau avec les ballonnets
 » — Au delĂ  des ballonnets !
 » On suivait passionnĂ©ment les Ă©volutions de l’aĂ©roplane et de l’aĂ©ronef. Le ProlĂ©taire, majestueux, vira de bord et mit le cap sur Meaux. On ne l’avait plus de profil, mais de face. Il ressemblait ainsi Ă  quelque sphĂ©rique de faible dimension. L’Épervier, prĂšs de lui, Ă©tendait ses ailes rigides. C’est de la sorte qu’ils devaient passer la ligne de dĂ©part ; on le comprenait. Alors tonna le coup de canon signal, tirĂ© par une coulevrine des Invalides antĂ©rieure aux montgolfiĂšres et maintenant deux fois historique. Alors tonna le coup de canon pathĂ©tique, somptueux, solennel, Ă  qui rĂ©pondit une incalculable clameur populaire, et qui roula sur Paris en Ă©chos d’enthousiasme et de gloire. Santus et d’AgnĂšs Ă©taient partis. Une joie Ă©norme trĂ©pigna le plomb des terrasses. Ils venaient droit sur le carrefour. Les ombrelles se fermĂšrent et, plus haut que tout, les cinĂ©matographes dĂ©coupĂšrent leur silhouette prĂ©vue. Les lorgnettes affublaient les gens de deux longs yeux de langouste noire. Elles leur montraient le ProlĂ©taire et l’Épervier cĂŽte Ă  cĂŽte, de plus en plus gros, le ProlĂ©taire jaune et l’Épervier
 ah ! bleu ! Bleu, l’Épervier !
 La nouvelle courut Ă  travers la foule ainsi qu’un feu follet retentissant. Bleu ! le monoplan Ă©tait bleu ! On ne s’y attendait pas, mais on Ă©tait content que cet oiseau fĂ»t bleu, couleur du temps et du PĂ©ril, comme un peu de ciel matĂ©rialisĂ© en Ă©lĂ©gance. Bleu, l’oiseau ! D’une taille des Mille et une Nuits et de la nuance des contes de fĂ©es ! — Vole Ă  moi promptement ! » disait la multitude avec des rires sans nombre
 Les cinĂ©matographes commencĂšrent Ă  fonctionner, les photo-jumelles Ă©taient en joue
 Ils volaient Ă  cent pieds de haut. Dans l’air calme ils approchaient en trombe, silencieusement. L’aĂ©roplane, muni de son capteur Ă©lectrique, ne faisait pas le bacchanal ordinaire. On voyait les deux hĂ©lices tournoyer, semblables Ă  deux soleils nĂ©buleux
 et l’on Ă©couta leur double vrombissement de sirĂšnes suraiguĂ«s, donnant une espĂšce d’accord irritant qui Ă©mouvait les nerfs comme des chanterelles. On discerna les antennes stabilisatrices de l’Épervier, fines, fines, ainsi que des poils de moustache de chat tout autour de l’appareili ou plutĂŽt ainsi que de maigres, maigres pattes de grand cousin
 Une traĂźnĂ©e d’ovations les suivait. Quand ils arrivĂšrent au carrefour, il en jaillit vers eux une explosion de vivats si effrĂ©nĂ©s, que c’était comparable au bouquet d’un feu d’artifice. Ce fut un hymne de vocifĂ©rations, oĂč chacun s’époumonait, criant le nom du prĂ©fĂ©rĂ©, comme ceci — Bravo, Santus ! Bravo ! — Hardi, d’AgnĂšs ! Hardi donc ! » Parce qu’alors le ProlĂ©taire, Ă  droite et au-dessus de l’Épervier, avait une lĂ©gĂšre avance. Les cƓurs palpitaient d’un lyrisme chauvin. La foule papillotait de mouchoirs et de chapeaux frĂ©nĂ©tiques. Le capitaine Santus enleva son kĂ©pi, ses aides saluĂšrent militairement ; le duc d’AgnĂšs fit un signe de la main. Vous auriez cru voir un obus de cuivre poursuivi par un aigle d’acier. Les deux tempĂȘtes qu’ils Ă©taient secouĂšrent les oriflammes au faĂźte des mĂąts. Un vent d’orgueil et d’ivresse balaya des figures pĂąles, et sur le toit du Vaudeville une actrice connue, s’adressant Ă  l’univers, proclamait de sa belle voix — C’est chic tout de mĂȘme d’ĂȘtre Français ! » Mais soudain le chƓur grandiose s’épouvanta. L’ocĂ©an des hommes houla d’inquiĂ©tude. Au moment oĂč les rivaux franchissaient le Pavillon de Hanovre, le ProlĂ©taire avait plongĂ© de la poupe ; son empennage cruciforme baissa d’une saccade, baissa encore, et son enveloppe increvable se creusa tout Ă  coup, comme si, Ă  l’intĂ©rieur mĂȘme du ballon, quelqu’un l’eĂ»t tirĂ©e avec obstination
 Ralenti, le dirigeable piquait de l’arriĂšre dĂ©sespĂ©rĂ©ment
 Mais la poche se regonfla de mĂȘme qu’elle s’était formĂ©e, Ă  l’improviste ; l’aĂ©ronef tangua, fit un bond, repartit
 et
 Et ce fut le tour de l’Épervier, qui, sans cause apparente, se mit Ă  pencher d’une maniĂšre effroyable, l’aile gauche levĂ©e
 On aperçut le duc d’AgnĂšs qui maniait ses commandes Ă  toute volĂ©e, virait malgrĂ© lui et ne pouvait se redresser. Le monoplan donnait de la bande
 il allait s’abĂźmer dans le gouffre tapissĂ© de crĂ©atures
 Le gouffre eut un rĂąle d’armĂ©e agonisante
 puis un rugissement de victoire ! L’Épervier bourlinguait, un roulis du diable balançait son envergure bleue, — mais il ne penchait plus. Un second virage lui rendit l’aplomb et le relança dans la joute, au pourchas du ProlĂ©taire. L’acclamation qu’ils semaient en passant diminua. On s’était retournĂ© pour les suivre Ă  perte de vue. Des femmes cependant respiraient leur flacon de sels. Dieu, qu’elles avaient eu le trac, ma chĂšre ! » — Les automobiles ronflaient, cornaient, sirĂ©naient, sifflotaient, impatientes d’arriver au delĂ  de Pantin. Qu’est-ce qui s’était passĂ© ? — Les remous des hĂ©lices s’étaient-ils contrariĂ©s mutuellement ? — Un courant d’air atmosphĂ©rique ?
 Les commentaires allaient leur train, quand un bruit sinistre Ă©clata sourd des gĂ©missements, des chocs, un hourvari d’horreur
 Tous les regards se dirigeaient vers la terrasse du Pavillon de Hanovre. Une bousculade y jetait les uns contre les autres. Ces affolĂ©s levaient les yeux ; des fils tĂ©lĂ©graphiques s’étaient rompus spontanĂ©ment, leur chute avait provoquĂ© le dĂ©sordre. La balustrade de pierre contenait une cohue, et les groupes sculptĂ©s qui la dĂ©corent soutenaient des grappes de fuyards en quĂȘte d’un abri. La sculpture de gauche s’effondra tout d’un coup avec son Ă©quipage hurlant. Le bloc tomba sur les badauds du trottoir, dans le sang, l’effroi, l’ébahisement
 — Il y avait trop de monde sur les statues, pardi ! Les autres allaient aussi dĂ©gringoler
 Mais non. Ce qui dĂ©gringola, ce furent des moellons, des gravats, qui n’arrĂȘtaient plus de se dĂ©tacher de la muraille, au mĂȘme endroit, et criblaient de nouveaux coups les blessĂ©s pantelants. Issue de la brĂšche dans la galerie, une infernale source de ruine et de dĂ©molition descendait le long du vieux mur gris ; une foudre lente labourait la maçonnerie, l’entamait d’un sillon blanc, profond, cruel
 Et la foule des foules qui garnissait le lieu, saisie d’angoisse, regardait s’allonger l’éraflure effrayante
 Elle continuait Ă  descendre, Ă©corchant la rotonde, ravinant sa devanture, crevant les fenĂȘtres, brisant les ferronneries, lapidant les morts et les moribonds
 — Comme elle arrivait Ă  la hauteur du marronnier voisin, l’arbre tressaillit, craqua
, cette foudre sans flamme, sans tapage, cette foudre paresseuse lui froissa les feuilles, lui cassa les branches, de haut en bas
 — Et puis se passa l’évĂ©nement indescriptible On entendit brusquement, au plein milieu du carrefour, le terrible patatras de deux trains qui s’abordent, et l’on vit une catastrophe sans Ă©gale dans les siĂšcles de l’histoire un tohu-bohu fantastique de voitures tĂ©lescopĂ©es, de chevaux abattus, de cochers livides, de chauffeurs dĂ©ments et d’ĂȘtres ensanglantĂ©s qui se dĂ©menaient et fuyaient de toutes parts en beuglant — Le PĂ©ril Bleu ! » Vue des toits, cependant, la mĂȘlĂ©e s’ordonnait quelque peu. Depuis la rue de la ChaussĂ©e-d’Antin jusqu’au Pavillon de Hanovre, il y avait comme une allĂ©e de choses immobilisĂ©es, aplaties, d’oĂč venait un concert de plaintes singuliĂšrement lointaines et bizarrement souterraines, et, de chaque cĂŽtĂ© de cette avenue de calamitĂ© qui barrait toute la largeur du carrefour, deux bourrelets de vĂ©hicules fracassĂ©s, pleins de formes, d’égarements, de spasmes. ÉchelonnĂ©e aux gradins des Ă©tages, la foule environnante avait tressautĂ© tout d’une piĂšce. Çà et lĂ , des Ă©nergumĂšnes gesticulaient ; mais les autres, haletants, restaient figĂ©s de peur et de stupĂ©faction. Nul ne disait ses transes, et tout de mĂȘme il sortait de la multitude un grondement de simoun dans une forĂȘt de baobabs. De loin en loin s’exhalaient de pauvres lamentations fĂ©minines. Que pensait-on ? Rien sur l’heure. AprĂšs quelques secondes de panique, nombre de tĂ©moins eurent l’idĂ©e falote d’un durcissement de l’air », ou d’une barricade magnĂ©tique », ou encore d’un mur Ă©pais de cristal — d’un cristal pur au superlatif — abaissĂ© lentement Ă  la traverse du boulevard, ainsi qu’un rideau de théùtre, et contre quoi, de part et d’autre, la circulation serait venue se cogner, tandis que cette Ă©trange herse plaquait au pavĂ© de bois les malchanceux qui s’étaient trouvĂ©s lĂ . Quoi qu’on pĂ»t s’imaginer, la certitude c’est qu’une vanne diabolique endiguait la voie. MalgrĂ© la dĂ©bĂącle de cataclysme qui se fit alors au nom du PĂ©ril Bleu, des sauveteurs se prĂ©cipitĂšrent
 Mais l’obstacle hypocrite arrĂȘta leur Ă©lan. Ils venaient s’y buter avec la derniĂšre violence. Ils butaient dans le vide, contre rien du tout. Ils rencontraient une absence infranchissable. L’air, offensif, leur dĂ©fonçait le crĂąne. La police, Ă  grand’peine, reprit la direction de l’existence. Un officier de paix intervint, fit dĂ©blayer les deux rangs de voitures, et disposa le cordon de ses agents tout autour de la rĂ©gion perfide, dont l’isolement s’imposait. C’est ainsi que fut dĂ©limitĂ© un espace en longueur, qui partait du Pavillon de Hanovre et s’engageait d’une dizaine de mĂštres dans la ChaussĂ©e-d’Antin. La vue des uniformes engendra la confiance et dĂ©lia les langues. Une assemblĂ©e rĂ©volutionnaire eĂ»t Ă©tĂ© plus silencieuse. On ne parlait plus de la course ; on ne parlait que du PĂ©ril. Durant ces bavardages impĂ©tueux, les ambulances et les brancards fendaient la nuĂ©e de quidams affluant de partout, et l’on tĂąchait sans rĂ©sultat de parvenir aux malheureux que l’atmosphĂšre inaccessible maintenait Ă©crasĂ©s sur le sol. Le prĂ©fet de police, qui venait d’arriver, commençait Ă  perdre de son assurance, — lorsqu’un monsieur dĂ©corĂ©, se frayant passage au milieu d’un vĂ©ritable gĂąteau de ses congĂ©nĂšres, se fit conduire Ă  lui par un agent. Ce monsieur avait grande allure. Il portait le brassard blanc des commissaires officiels et tenait contre sa poitrine un cahier rouge. Il Ă©tait suivi d’un autre monsieur en costume de voyage. Quelqu’un le reconnut. Son nom voltigea de bouche en bouche, pendant que le prĂ©fet de police, chapeau bas, se mettait aux ordres de M. Le Tellier. L’astronome exerçait une maniĂšre de dictature. Les masses craintives, en mal de faiblesse, avaient flairĂ© sa compĂ©tence, et l’adoptaient comme protecteur. Il feuilleta posĂ©ment le cahier rouge, puis le serra dans sa poche. Ensuite, escortĂ© d’un Ă©tat-major de personnages divers, il entreprit d’accomplir le tour de l’espace impraticable en le frappant du plat de la main
 L’air, Ă  chaque gifle, rendait un son mat. Un agent l’imita ; ses camarades, rassurĂ©s, se mirent Ă©galement Ă  claquer l’atmosphĂšre impĂ©nĂ©trable ; si bien que tout le cordon tapait, et qu’ils semblaient procĂ©der Ă  un exercice de passage Ă  tabac simulĂ©. Cette boxe dans le vide faisait cependant un bruit de lavoir. M. Le Tellier s’empressa d’y mettre fin. Mais il avait suffi de cette brĂšve dĂ©monstration d’ensemble pour rĂ©vĂ©ler visuellement la prĂ©sence d’un grand corps invisible et le dessin qu’il affectait Ă  la hauteur des agents. Le public des Ă©tages supĂ©rieurs l’avait saisi d’un coup d’Ɠil, et, comme on n’oubliait pas la lĂ©zarde inexplicable du Pavillon, les esprits voltĂšrent et l’évĂ©nement changea de formule Une grande chose oblongue, invisible, venait de tomber du ciel, aprĂšs avoir failli terrasser le ProlĂ©taire et chavirer l’oiseau bleu ». M. Le Tellier, continuant sa ronde, palpait toujours ; mais, aux deux bouts de la chose, il lui fallut un escabeau pour l’atteindre les extrĂ©mitĂ©s s’en relevaient ; l’une d’elles, d’ailleurs, correspondait Ă  la terminaison de l’éraflure dans la rotonde de Hanovre, et cette Ă©raflure finissait Ă  deux mĂštres du trottoir. L’autre extrĂ©mitĂ©, dans la rue de la ChaussĂ©e-d’Antin, fut l’objet d’une attention soutenue de la part de l’astronome. Un escabeau plus Ă©levĂ© vogua par-dessus les tĂȘtes, de mains en mains, jusqu’à lui. M. Le Tellier donna quelques instructions aussitĂŽt transmises. Des courriers cyclistes s’éloignĂšrent. Et l’examen de la chose se poursuivit. D’aprĂšs les gestes et le manĂšge du toucheur, il semblait qu’elle fĂ»t terminĂ©e par deux pointes, Ă  l’exemple d’une torpille
 On devine ce qu’un tel mot pouvait dĂ©chaĂźner d’apprĂ©hensions ! Il n’y manqua point. MĂ©tĂ©ore », Ă©toile filante », on l’avait dĂ©jĂ  dit ; ce n’était rien. Mais torpille» ! Engin fabriquĂ© ! Machine explosive ! Bombe enfin, et dĂ©mesurĂ©e !
 Est-ce que les Sarvants Ă©taient des anarchistes ? des nihilistes ayant rĂ©solu la perte de Paris ?
 Les brigades centrales et un bataillon de la garde rĂ©publicaine, demandĂ©s par M. Le Tellier, arrivĂšrent Ă  point nommĂ© pour contenir une dĂ©route aussi dangereuse qu’une Ă©meute. La troupe rĂ©gularisa l’écoulement des citoyens, les refoula sans rudesse et dĂ©blaya le carrefour. Il Ă©tait libre Ă  l’apparition de trois automobiles Ă©carlates, pleines de pompiers aux casques reluisants, qui tournĂšrent le coin de la rue de la MichodiĂšre au lugubre tocsin de leur trompe Ă  deux notes. Peu de temps aprĂšs, nouveaux arrivages de pompiers. Ceux-ci apportaient des cordes et des crics. M. Le Tellier leur demanda de former le cercle, et prononça cette courte harangue, d’une voix que ses familiers n’auraient pas reconnue — Messieurs, M. le prĂ©fet de police vous a fait venir ici pour mener Ă  bien une tĂąche peu banale. Tout Ă  l’heure un objet volumineux est tombĂ© sur Paris ; — Ă  vous d’en dĂ©barrasser la voie publique. » Cet objet, vous ne pouvez pas le voir. Il est lĂ , dans le cordon fermĂ© des agents qui le cernent. Il est lĂ , sur cette couche de misĂ©rables gisants ; c’est lui qui les comprime. » Je vous dis qu’il est invisible ; ne vous en effrayez pas ; pour les savants, c’est une chose assez naturelle. Dites-vous simplement que cet objet bĂ©nĂ©ficie d’une transparence absolue, cela vous aidera Ă  comprendre. » Qu’est-ce au juste ? Nous n’en savons rien. Et il est trĂšs important que nous le sachions. Aussi ai-je rĂ©solu, d’accord avec les autoritĂ©s, de faire transporter l’objet au Grand-Palais, oĂč nous pourrons l’étudier Ă  loisir. » C’est grand. Mais j’ai tout lieu de supposer que ce n’est pas si lourd qu’on pourrait le croire. C’est fait comme une navette de tisserand qui atteindrait la taille d’un ballon dirigeable
 sans nacelle. C’est un fuseau dont le milieu seul est carrĂ© et dont les bouts sont deux cĂŽnes effilĂ©s, pointus, — tout Ă  fait comme un havane de luxe
 » Je vous recommande la partie qui se trouve dans la ChaussĂ©e-d’Antin. Elle est
 agrĂ©mentĂ©e d’un
 systĂšme
 dont il faut prendre soin. » Je crois pouvoir vous assurer qu’il n’y a aucun danger. Cependant, quoique l’objet soit d’une substance trĂšs ferme au toucher, je vous prie d’agir avec beaucoup de prudence, comme si votre charge Ă©tait aussi fragile qu’une verrerie, et comme si la mort en devait sortir par la moindre fĂȘlure
 » Approchons-nous. » Il est Ă©chouĂ© en travers
 Il obstrue le carrefour, voyez-vous
 Tenez je suis de l’autre cĂŽtĂ© et maintenant il faut que je crie pour me faire entendre de vous
, il arrĂȘte les ondes sonores, mais pas les rayons visuels
 » Allons, au travail ! » Les officiers distribuĂšrent cent hommes Ă  droite et Ă  gauche de l’invisibilitĂ©. Cinquante cordes furent glissĂ©es dessous, parmi le fatras de l’écrasement. Chaque sapeur tenait le bout d’un grelin. Un capitaine commanda — Hî
 Hisse ! » Les cordes se raidirent, soulevant leur faix mystĂ©rieux. Mais chacune Ă©pousait le profil de son point d’application, et ainsi les cinquante cordes trahissaient la platitude naviculaire qui pesait sur elles. Rien n’était plus singulier que ces Ă©lingues tendues mais non rectilignes. Ces pompiers firent une conversion que gĂȘna l’inextricable enchevĂȘtrement convulsif, puis, entremĂȘlĂ©es de sergents de ville soutenant l’invisible fardeau et jouant les cariatides au rancart, dont l’effort s’éternise Ă  supporter le nĂ©ant, — leurs deux files parallĂšles se mirent en marche vers l’OpĂ©ra. Un escadron de gardes municipaux encadrait le convoi funambulesque. L’infanterie de la garnison faisait la haie sur sa route, contenant avec peine les flots de gavroches et de midinettes, de bourgeois et d’apaches qui s’accumulaient pĂȘle-mĂȘle. Une lĂ©gende se propageait Ă  travers les groupes, nĂ©e de l’allocution mal interprĂ©tĂ©e de M. Le Tellier autant que de son titre d’astronome ; on disait qu’un ballon dirigeable en cristal de roche Ă©tait arrivĂ© de la lune, montĂ© par des SĂ©lĂ©nites, et qu’on ne pouvait pas le connaĂźtre avec les yeux. PrĂ©sentĂ©e dans ces termes, l’aventure provoqua des risĂ©es ; la peur d’ĂȘtre dupe enfanta le soupçon d’une duperie, Ă  laquelle certains croiront jusqu’à la fin de leurs jours. Rue de la Paix, de la corniche aux entresols, une floraison d’essayeuses et de mannequins, un babil de couturiĂšres et de modistes se penchait aux fenĂȘtres pour voir passer
 ce qui passerait. L’ahurissement les fit taire. Ben quoi, c’était tout ça ? Des ficelles qu’on portait comme si qu’y aurait quĂ©que chose dessus ? Et puis les flics qui faisaient des chichis de mains en l’air ? Ah ! mince d’enterrement ! OĂč’s qu’est le catafalque !
 » — La notion de l’invisible surpassait leurs moyens. Rue de Rivoli, un marmiton lança une bille au-dessus des cordes pour voir des fois si c’était pas qu’on se payait le blair du fils Ă  son dab ». La bille ricocha sur un casque. On arrĂȘta le gamin, pour l’édification des plĂšbes. Le cortĂšge avançait. Place de la Concorde, six gĂ©nĂ©rations de Parisiens, de provinciaux, d’étrangers, Ă©taient Ă  l’entour comme un sable mouvant qui s’amassait en dunes derriĂšre les ribambelles de soldats, l’arme au pied. La foule donnait l’impression de l’humanitĂ©. M. Le Tellier, avec le prĂ©fet de police, marchait Ă  l’avant-garde. Chemin faisant, il consultait le cahier rouge. On l’entendit, devant l’obĂ©lisque, envoyer des gardes Ă  cheval au ministĂšre de la Marine, tout proche, au Bassin d’essai des carĂšnes Ă  Grenelle et Ă  l’École supĂ©rieure d’AĂ©ronautique, avec mission de convoquer au Grand-Palais le plus grand nombre d’officiers de mer dĂ©tachĂ©s Ă  Paris. Les questions pleuvaient sur les porteurs de cordes ; mais la consigne les rendait sourds. Ils Ă©prouvaient la sensation de transporter une vastitude relativement lĂ©gĂšre, mais offrant beaucoup de rĂ©sistance et d’inertie, — ce qu’ils attribuaient d’eux-mĂȘmes au cubage. Entre les chevaux de Marly, la colonne hĂątive oscilla. Sous les visiĂšres de mĂ©tal ou de cuir, des faces pĂ©tries d’alarme s’étaient retournĂ©es. Un murmure grandissant accourait du lointain
 Mais ce n’était pas la venue d’un second dĂ©sastre. La course ! La course revenait ! — On l’avait oubliĂ©e
 Deux atomes germaient au fond du ciel, deux dragons chimĂ©riques et vrais, fils de l’Homme et de la Science, luttant de grĂące et de rafale, qui arrivaient dans un sillage de hourrahs plus beau que nulle symphonie. L’Épervier distançait le ProlĂ©taire ! Il fondait au but, flĂšche pour la vitesse, arbalĂšte pour l’apparence
 Le canon, gravement, consacra le triomphe de l’oiseau bleu. Par un chassĂ©-croisĂ© de leurs destins, le capitaine Santus rentrait dans l’ombre et M. Le Tellier le remplaçait au pavois du renom, prĂšs de M. d’AgnĂšs. Mais Paris ne savait pas que ses idoles, si contraires pourtant, n’avaient toutes les deux qu’une pensĂ©e dans l’ñme et qu’un amour au cƓur et qu’un nom sur les lĂšvres — Marie-ThĂ©rĂšse. xiSuite du Journal AffairĂ© par la conduite de son appareil, le pilote de l’Épervier n’avait rien remarquĂ© de l’émotion gĂ©nĂ©rale. Il apprit l’évĂ©nement miraculeux Ă  sa descente d’aĂ©roplane, au milieu d’une assistance clairsemĂ©e. L’agglomĂ©ration s’était portĂ©e vers le Grand-Palais, oĂč maintenant convergeait l’étoile centripĂšte du mouvement parisien. Le pont Alexandre Ă©tirait la presse des Ă©migrants ; le duc d’AgnĂšs s’y engagea. N’entrait pas qui voulait dans l’édifice sĂ©vĂšrement consignĂ©. Le 131e de ligne en gardait les portails contre une dĂ©mocratie sans vergogne et, de plus, incommensurable. L’aviateur se prĂ©senta au colonel-portier en mĂȘme temps que trois officiers de marine. Ayant fait valoir leurs titres, ils passĂšrent. La tranquillitĂ© du hall plusieurs fois cathĂ©dralesque, si dĂ©sert, Ă  peine Ă©gayĂ© de moineaux pĂ©piards, contrastait bizarrement avec le meeting forcenĂ© de l’extĂ©rieur. À cette date de l’annĂ©e, le temple des Salons et du Concours Hippique se trouvait en vacance. Au centre de son aire immense qui vous donnait un vertige horizontal, sous sa voĂ»te vitrĂ©e dont la hauteur d’abĂźme vous donnait un vertige Ă  l’envers, se groupait une rĂ©union de messieurs — infiniment petits. À l’écart, des agents-pygmĂ©es et des pompiers-cirons, assis par terre, semblaient se reposer. Le duc d’AgnĂšs savait bien qu’il s’agissait d’une chose invisible, — il n’en fut pas moins surpris de ne rien voir. Il reconnut dans le groupe le docteur Monbardeau et M. Le Tellier qui causait avec le prĂ©fet de police. — Enfin, » disait ce dernier, si vous y tenez absolument, lisez-le. » — C’est indispensable », repartait M. Le Tellier. Je demande instamment que personne ne touche Ă  l’objet avant que nous ayons pris connaissance de tout le journal. Cela nous Ă©vitera sĂ»rement des anicroches et peut-ĂȘtre des accidents. » — Soit », accorda le prĂ©fet de police. Et s’adressant aux officiers Messieurs, faites dĂ©jeuner vos hommes », dit-il. Les voix, aigrelettes d’abord, s’amplifiaient de rĂ©sonances caverneuses et tonitruantes qui Ă©clataient aux angles de l’architecture. — Ha ! monsieur ! » fit l’astronome en apercevant le duc. Venez ! qu’on vous fĂ©licite ! et qu’on vous raconte une histoire ! » Le jeune vainqueur sourit des fĂ©licitations, et manqua pleurer au rĂ©cit de l’histoire, qui lui apprenait la mort de Robert Collin. Mais ce qui l’intriguait en premier, c’était la chose invisible, cette chose qui l’avait ballottĂ© si rudement au-dessus du Pavillon de Hanovre. — OĂč est-elle ? oĂč est-elle ? » disait-il. — Tenez, » indiqua M. Le Tellier, marchez droit devant vous, sur ce pilier de fonte ; vous la rencontrerez. » Puis, sur le ton du secret, il ajouta dans un murmure Vous savez, il y a une espĂšce d’hĂ©lice, Ă  l’arriĂšre ! » M. d’AgnĂšs marcha les bras en avant, comme celui qui est dans le noir ou qui est aveugle, et s’en alla donner contre la chose dure, lisse, froide et qui, pour son regard, n’existait pas. Alors M. Le Tellier lui montra dans la poussiĂšre une empreinte aplatie, de forme naviculaire, semblable au cachet ogival des prĂ©lats ; il lui dit que cela Ă©tait causĂ© par le fond, la base, l’appui de cette Ă©trangetĂ© ; et il lui montra, tout autour, de pauvres petits pierrots qui, en volant, Ă©taient venus se briser la tĂȘte contre ce rempart insoupçonnable. — Remarquez, » acheva-t-il, ce vent coulis que nous sentions, nous ne le sentons plus ! La chose l’intercepte. Nous serons Ă  merveille, pour lire le journal de Robert, Ă  l’abri de ce paravent singulier
 » Il ouvrit le cahier rouge. Ses auditeurs se rassemblĂšrent. M. Le Tellier s’adossa paisiblement au vide et reprit sa lecture da capo. Il revit la formation du cylindre de glace autour de Robert Ă©perdu montant vers le zĂ©nith, puis la disparition du bocal inattendu ; enfin il rĂ©pĂ©ta cette phrase du mĂ©moire oĂč l’avait arrĂȘtĂ© la clameur populaire — 
 C’est alors que je voulus reprendre ma jumelle pour observer cette macule. Mais je me rappelai qu’aux premiers instants de ma pĂąmoison elle s’était Ă©chappĂ©e de mes mains. J’en ressentais une forte contrariĂ©tĂ©, quand, Ă  ma profonde stupeur, je l’aperçus prĂšs de moi, baignant dans une mare d’eau circulaire oĂč j’étais moi-mĂȘme affaissĂ©, — un grand palet liquide, imprĂ©vu, de 4 mĂštres de diamĂštre environ, absolument comme l’eau visible d’un tub invisible. Cette flaque ronde m’emportait comme le tapis de la fable persane. J’y prenais un bain de siĂšge forcĂ©, mais je bĂ©nissais l’illusion de support permettant Ă  mes yeux de se reposer sur quelque chose et me dĂ©livrant ainsi du vertige. — Au travers car elle Ă©tait claire et paisible la Terre indĂ©finie pĂąlissait. Je compris que cette eau provenait de la fonte du cylindre. Et puisqu’elle Ă©tait lĂ , ronde et plane autant qu’une meule, c’est qu’il y avait sous elle un invisible plancher qui nous supportait, elle, moi et ma lorgnette. La glace — pardieu ! — s’était formĂ©e Ă  l’intĂ©rieur d’un cylindre matĂ©riel, permanent, mais invisible, une tourelle-ascenseur Ă  l’aide de quoi les habitants de cette macule carrĂ©e enlevaient leurs prisonniers jusqu’à eux ! Je n’étais ni dans une colonne d’atmosphĂšre aspirĂ©e, ni dans un fluide magnĂ©tique, mais dans un monte-charge invisible, mĂ» par une force ignorĂ©e, un vase clos oĂč la pression et la tempĂ©rature Ă©taient maintenues Ă©gales Ă  celles d’en bas, oĂč par consĂ©quent le baromĂštre et le thermomĂštre indiquaient toujours les mĂȘmes chiffres
 Et tout Ă  l’heure, quand la glace avait fait son apparition, quand j’avais dĂ©failli, — la cause ? Une panne ! Une simple panne de cette organisation !
 J’en demeurai quelque temps assommé  Toutefois, nous autres astronomes, nous ne saurions nous Ă©merveiller longtemps Ă  propos d’une invisibilitĂ© quelconque[11], et, si admiratif que je fusse d’un pavillon, d’une logette, qui, aprĂšs tout, n’était pour mes yeux que ce qu’un vĂ©ritable ascenseur a toujours Ă©tĂ© pour mon nez, c’est-Ă -dire imperceptible ; qui n’était pour mes yeux que ce que l’oxygĂšne, par exemple, a toujours Ă©tĂ© pour eux, c’est-Ă -dire invisible mais qui pour mes mains Ă©tait bel et bien dur, poli, tournant et froid, et qui, heurtĂ© du doigt, sonnait Ă  mes oreilles ; — cela ne m’empĂ©cha pas de sĂ©cher ma jumelle avec mon mouchoir, afin de regarder la macule carrĂ©e oĂč l’ingĂ©nieuse benne allait sans aucun doute me dĂ©poser. AssurĂ©ment, la benne, on la hissait de lĂ -haut car, Ă  de telles altitudes, il ne pouvait ĂȘtre question d’aĂ©rostats, mĂȘme gonflĂ©s d’hydrogĂšne pur, et encore moins de plus lourds que l’air. Drisses invisibles ? Courant hertziens ? Attraction aimantĂ©e ? L’un ou l’autre. — C’était de la macule qu’on m’expĂ©dierait dans une planĂšte
 Je raisonnais comme cela, et je me trompais. Plus j’avais montĂ©, plus s’était accentuĂ© vers le sud l’écart de cette macule, qui se prĂ©senta sous l’aspect d’un carrĂ© brun, quadrillĂ© de lignes sans couleur. Je piquais donc vers autre part. Et ceci me donna de l’ennui. L’horizon terrestre s’était Ă©levĂ© au cours de mon ascension. Au sud, Ă  l’ouest, au nord, il se teintait d’un bleu-vert caractĂ©ristique
 Les mers ! Il fallait que je fusse prodigieusement haut ! Ayant fait des approximations numĂ©riques, je trouvai que nous devions ĂȘtre Ă  40 kilomĂštres du sol
 Encore 10 et j’atteindrais une zone
 Ah ! bigre ! » pensai-je. C’est bien par lĂ  que la science situe
 Voyons donc, que dit-elle de l’atmosphĂšre, la science, au point de vue qui m’intĂ©resse ? » L’atmosphĂšre couche gazeuse qui enveloppe la Terre et la suit dans tous ses mouvements. Son Ă©paisseur n’est pas connue avec certitude. On sait qu’elle ne se perd pas dans le vide ; c’est tout. Sa limite thĂ©orique serait Ă  lieues ; les apprĂ©ciations varient de 70 kilomĂštres Ă  ! » Ce qu’on sait de source Ă©vidente, c’est qu’il y a dans l’atmosphĂšre deux couches distinctes » L’une, la plus basse, en contact avec le sol, mesure Ă  peu prĂšs 50 kilomĂštres de profondeur. Elle est riche, instable, parcourue de nuĂ©es, tourmentĂ©e de vents. Elle est le milieu propre Ă  la vie terrestre, et c’est d’elle que parlent les gens quand ils parlent de l’atmosphĂšre ». Cette couche se rarĂ©fie Ă  mesure qu’elle s’éloigne du sol et, vers 50 kilomĂštres, elle devient le vide, — non pas le vide absolu, non pas l’éther, mais le vide relatif, qu’on peut obtenir par la machine pneumatique. » C’est ce vide relatif qui constitue la deuxiĂšme couche d’atmosphĂšre, dont l’épaisseur est problĂ©matique. Celle-ci est une atmosphĂšre Ă©thĂ©rĂ©e, selon le mot de QuĂ©telet ; c’est un vide Ă  peine nuancĂ© d’air, un vide lĂ©gĂšrement aĂ©rĂ©, oĂč l’homme ne pourrait pas plus vivre que dans le vide absolu. Zone stable et sereine, elle se superpose Ă  la premiĂšre — insensiblement, disent les mĂ©tĂ©orologistes, mais certainement vers 50 kilomĂštres — et peu Ă  peu devient le vide absolu. » Ainsi donc, pour peu que mon ascension se poursuivĂźt, j’allais pĂ©nĂ©trer dans cette couche aussi terrible pour moi que le fond de l’eau !
 Et le milieu que je traversais devait ĂȘtre dĂ©jĂ  si rarĂ©fiĂ© !
 Mais alors, la macule ? La macule, je l’observai. Sur le ciel extraordinairement foncĂ©, elle Ă©tait presque de niveau avec moi. Je la voyais donc Ă  l’aise. Comme de raison, elle avait changĂ© de forme. — Mais mes yeux sont mĂ©diocres, et j’y portai la jumelle. En mĂȘme temps, je dĂ©bouclai la courroie de mon appareil photographique pour m’en servir
 Paf ! Une secousse violente me renversa tout de mon long dans la flaque soudain clapotante, et — malheur ! — mes besicles tombĂšrent et ma jumelle m’échappa ! SimultanĂ©ment, il me sembla que la nuit tombait tout Ă  coup en dessus de moi. J’entendis au-dessus de moi des glissements mĂ©talliques, des chocs secs
 L’horrible Ă©treinte rigide qui m’avait enlevĂ© du Colombier me ressaisit, et, juste Ă  l’instant oĂč je tirais de ma poche des besicles de rechange, je me sentis soulevĂ© verticalement, puis arrĂȘtĂ©. J’entendis sous moi un glissement mĂ©tallique ; l’étreinte me baissa d’un pouce, me lĂącha, et je me trouvai debout sur un nouveau support invisible qui devait ĂȘtre Ă  la hauteur du plafond du cylindre, — si je me rappelais correctement l’apparition glacĂ©e. À quelque 5 mĂštres plus bas, la flaque ronde se calmait. Pour comble de malchance, mon appareil photographique s’était dĂ©tachĂ© aussi je le voyais nageant, hors d’atteinte, prĂšs de ma jumelle et de mes lunettes. C’était un grand dĂ©sastre pour moi. Mais
 [Ici quelques mots biffĂ©s.] Or, le ciel, tout d’un coup, Ă©tait devenu noir comme de l’encre, et cependant il faisait jour. Du haut de la nouvelle cabine oĂč je comprenais bien qu’on m’avait transvasĂ© aprĂšs l’avoir superposĂ©e Ă  la premiĂšre, voici ce que je dĂ©couvrais Une surface horizontale s’étalait au loin, de tous cĂŽtĂ©s, absolument nue et calme. Elle dĂ©crivait autour de moi, Ă  l’horizon, l’immense circonfĂ©rence de la pleine mer, et au-dessus d’elle le firmament Ă©tait une coupole noire oĂč les astres brillaient Ă  outrance, tous, et tous fixes. Et dans ce ciel ultra-nocturne, pareil Ă  celui qu’on verrait de la lune ou de quelque astre sans atmosphĂšre, le soleil, sans rayons, dĂ©clinait, large disque prĂ©cis. La surface neigeuse de cette mer luisait argentine vers l’horizon ; mais plus elle Ă©tait prĂšs de moi, moins elle luisait et plus elle devenait diaphane, idĂ©ale, fantomatique ; elle finissait par disparaĂźtre ; sous moi, je n’avais que l’abĂźme de mĂštres, sans que rien s’interposĂąt entre lui et mes yeux, et cet abĂźme Ă©tait plein de lumiĂšre. Je me trouvais Ă  la surface d’un ocĂ©an de clartĂ©, ou plutĂŽt d’atmosphĂšre, — un ocĂ©an dont on voyait le fond la Terre, avec les algues de ses forĂȘts, les bancs de ses montagnes. Je venais d’émerger dans un milieu mortel, Ă  la surface d’une mer atmosphĂ©rique ; et cette mer n’était autre que la premiĂšre couche, la fameuse premiĂšre couche, qui ne s’achevait pas graduellement, par une progression rarĂ©fiĂ©e, comme la science l’avait supposĂ© Ă  bon droit, — mais qui s’achevait tout d’un coup, net, comme une mer vĂ©ritable. Si contraire que cela fĂ»t aux propriĂ©tĂ©s expansives des gaz, les deux atmosphĂšres se superposaient comme deux liquides de densitĂ© diffĂ©rente ; et Ă  prĂ©sent le vide horrifique m’environnait. Dans mon nouveau rĂ©cipient, mĂȘme tempĂ©rature et mĂȘme pression que tout Ă  l’heure ; mĂȘme bruit de clapets. Je m’aventurai Ă  palper l’invisible case, et je la trouvai cubique et exiguĂ« ; je pouvais toucher le plafond. Comme je me livrais Ă  cette occupation, un grincement innombrable se fit entendre aux parois de ma cellule et sur le toit ?. Raclement de ferrailles, cliquetis de crochets. Tout cela ne devait faire aucun bruit Ă  l’extĂ©rieur, dans le vide, mauvais mĂ©dium ; mais moi, dans mon cube d’air conducteur de sonoritĂ©s comme de lumiĂšre, j’entendais tout ce qui touchait les cloisons. Soudainement, je me sentis puissamment enlevĂ©, moi et ma loge, et grĂące Ă  mes trois objets perdus qui semblĂšrent tout Ă  coup s’abaisser et dĂ©crire un arc plongeant, je devinai qu’on venait de me faire dĂ©crire une courbe montante assez compliquĂ©e, analogue Ă  celle des marchandises au bout d’une grue Ă  vapeur, quand on les dĂ©charge
 L’eau de la flaque, lĂ -bas, avait disparu ; sans doute le dĂ©part de ma cabine l’avait mise en contact avec le vide — et l’on sait que dans le vide il n’y a pas de liquide possible. Immobile Ă  prĂ©sent, plus haut qu’avant, je regardais, stupide, ma jumelle et mon dĂ©tective perdus
 Le vertige me reprenait
 Et puis voilĂ  que les grincements recommencĂšrent et que la cabine s’ébranla. Des cahots la faisaient rĂ©sonner ; un roulement de roues me parvint, rĂ©percutĂ© Ă  travers la substance invisible, et je vis s’éloigner jumelle et dĂ©tective. Je me retournai brusquement dans le sens de la marche, hors de moi Ă  la pensĂ©e qu’un accident pouvait me mettre en contact avec le vide, et voulant savoir oĂč j’allais
 La macule venait Ă  moi. Elle me parut situĂ©e Ă  4 oĂč 5 kilomĂštres vers le sud les Ă©toiles me renseignĂšrent mieux que la boussole, qui fonctionnait mal. Autant que mes besicles me permettaient de l’estimer, c’était une espĂšce de maison Ă  claire-voie. La seule caractĂ©ristique dont je pus m’assurer — et facilement — c’est qu’elle n’était pas posĂ©e comme un ponton, Ă  mĂȘme le plateau rĂȘveur et fantĂŽmal, mais qu’elle semblait se tenir toute seule dans le vide, passablement haut — Ă  12 fois sa hauteur au-dessus de la mer atmosphĂ©rique. Je crois que j’écris trĂšs mal. Mais si on savait dans quelle situation je me trouve ! Et mon vĂ©hicule invisible, lui non plus, ne cheminait pas au niveau de la mer aĂ©rienne. Il suivait une ligne onduleuse, Ă  des hauteurs variables, traçant des sinuositĂ©s de bas en haut, de droite Ă  gauche, montant et descendant des pentes, tournant des coudes, ralentissant aux montĂ©es, accĂ©lĂ©rant aux descentes, mais se rapprochant continĂ»ment de la maison Ă  claire-voie. On aurait dit qu’il roulait sur une route invisible, sur un sol invisible posĂ© Ă  mĂȘme la surface de l’air ainsi qu’une Ăźle flottante. On aurait dit que, parvenu Ă  certain havre cĂ©leste, aprĂšs une traversĂ©e gazeuse, un palan m’avait dĂ©posĂ© sur un quai, sur un camion qui attendait lĂ , et que ce camion me transportait par une route flexueuse, Ă  travers un paysage inaperçu, Ă  destination de cette bĂątisse grillagĂ©e, visible celle-lĂ , mais construite sur une colline indiscernable
 J’allais enfin connaĂźtre mes ravisseurs et revoir la personne pour qui j’étais venu. Le vertige pourtant se fit sentir Ă  nouveau, plus fort que jamais, aggravĂ© par l’allure montagnes russes » de mon wagon. Wagon ? Je dus Ă©tendre ma pelisse sur le plancher ? pour le solidifier Ă  mes yeux et leur cacher la vue de la Terre-fond-d’abĂźme. Quelle situation
 Ă©norme ! Je m’appliquai Ă  me faire croire Ă  moi-mĂȘme que cet Ă©trange sol inĂ©branlable et invisible, soutenu par l’atmosphĂšre Ă  sa pĂ©riphĂ©rie, pouvait fort bien ĂȘtre de crĂ©ation artificielle, — pouvait ĂȘtre une fabrication d’ingĂ©nieurs. J’aurais voulu le croire, pour me rassurer de l’épouvante que me causait l’idĂ©e d’une pareille chose naturelle et inconnue, ce grenier insoupçonnĂ© de la Terre
 ce grenier de DamoclĂšs
 J’étais suprĂȘmement surexcité  Cette idĂ©e tournoyait sous mon crĂąne comme un papillon affolĂ© dans une boĂźte, — cette idĂ©e, sous cette forme puĂ©rile et morbide que certains savants, s’étant donnĂ© de l’air, Ă©taient devenus les Sarvants !!! — Mais j’avais beau faire je sentais bien que j’étais dans un monde naturel. Le mieux, le plus agrĂ©able, Ă©tait de supposer que ses habitants Ă©taient les hommes mĂȘmes qui l’avaient dĂ©couvert
 peut-ĂȘtre des hommes invisibilisĂ©s
 peut-ĂȘtre visibles autant que moi-mĂȘme, — et que j’allais les voir, enfin, dans leur chĂąteau de palissades. Des palissades. Il me semblait toujours que c’étaient des palissades. Il arrivait, ce chĂąteau ; je gravissais la cĂŽte vers lui. Je gravissais l’invisible montagne, au milieu du vide. J’ascensionnais au-dessus de l’Air maintenant, vers la construction. Je ressentais le besoin de tĂ©moigner la joie qui m’envahissait Ă  cause de la personne que je venais rejoindre ici
 et dont cette bastille contenait probablement
 [Encore des mots biffĂ©s.] Ah ! cette bastille ! elle me mĂ©nageait le plus atroce crĂšve-cƓur
 » En lisant ces derniers mots, M. Le Tellier ne put se dĂ©fendre d’une grande Ă©motion. Le cahier rouge trembla dans ses mains comme s’il eĂ»t Ă©tĂ© vivant et sur le point de mourir. La lecture s’acheva sur un couac d’autant plus impressionnant qu’il Ă©tait un peu risible
 Ce que voyant, le duc d’AgnĂšs, — qui Ă©coutait, les sourcils froncĂ©s, — s’empara du journal et continua de cette façon xiiSuite du Journal La masse visible vers laquelle on me charriait sur une rampe serpentante dont la roideur inclinait mon plancher et faisait gĂ©mir les roues sous l’effort d’une Ă©nergie plus active, — la masse, la macule, la bastille, n’était pas une maison Ă  claire-voie. Ce n’était pas une bonne, solide et visible maison comme il y en a sur terre. BientĂŽt mes yeux, si dĂ©fectueux, virent que cette masse s’éparpillait en une quantitĂ© de petites masses distinctes qui, Ă  la clartĂ© crue du ciel noir, me parurent violemment blanches et noires. Ces petites masses se disposaient en Ă©chelons par bandes horizontales, comme des choses posĂ©es sur une Ă©tagĂšre invisible, — comme des choses et des ĂȘtres posĂ©s sur les Ă©tages d’une maison invisible
 Et, forcĂ©ment, c’était cela. BĂȘte que je suis de ne l’avoir pas devinĂ© dĂšs le dĂ©but ! C’était le dĂ©pĂŽt invisible de tout ce que les Sarvants avaient remontĂ© de la Terre ! Mon fourgon inapercevable longea le rez-de-chaussĂ©e du monument pressenti. Ce rez-de-chaussĂ©e est occupĂ© par un vĂ©ritable bois, trĂšs bas, plantĂ© dans des carrĂ©s de terre qu’on a, pour sĂ»r, amenĂ©e d’en bas, chargement par chargement. De la terre brune, disposĂ©e en carrĂ©s inĂ©gaux, Ă©pais. Des carrĂ©s qui sont sĂ©parĂ©s par des bandes vides, autrement dit par les murailles qu’on ne voit pas. Cela fait une pĂ©piniĂšre dans une galette d’humus qui ressemble Ă  un grand damier. Et au-dessous, le sol invisible s’épaissit jusqu’à la mer atmosphĂ©rique sur laquelle il repose. Et au-dessus de ce maigre bois, oĂč je reconnus les diverses essences des arbres bugistes, j’aperçus un Ă©talement suspendu de branches sĂšches, de pierres et de rochers. Il Ă©tait facile de voir qu’ils Ă©taient posĂ©s au premier Ă©tage, dans des chambres correspondant aux rectangles de terre ; mais ils tenaient une moins grande superficie. Au-dessus de ces minĂ©raux, sur l’invisible parquet du deuxiĂšme Ă©tage, je vis toutes sortes d’animaux rĂ©partis sur un espace Ă©gal Ă  celui des pierres. Tout en longeant cette façade fantastique, j’entrevis des poissons nageant au sein de parallĂ©lĂ©pipĂšdes d’eau dont on ne pouvait pas distinguer le rĂ©cipient. Arche de NoĂ©, en quelque maniĂšre. Enfin, plus haut encore, sous un dernier Ă©tage rĂ©servĂ© aux oiseaux des hommes et des femmes. — Nos tourmenteurs peut-ĂȘtre aussi ? — J’allais savoir. Mlle L. T
 Je la cherchais de toute ma vue
 Les hommes et les femmes, en l’air, semblaient trĂšs occupĂ©s de mon arrivĂ©e. J’ai trĂšs bien vu ceux qui Ă©taient dissĂ©minĂ©s le long de la façade s’appuyer contre la muraille nulle-aux-yeux pour me regarder plus commodĂ©ment. La lumiĂšre du vide les rendait blafards comme des Pierrots, avec des ombres noires dans la figure. Les autres, ceux qui ne se trouvaient pas Ă  la façade, restaient espacĂ©s sur toute la superficie de l’étage, comme des soldats mal rangĂ©s pour les exercices d’assouplissement
 Ils me regardaient Ă  travers la couche Ă©parse des bĂȘtes au-dessous d’eux
 En les voyant ainsi isolĂ©s l’un de l’autre, — comme aussi des pions rangĂ©s sans soin sur les cases d’un Ă©chiquier, — en les voyant rester lĂ  au lieu d’accourir vers la façade, je compris que chacun avait une petite chambre sĂ©parĂ©e. On m’arrĂȘta presque au milieu. Quelque chose qu’on accrochait fit retentir le dessus de ma cabine ; des grincements crissĂšrent tout autour ; et de nouveau je m’enlevai, rasant les plantes, puis les rocs, puis les bĂȘtes. À l’étage des hommes, arrĂȘt brusque. On glissa ma cellule sur le plancher de l’étage, et je devinai que maintenant elle Ă©tait incorporĂ©e Ă  la masse du bĂątiment et qu’elle n’était plus qu’un cube rempli d’air, juxtaposĂ© Ă  d’autres cubes semblables, chacun contenant son homme ou sa femme. Tout prĂšs de moi, dans le compartiment voisin, un jeune garçon me contemplait, et tous mes frĂšres terriens Ă©taient tournĂ©s vers moi, apparitions que rien ne soutenait, semblait-il, campĂ©s paradoxalement dans du nĂ©ant, pĂąles et sombres Ă  la fois, sales, repoussants, avec des figures d’asile, d’hĂŽpital ou de prison. Je cherchais Mlle L. T. dans leur foule dispersĂ©e
 Je ne reconnus personne Ă  ces physionomies de cauchemar
 Il n’y avait lĂ  que des victimes, assurĂ©ment. — Les Sarvants n’étaient pas visibles, eux non plus !
 C’est lĂ  que je suis encore. Mon voisin est manifestement un jeune Anglais, imberbe, hagard, vĂȘtu comme pour le golf. Cueilli en voyage ? en excursion ?
 Lui et moi nous sommes sur l’alignement de prisonniers qui suit la façade, — qui a l’air de constituer la façade. Une autre ligne, parallĂšle. Puis une autre. Et d’autres encore. Il doit y avoir des couloirs entre les lignes de cellules invisibles. Le rang de la façade s’arrĂȘtait Ă  l’Anglais quand je suis arrivĂ© ; je l’ai allongĂ© d’un cube, moi dernier venu. Les premiers arrivĂ©s, on les a alignĂ©s tout lĂ -bas, sur l’autre façade
 Ceci m’enlĂšve des chances d’apercevoir Mlle L. T. L’humus brun de la pĂ©piniĂšre forme, en dessous, une grille bizarre dont ce serait les barreaux qui seraient Ă  jour. À travers ces bandes, des bandes de France apparaissent au fond du gouffre. Et puis je vois la couche Ă©parpillĂ©e des pierres, et puis le dos des animaux. ImmĂ©diatement sous mes pieds, un porc sommeille, rose et gris, au sein de l’air. ImmĂ©diatement sur ma tĂȘte, un aigle fauve, au plumage nocturne, piĂ©tine dans le vide ; ses serres jaunes s’aplatissent et se crispent sur l’invisible fond de sa cage, souillĂ© de ses dĂ©jections. À chaque instant, on croit recevoir quelque chose qui tombe
 et qui s’arrĂȘte, sans cause apparente, au milieu de sa chute. Et toujours pas de geĂŽliers ! Invisibles donc, — ou invisibilisĂ©s. N’est-ce pas leur prĂ©sence qui produit ce grincement odieux, intermittent, dont le bruit, avec celui des clapets, est le seul bruit qu’on entende ici ?
 Comment ces hommes ont-ils rĂ©ussi Ă  vivre dans le vide ? Est-ce une accoutumance ancestrale qui leur permet d’exister hors de l’atmosphĂšre ? — l’atmosphĂšre aussi indispensable Ă  l’homme que l’eau l’est aux poissons, — l’atmosphĂšre avec sa chaleur, sa pression et son oxygĂšne
 Est-ce une race d’hommes complĂštement modifiĂ©e par un temps millĂ©naire ?
 C’est peu probable. Nos ravisseurs, plutĂŽt, sont pourvus de scaphandres rĂ©sistants et invisibles comme eux
 À moins que ce soit ces scaphandres qui les rendent invisibles
 Le scaphandre de GygĂšs !
 À moins encore que ce ne soient pas des hommes
 Mais cette conclusion rĂ©pugne
 Quoique
 Quoiqu’il y ait la question de classification Tous ces Ă©chantillons de la faune et de la flore terrestres sont rangĂ©s en ordre, mais pas dans l’ordre des naturalistes
 Un fait indubitable, c’est que je fais partie intĂ©grante d’une collection de types, d’un musĂ©um, d’une mĂ©nagerie, — ou plutĂŽt d’un aquarium, puisque, au lieu d’ĂȘtre vĂ©ritablement comme des bĂȘtes en cage, nous sommes plongĂ©s dans notre Ă©lĂ©ment vital, sicut poissons dans aquarium. Ou plutĂŽt, puisque cet Ă©lĂ©ment c’est l’air, nous sommes dans un aĂ©rarium
 Eh oui ! un aĂ©rarium aussi bien compris que l’aquarium rĂȘvĂ© par Maxime Le Tellier pour reproduire l’ambiance des bas-fonds sous-marins
 Et tous ces grincements qui me donnent la chair de poule, n’est-ce pas une multitude mystĂ©rieuse admise Ă  nous contempler, moyennant peut-ĂȘtre l’acquittement d’un droit d’entrĂ©e ?
 Cette hypothĂšse me vint dĂšs la premiĂšre minute ; son horreur obsĂ©dante me l’impose toujours. Elle me vint en regardant toutes ces faces affreuses orientĂ©es vers la mienne
 Ils vocifĂ©raient ! ils m’interpellaient
 Je n’entendais rien je les voyais crier. Le soleil trĂšs bas nous Ă©clairait par-dessous ; cela mettait sur les choses une lumiĂšre de rampe de théùtre, brutale et livide. Nos ombres ne pouvaient se projeter que sur nous-mĂȘmes. Tous, tous, des Pierre Schlemihl ! Tous, des hommes sans ombre !
 Le soleil Ă©tait descendu sous la mer aĂ©rienne. La surface de l’Air se devinait Ă  peine et seulement Ă  l’horizon, sous l’aspect d’un anneau plat, diaphane, visionnaire. La Terre immense, creuse et diffuse, blondissait dans le soir. Il y avait un ruban bleu entre l’horizon terrestre et l’horizon de la mer aĂ©rienne, — un ruban circulaire, — et, en faisant des yeux le tour du bas de ce ruban, j’ai distinguĂ© quand on m’a rendu ma jumelle, ce que je raconterai tout Ă  l’heure, j’ai distinguĂ© les pays. D’ici on voit les BalĂ©ares, la moitiĂ© de la Sardaigne et jusqu’à Leipzig, Amsterdam, jusqu’à Londres et Rome ; d’ici on dĂ©couvre un cercle europĂ©en de kilomĂštres de diamĂštre, un tapis gĂ©ographique Ă©talĂ© en creux, en forme de coupe, et qui dĂ©borde largement l’écran quadrillĂ© que fait la pĂ©piniĂšre du rez-de-chaussĂ©e. Les mers semblent des plaines sombres. Beaucoup de brume, aux lointains surtout. Le soleil se coucha tout d’un coup, mais le jour avait durĂ© plus longtemps que sur terre, et j’avais vu la nuit entĂ©nĂ©brer l’Allemagne quand l’ocĂ©an Atlantique Ă©tait encore ensoleillĂ©. Au ciel, d’un noir effrayant, les Ă©toiles brillaient d’un Ă©clat incomparable. La mer atmosphĂ©rique luisait sereinement. De-ci de-lĂ , par la Terre obscure, des taches vaporeuses, phosphorescentes, dĂ©celaient la place des grandes villes. Les clapets clapotaient dans un silence de sĂ©pulcre. Mon courage faiblit. J’eus peur de ces gens inconnus et formidables qui m’avaient capturĂ©, — peur du lieu d’épouvante. J’avais honte de n’ĂȘtre plus qu’un numĂ©ro de collection, un article sans doute Ă©tiqueté  Les belles Ă©toiles ne m’apparaissaient plus comme des oasis de clartĂ© au dĂ©sert de la tĂ©nĂšbre
 Une fatigue sans nom me terrassa, et je m’endormis dans le monde invisible, aprĂšs avoir Ă©prouvĂ© un soulagement singulier Ă  fermer les yeux, c’est-Ă -dire Ă  ne plus voir enfin qu’on ne pouvait rien voir. Je me suis cru fou quand je me suis Ă©veillĂ©, ce matin 4 juillet. Ah ! mes pauvres compagnons de misĂšre, aux rayons de cette aube si basse, dans cette lumiĂšre d’outre-mort !
 La Terre Ă©tait une Ă©tendue verdĂątre, toute remuĂ©e et pommelĂ©e de nuages ; de temps en temps, les Alpes jetaient un feu blanc. Mais l’aĂ©rarium ! avec ses dĂ©tenus dans toutes les postures de la misĂšre, du dĂ©sespoir et de la maladie ! soutenus en l’air comme par des fils invisibles !
 Pendant la nuit, on m’avait rendu ma jumelle et mon appareil photographique, — certainement pour voir ce que j’en ferais. — L’appareil est cassĂ© ; j’en pleurerais !
 Avec la jumelle, je commençai Ă  passer la revue des hommes. Mais beaucoup me tournaient le dos. Je n’ai reconnu personne. PrĂšs de chaque pensionnaire de l’aĂ©rarium — mĂȘme prĂšs de chaque animal — on avait glissĂ© nuitamment des feuilles de salade, des carottes et de l’eau trĂšs belle qui affectait la forme intĂ©rieure de son vase invisible un Ɠuf aplati par le haut et le bas. C’est un drĂŽle de spectacle. — Mon voisin dĂ©vorait sa salade
 En dessous de lui, un chien de berger lapait son eau ovoĂŻdale
 Dans le but de correspondre avec mon voisin, j’écrivis sur un carnet Parlez-vous français ? » et lui prĂ©sentai la page. Il secoua la tĂȘte et se remit Ă  dĂ©vorer sa salade
 Mais alors un autre jeune homme, trĂšs maigre, occupant la cellule d’aprĂšs, attira mon attention par des mimiques. Aux questions de mon carnet il rĂ©pondit par gestes, n’ayant ni papier ni crayon. J’ai cru comprendre qu’il Ă©tait reporter et qu’il avait Ă©tĂ© enlevĂ© dans les environs de Culoz. Il semble avoir peur d’une chose que je n’arrive pas Ă  saisir. Un incident troubla cet entretien. Vers le nord, je vis s’élever de la Terre un point noir. À la jumelle, c’était un homme. Il semblait lancĂ© par une baliste. Il s’arrĂȘta Ă  3 kilomĂštres de nous en horizontale, Ă  l’endroit oĂč je suis arrivĂ© hier au dĂ©barcadĂšre. Nous le vĂźmes soulevĂ© par la grue, puis vĂ©hiculĂ© au flanc de notre colline, — peut-ĂȘtre Ă  travers des rues et des boulevards invisibles ? — Mes codĂ©tenus le regardaient attentivement. Ils paraissaient heureux de ne pas le reconnaĂźtre
 Il fut hissĂ© Ă  mon niveau. Mais on n’en fit pas mon voisin immĂ©diat ; on laissa entre lui et moi, le long de la façade, l’espace de deux cellules environ. Cette solution de continuitĂ© se rĂ©pĂšte Ă  tous les Ă©tages et marque le milieu de l’aĂ©rarium, cĂŽtĂ© façade. C’était un paysan violĂątre, ahuri, en chemise. — Je me rendis compte, Ă  ce moment, que le nombre des oiseaux s’était accru pendant la nuit, — une chouette, un chat-huant, un grand-duc. L’infernal piĂšge bourdonnant a bien travaillĂ© depuis hier. § J’ai encore sondĂ© l’épaisseur de la foule. Cette fois j’ai repĂ©rĂ© quelqu’un Raflin ! le prĂ©tendant rabrouĂ© de Fabienne d’ArviĂšre, — Raflin dans sa robe de chambre, avec un bonnet de coton. Par-dessus les tĂȘtes, tout lĂ -bas, du cĂŽtĂ© des premiers arrivĂ©s, une tĂȘte plus grande, — une tĂȘte de statue, de jardinier Watteau
 et aussi un chapeau haut de forme coiffant un chef de mannequin
 Ah ! la statue d’Anglefort et l’épouvantail !
 Comment ! Avec les hommes !

 § Par intervalles, l’une ou l’autre de nos cellules se tapisse de givre, faisant apparaĂźtre un cube resplendissant. Le prisonnier dĂ©faille. On le voit revenir Ă  lui aprĂšs la fonte. Ce ne peut ĂȘtre qu’un ratĂ© momentanĂ© dans le fonctionnement des clapets. — Le froid et la sĂ©cheresse du vide qui nous entoure sont, Ă  coup sĂ»r, effroyables. § GrĂące Ă  une large fente que pratique dans l’humus quadrillĂ© un invisible mur de soutĂšnement, presque sous moi, j’ai pu profiter d’un entre-deux de nuages pour faire le point. Ce n’est pas facile. L’aĂ©rarium doit ĂȘtre un peu au sud du zĂ©nith de Mirastel. Avec le tĂ©lescope de M. Le Tellier, on l’apercevrait
 Mais quel hasard conduirait sa curiositĂ© vers un lieu oĂč rien n’attire les astronomes ?
 On croit si peu que les disparus sont en l’air ! § Vers 10 heures et demie, le soleil a Ă©mergĂ© de l’ocĂ©an atmosphĂ©rique qui s’est pris Ă  miroiter. Il a dĂ©crit sa courbe dans le ciel noir, comme une grosse orange Ă  peine duvetĂ©e d’un halo flamboyant. L’ombre de l’aĂ©rarium s’est portĂ©e sur la couche des nuages. Puis, Ă  1 heure et demie, le soleil est rentrĂ© sous l’horizon gazeux. Un peu plus tard, voilĂ  que la statue de jardinier Watteau et le mannequin-Ă©pouvantail ont dĂ©filĂ© devant moi ! Ils se sont rendus, l’un derriĂšre l’autre, en glissant, au premier Ă©tage, — quartier des choses inanimĂ©es. En glissant sur des plans inclinĂ©s. LĂ , ils se sont rangĂ©s parmi des instruments agricoles, des aiguilles d’horloge, un drapeau tricolore, une grosse boule jaune, — le tout proprement alignĂ©. Et quelques instants aprĂšs, un coq d’or est descendu, en se dandinant, de l’étage des oiseaux, et il est allĂ© rejoindre les deux simulacres dans le bric-Ă -brac du premier Ă©tage. Il est bien Ă©vident qu’on rĂ©parait lĂ  des erreurs de classification, mais ceci donne Ă©trangement Ă  penser. 6 heures. — Il est arrivĂ© un singe ; un grand singe de la famille des orangs. ÉchappĂ© d’une mĂ©nagerie, selon toute probabilitĂ©, et surpris dans la forĂȘt par les Sarvants. — Ils l’ont mis prĂšs du paysan violĂątre, avec les hommes
 Dans quelques jours ils le redescendront, comme la statue, le mannequin et le coq. Mais quels peuvent ĂȘtre ces individus qui se trompent Ă  un tel point ? ces hommes si ignorants de l’humanitĂ© ? si diffĂ©rents de nous, si Ă©voluĂ©s probablement, qui herborisent des peupliers, collectionnent des cailloux et font l’élevage de leurs frĂšres d’en bas ? 5 juillet. Hier je n’ai pas pu continuer Ă  Ă©crire mes clapets se sont arrĂȘtĂ©s. J’ai dĂ» Ă©puiser ma rĂ©serve d’oxygĂšne ; mais je me suis Ă©vanoui quand mĂȘme, transi de froid, dans un glaçon cubique. Je n’ai repris connaissance qu’à la nuit, pendant laquelle j’ai rĂ©flĂ©chi. VoilĂ  mes conclusions Ce n’est pas une Ăźle, ce sol invisible qui nous supporte. Ce n’est pas une Ăźle de la mer atmosphĂ©rique. Car alors ce serait une Ăźle flottante, une sorte de bouĂ©e errante. Or, cela est fixe. Donc, il faut que nous soyons sur un continent invisible, qui enveloppe toute la Terre, en laissant passer la lumiĂšre et la chaleur du soleil, — un continent d’une seule piĂšce, comme une mince sphĂšre creuse englobant la Terre et son atmosphĂšre contre laquelle il repose, — un continent d’une seule piĂšce, mais dĂ©chiquetĂ© sans doute, percĂ© d’ouvertures oĂč, malgrĂ© les lois de la science humaine, la mer atmosphĂ©rique de 50 kilomĂštres de profondeur se trouve en contact libre et direct avec le vide aĂ©rĂ©, avec l’éther imparfait de la deuxiĂšme atmosphĂšre. Oui, ce ne peut ĂȘtre qu’un monde concentrique Ă  la Terre, une espĂšce de continent-radeau sphĂ©rique, une mince pellicule Ă  la surface de l’Air, comme l’écorce terrestre n’est, selon certains, qu’une mince pellicule Ă  la surface du feu intĂ©rieur. C’est un globe lĂ©ger, qui entoure la planĂšte ; la pesanteur, agissant sur tous ses points Ă  la fois, le maintient Ă  Ă©gale distance de la Terre, et la force centrifuge dĂ©gagĂ©e par la rotation terrestre vient doubler cet effet par une action en sens contraire. Chaque molĂ©cule du continent invisible est sollicitĂ©e par deux forces opposĂ©es qui tendent chacune Ă  l’immobiliser par rapport au centre de la Terre. Ainsi le monde invisible est comme rivĂ© au monde visible. Monde invisible ! ainsi que les planĂštes que la science a pressenties ! et, comme elles, habitĂ© par un peuple invisible ! Monde trĂšs lĂ©ger, sĂ»rement, et d’autant plus lĂ©ger qu’il est loin de la Terre
 Ici, les choses doivent se trouver avec l’air dans le mĂȘme rapport que les choses d’en bas sont avec l’eau. Cette rĂ©gion est une Terre Ă  qui le vide sert d’atmosphĂšre, pour ainsi dire, et oĂč l’air joue le rĂŽle de l’eau
 La mer aĂ©rienne vient baigner ses cĂŽtes
 Peut-ĂȘtre n’y a-t-il qu’une seule mer, qu’un seul trou percĂ© dans le globe Mais oui ! Mais oui ! c’est cela ! C’est pourquoi les ĂȘtres superaĂ©riens, dits Sarvants, n’osent pas s’aventurer avec leur engin ailleurs qu’en Bugey, — le Bugey qui se trouve Ă©videmment sous cette mer unique, — le Bugey qui est le fond de leur lac !Ils auraient peur de se perdre et de remonter sous leur continent, et d’étouffer faute de vide, eux pour qui le vide est aussi indispensable que l’air aux hommes et l’eau aux poissons !
 Car ces gens-lĂ  ont inventĂ© une façon de cloche Ă  plongeur, ou plutĂŽt une espĂšce de sous-marin. Eh ! voici le mot un sous-aĂ©rien ! qui leur permet de faire la prospection du fond de leur mer et d’en visiter les plaines inconnues. Ils font de l’ocĂ©anographie Ă  leur maniĂšre. Un invisible prince Albert les gouverne peut-ĂȘtre, et c’est peut-ĂȘtre lui qui se monte un joli petit musĂ©um d’ocĂ©anographie avec les bĂȘtes des grands fonds, Ă  l’instar de Monaco !
 Le cylindre que j’ai vu blanc de givre, en montant, c’est le vivier d’air oĂč l’on entrepose les bĂȘtes pĂȘchĂ©es ; ce n’est qu’une piĂšce de ce sous-aĂ©rien qui, lui, a la forme d’un cigare, comme nos propres submersibles, comme aussi nos dirigeables ! C’est lui que Maxime a vu dans le brouillard, ou du moins, c’est l’espace que l’étrange bateau-ballon remplissait dans le brouillard et qui apparaissait si confusĂ©ment qu’on voyait les choses Ă  travers, — ce que Maxime mettait sur le compte de la vitesse !
 C’est encore lui — le sous-aĂ©rien — que nous avons vu dans le nuage et pour les mĂȘmes raisons le jour oĂč nous avons cru voir son ombre immobile !
 J’y suis ! j’y suis ! Il est plein de vide » ce bateau, si l’on peut s’exprimer ainsi. VoilĂ  pourquoi il flotte si bien dans l’air, tel dans l’eau un bateau plein d’air ! Il est muni d’ airballasts » au lieu de waterballasts », pour descendre ou remonter !
 Le vide ! c’est Ă -dire ce qu’il y a de plus lĂ©ger au monde, — le zĂ©ro du poids, quand l’air pĂšse 1,3 gr. et l’hydrogĂšne 0,01 !
 Le vide, que tous les aĂ©ronautes emploieraient au lieu d’hydrogĂšne, s’ils pouvaient avoir des enveloppes assez solides et assez impondĂ©rables Ă  la fois pour rĂ©sister Ă  l’énorme poussĂ©e de l’air ambiant, sans annuler par leur poids l’avantage ascensionnel du vide ! Mais vraiment, tout ceci est d’une simplicitĂ© criante ! L’eau et l’air ! mais ce sont deux Ă©lĂ©ments jumeaux, que gouvernent les mĂȘmes principes essentiels ! L’hydrostatique est la sƓur bessonne de la pneumatique ! La mer aquatique et la mer atmosphĂ©rique ! mais que de fois on les a comparĂ©es l’une Ă  l’autre !
 Au fait, ni l’une ni l’autre ne se terminent brusquement par une surface prĂ©cise
 L’eau de la mer se continue dans l’air par des vapeurs salĂ©es que nous ne voyons pas ; de mĂȘme, la mer atmosphĂ©rique se continue dans le vide aĂ©rĂ© par des effluves dĂ©gradĂ©s que je ne saurais percevoir !
 Elles ont leurs marĂ©es lunaires, toutes les deux, et l’ocĂ©an gazeux a mĂȘme des marĂ©es solaires
 Elles ont leurs remous !
 — Ici, pourtant, les oiseaux tiennent lieu de poissons supĂ©rieurs, et nous, les hommes, crĂ©atures des bas-fonds oĂč notre lourdeur nous attache, nous sommes de pauvres crustacĂ©s qui se traĂźnent misĂ©rablement !
 L’atmosphĂšre ! qui pĂšse sur la Terre du poids que pĂšserait une couche de 10 mĂštres d’eau l’enveloppant de toutes parts !
 La mer atmosphĂ©rique, oĂč les montagnes sont les hauts-fonds ! des hauts-fonds plus accessibles aux Sarvants parce que plus prĂšs de la surface, — parce que, pour les atteindre, ils ont moins d’air Ă  laisser pĂ©nĂ©trer dans leurs airballasts, — ce qui explique pourquoi ils y pĂȘchent si volontiers ! Car nous sommes pĂȘchĂ©s ! — PĂȘchĂ©s ! — Puis on nous parque dans ces rĂ©cipients, dans ces cuves qui doivent ĂȘtre transparentes mĂȘme pour les Sarvants, sous les yeux d’un public indiscret, en ce palais, en ce musĂ©e monumental, au milieu sans doute d’une grande ville au bord de la mer ! Et nous n’avons jamais rien devinĂ© ! TrompĂ©s par l’invisibilitĂ© de cet univers qui ne gĂȘnait en rien la vision tĂ©lescopique, que les bolides tombant sur la Terre traversaient comme une balle Lebel traverse une Ă©corce de liĂšge, et que les Ă©toiles filantes laissaient loin sous elles, — nous n’avons pas devinĂ© qu’au-dessus de nous siĂ©geait un monde plus vaste que le nĂŽtre, ayant un rayon plus grand de 50 kilomĂštres, et tournant sur le mĂȘme axe que le bloc terrestre, mais plus vite encore, puisqu’il est plus distant du moyeu de rotation. Et jamais nous n’aurions supposĂ© que lĂ  travaillait une population active et, selon toute vraisemblance, innombrable, — qu’elle pensait, inventait, fabriquait, — qu’elle jetait sur sa mer atmosphĂ©rique des bateaux de plus en plus perfectionnĂ©s des bateaux dont les dĂ©bris naufragĂ©s sont restĂ©s entre deux airs au lieu de descendre jusqu’à nous, — qu’elle faisait Ă  l’aveuglette, je crois des sondages maritimes, — et qu’enfin elle arrivait Ă  cette prouesse naturellement fĂȘtĂ©e, glorifiĂ©e, acclamĂ©e la construction d’un sous-aĂ©rien. Il est plus que probable que le premier lancĂ© a subi de gros dĂ©gĂąts. Mal dirigĂ© par des apprentis, emportĂ© au loin par le vent comme par un tourbillon sous-marin, c’est, je crois, cet aĂ©roscaphe qui a causĂ© la cĂ©lĂšbre collision du mois de mars. Il a dĂ» heurter d’abord le paquebot français, puis, une seconde plus tard, le destroyer anglais, ou vice versa. Ce jour-lĂ , les matelots invisibles l’ont Ă©chappĂ© belle, entraĂźnĂ©s si loin, et le sous-aĂ©rien a dĂ» Ă©prouver de sĂ©rieuses avaries dont la rĂ©paration justifie tout le temps Ă©coulĂ© depuis cet accident jusqu’aux dĂ©prĂ©dations de Seyssel. La prudence et l’expĂ©rience leur sont venues
 Peut-ĂȘtre nous guettent-ils depuis des siĂšcles Ă  travers le ciel ; peut-ĂȘtre attendaient-ils avec impatience et cupiditĂ© l’instant de leur progrĂšs oĂč ils pourraient descendre jusqu’aux hommes et les Ă©tudier ; peut-ĂȘtre le sous-aĂ©rien n’est-il qu’une copie de nos dirigeables, lorgnĂ©s dans les longues-vues des Sarvants
 Mais cela, je ne le crois pas. Leurs erreurs de classification me prouveraient plutĂŽt qu’ils n’ont pas encore observĂ© le sol oĂč nous vivons. Je parierais que l’air, sous une forte Ă©paisseur, est pour eux une substance non transparente, comme est pour nous la mer ; que leur sol, invisible Ă  nos yeux, est, Ă  leurs yeux, opaque ; et qu’ils ne peuvent distinguer, au travers, au-dessous de lui, ni l’ocĂ©an d’air qui le supporte, ni le fond terrestre de cet ocĂ©an. Je parierais mĂȘme qu’ils n’ont pas d’yeux. — À quoi des yeux serviraient-ils dans un monde invisible ? — Non pas d’yeux, et alors tout ce que je viens de dire s’applique au sens qui chez eux remplace la vue. Non pas d’yeux ! et le jour et la nuit n’influent pas plus sur leur perception du monde extĂ©rieur que n’influent sur la nĂŽtre la prĂ©sence ou l’absence d’odeur. En effet, d’une part, ils ne possĂšdent pas de lumiĂšre artificielle pour s’éclairer la nuit une telle chose les aurait depuis longtemps fait connaĂźtre Ă  l’humanitĂ©, et je n’ai pas vu, cette nuit, la moindre lueur, et, d’autre part, ils se dirigent admirablement au fond de leur mer, dans nos tĂ©nĂšbres les plus noires ; ce qui prouve que notre obscuritĂ© n’est pas la leur, — n’en est pas une pour eux. Et si l’on considĂšre que leurs mĂ©faits s’accomplissent plus frĂ©quemment la nuit, il est mĂȘme possible de prĂ©tendre que c’est la nuit qu’ils perçoivent le mieux ; que c’est la nuit qu’ils ont toute la puissance de leurs moyens, et que l’obscuritĂ© est aussi favorable Ă  leur sens de direction que la lumiĂšre et favorable Ă  notre vue. Fous que nous sommes, pauvres ĂȘtres submergĂ©s par l’ocĂ©an de gaz, nous qui nous croyons les maĂźtres de la Terre ! Nous ne nous doutons pas qu’une autre humanitĂ©, plus considĂ©rable que la nĂŽtre, existe au dessus d’elle, nous ignorant, nous supposant Ă  peine et nous prĂȘtant l’esprit que nous prĂȘtons aux crabes ! Une autre humanitĂ© qui se croit Ă©videmment la seule reine de la planĂšte ! Un autre peuple, sur un monde extĂ©rieur au nĂŽtre et que les astronomes de Mars ou de VĂ©nus prennent peut-ĂȘtre pour la vĂ©ritable Terre, si notre atmosphĂšre n’est pas transparente Ă  ce qui leur sert de prunelles et s’ils voient, au contraire, ce que nos prunelles sont impuissantes Ă  distinguer. Nous, les astronomes terriens, n’est-ce pas ainsi que nous avons pris longtemps la photosphĂšre — l’atmosphĂšre Ă©blouissante du Soleil — pour la surface mĂȘme de l’astre ? § Un adolescent vient d’arriver parmi nous. Il est Ă  cĂŽtĂ© du singe. Nous l’avons vu s’acheminer sans un mouvement, de cette extraordinaire progression suspendue dans l’immensitĂ©. Une femme d’un certain Ăąge s’est mise Ă  pleurer, lui a tendu les bras
 § Maxime Le Tellier m’a reconnu. Il me fait des signes, de loin. § Mon hypothĂšse du continent-radeau explique pourquoi les bolides qui n’arrivent pas suivant la direction du rayon terrestre ricochent toujours sur quelque chose qu’on croyait ĂȘtre, jusqu’ici, le matelas atmosphĂ©rique, puis vont se perdre dans l’infini
 » À la vĂ©ritĂ©, il paraĂźt que cette derniĂšre phrase, relative aux bolides, ne fut jamais lue par le duc d’AgnĂšs. Car, au moment qu’il l’entamait, un instinct sans rĂ©plique le fit bondir en avant ainsi que M. Le Tellier, et les Ă©carta de la masse invisible contre laquelle tous deux s’appuyaient. Cette masse, silencieuse jusqu’alors, venait de produire un grincement dĂ©sagrĂ©able juste dans le dos de M. d’AgnĂšs. — Continuez ! continuez le journal ! » dit M. Le Tellier. Cela presse, cela presse ! » Mais il fallait compter avec d’autres retards. Pendant la lecture du cahier rouge, l’assistance s’était grossie de pompiers, de gardes municipaux, de savants, d’autoritĂ©s et surtout, malheureusement, d’ouvriers mĂ©tallurgistes qui travaillaient Ă  cette Ă©poque dans l’arriĂšre-Grand-Palais avenue d’Antin. Ceux-lĂ  Ă©taient venus en curieux et n’avaient rien compris au journal, dont ils ignoraient la premiĂšre partie. Les braves ferronniers s’imaginĂšrent — on ne sait comment ni pourquoi — qu’il y avait, dans la masse invisible, des prisonniers de leur espĂšce ; et lorsque grinça le grincement, l’un d’eux, le compagnon Virachol, dit Gargantua pour cause de gigantisme et d’obĂ©sitĂ©, proclama sanguinaire » le fait de laisser des hommes lĂ  dedans ». Et il basculait un Ă©norme levier dont il voulait dĂ©foncer l’invisible. On retint Virachol. Mais, chaque fois que le grincement reprenait, Virachol reprenait aussi. De telle sorte que nous ne pourrions reproduire toutes les interruptions qui troublĂšrent la fin de cette lecture publique, sans composer un pathos indĂ©chiffrable. xiiiFin du Journal 6 juillet. Faire parvenir ces indications Ă  qui peut nous sauver. Mais par quel moyen les faire parvenir ? Par quel moyen ? S’évader ? Comment ? Et puis, ce serait la mort effroyable
 Ici, dans nos cellules, il fait chaud, on respire un air suffisamment humide, et notre corps subit cette pression normale de kilogs dont il a besoin. Mais dehors !!
 — Il faut tout de mĂȘme qu’ils soient assez forts, ces Sarvants, pour avoir calculĂ© tous les Ă©lĂ©ments indispensables Ă  notre vie et les avoir groupĂ©s
 § Ce matin il y avait de nouveaux pensionnaires de toute sorte. C’est dĂ©cidĂ©ment la nuit que les Sarvants prĂ©fĂšrent opĂ©rer. Est-ce pour les raisons exposĂ©es plus haut, ou est-ce seulement parce qu’ils savent que l’obscuritĂ© nous affaiblit ? § De temps en temps il y a des gens qui se prĂ©cipitent, la tĂȘte la premiĂšre, contre les murailles invisibles. On les voit se meurtrir. § Plus je rĂ©flĂ©chis Ă  ce que j’ai trouvĂ© relativement au monde oĂč je suis, plus je crois que j’ai raison. J’ai encore trouvĂ© quelque chose je crois savoir pourquoi l’aĂ©rarium contient tant de reprĂ©sentants du genre humain et si peu, proportionnellement, de chaque famille animale. C’est que les Sarvants s’imaginent que le costume est un pelage, lequel pelage marque autant de variĂ©tĂ©s dans l’espĂšce qu’il offre lui-mĂȘme de modalitĂ©s. Un fait le corrobore c’est, ici, la grande quantitĂ© et la grande diversitĂ© des bĂȘtes de mĂȘme race, mais Ă  fourrures ou Ă  plumages diffĂ©rents, comme lapins, canards, etc
 Les Sarvants — aristocrates Ă  leur façon — croient que la redingote est d’une autre engeance que la blouse. Et ceci donne gain de cause au systĂšme que j’avais adoptĂ© de me vĂȘtir comme l’un des disparus, afin d’échapper au PĂ©ril Bleu. Mme Le Tellier ne fut dĂ©daignĂ©e par les Sarvants qu’en raison de cela ; sous la charmille, ils se sont souvenus qu’ils possĂ©daient dĂ©jĂ , de la classe dressĂ©e et de la sous-classe Ă  pattes infĂ©rieures adhĂ©rentes, un spĂ©cimen Ă  corps noir et Ă  criniĂšre jaune ; et ils l’ont lĂąchĂ©e, au lieu de l’emporter avec Maxime et ce veau qu’ils venaient de confisquer dans le voisinage
 On pourrait en conclure que tous les Sarvants se ressemblent et qu’ils vont nus. § Tout Ă  l’heure, l’Anglais mon voisin fut pris de syncope. Il a donnĂ© tous les signes d’un ĂȘtre placĂ© sous la cloche d’une machine pneumatique ; puis les sens lui sont revenus peu Ă  peu. Mais les parois de sa cellule ne se sont pas doublĂ©es de givre ; par consĂ©quent la pression avait faibli sans que la tempĂ©rature eĂ»t baissĂ©. Serait-ce une expĂ©rience ? — Je n’aime pas cela. Cellule » ai-je Ă©crit ; il faudrait dire cabanon ». Mon voisin est fou. Et que d’autres aussi ! § Bonheur ! Bonheur ! Bonheur ! Il me semble bien avoir aperçu, tout lĂ -bas, certaine robe grise
 — Et non loin d’elle, j’ai reconnu Henri Monbardeau, mais avec peine. Dans quel Ă©tat de maigreur !
 7 juillet. C’est donc toujours la nuit qu’on nous apporte Ă  manger, sans que nous puissions nous en apercevoir. C’est aussi la nuit qu’on nettoie nos cabines
 TrouvĂ©, Ă  mon rĂ©veil, des carottes et ma ration d’eau. En fouillant l’aĂ©rarium avec ma jumelle, j’ai dĂ©couvert au rez-de-chaussĂ©e la soute aux provision — un tas de lĂ©gumes volĂ©s aux potagers de la Terre — et puis la citerne d’eau trĂšs pure, venue d’une source du Colombier ou peut-ĂȘtre extraite goutte Ă  goutte de la mer atmosphĂ©rique. § Quel horrible troupeau parquĂ© nous faisons !
 Mille dĂ©tails immondes
 Maison de verre oĂč l’on ne peut s’isoler. Et puis, la peur a tuĂ© la pudeur
 § Vers 11 heures, entre les bandes d’humus, aperçu comme une petite pilule bientĂŽt disparue. Ce ne peut ĂȘtre qu’un ballon. § Ayant sorti mon revolver pour l’examiner, que de regards suppliants j’ai vus m’implorer !
 Les uns me tendaient le front comme une cible, un autre ouvrait sa chemise et me montrait la place de son cƓur
 Savent-ils seulement si les balles de mon browning arriveraient jusqu’à eux ? § Les Sarvants, que peuvent-ils ĂȘtre ?
 HantĂ© par cette question. § À 3 heures 30, encore vu un ballon Ă©voluer en bas. Dirigeable. Il devait ĂȘtre extrĂȘmement haut, car je le voyais assez bien dans ma jumelle. Qu’est-ce que cela signifie ? Aurait-on aperçu la macule, et les hommes s’efforcent-ils de s’en rapprocher ? § Ces heures de dĂ©sƓuvrement, au bruit berceur des clapets, sont dĂ©sespĂ©rĂ©ment longues. Je me creuse la tĂȘte Ă  propos des Sarvants
 Ces ĂȘtres du vide, oĂč nul liquide n’est possible, ne peuvent pas avoir de sang ! Ces gens invisibles et secs !
 Ils doivent ĂȘtre plus diffĂ©rents de nous autres hommes que ne le sont les habitants d’une planĂšte fantastiquement Ă©loignĂ©e de la Terre mais qui serait, comme elle, dotĂ©e d’une atmosphĂšre
 La substance de ce monde invisible ne doit avoir rien de commun avec celle de notre monde central
 Les Sarvants ont une Ăąme unie Ă  un corps qui n’est pas fait de la vieille matiĂšre traditionnelle. Ils sont formĂ©s d’éther, ou d’électricitĂ©, ou de je ne sais quoi, qui est sans doute concentré  Pourquoi pas ? — Nous, les hommes, nous croyons toujours ĂȘtre des parangons ! Nous nous imaginons toujours qu’aprĂšs nous il faut tirer l’échelle des ĂȘtres ! et nous pensons tout connaĂźtre, tout prĂ©voir, tout supposer !
 Si une crĂ©ature Ă©tait faite d’eau, est-ce que nous pourrions la voir dans l’eau ? Eh bien, alors, si une crĂ©ature Ă©tait faite d’air, est-ce que nous la verrions dans l’air ?
 Des ĂȘtres de la couleur de l’eau, de la couleur de l’air
 mais, au fait, ce ne serait tout simplement qu’un phĂ©nomĂšne de mimĂ©tisme !
 D’ailleurs, puisqu’il est possible et mĂȘme probable qu’il existe des planĂštes invisibles, ce monde-ci devient par cela mĂȘme on ne peut plus naturel. Mais comment les Sarvants sont-ils conformĂ©s ? Quels contours prĂ©senteraient-ils Ă  nos yeux en devenant visibles, eux et leurs vĂ©gĂ©taux, eux et leurs animaux, eux et tout cet univers qu’ils semblent rĂ©gir ?
 J’ai beau regarder l’humus de la pĂ©piniĂšre pour y saisir l’empreinte de leurs pas, je ne vois rien. — Ah ! combien de progrĂšs Ă  rĂ©aliser, pauvres hommes, avant de pouvoir monter ici, vivre ici, observer ici !
 Encore faut-il que je renseigne l’humanitĂ© ; que je lui dĂ©voile l’existence du monde superaĂ©rien
 Et lĂ , je ne sais plus que faire. § La robe grise ne se montre plus
 Le temps se traĂźne indĂ©finiment
 Est-ce que nous allons tous mourir ici ?
 Mon sacrifice ? Inutile ?
 8 juillet. Hier et aujourd’hui, les pĂȘcheurs invisibles n’ont rapportĂ© que des animaux. § Encore et toujours des ballons. Un ballon c’est une bouĂ©e », disait Nadar. Jamais cela ne m’a paru si vrai. — Ils ne peuvent faire que de bien petits bonds vers nous ! Mais cela ne prouve-t-il pas que l’aĂ©rarium a Ă©tĂ© signalĂ© ! Midi. — Certaines bĂȘtes, maintenant, sont deux Ă  deux ; les Sarvants font des expĂ©riences d’accouplement. Ils ont diffĂ©renciĂ© les sexes, mais ils se trompent encore pour les races. Ainsi, ils viennent de mettre une renarde avec un loup, qui s’est empressĂ© de la croquer. Les malheureux carnivores sont au rĂ©gime vĂ©gĂ©tarien, et le loup n’était pas fĂąchĂ© de ce petit extra. VoilĂ  qui a dĂ» Ă©tonner les biologistes invisibles ! 2 heures. — Vu Floflo, le loulou de Mme Arquedouve. Il a l’air de se bien porter. 3 heures. — RĂ©voltant ! Les Invisibles nous traitent comme les bĂȘtes ! Il y a maintenant des cellules habitĂ©es par des couples humains qu’ils ont appareillĂ©s !
 Les prisonniers ainsi rĂ©unis causent entre eux tristement, mais on voit bien que la facultĂ© de pouvoir parler de leur dĂ©tresse en diminue l’amertume. Par malheur, il y a des fous, et les Sarvants me paraissent incapables de comprendre la folie et les dangers qu’elle peut faire courir Ă  qui s’en approche
 § Ces mariages singuliers se multiplient. C’est Ă©videmment la robe et le pantalon qui servent de base aux doctes expĂ©rimentateurs pour dĂ©terminer le fĂ©minin et le masculin ; n’ont-ils pas accouplĂ© Maxime avec un vĂ©nĂ©rable curĂ© en soutane ! — Maxime et le prĂȘtre conversent d’une façon trĂšs animĂ©e. 4 heures 20. — Les Sarvants ont mis Mme Fabienne Monbardeau avec Raflin, son ancien amoureux ! CoĂŻncidence inouĂŻe !
 L’infortunĂ© Raflin a perdu sa robe de chambre, — sans quoi, je pense, on l’aurait pris pour une dame. Il est en caleçon et fait peur Ă  voir, si lugubre et squelettique. Il ne s’occupe de sa compagne que pour tĂącher de lui prendre sa portion de betterave
 Henri Monbardeau, qui partage la cellule d’une paysanne, les regarde comme un homme ivre
 Moi je suis encore seul dans ma cabine invisible
 Oh ! petite robe grise entrevue l’autre jour
 Oui, mais il n’y a pas que moi pour ĂȘtre encore cĂ©libataire Ă  la mode des Sarvants
 Et puis — terreur ! — il y a des fous !
 Et — oh ! mon Dieu ! — il y a le grand singe !
 6 heures du soir. — Je viens d’apercevoir, une seconde, le visage de Mlle Suzanne Monbardeau. Quand je l’ai reconnue au fin fond des groupes, je cherchais la robe grise. 9 juillet. Encore vu beaucoup de ballons, minuscules grains de cendrĂ©e. À quoi bon ? 3 heures 15. — Un des clapets de ma cellule se ralentit. Va-t-il s’arrĂȘter ? ExpĂ©rience ? C’est Ă  craindre. Multitude de grincements sur la paroi cĂŽtĂ© corridor
 [À partir de cet endroit jusqu’à la fin du cahier rouge, l’écriture de Robert Collin tremble, ondule, balbutie et devient Ă  chaque feuillet plus laborieuse et moins rĂ©guliĂšre.] [Une page couverte d’arabesques illisibles.] 10 juillet. C’était une expĂ©rience, de rarĂ©faction. Elle m’a laissĂ© un engourdissement gĂ©nĂ©ral qui est presque une paralysie ; je ne puis rester debout, et voilĂ  plusieurs heures que j’essaie d’écrire sans y rĂ©ussir. Pourvu que j’aie la force de faire ce que je dois faire ! § Le loup qui a tuĂ© la renarde est mort, — tuĂ© aussi, je crois. Talion ? Justice ?
 On a Ă©vacuĂ© son corps je ne sais oĂč. Mis 2 heures Ă  Ă©crire ces 8 lignes. 11 juill. Les Sarvants, toute la nuit, ont montĂ© de la terre. Un carrĂ© de plus au rez-de-chaussĂ©e. 12 juill. N’ai plus de calme depuis cette demi-paralysie. SaletĂ©, isolement, angoisse, impuissance. ÉgoĂŻsme, sauf pour Marie-ThĂ©rĂšse. Ennui, ennui. Énervement. Et pourtant, moi, j’ai apportĂ© des objets utiles trousse-toilette, jumelle et ce cahier bĂ©ni ! Mais les autres rien ! Ils m’envient quand ils me voient me brosser, Ă©crire, observer la Terre
 Ho ! la bonne vieille Terre ! 13. PassĂ© l’inspection des parois de ma cellule dans l’angoisse insupportable d’ĂȘtre Ă©piĂ© par quelque gardien sans aspect. Impossible d’en gratter quoi que ce soit au couteau ; nulle poudre ; comme du verre. Facilement contrĂŽlĂ© les clapets dans le bas du mur, 2 orifices de tuyaux, et l’autre au-dessus, en triangle, celui-ci pour la sortie de l’air viciĂ©, les autres pour l’arrivĂ©e de l’air pur ; on sent le sens des courants. Je ne comprends pas ce systĂšme. Les clapets sont assez loin dans les tuyaux ; Ă  peine si je les effleure du bout du doigt. 14. Aujourd’hui, vĂ©ritable Ă©ruption d’aĂ©rostats. Un sphĂ©rique monte trĂšs haut ; je me divertis Ă  le suivre dans la bande libre qui est au nadir et qui me permet de voir le Bugey. § La nuit a interrompu mon observation. J’écris aux Ă©toiles, parce que je veux noter des lueurs incomprĂ©hensibles en dessous de nous
 Ah ! feux d’artifice ! 14 juillet ! fĂȘte nationale ! — Nous sommes lĂ , chez les Sarvants, et nos concitoyens font de la pyrotechnie ! 15 juillet. Nous avons de nouveaux camarades 4 hommes emmitouflĂ©s de peaux. PrĂšs de la statue d’Anglefort le jardinier Watteau une nacelle de ballon, des agrĂšs, une enveloppe flasque et dĂ©chirĂ©e oĂč je vois des lettres, un nom qui est cachĂ© Ă  demi par un pli de la soie gommĂ©e LE SYL
 Le Sylvain probablement. § Je n’éprouve plus aucune surprise Ă  voir les gens suspendus en l’air, ni les choses marcher toutes seules. Le ciel d’encre et ses astres excessifs, la couronne dĂ©gradĂ©e de la mer aĂ©rienne, tout m’est indiffĂ©rent ; le sort de mes codĂ©tenus m’est Ă©gal. Et pourtant, quelle horreur de cauchemar, cette exposition de mes semblables ! Ici, j’ai compris pourquoi les cabinets de cires m’ont toujours tellement rĂ©pugnĂ© c’est qu’ils Ă©voquent la pensĂ©e d’un musĂ©e d’hommes. § Les bĂȘtes elles-mĂȘmes ont l’air dĂ©sespĂ©rĂ©. 17 Juillet. Entre autres objets, cette nuit a enrichi l’aĂ©rarium d’une branche d’acacia. Or, cette branche ne cesse pas de s’agiter. Un invisible canif l’incise, la fend, la scrute mĂ©thodiquement de l’écorce Ă  la moelle. 18 juillet. Plus de ballons. § Henri Monbardeau a quittĂ© la cellule de la paysanne pour une autre oĂč je ne puis l’apercevoir. Le mauvais sort a voulu que dans tous ces changements Mlle Marie-ThĂ©rĂšse restĂąt derriĂšre la masse des individus. Les traitements qu’elle peut subir m’inquiĂštent plus que jamais. § Je l’ai vue, je crois. Ces cheveux blonds Ă  chatoiements argentĂ©s ne peuvent ĂȘtre que les siens. § D’aprĂšs les espaces vides entre les internĂ©s, on peut construire assez facilement l’architecture de l’aĂ©rarium, les couloirs. TrĂšs symĂ©trique. Je cherche en vain Ă  quoi peut servir ce grand vide au milieu de la façade, contre ma cabine. Sont-ce des cabines laissĂ©es vacantes Ă  chaque Ă©tage ? Et alors pourquoi ? — Est-ce un renfoncement dans la construction ? Et alors Ă  quoi sert-il ? — Est-ce une haute salle dont le plancher serait celui du rez-de-chaussĂ©e et le plafond celui du dernier Ă©tage ? — Une salle ou des salles de confĂ©rences ?
 § Les Sarvants cultivent. Le carrĂ© d’humus qu’ils ont ajoutĂ© l’autre jour est un champ de carottes Ă  notre usage, comme de raison. § Les Sarvants ne sont plus dupes de nos vĂȘtements. VoilĂ  comment une folle s’est dĂ©shabillĂ©e. Quelques minutes aprĂšs, d’autres personnes ont Ă©tĂ© dĂ©shabillĂ©es. Ah ! les malheureux ! quelles figures Ă©perdues ! On les a laissĂ© se revĂȘtir. — Mais Ă  la fin, qui on » ? — De ce fait, le singe a Ă©tĂ© redescendu Ă  l’étage des bĂȘtes ; j’ai bien vu qu’on essayait de lui enlever sa peau
 Ouf ! je respire. § Ceci est mieux encore les 4 aĂ©ronautes du Syl
, qui n’avaient pas quittĂ© leurs pelleteries, ont Ă©tĂ© aussi descendus d’un cran ! Les Sarvants ne se sont mĂȘme pas donnĂ© la peine de voir si leurs peaux de bique et de phoque Ă©taient amovibles ! D’emblĂ©e, ils les ont pris pour des singes. 20 juillet. J’écris de moins en moins facilement. Ce cahier ! qui devait ĂȘtre si complet ! Enfin, l’essentiel y sera consignĂ©. [Rien les 21, 22, 23, 24. Plusieurs pages remplies de calculs, de croquis malhabiles et pĂ©nibles. Le mot Marie-ThĂ©rĂšse Ă©crit de tous cĂŽtĂ©s, dans tous les sens, et d’ailleurs biffĂ©. Puis un dessin qui veut certainement reprĂ©senter la jeune fille.] 25 juillet. Je sais la destination des salles vides. 26 juillet. Hier, je tremblais encore trop pour Ă©crire. C’est affreux, ce que j’ai vu ! J’ai vu, tout prĂšs de moi, lĂ , un homme nu, couchĂ© Ă  ma hauteur. Je voyais, imprimĂ©e dans sa chair pĂąle et frissonnante, la trace rouge des liens invisibles qui l’immobilisaient. — Ils veulent savoir comment nous sommes faits ! — Oh ! ces estafilades soudaines ! ces plaies brusques ! ces apparitions de blessures qui s’ouvraient sans qu’on aperçût l’instrument du supplice ! Et cette bouche hurlante ! Et tout le sang ! tout le sang !
 Je n’ai pas pu rester en face ; je me suis dĂ©tourné  C’est alors que j’ai vu tous les autres qui regardaient cela, fascinĂ©s, les yeux bĂ©ants d’horreur
 — Mais, dans leur foule statufiĂ©e, quelque chose de noir bougea. C’était le vieux prĂȘtre de Maxime, qui gesticulait pour attirer les regards
 Tout le monde l’a regardĂ© alors. Le prĂȘtre faisait de grands signes de croix
 Il agitait des bras de bĂ©nĂ©diction
 La foule des prisonniers s’est agenouillĂ©e vers lui
 Nos yeux ne quittaient plus ses lĂšvres qui remuaient avec un air d’éloquence, qui disaient des Ă©loquences, des Ă©loquences que Maxime pouvait seul entendre
 Le vieux prĂȘtre gardait les bras tendus en forme de croix vivante. Et il se mit Ă  tourner sur lui-mĂȘme, afin que chacun de nous pĂ»t contempler le crucifix, au lieu du spectacle Ă©pouvantable qui saignait Ă  cĂŽtĂ© de moi. Maxime Ă©tait livide aux pieds du vieux curĂ©. Et je le revoyais, lui, dans son laboratoire de Mirastel, couvert de sang, couvert du sang des animaux dont il voulait savoir comment il sont faits !
 HĂ©las ! que faisons-nous des bĂȘtes ! CaĂŻn, qu’as-tu fait de ton frĂšre ?
 § Cet homme qu’on dĂ©pĂšce vivant
 Vivant, donc dans de l’air respirable !
 Donc les Sarvants y sont aussi dans l’air respirable !
 Donc ils ont des sortes de scaphandres pour aller dans l’air, comme nous mettrions des scaphandres pour aller vivisĂ©quer les poissons dans leur Ă©lĂ©ment aquatique
 § Je ne regarde plus Ă  cĂŽtĂ©. § Les Sarvants ne peuvent ĂȘtre des crĂ©atures plus grande que nous. La dimension des couloirs, la hauteur des Ă©tages, le prouvent. 27 juillet. Le malheureux ! le malheureux ! L’épouvantable torture ! On a continuĂ©. On continue
 À l’étage plus bas, le porc a Ă©tĂ© transportĂ© dans la chambre vide qui est sous le suppliciĂ©. Il a commencĂ© de souffrir ces douleurs sans pareilles qui vont augmenter la science et la valeur des Sarvants. Des grincements fourmillent contre ma cellule ; on se presse en foule pour mieux voir l’opĂ©ration
 28 juillet. Ce sont de petites entailles
 de petits coups de petites lames
 un travail minutieux, soigné  § Tout en bas, une grande couleuvre est en train de souffrir
 Et aprĂšs elle, quel animal ? Et aprĂšs l’homme, qui ? Quelle femme ? Oh ! mon Dieu, quelle femme ? C’est Ă  devenir fou ! § Le sang — ce sang qu’ils ne possĂšdent pas, ce liquide vital proscrit de leur anatomie — a l’air d’intriguer les Sarvants. Ils rĂ©unissent tous les sangs versĂ©s dans un mĂȘme bocal invisible, et, chose curieuse, ils ont dĂ©jĂ  trouvĂ© un moyen qui les empĂȘche de se coaguler. § Une gĂ©nisse encore — blanche — paie sa dette Ă  la science des Invisibles. La colonne de sang monte dans le bocal. — L’homme vit toujours. § Il n’est pas possible que les Sarvants connaissent ce que c’est que la souffrance telle que les hommes la connaissent. — Le serpent est en tronçons. § Ainsi, dans leur classification, le serpent est tout en bas et l’oiseau tout en haut. Ils ont mis les premiers ceux qui sont capables de se rapprocher d’eux davantage et le plus facilement. Allons ! ils ne sont pas beaucoup plus intelligents que nous ! Ne l’ai-je pas dĂ©jĂ  dit ?. 30 juillet. L’homme n’est pas mort. La gĂ©nisse blanche agonise. Dans la salle opĂ©ratoire des oiseaux, une chauve-souris est moribonde. — Une chauve-souris avec les oiseaux ! 31 juillet. § Je ne dors plus je crains trop de choses. J’ai toujours la main sur mon revolver. § Cette nuit, sous la lune qui faisait briller au loin l’anneau de la mer atmosphĂ©rique, j’ai assistĂ© Ă  l’enlĂšvement des restes de la gĂ©nisse. On les a dirigĂ©s sur le port aĂ©rien et, de lĂ , on les a prĂ©cipitĂ©s. § Le bocal de sang est comme un fĂ»t de colonne en rubis. À chaque instant, des choses invisibles plongent dedans ; il y a une heure, on ne cessait de remuer ce mĂ©lange avec un agitateur ; pendant que j’écris, on en prĂ©lĂšve des fioles qu’on emporte pour les Ă©tudier. Je vois s’éloigner de tous cĂŽtĂ©s des rougeurs liquides de formes variĂ©es. § Donc, pour les Invisibles, nous sommes des crustacĂ©s. Ils nous pĂȘchent et nous Ă©tudient comme nous pĂȘchons et comme nous Ă©tudions ceux-ci. Mais le parallĂšle s’arrĂȘte-t-il Ă  cette ressemblance ? Nous, nous mangeons les crustacĂ©s
 et quand je pense au homard Ă  l’amĂ©ricaine
 1er aoĂ»t. Aujourd’hui
 § VoilĂ  16 jours depuis l’arrivĂ©e du Syl
 que les Sarvants n’ont pas fait de capture humaine. Il est plausible que les Bugistes ne sortent plus du tout, d’une part, et que, d’autre part, les Sarvants ont complĂštement renoncĂ© Ă  se risquer au delĂ  du fond de leur mer. § L’homme est mort. À qui le tour ? § À qui le tour ? 2 aoĂ»t. On poursuit la dissection des membres du misĂ©rable. Cela peut durer encore quelque temps. 3 aoĂ»t. Ils l’ont jetĂ© ce matin, en plein jour. Ils ont jetĂ© ses restes Ă  la mer. Et ils ont jetĂ© aussi tout le sang, sous l’empire de je ne sais quelle idĂ©e inexplicable, superstitieuse peut-ĂȘtre
 4 aoĂ»t. Un mois que je suis ici, impuissant Ă  voir ce monde baignĂ© de lumiĂšre, prisonnier de ce monde comme d’une Ă©trange nuit sans obscuritĂ©, comme dans des tĂ©nĂšbres Ă©blouissantes. § Moi qui ai tant souhaitĂ© voir Marie-ThĂ©rĂšse de plus prĂšs, je ne crains plus que ceci la voir de trop prĂšs ! § C’est une rage ils taillent tout, ils charcutent tout. Des rameaux tressaillent et perdent, une Ă  une, leurs feuilles ; puis se cassent et se divisent en mille dĂ©coupures. Des pierres se fendent avec une apparente spontanĂ©itĂ©. Des oiseaux, des mammifĂšres et aussi des poissons se couvrent de balafres. — Mais la salle opĂ©ratoire des hommes est vide pour le moment. § Elle ne l’est plus. Il faut qu’il y ait une Providence, j’ai besoin de la remercier ; ce n’est pas Marie-ThĂ©rĂšse ! Mais je ne veux plus regarder par lĂ . 6 aoĂ»t. Raflin a succombĂ©. On l’avait remis dans une cellule sĂ©parĂ©e. J’ai la certitude qu’il est mort au cours d’une expĂ©rience d’air comprimĂ©. Vraiment, la soliditĂ© de nos parois est admirable, pour rĂ©sister Ă  de pareilles pressions intĂ©rieures. Rien que l’air Ă  la pression terrestre devrait les faire Ă©clater, si nos caissons n’étaient pas plus solides que des caissons cuirassĂ©s. Nulle pression n’équilibre Ă  l’extĂ©rieur la poussĂ©e interne. Et puis, comment diable font-ils aussi pour Ă©viter la buĂ©e qui devrait se condenser Ă  la surface de nos cloisons, exactement comme sur les vitres d’une chambre chaude quand il fait froid dehors ?
 MystĂšre. 7 aoĂ»t. Le cadavre de Raflin a disparu, mais je ne l’ai pas vu jeter Ă  la mer. 3 femmes et 1 homme mon voisin anglais sont morts Ă©galement, — je ne sais pas pourquoi. J’ai vu prĂ©cipiter l’Anglais et 2 des femmes. L’autre, oĂč ? 8 aoĂ»t. Il est certain que les cadavres ne les intĂ©ressent pas. La vie les attire par-dessus tout. Ils jettent les dĂ©funts avec leurs vĂȘtements, sans plus s’en soucier. Cependant, lorsqu’une bĂȘte pĂ©rit, j’ignore ce qu’ils font d’elle. — Les animaux vivants, il en arrive toujours. Mais plus d’hommes. 10 aoĂ»t. Rien de neuf ; toujours les mĂȘmes horreurs. § J’ai rĂ©aperçu la chevelure blonde, et plus tard j’ai revu la robe grise. L’une ou l’autre appartient Ă  Marie-ThĂ©rĂšse, sans doute, mais pas les deux ; elles ne sont pas Ă  la mĂȘme place. À moins qu’on l’ait changĂ©e de cellule entre mes deux observations. Qu’elle doit ĂȘtre seule et triste ! 11 aoĂ»t. ÉvĂ©nement pour la premiĂšre fois un prisonnier a Ă©tĂ© redescendu Ă  terre. Et c’est Maxime ! — Dans quel but ? Il avait l’air d’un condamnĂ©, quand on l’a saisi. Sa plongĂ©e fut vertigineuse. Il Ă©tait de trĂšs bonne heure. 8 heures du soir. — Maxime pas revenu. § Il y a une femme qui ne cesse de rire
 Folie ? 12 aoĂ»t. Maxime pas rentrĂ©. Et pourtant, cette nuit, les pĂȘcheurs invisibles ont ramenĂ© des animaux. Donc, — comme je suis assurĂ© qu’il n’y a qu’un seul sous-aĂ©rien, un seul aĂ©roscaphe, — c’est que ledit aĂ©roscaphe est remontĂ© sans Maxime. Or, si les Sarvants l’ont abandonnĂ©, c’est qu’il n’est plus qu’un de ces cadavres qu’ils dĂ©daignent. — Maxime mort ! Que s’est-il passĂ© ? 13 aoĂ»t. Ce matin, ni animaux, ni pierres, ni plantes, ni hommes. Cela n’est jamais arrivĂ©. Qu’est-ce donc ? § Le hasard aurait pu me faire choisir au lieu de Maxime, et alors j’aurais bien trouvĂ© le moyen de remettre le cahier Ă  quelqu’un. Quand on ne l’aurait dĂ©couvert que sur mon corps inanimé  11 heures. — On nous a donnĂ© moins d’eau que d’habitude et la salade n’était guĂšre fraĂźche. 2 heures. — À la fin, ils m’agacent, ces Sarvants ! Ils ne savent pas de quoi je suis capable
 Je vais leur coller
 Je vais leur faire une sale farce
 Je vais
 [ Ces trois derniĂšres lignes, d’une Ă©criture incohĂ©rente, sont effacĂ©es, — mal, puisqu’on peut encore les restituer. Suivent encore d’autres lignes, celles-lĂ  complĂštement oblitĂ©rĂ©es. Puis sept feuillets arrachĂ©s. Puis quinze lignes masquĂ©es de hachures. Donc, du 13 au 24, rien. Et enfin ceci ] 24 aoĂ»t. J’ai supprimĂ© toutes les dĂ©mences que j’avais tracĂ©es. Pendant 10 jours on s’est livrĂ© sur moi aux plus cruelles expĂ©riences. Sans m’extraire de ma cellule, on m’a soumis Ă  toutes les pressions, toutes les dĂ©pressions, tous les mĂ©langes de gaz. J’ai passĂ© de l’excitation la plus effrĂ©nĂ©e Ă  l’abattement le plus prostrĂ© j’ai respirĂ© de l’air suroxygĂ©nĂ©, surazotĂ©. Ils m’ont aussi fourrĂ© du protoxyde d’azote, ça j’en suis sĂ»r pendant une heure je n’ai pu m’empĂȘcher de rire, et j’ai compris pourquoi cette femme riait tant l’autre fois. À un moment, je me rappelle que j’ai voulu crever ma prison avec une balle de revolver — mais la balle s’est aplatie contre le mur invisible — puis arrĂȘter les clapets au moyen de mon couteau. Aussi me suis-je fait confisquer ces deux armes. Les grincements n’arrĂȘtaient pas de se faire entendre
 Enfin, c’est fini ! J’en suis revenu !
 Heureusement ! Et le cahier, alors ! On m’aurait jetĂ© Ă  la mer sans lui !
 Les lĂ©gumes qu’on nous donne sont pourris et l’eau que nous buvons sent mauvais. Le niveau de la citerne baisse. En rapprochant ces faits du fait qu’aucune proie n’a Ă©tĂ© capturĂ©e depuis le 12, il est aisĂ© de dĂ©duire que le bateau de ravitaillement s’est perdu. L’aĂ©roscaphe a naufragĂ©. Je ne trouve pas de meilleure explication. 25 aoĂ»t. Je me demande si ce n’est pas une hallucination due Ă  quelque nouvelle expĂ©rience dont je ne m’apercevais pas — en bas, Ă  20 mĂštres de la façade de l’aĂ©rarium et Ă  la hauteur du rez-de-chaussĂ©e, seul dans l’espace et immobile comme une statue Raflin !
 feu Raflin, que j’ai vu mourir !
 Mais quelle est cette femme rigide qui sort de dessous la pĂ©piniĂšre et s’avance vers Raflin ?
 Oh ! c’est une des femmes qui sont mortes en mĂȘme temps que lui
 La voilĂ  immobile prĂšs de lui
 Et — cela ne peut ĂȘtre qu’une illusion, oui, oui ! — et tous ces animaux raides, figĂ©s, qui sortent du mĂȘme endroit, en procession, et qui vont se ranger non loin du couple, de l’horrible couple humain !
 Ma jumelle !
 Non, ce n’est pas un mirage de fiĂšvre. Ce sont des crĂ©atures empaillĂ©es, bourrĂ©es avec je ne sais quoi d’invisible. Les Sarvants ont naturalisĂ© un Ă©chantillon de chaque modĂšle terrien ! Il y a un atelier de taxidermie dans les sous-sols de l’aĂ©rarium !
 [Les 26, 27, 28 et 29 aoĂ»t, Robert Collin s’est abstenu de coucher ses impressions sur le cahier rouge.] 30 aoĂ»t. Depuis 4 jours, je sens ma raison chanceler. Du reste, c’est Ă  peine si je puis tenir le crayon. Si je veux que ce journal soit raisonnable et qu’il serve Ă  quelque chose, il est temps d’aviser. § L’eau est meilleure, mais ce n’est plus la mĂȘme. Les Sarvants doivent l’obtenir d’une autre façon. Les lĂ©gumes, maintenant, sont assez frais, parce qu’on commence Ă  rĂ©colter ceux de la plantation. § Beaucoup de vides parmi les hommes. § L’aĂ©rarium n’est rien en abomination auprĂšs de ce macabre musĂ©e d’en face — de l’autre cĂŽtĂ© de la rue, qui sait ? — ce lugubre musĂ©um d’ocĂ©anographie aĂ©rienne, annexe de l’Institut oĂč nous sommes. Avec ses vitrines invisibles, ses momies, il ressemble encore davantage Ă  quelque salon de cires forain ! Si je vivais mille ans, toute ma vie je reverrais cet homme et cette femme empaillĂ©s
 31 aoĂ»t. Il importe que mon journal — qui contient Ă  prĂ©sent toutes les indications nĂ©cessaires — parvienne sans dĂ©lai Ă  M. Le Tellier ou Ă  quelque autre capable d’en tirer parti. Si l’on me vivisĂšque, si l’on me dissĂšque seulement, le cahier sera perdu. Si je reste, idem. Si l’on m’asphyxie avant que j’aie pris mes prĂ©cautions, idem. Mais si je meurs dans ma cellule, ayant sous mes habits le cahier rouge, on me prĂ©cipitera tel quel. C’est la seule façon dont je puisse ĂȘtre utile Ă  Marie-ThĂ©rĂšse. § Je n’ai plus de couteau ; je n’ai rien qui puisse me servir Ă  bloquer les clapets. Je dois donc les maintenir moi-mĂȘme. 1er septembre. J’ai lĂąchement hĂ©sitĂ© toute la nuit. Quoi ! j’abandonnerais ici Marie-ThĂ©rĂšse ! Et je l’abandonnerais pour toujours !
 C’est aussi une mort Ă©pouvantable
 Il y a encore ce passage dans le vide, qui va dĂ©former mon pauvre corps
, et cette chute Ă  laquelle on ne peut penser sans frĂ©mir, mĂȘme pour son cadavre !
 Marie-ThĂ©rĂšse ! si je pouvais revoir encore une fois ne serait-ce que votre chevelure blonde ou le bas de votre robe grise !
 Mais voilĂ  longtemps que je n’ai vu ici ceux que je connais. On les a remis Ă  leur place primitive, derriĂšre cette muraille humaine. Je ne reverrai pas Marie-ThĂ©rĂšse. 2 septembre. J’attacherai le cahier sous ma chemise, bien sanglĂ© avec ma ceinture. 6 heures du soir. — Il y a eu trop de grincements. J’ai eu peur d’ĂȘtre guettĂ©, arrĂȘtĂ© dans ma tĂąche, et mis dans l’impossibilitĂ© de recommencer. § Le givre se verra tout de suite, dĂšs le dĂ©but, puisque l’air chaud n’arrivera plus. Pourvu que les Sarvants
 8 septembre. Il n’y a aucun grincement. Les empaillĂ©s, lĂ -bas oscillent, virevoltent. Il est bien Ă©vident qu’on les manie. Il est mĂȘme possible qu’on les inaugure, car les Sarvants paraissent avoir dĂ©sertĂ© l’aĂ©rarium. Les malheureux que l’on tourmentait de cent maniĂšres diffĂ©rentes ont du rĂ©pit. Nos bourreaux se sont portĂ©s en foule vers la galerie d’en face. — C’est l’heure. — Je vais boucher les tubes des clapets avec l’étoffe de mes vĂȘtements et j’appuierai de tout mon poids. Je n’écris pas d’adieux, le temps presse et je n’ai pas besoin de m’attendrir. Je vais attacher le cahier sur ma poitrine. » [Suivent soixante-six pages blanches.] xivL’Épave de l’Air Messieurs !
 citoyens !
 mes amis !
 je vous supplie d’attendre ! » s’écria M. Le Tellier. Il se jeta au-devant des ouvriers mĂ©tallurgistes qui, d’une poussĂ©e, avaient rompu le cercle. Le compagnon Virachol, dit Gargantua, le ferronnier de France qui dĂ©place le plus gros volume d’air, s’avançait Ă  leur tĂȘte en jouant de son levier comme d’une canne de tambour-major. — Assez de boniments, mon astrologue ! » dit-il. Moi, s’pas, j’comprends qu’une chose c’est qu’il y a des frangins Ă  dĂ©livrer. On les entend qui grattent
 Allons-y, mes poteaux ! Rentres-y dedans ! » — ArrĂȘtez ! Au nom de votre vie, arrĂȘtez ! ou je vous fais expulser sur-le-champ ! Et Ă©coutez-moi. Si je vous ai gardĂ©s prĂšs de nous, au lieu de vous faire reconduire Ă  votre chantier par la troupe, c’est que je considĂšre vos aptitudes spĂ©ciales comme pouvant nous ĂȘtre trĂšs utiles. Mais j’exige de vous une discipline rigoureuse. À la premiĂšre incartade bonsoir ! J’entends que vous vous laissiez guider dans votre travail par les savants et les officiers qui m’entourent, et je leur demande vis-Ă -vis de moi la mĂȘme soumission. Pour la minute, Ă©coutez-moi. Approchez-vous, les gardes et les pompiers ! — et ne vous prĂ©occupez pas de ces grincements, nom de nom !
 » L’astronome accĂ©lĂ©ra son dĂ©bit — Messieurs, vous devez maintenant m’approuver d’avoir pris connaissance du journal de M. Collin avant de toucher Ă  ce corps invisible. GrĂące Ă  mon regrettĂ© secrĂ©taire, qui a si bien dĂ©duit du connu l’inconnu, voilĂ  que nous savons Ă  quel engin nous avons affaire. Il ne s’agit pas d’une machine venue des astres, comme le bruit en court, mais d’un appareil tombĂ© d’une terre invisible, supĂ©rieure Ă  la nĂŽtre et qui fait partie de notre planĂšte ; ce n’est pas un uranoscaphe, ni un Ă©thĂ©roscaphe, c’est tout bonnement un aĂ©roscaphe. C’est un sous-aĂ©rien, qui voguait parmi l’air comme nos sous-marins naviguent au sein de l’eau ; et ceci accentue encore la ressemblance si souvent remarquĂ©e entre les navigations aĂ©rienne et sous-marine, de mĂȘme qu’entre l’air, type populaire des gaz, et l’eau, type populaire des liquides. » Ce bateau invisible a Ă©tĂ© frĂ©tĂ© par un peuple inconnu, invisible, superaĂ©rien. Sans aucun doute, il est montĂ© par d’invisibles matelots. On peut affirmer, de plus, qu’il fut armĂ© pour la prospection des bas-fonds sous-aĂ©riens autrement dit notre sol et dans le but de faire ce qui est pour nos voisins d’en dessus de l’ocĂ©anographie ». Si vous comparez cela aux Ă©tudes de S. A. S. le prince de Monaco, vous direz avec moi que cette embarcation, dont la forme rappelle nos submersibles plus encore que nos dirigeables, est une Princesse-Alice invisible et submersible, un yacht plongeur destinĂ© Ă  la pĂȘche au fond de la mer, — une Princesse-Alice et un Nautilus tout ensemble. Nous ne possĂ©dons rien d’analogue
 » — Pardon, monsieur ! » rĂ©futa vivement un capitaine de frĂ©gate qui Ă©coutait de toutes ses oreilles. Il existe un sous-marin pour la pĂȘche aux Ă©ponges. C’est un prĂȘtre qui l’a inventĂ©. Cela fonctionne dans la perfection. » — Les Sarvants ne sont donc pas des novateurs aussi originaux que je le croyais », reprit M. Le Tellier. Cependant, ils ont oubliĂ© d’ĂȘtre bĂȘtes ; car, Ă©tant donnĂ© l’évidente lĂ©gĂšretĂ© spĂ©cifique de leur substance constitutive, ils avaient Ă  surmonter de singuliĂšres difficultĂ©s pour descendre au fond de l’atmosphĂšre, Ă  cinquante kilomĂštres au-dessous du niveau de leur mer. Supposez des hommes naturels voulant plonger au fond d’un ocĂ©an d’eau de cinquante mille mĂštres ! Les Sarvants ont eu autant de peine Ă  descendre jusqu’à nous que nous en aurions Ă  monter jusqu’à eux
 La matiĂšre de leur vaisseau doit ĂȘtre Ă  celle de leurs individus comme le plomb est Ă  notre chair
 » Les malheureux, d’ailleurs, ont payĂ© leur audace d’une catastrophe. Ce sont des martyrs de la Science que nous avons lĂ  prĂšs de nous. Car — messieurs, Ă©coutez-moi, ceci est de la plus haute importance pour le succĂšs des travaux que nous allons entreprendre — M. Robert Collin l’avait admirablement soupçonnĂ© nous assistons Ă  l’épilogue d’un drame pareil Ă  ceux du Lutin, du Farfadet et du PluviĂŽse, que nous nous rappelons tous et qui endeuillĂšrent la marine française. » Au cours d’une plongĂ©e effectuĂ©e le 12 aoĂ»t par cet aĂ©roscaphe, — par ce sous-marin de l’air, — un dĂ©traquement se produisit dans son organisme, Ă  un instant oĂč il se trouvait encore dans les rĂ©gions les plus Ă©levĂ©es de l’atmosphĂšre ocĂ©ane. À partir de ce jour-lĂ , il s’est enfoncĂ© lentement, et, lentement poussĂ©e par le vent du sud-est qui souffla jusqu’à mercredi, l’épave de l’Air est enfin venue s’échouer Ă  Paris, au bout de trois semaines d’un engloutissement ininterrompu. C’est donc un naufrage, et qui serait terrifiant, si les naufragĂ©s n’étaient pas les ennemis fĂ©roces de l’humanitĂ©. Vous entendez, M. Virachol ? » Tout porte Ă  croire que plusieurs des matelots mystĂ©rieux vivent encore. Ces grincements font foi de leur activitĂ©. De mĂȘme que l’équipage du Lutin ou du Farfadet vĂ©cut de longues heures au fond de l’eau dans sa provision d’air, de mĂȘme l’équipage de l’aĂ©roscaphe survit au fond de l’air dans sa provision de vide, — celle-ci plus inĂ©puisable sans doute que celle-lĂ , puisque nulle respiration ne saurait la dĂ©penser et que, selon moi, les Invisibles doivent ĂȘtre exempts de poumons comme ils sont privĂ©s de cƓur. » Oui, me fondant sur les rĂ©vĂ©lations du journal de M. Collin, j’affirme que c’est un naufrage. Point capital, messieurs. Car ainsi, nous n’avons pas Ă  redouter que cette descente de l’aĂ©roscaphe soit une ruse ourdie contre nous. Il en rĂ©sulte que nous sommes les maĂźtres de l’heure. Nous pouvons agir, mais avec la plus extrĂȘme prudence. » Il y a lĂ  dedans des ĂȘtres du vide qui ne sont pas morts. Donc lĂ  dedans il y a encore du vide ; l’air — dont l’infiltration a provoquĂ© la descente — n’a pas tout envahi, loin de lĂ . Ceci nous donnera du mal. Sans compter que cette substance si dure
 Enfin, pour faciliter notre tĂąche et notre intelligence de la question, supposons, n’est-ce pas, que nous allons manier une chose coulĂ©e Ă  fond dans la mer. Car on peut appliquer aux corps plongĂ©s dans l’air tout ce qu’on dit des corps plongĂ©s dans l’eau, et ici notamment toutes proportions se trouvent gardĂ©es. — MĂ©fiez-vous aussi des tours que pourrait vous jouer l’invisibilitĂ©. Somme toute, sous ce rapport, ce qui se passe est l’opposĂ© de ce que raconte le cahier rouge au lieu d’ĂȘtre la rĂ©union de quelques personnes exceptionnellement visibles dans un monde invisible, c’est un objet exceptionnellement invisible dans un monde visible. » M. Virachol, de la patience ! et de la prudence ! Ne risquons pas notre belle vie pour extraire de lĂ  deux ou trois brutes qui succomberont dĂšs qu’elles seront Ă  l’air. C’est cela que vous ne comprendrez jamais ! Comme des poissons, M. Virachol ! comme des poissons ! Y ĂȘtes vous ?
 » Et maintenant, qu’on veuille bien suivre mes instructions. » Ici commence vraiment l’inĂ©narrable dĂ©couverte de l’aĂ©roscaphe. Sous la direction de M. Le Tellier, Ă  qui le duc d’AgnĂšs servait de secrĂ©taire, chacun s’ingĂ©nia de son mieux Ă  se procurer de la chose un spectacle tactile. M. d’AgnĂšs notait scrupuleusement les trouvailles de M. Le Tellier. On apporta des Ă©chelles qui furent dressĂ©es contre l’invisible. Elles avaient l’air d’échelles magiques, penchĂ©es en Ă©quilibre instable. Ceux qui les employĂšrent semblaient de merveilleux acrobates se jouant de la pesanteur au point de l’annuler. Parvenus Ă  cinq mĂštres du sol, ils prenaient pied Ă  mĂȘme le nĂ©ant, puis, avec mille prĂ©cautions, ils s’avançaient au milieu de l’air, comme des dieux novices. Quelques-uns marchaient ; on voyait leurs semelles par-dessous. La plupart abordaient Ă  quatre pattes et continuaient ainsi. Tous admiraient la difficultĂ© de se tenir debout sur cette plate-forme cependant unie et rĂ©sistante, uniquement parce qu’elle Ă©tait invisible. On mesura strictement le sous-aĂ©rien. Il avait 5 mĂštres 8 centimĂštres de haut sur 40 mĂštres 10 centimĂštres de long. Le contact ne rĂ©vĂ©lait qu’une surface glacĂ©e aux deux sens du mot les uns parlaient de marbre, les autres citaient l’acier ou le verre, sans joints, sans rivets ni boulons, comme si cette coque eĂ»t Ă©tĂ© ciselĂ©e d’une seule piĂšce dans un pain colossal de matiĂšre invisible. La formidable collision du carrefour Louis-le-Grand ne l’avait pas seulement cabossĂ©e. — Sur les cĂŽtĂ©s, on reconnut deux files de ronds creux, simulant deux rangĂ©es d’assiettes Ă  soupe. M. Monbardeau soutint que c’étaient des hublots, et il affola tout le monde avec l’idĂ©e de visages possibles installĂ©s Ă  ces Ɠils-de-bƓuf, grimaçant, regardant l’assemblĂ©e d’une maniĂšre effroyable, et grinçant des dents de cette façon exaspĂ©rante qui n’en finissait pas. M. Le Tellier lui dit que, justement, il Ă©tait nĂ©cessaire que les Sarvants grinçassent contre le bordage pour pouvoir se faire entendre, vu qu’ils Ă©taient dans le vide. Au mĂȘme instant, on relevait sur le plateau horizontal de l’aĂ©roscaphe, suivant la ligne mĂ©diane, cinq disques successifs, Ă  peine saillants. Celui du milieu comptait 4 mĂštres de diamĂštre, les autres 50 centimĂštres seulement. Chacun voulut les palper. On fut d’accord ce devaient ĂȘtre des couvercles, des panneaux obturant des Ă©coutilles. Cependant un groupe animĂ© se tenait Ă  l’arriĂšre et garnissait plusieurs Ă©chelles doubles serrĂ©es les unes contre les autres. L’hĂ©lice invisible en Ă©tait la cause. Son axe la tenait Ă  2 m. 50 de terre. On la faisait tourner Ă  la main facilement, sans aucun bruit, — ce qui prouvait que les rouages de la machinerie fonctionnaient encore dans le vide. Cette hĂ©lice faisait l’étonnement du duc d’AgnĂšs. Courte et large, savamment volutĂ©e, multiple, mobile, gauchissable, pareille Ă  quelque tronçon de tire-bouchon hirsute et dĂ©chiquetĂ©, c’était en somme une vis d’ArchimĂšde supĂ©rieurement perfectionnĂ©e. Inutile de chercher ailleurs la sirĂšne involontaire qui bourdonnait son chant doux et sombre dans les nuits d’épouvante, — le ventilateur dont le vent s’ajoutait Ă  celui du passage de l’aĂ©roscaphe pour remuer les arbres et pour faire tourner sur elle-mĂȘme la girouette de Mirastel, quand le sous-aĂ©rien dĂ©crivait tout autour ses spirales d’approche. Les hommes de science venaient, un par un, tripoter l’incomparable propulseur ; si bien que l’un deux, — M. Martin-Dubois, de l’Institut, — se sentit rudement calottĂ© par l’une des pales, tandis qu’un de ses collĂšgues faisait marcher l’hĂ©lice. En prĂ©sence de cet accident, M. Le Tellier rĂ©solut d’attĂ©nuer dans la mesure du possible les inconvĂ©nients de l’invisibilitĂ© en opĂ©rant la dĂ©limitation de l’aĂ©roscaphe. Provisoirement, il le fit cercler de cordes — celles-lĂ  mĂȘmes qui avaient servi Ă  l’apporter. On eut alors sous les yeux une carcasse extraordinaire qui ressemblait mal au squelette d’une baleine imitĂ© avec de la ficelle, — un squelette oĂč il n’y avait que des cĂŽtes, une cage thoracique de chanvre, en forme de cigare Ă©quarri par le milieu. Autour de l’hĂ©lice, on planta des perches. Puis, Ă  la grande satisfaction de Gargantua, on attaqua les couvercles. Il faisait chaud ; les ouvriers se mirent le torse nu. — Pas trop tĂŽt ! » grommelait Virachol. Il a dit que c’était kif-kif le Lutin. Alors, moi, j’avais un aminche quartier-maĂźtre dans le Lutin
 » Et il ne pouvait se reprĂ©senter que si l’aĂ©roscaphe avait contenu des aminches », il les aurait vus, Ă  travers cette enveloppe ultra-diaphane, aussi nettement qu’il voyait s’épanouir devant lui son gros ventre pantagruĂ©lique, dĂ©jĂ  tout ruisselant d’une sueur anticipĂ©e. Les couvercles rĂ©sistaient aux pinces. Les pics sonnĂšrent et s’émoussĂšrent sur la substance qui avait aplati la balle de Robert Collin et subi sans flĂ©chir deux torrents inverses d’automobiles. Une Ă©motion bizarre Ă©treignait les spectateurs dans quelques minutes ils allaient savoir ce qu’étaient les Sarvants ! La derniĂšre Ă©nigme allait se rĂ©soudre ; le dernier voile de l’Isis monstrueuse Ă©tait sur le point de tomber. Mais les Ă©coutilles refusaient de s’ouvrir, et l’incommoditĂ© de les dĂ©boucher s’accroissait encore de ce que M. Le Tellier avait dĂ©fendu de s’en approcher Ă  moins d’un mĂštre, par crainte du vide, au cas d’une brusque perforation. Les travaux de l’arriĂšre-Grand-Palais nĂ©cessitaient l’emploi d’un treuil Ă  vapeur ; on l’amena. Mais, accrochĂ© au couvercle de poupe, il enleva l’aĂ©roscaphe tout entier, malgrĂ© le contrepoids de cent hommes pendus aux cordages. Le vide, sous les panneaux, les maintenait collĂ©s par l’énorme pesĂ©e de l’atmosphĂšre. En dĂ©finitive, c’était lĂ  une variante de ces bons vieux hĂ©misphĂšres de Magdebourg, Ă  qui tout Ă©colier garde un souvenir attendri. Le treuil fut remisĂ©. M. Le Tellier monta sur l’aĂ©roscaphe pour tĂąter Ă  nouveau les couvercles invincibles. Une suite nombreuse l’y rejoignit. — Et c’est maintenant qu’on va savoir ce qu’il advint de Virachol. Hors de lui, rĂ©voltĂ© dans son humanitarisme ingĂ©nu par les lenteurs du sauvetage », il embaucha ses camarades pour l’exĂ©cution d’un funeste projet. — Il avait reconnu que les grincements provenaient d’un endroit du sous-aĂ©rien situĂ© dans le bas et Ă  l’avant. Il rĂ©solut d’attaquer lĂ , directement, et de saborder le navire, afin de donner de l’air » aux naufragĂ©s ! Pendant que les couvercles dĂ©tournaient l’attention, Virachol repĂ©ra les grincements juste au dernier hublot » du cĂŽtĂ© de la proue. Ensuite, il essaya de tracer sur l’aĂ©roscaphe invisible une circonfĂ©rence Ă  la craie, pour que l’on pĂ»t diriger toujours au mĂȘme point les coups de la perforatrice. Mais la craie ne marquait ni sur le hublot » ni sur la carĂšne. Alors il plia son mĂštre en figure de pentagone et le fit tenir par un compagnon, Ă  la bonne place, entre deux cordages. Ils Ă©taient huit Ă  soutenir le grand levier pointu de Virachol-Gargantua. Un moment, ils le balancĂšrent en cadence, et, piquant droit dans le pentagone, ils frappĂšrent. Le bĂ©lier rebondit
 Les chocs sonnaient avec la rĂ©gularitĂ© d’un pendule et le timbre d’une cloche. Au premier heurt, l’astronome avait tout devinĂ©. — EmpĂȘchez-les ! » ordonna-t-il du haut de la plate-forme. Vite ! C’est fou ! EmpĂȘchez-les donc ! Le vide ! Le vide
 » Gargantua soufflait, ahanait et graillonnait — Hardi, bon Dieu ! Magne-toi, la coterie ! » Il Ă©tait en avant des autres et poussait le levier, de toute sa lourdeur phĂ©nomĂ©nale, suant, rougeoyant, exhalant des onomatopĂ©es sauvages. — Finissez donc ! » implorait M. Le Tellier se hĂątant de descendre. Vous allez vous faire
 » Mais il Ă©tait trop tard. On entendit un coup de sifflet prodigieux, bref, acĂ©rĂ©, assourdissant ; il fut suivi d’une sonoritĂ© mate, flasque — et d’un cri perçant. Virachol avait lĂąchĂ© sa pince et faisait des gestes nouveaux. On jugea sans hĂ©sitation qu’il Ă©tait appliquĂ© au sous-aĂ©rien. Vainement il s’arc-boutait, vainement ses amis affolĂ©s le tiraient en arriĂšre, — le dĂ©sespĂ©rĂ© ne pouvait plus partir, et il regardait avec effroi son ventre abusif oĂč tout Ă  coup une excroissance congestionnĂ©e s’était mise Ă  pousser. Un attroupement se concentra vers lui. M. Le Tellier calma les esprits — Ne le tirez pas, c’est inutile. » — Les Sarvants le tiennent ! » dit quelqu’un. — Mais non », rĂ©pliqua vertement l’astronome. C’est le vide, et pas autre chose. » Les ouvriers expliquaient l’aventure — Subito, la pince nous a Ă©chappĂ©. On aurait dit qu’elle avait de la volontĂ© pour ficher le camp
 Il y a eu le sifflet, et Gargantua s’est plaquĂ© dans l’air comme s’il avait voulu suivre la pince ! » En effet, chacun pouvait contempler la grosse barre de fer Ă  l’intĂ©rieur du bateau. Elle semblait ĂȘtre perpĂ©tuellement sur le point de tomber, soutenue qu’elle Ă©tait par l’invisible face opposĂ©e. AussitĂŽt qu’elle avait eu percĂ© le flanc de l’aĂ©roscaphe, le vide l’avait bue avec aviditĂ©, ou, si l’on aime mieux, l’air rentrant l’avait entraĂźnĂ©e, puis il avait aspirĂ© Gargantua qui, Ă  cette heure, aveuglait de son propre abdomen la voie d’air ainsi pratiquĂ©e. Sa chair Ă©lastique se trouvait sucĂ©e par la ventouse formidable ; l’appendice apoplectique s’allongeait, se gonflait et saignait. On pouvait craindre, semblait-il, que l’homme tout entier finĂźt par s’introduire dans ce petit trou
 Virachol Ă©perdu tira son couteau ; il prĂ©fĂ©rait se couper un morceau de panse, plutĂŽt que d’adhĂ©rer une minute de plus au suçoir du gigantesque poulpe artificiel
 M. Le Tellier l’en empĂȘcha — Il faut simplement faire entrer de l’air dans cette chambre vide. » DĂ©jĂ  un autre bĂ©lier battait la carĂšne sonore. Les gaillards qui le manƓuvraient s’étaient passĂ© des cĂąbles autour de la ceinture, et des pompiers, au nombre de cinquante, les retenaient. Le second bĂ©lier partit comme le prĂ©cĂ©dent ; mais aucun homme ne fut ventousĂ©, en dĂ©pit du courant d’air qui siffla plus bruyamment qu’un steamer en dĂ©tresse. Virachol put se dĂ©gager. On l’emporta sans connaissance. Les grincements avaient cessĂ©. — Morts ! » chuchota M. Le Tellier Ă  l’oreille du duc d’AgnĂšs. Les matelots invisibles sont morts noyĂ©s dans l’air. » — Alors, il n’y a plus de vide dans le sous-aĂ©rien ? » — Oh ! oh ! que si. Nous n’avons fait rentrer l’air que dans un seul compartiment ; le coup de sifflet n’a pas assez durĂ© pour qu’on puisse supposer le contraire. Pardieu ! aprĂšs tout, je vais faire dĂ©foncer les couvercles purement et simplement. Le vide nous y aidera. Tant pis pour les dĂ©gĂąts ! J’aurais prĂ©fĂ©rĂ© les ouvrir
 » Autour du couvercle de poupe, six ferronniers athlĂ©tiques levĂšrent ensemble six merlins Ă  long manche, de vint kilogs chacun, et, jaquemarts visibles d’une cloche invisible, commencĂšrent Ă  frapper l’air retentissant. Pendant qu’ils martelaient, le duc d’AgnĂšs prit Ă  l’écart M. Le Tellier — Je vais vous paraĂźtre stupide
 Mais, l’invisibilitĂ© ?
 Je ne comprends pas encore
 Et beaucoup de gens sont logĂ©s Ă  la mĂȘme enseigne, qui n’osent pas l’avouer
 Robert Collin avait l’air de trouver tout naturel qu’il existĂąt des mondes invisibles, des ĂȘtres invisibles
 » M. Le Tellier rĂ©pondit — De toute antiquitĂ©, les hommes ont admis qu’il pĂ»t y avoir des corps invisibles. Les dieux du paganisme se cachaient aux yeux des mortels ; on leur prĂȘtait cette facultĂ© olympienne de l’aorasie, qui n’est autre que l’invisibilitĂ©. Une lĂ©gende millĂ©naire, reprise par La Fontaine dans Le Roi Candaule, nous apprend l’histoire de GygĂšs, le berger devenu roi grĂące Ă  l’anneau qui le rendait invisible. J’ai souvenir aussi de certain turban des Mille et une Nuits qu’il suffisait de coiffer pour disparaĂźtre
 » — Mythologie ! Fable ! LittĂ©rature ! » — Certes. — Mais ne sommes-nous pas entourĂ©s de choses invisibles ? RĂ©elles mais invisibles ? L’énergie, le son, l’odeur, l’air qui nous baigne, — le vent, que vous savez si bien ĂȘtre invisible que vous employez sur votre aĂ©roplane un dispositif agencĂ© pour le rendre visible ?
 Vous reconnaissez que voilĂ  des choses invisibles ! Eh bien, cela suffit Ă  dĂ©pouiller de toute dĂ©raison la conjecture de mondes invisibles qui ne seraient formĂ©s que de ces choses-là
 » — Oui donc des choses, mais des ĂȘtres ? » — Oh ! des ĂȘtres ! Voyons qu’est-ce qu’un ĂȘtre ? Allons aussi loin que possible qu’est-ce qu’un homme ? Une Ăąme et un corps. Parfait. Mais l’ñme, elle, est toujours invisible ; vous n’avez jamais vu d’ñme se promener toute seule, n’est-ce pas ? Bien. Pour le corps, abstraction faite de l’ñme, — mon Dieu, le corps n’est qu’une certaine quantitĂ© de matiĂšre ni plus ni moins estimable qu’une certaine quantitĂ© d’atmosphĂšre ; et, partant, je ne vois pas pourquoi l’on refuserait Ă  l’une n’importe quelle propriĂ©tĂ© que l’on accorde Ă  l’autre, fĂ»t-ce la propriĂ©tĂ© d’ĂȘtre optiquement imperceptible
 Car
 » Car, ne l’oublions pas, l’invisibilitĂ© ce n’est que cela ; c’est la qualitĂ© de ce qui n’impressionne pas notre rĂ©tine. Pour un corps, il n’est donc pas plus extraordinaire d’ĂȘtre invisible que d’ĂȘtre inodore ou insapide. Il ne faut donc pas nous Ă©tonner que tel objet soit invisible, quand nous admettons sans difficultĂ© qu’il ne sent rien ou qu’il laisse le goĂ»t indiffĂ©rent. Estimez-vous prodigieux de n’entendre point glisser les nuages ? Alors, pourquoi ĂȘtes-vous surpris de ne voir point passer les Sarvants ? Pourquoi, vous qui admettez des choses impalpables, reconnaissez-vous Ă  contre-cƓur et avec stupĂ©faction l’existence de choses invisibles ? » Notre Ă©merveillement en prĂ©sence du PĂ©ril Bleu provient de ce que ces corps invisibles nouvellement rĂ©vĂ©lĂ©s sont solides, et que l’invisibilitĂ© et la soliditĂ© sont deux qualitĂ©s de la matiĂšre qui ne se trouvent pas rĂ©unies dans les conditions habituelles oĂč s’exercent notre vue et notre toucher. — Cependant ! Cependant, mĂȘme avant notre premier contact avec le monde invisible, nous avons assistĂ© dĂ©jĂ  Ă  la rencontre de ces deux qualitĂ©s dans un mĂȘme objet. Un corps solide, animĂ© d’un mouvement rapide, ne se voit plus un projectile dans sa trajectoire, une hĂ©lice qui tourne Ă  l’abri du soleil. Et, autre exemple fort diffĂ©rent de solide invisible un vase de cristal incolore plongĂ© dans une eau pure qui a le mĂȘme indice de rĂ©fraction. — Incolore, ai-je dit. Mais une chose incolore est dĂ©jĂ  invisible, et vous avez sans doute admirĂ© des panneaux de glace si incolores, si aĂ©riens sous le rapport visuel, que les fenĂȘtres qu’ils closent semblent toujours grandes ouvertes. » Or, remarquez, je vous prie, que, de toutes ces substances dont nous parlons, quelques-unes au moins sont aussi importantes dans l’univers que l’argile pĂ©rissable de notre corps. » — N’importe ! » repartit le duc d’AgnĂšs, instinctivement, on est tentĂ© de nier la rĂ©alitĂ© de ce qui est invisible. » — Eh oui parce que la vue est celui de nos sens qui a le plus vaste domaine ; c’est le sens que nous disons principal, et voilĂ  pourquoi vous contestez l’existence des choses qu’il n’apprĂ©cie en aucune façon. Mais imaginez un ĂȘtre qui ne serait douĂ© que d’un sens unique, l’odorat par exemple un tel ĂȘtre n’est pas absurde, il doit se trouver dans la multitude des crĂ©atures, et songez alors Ă  l’infinitĂ© de choses dont il nierait l’existence ! Toutes les choses inodores ! Cet aveugle dĂ©mentirait la rĂ©alitĂ© de toutes les choses visibles qui n’auraient pas de parfum !
 » Nous lui ressemblons. Vis-Ă -vis de l’arĂ©roscaphe, des Sarvants et du monde superaĂ©rien, nous sommes ainsi que des aveugles. Depuis le commencement de la vie, nous avons jouĂ© avec les Sarvants un jeu de colin-maillard terrifiant, — et c’est nous qui avions le bandeau sur les yeux ! Ce ne sont pas, d’ailleurs, les seuls ennemis invisibles que nous ayons depuis si longtemps. Pensez Ă  l’acide carbonique, le traĂźtre, Ă  l’oxyde de carbone. l’empoisonneur son complice, et tant d’autres ! Nous sommes des aveugles en face des Sarvants, vous dis-je ! voilĂ  tout ; c’est une question de mots. Nous ne les avons encore perçus que par l’oreille et le tact. Pour Mme Arquedouve qui, elle, ne peut rien voir, ils sont exactement comme les autres ĂȘtres, puisqu’ils manquent d’une qualitĂ© qu’elle est incapable de percevoir. Toucherait-elle cet aĂ©roscaphe, l’impression qu’elle en retirerait serait la mĂȘme que s’il s’agissait d’une embarcation visible, Ă  moins que son toucher, perfectionnĂ© par l’expĂ©rience, ne l’avertisse que cet objet possĂšde un caractĂšre spĂ©cial qui, pour les voyants, se traduit en invisibilitĂ©. Celle-ci ne saurait exister pour les aveugles ; un aveugle-nĂ©, mĂȘme, ne pourrait comprendre ce que c’est ; Ă  ce point de vue, il ne ferait aucune diffĂ©rence entre le mĂ©tal de l’aĂ©roscaphe et notre chair. — Étonnez-vous donc, monsieur, Ă©tonnez-vous encore d’une exception qui, fatalement, paraĂźt Ă  certains hommes la rĂšgle gĂ©nĂ©rale et que la raison leur impose comme telle, de toute sa toute-puissance ! » Voulez-vous rompre le sortilĂšge de l’invisible ? Qu’à cela ne tienne fermez les yeux ! » — RhĂ©torique, monsieur ! RhĂ©torique ! De plus, reconnaissez que les objets que vous me citez comme Ă©tant invisibles ne le sont que passagĂšrement, occasionnellement. Le projectile ne devient tel que s’il est lancĂ©, l’hĂ©lice si elle tourne, et le vase s’il plonge dans l’eau. Quant aux choses invisibles d’une façon permanente, ce sont des gaz, impalpables et fort loin de
 » — Qui vous a dit qu’il ne pouvait exister de gaz palpables ? » — Ce ne serait plus des gaz, par dĂ©finition. L’air ne devient palpable que liquĂ©fiĂ©, sous de hautes pressions, quand il se mĂ©tamorphose de gaz en liquide
 » — Bravo, jeune homme ! Mais, dites-moi ce liquide lui-mĂȘme, ce gaz honoraire », peut devenir glaçon ; et pourquoi ce gaz, — devenu de la sorte un solide, perdrait-il forcĂ©ment sa vertu d’invisibilitĂ© ? Il ne faudrait qu’une exception bien peu exceptionnelle ! Simple question d’indice de rĂ©fraction. Le sable, monsieur, le sable qui est une maniĂšre de liquide solide, le sable opaque ne devient-il pas transparent lorsqu’on le transmue en cristal ? Alors, s’il vous plaĂźt, pourquoi le gaz invisible ne resterait-il pas invisible en adoptant une autre consistance ? Dans le cas prĂ©sent, rester n’est-il pas beaucoup moins ardu que devenir ? » — Soit. — Et les mondes invisibles auxquels Robert Collin fait allusion ?
 » — Vous vous rappelez que les planĂštes — dont la Terre — ne dĂ©crivent pas autour du Soleil un orbe rond dont le Soleil serait le centre, mais un orbe ovale, une ellipse, dont le Soleil occupe seulement l’un des deux foyers. Qu’y a-t-il Ă  l’autre foyer ? Ă  ce deuxiĂšme centre, si je puis dire, oĂč l’on ne voit rien, mais oĂč il faut qu’il y ait quelque chose d’assez puissant pour contre-balancer l’action du Soleil et faire qu’au lieu de rond, l’orbe des planĂštes se trouve elliptique ?
 Des esprits de valeur soutiennent qu’aux seconds foyers des ellipses planĂ©taires, d’autres Soleils, inconnaissables aux prunelles des hommes, s’épanouissent. Lisez lĂ -dessus la plaquette de Jean Saryer[12] Le Soleil et l’autre Soleil invisible, foyers rĂ©els de l’ellipse, siĂšges de deux forces Ă©gales accouplĂ©es dans l’immensité  entraĂźneraient la Terre avec une influence constante de direction
 L’autre astre rayonnerait peut-ĂȘtre de la lumiĂšre froide et Ă©clairerait des ĂȘtres invisibles Ă  l’homme. » — Un monde de la mĂȘme contexture que celui de lĂ -haut qui nous enveloppe ! Des ĂȘtres pareils aux Sarvants ! Le regard n’a pas de prise sur eux ; ils sont douĂ©s d’une transparence absolue ; la lumiĂšre les traverse intĂ©gralement. » — Nous nous sommes fiĂ©s bĂȘtement au tĂ©moignage de notre vue », fit le duc d’AgnĂšs. D’abord nous avons pris les victimes pour les ravisseurs souvenez-vous des hommes volants et ensuite les prisonniers pour la prison rappelez-vous la tache carrĂ©e ! » — Et l’inexplicable poisson voltigeur qui, en vĂ©ritĂ©, sautillait sur le fond du cylindre invisible ! » — Ah ! ils sont
 » M. d’AgnĂšs s’interrompit de bavarder pour se boucher les oreilles. Un sifflement qui vous lardait le crĂąne, accompagnĂ© d’un coup de vent subit, venait de remplacer la batterie des marteaux. Sous leurs chocs rĂ©pĂ©tĂ©s et sous le poids de l’Air, le couvercle invisible avait enfin cĂ©dĂ©. Il s’était enfoncĂ© avec une brutalitĂ© surprenante. On avait entendu le bris des choses qu’il dĂ©molissait en traversant de haut en bas le sous-aĂ©rien, et, comme un trou se forma soudain dans le sol, on connut qu’il avait transpercĂ© jusqu’au fond de cale, agissant Ă  l’instar d’un boulet de canon pneumatique. Pour combattre l’aspiration, les six jaquemarts s’étaient jetĂ©s Ă  plat ventre et formaient une Ă©toile humaine rayonnant autour de l’orifice. L’un d’eux, qui avait la tĂȘte tout au bord et qui s’y cramponnait, se releva promptement et cria — Il y a quelque chose qui m’a frĂŽlĂ© en sortant avec violence, aussitĂŽt aprĂšs le sifflement ! Ça m’a passĂ© devant
 » Mais Ă  peine avait-il exprimĂ© sa surprise, qu’on entendit dans les hauteurs un bruit de carreaux cassĂ©s
 Dans l’attente d’une dĂ©gringolade invisible, tous arrondirent le dos
 AprĂšs une seconde, il tomba sur l’assistance une pluie d’éclats de vitres. Ce fut tout. Le toit du Grand-Palais venait de crever, — on ne savait ni pourquoi ni comment. — Eh ! c’est le corps d’un des matelots ! » expliqua M. Le Tellier. LĂ©gers comme ils doivent ĂȘtre ! DĂšs que l’air fut rentrĂ©, l’équilibre Ă©tant rĂ©tabli, ce corps est remontĂ© Ă  la surface de l’Air, — comme un bouchon de liĂšge, comme un de nos corps remonterait du fond de la mer, avec une force incalculable
 En voilĂ  un de perdu. TĂąchons de sauvegarder les autres, ceux qui grinçaient Ă  l’avant
 » Et il songeait Ce n’est pas des hommes ; c’est impossible. Si lĂ©gers ! sans cƓur ! sans poumons ! Ce ne peut pas ĂȘtre des hommes, — mĂȘme adaptĂ©s, que diable ! Le transformisme a des bornes
 Alors, qu’est-ce donc ? » Son imagination forgeait des crĂ©atures Ă©pouvantables et fabuleuses. L’idĂ©e de Marie-ThĂ©rĂšse ne pouvait que s’y mĂȘler en d’infernales Ă©vocations ; et l’astronome se sentait de plus en plus tremblant Ă  mesure qu’on approchait de la connaissance finale. Par la brĂšche invisible, un aspirant de marine se glissa M. Rigaud. Il descendit dans l’aĂ©roscaphe en prenant toute sortes de prĂ©cautions. Il indiquait Ă  voix haute les formes de ce qu’il rencontrait. Il allait et venait au milieu de l’air, d’une façon miraculeuse. On entendait ses pas circonspects, le toc-toc de ses doigts percutant les cloisons. Sa voix, peu Ă  peu, s’étouffait. Il remontait et redescendait, contournait des inflĂ©chissements, semblait ouvrir des portes et des trappes, rampait au long de boyaux invisibles et suivait d’étroits corridors en se mettant de guingois. — On ne l’entendit plus ni parler, ni marcher, ni cogner. — Il poursuivit l’exploration du labyrinthe fantastique, et, subitement, pĂąlit et se livra aux gestes de la peur. Il s’était Ă©garĂ©. On l’apercevait Ă  quelques mĂštres de soi, on croyait pouvoir l’atteindre d’un saut, et pourtant il Ă©tait captif d’une geĂŽle inextricable
 Des pompiers, se tenant par la main, firent une chaĂźne Ă  travers le dĂ©dale, jusqu’à M. Rigaud. Il sortit de lĂ  pour ne plus rentrer, sinon, disait-il, avec une cordelette dĂ©roulĂ©e en fil d’Ariane. C’est, du reste, au moyen de cet antique procĂ©dĂ© que l’on put reconnaĂźtre toute la partie Ă©tanche de l’aĂ©roscaphe oĂč donnait accĂšs le premier couvercle. Puis on enfonça les autres, jusqu’au cinquiĂšme exclusivement. Le navire Ă©tait divisĂ© en alvĂ©oles trĂšs nombreuses et trĂšs petites. Point d’escaliers, mais des plans inclinĂ©s. M. Martin-Dubois, de l’Institut, dĂ©couvrit des caissons qui devaient ĂȘtre les airballasts, et, de ce fait que la plupart Ă©taient pleins d’air, il dĂ©duisit la cause du naufrage, Ă  savoir que la pompe refoulante n’avait plus fonctionnĂ©, que les Sarvants s’étaient donc trouvĂ©s dans l’impossibilitĂ© de refaire le vide dans les airballasts et, par consĂ©quent, de regagner la surface de la mer aĂ©rienne. Au centre, une large cheminĂ©e tenait toute la hauteur de l’aĂ©roscaphe. C’était l’inoubliable cylindre qu’un givre momentanĂ© avait fait apparaĂźtre Ă  Robert et qui servait d’aĂ©rarium provisoire aux victimes des Sarvants. On les faisait entrer par le bas, dont le double fond s’ouvrait Ă  coulisse. Par le haut, que bouchait le plus grand des cinq couvercles, on les transvasait dans leur cellule dĂ©finitive. Ce fut M. Le Tellier qui, le premier, palpa la terrible pince-cisaille complĂ©tĂ©e d’un panier en rĂ©seau de mailles mĂ©talliques, avec laquelle les Invisibles coupaient les branches, saisissaient leur proie et la dĂ©posaient dans le cylindre. MontĂ©e au bout de longs bras articulĂ©s qui sortaient au bon moment par l’ouverture infĂ©rieure de la cheminĂ©e, cette pince-cisaille-panier constituait un chef d’Ɠuvre de mĂ©canique, — autant du moins qu’on en pouvait juger Ă  l’aveuglette, avec des mains nĂ©ophytes et mĂ©fiantes. Le plancher Ă  coulisse Ă©lucidait le miracle du coq d’Anglefort. Tandis que la trappe s’ouvrait pour que la cisaille pĂ»t aller cueillir le coq du clocher, un vĂ©ritable coq, dĂ©jĂ  soustrait, s’était mis en Ă©moi, et l’ouverture avait permis Ă  la vieille bigote de l’entendre jeter ses cris d’affolement. — C’est aussi par lĂ  que le nabot de Ruffieux s’était laissĂ© choir, au sommet du Colombier Ă  l’instant prĂ©cis oĂč le plancher glissait pour le passage du malheureux reporter-photographe. Une cause restĂ©e inconnue avait empĂȘchĂ© les Sarvants de ressaisir leur prise — sans doute l’arrivĂ©e impromptu de quelque gibier remarquable. Cependant il restait Ă  pĂ©nĂ©trer dans la partie antĂ©rieure de l’aĂ©roscaphe, oĂč les grincements s’étaient manifestĂ©s. Si grand que fĂ»t l’intĂ©rĂȘt de la machinerie, qu’on venait de dĂ©couvrir, on abandonna toute autre attraction lorsque M. Le Tellier annonça qu’il Ă©tait temps de rĂ©duire le dernier fort oĂč le mystĂšre se retranchait. L’astronome avait dĂ©fendu d’enfoncer le couvercle de cette portion, dans la crainte que les corps des matelots invisibles ne s’en retournassent au ciel comme le premier. Nulle part on n’avait tĂątĂ© d’objets ressemblant Ă  des cadavres ; il Ă©tait hors de doute que les marins s’étaient rĂ©fugiĂ©s Ă  l’avant, tous, dans le meilleur asile du sous-aĂ©rien, laissant Ă  l’arriĂšre un de leurs camarades. DĂ©vouement ? Punition ? Accident ? Hasard ? On ne le saurait pas. Des tariĂšres, Ă  l’extrĂ©mitĂ© de flexibles, percĂšrent des trous d’aĂ©ration dans les Ă©tanches de proue. Il y avait encore du vide aux compartiments du haut. Les autres se trouvĂšrent accessibles par le moyen de portes en mĂ©tal souple qui s’enroulaient Ă  l’imitation de nos stores, comme les fermetures de nos boutiques. Une sĂ©rie de petits rĂ©duits trĂšs bas
 M. Le Tellier et M. d’AgnĂšs, courbĂ©s en deux, avançaient prudemment
 Le cƓur cognĂ© de forts battements, ils arrivĂšrent auprĂšs du levier de Virachol. Le duc, se baissant, ramait dans l’air avec ses mains
 — C’est au plafond qu’il faut chercher », lui dit l’astronome. Tenez ! Ha ! » Cinq corps inertes, maintenus contre le plafond par leur Ă©tonnante lĂ©gĂšretĂ©, furent palpĂ©s l’un aprĂšs l’autre et reconnus pour cinq corps humains. — Comme on s’y attendait, l’énorme pression anormale les avait cruellement dĂ©formĂ©s ; ils prĂ©sentaient des boursouflures et des rugositĂ©s, dues Ă  cette mort Ă©pouvantable qui tumĂ©fie si horriblement les cadavres noyĂ©s au trĂ©fonds de la mer. — Mais ce qui surprenait au delĂ  de toute expression, c’était que les Sarvants fussent des hommes, — des hommes spĂ©ciaux, cela va de soi, et cependant des hommes ! Quoi ! ces ĂȘtres du vide, ces crĂ©atures invisibles, presque impondĂ©rables, privĂ©es de systĂšme circulatoire, dĂ©nuĂ©es d’appareil respiratoire, ces collectionneurs et ces bourreaux d’hommes, Ă©taient aussi des hommes ?!!! Sans s’attarder Ă  de vaines rĂ©flexions, M. Le Tellier les fit charger de lourdes chaĂźnes, afin qu’ils ne pussent s’envoler. On apporta des cercueils de zinc remplis de glace, oĂč furent couchĂ©s les invisibles trĂ©passĂ©s. Puis M. Le Tellier les remit au docteur Monbardeau, avec ordre de les conduire boulevard Saint-Germain, dans son laboratoire, aux fins d’autopsie. Dans une heure il le rejoindrait pour commencer le travail. Ceci dit, aux protestations de quelques mĂ©decins qui ne manquĂšrent pas de crier Ă  l’accaparement, — M. Le Tellier, Ă  tĂątons, retourna vers les machines. Et il se souvient qu’alors il se reprĂ©senta la disproportion fantasque qui existait entre la taille moyenne des hommes invisibles et l’exiguĂŻtĂ© des cabines de l’aĂ©roscaphe, oĂč certes le moins grand des matelots n’aurait pu se tenir debout, non plus que s’allonger de tout son long. Les machines prenaient douze chambrettes, sĂ©parĂ©es seulement par de grĂȘles colonnes. On ne se doute pas des difficultĂ©s qu’on eut Ă  surmonter pour dĂ©nombrer toutes ces loges et pour en dresser le plan approximatif, sans y rien voir. Il y avait lĂ  beaucoup de doctes personnages qui trĂ©buchaient Ă  cause du vertige, et qui, ardemment, pĂ©trissaient devant eux des contours impossibles Ă  regarder. Ils nourrissaient une vive curiositĂ© Ă  l’égard de la machinerie et de la force motrice employĂ©e par les Invisibles pour actionner l’hĂ©lice, les pompes et peut-ĂȘtre mĂȘme le calorifĂšre du cylindre. La plupart Ă©taient assurĂ©s qu’on allait dĂ©couvrir un capteur d’électricitĂ© encore plus parfait que celui de l’Épervier
 Or, il arriva qu’au bout de la machine opposĂ© Ă  l’hĂ©lice, on trouva une grande quantitĂ© de boĂźtes rĂ©guliĂšrement rĂ©parties sur des tablettes. Des piĂšces de mĂ©tal mobiles les rĂ©unissaient aux organes de transmission. Ces semblants d’accumulateurs ou de piles furent ouverts sans effort
 Ils contenaient chacun le cadavre d’une bĂȘte trapue et baroque, une espĂšce de crapaud tout en muscles, enfermĂ© dans un tambour rotatif qu’il avait mission de mettre en mouvement et qui, tournant lui-mĂȘme par l’entraĂźnement de tous les autres, obligeait l’animal Ă  courir dans sa roue creuse, sous peine d’y ĂȘtre durement secouĂ©, et Ă  contribuer ainsi au labeur gĂ©nĂ©ral. Cette Ă©nergie, communiquĂ©e par de petites bielles Ă  l’arbre central, s’allait transformer de mille façons Ă  travers un fouillis mĂ©canique. Ainsi, les civilisĂ©s de lĂ -haut, ces gens dont la science paraissait accomplie, en Ă©taient encore au moteur animal ! Leurs crapauds-esclaves tournaient des tambours, comme l’écureuil fait aller sa cage ronde, et comme le cheval des batteuses monte sa cĂŽte fuyante ! C’étaient des animaux machinisĂ©s, des brutes-outils, rappelant la chiourme des rameurs sur les trirĂšmes d’autrefois ; c’étaient des galĂ©riens-grenouilles ! La lĂ©gĂšretĂ© de ces batraciens domestiques fut estimĂ©e incomparable. Elle tendait Ă  les enlever comme des bestioles d’hydrogĂšne massif. La compression les avait forcĂ©ment dĂ©tĂ©riorĂ©s. On en compta jusqu’à cent trente, ce qui fit dire plaisamment Ă  M. Salomon Kahn, le physicien, que la puissance de l’aĂ©roscaphe Ă©tait de 130 crapauds-vapeur. Et ceci dĂ©montrait l’existence superaĂ©rienne de toute une faune du vide, invisible et d’une complexion analogue Ă  celle des Sarvants. M. Le Tellier se rĂ©serva quelques-uns des nouveaux asphyxiĂ©s. Mis dans la glace avec des poids, ils prirent le mĂȘme chemin que feu leurs maĂźtres. Pendant ce temps-lĂ , les ingĂ©nieurs qui caressaient, toquaient, frottaient et auscultaient les machines, ne pouvaient se retenir d’en admirer l’ingĂ©nieuse complexitĂ©. Toutefois, la sphĂšre y jouait un rĂŽle si cocasse et si prĂ©pondĂ©rant, que les techniciens les plus graves se prenaient Ă  rire, Ă  force de rencontrer sous leurs doigts tant de billes, de globes, de boules et de pommes. Ils riaient, et grommelaient aussi. Car la maudite invisibilitĂ© les empĂȘchait de saisir bien des agencements. Plusieurs jeunes aveugles, choisis pour leur intelligence parmi les pensionnaires d’une institution, leur rendaient pourtant de prĂ©cieux services avec leur tact perfectionnĂ©. Mais ce n’était qu’une demi-mesure, et M. Le Tellier s’aperçut bientĂŽt qu’il devenait indispensable de visibiliser l’aĂ©roscaphe et ses dĂ©tails, si l’on voulait en faire une Ă©tude efficace. Ah ! que ne pouvait-on le badigeonner ! Mais l’aĂ©roscaphe Ă©tait rĂ©fractaire Ă  tout barbouillage. Nul ne prenait sur lui, — pas plus que la craie du compagnon Virachol. Depuis la dĂ©trempe jusqu’au ripolin, toutes les couleurs du monde furent essayĂ©es tour Ă  tour. Autant vouloir peindre du verre Ă  l’aquarelle. Une telle dĂ©convenue incita l’astronome Ă  faire prĂ©lever des morceaux du sous-aĂ©rien pour l’analyse chimique, afin que cette analyse provoquĂąt l’invention d’une peinture capable de s’attacher Ă  la matiĂšre invisible et, par suite, de la faire apparaĂźtre. En attendant cette heureuse Ă©ventualitĂ©, M. Le Tellier se contenta de faire venir une Ă©quipe de staffeurs avec des sacs de plĂątre. Ils entreprirent sĂ©ance tenante le moulage des morceaux les plus simples, entre autres de la pince-cisaille-panier et de l’hĂ©lice. — Comme cela, on aurait au moins des statues de l’invisible. Le jour baissait. — Venez », dit l’astronome au duc d’AgnĂšs. Maintenant nous allons dissĂ©quer les Sarvants
 Quand je pense Ă  ma fille, il me semble que je les aurais volontiers charcutĂ©s tout vivants !
 Venez, monsieur. Nous emmenons cet aveugle que vous voyez lĂ -bas ; il s’appelle Louis Courtois et sait l’anatomie. Le directeur de l’Institution me l’a chaudement recommandĂ©. Allez le chercher, je vous prie. » Quand le trio, bras dessus bras dessous, quitta le Grand-Palais, l’hĂ©lice de plĂątre sortait de son moule, hĂ©tĂ©roclite, invraisemblable, toute blanche, — reproduction fidĂšle d’une hĂ©lice merveilleuse que n’avaient pas conçue les seuls qui, jusqu’alors, se fussent appelĂ©s les hommes. xvLa VĂ©ritĂ© sur les Sarvants Le docteur Monbardeau les attendait sans calme dans le laboratoire du boulevard Saint-Germain, bel atelier de peintre que M. Le Tellier avait amĂ©nagĂ© pour toutes sortes de manipulations scientifiques, au sixiĂšme Ă©tage de sa maison. Le docteur s’y promenait Ă  grands pas, sous la lumiĂšre crue des arcs Ă©lectriques. Il avait disposĂ©, sur une table, des aciers Ă©tincelants et des liquides aux nuances chimiques, empruntĂ©s pour la circonstance Ă  des confrĂšres parisiens. Les cinq biĂšres de zinc s’alignaient cĂŽte Ă  cĂŽte. Et s’alignaient aussi les boĂźtes frigorifiques des crapauds-moteurs. Le duc d’AgnĂšs et l’astronome se mirent en devoir d’ouvrir un des cercueils. Pendant quoi le docteur, sans discontinuer ses marches et contre-marches, interpellait l’aveugle et le prenait Ă  tĂ©moin de la rigueur des Ă©vĂ©nements — Des hommes, monsieur ! quelle honte ! Des hommes ! Des bimanes bipĂšdes macrocĂ©phales, comme vous et moi ! Des ĂȘtres qui ont l’honneur de ressembler Ă  Claude Bernard, Ă  Pasteur, à
 TolstoĂŻ ! et qui pĂȘchent leurs semblables ainsi que des goujons !
 Et qui les collectionnent ! Ooh !
 Aah ! pauvre humanitĂ©, monsieur ! » — Bah ! » rĂ©pondit M. Courtois, si nous pouvions, nous ferions de mĂȘme. Sous prĂ©texte d’ethnographie, on se livre, au Jardin d’Acclimatation, Ă  des exhibitions de Sauvages qui rappellent assez l’aĂ©rarium des Sarvants. Et tenez, docteur, cette jouissance perverse qu’on Ă©prouve, paraĂźt-il, Ă  regarder vivre une personne sans qu’elle s’en doute, Ă  travers le trou de la serrure, — c’est tout bonnement la voluptĂ© du collectionneur ! » — Pauvre humanitĂ©, vous dis-je ! » — Viens nous aider, Calixte », fit M. Le Tellier. Le couvercle de la biĂšre sauta. Au milieu des chaĂźnes et de la glace Ă  moitiĂ© fondue, un vide affectait confusĂ©ment la silhouette en volume » passez-nous l’expression d’un ĂȘtre humain, ni gros ni mince, ni grand ni petit. Cette visibilitĂ© temporaire et imparfaite suggĂ©ra au directeur de l’Observatoire l’idĂ©e de faire mouler les cadavres dĂšs le lendemain, comme l’hĂ©lice, — et elle permit de saisir le Sarvant par les pieds et sous les bras, sans tĂątonner. Sa lĂ©gĂšretĂ© ascensionnelle neutralisait le poids des chaĂźnes ; l’ensemble Ă©quivalait Ă  0 gramme, 0 centigramme, 0 milligramme. On l’étendit sur une claie, et les quatre opĂ©rateurs commencĂšrent Ă  le palper, non sans aversion. Impulsivement, ils regardaient l’endroit oĂč leurs mains s’appliquaient, comme si les regards avaient le pouvoir de rendre les choses visibles et que l’aspect des choses ou leur non-aspect soit une simple consĂ©quence de l’attention visuelle. Les trois voyants s’aperçurent trĂšs vite que, au contraire, les yeux fermĂ©s, ils touchaient plus commodĂ©ment. Pour l’aveugle aux mains sagaces, il tenait sa tĂȘte droite, et ses doigts s’agitaient dans l’air avec une agilitĂ© prestidigitatrice. — Il y avait lĂ  quatre aveugles, dont trois volontaires ; et cela dans un but de clartĂ© ! M. Le Tellier, aprĂšs un silence, ouvrit les paupiĂšres. Il fut troublĂ© de l’ahurissement qui se peignait au visage de Louis Courtois, si impĂ©nĂ©trable d’habitude. — Bigrement dĂ©formĂ©, n’est-ce pas ? » lui dit-il. Je ne sens ni les yeux, ni la bouche
 » — Non pas d’yeux », confirma l’autre, Ă©mu. Et pas de bouche
 Mais il y a pis que cela. La face
 les traits
 sont d’un modelĂ© tellement grossier
 grumeleux
 Et puis, dites, messieurs, cet homme est habillĂ©, il me semble ?
 » — Parbleu ! » — Sans doute ! » — Mais oui
 » — Eh bien, mais sentez donc il n’y a pas de diffĂ©rence entre la peau de la figure et l’étoffe du costume
, la peau des mains non plus
 » — Des mains, ça ! » se rĂ©cria le docteur, ces espĂšces de moignons grenus qui rĂ©voltent le toucher ?
 » M. d’AgnĂšs rĂ©pĂ©tait d’un air dĂ©goĂ»tĂ© — Quel sale contact ! mamelonnĂ©, visqueux
 » — Ah çà, mais
 » fit l’aveugle, ce ne sont pas des habits ! Cela fait corps avec l’individu
 C’est la mĂȘme consistance, la mĂȘme substance ! On dirait une sorte de molle effigie, faite de pelotes grossiĂšrement agglomĂ©rĂ©es
 Ces pelotes
 ces pelotes
 Ha ! » s’écria-t-il, j’en tiens une ! » Et l’on vit ses doigts trifouilleurs s’accrocher dans le vide, sur la poitrine invisible. Je la tiens !
 Je la dĂ©tache
 pĂ©niblement
 Elle vient. La voici ! — Bon ! je l’ai lĂąchĂ©e ! » Un bruit sec, au plafond, claqua. — Elle est allĂ©e se coller lĂ -haut, comme le Sarvant du Grand-Palais, qui a traversĂ© le vitrage », continua Louis Courtois. Maintenant il y a une cavitĂ© dans la poitrine, Ă  la place de cette boule. » — Il faut la ravoir», dĂ©cida l’astronome. Avec un marchepied
 » Mais l’aveugle disait, en crispant une deuxiĂšme fois ses mains blanches — Inutile j’en tiens une autre
 qui ne pourra m’échapper
 LĂ  !
 — Dieu du ciel ! » — Quoi donc ? » Les trois autres regardaient les mains puis la physionomie de l’infirme. Ses doigts remuaient fĂ©brilement et l’horreur verdissait sa face. Un geste frissonnant le fit reculer dans l’attitude de la rĂ©pulsion la plus invincible ; ses mains s’ouvrirent. Un second bruit sec, au plafond, claqua. — Pouah ! » Il tremblait comme s’il avait eu froid. C’est une araignĂ©e !
 Une immonde araignĂ©e Ă  courtes pattes, de la grosseur d’un Ɠuf de poule
 Une araignĂ©e morte
 » On s’écarta du cadavre invisible. M. Le Tellier fit appel Ă  toute son Ă©nergie et se rapprocha brusquement de la claie oĂč les chaĂźnes esquissaient la configuration de l’épouvantable Sarvant. — Allons ! un peu de cƓur au ventre !
 Il faut savoir. Tout ça
 » Et, seul, il reprit la hideuse besogne manuelle. Puis, formulant ses trouvailles Ă  mesure qu’il les faisait, voilĂ  qu’il eut Ă  prononcer des paroles qui resteront Ă©normes dans les siĂšcles des siĂšcles — Non, non
 Vous l’avez dit, monsieur ce n’est pas un homme que je touche
 C’est une agglomĂ©ration de bĂȘtes agrĂ©gĂ©es en forme d’homme, et ces bĂȘtes sont bien des araignĂ©es
 oui
, de gros poux, si vous aimez mieux
. » — Je prĂ©fĂšre les araignĂ©es ! » susurra le duc d’AgnĂšs. L’astronome continua — Elles se tiennent Ă©troitement serrĂ©es, en un agglomĂ©rat compact, dans la position oĂč la noyade aĂ©rienne les a surprises. Elles sont emmĂȘlĂ©es Ă  la façon des petites araignĂ©es champĂȘtres dont ]a rĂ©union sur le dos de leur mĂšre y fait une horrible toison grouillante. Mais ici, c’est une crĂ©ature tout entiĂšre uniquement constituĂ©e par des animaux
 Des animaux groupĂ©s en forme d’homme ! et d’homme habillĂ© ! Ça, vraiment !
 » — Donc, » scanda le docteur au comble de l’exaltation, les bourreaux de nos enfants sont des araignĂ©es ! » M. Le Tellier rompit le silence dĂ©sespĂ©rĂ© qui venait de suivre, et remarqua — Robert l’avait bien pressenti, quand il disait les ĂȘtres du vide doivent ĂȘtre plus diffĂ©rents des hommes que les habitants d’une planĂšte immensĂ©ment lointaine, mais garnie d’une atmosphĂšre. » Tout Ă  l’heure, M. Monbardeau s’indignait de ce que les Sarvants fussent des hommes ; Ă  prĂ©sent, il l’eĂ»t souhaitĂ© de bon cƓur. Des araignĂ©es ! Intelligentes, civilisĂ©es, soit ! Mais, tout de mĂȘme ! Des araignĂ©es ! Pouvait-on imaginer quelque chose de plus sordide ! Leur rĂ©pugnance s’accrĂ»t davantage lorsque le duc, ayant mis ses gants, arracha du corps un autre arachnide invisible qu’il eut l’inspiration d’enduire de colle forte additionnĂ©e d’encre rouge. Tout engluĂ© de sĂ©cotine pourpre, le petit monstre surgit, sanglant et gĂ©latineux
 Il Ă©tait d’une hideur si insupportable Ă  qui savait les abominations de l’aĂ©rarium, qu’on le jeta par la fenĂȘtre. Appesanti de son fardeau poisseux, il monta lentement vers les Ă©toiles, — vers le monde sus-aĂ©rien, — et se perdit bientĂŽt dans la nuit fallacieuse, traĂźtreusement fleurie de lumiĂšres exquises. L’aveugle, courageux, palpait derechef la dĂ©pouille du Sarvant, et ses mains agiles semblaient alors deux araignĂ©es Ă  cinq pattes, vivant d’une vie propre, et qui s’activaient Ă  leur tĂąche de mystĂšre. — Cette forme humaine ! » radotait le docteur. Mais pourquoi ? Pourquoi donc ? » — J’ai trouvĂ© ! » annonça tout Ă  coup M. Le Tellier. Nous sommes en face d’un phĂ©nomĂšne de mimĂ©tisme ! C’est un moyen de dĂ©fense ! une ruse de guerre ! Quand elles se sont vues en notre pouvoir, ces araignĂ©es ont pensĂ© que nous respecterions des ĂȘtres semblables Ă  nous, et de lĂ  vient qu’elles se sont agglutinĂ©es de maniĂšre Ă  figurer des hommes ! MimĂ©tisme purement instinctif ou mimĂ©tisme raisonnĂ©, — en tout cas mimĂ©tisme ! » Trois exclamations n’en firent qu’une seule. — C’est ainsi, mes enfants ! Et voilĂ  pourquoi les chambrettes de l’aĂ©roscaphe sont Ă  ce point menues. ComparĂ©es Ă  la taille des matelots qui les habitaient, ce sont de grandes salles. L’aĂ©roscaphe, pour les Sarvants, est un ample paquebot, proportionnĂ© non pas Ă  l’équipage, mais au gibier qu’il Ă©tait chargĂ© de poursuivre et d’emporter. » — Nous ne sommes plus des goujons, docteur, » fit le duc d’AgnĂšs, nous sommes des cachalots. » — Faible consolation, monsieur. Cependant, j’avoue que
 de misĂ©rables nains
 tout araignĂ©es qu’ils soient
 » — Uuuuh ! Des nains diantrement habiles ! Des araignĂ©es fichtrement cultivĂ©es ! L’aĂ©rarium, docteur, dans ces conditions, quel monument ! Un aquarium pour baleines ! » — Passez-moi le scalpel », dit Courtois. Cette cohĂ©sion me paraĂźt bizarre
 » — Vous avez du nouveau ? » lui demanda M. Le Tellier. M. Courtois. — Attendez, laissez-moi faire
 — C’est bien cela ! Je m’y attendais. Oh !
 Ces araignĂ©es
 elles ne sont pas seulement unies par l’enlacement de leurs pattes. Elle se tiennent aussi par les nerfs. Chacune prĂ©sente deux papilles nerveuses extĂ©rieures, en relation avec les centres cerveau, moelle ou ganglions et qui remplissent la fonction de plots Ă©lectriques, ou de prises de courant, comme vous voudrez. Les araignĂ©es se branchent l’une aprĂšs l’autre, au moyen de ces contacts nerveux ! M. Le Tellier. — Terre et ciel ! Mais alors, si elles peuvent se souder de la sorte, l’espĂšce arachnĂ©enne tout entiĂšre peut, Ă  sa guise, former une quantitĂ© variable d’ĂȘtres collectifs, ou devenir un seul animal immense, douĂ© d’un seul esprit, d’une seule volontĂ©, d’une seule sensibilitĂ©, — une boule gigantesque, ou bien un cordon interminable, un chapelet
 M. Monbardeau. — Comme le tĂŠnia ! qui lui aussi est composĂ© d’organismes bout Ă  bout
 M. d’AgnĂšs. — Les Sarvants ressemblent Ă  l’eau, qui s’éparpille en gouttelettes sans nombre et pourrait ne former qu’un seul ocĂ©an. Docteur, nous ne sommes plus des cachalots ; ces gens-lĂ  sont des Titans, lorsqu’ils le veulent. M. Courtois. — Oui des Titans ! des ProtĂ©es multiformes ! Il a plu Ă  ceux-ci d’emprunter notre stature pour essayer de nous tromper ; ils avaient le choix entre toutes les conformations possibles, ils pouvaient s’amalgamer dans toutes les combinaisons plastiques, et devenir ainsi plusieurs grandes crĂ©atures-colonies, beaucoup de petits ĂȘtres-sociĂ©tĂ©s, ou bien rester une foule d’individus sĂ©parĂ©s. M. Le Tellier. — Ces araignĂ©es ne sont, en somme, que des unitĂ©s de construction, — telles les cellules de notre corps, puisque, aprĂšs tout, l’homme n’est aussi qu’une collection d’élĂ©ments. La diffĂ©rence, c’est que chez nous la cellule n’a point de personnalitĂ©, ni d’indĂ©pendance, tandis que chez les Sarvants, chaque Ă©lĂ©ment, libre, est un individu. Ce type biologique rĂ©alise une chimĂšre sociale l’État coopĂ©ratif. Le peuple super-aĂ©rien jouit de l’idĂ©ale rĂ©publique un dans tous, tous dans un. C’est admirable. M. d’AgnĂšs. — C’est dĂ©goĂ»tant ! M. Courtois. — Tous le modes de la vie sont admissibles, et celui-ci n’est pas sans grandeur, qui subordonne la prĂ©pondĂ©rance d’une race Ă  la pratique de la solidaritĂ©. M. d’AgnĂšs. — Bast ! prĂ©pondĂ©rance sur des crapauds ! M. Monbardeau. — C’est vrai, les crapauds ! nous les oublions ! Si maintenant on les Ă©tudiait un peu ? Je serais curieux
 Chacun d’eux, souvenez-vous-en, produisait le travail d’un bƓuf, et c’est un mystĂšre accessoire oĂč je soupçonne, malgrĂ© tout, l’intervention d’une science
 » Il courut alors aux bĂȘtes motrices, et il eut le regret de constater que leur dĂ©composition s’accomplissait avec une rapiditĂ© malheureuse. Une odeur d’acide formique[13], se dĂ©gageant des glaciĂšres, vous piquait le nez et vous faisait pleurer. Des bulles de gaz mĂ©phitiques chantaient glouglou parmi l’eau de la glace fondue. Le couvercle d’une boĂźte fut lancĂ© loin d’elle, avec puanteur et dĂ©tonation. — Il faut que les Sarvants soient des brutes, » dĂ©clara le duc d’AgnĂšs, pour avoir traitĂ© comme ça de pauvres crĂ©atures du bon Dieu ! » — D’abord, » contredit M. Le Tellier, vous ignorez si ces crapauds n’étaient pas enchantĂ©s de trouver protection, abri et subsistance, au prix d’un labeur sans doute proportionnĂ© Ă  leur force. Je pense, moi, que les Sarvants ne sont pas mauvais, puisqu’ils ont cru que nous ne ferions pas de tort Ă  des hĂŽtes qui nous ressembleraient
 » — Oui-da ! » persifla le docteur, l’animal le plus obtus sait bien que les loups ne se mangent pas entre eux ! » — Les loups, c’est vrai. Pas les hommes. » — En tout cas, les Sarvants ne se privent pas de martyriser ceux qui ne leur ressemblent pas ! » murmura le duc d’AgnĂšs. L’astronome rĂ©pliqua — Et s’ils ne savaient pas ce que c’est que la souffrance ?
 Avez-vous songĂ© Ă  cela ?
 Nous qui souffrons, nous prĂ©tendons bien que certains animaux ignorent la douleur. Au fond, qu’est-ce que nous en savons ? » — Peut-ĂȘtre, » insinua l’aveugle, peut-ĂȘtre ont-ils adoptĂ© notre tournure, sachant au contraire que c’est l’homme que l’homme redoute davantage ? — Mais dĂ©pĂȘchons ! la pourriture gagne ces restes
 » — VoilĂ  qui est fĂącheux », soupira M. Le Tellier. J’aurais voulu les soumettre Ă  des expĂ©riences de radiographie, et les faire mouler. » — Vous n’en aurez pas le temps. » — Essayons au moins de comprendre comment ils supplĂ©ent au dĂ©faut de circulation sanguine et de fonction respiratoire, et dĂ©sagrĂ©geons ce simulacre d’humanitĂ©. » Le soleil naissant les trouva penchĂ©s sur les petits morts invisibles, rĂ©pugnants et lĂ©gers, difficiles Ă  retenir et qui, au moindre faux mouvement, s’allaient plaquer au plafond. Mais le rĂ©sultat de leur veille est beaucoup trop technique pour ĂȘtre rapportĂ© au cours de cette histoire populaire, dont la clartĂ©, d’ailleurs, n’en serait pas renforcĂ©e d’un cent milliĂšme de carcel. Ainsi se termina la mĂ©morable nuit du 6 au 7 septembre 1912, digne suivante d’un vendredi cĂ©lĂšbre Ă  jamais dans les annales de la Connaissance. xviDe profundis clamavi SitĂŽt parus, les journaux du matin furent enlevĂ©s. On s’attendait Ă  lire d’abondantes explications sur le phĂ©nomĂšne des grands boulevards, les feuilles du soir l’ayant relatĂ© la veille en termes confus et dĂ©raisonnables. On eut la dĂ©ception troublante de n’acheter avec les meilleures gazettes qu’un surplus d’incohĂ©rence et de contradictions. Elles donnaient un compte rendu passable de ce qui s’était produit au Grand-Palais, mais elles faisaient suivre cette information — dĂ©jĂ  trĂšs affolante — de commentaires ineptes et d’éclaircissements de haute fantaisie. Dans l’esprit exaltĂ© du public, tout ce qui concernait l’aĂ©roscaphe devint Ă  peu prĂšs juste, mais la notion du monde superaĂ©rien demeura tĂ©nĂ©breuse et larvaire. L’instinct du peuple l’avertit qu’il se passait des gravitĂ©s. Paris fermenta. Les magasins furent dĂ©serts. Des foules assiĂ©geaient les ministĂšres tour Ă  tour, sans savoir auquel il fallait recourir en l’occurrence. On imaginait, de la part du gouvernement, des cachotteries, des feintises, un parti pris de silence. On voulait la vĂ©ritĂ© ; sur la cadence des lampions, devant la Chambre des DĂ©putĂ©s, cent mille personnes la rĂ©clamaient. Un questeur, dĂ©lĂ©guĂ©, vint prier M. Le Tellier de vouloir bien instruire la Nation. Vers quatre heures se fit la distribution gratuite d’un Journal officiel imprimĂ© Ă  la hĂąte et renfermant les communiquĂ©s de l’astronome piĂšce 821. Ils ne dĂ©guisaient rien, mais tĂąchaient seulement d’ĂȘtre stoĂŻques. C’est alors que le PĂ©ril Bleu apparut dans tout son horrible et tout son formidable, quand on apprit tout net qu’au-dessus des hommes, sur un globe invisible plus immense que la Terre et l’enveloppant de toutes parts, vivait une autre race d’ĂȘtres intelligents qui semblaient bien nous avoir attaquĂ©s, — race redoutable par sa position, sa force, son mode vital, son gĂ©nie et son invisibilitĂ©, qui faisaient de nous comme une bande d’aveugles cernĂ©e. L’humanitĂ© frĂ©mit d’une mĂȘme Ă©pouvante, et son Ă©motion s’aggravait bizarrement de ce que les deux formes connues des crĂ©atures du vide fussent prĂ©cisĂ©ment celles des animaux terrestres les plus rĂ©pulsifs, auxquels des siĂšcles de frĂ©quentation journaliĂšre n’avaient pu la rendre insensible. Le sort des prisonniers cessa d’intĂ©resser l’opinion ; les gens craignaient pour eux-mĂȘmes trop de calamitĂ©s. La rĂ©pugnante immixtion de crapauds et d’araignĂ©es dans nos affaires prĂ©occupait toutes les rĂȘveries car il importe de noter qu’au dĂ©but, le populaire ne faisait pas de diffĂ©rence entre les Sarvants et leur bĂ©tail dynamique. MalgrĂ© les enseignements de M. Le Tellier, l’assurance d’une invasion imminente persista fort longtemps ; l’armĂ©e s’attendait Ă  ĂȘtre mobilisĂ©e d’un instant Ă  l’autre. En vingt-quatre heures, l’effroi devint mondial. Une soif de science dĂ©vora jusqu’aux tribus arriĂ©rĂ©es. Les ignorants se faisaient initier aux rudiments de l’optique et de la mĂ©tĂ©orologie ; les clercs poussaient leur savoir aux derniers arcanes. À l’étalage des libraires, la brochure de Jean Saryer, Essai sur l’invisible, s’épuisait en Ă©ditions polyglottes. Contre l’autorisation de publier le cahier rouge, le Journal, le Daily Mail, le New-York Herald, le NovoĂŻĂ© VrĂ©mia et la Gazette de Cologne offrirent des fortunes Ă  M. Le Tellier, qui refusa. Cette fin du monde, apprĂ©hendĂ©e depuis quelques mois, semblait tout de mĂȘme arrivĂ©e. Les Ă©glises et les temples, les synagogues, les pagodes et les mosquĂ©es regorgĂšrent de multitudes horrifiĂ©es, en ferveur machinale, et les tavernes fabriquĂšrent des ivrognes Ă  la douzaine. Les banques, silencieuses et abandonnĂ©es, ne trouvĂšrent pas un cambrioleur. Il y eut des prostrations unanimes, suivies de surexcitations universelles. On eĂ»t dit que les nerfs de tous les humains communiquaient entre eux, Ă  la ressemblance des Invisibles. L’abattement s’étendait sur la famille d’Ève en proie Ă  cette peur injustifiĂ©e de l’extermination. Elle admettait que les temps fussent venus. Chacun se disait que c’était lĂ  le triste aboutissement de tant d’efforts et de victoires. Et l’on connut Ă  nouveau l’incessante dĂ©tresse qui tenaillait le cƓur de nos ancĂȘtres, quand l’homme n’était qu’un mammifĂšre dĂ©bile, exposĂ© toujours aux agressions monumentales des mastodontes qu’il redoutait sans trĂȘve et dont l’obsession ne le quittait jamais. Or, cette terreur soudain rĂ©veillĂ©e d’un sommeil vingt fois millĂ©naire, il fallait qu’aux heures prĂ©historiques elle eĂ»t Ă©tĂ© suprĂȘme Ă  l’égal de l’amour ; car l’éprouver c’était la reconnaĂźtre. Plus nombreux qu’en temps d’éclipse ou de comĂšte, les regards se fixaient sur le vide apparent oĂč la dĂ©chĂ©ance de l’homme s’inscrivait en caractĂšres invisibles. Mais l’homme tenancier de la Terre n’était pas mĂȘme dĂ©trĂŽnĂ© — jamais il n’avait rĂ©gnĂ© ! Il s’était cru le maĂźtre, alors qu’un autre, industrieux, gĂ©nial et saugrenu, lui restait supĂ©rieur au point de le pĂȘcher ! Humiliation des humiliations ! L’homme, n’étant plus l’Homme, s’inclina, pris de stupeur. Il acceptait. Il sentait pour lui-mĂȘme une grande compassion devant l’iniquitĂ© dont il se prĂ©tendait victime. Et les prĂȘtres en chaire jaculaient de la sorte — Du fond de l’abĂźme nous avons criĂ© vers Toi, Seigneur, nos dĂ©sirs, nos souffrances, notre amour. — Et nous Ă©tions comme des bĂȘtes souterraines. — Et l’abĂźme se creusait plus profond que notre estime. — Oui, plus profond, d’ĂȘtre sous un monde insoupçonnĂ©. — Ceux Ă  qui Tu avais donnĂ© le royaume de la Terre n’étaient donc pas les fils de l’argile transfigurĂ©e au souffle d’Élohim ? — Nos priĂšres, en montant vers Ta gloire, au plus haut des Cieux, traversaient l’univers qu’il T’a plu d’interposer entre Elle et nous. — Mais plus que toujours, ĂŽ Seigneur, voici que nous crions vers Toi, du fond reculĂ© de l’abĂźme, nos dĂ©sirs plus aigus, nos souffrances avivĂ©es et notre amour grandi ! » L’araignĂ©e du soir signifiait chagrin, comme celle du matin. On Ă©crasait l’une et l’autre dĂšs qu’on les avait aperçues. Des furieux leur faisaient la chasse et les trĂ©pignaient sottement. La frayeur en faisait surgir qui n’existaient pas. On voyait partout des faucheux, des phrynĂ©s ; le Mexique hallucinĂ© rĂȘvait d’atocalts ; les nĂšgres d’Afrique s’imaginaient que les Ă©toiles Ă©tait des galĂ©odes lumineuses ; et le poĂšme de Victor Hugo se rĂ©alisait Ă  l’envers, car le soleil rayonnant Ă©voquait l’ombre paradoxalement Ă©blouissante de quelque titanesque sisyphe, Et l’homme, du soleil, faisait une araignĂ©e. Dans toutes les campagnes des cinq parties du monde, crapauds et grenouilles furent massacrĂ©s, depuis les mignonnes rainettes vertes de nos prairies jusqu’aux ignobles pipas du BrĂ©sil, qui sont des abcĂšs sautelants. Et puis tout Ă  coup revirement. L’humanitĂ© se reprit dans un brusque sursaut d’énergie. Des prĂȘcheurs laĂŻcs et religieux s’écriĂšrent qu’aprĂšs tout, rien ne certifiait la supĂ©rioritĂ© des Sarvants ; que leur mĂ©canique, en dĂ©finitive, ne valait pas la nĂŽtre sur certains points, avec ses sphĂšres risibles et ses moto-crapauds ; qu’il fallait dĂ©fendre le sol contre leurs incursions, et mettre en batterie tous les engins que notre science avait construits et qu’elle construirait ! On sait que l’homme en troupeau est une Ă©trange bĂȘte, lunatique, moutonniĂšre et panurgĂ©enne. La rĂ©action s’opĂ©ra dans l’allĂ©gresse. Une confiance exagĂ©rĂ©e supplanta l’excessive dĂ©moralisation. Les basiliques se vidĂšrent au profit des théùtres ; les magasins de nouveautĂ©s reconnurent l’afflux des acheteuses, et les aiguilles renfilĂ©es coururent Ă  qui mieux mieux dans les pongĂ©s, les shantungs et les peaux-de-soie. Tout repartit. À l’exemple du premier syndicat pour la dĂ©fense du territoire, d’autres se constituĂšrent. On placardait affiche sur affiche. Les rĂ©unions publiques s’ajoutaient aux confĂ©rences. Et les capitales manquĂšrent illuminer lorsqu’on apprit qu’en France le Conseil des ministres allait se rĂ©unir pour dĂ©libĂ©rer avec l’AcadĂ©mie des sciences, — mesure Ă©minemment salutaire que tous les États du globe se proposaient d’imiter. Nous rappellerons en peu de mots la sĂ©ance française mixte, cette assemblĂ©e historique, — modĂšle des parlements futurs, en attendant que les personnages scientifiques aient remplacĂ© complĂštement les politiciens. Elle s’ouvrit Ă  l’ÉlysĂ©e, le mercredi 11 septembre, et commença par une dispute. Compte rendu officiel, piĂšce 843. ReflĂ©tant la conviction nationale, qu’il partageait, le ministre de la Guerre proposa d’examiner sans ambages les moyens les plus sĂ»rs, expĂ©ditifs et radicaux, de dĂ©truire les continents sus-aĂ©riens. Il ajouta qu’il importait de le faire au plus tĂŽt, avant que les Sarvants n’eussent construit de nouveaux aĂ©roscaphes. Il parla de mortiers colossaux et de projectiles explosifs, — et se vit couper la parole. Le ministre des Colonies l’interrompait et lui demandait de quel droit bombarder ce pays qu’on pourrait sans doute, avec le temps, conquĂ©rir, annexer peut-ĂȘtre et, Ă  tout le moins, ratifier d’un protectorat. Le pire qu’il s’autorisait Ă  prĂ©voir, c’était le massacre des indigĂšnes, encore qu’il eĂ»t Ă©tĂ© prĂ©fĂ©rable, Ă  son sens, de les asservir. Mais dĂ©vaster de fond en comble la terre invisible ? Jamais ! Il devait y avoir lĂ -haut des richesses irrĂ©vĂ©lĂ©es fort apprĂ©ciables. Pour son compte, il caressait l’espoir que la France, un jour, s’augmenterait de cette belle possession plus Ă©tendue que toute la surface qu’on voit aux mappemondes. Le physicien Salomon Kahn voulut alors intervenir. Mais le ministre du Travail entra dans la discussion. AprĂšs un compliment ironique Ă  l’adresse de ses deux collĂšgues — les ayant admirĂ©s d’avoir, pour une fois, montrĂ© chacun l’esprit de son dĂ©partement, et s’étant fĂ©licitĂ© de ce que le ministre de la Guerre eĂ»t Ă©tĂ© belliqueux et le ministre des Colonies colonisateur — il annonça qu’il allait, lui, ministre du Travail, faire entendre les phrases qui auraient dĂ» sortir de la bouche du garde des sceaux, ministre de la Justice. Et il prouva que l’idĂ©e de colonisation n’était pas recevable, au triple point de vue du code, de la jurisprudence et de la justice. Car les plaines du vide appartenaient dĂ©jĂ  aux hommes. Sensation prolongĂ©e. — Vous savez bien, n’est-ce pas, que tout propriĂ©taire foncier est propriĂ©taire non seulement du sol, mais encore du sous-sol de sa propriĂ©tĂ© ? Depuis l’extension de la navigation aĂ©rienne, vous vous le rappelez, on a reconnu symĂ©triquement la propriĂ©tĂ© du dessus, — la propriĂ©tĂ© de la portion d’air qui se trouve au-dessus du sol. Tout l’espace qui se trouve au-dessus de mon champ m’appartient — donc je suis propriĂ©taire d’un lopin de territoire sus-aĂ©rien. Si mon champ est rond, j’ai lĂ -haut un rond du continent invisible ; mais ce rond est un peu plus grand que celui de mon champ, — parce que, messieurs, ce que nous possĂ©dons lorsque nous possĂ©dons un terrain, ce n’est pas une surface, c’est un volume ; je l’ai dit ; acheter un champ rond, ce n’est pas acheter un cercle de campagne, c’est acheter un cĂŽne illimitĂ© de feu, de roc, de glĂšbe, d’atmosphĂšre et de vide, dont la pointe se trouve au centre de la Terre oĂč toutes les propriĂ©tĂ©s, se rejoignant, tombent Ă  rien et dont la base est Ă  l’infini. Les astres, messieurs, ne peuvent graviter qu’en passant de l’une Ă  l’autre de ces divisions d’éther tronconiques dont nous sommes les possesseurs. » De mĂȘme, messieurs, vendre un champ carrĂ©, ce n’est pas vendre un carrĂ© de culture, c’est vendre une pyramide rĂ©guliĂšre Ă  quatre pans
 » — On voit que vous avez Ă©tĂ© rĂ©pĂ©titeur de gĂ©omĂ©trie ! » lança quelqu’un. — Il veut Ă©pater l’AcadĂ©mie ! » gouailla le sous-secrĂ©taire d’État aux Beaux-Arts. Le prĂ©sident de la RĂ©publique ne disait rien. — Sous le rapport de la propriĂ©tĂ©, » poursuivit l’interrompu, la Terre peut ĂȘtre comparĂ©e Ă  l’ananas, dont la structure
 » — Assez ! assez ! » criait-on de toutes parts. Au fait ! » — À la question ! » — Parlez-nous des Sarvants ! » — Proposez quelque chose ou taisez-vous ! » — Je demande la parole» fit M. Le Tellier. On la lui donna. Le silence s’établit. — Messieurs, » commença-t-il, avant d’anĂ©antir ou de coloniser le monde invisible, la France scientifique doit encore travailler des lustres et des lustres. » À la hauteur de cinquante kilomĂštres nulle bombe ne saurait parvenir, du moins utilement. Car, si elle arrivait jusque-lĂ , son explosion dans le vide ne produirait que d’insignifiantes dĂ©gradations. Par contre, en retombant sur terre avec une force de bolides, les shrapnells non Ă©clatĂ©s y provoqueraient des malheurs irrĂ©parables. VoilĂ  pour l’anĂ©antissement. » Voyons la colonisation. Les appareils dont nous disposons ne peuvent nous transporter lĂ -haut. Sur une profondeur de vingt-cinq mille mĂštres environ Ă  partir du niveau atmosphĂ©rique, l’air est trop rarĂ©fiĂ© pour soutenir nos ballons, nos aĂ©roplanes et nos hĂ©licoptĂšres. Vouloir y voler correspond Ă  vouloir nager dans le brouillard. Folie. » MĂȘme, si nous savions organiser un navire aussi lĂ©ger, prĂ©cis et rĂ©sistant que l’aĂ©roscaphe, — si l’aĂ©roscaphe radoubĂ© reprenait du service, — il ne pourrait monter que six hommes Ă  la fois. Et il faudrait connaĂźtre la manƓuvre ! Aussi bien l’aĂ©roscaphe n’est-il pas raccommodable ; nous sommes impuissants Ă  le reproduire ; et le moteur serait trop lourd que nous mettrions Ă  la place des dynamos-crapaudiques, — pardonnez-moi cette nĂ©ologie barbare. » Et puis, lĂ -haut, messieurs, comment vivre ? J’entends bien qu’il existe des respirols contre l’asphyxie ; mais quel scaphandre inventer contre la dĂ©pression ? quelle cuirasse hermĂ©tique et cependant articulĂ©e ?
 » Non, non, il ne faut pas songer Ă  dĂ©molir le continent superaĂ©rien, qui d’ailleurs tient peut-ĂȘtre un emploi fondamental dans l’économie de la planĂšte, — qui est peut-ĂȘtre un prĂ©cieux condenseur de calorique solaire, — et dont la disparition entraĂźnerait peut-ĂȘtre celle de la faune terrestre, y compris certain orang dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©, tyrannique et vicieux, qui nous est cher de tout notre Ă©goĂŻsme. » Et ne songez pas non plus Ă  coloniser ce monde, puisqu’il nous est consignĂ©, — puisque, hĂ©las, nous ne possĂ©dons qu’en utopie la columbiad de Jules Verne et la cavorite de Wells. » — Mais alors que faire ? » — Oui que faire ? » — Allons-nous donc nous laisser pĂȘcher jusqu’au dernier ? » — Ils viennent chez nous, si nous n’allons pas chez eux ! » — Ils nous coloniserons, si nous ne les colonisons pas ! » Le prĂ©sident de la RĂ©publique ne disait rien. — Minute !
 Deux mots, je vous prie ! » hacha M. Le Tellier au plus fort des exclamations. Tout cela est irrationnel. Qui de vous eut jamais le dessein d’aller faire de la pĂ©nĂ©tration pacifique chez les poissons ? de coloniser les steppes sous-marines et les pampas liquides ?
 Vous savez bien que les Sarvants ne professent pour nous qu’une simple curiositĂ© scientifique ! » — Le reste viendra ! » — Pas sĂ»r. Ou bien dans trĂšs longtemps, quand nous-mĂȘmes nous aurons des vellĂ©itĂ©s de conquĂȘte Ă  l’égard du fond de la mer. Et alors nous serons prĂȘts Ă  recevoir les Invisibles. — Pour l’instant, il s’agit, sans plus, de nous dĂ©fendre, au cas oĂč de nouvelles explorations nous menaceraient, — menaceraient ce malheureux Bugey qui, de toute Ă©vidence, se trouve ĂȘtre le fond de la mer des Sarvants. VoilĂ  la question. » Or, je prĂ©tends, pour peu qu’on y rĂ©flĂ©chisse, que cette question ne se pose mĂȘme plus ! Mouvement. » Convaincu, par la raison, que les araignĂ©es invisibles n’ont Ă  cette heure — et n’auront sans doute jamais — que des intentions ocĂ©anographiques Ă  l’endroit d’un monde oĂč elles ne sauraient vivre que pĂ©niblement affublĂ©es d’armures isolantes, ou cloĂźtrĂ©es dans des cloches sous-aĂ©riennes, comme nous dans l’eau profonde, — je dis qu’il s’écoulera nombre d’annĂ©es avant qu’elles recommencent leur tentative de musĂ©um. Et je le prouve. » Voyons, messieurs, croyez-vous qu’il attache une grande importance Ă  la pĂȘche humaine, cet immense peuple invisible qui n’a, dans ce but, nolisĂ© qu’une seule embarcation ?
 Eh oui, une seule ! Vous ne l’ignorez pas, en effet depuis le naufrage de l’aĂ©roscaphe aucun enlĂšvement ne s’est produit. Nous avons donc affaire Ă  l’entreprise assez modique d’un groupe de Sarvants savants, de ceux qui, je suppose, jouent le rĂŽle de cervelle dans leurs singuliers assemblages. — Eh bien, dites-moi, le rĂ©sultat de cette campagne est-il encourageant pour eux ? Il s’en faut de tout. D’une part, le sous-aĂ©rien s’est perdu corps et biens ; et d’autre part ici, la voix de l’orateur s’embarrassa de sanglots retenus et d’autre part, messieurs, leurs captifs
 — excusez-moi, — leurs captifs succombent
 avec une effr
 effrayante rapiditĂ©. Messieurs les membres du gouvernement sont mieux placĂ©s que personne pour vous dire avec quelle horrible frĂ©quence les cadavres tombent maintenant du ciel sur le triste Bugey
 » Un instant, aveuglĂ© par mes larmes, trompĂ© par mes propres chagrins, j’ai pu croire Ă  l’énormitĂ© du PĂ©ril Bleu ; j’ai pu croire qu’il menaçait tous les hommes dĂšs Ă  prĂ©sent. Je suis Ă©difiĂ©. Les Sarvants ne sont pas Ă  la veille de renouveler un essai d’aĂ©rarium qui Ă©choua dans une catastrophe navale et dans un insuccĂšs d’élevage. » Que faire ? PrĂ©parons l’avenir, si lointain qu’il paraisse. Et que ceux dont les parents sont aux griffes des araignĂ©es attendent courageusement la chute de leurs corps ! » M. Le Tellier s’assit lourdement, comme un voyageur au terme de sa course. Ses collĂšgues l’entouraient et lui serraient les mains. Dans le bruit de leurs compliments, on entendit le ministre de la Guerre s’obstiner — Il faut dĂ©truire les Sarvants ! » Le prĂ©sident de la RĂ©publique, sortant d’un rĂȘve, dit alors, avec le joli accent de Gascogne — HĂ©, dites un peu, monsieur Le Tellier ! Vous qui fĂ»tes le Christophe Colomb, le Vespuce de cette AmĂ©rique, ou mieux encore le Le Verrier de ce Neptune
 Dites un peu ! Ces territoires superposĂ©s aux nĂŽtres, ces gens sous lesquels nous vivons depuis sans cesse
 HĂ©, bĂ© ! est-ce que cette phrase-lĂ  n’est pas absurde ?
 » — Toute chose paraĂźt absurde, monsieur le prĂ©sident, lorsqu’elle est trĂšs neuve, trĂšs Ă©trange, et que nous l’apercevons tout Ă  coup, au dĂ©pourvu, sans qu’une chaĂźne d’épisodes ou de raisonnements nous ait amenĂ©s progressivement jusqu’à elle, par de faibles surprises successives ou de petits enseignements graduels, dont la somme constitue cependant soit une extrĂȘme stupĂ©faction, soit une science approfondie. » C’est aussi question de vocabulaire. » Tenez, vous eussiez dit Ă  quelque Romain d’autrefois, au plus intelligent, au plus poĂšte des Romains Horace, par exemple, — ou bien Ă  quelque Grec, au plus savant des Grecs Aristote, si vous voulez, — vous leur eussiez dit cette phrase Ă  la fois lyrique et scientifique Un jour, ĂŽ maĂźtres, on emploiera la foudre Ă  pousser des galĂšres. » » À ces mots, je vois d’ici, monsieur le prĂ©sident, Aristote sourire et Horace lever les Ă©paules
 » Cependant, la phrase que vous prĂ©tendiez absurde tout Ă  l’heure, sera dans quelques annĂ©es aussi vraiment simple et naturelle qu’il est simple et naturel de dire aujourd’hui, deux mille ans aprĂšs Horace et Aristote Il y a des bateaux Ă©lectriques. » Le prĂ©sident de la RĂ©publique regagna son rĂȘve Ă©lysĂ©en. — Il faut dĂ©truire les Sarvants ! » tonna le ministre que l’on sait. La sĂ©ance continua, et fut levĂ©e sur un ordre du jour invitant les Chambres Ă  voter des crĂ©dits pour l’étude de projets destinĂ©s Ă  combattre une nouvelle expĂ©dition arachnĂ©enne, d’ailleurs improbable ». xviiNouveau Message de Tiburce L’astronome sortit de l’ÉlysĂ©e rompu de lassitude. Il avait dĂ» faire un violent effort sur lui-mĂȘme pour se montrer optimiste Ă  la sĂ©ance du Conseil. Sa tristesse de pĂšre et sa raison de savant s’étaient livrĂ© bataille. C’est une belle action, mais c’est une torture, de peindre l’avenir des autres en couleurs agrĂ©ables, quand l’avenir est devant soi comme un trou noir. Il rentra chez lui dĂ©moralisĂ©, estimant sa tĂąche accomplie et ne pensant plus qu’à revoir Mirastel, oĂč le docteur Monbardeau l’avait prĂ©cĂ©dĂ©. M. Le Tellier voulait ĂȘtre lĂ  — quel supplice infernal que cette pensĂ©e ! — lorsque, dans la pluie de cadavres tombant sur le Bugey
 — Oh ! cette pensĂ©e de damnation qui lui venait sans relĂąche et qu’il n’avait jamais l’horrible courage de finir !
 M. d’AgnĂšs l’attendait boulevard Saint-Germain. Sa vue n’était pas faite pour ragaillardir le pauvre homme, tant elle lui rappelait de chers desseins perdus, et tant le duc avait l’air sombre. Il s’ouvrit de son dĂ©sespoir Ă  M. Le Tellier. Aucun ingĂ©nieur ne lui laissait la moindre illusion ; le monde invisible Ă©tait inexpugnable ; ainsi le dĂ©crĂ©taient les FacultĂ©s. Lui, il en devenait neurasthĂ©nique. La nuit, ses cauchemars l’effaraient de visions sus-aĂ©riennes vivisections, mariages scandaleux, ateliers de naturalisation humaine, etc. ; et le jour, ses idĂ©es restaient imbues de dĂ©lire. Il n’avait pas Ă©chappĂ© Ă  la phobie de l’invisible, qui alors tourmentait les gens impressionnables et les faisait marcher Ă  tĂątons en plein midi, de sorte que les rues semblaient parfois remplies d’aveugles. Et quand, de sa fenĂȘtre, le duc d’AgnĂšs considĂ©rait l’agitation des passants, il croyait voir, Ă  travers les carreaux, une collection poissonneuse dans un aquarium ! — S’il me restait au moins une toute petite chance ! » fit-il subitement avec un demi-sourire honteux
 M. Le Tellier leva les bras pour les laisser retomber en signe d’impuissance, et le duc d’AgnĂšs reprit en balbutiant — Oui, je sais bien
 Il faudrait ĂȘtre fou
 aussi fou que
 euh ! hem !
 que, hem
 que Tiburce, par exemple, n’est-ce pas ?
 Ah ! celui-là
 rien ne le dĂ©concerte
 hum
 » Il sortit une lettre d’un geste empruntĂ©. — J’ai
 hem !
 Il m’a envoyĂ© ça. » — Ne me faites pas voir cette lettre ; non ! Ah ! je n’y pensais plus guĂšre, Ă  votre Tiburce ! C’est vrai dire qu’il y a encore un imbĂ©cile pour croire Ă  ces bienheureuses chimĂšres
 Ah ! l’enviable crĂ©tin ! Serrez votre papier, mon ami ; cela me ferait du mal. » — Évidemment ! » concĂ©da le duc d’AgnĂšs. Mais cependant, il relisait pour lui seul le message insensĂ© de Tiburce. piĂšce 845 Bombay, le 3 aout 1912. Je conserve bon espoir, cher ami, quoique j’aie contre moi bien des hasards stupides et l’homme le plus habile de la terre Hatkins. Tu te rappelles que je me suis embarquĂ© Ă  la poursuite d’un certain rĂ©vĂ©rend Hodgson et de sa fille, que je soupçonnais ĂȘtre Hatkins et Mlle Le Tellier. Je les ai trouvĂ©s Ă  Singapour avec une facilitĂ© surprenante. C’étaient un vieux pasteur protestant et sa sƓur aĂźnĂ©e ! L’ostentation qu’ils apportaient Ă  ne pas se cacher m’a vivement rĂ©vĂ©lĂ© le piĂšge ; ces deux vieillards Ă©taient des complices que Hatkins avait fait dĂ©barquer en mĂȘme temps que lui et qui, dĂšs cet instant, avaient pris le nom d’emprunt dont l’AmĂ©ricain et Mlle Le Tellier s’étaient affublĂ©s sur le bateau. Pendant que je m’occupais d’eux, Hatkins et sa compagne s’enfuyaient. — Ils s’enfuyaient encore c’était donc eux, de plus en plus. Par dĂ©duction, je dĂ©couvre le chemin qu’ils ont pris. Depuis leur arrivĂ©e, deux paquebots seulement appareillĂšrent, l’un pour Calcutta, l’autre pour Madras. Mon gĂ©nie familier me souffle Calcutta. J’y vais, et j’apprends, moyennant finances, que nul dĂ©barquĂ© ne ressemble, de prĂšs ou de loin, Ă  qui je voudrais qu’il ressemblĂąt. Ayant fumĂ© quelques pipes, je reconnais mon erreur, et pense retrouver la piste Ă  Madras. Je reprends donc la mer, avec un retard considĂ©rable. Mais, Ă  Madras, j’ai la satisfaction de reconnaĂźtre que mes intuitions ne m’ont pas trompĂ© deux jeunes Moldaves du sexe masculin viennent de prendre le train pour Bombay, sous le nom des frĂšres Tinska, aprĂšs avoir sĂ©journĂ© quelques jours Ă  l’hĂŽtel. Il est vrai qu’ils ne viennent pas de l’est et de Singapour, par mer, mais du nord et d’HaĂŻderabad, par terre
 Qu’importe ! Tinska, n’est-ce pas l’anagramme de Hatkins moins l’H ? Je les tenais ! Sans lanterner, je saute dans le rapide de Bombay oĂč je compte pincer Mlle Le Tellier en habit de jeune garçon
 Mais lĂ , dans le fouillis de la ville, impossible de retrouver la trace de mes pseudo-Moldaves. — Ce matin, pourtant, aprĂšs un millier de dĂ©marches et de rebuffades car je n’ai pas cet aspect de Sherlock Holmes qui force l’admiration et la dĂ©fĂ©rence j’ai su, de l’agence Cook, qu’une sociĂ©tĂ© grecque composĂ©e de quatre personnes deux jeunes mĂ©nages, les YĂ©niserlis et les Rotapoulo, viennent de s’embarquer pour Bassora au fond du golfe Persique. De Bassora, ils comptent remonter la MĂ©sopotamie et gagner Constantinople Ă  travers les terres, pour ensuite rentrer en GrĂšce. — Je suis sĂ»r que les Monbardeau-d’ArviĂšre ont rejoint Hatkins et Mlle Le Tellier, et que les quatre Grecs ce sont eux ! Ils ont fourni Ă  l’agence un luxe de dĂ©tails inouĂŻs sur tout ce qu’ils doivent faire ou ne pas faire. Ils se sont dit Tiburce ne croira jamais que c’est nous, puisque nous ne dissimulons rien. » Et en effet, ils ne cherchent pas mĂȘme Ă  masquer qu’ils sont deux hommes et deux femmes !
 Tout autre que moi aurait abandonnĂ© cette piste trop claire. À bon chat bon rat ! Je les vaux bien, et ce soir je file sur Bassora. La superbe randonnĂ©e ! J’ai fait, par l’AmĂ©rique, le Japon et l’Indo-Chine, plus de la moitiĂ© du tour du monde. Avant qu’ils n’aient bouclĂ© la boucle, je les aurai rattrapĂ©s. J’ai conscience de les avoir talonnĂ©s, traquĂ©s, si implacablement, qu’ils n’ont pu s’arrĂȘter comme ils le voulaient, et que je les ramĂšne au lancer, en Europe, oĂč nous serons leurs maĂźtres ! Sursum corda, cher ami ! À toi en toute affection ; et que Mademoiselle d’AgnĂšs veuille trouver ici les hommages de son dĂ©vouĂ© Tiburce. — Vous me faites de la peine en Europe. Ma parole, votre frousse se rĂ©percute jusqu’ici ! Les indigĂšnes invoquent le Trimourti contre le PĂ©ril Bleu ! J’oubliais une chose un journal d’AmĂ©rique imprime aux Ă©chos mondains que Hatkins a renoncĂ© Ă  son voyage autour du monde et qu’il va donner une fĂȘte dans son hĂŽtel de New-York !
 Crois-tu qu’il est roublard ! Une fĂȘte chez Hatkins, soit ; mais Hatkins lui-mĂȘme, non. C’est un duplicata de Hatkins qui le remplacera. Cet homme dĂ©penserait ses milliards pour me berner !
 — Adieu. T. Quand le duc d’AgnĂšs eut fini de lire ces abracadabrances, M. Le Tellier surprit dans ses yeux une petite flamme. — Ah çà ! » fit-il en se croisant les bras, est-ce que d’aventure vous garderiez un doute au sujet de la sottise de ce roussin d’occasion ? » M. d’AgnĂšs rougit comme s’il venait d’ĂȘtre Ă©veillĂ© par le sĂ©nateur BĂ©renger au milieu d’un rĂȘve libertin. — Un doute ?
 HĂ©las ! comment voulez-vous qu’il me reste un seul doute ! Je sais de source certaine que M. Hatkins est Ă  New-York ; j’ai lu le journal de Robert Collin qui a vu chez les Sarvants ceux que nous pleurons dĂ©jĂ . AprĂšs cela, comment pouvez-vous croire que j’ajoute foi aux lettres de Tiburce, qui prĂ©tend les avoir suivis autour du monde ?!
 » Je reconnais pourtant que
 oui, une minute, ce ton joyeux, cette assurance alerte
 Et puis, monsieur, nous sommes toujours tentĂ©s de croire ce qui nous cause du chagrin ; et, voyez-vous, quand je songe que Mlle Marie-ThĂ©rĂšse aurait suivi Hatkins
 » — Vous aimeriez encore mieux la savoir dans l’aĂ©rarium ! » dit amĂšrement M. Le Tellier. — Ha ! monsieur, que me faites-vous dire ! Ayez pitiĂ© de moi ! Toutes mes transes, toutes mes jalousies, tout mon martyre Ă©ternel, plutĂŽt qu’une larme aux cils de votre fille ! » Et le duc poursuivit longtemps sur ce mode-lĂ , confessant son amour et son mal, d’une voix Ă©nervĂ©e, rauque et vacillante, avec cette emphase de mĂ©lodrame qui ravale au ton de mauvaises tirades les exaltations de la plus belle vie. xviiiApparition de l’invisible AprĂšs le dĂ©part du savant dont l’autoritĂ© avait dominĂ© la phase parisienne du PĂ©ril Bleu, on profita de sa retraite pour mettre Ă  exĂ©cution certain projet que l’astronome avait toujours combattu. Nous voulons parler de l’admission du public au Grand-Palais. M. Le Tellier ne s’y opposait pas en principe, mais il soutenait avec raison qu’elle devait ĂȘtre gratuite, et que, en tout cas, il fallait attendre que l’aĂ©roscaphe cessĂąt d’ĂȘtre invisible, au moins en partie, grĂące Ă  l’intermĂ©diaire d’une peinture ou de tout autre procĂ©dĂ©. Malheureusement, le public grondait. C’est-Ă -dire que trois ou quatre publicistes le faisaient gronder. On vit le moment oĂč la question deviendrait Ă©lectorale, et, encore que le sous-aĂ©rien fĂ»t toujours rĂ©tif Ă  tout maquillage visibilisateur, l’accession du peuple fut dĂ©cidĂ©e et taxĂ©e Ă  cinquante centimes par tĂȘte, au profit des sinistrĂ©s bugistes. — L’entrĂ©e payante ne fut imposĂ©e que pour Ă©viter l’encombrement. DĂšs le premier jour, dimanche 22 septembre, il arriva ce qu’avait prĂ©dit M. Le Tellier. La foule aperçut, en tout et pour tout, une haute et solide barriĂšre dĂ©fendant un enclos inoccupĂ© ; des agents de police la doublaient Ă  l’intĂ©rieur. C’était bien le cas de dire qu’on avait payĂ© pour ne rien voir. Dans l’ñme obtuse de la multitude, cette idĂ©e avait pris corps que fichtre, on verrait toujours, Ă  n’importe quoi, que ce truc-lĂ  Ă©tait invisible ! » Et l’on voulait voir ! Et l’on Ă©tait furibond de ne rien voir pour ses dix sous ! Une Ă©meute Ă©clata, On nous vole ! C’est une supercherie ! » L’existence des Sarvants n’était plus qu’une fumisterie de fonctionnaires escrocs, destinĂ©e en fin de compte Ă  gruger le contribuable, une fois de plus. Tous ces travailleurs endimanchĂ©s se rappelaient entre eux les sommes Ă©normes envoyĂ©es au secours du Bugey, de tous les points de la France et de l’étranger, et dont le comitĂ© de rĂ©partition n’avait distribuĂ© que fr. 95. Ceux mĂȘmes qui avaient acceptĂ© l’invisible au carrefour Louis-le-Grand ne l’admettaient plus, maintenant qu’ils avaient dĂ©boursĂ© leur piĂšce blanche afin de le contempler. Sur un ordre, les agents frappĂšrent l’aĂ©roscaphe retentissant
 — Ouh ! Ouh ! — CompĂšres ! — Robert Houdin ! — Ouh ! Ouh ! — V’lĂ  les cognes qui veulent faire la pige aux frĂšres Isola ! — CompĂšres ! — Assez ! Assez ! — Honteux !
 » En exĂ©cution d’un deuxiĂšme ordre, les agents rĂ©tablirent des cordages autour du sous-aĂ©rien
 Puis les gradĂ©s atteignirent la plate-forme occulte et s’y promenĂšrent sans appui, comme les astres dans l’infinie subtilité  Puis on alla chercher les moulages de l’hĂ©lice et de la pince-cisaille-panier
 Puis douze citoyens furent invitĂ©s Ă  venir toucher l’aĂ©roscaphe
 Mais rien ne put retourner la foule, qui voyait partout des compĂšres et des traĂźtres. Le Grand-Palais s’emplit d’un vacarme sans nom. Le public bouillait comme une flaque en fermentation. S’il avait cru Ă  la rĂ©alitĂ© du bateau, il aurait tentĂ© de le mettre en piĂšces. Çà et lĂ , des Ă©chauffourĂ©es se produisirent ; on Ă©touffa quelques marmots. Il fallut rendre l’argent. Le prestige du PĂ©ril Bleu venait de recevoir une atteinte irrĂ©parable. Le lendemain, les journaux de l’opposition prĂ©tendirent qu’il ne s’agissait pas seulement d’une escroquerie gouvernementale et d’un crime de l’Étatisme, mais aussi d’un stratagĂšme pour distraire de la situation sociale, sans cesse plus tendue, l’attention civique. Le pouvoir s’était servi de ce dĂ©rivatif indigne comme il se servait parfois d’alarmes de guerre, aussi fallacieuses que la nuisibilitĂ©, que l’existence mĂȘme des terres invisibles. Et quand, triomphalement, le chimiste Arnold, de Stockholm, annonça par le monde qu’il avait trouvĂ© la peinture tant dĂ©sirable, et fait apparaĂźtre ainsi le morceau d’aĂ©roscaphe que la France lui avait confiĂ©, la dĂ©mocratie refusa d’y voir autre chose qu’un nouveau machiavĂ©lisme des imposteurs. Quelle attrape ! Ils allaient peindre Ă  neuf quelque vieux sous-marin dĂ©classĂ©, hors service, et l’exhiber comme Ă©tant l’aĂ©roscaphe invisible recouvert de la cĂ©lĂšbre arnoldine ! Bravo, les tartufes ! Mais on savait Ă  quoi s’en tenir. » Ainsi naquit la lĂ©gende du PĂ©ril Bleu, qui Ă©tait pourtant bel et bien de l’histoire. ⁂ Cependant, au vrai, l’arnoldine Ă©tait dĂ©couverte. Le chimiste suĂ©dois vint Ă  Paris sans perdre une minute. Il apportait le fragment d’aĂ©roscaphe sur lequel tant de combinaisons avaient Ă©prouvĂ© leur impuissance avant l’amalgame vainqueur. Arnold avait eu soin de n’en peindre que la moitiĂ© ; c’était donc un barre moitiĂ© invisible et moitiĂ© jaune, — d’un magnifique jaune serin. Mais, premiĂšre dĂ©ception, les Chambres se refusĂšrent Ă  voter la plus faible subvention. Et, secondement, un projet de sociĂ©tĂ© anonyme au capital de quatre cent mille francs, pour la peinture de l’aĂ©roscaphe, avorta misĂ©rablement. Arnold se montra plus grand que tout un peuple. Il prit Ă  sa charge les dĂ©penses considĂ©rables — car cette couleur valait plus de trois mille francs le litre — et fabriqua des quantitĂ©s d’arnoldine. D’habitude, la peinture dissimule les choses. Aujourd’hui, la peinture allait montrer les choses. Quand tout fut prĂ©parĂ©, Arnold convoqua autour du navire un congrĂšs de savants, pour assister Ă  ce vernissage d’un nouveau genre, tel que le Grand-Palais n’en avait jamais contenu. Belloir Ă©chafauda ses gradins, environna d’un cirque de planches l’invisible appareil
 Au jour dit, qui tomba le 5 octobre, devant une galerie de cĂ©lĂ©britĂ©s cosmopolites, le Scandinave endossa la blouse blanche, et donna le premier coup de pinceau. Les cinĂ©matographes et les instantanĂ©s dessinaient un grand rond ; les pots d’arnoldine Ă©taient rĂ©partis de tous cĂŽtĂ©s ; un orchestre jouait une marche hĂ©roĂŻque. L’invisible apparut peu Ă  peu. Comme si la brosse chargĂ©e de crĂšme jaune avait eu le don de les crĂ©er, tous les dĂ©tails du bateau surgirent dans l’espace, un par un. Ce fut en premier lieu la terrible pince, et l’effroyable cisaille, et l’affreux panier en forme d’épuisette, avec son rĂ©seau de mailles, — tous trois au bout de tiges articulĂ©es s’allongeant au moyen de douilles Ă  coulisse. Les machines exhibĂšrent ensuite leurs complications de finesse et d’enchevĂȘtrement, leurs sphĂšres innombrables et drolatiques, les boĂźtes dĂ©sertes oĂč le galop sur place des batraciens mĂ©canisĂ©s engendrait la force vive de l’appareil. On vit l’arbre de couche s’allonger, devenir un long tube et se fleurir d’une hĂ©lice jaune comme lui, jaune comme les machines et la pince cisaille. On vit le blaireau d’Arnold peindre en ronde bosse, Ă  mĂȘme l’atmosphĂšre, des instruments dĂ©sordonnĂ©s, les uns d’aspect Ă©lĂ©mentaire et volumineux, d’autres infiniment confus et multiples, dont l’arnoldine, hĂ©las, empĂątait les mignardises. Suspendu au milieu du vide, Arnold rampait, glissait, se coulait parmi l’agencement invisible des cabines. Ayant peint l’organisme de l’aĂ©roscaphe, il s’adjoignit des aides et continua sa besogne d’enchanteur. La pince-cisaille et son panier disparurent dans une tour safran qui ressemblait Ă  la cheminĂ©e d’un steamboat ; l’assistance frĂ©mit elle avait reconnu le cylindre oĂč tant de captifs s’étaient abandonnĂ©s Ă  tant de terreurs
 Mais l’air se cloisonnait de murailles, de plafonds et de planchers ; les cellules s’accumulaient Ă  l’entour de la machinerie et des attirails. L’aĂ©roscaphe avait l’air d’une embarcation que l’on eĂ»t construite Ă  l’envers des autres, en commençant par oĂč d’ordinaire on finit ; la coque faisait encore dĂ©faut. Pour la badigeonner, Arnold et ses aides, montĂ©s sur des Ă©chelles, Ă©tendaient l’arnoldine Ă  grands coups. PiĂšce Ă  piĂšce, les entrailles du sous-aĂ©rien se cachaient sous le rideau soufre, rigide et bombĂ©, qu’ils dĂ©ployaient d’une façon magicienne. Enfin, la couche d’arnoldine Ă©tant parfaite, un long cigare, de la couleur des canaris, se trouva dans le cirque ; et, devant sa ressemblance frappante avec un dirigeable — ressemblance que la teinte citrine accentuait encore — chacun s’étonna bruyamment. Arnold rentra dans le sous-aĂ©rien pour barbouiller le fond de cale
, et quand il ressortit par l’une des Ă©coutilles, aux accents de l’hymne suĂ©dois, seul, debout au milieu de l’arĂšne, sur le dos de l’aĂ©roscaphe qu’il semblait terrasser, — on lui fit une apothĂ©ose. La couleur ! La couleur ! Principe de visibilitĂ© sans lequel nos yeux seraient d’inutiles merveilles ! La couleur, qui seule justifie l’existence de la vue ! La couleur, il l’avait donnĂ©e Ă  la matiĂšre clandestine, et maintenant tout le monde voyait l’invisible ! Arnold salua. Les taches de sa blouse ensoleillaient son geste, et, de sa brosse imbibĂ©e d’arnoldine, des gouttes d’or tombaient superbement. La foule se retira comme Ă  regret. Quand le dernier spectateur eut quittĂ© le Grand-Palais, la peinture Ă©tait sĂšche, et la nuit sans lune et sans Ă©toiles Ă©tait venue, si Ă©paisse, que l’aĂ©roscaphe aurait pu se croire encore invisible, perdu dans les tĂ©nĂšbres qui abolissent la couleur et crĂšvent nos yeux. Or, au cƓur de cette ombre, tandis qu’un banquet de quinze cents couverts alimentait le congrĂšs des savants et fĂȘtait la victoire des hommes sur l’invisible, — au cƓur de cette ombre, une Ɠuvre obscure, inexorable, s’accomplissait, — l’Ɠuvre incomprĂ©hensible de forces inconnues, infinitĂ©simales, — une Ɠuvre d’atomes et de corpuscules en travail, en lutte peut-ĂȘtre
 Cela se passa dans l’ombre et le silence. On ne sait pas comment cela s’est passĂ©. Belloir, qui vint dĂšs le potron-jaquet pour dĂ©monter le cirque, ne trouva plus le sous-aĂ©rien, mais seulement, Ă  sa place, un tapis de poussiĂšre jaune serin, naviculaire. Un tapis fort mince. Une poussiĂšre tĂ©nue au suprĂȘme degrĂ©. L’on eut beau courir en tous sens, et tĂąter l’air, et gauler le vide avec d’immenses perches
 L’aĂ©roscaphe n’existait plus. La peinture suĂ©doise, corrosive de la substance invisible, l’avait rongĂ© en quelques heures. La gloire du chimiste sombrait dans la ruine et le ridicule. Il s’arrachait les cheveux ; il ne comprenait pas comment l’aĂ©roscaphe s’était pulvĂ©risĂ©, alors que l’échantillon, prĂ©levĂ© sur le bateau mĂȘme et dont il s’était servi pour ses expĂ©riences, avait rĂ©sistĂ© Ă  l’attaque
 Enfin, la vĂ©ritĂ© se fit jour dans l’esprit d’Arnold. Parmi tous les traitements qu’il avait fait subir au spĂ©cimen avant de rĂ©ussir, quelque bain, sans doute, possĂ©dait la vertu de l’immuniser contre l’action nocive de l’arnoldine, — au lieu que l’aĂ©roscaphe, lui, n’avait bĂ©nĂ©ficiĂ© d’aucune opĂ©ration prĂ©alable. Un bain ! Oui, mais lequel ? Il en avait tant essayĂ© !
 Et puis, Ă  quoi bon le rechercher, Ă  prĂ©sent que l’aĂ©roscaphe n’était plus ? Arnold, cependant, s’efforça de confectionner de la matiĂšre invisible, — de faire la synthĂšse de cette bizarrerie dont l’analyse lui avait coĂ»tĂ© mille tourments et cela pour rester incomplĂšte, le composĂ© donnant, avec les acides, des rĂ©actions extravagantes. Il ne rĂ©ussit qu’à diluer plusieurs spĂ©cimens dans un mĂ©lange dĂ©moniaque, enfiĂ©vrĂ© de courants alternatifs, et s’arrangea si bien qu’il dĂ©truisit de la sorte tout ce qui demeurait ici-bas du mĂ©tal inestimable. Ce fĂącheux inventeur y laissa l’entendement. Sa patrie l’hospitalisa. Il est toujours Ă  GƓteborg. TantĂŽt il veut aller peindre les continents sus-aĂ©riens, pour les rĂ©duire en poudre. Et tantĂŽt, croyant avoir trouvĂ© l’antidote de l’arnoldine, l’insensĂ© parle de vernir cette voĂ»te transparente, afin que la nuit s’étende Ă  jamais sur l’ingratitude et sur l’ironie. C’est de cette façon que l’invisible — passez, muscade ! — apparut et redisparut. xixTiburce abandonne Dans sa chambre blanche et rose, toute claire au clair matin qui fait les chambres des jeunes filles plus que jamais chambres de jeune fille » — Mlle d’AgnĂšs venait d’achever sa toilette. La servante arrangeait un dĂ©sordre de fanfreluches. Mlle Jeanne d’AgnĂšs regarda son visage au fond d’un miroir, et lui adressa une petite grimace triste, Ă  cause qu’il n’était pas trop beau. Puis elle s’approcha d’un calendrier perpĂ©tuel et fit jouer son dĂ©clic afin de le mettre Ă  jour. Le calendrier marqua MERCREDI 16 OCTOBRE Et le cartel anglais carillonna — Dix heures ! » Mlle Jeanne pensa, presque simultanĂ©ment, que l’heure du courrier Ă©tait passĂ©e ; que depuis un mois Tiburce le fol, Tiburce l’entĂȘtĂ©, Tiburce le Hutin, n’avait pas donnĂ© de ses nouvelles ; et qu’elle avait vingt ans aujourd’hui. Le front aux vitres de sa fenĂȘtre, elle regarda s’effeuiller les marronniers de l’avenue Montaigne. Trois coups discrets troublĂšrent sa rĂȘverie. — Qu’est-ce que c’est ? » fit-elle. Une voix d’homme rĂ©pondit, obsĂ©quieuse et sourde — C’est Monsieur le duc, Mademoiselle, qui demande si Mademoiselle veut bien descendre un petit moment dans son cabinet. » — ?
 !
 » Sans rien dire, toute glacĂ©e, le sein houleux, Mlle d’AgnĂšs se rendit chez son frĂšre. Il l’attendait debout, et, quoiqu’il fĂ»t Ă  contre-jour, elle distingua ses yeux rouges et son air dĂ©fait. Il lui dit Ă  brĂ»le-pourpoint, d’un ton extraordinairement doux et affectueux — Écoute, Jeanneton
 D’abord, Ă©coute tu aimes toujours bien Tiburce, n’est-ce pas ?
 — Pauvre petit lapin, te voilĂ  toute tremblante
 Ne crois pas
 » — Mais oui
 je l’aime, Tiburce
 » — Eh bien, mon Jeanneton, tu l’épouseras, va, mon petit lapin ; tu l’épouseras quand mĂȘme. Autrefois, tu sais, j’étais inepte de m’opposer Ă  votre mariage ; et depuis, le subordonner au succĂšs de Tiburce, vois-tu, faire dĂ©pendre votre bonheur du mien, ça, c’était d’un Ă©goĂŻsme sans nom ! sans nom !
 Mais tu l’épouseras, va, mon petit ! » — François, je te remercie de tout mon cƓur
 » Elle lui prenait les mains et parlait timidement. Il
 il n’a pas rĂ©ussi, alors ?
 Tu dis que je l’épouserai quand mĂȘme ?
 et tu pleures !
 » Elle l’embrassait. 
Il n’a pas rĂ©ussi ? » — Parbleu ! » s’écria le duc en chevrotant. C’était bien sĂ»r qu’il Ă©chouerait ! Je ne sais pas comment j’ai Ă©tĂ© assez idiot pour me raccrocher Ă  cette hypothĂšse ! Mais c’est que l’autre, l’autre hypothĂšse, celle des Sarvants, Ă©tait si affreuse !
 Si affreuse et si dĂ©finitive ! Tiens, j’ai encore vu deux ingĂ©nieurs ce matin, et mon courrier
 ce n’est que des rĂ©ponses d’ingĂ©nieurs ! Tout ça dĂ©sespĂ©rant ! Jamais on n’ira lĂ -haut. Jamais ! jamais ! jamais !
 » Mlle d’AgnĂšs reprit tendrement — Tu as une lettre de Tiburce ? » — Oui. La voilĂ . C’est pour te la faire lire et pour te rassurer en mĂȘme temps que je t’ai demandĂ©e. » Elle dĂ©ploya le billet. piĂšce 934 Angora, Turquie d’Asie, ce 11 octobre 1912. Mon cher, oh ! bien cher ami, pardonne-moi ! Pardonne Ă  ma sottise !
 Ceux que je poursuivais autour du monde n’étaient pas ceux que je cherchais ! Je vois clair Ă  prĂ©sent. La douleur a lavĂ© mes yeux de tant de larmes !
 J’ai pris le change plusieurs fois de suite sur des voyageurs diffĂ©rents, poussĂ© par mon idĂ©e fixe et moins conduit par les circonstances que par une marotte que j’agitais moi-mĂȘme devant mes propres pas ! Oh ! ces derniĂšres semaines ! Cette course fiĂ©vreuse, Ă  cheval, de Bassora jusqu’ici, cette galopade Ă  travers la MĂ©sopotamie, le long du Tigre, oĂč, chaque jour, je gagnais du terrain sur les YĂ©niserlis et les Rotapoulo ! Eux, ils allaient sans se presser, visitant les ruines, s’attardant aux paysages, faisant un crochet vers Babylone, revenant Ă  Bagdad, explorant les dĂ©combres de Ninive aprĂšs avoir goĂ»tĂ© Mossoul
 Ils avaient une avance de quinze jours
 Je les ai rejoints entre DiarbĂ©kir et Angora
 et lĂ  J’ai constatĂ© que ce n’étaient pas Hatkins avec Mlle Le Tellier et les Monbardeau, mais rĂ©ellement deux jeunes mĂ©nages grecs, de vrais YĂ©niserlis, de vrais Rotapulo, — de braves gens, somme toute, Ă  qui j’ai confiĂ© ma dĂ©sillusion et qui m’ont consolĂ© de leur mieux. Nous sommes arrivĂ©s ici de conserve. Angora, c’est le point terminus de la voie ferrĂ©e qui vient de Constantinople. Une journĂ©e de wagon me sĂ©pare de la capitale de la Turquie. Mais je suis brisĂ© de fatigue et d’ennui, et je compte rester ici — combien de temps ? je ne sais — Ă  me reposer dans les fleurs et le soleil, en songeant Ă  ma bĂȘtise comme Ă  quelque maladie dont je serais convalescent. HĂ©las ! faire du roman dans la rĂ©alitĂ© ! Devenir Sherlock Holmes ! Pauvre de moi ! Malade que j’étais !
 Mais, François, maintenant — je t’en supplie — ne me laisse pas dĂ©sespĂ©rer Ă  propos de Mademoiselle Jeanne. Promets-moi que peut-ĂȘtre
 dans bien longtemps
 Pardonne ; je termine. Quand je pense Ă  cela, ma vue se brouille. Adieu. Tiburce. Mlle d’AgnĂšs contempla son frĂšre. — Moi aussi, François, j’ai besoin de pardon. Je savais bien que Tiburce ne retrouverait pas Marie-ThĂ©rĂšse, et si je l’ai laissĂ© partir, c’est que je comptais sur son acharnement pour flĂ©chir tes rĂ©solutions. Mais Ă  l’heure oĂč mon plan vient enfin d’aboutir, il me semble que ce n’est pas trĂšs honnĂȘte cette machination
 » — Ah ! mon amie, c’est ta diplomatie qui avait raison contre mes prĂ©jugĂ©s ! D’ailleurs, apaise-toi Tiburce serait parti malgrĂ© ta dĂ©fense ; il Ă©tait si convaincu ! » — C’est possible, et j’éprouve un Ă©trange soulagement Ă  le savoir dĂ©sabusĂ©. Un si bon garçon dans de telles erreurs !
 Mais, j’y pense, François, comment toi, connaissant la vĂ©ritĂ©, pouvais-tu te laisser reprendre Ă  ces sornettes ? » — Depuis qu’on m’a enseignĂ© ce que c’est que l’aĂ©rarium et ce que sont les Sarvants, me dire que Marie-ThĂ©rĂšse est la proie des Sarvants dans l’aĂ©rarium
 c’est cela que mon esprit ne peut pas supporter, et non les idĂ©es folles, non les folies encourageantes ! » — Du courage, mon frĂšre. Je t’aime aussi. Du courage. » — J’en aurai. J’en ai. Mais Je suis Ă©croulé  Je vais tĂącher de dormir un peu. Laisse-moi, mon petit lapin, veux-tu ? » Quand sa sƓur se fut retirĂ©e, le duc d’AgnĂšs sentit un isolement plus absolu qu’il ne l’avait dĂ©sirĂ©. Partout, dĂ©sormais, ne serait-il pas seul comme il Ă©tait seul dans cette salle ? Pouvait-on n’ĂȘtre pas seul en l’absence Ă  jamais de Marie-ThĂ©rĂšse ?
 Il tendit vers le ciel des Sarvants la menace et la vanitĂ© de ses poings, et tout Ă  coup lui vint une ivresse d’amertume, un dĂ©sir forcenĂ© de souffrance et de sanglots. Ah ! » songeait-il comme un enfant gĂątĂ©. On veut que je sois malheureux ! Ah ! on le veut ? Eh bien, je le serai, malheureux ! et mĂȘme au delĂ  de ce qu’on veut ! » Ainsi l’homme prĂ©tend toujours avoir raison de sa destinĂ©e. Pour endeuiller encore son effroyable solitude, le duc pensa donc Ă  s’ensevelir au noir linceul de l’obscuritĂ©. Mais tel Ă©tait son Ă©garement, qu’il avait oubliĂ© l’heure. Il tourna le commutateur Ă©lectrique, en vue d’éteindre le soleil qu’il prenait pour une lampe. Un plafonnier s’illumina, jaunĂątre et dĂ©paysĂ© dans l’éclat du jour, comme un Ɠil de hibou. M. d’AgnĂšs se ressaisit. — Mes compliments ! » fit-il tout haut. VoilĂ  que tu deviens gĂąteux
 Ah ! non ! non ! Ah ! non ! pas de ça, mon garçon ! Quand ce ne serait que pour la voir une derniĂšre fois, morte et dĂ©figurĂ©e, — pour lui porter des fleurs et la mettre au tombeau, — tu dois vivre ! Et vivre tout entier, de corps et d’ñme !
 Allons ! du nerf ! » xxDisparition du visible La lettre de Tiburce, qui avait tant Ă©mu François d’AgnĂšs, ne produisit aucun effet sur M. Le Tellier, quand il la reçut Ă  Mirastel par les soins du jeune duc. L’astronome et son entourage savaient Ă  quoi s’en tenir dĂšs longtemps. Et tous, — Maxime enfin guĂ©ri, — Mme Le Tellier, blanche et blonde Ă  la fois et ne songeant plus guĂšre Ă  l’élĂ©gance, — Mme Arquedouve ! un peu ratatinĂ©e, si menue, si menue ! — et le pauvre couple des Monbardeau, vieilli, dĂ©semparĂ©, — tous ne pensaient qu’à deux choses examiner au tĂ©lescope le fond de l’aĂ©rarium, avec les petits mouvements produits dans les vides par l’agitation des prisonniers, et reconnaĂźtre, Ă  mesure qu’ils s’abĂźmaient, les cadavres prĂ©cipitĂ©s. C’était toujours la nuit qu’ils tombaient. Ainsi que Robert l’avait supputĂ©, les Sarvants devaient ĂȘtre plus actifs et plus Ă  l’aise dans les tĂ©nĂšbres ; et il ne se passait pas de nuit sans sifflement, pas de matinĂ©e sans qu’un paysan ne vĂźnt au chĂąteau, prĂ©venir qu’un mort s’était abattu dans sa vigne. Les campagnards avaient fini par se rassurer ; de l’aube au soir, ils travaillaient la terre engraissĂ©e de chair humaine. Parfois, en arrivant, ils trouvaient des animaux nuitamment dĂ©gringolĂ©s parfois des hommes et des femmes. À leur appel, Maxime, son pĂšre et son oncle accouraient. Maintenant les cadavres ne portaient plus de traces anatomiques. Plus de vivisection ni de dissection, plus de tortures. Ils Ă©taient complets, honorables, mais d’une excessive maigreur. L’autopsie rĂ©vĂ©la que des maladies les avaient dĂ©vastĂ©s sans que les Sarvants y fussent pour quelque chose. Les captifs ne mouraient que faute de soins, de remĂšdes, de grand air et de bonne nourriture. Mais ils mouraient de plus en plus. On fit le compte des disparus et l’on enregistra les cadavres. Aux environs du 10 octobre, M. Le Tellier acquit la certitude qu’il ne restait lĂ -haut que vingt-cinq malheureux, parmi lesquels Marie-TherĂšse, Henri, Fabienne et Suzanne. C’était une terrible dĂ©couverte. Au train dont les choses marchaient, dans vingt jours tout serait consommĂ©. Les quatre exilĂ©s seraient morts. Mirastel retentit de lamentations. La nuit d’aprĂšs, deux sifflements perçaient les cƓurs
 Mais ce n’étaient que les chutes d’un bouc et d’une Ăąnesse. Ceux qu’on attendait ne tombĂšrent pas les jours suivants. Au zĂ©nith, la tache sombre ne bougeait pas, ne changeait pas. Seulement, l’animation des rainures diminuait, plus rare et plus lente. Le 18 octobre, neuf chrĂ©tiens et une douzaine de bĂȘtes avaient chutĂ© depuis le 10. Il y avait encore seize condamnĂ©s dans l’aĂ©rarium. Le sommeil dĂ©serta le chĂąteau. La nuit, Ă  force d’écouter, chacun souffrit d’étranges courbatures auriculaires. À deux heures du matin, le 19, l’ombre rĂ©sonna d’un bruit particulier qui ne sifflait pas comme d’habitude. On aurait dit d’une charge de grains de plomb criblant la paix nocturne
 Le bruit se rĂ©pĂ©ta plusieurs fois de suite. M. Le Tellier sortit sur la terrasse avec les siens. La lune venait de se coucher ; en luminositĂ© diffuse, sa clartĂ© s’exhalait encore de l’occident. Il faisait un petit vent frais. Le bruit recommença, tandis qu’une sorte de nuage obscur, sifflant comme de la grenaille, allait s’écraser dans le marais, vers CeyzĂ©rieu. Un second, immĂ©diatement, le suivit. Un troisiĂšme. Un quatriĂšme. Un cinquiĂšme
 Ils fondaient pesamment l’un sur l’autre, au mĂȘme endroit, giflant la terre humide. On en compta jusqu’à trente-deux. La trente-troisiĂšme chute rendit un son trĂšs diffĂ©rent, de cliquetis, de ferrailles entre-choquĂ©es, et n’avait point l’aspect d’un nuage. Tout cela venait manifestement du port invisible et ne tombait vers le sud qu’à la faveur du petit vent frais. Qu’était-ce que ces envois du monde supĂ©rieur ? Ni des hommes, ni des bĂȘtes, assurĂ©ment ; on connaissait trop leur façon de s’annoncer. Qu’est-ce que les Sarvants avaient encore imaginĂ© ?
 On attendit le soleil avec une impatience farouche. Il vint, et fit voir des espĂšces de monticule trĂšs ostensibles, au milieu du marĂ©cage. Mais il fallait renoncer Ă  les approcher au centre de la plaine mouvante et dangereuse. — Rien ne semblait y remuer. L’astronome prit le parti de les regarder avec sa meilleure lunette. On l’accompagna dans l’observatoire de la tour. Le tube optique Ă©tait lĂ , montĂ© en lunette terrestre et braquĂ© sur la tache carrĂ©e depuis des semaines. M. Le Tellier mit l’Ɠil Ă  l’oculaire. — Tiens ! » dit-il, on a donc touchĂ© Ă  ma lunette ? Je ne vois plus l’aĂ©rarium !
 » Il examinait l’appareil. Mais non, rien n’a Ă©tĂ© dĂ©rangé , et cependant l’aĂ©rarium n’est plus dans le champ visuel ! Il a disparu ! — Mon Dieu ! » fit Mme Monbardeau. Quoi encore ! » — Disparu ? Est-ce qu’ils auraient dĂ©placĂ© ce palais immense ? » suggĂ©ra Maxime. — Une catastrophe ? » reprit le docteur. Un tremblement du sol superaĂ©rien ? » — On verrait toujours quelque chose
 Il ne reste rien ! » affirma l’astronome. Rien ! au point prĂ©cis oĂč j’ai vu hier au soir le dessous de l’aĂ©r
 Ah ! Attendez donc ! » Il abaissa le petit tĂ©lescope et visa les monticules au centre du marais. Le grossissement les lui dĂ©tailla. C’étaient, sur l’étendue olivĂątre, des tas de terre brune, et sur cette terre, enfouis aux trois quarts, beaucoup d’objets disparates des branchages secs, des ramĂ©es grises, une masse d’informitĂ©s de toutes les couleurs, oĂč l’on distinguait une dorure Ă  silhouette de coq
 — L’aĂ©rarium est lĂ  ! » dit M. Le Tellier en se redressant, ou plutĂŽt les choses qui le rendaient visible. Cette nuit, c’étaient des nuages de terre qui tombaient ; les Sarvants l’ont jetĂ©e wagon par wagon. Ils se sont dĂ©barrassĂ©s de leur musĂ©um d’ocĂ©anographie ! » Des faces blĂȘmes l’entouraient. — Et les
 les ĂȘtres ? » demanda Mme Arquedouve. Les seize prisonniers ? » — Henri ? » — Suzanne ? » — Marie-ThĂ©rĂšse ? » — Fabienne ? » — Il n’y a rien de vivant lĂ -bas. Rien de mort non plus
 Et lĂ -haut il n’y a plus rien du tout. » — Les Sarvants les ont entraĂźnĂ©s sur un autre point de leur globe ! » — Ne dis pas cela, Maxime ! » s’écria Mme Le Tellier qui tremblait de tous ses membres. Je t’en supplie ! Pas cela ! » — Mais qu’espĂ©rez-vous donc, maman ? » — Est-ce que je sais !
 » Maxime s’était emparĂ© du tĂ©lescope. Il considĂ©rait les monticules. On se taisait. À ce moment, trĂšs, trĂšs loin, parmi toutes les rumeurs de l’éveil auroral, un chien jappait. Mme Arquedouve prĂȘta l’oreille. Le jappement se rapprochait. L’aveugle comprima son cƓur Ă  deux mains. Les autres la regardaient curieusement. Elle Ă©coutait le chien comme elle eĂ»t admirĂ© la splendeur de la lumiĂšre reconquise. OppressĂ©e, elle ne pouvait rien dire de son Ă©moi. — MĂšre, mĂšre, » chuchota Mme Le Tellier, est-ce vraiment Floflo qui revient ? » Mme Arquedouve abaissa les paupiĂšres. Et chacun s’interrogeait du regard. Floflo ? Floflo que Robert, que Maxime avaient vu chez les Sarvants ! Floflo vivant ! Floflo de retour ?
 La grand’mĂšre se trompait !
 C’était bien lui pourtant. Il arriva, tirant une langue interminable et rose, sautant de joie malgrĂ© sa fatigue, lĂ©chant les mains, les visages et mĂȘme les bottines. Mais ce qu’il Ă©tait dĂ©charnĂ©, le pauvre loulou ! Et sale, si vous saviez ! La poussiĂšre de la route avait collĂ© ses longs poils noirs tout trempĂ©s
 — Il ne faut pas ĂȘtre sorcier », raisonna Maxime, pour voir que ce chien a Ă©tĂ© plongĂ© dans l’eau avant d’accomplir une assez longue course. Avant ou pendant. Il se sera baignĂ©, chemin faisant, aux fontaines. Mais d’oĂč vient-il ? Ce n’est pas des monticules ; nous l’aurions vu traverser le marais, et puis il ne serait pas si extĂ©nuĂ©, ni tellement couvert de poussiĂšre. Du reste, on ne peut admettre que les Sarvants l’aient lancĂ© du haut de
 » Un coup de cloche sonnant au portail l’empĂȘcha de finir. Le trouble qui les envahit les fit pĂąlir ; c’était un mĂ©lange contradictoire d’espĂ©rance et d’inquiĂ©tude, qui produisait une sensation physique de faiblesse soudaine et de grand froid. Il y eut une dĂ©ception Le visiteur Ă©tait un rustre avec une bicyclette. Mais il y eut encore une Ă©motion Ce rustre apportait une lettre Ă  M. Le Tellier. Et il y eut alors une joie dĂ©lirante, inĂ©narrable, folle ; car la lettre venait d’un ami que M. Le Tellier avait Ă  Lucey, sur le RhĂŽne, Ă  dix-huit kilomĂštres de Mirastel, et cette lettre disait piĂšce 988 Venez vite. On a trouvĂ© ce matin dans une Ăźle du fleuve, entre Lucey et Massignieu-de-Rives, les disparus survivants. Aucun ne paraĂźt blessĂ©. L’autoritĂ© les a mis en quarantaine. MalgrĂ© la bizarrerie de cette derniĂšre phrase, l’allĂ©gresse prit de telles proportions qu’elle faisait peur Ă  voir. Il leur semblait que tout Ă  coup l’atmosphĂšre venait de se modifier. L’astronome nous a dit C’était comme si l’on m’eĂ»t dĂ©barrassĂ© d’une camisole de force endurĂ©e pendant six mois ! » Le rire ressuscitait au fond des gorges ; mais les visages en avaient perdu l’habitude, et les joues s’y opposaient. Ils faisaient une infinitĂ© de mouvements inutiles, et marchaient de droite et de gauche, avec des grognements de bonheur. Ils se calmĂšrent enfin. Maxime interrogea le rustre. Au petit jour, un ouvrier, se rendant au travail, avait aperçu dans une Ăźle du RhĂŽne un groupe de personnes en trĂšs mauvais Ă©tat, mal vĂȘtues, mal portantes, — couchĂ©es pour la plupart, — en compagnie de bĂȘtes incroyablement diverses, dont quelques-unes essayaient de passer l’eau. Quand cet homme Ă©tait arrivĂ©, un petit chien noir traversait le fleuve Ă  la nage, vers le nord, et la dĂ©rive emportait deux ou trois animaux efflanquĂ©s, trahis par leurs forces au milieu du courant. Un aigle, paraĂźt-il, tentait sans relĂąche et vainement de s’envoler. Le maire avait dĂ©fendu qu’on approchĂąt de l’üle, et, craignant la ruse des Sarvants, il avait mis les rescapĂ©s en quarantaine. On s’empila dans la grande auto blanche, comme au jour de l’enlĂšvement. Mais combien les figures avaient changĂ© depuis ! et comme leur gaietĂ© contrastait avec leurs rides et leurs flĂ©trissures ! — Et ils riaient ! et ils riaient ! Ils avaient l’air de se tromper en riant si fort avec de tels visages. Pour un peu, ils auraient chantĂ©. Au passage, M. le Tellier apostrophait les paysans — Ils sont revenus ! Ils sont lĂ  ! Ma fille est descendue ! » — Et mes enfants aussi ! » rectifiait le docteur sur un ton comique, en feignant la susceptibilitĂ©. Mes enfants aussi ! » La mĂȘme algarade se renouvelait Ă  chaque rencontre. Les beaux-frĂšres s’amusaient Ă©perdument, se tapaient sur les cuisses, et les autres riaient Ă  bouche que veux-tu. On arriva. La route longeait le RhĂŽne qui, Ă  cet endroit, se divise au travers d’un archipel aride et pelĂ©. Une population villageoise se pressait sur les deux rives, Ă  la hauteur de l’üle aux rescapĂ©s. Celle-ci, pareille aux autres, sortait du flot robuste un banc de terre livide, semĂ© de quelques buissons. Elle Ă©tait assez loin des berges. M. Le Tellier voulut dĂ©tacher une barque ; mais le garde champĂȘtre s’y opposa rapport Ă  la quarantaine ». LĂ -dessus, l’astronome s’emporta, trĂšs inutilement. Tout en colĂšre, il regardait lĂ -bas les misĂ©rables survivants de l’aĂ©rarium Ă©tendus sur le sol parmi les liĂšvres, poules, sangliers, renards, buses, pintades et autres crĂ©atures domestiques ou sauvages qui ne paraissaient pas beaucoup plus dĂ©gourdies que leurs seigneurs. L’aigle, par-ci par-lĂ , se levait, courait, les ailes dĂ©ployĂ©es, d’un bout Ă  l’autre de l’üle, puis retombait sans force. Ils mouraient tous de consomption la faim minait ces hommes et ces femmes, et une mesure imbĂ©cile interdisait de leur porter secours ! À distance, M. Le Tellier ne reconnut d’abord que Fabienne Monbardeau-d’ArviĂšre ; ensuite il lui parut que Suzanne
 Mais il fut tirĂ© de son examen par un cri terrible, derriĂšre lui. Tout le monde se retourna. Mme Le Tellier, montĂ©e sur le siĂšge de la voiture, clamait lugubrement — Marie-ThĂ©rĂšse n’est pas lĂ  ! Ils sont quinze seulement ! au lieu de seize ! et ma fille n’est pas lĂ , pas lĂ  ! Ils l’ont gardĂ©e ! C’est la seule qu’ils aient gardĂ©e ! Oooh ! mon Dieu !
 » Elle s’affaissa sur les coussins. M. Le Tellier fut centenaire en une seconde. Et rien n’était plus vrai. Par un moyen restĂ© dans l’inconnu, les Sarvants avaient rapatriĂ© tous les pensionnaires de l’aĂ©rarium, — sauf Marie-ThĂ©rĂšse. Henri, Suzanne et Fabienne, l’un prĂšs de l’autre, esquissaient de temps en temps un geste de reconnaissance, harassĂ©. Mme Monbardeau les couvait des yeux. Mais les parents des autres rescapĂ©s Ă©taient accourus, les curieux s’amassaient sans dĂ©semparer, et tous ces gens murmuraient contre la quarantaine. On ne sait quelles disgrĂąces seraient arrivĂ©es au maire et au garde champĂȘtre, si Maxime et trois jeunes hommes de Massignieu n’avaient abordĂ© dans l’üle, Ă  l’aide d’un bachot qu’ils avaient dĂ©couvert en amont. Lorsqu’on vit que rien de fĂącheux ne leur advenait, la quarantaine fut levĂ©e, une flottille d’embarcations accosta le lazaret, et la sociĂ©tĂ© reprit possession de quinze corps inertes, famĂ©liques et parcheminĂ©s, sans voix et sans Ăąme apparente. — L’ami de M. Le Tellier prĂȘta sa limousine aux Monbardeau ; l’auberge de Lucey s’ouvrit aux revenants qui n’avaient pas encore Ă©tĂ© rĂ©clamĂ©s. Quant aux animaux, on les acheva sans grande raison, ni grande nĂ©cessitĂ©, ni grande humanitĂ©. Et ce faisant, ne semble-t-il pas, au propre et au figurĂ©, qu’on se soit montrĂ© au-dessous des Sarvants ? eux qui ne ]es avaient pas tuĂ©s ?
 N’est-il pas raisonnable de croire que les Invisibles se sont aperçus enfin de l’existence de la douleur ? Ayant dĂ©couvert chez les ĂȘtres d’en bas cette chose subtile, atroce et merveilleuse, — Ă©trangĂšre Ă  leur monde, — n’est-ce pas alors qu’ils ont arrĂȘtĂ© leurs vivisections ?
 Car, il n’y a pas Ă  dire l’état des cadavres en a tĂ©moignĂ© les vivisections prirent fin tout d’un coup ; et le seul motif valable qu’on en puisse donner, c’est la misĂ©ricorde des Sarvants Ă©veillĂ©e par la dĂ©couverte de la souffrance. Et s’ils n’ont pas rapatriĂ© sur-le-champ les pauvres hĂšres qu’ils s’étaient mis Ă  plaindre, ne faut-il pas attribuer ce retard au temps de construire un second aĂ©roscaphe ou quelque autre appareil invisible destinĂ© Ă  les redescendre ? À ce sujet, l’hypothĂšse qui semble prĂ©valoir est celle d’un engin automatique, poussĂ© par le vent, qui serait venu atterrir dans l’üle, au hasard ; un dĂ©clenchement l’aurait fait remonter de lui-mĂȘme, aprĂšs dĂ©charge. Cela n’est pas impossible, mais rien n’autorise Ă  le certifier. Le fait rĂ©el, c’est que les Sarvants nous ont rendu les nĂŽtres dĂšs qu’ils ont pu le faire, — et tout porte Ă  croire qu’ils l’ont fait par intelligence et bontĂ©. C’est en effet une chose assez monstrueuse, logiquement parlant, que les poĂštes et les philosophes qui ont imaginĂ© des ĂȘtres intelligents hors l’humanitĂ©, en aient toujours fait des crĂ©atures sanguinaires et mĂ©chantes. Pour affecter le lecteur avec certitude et forger des civilisĂ©s qui fussent loin de l’homme autant qu’il est possible, ces utopistes ont refusĂ© Ă  leurs individus chimĂ©riques les vertus qui passent pour nous ĂȘtre propres. Ils ont cru, par cet expĂ©dient, faire montre d’indĂ©pendance Ă  l’égard de l’anthropomorphisme, et ils lui ont sacrifiĂ© servilement, Ă  leur insu, en privant leurs nations supposĂ©es de mĂ©rites et de qualitĂ©s dont l’homme, en foule, est pareillement dĂ©pourvu. Les Sarvants nous sont, je crois, supĂ©rieurs en morale comme en altitude. Et il faut que cette opinion-lĂ  ne soit pas si mauvaise, puisqu’elle s’imposait Ă  l’esprit Ă©minent de M. Le Tellier aux instants mĂȘmes oĂč il agitait avec rage pourquoi les Invisibles avaient gardĂ© sa fille. Car ils l’avaient gardĂ©e, la chose Ă©tait certaine. On avait fait des cadavres un recensement trop assidu pour que celui de Marie-ThĂ©rĂšse y eĂ»t Ă©chappĂ©. Donc elle Ă©tait restĂ©e lĂ -haut. Pourquoi ? Sa beautĂ© n’expliquait rien, sa beautĂ© n’avait pas cours chez les Sarvants, pas plus que chez nous la grĂące d’une araignĂ©e
 Alors, pourquoi ? Pourquoi Marie-ThĂ©rĂšse ? » se demandait M. Le Tellier. Et pourquoi elle seule ? » On revenait. Il pressait les mains de sa femme blottie au fond de la voiture. Devant eux, la limousine des Monbardeau dĂ©talait sur la route. Et dans celle-ci, penchĂ© sur le visage plaintif de sa fille, le docteur murmurait — Suzanne, Suzanne ! Je te pardonne, tu sais ! » Un sourire effleura les lĂšvres violettes. Alors, M. Monbardeau s’occupa d’Henri et de Fabienne ; mais comme il n’avait rien Ă  leur pardonner, jamais il ne parvint Ă  les dĂ©rider. Leur hĂ©bĂ©tude dĂ©passait toutes les apprĂ©hensions. — Henri, sais-tu pourquoi ils ont gardĂ© Marie-ThĂ©rĂšse ? » fit Mme Monbardeau. — Chut
 Du calme, du silence
 » conseilla le docteur. La physionomie de son fils avait indiquĂ© une vague expression d’ignorance. — Laisse-le, Augustine. Ce soir, on pourra l’interroger. Ce soir ou demain matin. » Les deux automobiles glissaient au fond de l’ocĂ©an cĂ©leste. Elles Ă©pandaient derriĂšre elles une traĂźne de poussiĂšre semblable aux nuĂ©es opaques dont les seiches de la mer dissimulent leur fuite
 La premiĂšre, sarcophage d’ébĂšne, portait la Joie. La seconde Ă©tait le char candide et resplendissant de la Tristesse
 Vous conviendrez qu’il y avait maldonne. xxiTriomphe de l’AbsurditĂ© Le mĂȘme jour Ă  cinq heures du soir, le duc d’AgnĂšs, qui errait dans Paris comme une Ăąme en peine, croisa, boulevard Bonne-Nouvelle, trente ou quarante camelots lancĂ©s au pas de course et hurlant Ă  tue-tĂȘte La Patrie ! — La Presse ! — La LibertĂ© ! » Ils les vendaient, au vol, Ă  tous les passants. M. d’AgnĂšs acheta la LibertĂ©. RETOUR INESPÉRÉ DES DISPARUS leur Ă©tat d’abattement Mlle Le Tellier seule n’est pas au nombre des rescapĂ©s piĂšce 1037 Le bonheur causĂ© par la premiĂšre ligne n’avait pas durĂ© longtemps, mais il avait suffi pour assombrir encore l’épouvantable dĂ©ception que renfermait la derniĂšre. Et il apprenait cela boulevard Bonne-Nouvelle ! Non, une telle malchance n’était pas possible ! pas permise ! Il lui semblait que le malheur capitulerait devant son incrĂ©dulitĂ©. Il acheta coup sur coup la Patrie et la Presse piĂšces 1038 et 1039 et, malgrĂ© l’identitĂ© de leurs informations, envoya cette dĂ©pĂȘche Ă  M. Le Tellier Est-ce vrai Marie-ThĂ©rĂšse pas revenue ? RĂ©pondez suite tĂ©lĂ©graphiquement avenue Montaigne. d’AgnĂšs. Puis, dans la furie de son impuissance, il se mit Ă  marcher droit devant lui, les yeux fixes, les dents serrĂ©es, en se disant que les trois journaux ne pouvaient se tromper sur ce point capital, et qu’en dĂ©finitive sa misĂšre Ă©tait plus grande qu’il ne l’avait jamais cru, bien qu’il l’eĂ»t crue la plus grande misĂšre de tous les temps. C’est en regagnant Ă  pied l’hĂŽtel de l’avenue Montaigne que le duc d’AgnĂšs forma la rĂ©solution de se tuer. Mentalement, il rĂ©alisait la scĂšne ultime de sa vie, depuis la confection du testament jusqu’au coup de revolver final
 Sa sƓur guettait son retour. Elle avait lu la Presse. Jamais le duc n’avait senti de bras plus cĂąlins autour de son cou. Il l’embrassa plus tendrement que de coutume. Il eut, pour ses domestiques, des mots touchants de bienveillance et de tact. Il voulait mourir en bontĂ©, ce qui est la meilleure façon de partir en beautĂ©. Mlle Jeanne le surveillait dans l’inquiĂ©tude ; et quand on apporta le tĂ©lĂ©gramme prĂ©vu, — dont ils savaient, sans l’avoir lu, le texte, — M. d’AgnĂšs eut un sourire si Ă©plorĂ©, un regard si profond, que sa sƓur, comprenant toute son Ăąme, se dĂ©tourna pour pleurer. Le rugissement qu’elle entendit arrĂȘta douloureusement ses sanglots dans un spasme de terreur. Elle fit volte-face, et vit son frĂšre transformĂ©, grandi, poussant des Ă©clats de rire fĂ©rocement heureux, agitant le tĂ©lĂ©gramme ouvert, et criant enfin, aprĂšs une seconde de berlue — Jeanne ! Jeanne ! C’est de Tiburce, cette dĂ©pĂȘche ! Tiburce a retrouvĂ© Marie-ThĂ©rĂšse ! Tiburce a retrouvĂ© Marie-ThĂ©rĂšse ! Tiburce ! Tiburce ! Il l’a retrouvĂ©e !
 par hasard !
 Ă  Constantinople !
 » Le duc s’effondra sur le tapis, les mains jointes pour on ne sait quelle priĂšre. Il baisait et rebaisait le papier bleu, riait et sanglotait, sanglotait et riait on ne savait pas quand il riait, on ne savait pas quand il sanglotait et balbutiait maintenant, d’une voix tendre et mouillĂ©e, un peu haletante — Marie-ThĂ©rĂšse ! ma chĂ©rie ! ma chĂ©rie ! Oh ! mon amour chĂ©ri !
 » Sa sƓur essuyait le beau visage trop heureux, aux longs cils emperlĂ©s
 Mais le timbre de la grille rĂ©sonna dans la pĂ©nombre, et quelques instants plus tard on apportait un second tĂ©lĂ©gramme, celui de M. Le Tellier cette fois, qui justement ne disait pas du tout ce que M. et Mlle d’AgnĂšs avaient prĂ©jugĂ©, mais ceci Oui, c’est vrai, Marie-ThĂ©rĂšse pas revenue. Seulement, Henri Monbardeau a pu faire comprendre Marie-ThĂ©rĂšs pas Ă©tĂ© enlevĂ©e avec lui et Fabienne. C’est Suzanne qui fut enlevĂ©e avec son frĂšre et sa belle-sƓur. Elle Ă©tait allĂ©e les rejoindre en cachette prĂšs de Don le jour de l’enlĂšvement. Marie-ThĂ©rĂšse jamais Ă©tĂ© chez les Sarvants. EspĂ©rez donc. Nous espĂ©rons. Jean Le Tellier. — Monsieur le duc, » dit le valet, son plateau vide Ă  la main, il y a un homme qui a sonnĂ© en mĂȘme temps que le deuxiĂšme tĂ©lĂ©graphiste et qui demande Ă  voir Monsieur le duc. Il dit qu’il a une communication urgente Ă  faire Ă  Monsieur le duc, et il dit aussi qu’il s’appelle Garan. » — Garan ! Faites entrer. » Il entra, ce vieil ami, la moustache en bataille et les sourcils en crocs. — Bonne affaire, monsieur le duc ! Devinez !
 Mlle Marie-ThĂ©rĂšse est retrouvĂ©e ! » — Je le sais
 » Garan, dĂ©ferrĂ©, n’en poursuivit pas moins — Vous le savez ?
 Ah ! oui ; le tĂ©lĂ©gramme, parbleu ! Eh bien alors, si M. Tiburce vous a dĂ©jĂ  mis au courant, ça n’est pas vieux et j’arrive encore Ă  temps. » — À temps ? Pourquoi ? » — Voici la chose, monsieur le duc. C’est une drĂŽle d’histoire. Vous allez comprendre. Je suis envoyĂ© ici par le gouvernement, pour vous mettre Ă  la coule de tout et vous demander de ne pas Ă©bruiter certains dĂ©tails. C’est encore moi qu’on a choisi, parce qu’on sait que je vous connais et que j’ai pris part aux Ă©vĂ©nements de ce Bugey de malĂ©diction !
 Montrez-moi la dĂ©pĂȘche de M. Tiburce, je vous prie
 Voyons » Ai retrouvĂ© Marie-ThĂ©rĂšse intacte Constantinople par hasard. Arriverons Marseille mercredi. Hommages bien dĂ©vouĂ©s Ă  ta sƓur. AmitiĂ©s. — Tiburce. » Je m’en doutais, » reprit Garan, cette prose laconique est due Ă  la collaboration de M. Tiburce et des autoritĂ©s ottomanes. » — Mais enfin, quoi ? » s’écria Mlle d’AgnĂšs. — Écoutez, mademoiselle, m’y voilĂ . Les Affaires ÉtrangĂšres ont reçu tout Ă  l’heure de la Sublime Porte, par l’entremise de l’ambassade turque, une longue dĂ©pĂȘche oĂč l’aventure se trouve relatĂ©e au complet. Mais on vous prie instamment — comme on a priĂ© lĂ -bas M. Tiburce — de n’en rien divulguer, parce qu’elle compromet la mĂ©moire d’un trĂšs haut personnage, ancien vizir et cousin du sultan. En un mot, monsieur le duc, il s’agit d’Abd-Ul-Kaddour-Pacha, qui a enlevĂ© Mlle Marie-ThĂ©rĂšse Le Tellier ! » Mlle d’AgnĂšs et M. le duc son frĂšre Ă©taient dans l’émerveillement. Le policier continua — Oui ! c’est ce sauvage-lĂ  ! Un homme viciĂ©, pourri, monsieur, par les excĂšs de ceci et de cela et de plus encore ! » Lorsque je l’appris, ah ! le PĂ©ril fut moins bleu que votre serviteur ! Pensez donc ! jamais de ma vie je n’aurais cru ça ! » N’est-ce pas aprĂšs avoir demandĂ© en mariage Mlle Le Tellier, qu’on lui refusa, ce dĂ©mon d’Abd-Ul-Kaddour jura qu’il l’aurait, envers et contre tous. Il la fit enlever — comme je vous le dis ! — en automobile, tout prĂšs de Mirastel, le 4 mai dernier, pendant qu’elle se rendait Ă  Artemare pour y dĂ©jeuner chez le docteur Monbardeau
 » Et j’ai vu la place, monsieur et mademoiselle ! la place piĂ©tinĂ©e, au croisement de la route et du petit sentier ! Je l’ai vue et remarquĂ©e ! Je l’ai montrĂ©e Ă  M. Tiburce en lui disant que ça pourrait bien ĂȘtre une place que
 et une place qui
 et une place dont
 ! ImbĂ©cile ! ImbĂ©ciles que nous Ă©tions tous les deux !
 » L’automobile a rejoint Abd-Ul-Kaddour Ă  Lyon, oĂč, le soir, il passait en chemin de fer avec ses douze femmes, se rendant Ă  Marseille pour y prendre le bateau. L’animal a fait tuer une de ces douze martyres, la plus vieille, par un eunuque de son sĂ©rail, afin de pouvoir lui substituer Mlle Marie-ThĂ©rĂšse. On a cousu la mouquĂšre dans un sac, toute nue, Ă  la mode sultane, et, Ă  dĂ©faut du Bosphore, on vous l’a jetĂ©e au RhĂŽne, dans le brouillard, en passant sur le pont ! — Il paraĂźt mĂȘme que M. Le Tellier vint Ă  Lyon Ă  l’époque de la dĂ©couverte du corps, et fut admis en sa prĂ©sence. Ça, c’est une coĂŻncidence, on ne peut pas dire le contraire ! » Pendant le trajet en auto, Mlle Le Tellier avait Ă©tĂ© forcĂ©e de revĂȘtir le costume des dĂ©senchantĂ©es », et sous ce voile noir qui leur couvre la figure et qu’on appelle tcharchaff, elle Ă©tait solidement bĂąillonnĂ©e. » Comment l’ont-ils introduite dans les wagons rĂ©servĂ©s, en gare de Lyon-Perrache ? Habilement, Ă  coup sĂ»r. Quinze minute d’arrĂȘt, foule, confusion augmentĂ©e par toute cette troupe de fez, de turbans et de tcharchaffs descendus sur le quai, curiositĂ© du public, obscuritĂ© du soir et du brouillard
 enfin, tout ça, moi qui Ă©tais chargĂ© de la police du convoi, je n’y ai vu que du feu. D’autant que je ne pensais qu’à protĂ©ger le Turc contre les voleurs, et pas du tout Ă  protĂ©ger les autres contre lui ! Du reste, n’est-ce pas douze femmes voilĂ©es Ă  l’embarquement, douze femmes voilĂ©es au dĂ©barquement, ça aurait fait le compte si j’avais seulement eu l’idĂ©e de compter
 » À Marseille, j’ai bien observĂ© qu’une des femmes faisait des efforts pour rester ; deux autres la tenaient. Mais quoi ! c’était une chose inviolable, ça ne me regardait pas ! — Nous avions hĂąte, au surplus, d’embarquer ce personnage encombrant
 » Le paquebot leva l’ancre, et moi je revins Ă  Paris, pour avoir l’honneur d’y faire votre connaissance, monsieur le duc. » — Fort bien », dit celui-ci. Mais lĂ -bas, en Turquie, Mlle Le Tellier
 Et sur le bateau, Garan, sur le bateau
 ? » — LĂ -bas, gardĂ©e Ă  vue au fond du harem impĂ©nĂ©trable, comme dans les cabines du bateau, elle n’a pu rien dire, ni rien faire. Mais c’est ici qu’elle eut de la chance
 Une chance inouĂŻe ! » Abd-Ul-Kaddour, usĂ© par l’alcool et les dĂ©pravations, ne battait dĂ©jĂ  que d’une aile Ă  son dĂ©part. La MĂ©diterranĂ©e le mit hors d’état de nuire Ă  qui que ce soit, en quoi que ce soit ; et il est arrivĂ© Ă  Constantinople gravement malade. Depuis, il a baissĂ© chaque jour, et n’a plus quittĂ© son lit de souffrance — qui, avant-hier, fut un lit de mort. Mlle Le Tellier ne l’a pas mĂȘme entrevu pendant toute son incarcĂ©ration. » Cependant Abd-Ul-Kaddour avait cassĂ© sa pipe — excusez l’expression — et voilĂ  ses neveux et hĂ©ritiers qui entrent dans le vieux palais de Stamboul, se rĂ©pandent Ă  travers le harem, et trouvent, au milieu des Fatmas et des FĂ©ridjĂ©s, — qui ? vous le savez Mlle Marie-ThĂ©rĂšse Le Tellier, un peu pĂąlotte, en train de regarder le ciel par les trous d’un moucharabieh c’est-il comme ça qu’il faut dire ?. Jeunes-Turcs Ă©levĂ©s Ă  l’europĂ©enne, parlant français Ă  la hauteur, voilĂ  qu’ils la font sortir avec mille et un salamalecs et mille et deux excuses
 Et sur le seuil du palais, non, mais qu’est-ce qu’ils rencontrent ?
 » — Tiburce, voyons ! » — M. Tiburce ! oui, monsieur le duc. Venu d’Angora et sur le point de partir pour Marseille, il visitait tristement le quartier de Stamboul, et, d’un Ɠil caverneux, il admirait les faĂŻences du porche ! » — Ainsi, » remarqua M. d’AgnĂšs en riant il riait pour un oui et pour un non, ainsi, Tiburce a fait le tour du monde presque entier pour dĂ©couvrir ce qu’il cherchait ! Il Ă©tait parti exactement Ă  l’opposĂ© de la bonne direction, il est parvenu Ă  Constantinople Ă  l’envers, et il ne savait pas que c’était lĂ  qu’il fallait aller ! Ineffable hasard ! Ineffable Tiburce ! » — Il a fait le grand tour, voilĂ  tout ! » fit Mlle d’AgnĂšs, indulgente. — Vous voyez », dĂ©clara l’inspecteur avec une gravitĂ© facĂ©tieuse, que le sherlockisme a du bon ! » — Je vais tout de suite tĂ©lĂ©graphier Ă  Mirastel ! » Et M. d’AgnĂšs s’approcha de sa table de travail. — Si vous voulez, monsieur le duc ; bien que sans doute M. Tiburce l’ait dĂ©jĂ  fait de son cĂŽté  Mais pas un mot d’Abd-Ul-Kaddour, n’est-ce pas ? Le Commandeur des Croyants vous en supplie par mon organe ! » — Soit. Puisque Mlle Le Tellier sort indemne de cette mĂ©saventure, nous ne parlerons pas d’Abd-Ul-Kaddour. » L’inspecteur roula de gros yeux et dit dans un chuchottement — Le sultan, monsieur le duc, offre cinq cent mille francs contre une promesse de silence. » — Comment ! » s’irrita le duc. — Mais il s’apaisa tout soudain. Cinq cent mille ?
 Eh bien, soit encore ! Les sinistrĂ©s du Bugey les recevront avec reconnaissance. Et j’en ajoute cinq cent mille autres, pour faire un chiffre rond. Seulement, c’est moi qui distribuerai le million, sans comitĂ© de rĂ©partition, vous entendez, Garan ? Dites cela au sultan des Turcs et au sultan des Français ! » — Vous ĂȘtes admirable, monsieur le duc ! » — Ce n’est pas tout, Garan. Je veux bien, pour ma part, ne rien dire d’Abd-Ul-Kaddour ; mais j’entends que l’État prenne dĂšs demain l’initiative d’une souscription nationale pour l’érection d’une statue Ă  M. Robert Collin, dont l’intelligence, le courage et le sacrifice nous ont donnĂ© un si bel exemple, en dĂ©voilant le secret du monde invisible. » — Bravo ! » jeta Mlle d’AgnĂšs. — Vous avez raison, monsieur le duc. » Un silence plana — Et penser, » reprit l’inspecteur d’une voix Ă©mue, penser que ce pauvre M. Robert Collin n’a Ă©tĂ© soutenu, lĂ -haut, dans l’aĂ©rarium, que
 que par des cheveux blonds et une robe grise
 qui n’étaient pas ceux de Mlle
 Oh ! pardon, monsieur le duc
 » — Les robes grises ont jouĂ© dans cette affaire un rĂŽle important », dit Mlle d’AgnĂšs. C’est une robe grise Ă©galement qui poussa l’aubergiste de Virieu-le-Petit Ă  confondre Marie-ThĂ©rĂšse avec sa cousine Suzanne
 Tu comprends tout, François ? » — J’y suis tout Ă  fait. Le jour de l’enlĂšvement, Marie ThĂ©rĂšse Ă©tait partie de Mirastel vers dix heures. C’est donc vers dix heures qu’elle a Ă©tĂ© enlevĂ©e par les sĂ©ides du pacha. Pendant ce temps, Henri et Fabienne Monbardeau montaient au Colombier. Ils avaient organisĂ© une partie secrĂšte avec cette malheureuse Suzanne. — Vous vous rappelez, Garan, cette lettre d’elle, qu’Henri avait Ă©tĂ© chercher Ă  la poste restante, la veille du 4 mai ? — Suzanne, donc, Ă©tait venue en chemin de fer de Belley, et devait rejoindre son frĂšre Ă  Don, vers dix heures 15, par le petit train local. Ils se rejoignent en effet, continuent Ă  monter tous les trois ; et l’aubergiste de Virieu, qui reconnaĂźt Henri, ne voit les deux femmes que de dos et sans y faire attention. Pourtant, elle remarque que la robe grise est une robe de ville et non de tourisme. Il est probable que Suzanne Monbardeau n’avait pas l’intention de se laisser entraĂźner fort loin dans la montagne ; mais l’occasion, si rare, d’une belle promenade en famille
 Le reste s’explique tout seul. » — Tout seul. » — Tout seul. » Et, parlant Ă  sa sƓur, M. d’AgnĂšs conclut — N’empĂȘche, mon Jeanneton, que Tiburce t’a gagnĂ©e loyalement, puisqu’il a retrouvĂ© Marie-ThĂ©rĂšse ! » Ce que Mlle Jeanne complĂ©ta par ces mots — Il m’a surtout gagnĂ©e en recouvrant la sagesse ! » ⁂ Dans le dossier de M. Le Tellier, les quatre dĂ©pĂȘches mentionnĂ©es au prĂ©sent chapitre portent les cotes 1040, 1041, 1042 et 1043. Les piĂšces 1044 et 1045 sont les faire-part de deux mariages cĂ©lĂ©brĂ©s le mĂȘme jour comme dans les romans Ă  Saint-Philippe-du-Roule, — l’un duc d’AgnĂšs-Marie-ThĂ©rĂšse Le Tellier, l’autre Tiburce-Jeanne d’AgnĂšs. La piĂšce 1046 est le brouillon d’une lettre expĂ©diĂ©e par Maxime Le Tellier au prince de Monaco. L’ancien officier de marine prie Son Altesse SĂ©rĂ©nissime de vouloir bien accepter sa dĂ©mission d’attachĂ© au MusĂ©um et de membre des expĂ©ditions ocĂ©anographiques, pour ce motif qu’ayant lui-mĂȘme Ă©tĂ© pĂȘchĂ©, mis dans une espĂšce d’aquarium et descendu au bout d’une ficelle, en fonction d’amorce ou d’appĂąt, il Ă©prouve alors une indomptable rĂ©pugnance Ă  faire subir aux autres le sort qu’il a subi chez les Sarvants. Je ne nie pas », dit-il, toute l’importance que de telles recherches prĂ©sentent Ă  l’égard de l’humanitĂ©, et je souhaite le plus grand succĂšs aux travaux passionnants de Votre Altesse. Mais, pour ma part, je me sens dĂ©sormais incapable d’y coopĂ©rer. » Et ce serait sur cette derniĂšre piĂšce du dossier qu’il faudrait terminer notre histoire pour tous de l’an 1912 de l’ùre chrĂ©tienne, si nous n’avions omis, volontairement, de parler d’un Ă©tat qui, par son numĂ©ro, se classe entre le procĂšs-verbal de la disparition de l’aĂ©roscaphe et la lettre de Tiburce datĂ©e d’Angora, — et dont il faut ici parler. Ce document
 Épilogue C’est la liste des moulages de l’aĂ©roscaphe. On sait qu’ils furent transportĂ©s au Conservatoire des Arts et MĂ©tiers avec les photographies du sous-aĂ©rien paraissant Ă  la faveur de l’arnoldine. La visite en est permise tous les jours de la semaine, sauf le lundi. Dans l’ordre matĂ©riel, c’est lĂ  tout ce qui reste de la premiĂšre incursion des Sarvants sur notre sol. On ne vient pas les regarder souvent ; et d’aucuns persistent Ă  n’y voir que les vestiges d’une exorbitante supercherie. La terreur fut si grande qu’on se plaĂźt Ă  l’oublier, Ă  croire qu’elle fut sans raison et qu’elle est sans retour. L’annĂ©e 1912 aprĂšs semblait impĂ©rissable tandis qu’elle s’écoulait ; rĂ©volue, on ne veut mĂȘme pas s’en souvenir. L’oraison des croyants monte Ă  nouveau dans le ciel, oĂč rien n’existe plus puisqu’on n’aperçoit rien. En France notamment, on soutient avec plaisir qu’il n’y eut jamais qu’un seul PĂ©ril Bleu le PĂ©ril Bleu de Prusse. Le Bugey n’aime point Ă  songer que sa limite coĂŻncide avec le littoral sus-aĂ©rien ; dans quelques mois il le contestera. Vraiment, si l’ancien ministre de la Guerre, redevenu simple dĂ©putĂ©, ne bravait la Chambre narquoise et ne terminait tous ses discours par l’apostrophe renouvelĂ©e de Caton Il faut dĂ©truire les Sarvants ! », — si les infortunĂ©s rescapĂ©s n’étaient plus lĂ  pour conter leur martyre, — si la mĂ©moire du PĂ©ril Bleu ne se trouvait chansonnĂ©e aux couplets des revues, sous le nom de BĂ©ryl Bleu, de PĂšre ! il bleut, BergĂšre ! et autres finesses, — si M. Fursy n’avait fait une immortelle chanson rosse » oĂč le respectable Bugey n’est plus qu’un p’tit bout d’Ain un petit boudin ! c’est dur, tout de mĂȘme, — on pourrait s’imaginer que nous avons rĂȘvĂ© ce cauchemar, ou du moins, suivant une expression vulgaire singuliĂšrement appropriĂ©e Ă  la circonstance que les hommes, pendant un semestre, ont eu des araignĂ©es dans le plafond. C’est ainsi qu’il en va des Ă©tourneaux que nous sommes. Notre lĂ©gĂšretĂ© n’a pas d’excuse. Nous ne pensons Ă  la crue de nos fleuves qu’au milieu de l’inondation. Certes, on se prĂ©occupe des Sarvants ; on travaille Ă  parer de nouvelles attaques. Mais c’est avec indolence et de moins en moins, le risque ayant cessĂ© de nous aiguillonner du stimulant de sa prĂ©sence. Il faut le dire aussi les Sarvants, s’ils reviennent, trouveront des adversaires assagis, non plus braves, mais plus rĂ©signĂ©s. Car, chose troublante et qui ne fut pas relevĂ©e on commençait Ă  s’habituer aux enlĂšvements, Ă  ces disparitions dont la bizarrerie s’émoussait Ă  force de frĂ©quence, Ă  ce flĂ©au de plus en plus familier qui, aprĂšs tout, sacrifiait moins de victimes — incomparablement — que les microbes, invisibles eux aussi mais d’une autre maniĂšre et par leur infinie petitesse. Moins de victimes que la moindre bactĂ©rie ! Moins de victimes aussi que la sinistre guerre ou l’alcoolisme, ces Ă©pidĂ©mies meurtriĂšres Ă  l’excĂšs et que nous dĂ©chaĂźnons pourtant Ă  notre guise. Ne sont-elles point la peste et le cholĂ©ra mis Ă  la disposition de l’homme ? En admettant que les rapts se fussent multipliĂ©s indĂ©finiment, ils seraient devenus pour nous une endĂ©mie propre aux Bugistes, ou mĂȘme aux hommes, et l’on aurait fini par en prendre son parti, comme l’individu s’accoutume aux affections chroniques. Une telle inertie, une telle rĂ©signation lĂąche et sourde, voilĂ  le motif pour quoi les peuples ne se sont pas noblement confĂ©dĂ©rĂ©s en États-Unis du Globe, afin de rĂ©sister Ă  l’ennemi commun, l’invisible, — ainsi que l’avaient espĂ©rĂ© de sublimes rĂȘveurs. À nos yeux, en dĂ©pit de tout, les Sarvants sont demeurĂ©s des pĂȘcheurs de personnes, alors qu’au vrai ce sont les assaillants de l’humanitĂ©. On a repoussĂ© dans la nuit des temps Ă  venir cette idĂ©e insupportable, — mais, un jour lointain, ces ĂȘtres, qui partagent avec nous l’empire de la Terre, peuvent s’aviser de nous asservir ou bien de nous exterminer, comme un jour peut-ĂȘtre nous irons occuper le bas des ocĂ©ans. Ils peuvent resurgir, opĂ©rer une descente en masse, et nous dire — Part Ă  deux ! » Part Ă  deux ? Seulement Ă  deux ? Cela est modeste. Qu’en savons-nous ? Cette aventure nous a fait entrevoir toute l’immensitĂ© de notre inconnu. AprĂšs cela, ce serait une grave et puĂ©rile inconsĂ©quence de borner notre monde au monde des Sarvants, qui n’est en dĂ©finitive que la plus rĂ©cente de nos dĂ©couvertes et non l’étape finale de notre science. Part Ă  deux ? Si c’était part Ă  trois ? — Ă  quatre ? — Ă  cinq ? — Ă  six ?
 Nous ne connaissons pas les bas-fonds ocĂ©aniques beaucoup mieux que les hauteurs de l’atmosphĂšre. Il y a peut-ĂȘtre dans le Pacifique, au creux de la fosse de Tuscarora qui descend Ă  8. 500 mĂštres, au fin fond du ravin des Carolines qui s’enfonce Ă  9. 636 mĂštres, des crĂ©atures sociables, de malicieux crustacĂ©s, impuissants Ă  gravir les montagnes sous-marines, et dont le rĂȘve sĂ©culaire est de monter, parmi leur Ă©paisse altitude, vers le secret des eaux culminantes. Un beau soir — qui sait ? — une machine incroyable peut Ă©merger de l’onde un bateau qu’il faudra nommer un ballon, chargĂ©e de monstres qui seront suspendus Ă  quelque bulle Ă©norme gorgĂ©e d’un air artificiel fabriquĂ© in profundis comme nous fabriquons l’hydrogĂšne de nos aĂ©rostats, et vĂȘtue d’un rĂ©seau de soie tissĂ©e de goĂ©mons inattendus. Cette montĂ©e de crabes, futurs envahisseurs de nos cĂŽtes, serait la contre-partie de la descente des araignĂ©es invisibles, venues Ă  nous dans une poche de nĂ©ant. Leur pays aquatique est peut ĂȘtre semĂ© de prodigieuses curiositĂ©s. J’y vois stagner d’étranges lacs d’un fluide Ă©nigmatique plus lourd que le mercure, ainsi que dorment nos Ă©tangs au fond de l’air, ainsi que l’air somnole au fond du vide, — et je crois ces lacs de l’abĂźme peuplĂ©s de bĂȘtes Ă©mouvantes que les poissons appellent des poissons. Que nul ne se rĂ©crie ! La faune des mers infĂ©rieures est moins connue de nos savants que celle des pĂ©riodes gĂ©ologiques. Nous ignorons encore si les reptiles gĂ©ants des Ăšres trĂ©passĂ©es ne vivent pas toujours aux profondeurs glauques, et si le grand serpent de mer n’est pas l’antique plĂ©siosaure. En fait, le prĂ©cipice aĂ©rien, la cuve marine, le gouffre compact du sol, nous sont Ă©galement douteux. Aucun physicien n’est en mesure d’affirmer que l’écorce terrestre ne laisse point passer certains rayons solaires, obscurs et froids, dont l’action suffirait Ă  la vie de races souterraines, comme la pellicule des continents sus-aĂ©riens n’intercepte aucune des irradiations chaudes et lumineuses qui entretiennent l’activitĂ© de la nature Ă  la surface de la Terre. Aussi bien, le milieu de la boule contient peut ĂȘtre des peuples qui n’ont pas besoin du soleil pour exister. On s’imagine aisĂ©ment toutes ces crĂ©ations superposĂ©es autour du mĂȘme centre
 et rien n’empĂȘche de soutenir que le monde des Sarvants n’est pas la plus extĂ©rieure de ces sphĂšres concentriques, puisqu’il est seulement Ă  la superficie de la premiĂšre couche atmosphĂ©rique et qu’il en existe une deuxiĂšme. À la surface de celle-ci, entre le vide relatif et l’éther absolu, peut-ĂȘtre y a-t-il un second univers invisible, une Terre suprĂȘme, aux dimensions jupitĂ©riennes
 Ainsi peut-on se figurer notre planĂšte composĂ©e de globes l’un dans l’autre, — isolĂ©s toutefois et sans Ă©changes intermondiaux, — avec leurs habitants, leurs animaux, leurs plantes
 Cela ressemblerait Ă  l’Enfer de Dante Alighieri, dont les cercles enferment les cercles
 Et serait-ce donc une grande sottise que de dĂ©velopper ce parallĂšle ? À considĂ©rer les tourments de nos jours, calmĂ©s de plaisirs si piĂštres et si brefs, n’est-on pas tentĂ© quelquefois de douter que notre vie soit rĂ©ellement la Vie ? Ne croirait-on pas sans effort que notre existence rĂ©elle est accomplie ; que nous sommes tous des morts ; et que l’espace oĂč l’on nous voit sous forme de bipĂšdes glabres et moroses n’est qu’un purgatoire — un cercle moyen, une sphĂšre au milieu des autres — dans lequel nous expions, par un Ă©tat de mĂ©diocre souffrance, les pĂ©chĂ©s vĂ©niels d’une vie antĂ©rieure ?
 — N’a-t-on pas Ă©tĂ© jusqu’à prĂ©tendre que la qualitĂ© de Sarvant Ă©tait notre condition premiĂšre, et que leur descente constituait une descente aux enfers ?
 Mais voilĂ  une hypothĂšse un peu bien entachĂ©e de mĂ©tempsycose ; et nous devons retirer, de la secousse bleue, des leçons plus fertiles. Oh ! je ne fais pas allusion au bel exemple de gĂ©nĂ©rositĂ© que les Sarvants nous ont donnĂ©. Ceci est trop manifeste. Mais leur invisibilitĂ© nous rĂ©vĂšle encore que, — sans aller chercher des peuples Ă  cinquante kilomĂštres en l’air ou cinquante kilomĂštres en bas, — nous pouvons conjecturer la prĂ©sence de crĂ©atures invisibles et intangibles au milieu mĂȘme de l’humanitĂ©. Elles seraient pĂ©tries de gaz ou formĂ©es de rayons X, comme nous sommes faits de substance charnelle. Nos sens restreints n’en pourraient percevoir le signe le plus faible. L’ñme de ces ĂȘtres subtils aurait pour support une quelconque matiĂšre impondĂ©rable, — ce qui est, je pense, plus raisonnablement acceptable que l’assurance d’une Ăąme sans aucun support, assurance admise pourtant de tous les partisans de la vie Ă©ternelle et qui sont lĂ©gion d’hommes intelligents. Ces personnages insaisissables pourraient habiter notre sol, — et vivent lĂ , peut-ĂȘtre, Ă  notre insu. Peut-ĂȘtre qu’ils ne se doutent pas de notre existence plus que nous de la leur. Peut-ĂȘtre les traversons-nous et nous traversent-ils en marchant ; peut-ĂȘtre leurs villes et les nĂŽtres se pĂ©nĂštrent-elles ; peut-ĂȘtre nos dĂ©serts sont-ils pleins de leurs foules et nos silences de leurs cris
 Mais peut-ĂȘtre sommes-nous leurs esclaves inconscients. Alors, nos maĂźtres insoupçonnables s’installent en nous-mĂȘmes et nous dirigent Ă  leur grĂ©. Alors, pas un geste de nos mains qu’ils n’aient voulu que nous fissions ; pas un mot de notre bouche dont ils ne soient les promoteurs. À cette pensĂ©e, l’esprit se soulĂšve de dĂ©goĂ»t
, et cependant, il suffirait que ces ĂȘtres-lĂ , invisibles, intangibles, tout-puissants, joignissent Ă  leurs monstruositĂ©s celle de pouvoir ĂȘtre un seul ou plusieurs, Ă  volontĂ©, comme les Sarvants, pour unir des mĂ©rites que l’on rĂ©vĂšre en tous lieux, sous d’autres noms — divins. La concurrence vitale est donc sans doute beaucoup plus grande qu’on le prĂ©sume. VoilĂ  ce que la dĂ©couverte des Sarvants nous enseigne d’abord. Mais ce n’est pas tout. Si nous considĂ©rons l’aventure sous un angle plus vaste, elle nous apprend une vĂ©ritĂ© qui serait bonne Ă  retenir, mĂȘme en admettant que le PĂ©ril Bleu ne soit qu’une fable, tellement alors cette fable resterait prodigieusement possible. Et c’est qu’à tout moment, des cataclysmes inopinĂ©s, d’une sorte analogue, peuvent fondre sur nous, sur nos fils ou leur descendance. L’humanitĂ©, ne possĂ©dant sur l’univers qu’un petit nombre de lucarnes qui sont nos sens, n’aperçoit de lui qu’un recoin dĂ©risoire. Elle doit toujours s’attendre Ă  des surprises issues de tout cet inconnu qu’elle ne peut contempler, sorties de l’incommensurable secteur d’immensitĂ© qui lui est encore dĂ©fendu. Qu’elle se cuirasse donc d’abnĂ©gation et qu’elle s’arme de science, pour supporter les chocs et lutter contre l’avenir. Mais sans trĂȘve, — ĂŽ sensible, ĂŽ nerveuse et vaillante HumanitĂ© ! qu’un sourire fleurisse Ă  ta bouche innombrable, Ă  mesure que s’enrichit l’arsenal prestigieux devant qui l’inconnu recule chaque jour ! Et dis-toi bien, malgrĂ© tes maux et tes chagrins — C’était tout de mĂȘme un prĂ©sent non pareil que la DestinĂ©e fit Ă  l’homme, de le placer au sein du monde infiniment admirable et divers, en lui donnant la joie de le dĂ©couvrir peu Ă  peu, merveille par merveille, Ă  coups de gĂ©nie, Ă  force de travail, — tout seul. » C’est pourquoi il est mauvais que l’on envisage l’histoire du PĂ©ril Bleu comme une lĂ©gende mystificatrice, et qu’on mĂ©prise les clichĂ©s et les plĂątres des Arts et MĂ©tiers. Quand mĂȘme les gĂ©nĂ©rations Ă  venir obtiendraient la certitude de leur faussetĂ©, la preuve du truquage, quand mĂȘme elles refuseraient de croire au PĂ©ril Bleu, et qu’il nous menace toujours, et que demain peut-ĂȘtre, il recommencera de sĂ©vir, — elles devraient, si la sagesse est avec elles, mener leurs jeunes gens Ă  ce Conservatoire, et tenir ces propos en face des moulages et des photographies — Regardez. Puis rĂ©flĂ©chissez. Puis rĂȘvez. Ceci n’est pas impossible. » Et comme toutes les fables, grain d’amĂšre philosophie roulĂ© en pilule d’or dans tout le sucre d’un apologue, la fable des Sarvants aura portĂ© son fruit. M. Le Tellier le savait ; aussi dĂ©sirait-il un rĂ©cit populaire du PĂ©ril Bleu. Tout est dit maintenant. FIN TABLE DES CHAPITRES PREMIÈRE PARTIE OĂč ?
 Comment ?
 Qui ?
 Pourquoi ?
 DEUXIÈME PARTIE OĂč. — Comment. — Qui. — Pourquoi. ↑ Seyssel de l’Ain, par consĂ©quent, sur la rive droite du RhĂŽne, et non pas Seyssel de la Haute-Savoie, qui est en face, sur la rive gauche. ↑ Le lecteur voudra bien se souvenir que toutes les piĂšces documentaires transcrites au cours de cet ouvrage le sont dans leur intĂ©grale exactitude. Cette remarque n’a d’autre but que d’éviter la rĂ©pĂ©tition des termes sic ou textuel aprĂšs les Ă©carts de langage, ou l’impression en caractĂšres italiques de tous les mots dĂ©lictueux. ↑ Si le lecteur pouvait confronter le manuscrit du commentaire avec celui du compte rendu proprement dit, jamais il ne croirait qu’une mĂȘme personne les a tracĂ©s tous deux ; tant l’écriture est diffĂ©rente. ↑ Comme la notice du dĂ©but, ce supplĂ©ment fut ajoutĂ© le 14 fĂ©vrier 1913 Ă  la piĂšce 197, plus ancienne de huit mois et demi. ↑ Botasse ou boutasse. Bassin, en patois, et plus gĂ©nĂ©ralement toute eau dormante. ↑ Mot biffĂ© par le Dr Monbardeau. ↑ PiĂšce 413. ↑ Dans la nuit du 18 au 19 mai 1910, la fin du monde devait accompagner le retour de la comĂšte de Halley. Est-il besoin de rappeler la quantitĂ© de suicides qu’engendra cette prĂ©diction ? ↑ Au moment d’insĂ©rer cette lettre Ă  sa place chronologique, et malgrĂ© le serment que je m’étais fait de suivre M. Tiburce jusqu’au terme de ses divagations, pour Ă©difier la jeunesse, — il m’est venu des scrupules. L’apparence dĂ©placĂ©e et comme erratique de la missive choquait en moi l’esprit d’ordre et d’homogĂ©nĂ©itĂ©. Mais prestement j’ai rĂ©pudiĂ© d’aussi sottes prĂ©occupations, devant l’intĂ©rĂȘt de la tĂąche Ă  remplir. Je compte mĂȘme que les erreurs de M. Tiburce, rappelĂ©es ainsi tout d’un coup, sans l’ombre d’une transition, — comme une trappe s’ouvrirait sur un abĂźme de niaiserie, — frapperont davantage le lecteur. M. R. ↑ PiĂšce 657. Le lecteur nous saura-t-il grĂ© de l’avoir reproduite textuellement ? Nous osons l’espĂ©rer. Ce document, brut, nous a paru sacrĂ© dans la forme incorrecte que son auteur fiĂ©vreux lui a donnĂ©e. Nous l’aurions mĂȘme Ă©ditĂ© en fac-similĂ©, n’était l’obligation oĂč nous sommes d’établir un volume Ă  3 fr. 50 et non plus cher. ↑ Cette phrase traduit une pensĂ©e que M. Le Tellier exprimait dĂ©jĂ , bien que diversement, au chapitre x, et qui a de quoi surprendre le lecteur. La suite dissipera ces ombres passagĂšres. ↑ RĂ©flexions sur le second foyer de l’orbite terrestre. Bibl. Chacornac. ↑ Acide formique
 Peut-ĂȘtre les savants n’ont-ils pas suffisamment mĂ©ditĂ© sur cette odeur d’acide formique. N’est-elle pas un commencement de preuve tendant Ă  dĂ©montrer que les crapauds invisibles et machinisĂ©s puisaient en eux-mĂȘmes leur force bovine ? On connaĂźt la puissance extraordinaire des plus minuscules fourmis. Un cochon d’Inde consubstantiel aux fourmis porterait des charges dont le poids effraierait le lecteur. Or, nos crapauds avaient la taille d’un cochon d’Inde


BELGIQUE- Bruxelles. fabricant glaçons, pilées basé sur Bruxelles.Livraisons pour particulier et proféssionnel pour Bruxelles et environs.service de livraison 24/24H 7/7J. Fournisseur de : Glaçons et paillettes - machines | glaçons livrés à domicile | livraison à domicile de glaçons | glace pilée livrée à domicile | livraison à

Jean-Baptiste Auguste BarrĂšs SOUVENIRS D'UN OFFICIER DE LA GRANDE ARMÉE PubliĂ©s par Maurice BarrĂšs, son petit-fils, en 1923 Publication du groupe Ebooks libres et gratuits » – Table des matiĂšres MON GRAND PÈRE L’ABBÉ PIERRE-MAURICE BARRÈS SOUVENIRS D’UN OFFICIER DE LA GRANDE ARMÉE L’EMPIRE MON ADMISSION AUX VÉLITES DE LA GARDE L’ARRIVÉE À PARIS LA CÉRÉMONIE DU SACRE LA DISTRIBUTION DES AIGLES UNE SOIRÉE AU PALAIS ROYAL DÉPART POUR L’ITALIE JE DÉCIDE DE TENIR MON JOURNAL RETOUR EN FRANCE SÉJOUR À PARIS DÉPART DE PARIS POUR LA CAMPAGNE D’ALLEMAGNE ENTRÉE EN ALLEMAGNE AUSTERLITZ SEPT MOIS À RUEIL GUERRE CONTRE LA PRUSSE IÉNA L’EMPEREUR ENTRE À BERLIN À LA RENCONTRE DES RUSSES EYLAU L’EMPEREUR GOÛTE LA SOUPE DE BARRÈS. HEILSBERG FRIEDLAND TILSITT RETOUR EN FRANCE ENTRÉE TRIOMPHALE DE LA GARDE À PARIS JE SUIS NOMMÉ SOUS-LIEUTENANT DIX-NEUF MOIS EN FRANCE ESPAGNE ET PORTUGAL CAMPAGNES DE 1813 ET DE 1814 JE REÇOIS LA LÉGION D’HONNEUR LES DEUX BATAILLES DE BAUTZEN DRESDE LE DÉSASTRE DE LEIPSICK SIÈGE DE MAYENCE LA PREMIÈRE RESTAURATION LA RENTRÉE EN FRANCE PENDANT LES CENT-JOURS LA DEUXIÈME RESTAURATION LA TERREUR BLANCHE BARRÈS EST MIS EN DEMI-SOLDE CHEZ L’ARCHEVÊQUE DE BORDEAUX DE SAINT-OMER À NANCY LES DANSES DE SAINT-MIHIEL SÉJOUR À NANCY MON MARIAGE CHARLES X UNE SÉANCE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE DANS LA PLAINE DE GRENELLE LA RÉVOLUTION DE 1830 LES ORDONNANCES LES TROIS GLORIEUSES – 27 JUILLET 28 JUILLET 29 JUILLET ADHÉSION AU NOUVEAU RÉGIME LA MONARCHIE DE JUILLET LA FAMILLE ROYALE REVUE DE LA GARDE NATIONALE LE DUC D’AUMALE A HUIT ANS PROMENADES DANS PARIS CHEZ LE DUC DE DOUDEAUVILLE DE METZ À WISSEMBOURG DIFFICULTÉS SCOLAIRES EN ALSACE L’ALSACE ACCLAME LE ROI-CITOYEN INSURRECTIONS À STRASBOURG ET À LYON LE CHOLÉRA DE 1832 UNE JOURNÉE RÉVOLUTIONNAIRE LA VIE À STRASBOURG APRÈS TRENTE ANS DE SERVICE À propos de cette Ă©dition Ă©lectronique MON GRAND PÈRE Trois cahiers cartonnĂ©s, qui viennent de chez Wiener, papetier, rue des Dominicains, 53, Ă  Nancy », et leurs nombreux feuillets couverts d’une Ă©criture paisible et claire, dĂ©jĂ  bien palie par le temps ce sont les recueils oĂč mon grand-pĂšre BarrĂšs, officier de la Grande ArmĂ©e, ayant pris sa retraite Ă  Charmes-sur-Moselle, transcrivit soigneusement les douzaines de petits carnets, souillĂ©s et dĂ©chirĂ©s, qu’il avait, durant vingt ans, promenĂ©s dans son havresac sur toutes les routes de l’Europe. ItinĂ©raire », voilĂ  le titre exact qu’il donnait Ă  ses Ă©tapes ; ItinĂ©raire et souvenirs d’un soldat devenu officier supĂ©rieur BarrĂšs, Jean-Baptiste, Auguste, nĂ© Ă  Blesle Haute-Loire, le 25 juillet 1784, ou tableau succinct des journĂ©es de marche et de sĂ©jour dans les villes et villages de garnison et de passage, dans les camps et les cantonnements, tant en France qu’en Allemagne, en Pologne, en Prusse, en Italie, en Espagne et en Portugal, depuis mon entrĂ©e au service le 27 juin 1804, jusqu’au 6 juin 1835, Ă©poque de mon admission Ă  la solde de retraite. » Je les ai toujours vus, ces cahiers olivĂątres, couleur de l’uniforme des chasseurs de la garde, et couleur aussi des lauriers d’Apollon que j’admirai, il y a huit ans, au vallon de DaphnĂ©, prĂšs d’Antioche de Syrie. Quand j’étais enfant, mon pĂšre me les a montrĂ©s, et, grand garçon, j’ai obtenu de les lire. S’il faut tout dire, je me penchais dessus avec plus de bonne volontĂ© que de plaisir. Je sentais que j’avais lĂ , dans mes mains, quelque chose qui intĂ©ressait religieusement mon pĂšre, et qu’à sa mort, je recevrais comme son legs le plus prĂ©cieux, quelque chose entre lui, ma sƓur, moi, et nul autre. Mais alors je n’allais pas plus loin je ne sentais pas ma profonde parentĂ© avec mon grand-pĂšre. Il faut du temps pour que nous discernions le fond de notre ĂȘtre. À cette heure, la reconnaissance est complĂšte ; je ne me distingue pas de ceux qui me prĂ©cĂ©dĂšrent dans ma famille, et certainement leurs meilleurs moments me sont plus proches qu’un grand nombre des jours et des annĂ©es que j’ai vĂ©cus moi-mĂȘme et qui ne m’inspirent que l’indiffĂ©rence la plus dĂ©goĂ»tĂ©e. Aujourd’hui, dimanche matin, qui est le premier matin de mon sĂ©jour annuel Ă  Charmes, je viens de faire au long de la Moselle le tour de promenade qu’y faisaient mon pĂšre et mon grand-pĂšre. La jeunesse du paysage Ă©tait Ă©blouissante, et son fond de silence, tragique. PrĂšs de la riviĂšre, quelques cris d’enfants effrayaient les poissons ; les oiseaux chantaient, sans auditoire ; les cloches des villages sonnaient Ă  toute volĂ©e, et semaient Ă  tout hasard leurs appels sĂ©culaires. J’ai achevĂ© ma matinĂ©e en allant au cimetiĂšre causer avec mes parents. Les inscriptions de leurs tombes me rappellent que mon grand-pĂšre est mort Ă  soixante-deux ans et tous les miens en moyenne Ă  cet Ăąge ; elles m’avertissent qu’il est temps que je rĂšgle mes affaires. Que nous serons bien lĂ  ! » disait avec bon sens ce charmant fils de Jules Soury, quand il allait Ă  Montparnasse visiter la tombe de sa mĂšre. Mais ce profond repos ne sourit pleinement qu’à ceux qui ont rempli toute leur tĂąche et exĂ©cutĂ© leur programme. Or, je commence Ă  me sentir un peu pressĂ© par le temps. Je dĂ©sirerais avant de mourir donner une idĂ©e de toutes les images qui m’ont le plus occupĂ©. À quoi correspond cet instinct, qui est la chose du monde la plus rĂ©pandue ? C’est, je crois, l’effet d’une sorte de piĂ©tĂ©, qui nous pousse Ă  attester notre gratitude envers ce que nous avons reconnu de plus beau, au long de notre existence. On veut se dĂ©finir, payer ses dettes, chanter son action de grĂące. Explication bien incertaine, mais il s’agit du plus vague dĂ©sir de vĂ©nĂ©ration et d’une espĂšce d’hymne religieux, murmurĂ© au seuil du tombeau. J’ai toujours projetĂ© d’établir pour moi-mĂȘme, sous ce titre Ce que je dois », un tableau sommaire des obligations qu’au cours de ma vie j’ai contractĂ©es envers les ĂȘtres et les circonstances. Si je suis un artiste, un poĂšte, je n’ai fait qu’exĂ©cuter la musique qui reposait dans le cƓur de mes parents et dans l’horizon oĂč j’ai, dĂšs avant ma naissance, respirĂ©. Tout ce que je connais de mon pĂšre et de ma mĂšre m’assure dans cette conviction. Qu’est-ce que mes livres ? J’ai racontĂ© un peu d’Espagne et d’Asie ; j’ai travaillĂ© Ă  la dĂ©fense de l’esprit français contre le germanisme ; j’ai magnifiĂ© la Lorraine. Eh bien ! j’ai vu mon pĂšre s’enchanter Ă  Charmes, toute sa vie, des images qu’il avait rapportĂ©es d’un voyage qu’il fit, vers 1850, en AlgĂ©rie, en Tunisie et Ă  Malte. Ma piĂ©tĂ© pour l’armĂ©e, pour le gĂ©nie de l’Empereur et pour la gloire, semble prolonger les Ă©motions qu’a connues mon grand-pĂšre et l’éblouissement que lui laissĂšrent, au milieu de ses misĂšres de soldat, certaines matinĂ©es d’Espagne et de Portugal. Ses expĂ©riences demeurent la racine maĂźtresse qui a nourri mes livres d’une sĂšve dont le romantisme latent Ă©tait d’avance rĂ©sorbĂ© par son robuste sens de la vie. Enfin, si j’ai tant parlĂ©, peut-ĂȘtre avec excĂšs du moins parfois mes meilleurs amis m’en ont plaisantĂ©, des choses que j’ai vues dans l’horizon de Charmes, je suivais l’exemple de mon arriĂšre-grand-pĂšre BarrĂšs le pĂšre de l’auteur de ces Souvenirs, qui a publiĂ© une monographie du canton oĂč lui-mĂȘme vivait Description topographique du ci-devant canton de Blesle, au Puy, an IX. De toutes les idĂ©es auxquelles je me suis vouĂ©, aucune n’est plus ancrĂ©e en moi que la sensation de ma dĂ©pendance familiale et terrienne. J’ai ma vie propre, certes, mais limitĂ©e dans mes quatre saisons et attachĂ©e Ă  une collectivitĂ© plus forte. Ainsi je songe, au cimetiĂšre, prĂšs de la tombe de mes parents. Quelques hauts peupliers dĂ©corent ce champ du repos et je les regarde frissonner sous le vent. Dans la campagne au loin, le mĂȘme coup de vent met en Ă©moi les bois des cĂŽtes et les vergers de mirabelliers. Chacun de nous est pareil Ă  l’une quelconque de leurs feuilles. Ardeur pour conquĂ©rir un surcroĂźt de sĂšve et de lumiĂšre, et puis, soudain, le dĂ©tachement et la mort. Je publie les MĂ©moires de BarrĂšs pour qu’ils servent de prĂ©face et d’éclaircissement Ă  tout ce que j’ai Ă©crit. Un jeune homme est arrachĂ©, dĂ©racinĂ©, par les secousses de la RĂ©volution, d’une petite ville oĂč les siens vivaient, Ă  leur connaissance, depuis cinq siĂšcles. Il parcourt le monde, il amasse des thĂšmes qui devaient d’autant plus le frapper qu’il appartenait Ă  une race immobile, et puis, pour finir, il vient se rĂ©enraciner au sein d’une famille lorraine dans une petite ville, toutes pareilles Ă  sa propre famille et Ă  sa ville natale. VoilĂ  mon grand-pĂšre, voilĂ  les origines de la poignĂ©e d’idĂ©es et de sentiments oĂč je me tiens avec tant de monotonie. * * * * NĂ© Ă  Blesle, en Auvergne, en 1784, mon grand-pĂšre BarrĂšs repose Ă  Charmes, en Lorraine, sous une pierre de grĂšs vosgien, datĂ©e de 1849. C’est le seul dĂ©placement que je sache que ma famille ait accompli depuis le quinziĂšme siĂšcle. De pĂšre en fils, nous avons voulu naĂźtre, vivre et mourir dans la mĂȘme maison », dans cette petite ville de Blesle, oĂč, notaires et mĂ©decins, nous remontons jusqu’à un Pierre BarrĂšs dont le savant M. Paul le Blanc possĂ©dait un titre, datĂ© de 1489. Avant ce Pierre BarrĂšs, nous Ă©tions Ă  Saint-Flour, oĂč un autre Pierre-Maurice BarrĂšs joue un rĂŽle durant la guerre de Cent ans, et, loin dans le temps, nous venions de ce vieux pays de BarrĂšs » le pagus Barrensis des cartulaires mĂ©rovingiens, que jalonnent Murrat-de-BarrĂšs, Lacapelle-BarrĂšs, Mur de BarrĂšs, Lacroix BarrĂšs, et dont vraisemblablement nous avons reçu notre nom. Ce gĂźte sĂ©culaire, ce rĂ©duit du Plateau Central, mon grand-pĂšre l’a Ă©changĂ© contre un abri non moins ancien, quand il est venu prendre place au foyer d’une famille lorraine aussi sĂ©dentaire que la sienne. Ah ! du temps que les Français ne s’aimaient pas », quand mes jeunes camarades de la Revue blanche demandaient Ă  Herr, le fameux bibliothĂ©caire de l’École normale, qu’il rĂ©digeĂąt en leur nom, contre moi, une bulle d’excommunication, ils eurent bien de la divination de me flĂ©trir comme le produit typique des petites villes françaises. J’ai le bonheur d’ĂȘtre cela. Je n’ai pas connu mon grand-pĂšre. Il est mort treize annĂ©es avant ma naissance, mais beaucoup de vieilles personnes m’ont parlĂ© de lui, dans Charmes, qui se rappellent ses maniĂšres, aimables, un peu sĂ©vĂšres et cĂ©rĂ©monieuses. Nos petites villes de l’Est regorgeaient alors d’anciens officiers de la Grande ArmĂ©e. À Charmes, dans le mĂȘme temps, je me vois un autre aĂŻeul, le grand-pĂšre de ma mĂšre, qui, lui aussi, avait fait les guerres de l’Empire, mais qui n’a pas laissĂ© de MĂ©moires. C’est avec de tels hommes que causaient les Erckmann-Chatrian. Je suis sĂ»r que, pour Ă©crire leur Conscrit de 1813, les deux romanciers lorrains ont eu Ă  leur disposition des documents semblables Ă  celui que je publie. Ils n’auraient eu qu’à prendre les premiers feuillets de BarrĂšs, ses Ă©tapes de jeune engagĂ© du Puy Ă  Paris, sa premiĂšre vision du gĂ©nĂ©ral Bonaparte dans la cour du Louvre, et son installation Ă  la caserne de Rueil, pour ajouter un chef-d’Ɠuvre Ă  leur sĂ©rie nationale. Ces retraitĂ©s de la Grande ArmĂ©e Ă©taient trĂšs bien vus de la population lorraine. Elle les adoptait sans rĂ©serve. NĂ© Ă  Charmes d’un pĂšre qui y Ă©tait nĂ©, tout entourĂ© des parents de ma mĂšre et de ma grand-mĂšre, qui appartenaient, de temps immĂ©morial, Ă  cette petite ville, je n’ai jamais soupçonnĂ©, durant mon enfance, que je fusse reliĂ© Ă  un autre terroir, et je ne vois pas non plus que mon grand-pĂšre, devenu veuf, ait songĂ© Ă  regagner le pays de son pĂšre. Il avait fait sien le pays de sa femme, et, une fois la copie de son ItinĂ©raire achevĂ©e, il se mit Ă  Ă©crire successivement une histoire de la province d’Auvergne et une histoire du duchĂ© de Lorraine. C’était un homme qui avait plus d’éducation que d’instruction, mais une trĂšs vive curiositĂ© d’esprit. J’ai passĂ© mes premiĂšres annĂ©es de lecture Ă  feuilleter ses livres et ceux qu’il achetait Ă  son petit garçon, son fils unique, mon pĂšre. J’ai Ă©tĂ© formĂ© par leur Walter Scott et leur Fenimore Cooper. Jadis, je pensais que son ItinĂ©raire manquait de talent littĂ©raire. Ce n’est plus mon avis. Mon grand-pĂšre raconte avec une parfaite clartĂ© ce qu’il a vu, et parfois des choses charmantes. On croirait son attention tout enfermĂ©e dans les soins du service et dans l’horizon de son Ă©tape, mais çà et lĂ  une note nous rĂ©vĂšle ce qu’il avait en outre dans l’esprit. J’aime sa gaietĂ© quand, jeune soldat de vingt ans, au soir de la bataille d’IĂ©na, le hasard loge son escouade dans un pensionnat de demoiselles Les oiseaux s’étaient envolĂ©s, en laissant leurs plumes les pianos, les guitares, une partie de leurs hardes, de charmants dessins, des gravures et des livres
 » J’aime le souvenir qu’il garde d’une minute en Allemagne, au lendemain des jours effroyables de Leipzig J’ai vu dans le village d’Ober-Thomaswald, pour la seule fois de ma vie, une espĂšce de rosier dont le bois et la feuille sentaient la rose, comme la fleur elle-mĂȘme, qui Ă©tait fort belle. » Et cela me plait que, vieil homme, il ait maintenu, dans sa rĂ©daction de Charmes, ce trait naĂŻf qu’il trouvait dans son carnet de Friedland, un trait de l’éternel dĂ©sir de paraĂźtre d’un jeune Français Nos bonnets Ă  poil Ă©taient devenus laids et hideux. On nous les remplaça. J’eus la satisfaction de tomber sur un oursin qui Ă©tait aussi beau que ceux des officiers ! » Et il n’a pas que la sensibilitĂ© de l’imagination, mais la plus profonde, la plus noble, celle du cƓur. À Lutzen, il Ă©crit Nos jeunes conscrits se conduisirent trĂšs bien. Pas un ne quitta les rangs, et il y en eut qu’on avait laissĂ©s derriĂšre, parce qu’ils Ă©taient malades, qui arrivĂšrent pour prendre leurs places. Un de nos clairons, enfant de seize ans, fut de ce nombre. Il eut une cuisse emportĂ©e par un boulet et expira derriĂšre la compagnie. Ces pauvres enfants, quand ils Ă©taient blessĂ©s Ă  ne pouvoir marcher, venaient me demander Ă  quitter la compagnie pour aller se faire panser. C’était une abnĂ©gation de la vie, une soumission Ă  leur supĂ©rieur, qui affligeait plus qu’elle n’étonnait. » * * * * Je m’arrĂȘte. Il ne s’agit pas que j’analyse cet ItinĂ©raire, puisqu’on va lire les parties essentielles. C’est le MĂ©morial de toute une existence. ForcĂ© d’en rayer une multitude de journĂ©es, j’en laisse assez pour que le lecteur accompagne BarrĂšs dans ses principales Ă©tapes. On verra le joyeux dĂ©part du jeune homme, quand il s’éloigne de la maison paternelle, Ă  l’ñge des plus vives curiositĂ©s ; on s’intĂ©ressera aux visions nombreuses qu’un chasseur de la Garde impĂ©riale eu nĂ©cessairement du Grand Homme, dont il lui fut donnĂ© en outre de recevoir Ă  plusieurs reprises la parole directe ; on l’entendra raconter ses batailles et ses fatigues ; on connaĂźtra son profond sentiment du devoir et de l’honneur, un sentiment dont l’expression n’a jamais rien de lyrique ni de théùtral, mais si clair et si vrai ! En 1815, on le verra en demi-solde. La morgue des Ă©migrĂ©s Ă  leur retour, et les offenses que certains d’entre eux avaient la folie de prodiguer Ă  des hommes dont la noblesse et la vertu venaient de conquĂ©rir des titres aussi beaux que ceux des croisades, mon grand-pĂšre les dĂ©crit, dans une multitude de petits traits, qu’il n’était pas dans le programme de Balzac de recueillir, mais dignes de ce grand historien des mƓurs, et qui font toucher du doigt l’extrĂȘme difficultĂ© oĂč se heurte chez nous une restauration monarchique. Le roi est revenu en 1815 avec un titre et un prestige certains il reprĂ©sentait l’autoritĂ© dont tous avaient besoin. Mais Ă  quelle utilitĂ© rĂ©pondait cette multitude de nobles, rĂ©duits Ă  reconquĂ©rir un Ă  un, par leur fiertĂ© et leur savoir-faire, le rang que dans leur imagination seule ils continuaient d’occuper ? Le chef, c’est l’homme dont chacun a besoin, et il est d’autant plus le chef que chacun se sent plus incapable de le remplacer. BarrĂšs nous aide Ă  comprendre que les Français de 1815 n’avaient aucune idĂ©e de l’emploi qu’il pouvaient faire de ducs, de marquis, de comtes et de vicomtes, et c’est bien cet embarras de leur propre personnage qui invitait ceux-ci Ă  des actes insupportables de fiertĂ©, dont ils n’auraient pas eu l’idĂ©e, j’imagine, au milieu d’un consentement unanime et dans une rĂ©elle activitĂ©. La rĂ©volution de 1830 fut moins un soulĂšvement de la France contre son roi que de chaque Français contre un ci-devant. Enfin arrivent son mariage, puis sa retraite et son installation dans la famille de sa femme, et alors nous recueillons ses derniĂšres paroles, sa philosophie de la vie et la morale de la fable. C’était un soldat de la Grande ArmĂ©e, un de ces hommes grandioses et simples, un Ă©ternel trĂ©sor pour notre race. VoilĂ  quel exemplaire humain mettaient au jour les petites villes de France, Ă  la fin du dix-huitiĂšme siĂšcle. On n’a jamais possĂ©dĂ© un instrument plus solide et plus efficace pour les Ɠuvres de la grande civilisation. Tandis que la haute sociĂ©tĂ©, Versailles et Paris avaient perdu leur Ă©quilibre intĂ©rieur, quel beau type d’homme produisaient encore nos provinces, un type oĂč les Ă©nergies physiques et morales sont toujours prĂȘtes Ă  se dĂ©ployer sans violence ! Nulle inquiĂ©tude, nulle attente, jamais d’ennui, aucun mal du siĂšcle, mais une plĂ©nitude de force paisible. Personne, Ă  moins de lire de telles pages, ne peut imaginer qu’on ait vĂ©cu une vie aussi variĂ©e, si dangereuse, si voisine du plus grand gĂ©nie, et qu’on soit demeurĂ© cet esprit exact, sensible et sĂ©vĂšre, d’une harmonie parfaite. Ce n’est pas que BarrĂšs se soustraie au don que l’Empereur possĂ©dait d’enlever les Ăąmes. Lisez son rĂ©cit de la scĂšne qu’il vit, la veille d’Austerlitz, quand, au bivouac oĂč son bataillon sommeillait, soudain NapolĂ©on apparut dans la nuit, tenant Ă  la main une lettre Un de nous prit une poignĂ©e de paille et l’alluma pour faciliter sa lecture. De notre bivouac il fut Ă  un autre. On le suivit avec des torches allumĂ©es en criant Vive l’Empereur ! » Ces cris d’amour et d’enthousiasme se propagĂšrent dans toutes les directions comme un feu Ă©lectrique ; tous les soldats, sous-officiers et officiers se munirent de flambeaux improvisĂ©s, en sorte que, sur des lieues, en avant, en arriĂšre, ce fut un embrasement gĂ©nĂ©ral et que l’Empereur dut en ĂȘtre Ă©bloui. » VoilĂ  ce que vit mon grand-pĂšre le gĂ©nie enveloppĂ© par les flammes de l’enthousiasme et de l’amour. Et le lendemain, alors qu’avec ses camarades de la Garde, BarrĂšs gravissait les hauteurs du plateau pour entrer dans la bataille au cri de Vive l’Empereur ! » l’Empereur lui-mĂȘme les aborda. AprĂšs nous avoir fait signe de la main qu’il voulait parler, il nous dit d’une voix claire et vibrante qui Ă©lectrisait Chasseurs, mes gardes Ă  cheval viennent de mettre en dĂ©route la Garde impĂ©riale russe. Colonels, drapeaux, canons, tout a Ă©tĂ© pris. Rien n’a rĂ©sistĂ© Ă  leur intrĂ©pide valeur. Vous les imiterez. » Il partit aussitĂŽt, pour aller faire la mĂȘme communication aux autres bataillons » De telles minutes marquent de leur sceau toute une race. Mais cet enfant de vingt ans, ce soldat de la Garde impĂ©riale prend le contact de ce Multiplicateur de l’enthousiasme sans se laisser entamer par aucun dĂ©sordre. Il nous raconte des scĂšnes qui sont le lieu de naissance du romantisme et dĂ©pose leur souvenir, sans un mot théùtral, dans le sanctuaire de son cƓur. Tous sont Ă©mus jusqu’au fond de l’ñme, mais dans leur premier Ă©tonnement, ils ne brisent pas leur rĂ©serve native, et la moisson lyrique ne naĂźtra que plus tard. C’est au long du dix-neuviĂšme siĂšcle, que ces instants inouĂŻs viendront comme des revenants agiter les fils des hĂ©ros, et les empĂȘcheront de dormir. Quel mystique aliment, quelles riches Ă©pargnes bien dosĂ©es, quelle prĂ©paration de chaleur et d’éclat ! De quel sacrement nos pĂšres participaient ! Ainsi naquit le romantisme que j’ai essayĂ©, pour ma faible part, de juger et de mettre au point, sans jamais cesser de respecter ses ardeurs originaires, ou du moins voilĂ  ses premiĂšres prĂ©parations. Fait remarquable, mon grand-pĂšre et ses frĂšres de gloire, tandis qu’ils introduisent dans le monde les Ă©lĂ©ments essentiels de cette fiĂšvre, n’en prĂ©sentent aucun symptĂŽme. Stendhal a dit le grand mot NapolĂ©on faisait travailler toute cette jeunesse
 L’action l’absorbait au point de supprimer toute nostalgie. Dans les pĂ©rils et les effroyables fatigues de la guerre, le soldat de l’épopĂ©e peut quelquefois se replier sur lui-mĂȘme, et Ă©prouver un Ă©tonnement douloureux, si quelque injure est faite Ă  des hĂ©ros ; mais, Ă  l’ordinaire, ces nobles gens vivaient coude Ă  coude, dans un mĂȘme songe, dans la haute satisfaction d’ĂȘtre des vainqueurs, couronnĂ©s de lauriers. Ils se dĂ©tournaient de la rĂ©alitĂ© quotidienne, parfois Ă©clairĂ©s d’une lumiĂšre si triste, pour s’enivrer du sentiment de l’honneur. Ils avaient leur haute conscience d’eux-mĂȘmes, le tĂ©moignage retentissant de leur gloire dans les Bulletins de l’Empereur, et l’admiration de tous quand ils rentraient Ă  Paris et dans leurs familles. La mĂ©lancolie et l’isolement, ces conditions indispensables du romantisme, n’apparaissent qu’aprĂšs Waterloo et sous la Restauration, quand, devenus les brigands de la Loire » et les demi-soldes, ils subissent avec stupeur des humiliations qu’ils savaient n’avoir pas mĂ©ritĂ©es. Le sentiment de ne pas recevoir leur dĂ», un dĂ©saccord cruel avec la sociĂ©tĂ©, troublent profondĂ©ment, aprĂšs 1815, les soldats de la Grande ArmĂ©e, et les choses prennent alors pour eux une vibration tragique, toute nouvelle. Ils connaissent la solitude morale. De grands souvenirs, un cƓur humiliĂ© et isolĂ© cette fois, le romantisme est dotĂ© de ses deux raisons principales. Mais pour que ses fleurs apparussent, il fallait encore que le temps fĂźt son Ɠuvre et que le recul créùt des mirages. Ces nobles soldats de la Grande ArmĂ©e, ces grands paysans, si je les vois bien, Ă©taient des esprits Ă  enthousiasme circonscrit. Pas un mot sur l’au-delĂ , dans les souvenirs de mon grand-pĂšre. Aucune prĂ©occupation religieuse. La Garde impĂ©riale avait-elle des aumĂŽniers ? Je n’en sais rien aprĂšs l’avoir lu. Il semble que le baron Larrey, le cĂ©lĂšbre chirurgien, ait Ă©tĂ© chargĂ© de suffire Ă  toutes les fins de vie de ces hĂ©ros. Ces initiateurs de grands rĂȘves sont prodigieusement affermis dans le rĂ©el. Le dĂ©sir d’avancement de mon grand-pĂšre est trĂšs sage. L’avancement se donne Ă  l’anciennetĂ©, aux blessures, aux occasions de se distinguer que le hasard de la guerre peut offrir et que les protections favorisent. C’est plus tard que les dynamismes dĂ©chaĂźnĂ©s se sont aimantĂ©s sur cette Ă©poque oĂč tous les mĂ©rites, s’est-on figurĂ©, recevaient du MaĂźtre une rĂ©compense immense et immĂ©diate. Ce lucide Stendhal lui-mĂȘme, dans sa vie de fonctionnaire de l’Empire, ne nous laisse voir que des dĂ©sirs de carriĂšre courts et grossiers il voudrait quatre mille livres de rentes et toutes les femmes. Ce n’est pas le programme d’une grande vie. Il est tout entier dans ses petites sensualitĂ©s commodes, dans ses joies de garnisons, dans les curiositĂ©s et les ennuis de ses changements de rĂ©sidence. Nous sommes loin du temps oĂč son Julien Sorel, privĂ© d’un cadre social et projetĂ© dans l’infini du dĂ©sir, fera du MĂ©morial de Sainte-HĂ©lĂšne un livre d’excitation, un brĂ©viaire d’énergie. Vigny parle encore avec rĂ©pugnance d’un sentiment qui s’était dĂ©veloppĂ© autour de NapolĂ©on et qu’il appelle le sĂ©idisme l’idĂ©e que tout irait bien, si l’on Ă©tait fidĂšle au chef, qu’on serait alors favorisĂ© de grades, de croix, de dotations, de titres. Senancour compare l’Empereur Ă  un conquĂ©rant asiatique, qui tient Ă  ce que tout le monde soit Ă  son rang, les chevaux, les chars d’assaut, les guerriers, les prĂȘtres, etc. Pour les ouvriers mĂȘmes de l’incomparable Ă©popĂ©e, la rĂ©alitĂ© compte seule, et s’il y a du frĂ©missement, ce n’est que dans le danger affrontĂ©, dans la discipline acceptĂ©e, dans l’accomplissement de la tĂąche quotidienne. Vingt ans aprĂšs, c’est autre chose. Vers 1827, le mirage est formĂ©, et le passĂ© prend une valeur d’excitation. Le prestige est Ă©tabli. Le soleil romantique a montĂ© dans le ciel des imaginations, avec son efficace et toutes ses nuisances. Eux-mĂȘmes, les fils des soldats ne divinisent pas immĂ©diatement le CĂ©sar. Leur premier regard fut plutĂŽt un peu scandalisĂ©. L’intermĂšde venait d’ĂȘtre si cruel la France saignĂ©e Ă  blanc, les AlliĂ©s lui imposant une loi qu’elle semblait avoir oubliĂ©e ! Voyez quel retard mettent Ă  se romantiser, dans l’imagination de Victor Hugo, les Ă©tats de service de son pĂšre ! Il vit d’abord des images de sa mĂšre. Il s’offre Ă  relever la statue d’Henri IV, il cĂ©lĂšbre Quiberon, la VendĂ©e. Son pĂšre a capturĂ© Fra Diavolo, a Ă©tĂ© l’aide de camp du roi Joseph en Espagne, s’est promenĂ© glorieusement en Prusse, en Autriche ; eh bien ! le jeune poĂšte se prĂȘte plus volontiers Ă  l’influence de son beau-frĂšre, M. Foucher, simple rond de cuir, chef de bureau au ministĂšre de la Guerre, un embusquĂ©. Il ne voit pas ce que les hommes d’AprĂšs la bataille et du CimetiĂšre d’Eylau peuvent lui offrir, jusqu’au moment oĂč le gĂ©nĂ©ral Hugo lui fait passer ses MĂ©moires et l’invite Ă  venir causer avec lui Ă  Blois. Alors il s’enflamme, et dans le mĂȘme temps toute sa gĂ©nĂ©ration. Cependant les combattants, il semble que le goĂ»t de l’action et un positivisme avant la lettre les maintinrent Ă©loignĂ©s, jusqu’au bout, de toute espĂšce de transfiguration. 
 Que ces vues nous Ă©clairent sur les origines spirituelles des gĂ©nĂ©rations avec lesquelles nous avons fait le voyage de la vie, et qu’elles nous donnent un pressentiment de la mystĂ©rieuse influence que pourra exercer, dans dix ans, sur l’esprit français, la Grande Guerre dont nous venons d’ĂȘtre les tĂ©moins ! Des ferments, qui n’ont pas encore affleurĂ©, se prĂ©parent pour nos fils, dans les tranchĂ©es recouvertes. * * * * Je publie ces MĂ©moires, Ă  l’ñge oĂč mon grand-pĂšre acheva de les mettre au net. J’en corrige les Ă©preuves, dans le lieu oĂč il les recopiait. À Charmes, il achevait, il y a un siĂšcle, son ItinĂ©raire, et dans ce mĂȘme horizon, je commence l’histoire de ma vie, mon itinĂ©raire intellectuel. J’édite ses Ă©tapes, Ă©crites Ă  l’aube du dix-neuviĂšme siĂšcle pour les placer, comme une prĂ©face, en tĂȘte de tout ce que j’ai fait. Cependant, ce n’est pas dans une prĂ©occupation Ă©troitement personnelle ; je suis rassasiĂ© de moi-mĂȘme, et j’ai cessĂ© de m’intĂ©resser Ă  mes maniĂšres de sentir, qui me donnent du dĂ©sagrĂ©ment et m’emprisonnent depuis soixante ans j’ai l’idĂ©e de publier ici un document qui appartient Ă  la vie nationale. Ces sortes de mĂ©moires constituent une pierre de la maison française. En les examinant avec un siĂšcle de recul, je m’émeus de sentir ce modeste soldat en parfait accord avec tant d’ñmes nobles qu’il n’a pas connues, qu’il n’était pas dans sa destinĂ©e de rencontrer, et qui pensaient Ă  lui, elles et lui se coudoyant Ă  son insu. Quand je lis ce que mon grand-pĂšre raconte de sa journĂ©e du Sacre, oĂč il faisait la haie sur le passage de l’Empereur, je songe Ă  ce que AndrĂ©-Marie AmpĂšre Ă©crivait, le mĂȘme soir, aprĂšs avoir vu le cortĂšge impĂ©rial. La vue d’un drapeau tout en lambeaux, dĂ©chirĂ© dans les guerres, et le froid moins rude ce jour-lĂ  pour ceux qui sont sous les armes », voilĂ  ce qui frappe ce grand homme, d’un si beau gĂ©nie et d’une si noble sensibilitĂ©. Il a une pensĂ©e, d’inconnu Ă  inconnu, pour mon grand-pĂšre ; et moi, aprĂšs cent ans, j’éprouve pour AndrĂ©-Marie AmpĂšre et son fils Jean-Jacques un mouvement d’amitiĂ©. Ainsi se forme la patrie dans les Ăąmes. Et puis de tels MĂ©moires constituent un Ă©lĂ©ment excellent, pour comprendre ce qu’est une famille française, pour suivre la courbe de l’esprit national et pour distinguer le vrai dessein politique de la France. Qu’y voyons-nous essentiellement ? Je le rĂ©pĂšte un enfant du Plateau Central, arrachĂ© par la grande secousse rĂ©volutionnaire du gisement dont il faisait partie depuis des siĂšcles, oĂč tous les siens s’abritaient depuis la pĂ©riode gallo-romaine, et qui devient pour de longues annĂ©es un dĂ©fenseur de la France une et indivisible, jusqu’à ce que les Ă©vĂ©nements l’amĂšnent Ă  se fixer aux confins mĂȘme de la patrie qu’il a servie, dans cette Lorraine oĂč il fait souche. Dans mon esprit, cette publication, si le temps le permet, sera Ă©clairĂ©e par d’autres, qui viendront ensuite la complĂ©ter. J’ai Ă  commenter, avec mes souvenirs d’enfance, des lettres que je possĂšde de mon pĂšre et de ma mĂšre sur les Prussiens Ă  Charmes, en 1870, et jusqu’au paiement des cinq milliards. Il se peut que mon fils, quelque jour, comme tant de camarades, raconte ses quatre annĂ©es de la Grande Guerre, qu’il a terminĂ©es dans un bataillon de chasseurs du recrutement des Vosges. De telles publications, Ă  la fois glorieuses et communes, dont il n’est pas de famille française qui n’en puisse fournir de pareilles, rendent Ă©vidents et tangibles le pĂ©ril Ă©ternel auquel la France est exposĂ©e et la nĂ©cessitĂ© de maintenir notre antique conception de l’honneur. MAURICE BARRÈS. Charmes, le 17 aoĂ»t 1922. L’ABBÉ PIERRE-MAURICE BARRÈS Il est question, Ă  plusieurs reprises, dans ces Souvenirs, et dĂšs leurs premiĂšres lignes, du frĂšre aĂźnĂ© de BarrĂšs, mon grand-oncle Pierre-Maurice BarrĂšs. C’est une figure intĂ©ressante et complexe, dont M. Ulysse Rouchon traçait, il y a peu, dans les DĂ©bats, un croquis attachant. Pierre-Maurice BarrĂšs, disait-il, nĂ© Ă  Blesle, le 22 septembre 1766, Ă©tait l’un des derniers licenciĂ©s de l’antique Sorbonne. Il commença ses Ă©tudes sacerdotales au grand sĂ©minaire de Saint-Flour, et y reçut les ordres mineurs. Sous l’épiscopat constitutionnel de son compatriote Delcher, curĂ© de Brioude, Ă©lu Ă©vĂȘque de la Haute-Loire, le 28 fĂ©vrier 1791, le jeune clerc, alors Ă©levĂ© au diaconat, vint au Puy, prĂȘta serment, et fut chargĂ©, en compagnie du cordelier Teyssier et de Bonnafox, curĂ© de Lempdes, de la rĂ©organisation du grand sĂ©minaire, abandonnĂ© par les sulpiciens insermentĂ©s. Les circonstances interrompirent le sĂ©jour de BarrĂšs au grand sĂ©minaire, Ă  la fin de 1792, Ă©poque Ă  laquelle la direction de l’établissement fut remise aux vicaires Ă©piscopaux. Il quitta alors l’habit ecclĂ©siastique, et, Ă  l’organisation de l’École centrale du Puy, il fut pourvu, au choix, par arrĂȘtĂ© municipal du 3 frimaire an V, de la chaire de Belles-Lettres. BarrĂšs fut un des professeurs les plus distinguĂ©s et les plus dĂ©vouĂ©s de ce nouveau collĂšge. On le trouve, le 10 germinal an VII, prĂ©sidant un exercice d’éloquence et parlant sur le prix et les caractĂšres de la vraie libertĂ© ; le 2 florĂ©al an VII, cĂ©lĂ©brant le centenaire de la mort de Racine
 Le 15 fructidor an XII, les maĂźtres et les Ă©lĂšves de l’École centrale se sĂ©paraient, mais, depuis cinq ans, Pierre BarrĂšs avait Ă©tĂ© appelĂ© Ă  des fonctions plus Ă©levĂ©es. Lors de la crĂ©ation des prĂ©fectures, il avait Ă©tĂ© en effet dĂ©signĂ©, par dĂ©cret du 15 florĂ©al an VIII, comme secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de la Haute-Loire. Pendant seize annĂ©es, l’ancien professeur fut le collaborateur estimĂ© de l’administration, et, sans exagĂ©ration, l’on peut dire que ce fut lui qui supporta, presque Ă  lui seul, tout le poids des affaires dĂ©partementales. DouĂ© d’une rare activitĂ©, il menait de front les travaux de sa fonction, les plaisirs, les relations mondaines. Les missions les plus dĂ©licates lui furent confiĂ©es Ă  diverses reprises. En 1812, il alla soutenir Ă  Paris les droits de la ville du Puy Ă  un lycĂ©e ; en 1816, il fut envoyĂ© Ă  Lyon pour dĂ©fendre auprĂšs des Autrichiens les intĂ©rĂȘts du dĂ©partement. Son habile intervention, dans le rĂšglement des indemnitĂ©s dues aux troupes d’occupation, lui valut la croix de la LĂ©gion d’honneur. Parvenu de la sorte Ă  une situation Ă©minente dans son propre pays, BarrĂšs aurait pu lĂ©gitimement entretenir de hautes ambitions, mais, Ă  la suite d’une de ces crises de conscience qui sont l’apanage d’une Ă©lite, l’ancien clerc, de retour au Puy, se dĂ©mit bientĂŽt de sa charge. La nouvelle provoqua un vif Ă©tonnement dans la rĂ©gion, et souleva de nombreux commentaires, mais dĂ©jĂ  l’ancien secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral se trouvait Ă  Bordeaux, auprĂšs de son ami Cartal, supĂ©rieur du grand sĂ©minaire. Dix-huit mois aprĂšs cette retraite, Mgr d’Aviau l’ordonnait prĂȘtre, le nommait vicaire de la paroisse Saint-Michel, et, simultanĂ©ment, supplĂ©ant de morale Ă  la FacultĂ© de ThĂ©ologie. Ces fonctions attirĂšrent l’attention sur Pierre BarrĂšs, qui devint grand vicaire le 1er avril 1819. PrĂ©dicateur trĂšs goĂ»tĂ©, directeur spirituel renommĂ©, l’abbĂ© fut, durant plusieurs annĂ©es, confesseur de la duchesse d’AngoulĂȘme. Le correspondant n’était pas moins apprĂ©ciĂ©, au dire du regrettĂ© chanoine PailhĂšs ; et ses lettres, lĂ©guĂ©e avec tous ses papiers au grand sĂ©minaire, mĂ©riteraient les honneurs d’une publication spĂ©ciale qui ne manquerait pas d’intĂ©rĂȘt. Le 29 avril 1838, il mourut Ă  Bordeaux, et fut inhumĂ© dans le caveau de la primatiale Saint-AndrĂ©. » Ainsi s’exprime le savant M. Ulysse Rouchon. J’ajouterai qu’on trouve le nom de Pierre-Maurice BarrĂšs dans l’histoire de Mme FourĂšs, la jolie personne qui avait Ă©tĂ© la maĂźtresse de Bonaparte en Égypte. L’abbĂ© PailhĂšs, bien connu par ses prĂ©cieux travaux sur Chateaubriand et sur Mme de Chateaubriand, m’avait Ă©crit qu’il voulait peindre mon grand-oncle et faire connaĂźtre sa correspondance. Il disait que c’était un esprit qui avait de la profondeur. Je ne sais s’il avait Ă©clairci le mystĂšre de sa vie et l’énigme de sa conversion. M. B. L’EMPIRE Un arrĂȘtĂ© des consuls du 21 mars 1804 30 ventĂŽse an XII crĂ©a un corps de vĂ©lites, pour faire partie de la garde consulaire et ĂȘtre attachĂ© aux chasseurs et grenadiers Ă  pied de cette troupe d’élite. Deux bataillons, de huit cents hommes chacun, devaient ĂȘtre formĂ©s, l’un Ă  Écouen, sous le nom de chasseurs vĂ©lites, et l’autre Ă  Fontainebleau, sous celui de grenadiers vĂ©lites. Pour y ĂȘtre admis, il fallait possĂ©der quelque instruction, appartenir Ă  une famille honorable, avoir cinq pieds deux pouces au moins, ĂȘtre ĂągĂ© de moins de vingt ans, et payer 200 francs de pension. Les promesses d’avancement Ă©taient peu sĂ©duisantes, mais les personnes qui connaissaient l’esprit du gouvernement d’alors, le goĂ»t de la guerre chez le chef de l’État, le dĂ©sir qu’avait le Premier Consul de rallier toutes les opinions et de s’attacher toutes les familles, pensĂšrent que c’était une pĂ©piniĂšre d’officiers qu’il voulait crĂ©er, sous ce nom nouveau empruntĂ© aux Romains. Dans les premiers jours d’avril, mon frĂšre aĂźnĂ©, secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de la prĂ©fecture du dĂ©partement de la Haute-Loire, mort vicaire gĂ©nĂ©ral de l’archevĂȘque de Bordeaux en 1837, vint dans la famille pour proposer Ă  mon pĂšre de me faire entrer dans ce corps privilĂ©giĂ©, sur lequel il fondait de grandes espĂ©rances d’avenir. L’idĂ©e de voir Paris, de connaĂźtre la France et peut-ĂȘtre des pays Ă©trangers, me fit accepter tout de suite la proposition qui m’était faite, sans trop songer au difficile engagement que j’allais prendre. Mais en y rĂ©flĂ©chissant plus mĂ»rement, je me dĂ©cidai sans peine Ă  confirmer ma rĂ©solution spontanĂ©e, malgrĂ© tous les efforts que mes parents firent pour me dissuader d’entrer dans une carriĂšre aussi pĂ©nible et pĂ©rilleuse. MON ADMISSION AUX VÉLITES DE LA GARDE Le 18 mai 28 florĂ©al, le jour mĂȘme que NapolĂ©on Bonaparte, Premier Consul, fut proclamĂ© et saluĂ© empereur des Français, le ministre de la Guerre, Alexandre Berthier, signait l’admission aux vĂ©lites de vingt-cinq jeunes gens du dĂ©partement qui s’étaient prĂ©sentĂ©s pour y entrer. Le 20 juin, je me rendis au Puy, pour recevoir ma lettre de service et passer la revue. Le dĂ©part Ă©tait fixĂ© au 25. Je partis la veille pour voir encore une fois mes bons parents, et je restai avec eux jusqu’au 27. Les derniers moments furent douloureux pour mon excellente et bien-aimĂ©e mĂšre. Mon pĂšre, moins dĂ©monstratif et plus raisonnable, montra plus de fermetĂ© ou de sang-froid, pour ne pas trop exciter mes regrets. Des larmes dans tous les yeux, la tristesse peinte sur tous les visages qui m’entouraient, m’émurent profondĂ©ment et m’îtaient tout mon courage. AprĂšs avoir payĂ© ma dette Ă  la nature, je partis au galop pour cacher mes pleurs. Quelques heures aprĂšs, j’étais Ă  Issoire, oĂč je rejoignis mes compagnons de voyage, mes futurs camarades de giberne. Je me mis aussitĂŽt sous les ordres du premier chef que ma nouvelle carriĂšre me donnait. C’était un lieutenant du 21Ăšme rĂ©giment d’infanterie lĂ©gĂšre, Corse de naissance, un des braves de l’expĂ©dition d’Égypte, trĂšs original, peu instruit, mais excellent homme. Il s’appelait Paravagna. Ce n’était pas une petite mission que celle de conduire Ă  Paris vingt-cinq jeunes tĂȘtes, passablement indĂ©pendantes, et n’ayant encore aucun sentiment des devoirs que nous imposait notre position de recrues et de subordination. Il Ă©tait secondĂ© par un sergent, qu’on n’écoutait pas. Le 27 juin, nous Ă©tions Ă  Issoire. Le 28, Ă  Clermont, nous fĂ»mes conduits chez le sous-inspecteur aux revues, pour lui ĂȘtre prĂ©sentĂ©s. Il nous compta de sa fenĂȘtre, ce qui nous dĂ©plut fort, et lui attira de notre part quelques bons sarcasmes. Le 30, nous fĂźmes halte Ă  Riom, le 1er juillet Ă  Saint-Pourçain, le 2 Ă  Moulins. Avant d’arriver Ă  cette ville, nous fĂ»mes foudroyĂ©s par un orage effroyable, qui nous effraya par la masse d’eau qu’il jeta sur nous et dont notre petit bagage fut entiĂšrement abĂźmĂ©. Nous ne repartĂźmes de Moulins que le 4, pour coucher Ă  Saint-Pierre-le-Moutiers. Les dĂ©penses assez considĂ©rables que nous faisions, dans ces petites journĂ©es de marche, nous engagĂšrent Ă  prendre des voitures, pour arriver plus tĂŽt Ă  Paris. Le lieutenant s’y opposa longtemps ; il nous menaça de nous faire arrĂȘter par la gendarmerie, si nous nous permettions de partir sans lui. On se moqua de lui et de ses menaces. Cependant, aprĂšs de longues discussions, on s’arrangea, en payant pour lui et le sergent. Ce dernier y perdait le pain de munition qu’on lui laissait, et M. Paravagna quelques bons dĂźners qu’on lui payait. Les concessions une fois faites de part et d’autre, nous montĂąmes en voiture, c'est-Ă -dire en pataches, quatre dans chacune, et partĂźmes fort satisfaits, quoique cahotĂ©s, moulus, et le corps brisĂ© de fatigue, dans ces vĂ©hicules barbares suspendus sur des essieux. Nous passĂąmes successivement Ă  Pougues, la CharitĂ© sur Loire, Prouilly, Cosne, Briare, Montargis. Le 6 juillet, au soir, nous arrivĂąmes Ă  Nemours et nous couchĂąmes. C’était bien nĂ©cessaire, car nous avions les os brisĂ©s et le corps tout contus. Dans ce trajet de quarante lieues de poste, il m’arriva un accident, qui aurait bien pu m’arrĂȘter dĂšs les premiers jours de ma carriĂšre militaire. AprĂšs avoir gravi une cĂŽte Ă  pied, je voulus monter dans ma patache sans la faire arrĂȘter. TrompĂ© par un lambeau de tapisserie, qui se trouvait entre la croupe du cheval et le devant de la voiture, j’appuyai ma main dessus et passai entre les deux, en tombant rudement sur la route. Par bonheur, aucun de mes membres ne se trouva sous le passage des roues. J’en fus quitte pour quelques contusions et les plaisanteries de mes camarades. Le 7 juillet, Ă  Nemours, nous montĂąmes dans de bonnes diligences et partĂźmes de grand matin. À Fontainebleau, quelques instants de repos nous donnĂšrent le temps de voir le chĂąteau et les vĂ©lites grenadiers, dĂ©jĂ  arrivĂ©s, faire l’exercice. C’étaient les jouissances qui nous attendaient, et aprĂšs lesquelles nous courions presque en poste. L’ARRIVÉE À PARIS Le 7 juillet 1804, Ă  4 heures du soir, nous entrĂąmes Ă  Paris par la rue du Faubourg Saint Victor, oĂč nous descendĂźmes de voiture. Une fois sur le pavĂ©, nous prĂźmes un portemanteau, et nous nous dirigeĂąmes sur la rue Grenelle Saint HonorĂ©, oĂč l’on nous avait dĂ©signĂ© un hĂŽtel. L’arrivĂ©e de vingt-sept gaillards, fatiguĂ©s de la course qu’ils venaient de faire Ă  travers Paris, la valise sur le dos et la faim dans le ventre, de trĂšs mauvaise humeur par consĂ©quent, Ă©pouvanta l’hĂŽtelier, qui dĂ©clina l’honneur de loger tant de jeunes hĂ©ros en herbe. Fort embarrassĂ©s de trouver une maison assez vaste pour nous loger tous, car le lieutenant ne voulait pas que nous nous sĂ©parions, nous fĂ»mes Ă©conduits dans plusieurs lieux. Enfin, nous trouvĂąmes un asile dans l’hĂŽtel de Lyon, rue Batave, prĂšs des Tuileries. J’étais donc Ă  Paris, dont je rĂȘvais depuis tant d’annĂ©es ! Il me serait impossible de rendre compte du plaisir que j’éprouvai, quand j’entrai dans la capitale de la France, dans cette grande et superbe ville, l’asile des beaux-arts, de la politesse et du bon goĂ»t. Tout ce que je vis dans ces premiers moments me frappa d’admiration et d’étonnement. Pendant les quelques jours que j’y restai, je fus assez embarrassĂ© pour dĂ©finir les sentiments que j’éprouvais, et me rendre compte des impressions que me causaient la vue de tant de monuments, de tant de chefs-d’Ɠuvre, et cet immense mouvement qui m’entraĂźnait. J’étais souvent dans une espĂšce de stupeur, qui ressemblait Ă  de l’hĂ©bĂštement. Cet Ă©tat de somnambulisme ne cessa que lorsque je pus dĂ©finir, comparer, et que mes sens se fussent accoutumĂ©s Ă  apprĂ©cier tant de merveilles. Que de sensations agrĂ©ables je ressentis ! Il faut sortir comme moi d’une petite et laide ville, quitter pour la premiĂšre fois le toit paternel, n’avoir encore rien vu de vĂ©ritablement beau, pour comprendre et concevoir toute ma joie, tout mon bonheur. 8 juillet 19 messidor. – Notre lieutenant, trĂšs empressĂ© de se dĂ©barrasser de nous, et de terminer sa pĂ©nible mission, nous conduisit de trĂšs grand matin Ă  l’École militaire, pour nous faire incorporer dans la garde impĂ©riale. AprĂšs avoir pris nos signalements, et nous avoir toisĂ©s, nous fĂ»mes rĂ©partis dans les deux corps de vĂ©lites, d’aprĂšs la taille de chacun treize furent admis aux grenadiers, et sept, dont je faisais partie, aux chasseurs. Nous nous sĂ©parĂąmes alors avec de vifs regrets, d’autant plus pĂ©nibles qu’il s’était Ă©tabli pendant le voyage une intimitĂ© que rien n’avait altĂ©rĂ©e. Quant au lieutenant, il ne put s’empĂȘcher de manifester une satisfaction qui ne faisait pas notre Ă©loge. Nous fĂ»mes autorisĂ©s Ă  rentrer dans Paris, pour y vivre comme nous l’entendions, sans ĂȘtre astreints aux appels, jusqu’au lendemain dans l’aprĂšs-midi. À notre retour de l’École militaire, nous passĂąmes par les Tuileries, pour tĂącher de voir l’Empereur, qui devait passer la revue de la Garde dans la cour du chĂąteau et sur la place du Carrousel. Je fus assez bien placĂ© pour voir ce beau spectacle et contempler Ă  mon aise l’homme puissant, qui avait vaincu l’anarchie, aprĂšs avoir vaincu les ennemis de la France, et substituĂ© l’ordre aux dĂ©plorables et sanglantes actions de la RĂ©volution. J’entrais et je logeais, pour la premiĂšre fois dans une caserne. Je ne trouvai rien de bien sĂ©duisant dans cette nouvelle existence ; mais comme je savais depuis longtemps qu’étant militaire, je devais renoncer Ă  une grande partie de ma libertĂ© et au bien-ĂȘtre que l’on trouve dans sa famille, je ne m’en prĂ©occupai pas trop. Je fus habillĂ© dans la journĂ©e, et pourvu des effets de linge et de chaussure dont je pouvais avoir besoin. On me donna un habit frac bleu, dont la doublure et les passepoils Ă©taient Ă©carlates, boutonnant sur la poitrine, avec des boutons aux faisceaux consulaires ceux Ă  l’aigle n’étaient pas encore frappĂ©s, avec cette lĂ©gende garde consulaire ; une culotte et une veste en tricot blanc, assez grossier ; un chapeau Ă  corne, avec des cordonnets jaunes ; des Ă©paulettes en laine verte, Ă  patte rouge ; fusil, giberne, sabre, etc. Il nous fut recommandĂ© de laisser pousser nos cheveux, pour faire la queue, et de vendre ceux de nos effets qu’on ne nous avait pas enlevĂ©s. Enfin, on nous permit comme faveur d’aller au spectacle, si nous le dĂ©sirions, jusqu’à l’époque de notre dĂ©part pour Écouen. Je restai Ă  Paris jusqu’au 12 juillet inclus. Pendant ces cinq jours d’assez grande libertĂ©, je visitai tous les monuments et les curiositĂ©s. 13 juillet. – Partis de Paris en dĂ©tachement, le sac sur le dos, le fusil sur l’épaule, pour la garnison qui Ă©tait affectĂ©e aux chasseurs vĂ©lites et oĂč s’organisait le bataillon, je fus placĂ© dans la 4° compagnie, commandĂ©e par le capitaine Larrousse. Le chef de bataillon s’appelait Desnoyers. Il y avait cinq compagnies, fortes alors de trente-six hommes chacune, mais s’augmentant tous les jours par l’arrivĂ©e des vĂ©lites qui venaient de toutes les parties de la France. J’avais le n° 234 sur le registre matricule du corps. Notre solde Ă©tait de 23 sous et 1 centime par jour. On mettait 9 sous Ă  l’ordinaire, 4 Ă©taient versĂ©s Ă  la masse pour la fourniture des effets de linge et de chaussure, et les 10 autres Ă©taient donnĂ©s, tous les dix jours par dĂ©cade, Ă  titre de sous de poche. L’ordinaire Ă©tait bon, et la solde suffisante pour satisfaire Ă  tous les besoins de premiĂšre nĂ©cessitĂ©, mais on exerçait souvent des retenues, qui n’étaient pas toujours justifiĂ©es trĂšs scrupuleusement et dont on n’osait se plaindre, car les sergents-majors Ă©taient tout-puissants dans les compagnies. Le magnifique chĂąteau d’Écouen, qui, aprĂšs Austerlitz, allait devenir une maison d’éducation pour les filles des membres de la LĂ©gion d’honneur, venait d’ĂȘtre disposĂ© pour loger notre bataillon de vĂ©lites. Deux jours aprĂšs que nous y Ă©tions, c'est-Ă -dire le lundi 15 juillet, je fus trĂšs surpris de voir, Ă  la boutonniĂšre des officiers et de plusieurs sous-officiers, une belle dĂ©coration suspendue par un ruban rouge moirĂ©. J’appris que c’était l’ordre de la LĂ©gion d’honneur, dont la premiĂšre distribution avait Ă©tĂ© faite la veille par l’Empereur NapolĂ©on en personne, dans le temple de Mars, aux Invalides. 17 juillet. – L’Empereur passa Ă  Écouen ; il se rendait Ă  Boulogne, pour donner des croix aux troupes campĂ©es sur les cĂŽtes de France et qui formaient l’armĂ©e destinĂ©e Ă  une descente en Angleterre. Nous bordions la haie, sur la hauteur avant de descendre dans le bourg. L’Empereur ne s’arrĂȘta pas pour nous voir, ce qui blessa notre amour-propre de conscrits. Les mois de juillet, aoĂ»t, septembre et octobre se passĂšrent en faisant l’exercice, Ă  nettoyer nos armes et nos effets, Ă  passer des inspections de tenue, Ă  apprendre la maniĂšre de servir dans toutes les positions. Avant la fin de septembre, nous manƓuvrions parfaitement bien en ligne, et semblions dĂ©jĂ  ĂȘtre de vieux soldats. Le bataillon, Ă  cette Ă©poque, avait dĂ©jĂ  dĂ©passĂ© 700 hommes, et il en arrivait tous les jours. Mais je fus atteint, dans ces premiers jours d’une ophtalmie qui me fit beaucoup souffrir et languir, et, en vendĂ©miaire, je dus aller un mois Ă  l’hĂŽpital du Gros-Caillou, pour rĂ©tablir ma santĂ©. 15 aoĂ»t. – Ce jour de la fĂȘte de l’Empereur, je fus Ă  Paris avec plusieurs camarades, sans permission. Nous partĂźmes Ă  pied, Ă  onze heures, aprĂšs l’appel et l’inspection du matin ; arrivĂ©s Ă  Saint-Denis, nous prĂźmes une voiture qui nous porta jusqu’à la porte de ce nom. Suivre le boulevard, gagner l’emplacement de la fĂȘte, assister Ă  quelques jeux, faire une ou deux visites, dĂźner au Palais Royal, prendre le cafĂ© en sociĂ©tĂ© de dames, retourner Ă  Écouen, faire dix lieues de la mĂȘme maniĂšre et arriver pour l’appel du soir, ce fut dix heures consacrĂ©es Ă  exĂ©cuter cette fantastique escapade. Quelques uns furent punis, d’autres malades ; je ne fus ni l’un ni l’autre, grĂące Ă  ma santĂ© et Ă  la bienveillance du sergent de semaine, qui retarda un peu de rendre le billet d’appel, espĂ©rant que je rentrerais avant le dĂ©lai de grĂące. Les dimanches, aprĂšs l’inspection, nous visitions les environs, qui sont trĂšs intĂ©ressants Ă  parcourir, et trĂšs animĂ©s dans la belle saison, ou bien nous allions aux fĂȘtes patronales de Montmorency, Villiers-le-Bel, Sarcelles, Gonesse, Saint-Denis, Saint-Ouen, etc. Ces fĂȘtes trĂšs courues et fort gaies me plaisaient beaucoup et me dĂ©lassaient des ennuyeuses fatigues de la semaine. Le temps passait vite, parce qu’il Ă©tait bien employĂ© ; je pensais peu Ă  la terre natale, au berceau de mon enfance, parce que j’étais arrivĂ© Ă  cette position, de mon grĂ©, et sans contrainte. Cependant un dimanche, d’assez bon matin, promenant assez tristement mes pensĂ©es dans les allĂ©es les plus solitaires du bois, j’entendis parler assez vivement Ă  quelques pas de moi. Je me rendis de ce cĂŽtĂ©, et, avant d’arriver au lieu d’oĂč partaient ces voix, je fus rĂ©veillĂ© de mes prĂ©occupations par un coup d’arme Ă  feu, suivi d’un autre. Je cours, tout Ă©mu, je vois un de nos officiers baignĂ© dans son sang, prĂšs duquel Ă©tait l’aide-major du bataillon, M. Maugras, et un officier qui le soutenait, tandis que deux autres fuyaient Ă  cheval dans la direction de Paris. Je venais d’ĂȘtre tĂ©moin, sans m’en douter, d’un duel Ă  mort. Les conventions Ă©taient telles, dit-on. Ce douloureux Ă©vĂ©nement m’affecta sensiblement. Un soir, c’était le 11 novembre, pendant que nous fĂȘtions la Saint-Martin, qui est la fĂȘte des soldats d’infanterie, un nouveau vĂ©lite entra dans la salle du festin, sac sur le dos, et son ordre d’incorporation dans la compagnie Ă  la main. Courir Ă  lui, l’aider Ă  se dĂ©barrasser de son attirail militaire, et le placer Ă  table fut l’affaire d’un instant. Assis Ă  mes cĂŽtĂ©s, et ayant appris qu’il Ă©tait Auvergnat, je demandai au sergent-major, qui Ă©tait invitĂ© Ă  ce repas de chambrĂ©e, de me le donner pour camarade de lit, le mien Ă©tant Ă  l’hĂŽpital. Cette demande me fut accordĂ©e, Ă  ma grande satisfaction. Le choix Ă©tait d’autant plus agrĂ©able que c’était un jeune homme parfaitement bien Ă©levĂ©, qu’il Ă©tait mon compatriote, et que tout en lui annonçait des maniĂšres distinguĂ©es. Ce jeune homme, appelĂ© Tournilhac, des environs de Thiers, Ă©tait capitaine dans la campagne de Russie, oĂč il eut deux doigts gelĂ©s, ce qui ne l’empĂȘcha pas, quand on abandonna, Ă  la montĂ©e de Kowno, les trĂ©sors de la Grande ArmĂ©e, de prendre de l’or Ă  pleines mains dans les tonneaux dĂ©foncĂ©s et de rejoindre les dĂ©bris de son rĂ©giment. LĂ , il vint au secours de tous ses camarades, en leur donnant gĂ©nĂ©reusement tout l’argent dont ils avaient besoin pour traverser la Prusse et gagner les bords de l’Oder. Il ne voulut pas reprendre de service sous la Restauration. 27 novembre. – Depuis plusieurs jours, nous Ă©tions prĂ©venus que nous assisterions au sacre de l’Empereur NapolĂ©on, et que nous devions nous tenir prĂȘts Ă  partir. Nous dĂ»mes Ă  cette cĂ©rĂ©monie de recevoir nos habits de grande tenue, avec des boutons Ă  l’aigle, nos Ă©normes bonnets d’oursin, qui couvraient nos petites figures imberbes, et d’autres vĂȘtements qu’on ne nous avait pas encore donnĂ©s. CasernĂ©s Ă  l’École militaire, on nous distribua, nous vĂ©lites, dans chaque chambrĂ©e des vieux chasseurs, comme une ration, avec ordre de prendre une place dans les lits qui Ă©taient dĂ©jĂ  occupĂ©s par deux titulaires, qui se seraient bien passĂ©s de cette augmentation importune. Il fallut se rĂ©signer Ă  coucher trois et Ă  habiter des chambres oĂč l’on ne pouvait pas circuler, tant elles Ă©taient encombrĂ©es. Combien cela nous promettait de plaisir ! LA CÉRÉMONIE DU SACRE 2 dĂ©cembre 15 frimaire an XIII. – À peine le jour se dessinait, que nous Ă©tions en bataille sur le Pont-Neuf, en attendant qu’on eĂ»t dĂ©signĂ© l’emplacement que nous devions occuper. La compagnie borda la haie dans la rue notre-dame. ObligĂ© de rester en place, sur un sol glacĂ©, par un froid vif et un ciel gris, cela nous annonçait une journĂ©e pĂ©nible et de privations. Cependant, quand les petits et grands corps constituĂ©s arrivĂšrent, quand le Corps lĂ©gislatif, le Tribunat, le SĂ©nat, le Conseil d’État, la Cour de cassation, la Cour des comptes, etc., commencĂšrent Ă  dĂ©filer, on eut du plaisir Ă  se voir bien placĂ©s, Ă  n’avoir devant soi rien qui pĂ»t vous priver du charmant tableau qui se dĂ©roulait. Et quand la riche voiture du pape arriva, attelĂ©e de huit chevaux blancs magnifiques, prĂ©cĂ©dĂ©e de son chapelain montĂ© sur une mule ; quand l’état-major de Paris, ayant Ă  sa tĂȘte le prince Murat, prĂ©cĂ©dĂ© et suivi d’une immense colonne de cavalerie de toutes les armes, quand enfin le magnifique cortĂšge impĂ©rial se montra dans toute sa splendeur, alors on oublia le froid, la fatigue, pour admirer ces resplendissantes grandeurs. Le cortĂšge Ă©tant entrĂ© dans l’église, il fut permis de se promener pour se rĂ©chauffer. Me trouvant prĂšs d’une porte de l’immense basilique oĂč s’accomplissait une si Ă©tonnante cĂ©rĂ©monie, j’entrai Ă  la suite du prince EugĂšne. Une fois dans l’intĂ©rieur, je n’aurais Ă©tĂ© guĂšre plus avancĂ©, si un vĂ©lite de mes amis, dont la compagnie Ă©tait de service dans l’église, ne m’eĂ»t facilitĂ© les moyens de pĂ©nĂ©trer dans une tribune haute. Je pris une assez bonne place sans beaucoup de peine, parce qu’on pensa que j’étais envoyĂ© pour y faire faction. De lĂ , je vis au moins les deux tiers de la cĂ©rĂ©monie, tout ce que l’imagination la plus fĂ©conde peut imaginer de beau, de grandiose, de merveilleux. Il faut l’avoir vu pour s’en faire une idĂ©e. Aussi le souvenir en restera-t-il gravĂ© dans ma mĂ©moire, toute ma vie. Avant la fin de la messe, je me retirai pour reprendre ma place. À la nuit, nous rentrĂąmes au quartier, et aprĂšs avoir mangĂ© la portion du soir, je fus voir la brillante illumination des Tuileries et des monuments des environs. La journĂ©e fut bien remplie, mais aussi elle offrit Ă  l’imagination de bien puissants souvenirs. LA DISTRIBUTION DES AIGLES 6 dĂ©cembre. – Ainsi que pour la prĂ©cĂ©dente prise d’armes, nous nous levĂąmes avant le jour pour nous rendre au Champ de Mars, oĂč nous Ă©tions Ă©tablis dĂšs 8 heures du matin, pour recevoir nos aigles, et entourer le trĂŽne de tout l’éclat que la troupe prĂȘte Ă  ces cĂ©rĂ©monies. De grands prĂ©paratifs avaient Ă©tĂ© faits, pour donner Ă  cette nouvelle consĂ©cration toute la majestĂ©, toute la pompe qu’exigeait une aussi imposante solennitĂ©. En mĂȘme temps que nous, les autres rĂ©giments de la garde, les troupes en garnison Ă  Paris et celles qui Ă©taient arrivĂ©es pour assister au sacre, les dĂ©putations des gardes nationales de France et de toutes les armes de l’armĂ©e de terre et de mer, vinrent prendre leur place de bataille. Le Champ-de-Mars, tout vaste qu’il est, ne pouvait contenir tout ce qui avait Ă©tĂ© convoquĂ© ou qui Ă©tait venu volontairement, pour recevoir et jurer fidĂ©litĂ© au drapeau qu’on devait distribuer dans cette grande journĂ©e. AprĂšs la remise des aigles Ă  chaque chef de corps et la prestation de serment, le dĂ©filĂ© commença. Ce fut trĂšs long et ne se termina qu’à la nuit. Nous fĂ»mes les derniers Ă  nous retirer. Ç’aurait Ă©tĂ© vraiment beau, si le temps eĂ»t favorisĂ© cette majestueuse solennitĂ©. Mais le dĂ©gel, la pluie, le froid avaient glacĂ©, sinon l’enthousiasme et le dĂ©vouement de l’armĂ©e Ă  son glorieux chef, du moins les bras et les jambes. On Ă©tait dans la boue jusqu’aux genoux, surtout en face de l’immense et magnifique estrade oĂč se tenait l’Empereur, entourĂ© de sa cour et de tout l’état-major gĂ©nĂ©ral de l’armĂ©e. Je vis, dans cette immensitĂ© armĂ©e, le sergent du 46° de ligne qui portait dans une petite urne en argent, attachĂ©e sur le cĂŽtĂ© de sa poitrine, le cƓur du premier grenadier de France, le valeureux La Tour d’Auvergne, mort au champ d’honneur. UNE SOIRÉE AU PALAIS ROYAL Quelques jours aprĂšs notre rentrĂ©e Ă  Écouen, je retournai Ă  Paris, avec mon nouvel ami Tournilhac, pour faire mes adieux Ă  plusieurs de mes compatriotes, et chercher quelque argent chez l’un d’eux. AprĂšs avoir pris un trĂšs lĂ©ger dĂ©jeuner, que je payai du dernier argent qui me restait, nous nous sĂ©parĂąmes pour aller chacun de notre cĂŽtĂ© Ă  nos affaires, et recevoir ce que nous espĂ©rions toucher. Il fut convenu qu’on n’accepterait aucune invitation et qu’on se rĂ©unirait, Ă  5 heures prĂ©cises, sous les galeries de bois du Palais Royal. Je fus exact au rendez-vous, ayant l’estomac aussi vide que la bourse. J’attendis longtemps, bien longtemps, sans voir arriver celui que j’appelais intĂ©rieurement mon sauveur. Ma position Ă©tait critique. Sans argent, sans pain, sans asile, je tremblais de peur et de froid, car le temps Ă©tait rigoureux. Je craignais que mon Ă©tourdi, placĂ© devant une succulente table et prĂšs d’un bon feu, ne m’eĂ»t oubliĂ©. Je faisais de bien tristes rĂ©flexions. Enfin il arriva, aussi pauvre que moi, mais plus rĂ©solu. Il me dit Allons chez un capitaine de hussards de ma connaissance. C’est un bon et brave militaire, retenu chez lui par la goutte ; il sera enchantĂ© de donner Ă  dĂźner Ă  deux hĂ©ros affamĂ©s. » En effet, nous fĂ»mes parfaitement et cordialement accueillis. AprĂšs un excellent dĂźner, donnĂ© de bon cƓur et mangĂ© de mĂȘme, prĂšs d’un bon feu, mon monsieur sans gĂȘne dit Ce n’est pas tout, capitaine. Il faut que tu me donnes cent sous pour aller au spectacle et payer notre lit dans un hĂŽtel. » Le capitaine, en homme qui sait vivre, nous donna la piĂšce et nous souhaita beaucoup de plaisir. Je fus Ă©merveillĂ© de cette rĂ©ception presque paternelle, et de la joie que ressentait ce digne homme d’obliger deux Ă©tourdis. AprĂšs notre sortie du Vaudeville, nous fĂ»mes au cafĂ© des Aveugles dĂ©penser encore ; toutefois, avec assez d’argent de reste pour payer un lit ; mais il Ă©tait plus de minuit, les hĂŽtels Ă©taient fermĂ©s, nous nous trouvions encore une fois sur le pavĂ©. FatiguĂ©s, grelottants de froid, nous nous rĂ©fugiĂąmes dans un corps de garde, oĂč l’on voulut bien nous recevoir. Ah ! je me promis bien de ne plus me retrouver dans une semblable position par ma faute. Le lendemain, nous rentrĂąmes Ă  Écouen, le gousset plus garni, et satisfaits d’avoir pu tĂ©moigner tous nos remerciements Ă  ce bon capitaine que, dans ma reconnaissance, je comparais Ă  Bayard, le chevalier gĂ©nĂ©reux, sans peur et sans reproche. DÉPART POUR L’ITALIE 15 janvier 1805. – Le 14 janvier 1805, l’ordre arriva de prendre dans les compagnies tous les hommes valides qui Ă©taient Ă  l’école de bataillon, et d’en former deux dĂ©tachements qui allaient ĂȘtre dirigĂ©s sur Paris. Je fus placĂ© dans le premier. Nous ignorions pour quelle expĂ©dition nous Ă©tions dĂ©signĂ©s, mais nous avions la certitude de ne plus retourner dans cette garnison d’Écouen, oĂč nous avions Ă©tĂ© rondement menĂ©s, – je ne dis pas rudement, car la discipline y Ă©tait douce, – mais oĂč nous avions fait tant d’exercices ! Nous Ă©tions prodigieusement chargĂ©s, et, pour surcroĂźt d’embarras, nous portions sur nos sacs, attachĂ©s avec des ficelles, nos monstrueux bonnets Ă  poil, enfermĂ©s dans des Ă©tuis de carton, semblables Ă  ceux des manchons de ces dames. La pluie nous prit en route ; les cartons se ramollirent et devinrent de la pĂąte ; bientĂŽt nos bonnets roulĂšrent dans la boue et firent horreur. Qu’on se figure des soldats portant Ă  la main ou sous leurs bras quelque chose d’aussi hideux ! C’était une vraie marche de bohĂ©miens que la nĂŽtre. Enfin on arriva Ă  l’École militaire, mouillĂ©s jusqu’aux os et extĂ©nuĂ©s de fatigue, Ă  cause de la pesanteur de nos sacs, du mauvais Ă©tat des chemins et de la gĂȘne de notre marche. Pour nous dĂ©lasser, nous couchĂąmes Ă  trois, et reçûmes l’ordre de nous prĂ©parer pour passer la revue de l’Empereur, dĂšs le lendemain. AprĂšs une nuit trĂšs laborieuse, nous prĂźmes les armes, dĂšs le jour, pour nous rendre dans le jardin des Tuileries. LĂ , on versa dans chaque compagnie de chasseurs les vieux une portion du 1er dĂ©tachement des vĂ©lites, on les plaça par rang de taille, et on nous annonça qu’à partir de ce jour nous faisions partie de ces compagnies. Je me trouvai dans la 2Ăšme compagnie du 2Ăšme bataillon. EncadrĂ©s dans les rangs de ces vieilles moustaches, qui avaient tous un chevron au moins, nous avions l’air de jeunes filles auprĂšs de ces figures basanĂ©es, la plupart dures, envieuses mĂ©contentes de ce qu’on leur donnait des compagnons aussi jeunes. Cette opĂ©ration terminĂ©e, nous entrĂąmes dans la cour du chĂąteau, oĂč l’Empereur passa la revue de la partie de la Garde qui devait se rendre en Italie. Ses cadres organisĂ©s, nous dĂ©filĂąmes et rentrĂąmes Ă  l’École militaire pour nous prĂ©parer au dĂ©part du lendemain. JE DÉCIDE DE TENIR MON JOURNAL 17 janvier. – Avant notre dĂ©part, le marĂ©chal Soult nous passa en revue dans le Champ-de-Mars. Il tombait du verglas, ce qui nous incommoda beaucoup. La revue de cette portion de la garde qui se rendait en Italie, composĂ©e d’un rĂ©giment de grenadiers et de chasseurs Ă  pied, d’un rĂ©giment de grenadiers et de chasseurs Ă  cheval, de la lĂ©gion de la gendarmerie d’élite et des mameloucks, Ă©tant terminĂ©e, nous partĂźmes pour aller coucher Ă  Essonnes. Partis tard, nous arrivĂąmes tard, cruellement fatiguĂ©s, Ă  cause de la longueur de l’étape, du mauvais Ă©tat des chemins, du poids de mon sac, et surtout du manque d’habitude de la marche militaire. Avant de nous distribuer les billets de logement, on maria un vĂ©lite avec un vieux chasseur. À la premiĂšre vue, au ton brusque de mon conjoint, je n’eus pas Ă  m’applaudir du choix que me donnait le hasard. C’est dans cette journĂ©e en causant avec un vĂ©lite de mes amis sur les prodigieux Ă©vĂ©nements dont nous avions Ă©tĂ© tĂ©moins depuis dix mois que nous Ă©tions en service, et sur le bonheur que nous avions de voir cette belle Italie, si cĂ©lĂšbre dans l’histoire, et surtout depuis les immortelles campagnes de 1796, 1797 et 1800, que l’idĂ©e me vint de tenir note de tout ce que je verrais d’intĂ©ressant dans ce voyage, et d’enregistrer la date du jour oĂč j’arriverais dans une localitĂ©, grande ou petite, en un mot de tenir un journal de mes voyages. Mon ami partagea mon idĂ©e, et me dit qu’il en ferait autant. J’ai toujours tenu ce journal avec rĂ©gularitĂ©, inscrivant presque jour par jour, sur un cahier Ă  ce destinĂ©, les observations dont je croyais devoir conserver le souvenir, sans me prĂ©occuper de l’insignifiance des dates et des faits, et de la maniĂšre dont elles Ă©taient rĂ©digĂ©es, et du peu d’intĂ©rĂȘt que ce travail presque quotidien pouvait prĂ©senter. C’était pour moi que je le faisais il m’importait alors trĂšs peu que cela fĂ»t bon ou mauvais, insignifiant ou intĂ©ressant. L’essentiel Ă©tait de persĂ©vĂ©rer et de conserver. J’y suis parvenu aprĂšs bien des contrariĂ©tĂ©s et des soins. Si je le transcris Ă  nouveau, c’est pour rĂ©unir les nombreux cahiers dont ce journal se compose, cahiers devenus malpropres, dĂ©chirĂ©s et effacĂ©s dans bien des pages, par suite des nombreux voyages et dĂ©placements qu’ils ont Ă©tĂ© contraints de subir. Je l’écris aussi pour me remettre dans la mĂ©moire les divers souvenirs qu’il contient. En m’occupant de ce long travail, je trouverai l’occasion d’employer mes journĂ©es et mes longues soirĂ©es d’hiver, de maniĂšre Ă  me les faire paraĂźtre moins ennuyeuses. Sortant peu et vivant presque seul, cela me sera un remĂšde contre l’oisivetĂ© et les amĂšres rĂ©flexions de la triste vieillesse. Je n’apporte aucun changement important dans sa rĂ©daction primitive. Tel que je l’écrivis dans mes veillĂ©es de voyage ou de garnison et dans mes soirĂ©es de bivouac, tel il se trouvera dans son nouveau format. Si mon fils parcourt un jour ce journal, il se convaincra que je n’ai manquĂ© ni de constance dans ma rĂ©solution de le tenir, ni de patience pour le mettre au net, travail bien laborieux et fastidieux pour un homme ĂągĂ© et peu habile Ă  Ă©crire
 18 janvier. – En partant d’Essonnes, nous mĂźmes nos sacs sur des voitures, ne conservant que nos oursins, que nous portions en bandouliĂšre. Ils Ă©taient renfermĂ©s dans des Ă©tuis en coutil, qu’on nous avait dĂ©livrĂ©s la veille de notre dĂ©part. Pour pouvoir les attacher sur nos sacs, on nous avait prescrit de nous procurer des courroies, sans fixer leur longueur ni leur couleur, de sorte que c’était une vraie bigarrure. Les frais de transport Ă©taient Ă  notre charge, et devaient coĂ»ter 20 centimes par jour. Chaque compagnie avait sa voiture ; nous Ă©tions libres de retirer nos sacs, Ă  l’arrivĂ©e au gĂźte. 21 janvier. – Sens. – SĂ©jour. À mon arrivĂ©e au logement, mon camarade de lit me dit brusquement qu’il fallait, avant toute chose, nettoyer mon fusil, mes souliers, etc. Je l’envoyai promener, en lui disant que je n’avais pas d’ordre Ă  recevoir. Il s’ensuivit une querelle, qui devait avoir son dĂ©nouement le lendemain, lorsqu’un vĂ©lite entra avec son camarade, pour nous proposer de nous associer pendant la route et de vivre ensemble. Leur intervention calma nos irritations communes, et la proposition fut acceptĂ©e. DĂšs le soir mĂȘme, nous nous rĂ©unĂźmes pour souper, et jusqu’à prĂ©sent nous avons continuĂ© de le faire, soit Ă  la halte qui a lieu habituellement Ă  moitiĂ© route, soit au lieu d’étape, oĂč l’on prĂ©pare le dĂźner dans le logement le plus commode. En gĂ©nĂ©ral, nous vivons bien, en ne dĂ©pensant que notre solde. Ce vĂ©lite s’appelait Journais. Devenu capitaine, il fut fait prisonnier en Espagne et conduit en Angleterre. L’ennui de sa captivitĂ© le porta au suicide. 26 janvier. – Depuis Paris, j’avais pris l’habitude d’aller lire dans un cafĂ© un journal politique, pour me tenir au courant du nouveau du jour. C’est ainsi que j’appris, Ă  Avallon, que nous nous rendions Ă  Milan pour assister au couronnement de NapolĂ©on comme roi d’Italie. 3 fĂ©vrier. – Le matin, Ă  MĂącon, avant le dĂ©part du rĂ©giment, je demandai et obtins la permission de m’embarquer sur le coche, pour me rendre Ă  Villefranche. J’arrivai avant le rĂ©giment, quoiqu’il fĂ»t dĂ©jĂ  tard. JournĂ©e froide, neigeuse et meilleure Ă  naviguer sur la SaĂŽne qu’à piĂ©tiner dans la boue. 5 fĂ©vrier. – À Lyon – Le jeune prince EugĂšne Beauharnais, beau-fils de l’Empereur, commandant en chef de toute la garde, nous passa en revue sur la place Bellecour, encore encombrĂ©e des dĂ©combres qu’avait faits le marteau rĂ©volutionnaire. En grand costume de chasseur Ă  cheval de la garde, il portait une plaque en argent sur la poitrine et un large ruban rouge ponceau en bandouliĂšre, oĂč Ă©tait attachĂ©e une Ă©norme croix en or. Ce nouveau grade ou cette dignitĂ© venait d’ĂȘtre créée, tout rĂ©cemment, sous le nom de grand’croix de la LĂ©gion d’honneur
 Le 13 fĂ©vrier, Ă  mon dĂ©part de Lyon, j’avais des housiers neufs qui me blessĂšrent cruellement. ForcĂ© de rester en arriĂšre, j’arrivai longtemps aprĂšs le rĂ©giment, harassĂ© de fatigue, et les pieds dans un Ă©tat dĂ©plorable Ă  Bourgoin. Avant d’atteindre Pont-Beauvoisin, le 14, on traversa la petite ville de Latour-Dupin. Je m’y arrĂȘtai pour acheter une paire de souliers, ne pouvant plus marcher avec ceux que j’avais aux pieds. 16 fĂ©vrier. – À ChambĂ©ry – Avant d’entrer en ville, un vĂ©lite, Baratier, qui en Ă©tait originaire, rĂ©gala tous les militaires du rĂ©giment, en leur offrant du vin et quelques lĂ©gĂšres pĂątisseries. On avait placĂ©, de distance en distance des tonneaux dĂ©foncĂ©s remplis de vin, et des paysans Ă  l’entour pour nous donner au passage des verres remplis et de cette pĂątisserie dont j’ai parlĂ©. La marche avait Ă©tĂ© ralentie, pour donner le temps de prendre et de boire. 24 fĂ©vrier. – Passage du mont Cenis – Le chemin, difficile, Ă  peine tracĂ© sur la neige, Ă©tait si glissant que, tous les cent pas, lorsque nous descendĂźmes sur la pente rapide qui conduit Ă  NovalĂšse, je tombais sur le dos. Heureusement que mon sac me servait de parachute, car sans lui, je crois que j’aurais Ă©tĂ© cent fois brisĂ© avant d’arriver au bas de cette pĂ©nible et longue descente. Ces frĂ©quentes chutes provenaient de ce que mes souliers Ă©tant sans talons, Ă©taient unis et polis comme du verre. DĂšs notre dĂ©part du gĂźte, nous Ă©prouvĂąmes un froid assez vif, mais lorsque nous eĂ»mes dĂ©passĂ© le hameau de la Ramasse, et que nous nous fĂ»mes Ă©levĂ©s sur les derniĂšres hauteurs, il devint d’une rigueur excessive. Je vis, en passant, l’hospice du mont Cenis, mais rapidement et mal, Ă  cause du brouillard et de la rapiditĂ© de la marche. Moins d’une heure aprĂšs avoir passĂ© ce lieu habitĂ©, nous approchions du beau ciel d’Italie. Nous laissions derriĂšre nous les frimas, les tempĂȘtes, et commencions Ă  respirer l’air chaud de cette contrĂ©e, qu’on a hĂąte de voir pour se croire heureux. La compagnie fut dĂ©tachĂ©e Ă  Bussolino, petite ville Ă  une lieue en avant de Suze, sur la route de Turin. Mon camarade de lit et moi, nous couchions dans une Ă©curie, en sociĂ©tĂ© d’un Ăąne et d’une chĂšvre. Le matin, j’avais lavĂ© et blanchi mon cordon de bonnet, pour passer l’inspection du capitaine. Lorsque je voulus le prendre pour l’attacher Ă  ma coiffure de grande tenue, je trouvai la chĂšvre qui le mangeait, et qui en avait dĂ©jĂ  avalĂ© plus de la moitiĂ©. Je le retirai presque en totalitĂ©, mais si sale, si dĂ©tĂ©riorĂ©, qu’il me valut deux jours de salle de police. Depuis Lyon, nous avions l’avantage de porter nos sacs, mais j’étais dĂšs lors habituĂ© Ă  la marche. 27 fĂ©vrier. – À Turin – SĂ©jour jusqu’au 2 mars inclus. Le soir de notre arrivĂ©e, une neige trĂšs Ă©paisse couvrit la ville et la campagne, de maniĂšre Ă  rendre l’une et l’autre impraticables. MalgrĂ© sa continuitĂ© et le peu d’agrĂ©ment qu’il y avait Ă  sortir, je ne voulus pas me priver du plaisir de parcourir tous les quartiers, visiter les monuments, connaĂźtre les curiositĂ©s que cette belle et jolie ville renferme. Je vis Ă  peu prĂšs tout ce qu’il Ă©tait possible de voir. Pendant ces trois jours de repos, notre capitaine, M. BigarrĂ©, reçut l’avis qu’il Ă©tait nommĂ© major au 4Ăšme rĂ©giment de ligne, commandĂ© par le prince Joseph Bonaparte. Comme Son Altesse ImpĂ©riale n’était jamais Ă  la tĂȘte de son rĂ©giment, le major BigarrĂ© put se considĂ©rer comme colonel au 4Ăšme de ligne ! Avant de quitter le rĂ©giment, il donna Ă  tous les officiers un plumet d’uniforme en plumes de hĂ©ron et un grand dĂźner. C’était faire ses adieux d’une maniĂšre courtoise et distinguĂ©e. 9 mars. – À Abbiategrasso – C’est lĂ  que les Français furent forcĂ©s, en 1524, ce qui coĂ»ta la vie au chevalier Bayard. 10 mars. – À Milan terme de notre voyage et de nos fatigues – J’étais bien portant, bien satisfait de goĂ»ter un peu de repos, et de me trouver dans la capitale de la riche Lombardie, casernĂ© dans la citadelle au chĂąteau de Milan. DĂšs notre arrivĂ©e, les officiers, sous-officiers et soldats de la garde royale italienne vinrent nous inviter Ă  dĂźner, pour le jour mĂȘme. Nous, chasseurs, nous fĂ»mes avec les chasseurs Ă  leur caserne, oĂč nous trouvĂąmes, dans une vaste cour, de nombreuses tables, trĂšs bien servies pour un repas de soldats. Ce banquet donnĂ© par nos cadets fut gai et trĂšs brillant, par la multitude de personnes de haute distinction qui y assistĂšrent comme spectateurs. Elles voulurent jouir de ce beau coup d’Ɠil, de la franche concorde qui y rĂ©gna, et de cette joyeuse et belle rĂ©union qui devait cimenter l’alliance des deux peuples. Quelques jours avant de rentrer en France, nous rendĂźmes Ă  la garde royale sa politesse. Le banquet eut lieu dans les cours de la citadelle, avec moins de pompe, mais autant de cordialitĂ©. 8 mai. – Deux mois aprĂšs notre arrivĂ©e, l’Empereur NapolĂ©on fit son entrĂ©e solennelle dans la capitale de son nouveau royaume. Cette prise de possession fut magnifique. Les troupes d’infanterie bordaient les rues oĂč il passa, Ă  cheval, au milieu des gardes d’honneur, brillamment costumĂ©es, que toutes les villes du royaume avaient envoyĂ©es. Deux divisions de cavalerie et une de cuirassiers prĂ©cĂ©daient et suivaient qui rĂ©unissait tous les officiers gĂ©nĂ©raux et l’état-major de l’armĂ©e française en Italie. Je vis Ă  la tĂȘte des troupes le gĂ©nĂ©ral en chef de cette armĂ©e, le vainqueur de Fleurus, le marĂ©chal Jourdan, ainsi que beaucoup de gĂ©nĂ©raux qui, quoique jeunes, comptaient de hauts faits d’armes. 26 mai. – Le couronnement n’eut pas l’éclat de celui de Paris, mais n’en fut pas moins beau. Nous bordĂąmes la haie dans deux quartiers diffĂ©rents sur le passage de l’Empereur lorsqu’il se rendit Ă  l’église Saint-Ambroise, pour poser la couronne de fer sur sa tĂȘte, et lorsqu’il rentra au palais aprĂšs la cĂ©rĂ©monie terminĂ©e. Le couronnement se fit le matin dans l’église mĂ©tropolitaine la troupe resta massĂ©e autour de la cathĂ©drale, l’Empereur s’étant rendu Ă  pied de son palais Ă  l’église par une Ă©lĂ©gante galerie construite exprĂšs pour cette grande solennitĂ©. La cĂ©rĂ©monie du soir eut principalement pour but de le montrer au peuple dans tout l’apparat de la majestĂ© royale. Avec l’Empereur Ă©taient l’ImpĂ©ratrice, les princes Joseph et Louis NapolĂ©on, le prince Murat, le prince EugĂšne, plusieurs marĂ©chaux et gĂ©nĂ©raux, les ministres du royaume, les grands et les personnes des deux cours qui prĂ©cĂ©daient, suivaient ou entouraient les voitures du cortĂšge. Un temps superbe favorisa cette imposante cĂ©rĂ©monie et en augmenta l’éclat. Il y eut ensuite une succession de fĂȘtes brillantes ; je vis Garnerin s’enlever dans les airs ; des courses en chars me donnĂšrent une idĂ©e des cĂ©lĂšbres Olympiades ; un feu d’artifice immense occupait tout le sommet de la façade de la citadelle du cĂŽtĂ© de la ville. L’illumination du dĂŽme de la cathĂ©drale surpassa toutes les autres, qui furent nombreuses, par son Ă©clat et l’immensitĂ© de ses feux ; des jeux de toute espĂšce eurent lieu sur la place plantĂ©e d’arbres et entourĂ©e de magnifiques palais. Je vis lĂ  le plan de la bataille de Marengo, Ă  une heure donnĂ©e de la journĂ©e, en relief et sur une grande Ă©chelle tous les corps des deux armĂ©es y figuraient sur l’emplacement qu’ils occupaient au moment de l’action que le tableau reprĂ©sentait. Ces brillantes fĂȘtes durĂšrent plusieurs jours et furent trĂšs suivies. 3 juin. – Ce matin, la gĂ©nĂ©rale fut battue dans les cours de la citadelle, bien longtemps avant l’heure et la batterie du rĂ©veil. S’habiller, s’armer et se former, tout cela fut l’affaire d’un instant. On se rendit sur la place de l’Esplanade, oĂč se trouvait NapolĂ©on. AprĂšs quelques temps d’exercice, il ordonne de charger les armes rĂ©ellement pour faire l’exercice Ă  feu. On lui observe qu’on n’a que des cartouches Ă  balle cela ne fait rien, on les dĂ©chirera du cĂŽtĂ© de la balle. Les manƓuvres commencent ; des feux de tous genres sont exĂ©cutĂ©s, devant des milliers de personnes venues pour ĂȘtre tĂ©moins de ce spectacle matinal, qui avait lieu devant les premiĂšres maisons de la ville. Eh bien ! malgrĂ© la prĂ©cipitation qu’on y mettait, on n’eut pas Ă  dĂ©plorer un seul malheur ; pas un soldat n’oublia d’exĂ©cuter l’ordre qui lui avait Ă©tĂ© donnĂ© de dĂ©chirer la cartouche du cĂŽtĂ© du projectile. Ce fait prouve la confiance de l’Empereur dans le dĂ©vouement de sa garde, le sang-froid et l’adresse des militaires qui la composaient, car l’Empereur Ă©tait souvent en avant des feux et surveillait l’exĂ©cution des mouvements. Dans les premiers jours de juin, le doge de GĂȘnes, GĂ©rĂŽme Durazzo, vint apporter Ă  l’Empereur le vƓu du SĂ©nat et du peuple de GĂȘnes pour la rĂ©union de la RĂ©publique ligurienne Ă  l’Empire français. Je faisais partie de la garde d’honneur qui lui fut envoyĂ©e. Mais cette puissance dĂ©chue refusa cet honneur et renvoya sur le champ cette garde. Il fit remettre Ă  chacun de nous trois francs et une bague en brillant Ă  l’officier qui nous commandait. Les quatre-vingt douze jours que je restai Ă  Milan, je les employai Ă  visiter la ville et ses monuments. J’allais souvent Ă  la bibliothĂšque de Brera passer quelques heures. Je fus une fois au grand théùtre de la Scala, qu’on dit un des plus beaux de l’Italie. J’allais lire, tous les jours, dans un cafĂ©, le Journal de l’Empire et, dans un cabinet de lecture, les romans en vogue. Je fus voir plusieurs fois, au couvent de Sainte-Marie, M. l’abbĂ© Depradt, mon compatriote et ami de mon pĂšre, aumĂŽnier de l’Empereur. Il a Ă©tĂ© ingrat par la suite envers son bienfaiteur. J’allais souvent, avec d’autres vĂ©lites, parcourir les environs de Milan, admirables par leur belle culture et leur vigoureuse vĂ©gĂ©tation. J’ai vu, dans ces courses, de belles campagnes, et particuliĂšrement celle oĂč est le cĂ©lĂšbre Ă©cho qui rĂ©pĂšte jusqu’à quarante fois. C’est dans la cour du chĂąteau de la Simonette que se fait entendre ce remarquable phĂ©nomĂšne naturel. Dans ces promenades, quelque fois assez longues, nous nous arrĂȘtions pour goĂ»ter dans une des nombreuses guinguettes que nous rencontrions ; mais on n’y trouvait jamais d’autres choses que des Ɠufs durs, de la salade et du gros vin. Le service et les exercices y furent trĂšs peu fatigants. Une augmentation de solde et quelques autres avantages contribuĂšrent Ă  nous faire trouver charmant le sĂ©jour de Milan. Pour mon compte, je regrettai beaucoup d’en partir. La vie animale y Ă©tait chĂšre et peu variĂ©e si je n’oublie jamais les heureux moments que j’y ai passĂ©s, je n’oublierai pas non plus que, pendant trois mois, notre repas du soir a toujours consistĂ© en riz, ce qui avait fini par me rendre ce farineux insupportable. Enfin, aprĂšs plusieurs parades et revues, passĂ©es soit par l’Empereur, soit par des marĂ©chaux, nous quittĂąmes Milan le 22 prairial 11 juin pour retourner Ă  Paris. RETOUR EN FRANCE 13 juin. – Nous avons passĂ© le LĂ©sin, en bateau, Ă  sa sortie du lac Majeur. Je regrettai bien de ne pouvoir aller visiter les cĂ©lĂšbres Ăźles BorromĂ©es, surtout l’Isola Bella ; la distance n’était pas trĂšs grande, mais la nĂ©cessitĂ© de faire sĂ©cher mes effets, qui avaient Ă©tĂ© Ă  la pluie pendant presque tout le temps de la route, m’en empĂȘcha. Les rives du lac sont admirables de fraĂźcheur, de beautĂ© et de sites pittoresques. C’est un pays enchanteur. 15 juin. – À Domo d’Ossola, petite ville au pied des Alpes, on nous logea dans une Ă©glise oĂč nous entrĂąmes tout mouillĂ©s pas de feu pour nous sĂ©cher, pas d’emplacement pour suspendre nos effets. La position du soldat, dans de pareilles circonstances, est bien triste. 17 juin. – Au Simplon, village Ă  moitiĂ© chemin du faĂźte de la montagne, on parle allemand. Dans cette journĂ©e, nous parcourĂ»mes trois rĂ©gions diffĂ©rentes. Dans la plaine, c’était l’étĂ©, on y faisait la moisson ; voilĂ  pour le matin. Avant d’arriver au gĂźte, c’était vers midi, le gazon vert et frais, couvert de primevĂšres, de violettes et de narcisses, nous offrait l’image du printemps, avec d’autant plus de vĂ©ritĂ© que l’air Ă©tait doux et parfumĂ©. Au village, nous Ă©tions dans les frimas et environnĂ©s d’images froides et sĂ©vĂšres qui nous rappelaient presque – moins la neige – la traversĂ©e du mont Cenis. Il semblait que nous touchions aux glaciers. Je cherchai, avec un camarade, Ă  les atteindre, mais aprĂšs avoir marchĂ© plus d’une heure dans la direction du plus proche, nous renonçùmes Ă  notre tentative, car il semblait s’éloigner au fur et Ă  mesure que nous avancions. 27 juin. – À Coulanges, petite ville du dĂ©partement du LĂ©man – Jour anniversaire des adieux Ă  ma famille. Nous cĂ©lĂ©brĂąmes cette journĂ©e avec tout le respect d’une Ă©poque, si remarquable dans la vie d’un jeune homme, inspire Ă  celui qui est Ă©levĂ© dans des sentiments de vĂ©nĂ©ration pour les auteurs de ses jours. Nous Ă©tions quatre rĂ©unis, pour remplir ce respectable devoir. SÉJOUR À PARIS[1] Nous sommes arrivĂ©s Ă  Paris le 18 juillet, heureux de nous reposer d’une longue route, faite trĂšs prĂ©cipitamment dans les plus grosses chaleurs. Un sĂ©jour dans la capitale, avec tous les dĂ©sirs possibles de la connaĂźtre ! J’en profitai avec dĂ©lire. Les monuments, les cabinets de curiositĂ©s, les bibliothĂšques, le MusĂ©um, quelquefois le spectacle, Ă©taient mes courses favorites. Je frĂ©quentais quelques cours publics ; malgrĂ© que ce ne fussent que des notions superficielles que j’acquĂ©rais, mon esprit ne se rassasiait pas d’entendre ces immortels professeurs. J’aurais dĂ©sirĂ© pouvoir disposer de tout mon temps pour tout voir, tout entendre et prendre une idĂ©e de tout. Le service Ă©tait pĂ©nible ; les appels frĂ©quents et rigoureux ne me permettaient guĂšre de courir oĂč mes dĂ©sirs me portaient ; j’étais cependant satisfait de mon sort. J’en souhaitais la continuation, lorsque le son du clairon vint rompre cet Ă©chafaudage de projets. Nous reçûmes l’ordre de partir pour le camp de Boulogne, pour y faire partie de l’armĂ©e destinĂ©e Ă  ĂȘtre jetĂ©e sur les cĂŽtes d’Angleterre. AprĂšs avoir reçu les effets nĂ©cessaires pour un embarquement, passĂ© et repassĂ© plusieurs revues, plus fatigantes que des journĂ©es de marche par leur longueur et leur minutie, nous Ă©tions enfin sac au dos, et dĂ©jĂ  hors de l’enceinte de l’École militaire ; on n’attendait plus que le gĂ©nĂ©ral SoulĂšs, pour faire par le flanc droit, marcher en avant et crier Vive la gloire ! » Mais ce fut tout le contraire. Un courrier extraordinaire arriva de Boulogne, porteur d’un ordre de l’Empereur. Nous fĂźmes par le flanc gauche, et rentrĂąmes dans nos chambres, avec injonction de ne pas s’absenter et de se tenir prĂȘts pour une nouvelle destination. Alors ce ne fut, pendant une quinzaine, qu’inspections, revues, manƓuvres. On aurait dit que nos chefs avaient pris Ă  tĂąche de nous harasser, pour nous faire dĂ©sirer d’entrer en campagne ! Aussi Ă©tait-ce le cri de tout le monde. Enfin les bruits de guerre avec l’Autriche s’accrurent, et au lieu d’aller sur cette cĂŽte de fer, oĂč une armĂ©e intrĂ©pide se rĂ©jouissait de passer le dĂ©troit, pour attaquer corps Ă  corps cette perfide Albion, comme disaient les journaux, nous fĂ»mes dirigĂ©s sur le Rhin, oĂč tant de glorieux souvenirs appelaient l’armĂ©e française. Nous Ă©tions restĂ©s Ă  Paris quarante-quatre jours. DÉPART DE PARIS POUR LA CAMPAGNE D’ALLEMAGNE 31 aoĂ»t. – Nous partĂźmes de Paris, tous satisfaits d’entrer en campagne plutĂŽt que d’aller Ă  Boulogne. Moi surtout, qui ne dĂ©sirais que guerre. J’étais jeune, plein de santĂ©, de courage, et je croyais que c’était plus que suffisant pour lutter contre tous les maux possibles ; j’étais en outre rompu Ă  la marche ; tout s’accordait pour me faire envisager une campagne comme une promenade, oĂč malgrĂ© qu’on y perdĂźt tĂȘte, bras et jambes, on devait trouver du dĂ©lassement. Je dĂ©sirais en outre de voir du pays le siĂšge d’une place forte, un champ de bataille. Je raisonnais alors comme un enfant. Et au moment que je jette ceci sur le papier, l’ennui qui me consume dans mon cantonnement Ă  Schönbrunn et quatre mois de courses, de fatigues, de misĂšres, m’ont prouvĂ© que rien n’est plus affreux, plus triste que la guerre. Et encore nos maux, dans la Garde, ne sont pas Ă  comparer avec ceux de la troupe de ligne. Notre route jusqu’à Strasbourg fut belle, mais longue. Pour ne pas nous heurter avec les colonnes qui descendaient de Boulogne, jusqu’à Chalons sur Marne, on nous fit passer par Provins, Langres, Vesoul et Colmar. Le temps fut, Ă  quelques jours prĂšs, constamment beau. Tout coĂŻncidait pour me faire trouver ce commencement de campagne agrĂ©able. Mes dĂ©sirs y correspondaient, mais la santĂ© s’y refusait. J’avais perdu l’appĂ©tit, je brĂ»lais de fiĂšvre ; la crainte de rester dans un hĂŽpital me donnait des forces ; je ne voulus mĂȘme pas aller aux voitures. La variĂ©tĂ© des scĂšnes, le dĂ©sir de suivre et un bon tempĂ©rament me soutinrent, et j’arrivai Ă  Strasbourg toujours enivrĂ© de gloire. Plusieurs de mes camarades, pas plus malades que moi, restĂšrent aux hĂŽpitaux et y trouvĂšrent la mort. Le vieux proverbe il faut surmonter le mal », doit ĂȘtre suivi principalement par les militaires. Malheur Ă  ceux qui, en campagne, entrent dans les hĂŽpitaux ! Ils sont isolĂ©s, oubliĂ©s, et l’ennui les tue plutĂŽt que la maladie. Depuis Belfort jusqu’à notre destination, les routes Ă©taient encombrĂ©es de troupes et surtout de voitures de fourrage, que tous les habitants du Haut-Rhin, des Vosges et de la Meurthe avaient dĂ» donner par rĂ©quisition. AprĂšs vingt-trois jours, nous arrivĂąmes devant Strasbourg. Avant d’y entrer, nous fĂźmes une petite toilette. Nous mĂźmes nos bonnets d’oursin et nos plumets, et la garde d’honneur vint Ă  notre rencontre. Nous fĂ»mes logĂ©s dans le quartier Feinck-Mack. 26 septembre. – L’Empereur, parti de Saint-Cloud le 24 septembre 2 vendĂ©miaire, arriva Ă  Strasbourg le 26. On avait Ă©levĂ© Ă  la porte de Saverne un arc triomphal, avec des inscriptions prĂ©sageant ses victoires. Son entrĂ©e fut annoncĂ©e par des salves d’artillerie et des sonneries de cloches. La garde d’honneur, brillante de jeunesse et de tenue, ouvrait la marche majestueuse. Elle fut accueillie par des acclamations mille fois rĂ©pĂ©tĂ©es. Les habitants de l’Alsace s’étaient portĂ©s comme un torrent sur son passage. Le soir, au milieu des illuminations, la flĂšche de la cathĂ©drale Ă©tait une colonne de feu suspendue dans les airs. J’étais de garde au palais impĂ©rial. J’eus l’occasion de voir les prĂ©sents et les curiositĂ©s que l’on fit Ă  l’Empereur, notamment une carpe monstrueuse du Rhin. Depuis le 20, une partie des troupes du camp de Boulogne, celles venant de l’intĂ©rieur, et la garde impĂ©riale arrivaient Ă  Strasbourg par toutes les portes, prenaient les approvisionnements qui leur Ă©taient nĂ©cessaires et se dirigeaient sur le Rhin, qu’elles passaient Ă  Kehl. Elles s’organisaient dĂ©finitivement sur la rive droite, en attendant l’ordre de marcher en avant. Les hommes et les chevaux bivouaquaient dans les rues ; les voitures de l’artillerie, des Ă©quipages et des approvisionnements les encombraient c’était un pĂȘle-mĂȘle Ă  ne pas s’y reconnaĂźtre. 27 septembre. – Il ne restait presque plus de troupes, Ă  Strasbourg, que nous. Nous attendions, pour partir, la Garde, qui devait venir de Boulogne. Elle arriva dans la journĂ©e du 27 septembre. Ce fut un jour de fĂȘte, pour tout le monde, de se revoir aprĂšs une longue absence, et surtout pour les jeunes gens. On s’occupa tout de suite de nous amalgamer. Tous les vĂ©lites changĂšrent de compagnie. Je regrettai sincĂšrement la mienne, et j’entrai dans la 9Ăšme du 1er bataillon du 2Ăšme rĂ©giment. Il fut dĂ©livrĂ© Ă  chacun de nous cinquante cartouches, quatre jours de vivres et des ustensiles de campagne. J’eus l’extrĂȘme avantage d’ĂȘtre dĂ©signĂ© le premier pour porter la marmite de mon escouade, comme Ă©tant le moins ancien de service. ENTRÉE EN ALLEMAGNE 29 septembre. – Nous partĂźmes de Strasbourg avant le jour, et fĂ»mes nous rĂ©unir en avant de Kehl. Je vis pour la premiĂšre fois le Rhin, Ă  10 heures du matin, et je ne passai point le majestueux fleuve sans Ă©prouver un secret contentement, quand ma mĂ©moire me rappela tous les beaux faits d’armes dont ses rives avaient Ă©tĂ© tĂ©moin. Ces souvenirs belliqueux me faisaient dĂ©sirer quelques glorieux combats, oĂč je pourrais satisfaire ma vive impatience. Toute la Garde arrivĂ©e, nous nous mĂźmes en marche, le marĂ©chal BessiĂšres en tĂȘte. Jamais la Garde ne s’était vue aussi nombreuse. La colonne Ă©tait immense. La journĂ©e fut longue et fatigante, Ă  cause du soleil, de la poussiĂšre et des munitions qui nous Ă©crasaient, moi surtout avec ma pesante marmite. Si je m’étais laissĂ© tomber, je n’aurais pas pu me relever, tant mes forces Ă©taient anĂ©anties. Je ne marchais plus, je me traĂźnais. Quand on arriva Ă  10 heures du soir dans un village, prĂšs de Rastadt, j’étais si fatiguĂ©, que je ne pus ni manger, ni dormir. Je commençais Ă  regretter Paris. 1er octobre. – Nous Ă©tions sous les armes avant le jour, bien fatiguĂ©s de la veille. Il nous fut lu, avant de nous mettre en marche, une proclamation de l’Empereur aux soldats. Elle nous annonçait l’ouverture de la campagne contre les Autrichiens, qui venaient d’envahir la BaviĂšre ; elle nous annonçait aussi des marches forcĂ©es et des privations de toute espĂšce ; elle fut accueillie par des cris de Vive l’Empereur ! » On nous prĂ©vint en outre qu’il n’y aurait plus de grande halte, ni de journĂ©es d’étape rĂ©glĂ©es comme en France, et qu’il fallait, en consĂ©quence, conserver des vivres pour la marche. Et puis, dĂ©fense de manquer aux appels, de rester en arriĂšre, etc. Dans la journĂ©e, on marchait d’un soleil Ă  l’autre. Nous couchĂąmes dans un village, Ă  trois lieues d’Ettlingen. Dans les dĂ©buts, je puis citer mal, parce qu’alors je ne pouvais pas bien entendre la langue. On Ă©tait nourri chez l’habitant, suivant des arrangements pris avec les maisons de Bade, de Wurtemberg et de BaviĂšre. Il y eut un village, situĂ© sur la riviĂšre d’Ems, Ă  une petite lieue d’Ensweihingen, en Souabe, oĂč tous les habitants Ă©taient rassemblĂ©s sur la place, nous attendant, et quand nous arrivĂąmes, chaque paysan emmena le nombre de soldats qu’il pouvait, pour les loger et les nourrir parfaitement. Depuis le passage du Rhin jusqu’au Danube, nous avons trouvĂ© beaucoup de fruits ; les soldats s’en trouvaient trĂšs bien. La fraĂźcheur et l’aciditĂ© des pommes tempĂ©raient la soif ardente qui nous consumait. Pas de vin, peu de biĂšre et mauvaise. Le 7, Ă  Nordingen, dans la nuit, on battit la marche de nuit du rĂ©giment sorte de batterie ou de gĂ©nĂ©rale particuliĂšre Ă  chaque corps. En peu de temps, le rĂ©giment fut sac au dos et sous les armes. C’était pour partir immĂ©diatement pour Donawerth. Cette intempestive alerte nous priva de quelques heures de bon sommeil, dont nous avions bien besoin. Mais les Ă©vĂ©nements militaires se dĂ©veloppaient rapidement et nĂ©cessitaient le rapprochement des troupes sur le théùtre de la guerre. On s’était battu le 7 sur le Tech, pour prendre le pont et marcher sur Augsbourg. Le 8, nous arrivions Ă  Donawerth. Dans la soirĂ©e, nous entendĂźmes le canon c’était la victoire de Wertingen, que les marĂ©chaux Lannes et Murat remportaient sur les Autrichiens du gĂ©nĂ©ral Auttemberg. Le 9, nous passĂąmes le Danube Ă  Donawerth, sur le pont que l’ennemi, en se retirant, n’avait pas eu le temps de couper. À peu de distance de ce fleuve, dans l’immense et riche plaine que nous traversions pour nous rendre Ă  Augsbourg, le lieutenant de la compagnie, avec qui je causais souvent, me fit voir l’emplacement oĂč l’on avait Ă©levĂ© un monument Ă  la mĂ©moire du brave La Tour d’Auvergne, premier grenadier de la RĂ©publique, tuĂ© d’un coup de lance au combat de Neubourg, le 27 juin 1800. La nouvelle de l’occupation d’Augsbourg n’étant pas encore parvenue, on nous fit bivouaquer prĂšs d’une heure, pour le malheur des houblonniĂšres des environs, dont les perches servirent Ă  nous chauffer et Ă  nous sĂ©cher. Les 10 et 11 octobre, nous avons sĂ©journĂ© Ă  Augsbourg. Pendant ces deux journĂ©es qui furent dĂ©testables par la quantitĂ© de neige et de pluie qui tomba, l’armĂ©e acheva son grand mouvement de conversion autour d’Ulm, avons-nous su depuis, et coupa dĂ©finitivement la retraite Ă  l’ennemi. L’Empereur arriva le 10. Le 12, nous partĂźmes d’Augsbourg dans l’aprĂšs-midi, et, peu d’heures aprĂšs, nous Ă©tions dans les tĂ©nĂšbres. Nous marchions difficilement, Ă  cause de la boue qui Ă©tait gluante, tenace dans ces terres noires et fortes. DĂ©jĂ  embarrassĂ© de m’en tirer, j’eus la douleur de sentir qu’un de mes sous-pieds venait de se casser. Dans l’impossibilitĂ© oĂč j’étais de pouvoir continuer la marche, je m’arrĂȘtai pour en remettre un autre, mais pendant ce temps-lĂ  arrivent l’infanterie, la cavalerie, l’artillerie de la garde mon bataillon Ă©tait d’avant-garde. Je fus forcĂ© d’attendre que toute cette masse de troupes fĂ»t passĂ©e pour ne pas ĂȘtre Ă©crasĂ©, bousculĂ©, perdu dans cette foule, perdue elle-mĂȘme dans la boue, qui Ă©tait horriblement triturĂ©e, dĂ©layĂ©e. Cela fut long, parce qu’on Ă©tait beaucoup. Enfin, je me jetai dans un peloton de nos gens. Avec eux, j’arrivai au gĂźte et couchai dans un chenil qui Ă©tait donnĂ© pour corps de garde. Le lendemain, 13, dĂšs le jour, je voulus rejoindre ma compagnie, mais cela me fut impossible, elle Ă©tait trop en avant sur la route, et la route elle-mĂȘme Ă©tait trop encombrĂ©e de troupes. Je continuai de marcher avec le dĂ©tachement de la veille. Les chemins Ă©taient encore plus impraticables, par la masse Ă©norme de neige qui Ă©tait tombĂ©e toute la nuit. ArrivĂ© Ă  Guntzbourg, Ă  la nuit close, je demandai et cherchai ma compagnie. Impossible de la trouver, elle Ă©tait sur le bord du Danube. La ville Ă©tait sens dessus dessous, les maisons pleines de morts, de blessĂ©s, de malades et de vivants, pressĂ©s, serrĂ©s, entassĂ©s. Ne pouvant trouver Ă  me mettre Ă  l’abri en aucun lieu, je me rĂ©fugiai Ă  l’hĂŽtel de ville, oĂč je fus assez heureux pour trouver un coin prĂšs d’un fourneau bien chaud, oĂč je pus me rĂ©chauffer, me sĂ©cher et mettre ma tĂȘte Ă  couvert des intempĂ©ries de la saison. Je me rĂ©signais Ă  mon triste sort, quoique je fusse sans vivres et sans camarades pour me consoler, et entourĂ© de soldats autrichiens blessĂ©s et encore plus malheureux que moi. SĂ©parĂ© de ma compagnie, qui Ă©tait ma famille militaire, je trouvais ma situation trĂšs dĂ©plorable. Au jour, je me mis de nouveau en quĂȘte de mes compagnons d’armes. Enfin je les dĂ©couvris sur les bords de la rive droite du Danube, prĂšs du pont et dans un bon bivouac, avec des vivres en abondance. AprĂšs avoir rendu compte des motifs de mon absence, je trouvai chez tous mes amis, de douces preuves de leur amitiĂ©, et particuliĂšrement chez un vieux chasseur de mon pays, ancien grenadier d’Égypte, blessĂ© sur la brĂšche de Saint Jean d’Acre, que mon absence avait bien inquiĂ©tĂ©. Il me fit part de sa provision de vivres, qu’il avait mise en rĂ©serve pour moi. À la maniĂšre dont je fis honneur au dĂ©jeuner qu’il m’offrait, il jugea des privations que j’avais Ă©prouvĂ©es dans cette triste circonstance. Des larmes de joie coulaient sur ses joues fatiguĂ©es de me voir manger de si bon appĂ©tit. Ah ! c’est une triste chose que d’ĂȘtre perdu au milieu d’une armĂ©e qui manƓuvre. Le soir du 14, la compagnie passa sur la rive gauche du Danube, pour garder la tĂȘte du pont qui avait Ă©tĂ© brĂ»lĂ© par les Autrichiens, mais sur lequel on pouvait passer par le moyen de quelques planches. Pendant deux heures, je fus en faction sur bord d’un ravin, sur l’autre rive, duquel Ă©tait une sentinelle ennemie. Nous nous observĂąmes mutuellement, sans tirer, pour ne pas troubler le repos de la partie de l’armĂ©e qui se trouvait dans les environs. Vers le milieu de la nuit, nous repassĂąmes le Danube, et toute l’infanterie de la garde remonta la rive droite, Ă  peu prĂšs une lieue, pour prendre position sur une hauteur, oĂč nous passĂąmes le reste de la nuit, sans feu et sans abri, sous une bise hyperborĂ©enne. Ce fut lĂ , pour la premiĂšre fois, que je fus tĂ©moin d’un Ă©chantillon des horreurs de la guerre. Comme le froid Ă©tait extrĂȘmement vif, on se dĂ©tacha pour se procurer du bois, afin d’établir des bivouacs. Le village oĂč l’on allait le prendre fut, dans un instant, entiĂšrement dĂ©vastĂ© ; on ne se contentait pas d’enlever le bois, on emportait les meubles, les instruments aratoires, les effets et le linge. Les chefs s’aperçurent, mais trop tard, de ce torrent dĂ©vastateur. Il fut donnĂ© des ordres sĂ©vĂšres qui condamnaient Ă  la peine de mort tous les soldats qui seraient trouvĂ©s avec des effets, linge, etc. Si cet ordre eĂ»t Ă©tĂ© exĂ©cutĂ© dans tout le courant de la campagne, toute la Grande ArmĂ©e eut Ă©tĂ© fusillĂ©e. Plusieurs subirent cette peine. Ce spectacle, nouveau pour moi, me dĂ©chirait le cƓur ; je versai des larmes sur le sort de ces pauvres habitants qui, dans un clin d’Ɠil, perdaient toutes leurs ressources. Mais ce que j’ai eu l’occasion de voir, depuis cette Ă©poque, me les a fait trouver encore heureux dans leur malheur. Comme j’étais nouveau dans l’art militaire, tout ce qui contrariait les principes que j’avais reçus me surprenait ; mais j’ai eu le temps de m’y accoutumer par la suite tant par satiĂ©tĂ© que par besoin. Un chasseur vĂ©lite Ă©tant allĂ© comme les autres au village pour quĂ©rir du bois, trouva une oie qu’on avait tuĂ©e. Sans dĂ©fiance, comme un nouveau, il la rapporta au camp et fut rencontrĂ© par M. Grosse, le colonel major de notre rĂ©giment, qui, aprĂšs lui avoir donnĂ© quelques coups de canne, ordonna qu’il resterait quinze jours Ă  l’avant-garde et que l’oie serait attachĂ©e Ă  son col, jusqu’à ce qu’elle fut en putrĂ©faction. Le jeune homme eut beau protester de son innocence, le jugement fut exĂ©cutĂ©, plus pour donner l’exemple aux autres que pour le punir. Toute la journĂ©e nous entendĂźmes la canonnade et la fusillade dans la direction d’Ulm. C’était le beau succĂšs d’Elchingen, que le corps du marĂ©chal Ney 6Ăšme remportait, aprĂšs un combat des plus opiniĂątres. 15 octobre. – Au jour, le rĂ©giment partit de Guntzbourg et se fut mettre en bataille, Ă  une petite lieue de cette ville, pour garder un pont du Danube. On avait placĂ© plusieurs piĂšces de canon, pour empĂȘcher le passage, au cas que l’ennemi voulĂ»t tenter une trouĂ©e. Notre compagnie Ă©tait la plus avancĂ©e et la premiĂšre Ă  soutenir le choc. Nous restĂąmes toute la journĂ©e sous les armes Ă  attendre si l’ennemi avait quelque dĂ©sir de troubler notre sĂ©curitĂ©. J’étais Ă  portĂ©e de voir le succĂšs de nos colonnes ; le bruit du canon fut terrible toute la journĂ©e et celui de la mousqueterie bien garni. Peu accoutumĂ© au bruit, j’en Ă©tais Ă©tourdi, sans cependant craindre de l’entendre de plus prĂšs. J’aurais dĂ©sirĂ© au contraire que l’on se battĂźt, pour prouver que, malgrĂ© que l’on fĂ»t nouveau dans un pareil service, on avait autant l’amour de la gloire que les anciens. L’ennemi nous laissant tranquilles, on s’occupa une partie de la journĂ©e Ă  faire des baraques en paille. Tout ce qui fut trouvĂ© dans le village, tant en bois qu’en comestibles, fut enlevĂ©. Les horreurs se renouvelĂšrent, mais j’y fus moins sensible ; d’ailleurs le besoin l’ordonnait. Un compatriote me cĂ©da du pain, sans quoi je m’en serais passĂ© toute la journĂ©e. Le soir je fus de garde de l’autre cĂŽtĂ© du Danube, en faction Ă  dix pas des Autrichiens. Il n’y avait qu’un petit canal qui me sĂ©parait du factionnaire ennemi ; il me laissa tranquille, j’en fis de mĂȘme. À peine ma faction Ă©tait-elle terminĂ©e, Ă  minuit, que nous fĂ»mes enlevĂ©s de nos superbes bivouacs pour nous porter plus loin, dans la nuit la plus obscure et la plus froide, pour nous rapprocher de l’Empereur. Dans ce nouvel endroit, nous ne trouvĂąmes rien pas de paille pour se coucher Ă  terre, peu de bois Ă  brĂ»ler et le vent du nord comme en Laponie. Je passai une triste nuit. BrĂ»lĂ© d’un cĂŽtĂ©, gelĂ© de l’autre, tel fut mon repos. Quelqu’un qui n’aurait eu que le dĂ©sir de s’amuser, de jouir d’un spectacle aussi nouveau qu’agrĂ©able, pouvait se satisfaire plusieurs lignes immenses de bivouacs, Ă  perte de vue, offraient un coup d’Ɠil ravissant ; des milliers de feux rĂ©pandus sur le vaste horizon ; les Ă©toiles vives et scintillantes contrastaient trop fort avec notre position, qui n’était rien moins que brillante. Ce fut ce jour lĂ  que je couchai pour la premiĂšre fois au bivouac ; je n’y trouvai rien de bien engageant ; c’est un triste couchage. J’ai dit, bien des fois depuis, que le plus beau des bivouacs ne vaut pas la plus misĂ©rable cabane. 16 octobre. – À la pointe du jour, nous partĂźmes du bivouac pour nous diriger sur Ulm. La journĂ©e commençait Ă  ĂȘtre trĂšs mauvaise ; les routes Ă©taient encombrĂ©e de boue et obstruĂ©es par l’artillerie. La pluie tombait avec force. Nous arrivĂąmes dans un bois, oĂč l’on trouva, sur le bord de la route, une clairiĂšre. Nous Ă©tions tellement gĂȘnĂ©s par l’artillerie et la cavalerie qu’on nous y laissa, pour attendre qu’elles eussent filĂ©. Quatre heures aprĂšs, nous Ă©tions encore lĂ , sous des torrents de pluie, dans la boue jusqu’aux genoux, n’ayant rien mangĂ© de la journĂ©e, et tous nos membres engourdis de froid. Ce qui ralentissait la marche de l’armĂ©e, c’était le pont d’Elchingen, Ă  un quart de lieue de lĂ , qui avait Ă©tĂ© coupĂ© par l’ennemi, et si mal rĂ©parĂ© par nous, Ă  cause de la hĂąte, qu’on craignait Ă  tout instant qu’il ne se rompĂźt. Un aide de camp du marĂ©chal BessiĂšres vint nous tirer de ce lieu de mort, en donnant l’ordre de nous porter de suite Ă  Elchingen, au quartier gĂ©nĂ©ral de l’Empereur. Chacun suivit la route qui lui parut la plus convenable pour arriver plus vite. Quand j’eus passĂ© le pont, je vis pour la premiĂšre fois un champ de bataille. Ce spectacle me glaça d’effroi, mais l’état que j’avais embrassĂ© devait me faire oublier tout cela. La plaine Ă©tait couverte de cadavres, presque tous Autrichiens. Dans le village, dans les rues, dans les maisons, dans les jardins, tout Ă©tait garni de morts. Pas un coin qui ne fut arrosĂ© de sang. Nous fĂ»mes logĂ©s militairement. Je n’ai pu me coucher de la nuit, faute d’espace pour m’asseoir sur le plancher. Les maisons Ă©taient pleines de blessĂ©s, sans habitants et dĂ©vastĂ©es. Je ne mangeai rien de la journĂ©e ; je ne pus mĂȘme pas faire sĂ©cher mes habits qui Ă©taient pourris d’eau. Quatre jours aprĂšs, ils ne l’étaient pas encore entiĂšrement. Tel fut le rĂ©sultat de la journĂ©e du 23, qui fut une des plus cruelles de la campagne. L’Empereur ne s’était pas dĂ©bottĂ© depuis huit jours. Mais le mouvement de nos corps d’armĂ©es avait tellement dĂ©rangĂ© les plans de campagne de l’ennemi, qu’il commença des pourparlers de capitulation que nous n’acceptĂąmes pas. 17 octobre. – C’est alors que l’Empereur donna l’ordre de battre en brĂšche pour tenter l’assaut. AussitĂŽt qu’il fit jour, chacun s’empressa de se procurer des pommes de terre ; quelques instants aprĂšs, il nous fut dĂ©livrĂ© un biscuit, qui ne pouvait arriver plus Ă  propos. La gĂ©nĂ©rale battit, et dans un instant nous fĂ»mes en bataille au-dessus du village d’Elchingen. Nous y restĂąmes toute la journĂ©e pour contenir l’ennemi, en cas qu’il eĂ»t fait une sortie de notre cĂŽtĂ©. On se battit toute la journĂ©e, Ă  peu de distance de nous, sans que nous prissions part Ă  l’action. Le bruit de l’artillerie qui battait la brĂšche d’Ulm Ă©tait si fort et si terrible qu’on aurait dit la destruction du monde entier. Au soir, Ă©tant allĂ© chercher du bois, aux environs de notre position, pour nous chauffer un peu, les tĂ©nĂšbres Ă©taient si profondes que je chargeai sur mes Ă©paules un kaiserlick mort, que j’avais pris pour une bĂ»che. Cela m’effraya beaucoup. Nous ne nous retirĂąmes que le soir, vers dix heures, en ayant toutes les peines du monde pour nous dĂ©gager de la boue. Je fus logĂ© dans la superbe abbaye oĂč Ă©tait l’Empereur. Dans toutes les salles, chambres, corridors, cellules, on avait allumĂ© des feux pour cuire nos pommes de terre. On ne peut se faire une idĂ©e de la beautĂ© de cette abbaye. La canonnade ne cessa de se faire entendre, jusqu’au soir du 17, oĂč elle cessa tout Ă  coup. Nous apprĂźmes peu de temps aprĂšs que le gĂ©nĂ©ral Mack, renonçant Ă  l’espoir de se faire jour l’épĂ©e Ă  la main, venait de capituler, en remettant aux mains de l’Empereur toute son armĂ©e et la place qu’il n’avait pas dĂ©fendue. 18 octobre. – Nous ne sortĂźmes pas de la journĂ©e, ce qui nous fit beaucoup de bien, tant pour nous reposer que pour approprier nos armes, qui Ă©taient rongĂ©es de rouille. Dans la nuit, au milieu d’un ouragan terrible, le Danube dĂ©borda et entraĂźna les cadavres qui n’étaient pas encore inhumĂ©s. Ils durent faire connaĂźtre Ă  Vienne les malheurs de l’armĂ©e de Souabe, car ils flottaient sur le fleuve comme les dĂ©bris d’un vaisseau. 20 octobre. – L’Empereur passa toute la journĂ©e Ă  Ulm, sur une hauteur, pour voir dĂ©filer l’armĂ©e autrichienne, qui sortit avec les honneurs de la guerre et dĂ©posa les armes devant lui. L’Empereur, entourĂ© d’une partie de la Garde, fit appeler les gĂ©nĂ©raux autrichiens, et les traita avec les plus grands Ă©gards. Ensuite, nous fĂ»mes coucher Ă  Augsbourg. L’Empereur arriva Ă  Augsbourg, prĂ©cĂ©dĂ© des grenadiers Ă  pied qui portaient les quatre-vingt-dix drapeaux pris dans cette premiĂšre campagne. Cette entrĂ©e brillante et martiale produisit sur les habitants un Ă©tonnement difficile Ă  dĂ©crire ; ils ne pouvaient se persuader qu’en si peu de jours on eĂ»t dĂ©truit une si grande armĂ©e. À l’appel du troisiĂšme jour, il fut lu, Ă  l’ordre des compagnies, une proclamation de l’Empereur aux soldats de la Grande ArmĂ©e, qui Ă©numĂ©rait tous les combats et les trophĂ©es qu’ils avaient conquis en quinze jours, et l’annonce d’une deuxiĂšme campagne contre les Russes, qui approchaient. Un dĂ©cret impĂ©rial, datĂ© d’Ulm, faisait compter pour campagne le mois de vendĂ©miaire an XIV, indĂ©pendamment de la campagne courante. 24 octobre. – À Munich – Le rĂ©giment de chasseurs partit d’Augsbourg, le 23 octobre, de trĂšs grand matin, coucha Ă  Schwabhausen, aprĂšs une journĂ©e pĂ©nible, et arriva le lendemain 24 Ă  Munich, Ă  3 heures de l’aprĂšs-midi. Une route superbe dans ses derniĂšres parties. Nous fĂźmes notre entrĂ©e en grande tenue ; une foule immense s’était portĂ©e sur notre passage. Les habitants paraissaient prendre plaisir Ă  voir la Garde et leurs protecteurs. Ils nous reçurent avec la plus grande joie. Il n’y a pas d’endroit oĂč nous ayons Ă©tĂ© aussi bien traitĂ©s. Ils nous embrassaient, tant ils Ă©taient contents de se voir Ă  l’abri des vexations des Autrichiens. Ils avaient dĂ©corĂ© leurs maisons d’emblĂšmes exprimant le bonheur qu’ils Ă©prouvaient de possĂ©der leur rĂ©gĂ©nĂ©rateur et leurs sauveurs. Les vivres Ă©taient en abondance, la volaille pour rien. Il n’y avait de cher que le pain. À mon arrivĂ©e, je fus commandĂ© de service pour monter la garde au palais Ă©lectoral. L’Empereur arriva Ă  9 heures du soir. Tous les grands de la cour se portĂšrent au-devant de lui. Ils Ă©taient chamarrĂ©s de dĂ©corations, de cordons et d’épaulettes. Ce qui me divertit le plus dans cette soirĂ©e, ce fut la garde de l’Électeur. Elle est d’une mine grotesque ; son costume tient beaucoup aux troupes du temps d’Henri IV ; elle est composĂ©e de beaux hommes, extrĂȘmement grands, tous armĂ©s d’un sabre et d’une pique. Pendant deux heures, je ne fis que porter et prĂ©senter les armes, tant le nombre des grands personnages qui furent admis Ă  offrir leurs hommages Ă  l’Empereur fĂ»t considĂ©rable. Je n’avais jamais autant vu de dĂ©corations de toute espĂšce et de tous les pays qu’il en passa devant moi pendant cette fatigante faction. Je crois avoir reçu le salut trĂšs profond de tous les princes, ducs, barons de la BaviĂšre reconquise et reconnaissante. Dans cette circonstance, un soldat de l’Empereur, un guerrier de la Grande ArmĂ©e, avait des titres Ă  mĂ©riter les grands saluts qu’on lui faisait. 25 octobre. – Une prostration presque complĂšte, une nuit passĂ©e sans sommeil, me faisaient vivement dĂ©sirer un bon lit et du repos de douze heures au moins. Je me couchai avec cet espoir, mais, vers dix ou onze heures, un bruit discordant de sonnettes nous rĂ©veilla brusquement, cinq ou six que nous Ă©tions dans ce logement. C’était un adjudant major, du rĂ©giment, qui nous donna l’ordre de nous rendre avec armes et bagages, dans un corps de garde qu’il nous dĂ©signa. ArrivĂ©s lĂ , avec quelques autres chasseurs qu’on avait recrutĂ©s de la mĂȘme maniĂšre, on nous envoya sur la route de Landshut, Ă  une lieue de Munich, pour garder le grand parc de l’armĂ©e. La nuit Ă©tait profondĂ©ment noire, la pluie tombait Ă  torrent ; il faisait si mauvais que, dans tout autre moment, on n’aurait pas mis un chien Ă  la porte. J’eus beau observer que je descendais de garde, on me rĂ©pondit qu’on en tiendrait compte une autre fois. Il fallut marcher, le devoir et le service l’exigeait. Nous voilĂ  dix Ă  douze, pataugeant dans une profonde boue, marchant Ă  l’aventure, et regrettant tous, de bien bon cƓur, l’excellent coucher qu’il nous avait fallu quitter. ArrivĂ©s Ă  notre destination, les camarades du 1er corps marĂ©chal Bernadotte, que nous relevions, nous laissĂšrent une trĂšs bonne baraque en planches garnie de bonne paille, un feu de bivouac en trĂšs grande activitĂ© et beaucoup de bois pour l’alimenter. C’était du moins une compensation Ă  notre infortune et un dĂ©dommagement qui nous Ă©tait bien dĂ», mais malheureusement cette faveur inespĂ©rĂ©e nous Ă©chappa bientĂŽt. À peine avait-on placĂ© les sentinelles sur les points indiquĂ©s, et le reste du poste pris possession de cette baraque qui promettait de nous ĂȘtre si utile, que le feu s’y dĂ©clara avec tant d’intensitĂ© que les hommes qui s’y trouvaient Ă  l’abri eurent beaucoup de peine Ă  en sortir sans ĂȘtre atteints par les flammes. Les efforts que l’on fit pour l’éteindre furent sans rĂ©sultat, car elle s’abĂźma en peu de minutes. Malheureusement, on n’avait pas eu le temps de retirer tous les fusils, les sacs et les bonnets Ă  poil qui s’y trouvaient. Les deux fusils qui manquaient Ă©taient chargĂ©s, comme tous les autres des hommes du poste. Une fois atteints par le feu, ils partirent. PlacĂ© en faction sur la route, une balle atteignit mon bonnet au-dessus de la tĂȘte, et le perça de part en part, sans trop m’en apercevoir. Ces longues flammes, ces deux coups de feu portĂšrent l’alarme dans tous les postes d’alentour. On cria partout aux armes » ; l’inquiĂ©tude fut gĂ©nĂ©rale parce qu’on craignait que ce fĂ»t une attaque pour enlever le grand parc, ou qu’on le fĂźt sauter. AprĂšs des reconnaissances faites, et qu’on se fut assurĂ© de la cause de cette chaude alerte, tout rentra dans l’ordre matĂ©riellement parlant, mais la crainte d’ĂȘtre punis, et le dĂ©sagrĂ©ment de notre fĂącheuse position nous tinrent sur le qui-vive le restant de notre garde. RentrĂ©s Ă  Munich sur les deux heures, nous fĂ»mes, tous ensemble, rendre compte de ce fĂącheux Ă©vĂ©nement Ă  l’adjudant major de semaine qui, aprĂšs avoir pris les ordres du gĂ©nĂ©ral, envoya le sergent et le caporal Ă  la garde du camp, et les chasseurs Ă  leur logement jusqu’à nouvel ordre. Ainsi se termina une nuit pleine d’anxiĂ©tĂ© et de fatigue, et qui aurait pu avoir des suites extrĂȘmement fĂącheuses, si le feu avait pu communiquer au grand parc, ce qui fut rendu impossible Ă  cause de la pluie torrentielle. Le 26, mon indisposition, la fatigue et les Ă©motions de la veille ne me donnĂšrent pas l’envie de visiter Munich. Les 5, 6 et 7 novembre, sur les bords du Danube, nous prĂźmes plusieurs fois les armes, surtout la nuit, pour veiller Ă  la sĂ»retĂ© du quartier gĂ©nĂ©ral impĂ©rial, car une portion trĂšs forte de l’armĂ©e russe occupait encore la rive gauche. Les patrouilles, sur la rive, par ce temps trĂšs froid et ce brouillard Ă©pais, Ă©taient peu rĂ©crĂ©atives. Le 8 novembre, Ă  Strenberg, bourg oĂč nous fĂ»mes tous logĂ©s si Ă  l’étroit, que plus de la moitiĂ© des hommes de la garde furent contraints de bivouaquer. MalgrĂ© la neige qui tombait par avalanche, les fureteurs des compagnies et le nombre en Ă©tait grand dĂ©couvrirent des caves d’excellent vin de Hongrie. On en but pour se rĂ©chauffer, pour se restaurer, pour dissiper l’ennui qu’on Ă©prouvait d’ĂȘtre empilĂ©s, Ă©touffĂ©s dans ces chambres, oĂč l’on ne pouvait pas remuer ni bras, ni jambes ; enfin, on but tant et tant que, s’il avait fallu faire le coup de feu dans la nuit, on n’aurait pas su oĂč prendre les cartouches
 Spectateur bĂ©nĂ©vole de cette gigantesque orgie, ne buvant pas, ou du moins trĂšs peu, j’admirai, sans en ĂȘtre Ă©bloui, la surprenante consommation qu’en faisaient certains hommes. C’étaient de vĂ©ritables Gargantuas. Le lendemain 9, dans une longue et fatigante marche, la plupart des hommes, obligĂ©s de se coucher sur le bord du chemin, faute de jambes pour suivre leurs camarades, prouvaient suffisamment que ce vin Ă©tait plus nuisible que favorable Ă  la santĂ©. Dans la journĂ©e, nous passĂąmes sur le champ de bataille du terrible combat d’Amstetten 5 novembre entre les grenadiers d’Oudinot, rĂ©unis Ă  la cavalerie du prince Murat, et les Russes, et ensuite dans la petite ville de ce nom. On eut Ă  passer plusieurs riviĂšres, dont les ponts, coupĂ©s et rĂ©tablis Ă  la hĂąte, retardĂšrent beaucoup la marche. Le 12 novembre, Ă  moitiĂ© chemin entre Saint-Poelten et Burkesdorf, nous rencontrĂąmes les magistrats de Vienne, qui venaient implorer l’Empereur de mĂ©nager la capitale et leur souverain, et lui offrir les clefs de la ville. L’Empereur nous suivait de prĂšs. Il passa donc au milieu de nous avec ces Viennois. Ils furent alors tĂ©moins d’une scĂšne qui dut leur prouver combien l’Empereur Ă©tait aimĂ© par ses troupes. Nous montions une cĂŽte extrĂȘmement rapide. Nous bordĂąmes la haie de chaque cĂŽtĂ© de la route. Le 4Ăšme corps, qui montait la montagne en mĂȘme temps, fit le mĂȘme mouvement que toute la Garde. Dans un instant, les cris de Vive l’Empereur » se communiquĂšrent sur toute la ligne, les chapeaux au bout des baĂŻonnettes ; les voitures de l’Empereur allant au petit pas, les dĂ©putĂ©s eurent tout le temps de recueillir les applaudissements que la Garde et l’armĂ©e tĂ©moignaient Ă  leur souverain. L’Empereur Ă©tait dans une des voitures de la cour ; c’était la premiĂšre fois qu’il s’en servait depuis son dĂ©part de Paris. Dans le Rhin, toutes les fois que Sa MajestĂ© nous rencontrait en route, nous nous arrĂȘtions pour lui rendre les honneurs militaires, et la saluer de nos acclamations. Tous les corps de l’armĂ©e en faisaient autant, Ă  moins d’ordre contraire. Souvent, dans ces revues inattendues, l’Empereur complimentait les rĂ©giments qui s’étaient distinguĂ©s dans une affaire rĂ©cente, complĂ©tait les cadres et distribuait les dĂ©corations. C’était une circonstance fortuite, qui Ă©tait vivement dĂ©sirĂ©e et qui satisfaisait bien des dĂ©sirs. 13 novembre. – À une petite demi lieue de Vienne, au lieu de continuer notre route, nous entrĂąmes dans un village Ă  gauche, appelĂ© SchƓnbrunn. Ce contretemps nous fit beaucoup de peine, car nous pensions loger en ville. Ce qui ne nous fit nullement plaisir, c’est que, du milieu de la place de ce village, on dĂ©couvrait Vienne Ă  travers le vallon ; cette quantitĂ© de clochers, flĂšches, tours, faisaient un contraste frappant avec la campagne, qui Ă©tait couverte de neige. Sur cette mĂȘme place s’élevait le palais impĂ©rial que l’Empereur avait choisi pour sa rĂ©sidence. Nous y fĂ»mes logĂ©s pour faire le service du palais. RĂ©veillĂ© dans la nuit, sans ĂȘtre commandĂ© de service, je fus contraint, avec d’autres camarades, pas plus amoureux que moi de trotter Ă  de telles heures, de faire autour du parc des patrouilles qui exigeaient une heure de marche. Il nous fut dĂ©fendu d’aller Ă  Vienne sans permission. 16 novembre. – Le rĂ©giment se disposait Ă  passer l’inspection, lorsqu’on reçut l’ordre du dĂ©part. Cette nouvelle fut un coup de foudre. Les Ă©vĂ©nements nous Ă©taient peu connus, et on ne les savait que fort tard. Nous ne pouvions nous imaginer ce qui empĂȘchait l’empereur d’Autriche de faire la paix. Nous entrions dans un nouveau pays, peu connu, offrant peu de ressources. Les Russes, continuant toujours de battre en retraite, nous entraĂźnaient nĂ©cessairement dans des pays affreux, et surtout dans une saison peu propre aux marches. J’avoue franchement que ce dĂ©part me fit assez de peine. Cela ne m’empĂȘcha pas de faire le voyage comme les autres. Nous partĂźmes, Ă  2 heures de SchƓnbrunn, et aprĂšs une demi-heure de marche, nous entrĂąmes dans Vienne. Je traversai cette ville avec un grand dĂ©sir de la connaĂźtre, mais le moment n’était pas encore arrivĂ©. En sortant de Vienne, mourants de froid, nous ne fĂźmes que courir pour nous empĂȘcher de geler. Nous arrivĂąmes Ă  Stockerau Ă  10 heures du soir. L’Empereur coucha Ă  Stockerau. 17 novembre. – Partis avec le point du jour, nous marchĂąmes toute la journĂ©e sans nous arrĂȘter, jusqu’à la Taya, qu’il fallut passer Ă  dix heures du soir, par une nuit trĂšs obscure, sur une planche trĂšs Ă©troite, flexible et vacillante. Nos rangs trĂšs dĂ©garnis depuis plusieurs heures, par la fatigue et la longueur de la marche, le devinrent encore bien davantage, car la moindre maladresse pouvait nous faire tomber dans l’eau. Aussi ceux qui se trouvĂšrent de l’autre cĂŽtĂ© furent peu nombreux, et Ă  peine suffisants pour fournir le service du quartier gĂ©nĂ©ral impĂ©rial. Une autre cause qui contribua Ă  faire rester beaucoup d’hommes derriĂšre, ce sont les nombreuses caves, remplies de vin de Moravie, qu’on trouvait sur le bord de la route. On conçoit que des hommes fatiguĂ©s, vivant mal, dormant peu, marchant toujours, profitassent de ces bonnes et rares occasions pour se donner des jambes et un moment de bon temps, mais malheureusement l’abus touchait de prĂšs au bienfait.[2] AUSTERLITZ Le 30 novembre, BarrĂšs se trouve au bivouac, Ă  deux lieues de Brunn, Ă  gauche de la route d’Olmutz sur le penchant d’une colline peu Ă©levĂ©e. 1er dĂ©cembre. – En avant de la position que nous occupions, Ă©tait un mamelon armĂ© de canons. Le bivouac de l’Empereur Ă©tait entre nous et ce mamelon. AprĂšs le mamelon Ă©tait une plaine de peu d’étendue, lĂ©gĂšrement inclinĂ©e vers un ruisseau qui coulait de gauche Ă  droite. Cette plaine, trĂšs longue dans le sens du cours du ruisseau, Ă©tait dominĂ©e par des hauteurs, qui commençaient sur l’autre rive et s’étendaient, depuis des bois Ă  gauche, jusqu’à des marais et Ă©tangs Ă  droite. Le soir, Ă  la clartĂ© des feux des bivouacs, il nous fut donnĂ© lecture de la proclamation de l’Empereur qui annonçait une grande bataille pour le lendemain, 2 dĂ©cembre. Peu de temps aprĂšs, l’Empereur vint Ă  notre bivouac, pour nous voir ou pour lire une lettre qu’on venait de lui remettre. Un chasseur prit une poignĂ©e de paille et l’alluma pour faciliter la lecture de cette lettre. De ce bivouac l’Empereur fut Ă  un autre. On le suivit avec des torches allumĂ©es pour Ă©clairer sa marche. Sa visite se prolongeant et s’étendant, le nombre des torches s’augmenta ; on le suivit en criant Vive l’Empereur. » Ces cris d’amour et d’enthousiasme se propagĂšrent dans toutes les directions, comme un feu Ă©lectrique ; tous les soldats, sous-officiers et officiers se munirent de flambeaux improvisĂ©s, en sorte qu’en moins d’un quart-d’heure, toute la Garde, les grenadiers rĂ©unis, le 5Ăšme corps qui Ă©tait Ă  notre gauche et en avant de nous, le 4Ăšme Ă  droite, ainsi que le 3Ăšme plus loin et en avant, enfin, le 1er qui Ă©tait Ă  une demi-lieue en arriĂšre, en firent autant. Ce fut un embrasement gĂ©nĂ©ral, un mouvement d’enthousiasme, si soudain que l’Empereur dut en ĂȘtre Ă©bloui. C’était magnifique, prodigieux. AprĂšs avoir Ă©tĂ© assez loin, je revins Ă  mon bivouac, aprĂšs l’avoir cherchĂ© longtemps, tous ces feux m’ayant fait perdre la direction oĂč il se trouvait. Je ne doute pas que ce fut le hasard qui donna la pensĂ©e de cette fĂȘte aux flambeaux, et que l’Empereur n’y pensait pas lui-mĂȘme. 2 dĂ©cembre. – Longtemps avant le jour, la diane fut battue dans tous les rĂ©giments ; on prit les armes et on resta formĂ© en bataille jusqu’à ce que les reconnaissances fussent rentrĂ©es. La matinĂ©e Ă©tait froide, le brouillard assez Ă©pais, un silence complet rĂ©gnait dans toutes les lignes. Ce calme si extraordinaire, aprĂšs une soirĂ©e aussi bruyante, aussi folle, avait quelque chose de solennel, d’une majestueuse soumission aux dĂ©crets de Dieu c’était le prĂ©curseur d’un orage impĂ©tueux, meurtrier, qui Ă©lĂšve et abat les empires. L’Empereur, entourĂ© de ses marĂ©chaux et des gĂ©nĂ©raux d’élite de son armĂ©e, Ă©tait placĂ© sur un mamelon dont j’ai parlĂ©, distribuant des ordres pour la disposition de ses troupes et attendant que le brouillard se dissipĂąt pour donner le signal de l’attaque. Il fut donnĂ©, et, peu de temps aprĂšs, toute cette immense ligne fut en feu. Pendant ce temps lĂ , le 1er corps, qui Ă©tait derriĂšre, se porta en avant, en passant Ă  droite et Ă  gauche du mamelon. Saluant, criant Vive l’Empereur ! » les chapeaux au bout des Ă©pĂ©es, des sabres, des baĂŻonnettes, le marĂ©chal Bernadotte en tĂȘte, portant le sien de la mĂȘme maniĂšre, et tout cela au bruit des tambours, de la musique, des canons et d’une vive fusillade. AprĂšs le passage du 1er corps, notre mouvement commença ; nous formions la rĂ©serve elle se composait de 20 bataillons d’élite, dont 8 de la Garde impĂ©riale, 2 de la garde royale italienne, et 10 de grenadiers et de voltigeurs rĂ©unis. DerriĂšre nous, marchaient la cavalerie de la Garde et plusieurs bataillons de dragons Ă  pied. Les bataillons d’élite Ă©taient ployĂ©s en colonne serrĂ©e par division, Ă  distance de dĂ©ploiement, ayant quatre-vingts piĂšces de canon dans leur intervalle. Cette formidable rĂ©serve marchait en ligne de bataille, en grande tenue, bonnets Ă  poil et plumets au vent, les aigles et les flammes dĂ©couvertes, indiquant d’un regard fier le chemin de la victoire. Dans cet ordre, nous franchĂźmes la plaine et gravĂźmes les hauteurs aux cris de Vive l’Empereur ! » Parvenus sur le plateau que les Russes occupaient quelques instants auparavant, l’Empereur nous arrĂȘta pour nous haranguer, aprĂšs nous avoir fait un signe de la main, qu’il voulait parler. Il dit d’une voix claire et vibrante qui Ă©lectrisait Chasseurs, mes gardes Ă  cheval viennent de mettre en dĂ©route la Garde impĂ©riale russe ; colonels, drapeaux, canons, tout a Ă©tĂ© pris ; rien n’a rĂ©sistĂ© Ă  leur intrĂ©pide valeur vous les imiterez. » Il partit aussitĂŽt aprĂšs pour aller faire la mĂȘme communication aux autres bataillons de rĂ©serve. L’armĂ©e russe Ă©tait percĂ©e dans son centre et coupĂ©e en deux tronçons. Celui de gauche, celui qui faisait face Ă  la droite de l’armĂ©e française, Ă©tait aux prises avec les corps des marĂ©chaux Soult et Davoust ; celui de droite, avec les corps de Bernadotte et Lannes. La rĂ©serve liait les quatre corps, et tenait sĂ©parĂ© ce qui avait Ă©tĂ© disjoint par les habiles manƓuvres du gĂ©nĂ©ral en chef et la bravoure des soldats. AprĂšs un quart d’heure de repos, l’infanterie de la Garde fit un changement de direction, Ă  droite, pour aller seconder le 4Ăšme corps, en marchant sur les hauteurs. Parvenu Ă  la descente qui domine les lacs, je sortis un instant des rangs, et je vis, par ce moyen, dans la plaine, la lutte terrible engagĂ©e entre le 4Ăšme corps et la portion de l’armĂ©e russe qui lui faisait face, ayant les lacs Ă  dos. Nous arrivĂąmes pour lui donner le coup de grĂące, et achever de la jeter dans les lacs. Ce dernier et fatal mouvement fut terrible. Qu’on se figure 12 Ă  15 000 hommes se sauvant Ă  toutes jambes sur une glace fragile et s’abĂźmant presque tous Ă  la fois. Quel douloureux et triste spectacle, mais aussi quel triomphe pour les vainqueurs ! Notre arrivĂ©e prĂšs des lacs fut saluĂ©e par une vingtaine de coups de canon, sans nous faire grand mal. L’artillerie de la Garde eut bientĂŽt Ă©teint ce feu, et tira ensuite avec une vivacitĂ© incomparable sur la glace pour la briser et la rendre impropre Ă  porter des hommes. La bataille Ă©tait complĂštement gagnĂ©e, une victoire sans exemple avait couronnĂ© nos aigles d’immortels lauriers. AprĂšs quelques instants de repos, nous revĂźnmes sur nos pas, en suivant Ă  peu prĂšs le mĂȘme chemin, et en traversant le champ de bataille dans toute sa longueur. La nuit nous prit dans cette marche ; le temps, qui avait Ă©tĂ© beau pendant toute la journĂ©e, se mit Ă  la pluie, et l’obscuritĂ© devint si profonde qu’on n’y voyait plus. AprĂšs avoir marchĂ© longtemps au hasard, pour trouver le quartier gĂ©nĂ©ral de l’Empereur, le marĂ©chal BessiĂšres, sans guides, sans espoir de le rencontrer, nous fit bivouaquer sur le terrain mĂȘme oĂč il prit cette dĂ©termination. Il Ă©tait temps, car il Ă©tait tard et nous Ă©tions tous trĂšs fatiguĂ©s. AprĂšs avoir formĂ© les faisceaux par section et dĂ©posĂ© nos fourniments, il fallut s’occuper de se procurer des vivres, du bois et de la paille. Mais oĂč aller pour en trouver ? Il faisait si noir et si mauvais ! Rien ne pouvait nous indiquer oĂč nous trouverions des villages. Enfin, des soldats du 5Ăšme corps, qui rĂŽdaient autour de nous, en indiquĂšrent un dans une gorge. J’y fus avec plusieurs de mes camarades ; il Ă©tait plein de morts et de blessĂ©s russes ; car je crois que c’était dans les environs que la Garde russe avait Ă©tĂ© Ă©charpĂ©e. J’y trouvai quelques pommes de terre et un petit baril de vin blanc nouveau, qui Ă©tait si sĂ»r qu’on aurait pu s’en servir en guise de verjus. Ceux qui en burent au camp eurent des coliques Ă  se croire empoisonnĂ©s. La nuit se passa en causeries chacun racontait ce qui l’avait le plus frappĂ© dans cette immortelle journĂ©e. Il n’y avait point d’action personnelle Ă  citer, puisqu’on n’avait fait que marcher, mais on parlait de l’effroyable dĂ©sastre du lac, du courage des blessĂ©s que nous rencontrions sur notre passage, des immenses dĂ©bris militaires vus sur le champ de bataille, de ces lignes de sacs de soldats russes dĂ©posĂ©s avant l’action, qu’ils n’avaient pu reprendre ensuite, ayant Ă©tĂ© repoussĂ©s dans une autre direction, fusillĂ©s, mitraillĂ©s, sabrĂ©s, anĂ©antis. Il fut aussi question du nom que porterait la bataille, mais personne ne connaissait ces localitĂ©s, ni le lieu oĂč s’étaient donnĂ©s les plus grands coups. Puisqu’on ne savait encore rien du rĂ©sultat dĂ©finitif, la question resta sans solution. Avec le jour, mon incertitude sur la partie du champ de bataille oĂč nous avions passĂ© la nuit se dissipa. Je reconnus, aprĂšs avoir fait une tournĂ©e dans les environs, couverts de cadavres et de blessĂ©s qu’on enlevait, que nous Ă©tions Ă  peu prĂšs Ă  une demi lieue sur la droite de la route de Brunn Ă  Olmutz et Ă  la mĂȘme distance de celle de Brunn Ă  Austerlitz, ces deux routes se bifurquant prĂšs de la poste de Posaritz, oĂč l’Empereur avait dĂ» coucher. Vers dix heures, nous partĂźmes pour Austerlitz ; mais avant de joindre la route Ă  travers champs qui y conduit, on nous fit bivouaquer de nouveau pendant quelques heures. Enfin nous arrivĂąmes de nuit Ă  Austerlitz. L’Empereur couchait au chĂąteau de cette petite ville, et y remplaçait les empereurs Alexandre et François II, qui en Ă©taient partis le matin. Dans la journĂ©e, il nous fut fait lecture de la proclamation de l’Empereur Ă  l’armĂ©e commençant par ces mots Soldats, je suis content de vous » et finissant par cette phrase Il suffira de dire j’étais Ă  la bataille d’Austerlitz, pour qu’on vous rĂ©ponde VoilĂ  un brave ! » 4 dĂ©cembre. – Le matin de ce jour, deux bataillons de grenadiers et deux de chasseurs furent rĂ©unis et dirigĂ©s sur la route de la Hongrie. J’en Ă©tais. AprĂšs quatre heures de marche, on nous fit prendre, Ă  droite de la route, position sur une hauteur avec de la cavalerie et de l’artillerie de la Garde ; plus loin, sur la mĂȘme ligne, Ă©tait aussi de la troupe de ligne ; en avant de nous, un peu plus bas, on voyait l’Empereur se chauffant Ă  un feu de bivouac, entourĂ© de son Ă©tat-major. Sur la colline en face Ă©taient des troupes ennemies en bataille. Nous crĂ»mes d’abord qu’une affaire allait s’engager, mais, aprĂšs quelques instants d’attente, arrivĂšrent deux belles voitures, entourĂ©es d’officiers et de cavaliers, d’oĂč je vis descendre un personnage en uniforme blanc, au-devant duquel se rendit l’Empereur NapolĂ©on. Nous comprĂźmes facilement alors que c’était une entrevue pour traiter de la paix, et que le personnage descendu de voiture Ă©tait l’empereur d’Autriche. AprĂšs leur conversation, qui dura moins d’une heure, nous reprĂźmes la route d’Austerlitz, oĂč nous arrivĂąmes extĂ©nuĂ©s de fatigue et mourants de faim nous avions fait huit lieues dans la boue et par un froid trĂšs vif. Il Ă©tait nuit, depuis longtemps, quand nous entrĂąmes dans nos logements. Le 7 dĂ©cembre commença le retour en France. À Brunn, nous longeĂąmes une partie du champ de bataille, sur lequel on voyait encore des morts. Le 10, aprĂšs avoir repassĂ© le Danube et traversĂ© Vienne, nous arrivons Ă  Freysing, en face du village et du palais impĂ©rial de SchƓnbrunn, pour y sĂ©journer jusqu’au 27 dĂ©cembre. Pendant ce long et salutaire repos, je fus plusieurs fois Ă  Vienne pour visiter cette capitale, faire quelques emplettes et convertir en monnaie de France les florins en papier, avec lesquels on venait de rĂ©gler l’arriĂ©rĂ© de solde qui nous Ă©tait dĂ», depuis notre passage du Rhin. C’était de l’argent bien gagnĂ©, mais les coquins de changeurs profitĂšrent de la circonstance pour nous faire perdre beaucoup dessus, la guerre dĂ©sastreuse que venait de faire l’Autriche ayant beaucoup dĂ©prĂ©ciĂ© ce papier monnaie, sans compter l’ignorance oĂč j’étais sur sa vĂ©ritable valeur. Pendant notre sĂ©jour, nous reçûmes nos capotes d’uniforme venant de France. Elles furent bien accueillies, car nos sarraux de toile avec lesquels nous avions fait la campagne n’étaient ni chauds ni beaux. Nous eĂ»mes, pendant les dix-sept jours de ce cantonnement, de trĂšs mauvais jours, surtout beaucoup de neige et de fortes gelĂ©es. L’Empereur nous faisait souvent prendre les armes, pour nous faire manƓuvrer et dĂ©filer. Le 26, le canon nous annonça la conclusion de la paix ; elle avait Ă©tĂ© signĂ©e le 25 Ă  Presbourg. Le 28 au matin, notre bataillon fut envoyĂ© Ă  Vienne, pour prendre et escorter le TrĂ©sor de l’armĂ©e jusqu’à Strasbourg ; il se composait de huit fourgons et de douze Ă  quinze millions en or ou en argent. La plus grande partie venait de France, et n’avait pas Ă©tĂ© dĂ©pensĂ©e dans cette courte campagne, qui, au lieu de l’appauvrir, l’avait augmentĂ©. Le 20 fĂ©vrier 1806, nous arrivions Ă  la caserne de Rueil. Notre absence de Paris avait Ă©tĂ© de 174 jours. Jours de marche, 110 ; jours de repos 60. De Vienne Ă  Paris, on marcha 46 jours pour faire 306 lieues, ce qui fait une moyenne de 6 lieues 2/3 par jour. SEPT MOIS À RUEIL À Rueil, notre service se bornait Ă  monter la garde Ă  la Malmaison et au palais de Saint-Cloud, ces deux services n’étant pas fatigants parce que peu frĂ©quents. À Saint-Cloud, on Ă©tait nourri des deniers de l’Empereur ; les repas Ă©taient Ă  peu prĂšs les mĂȘmes qu’à la caserne. Un autre service, un peu plus pĂ©nible, c’était d’aller dĂ©filer la parade aux Tuileries, tous les quinze jours. Les gardes qu’on montait Ă  Saint-Cloud offraient beaucoup d’intĂ©rĂȘt, par le curieux spectacle que prĂ©sentait cette immense rĂ©union de grands personnages, qui allaient faire leur cour au puissant monarque, au vainqueur de l’anarchie et des ennemis de la France. J’ai vu lĂ , bien souvent, des rois, des princes, presque tous les marĂ©chaux, les ministres, les grands dignitaires de l’Empire, les grands officiers de la couronne, les sĂ©nateurs, les gĂ©nĂ©raux de l’armĂ©e et tous les grands fonctionnaires, qui venaient saluer le maĂźtre des destinĂ©es de l’Europe. C’était vraiment beau, le jour des grandes rĂ©ceptions. Il ne passait pas un de ces personnages illustres que je ne m’informasse de son nom ; en peu de temps, je les connus presque tous. Ce fut pendant mon sĂ©jour Ă  Rueil que je fus instruit de la douloureuse perte que ma mĂšre et toute la famille venaient de faire en la personne de mon pĂšre, dĂ©cĂ©dĂ© Ă  l’ñge de soixante-six ans. Cette mort inattendue me causa beaucoup de douleur, car je perdais en lui plutĂŽt un ami qu’un pĂšre, tant il avait de bontĂ© et d’amitiĂ© pour moi. Sa correspondance si aimante, si questionneuse, me charmait et me consolait souvent. Des bruits de guerre qui circulaient depuis quelques temps prenaient de jour en jour plus de consistance ; un camp d’infanterie de quatre rĂ©giments, Ă©tabli sous Meudon, faisait pressentir de prochaines hostilitĂ©s, car tout s’y organisait pour la guerre. La curiositĂ©, le dĂ©sir de voir un de mes amis, nommĂ© officier rĂ©cemment, lors de la promotion qui avait Ă©tĂ© faite Ă  Vienne, m’y firent aller deux fois pour jouir de ce spectacle militaire, aux portes de la capitale, et tĂ©moigner Ă  mon ami combien j’étais satisfait de lui voir les Ă©paulettes et l’épĂ©e, au lieu du sac et du fusil que nous portions, nous, ses camarades moins favorisĂ©s. À la vĂ©ritĂ©, cette promotion fut peu nombreuse, puisqu’elle ne s’étendit que sur seize des grenadiers et chasseurs ; mais elle fit plaisir, mĂȘme Ă  ceux qui ne furent pas au nombre des Ă©lus, parce qu’elle prouvait que l’intention de l’Empereur Ă©tait de nous nommer, tous, successivement ; mais seize sur seize cents, c’était bien peu. Le 11 septembre 1806, toute la Garde, considĂ©rablement augmentĂ©e depuis la fin de la campagne, fut rĂ©unie dans la plaine des Sablons pour passer la revue de dĂ©tail de l’Empereur. Tout y Ă©tait, personnel, matĂ©riel, administration on n’avait laissĂ© dans les quartiers que les hommes et les chevaux qui ne pouvaient pas se tenir sur leurs jambes. Les compagnies ayant Ă©tĂ© dĂ©ployĂ©es sur un seul rang, les sacs Ă  terre et ouverts devant chaque homme, et les cavaliers Ă  pied tenant leurs chevaux par la bride, l’Empereur passa Ă  pied devant le front du rang dĂ©ployĂ©, questionna les hommes, visita les armes, les sacs, l’habillement avec une lenteur presque dĂ©sespĂ©rante. Il visita de mĂȘme les chevaux, les canons, les caissons, les fourgons, les ambulances, avec la mĂȘme sollicitude, la mĂȘme attention que pour l’infanterie. Cette longue et minutieuse inspection terminĂ©e, les rĂ©giments se reformĂšrent dans leur ordre habituel, pour qu’il vĂźt l’ensemble des troupes et les fĂźt manƓuvrer. DĂ©jĂ  quelques mouvements avaient Ă©tĂ© exĂ©cutĂ©s, lorsque survint un orage furieux, dĂ©chaĂźnĂ©, Ă©pouvantable toute cette splendeur, des Ă©clatantes dorures, ces brillants uniformes furent ternis, salis, mis hors de service, surtout ceux des chasseurs Ă  cheval et de l’artillerie, si Ă©lĂ©gants et si riches. Moins d’un quart d’heure suffit pour rendre le terrain impraticable et interdire mĂȘme le dĂ©filement. On se retira triste, dĂ©fait comme si on eĂ»t perdu une grande bataille. Quelques jours aprĂšs, nous reçûmes l’ordre de nous tenir prĂȘts Ă  partir pour le 20. Cette nouvelle fut reçue avec joie. On Ă©tait ennuyĂ©, depuis longtemps de cette vie douce et tranquille, de ce bien-ĂȘtre, qu’on ne sait pas apprĂ©cier, quand on ne le compare pas avec les souffrances passĂ©es et si vite oubliĂ©es. Nous restĂąmes dans cette pacifique garnison sept mois justes. GUERRE CONTRE LA PRUSSE Nous partĂźmes le 20 septembre. Cette Ă©tape, dĂ©jĂ  trĂšs longue en partant de Paris, le fut de trois lieues de plus, pour nous qui venions de Rueil. Quand j’arrivai Ă  Saint-Marc, oĂč la compagnie Ă©tait dĂ©tachĂ©e, je tombai sur le seuil de mon logement, comme un homme frappĂ© par un boulet. Je fus longtemps sans reprendre connaissance. GrĂące aux soins touchants de la respectable dame chez qui j’étais logĂ©, et grĂące Ă  une saignĂ©e, que me pratiqua le chirurgien du village, je revins Ă  la vie. Le repos de la nuit et une forte constitution me donnĂšrent du courage et des jambes, pour le lendemain. Le 22, au jour, nous montĂąmes sur les chars qui avaient portĂ© la veille le 1er rĂ©giment. Ces voitures nous conduisirent jusqu’à Soissons, oĂč nous prĂźmes ceux qu’il venait de quitter, en sorte que les mĂȘmes voitures faisaient deux Ă©tapes, et que le 2Ăšme rĂ©giment couchait oĂč le 1er faisait halte dans la journĂ©e et halte dans le lieu oĂč le 1er couchait. Le 23, nuit Ă  Rethel ; le 24, nuit Ă  Stenay. Les 25, 26 et 27 et toute la nuit du 28 en route, sans autre repos que le temps nĂ©cessaire pour changer de voiture et manger un morceau Ă  la hĂąte, quand on le permettait. Ces soixante-douze heures passĂ©es sur les voitures nous brisĂšrent le corps. EntassĂ©s sur des mĂ©chants chariots de paysans, sans bancs, presque sans paille, ne pouvant ni nous asseoir passablement, ni dormir quelques minutes tranquillement, nous dĂ©sirions ardemment la fin de ce long voyage, oĂč l’on Ă©tait si incommodĂ©ment sous tous les rapports. Comment aurait-on pu trouver une place passable, avec l’embarras de dix Ă  douze fusils, les sabres, les gibernes, les sacs de dix Ă  douze hommes ennuyĂ©s, mĂ©contents et souvent peu endurants, la moindre contrariĂ©tĂ© se changeant en querelle ! À part ces moments de mauvaise humeur, bien excusables parfois, on Ă©tait gai dans le jour, parce qu’on marchait aux montĂ©es, parce qu’on causait avec les habitants, qui se portaient en foule sur notre passage. C’était un spectacle nouveau et intĂ©ressant pour eux. Dans beaucoup de villages, on jetait des paniers de fruits dans les voitures ; on nous offrait du cidre dans les Ardennes, de la biĂšre dans les dĂ©partements allemands. Quoi qu’il en soit, nous quittĂąmes ces voitures sans regrets, prĂ©fĂ©rant marcher et porter tout notre attirail militaire. Le 5 octobre, nous Ă©tions au soir Ă  Closler-Brach, bourg avec une superbe abbaye. Le 1er rĂ©giment y resta ; le 2Ăšme fut dĂ©tachĂ© dans un fort village, sur la gauche et trĂšs loin de la route qui conduit Ă  Bamberg. Pour y arriver, il fallait traverser une forĂȘt trĂšs accidentĂ©e et montueuse. La nuit nous y surprĂźmes. En peu d’instants, les hommes n’y voyant plus, dans le chemin presque pas tracĂ© que l’on suivait, heurtĂšrent contre les arbres et les buttes, tombĂšrent dans les creux, les fossĂ©s, les ravins ou les prĂ©cipices. Ce furent des cris, des jurements, des gĂ©missements Ă©pouvantables. Les chasseurs, pour Ă©viter les accidents qui arrivaient Ă  ceux qui les prĂ©cĂ©daient, s’écartĂšrent de la route, s’éparpillĂšrent dans la forĂȘt et finirent par s’y Ă©garer. C’est en vain que le gĂ©nĂ©ral Curial, colonel en second, qui Ă©tait Ă  la tĂȘte du rĂ©giment, le fit arrĂȘter, battre les tambours pour les rallier, cela fut sans rĂ©sultat, parce qu’il y avait impossibilitĂ©. On ne faisait pas quatre pas sans trouver un obstacle ; heureusement que j’étais Ă  l’avant-garde, oĂč il y avait des guides et des torches Ă©clairĂ©es, ce qui nous permit d’arriver, quoi que tard, au logement, sans accident. Plus des trois-quarts du rĂ©giment passĂšrent la nuit dans la forĂȘt ; beaucoup Ă©taient blessĂ©s ou contus. Tous ceux des hommes qui Ă©taient restĂ©s en arriĂšre rejoignirent le rĂ©giment, avant d’entrer Ă  Bamberg ; on s’arrĂȘta longtemps pour les rallier tous. Le 7, Ă  Bamberg, une proclamation de l’Empereur Ă  la Grande ArmĂ©e, lue aux compagnies formĂ©es en cercle, nous apprit que la guerre Ă©tait dĂ©clarĂ©e Ă  la Prusse. Le 10, aprĂšs avoir traversĂ© les forĂȘts de la Thuringe et les petites villes de Lobenstein, Eberedorf et Saalbourg, sur la Saale, nous vĂźmes le 5Ăšme corps aux prises avec l’armĂ©e prussienne et la poussant vigoureusement vers Saalfeld, oĂč elle fut battue complĂštement. Le prince Louis de Prusse, neveu du roi, qui se tenait Ă  l’arriĂšre-garde, fut tuĂ© d’un coup de sabre par un marĂ©chal des logis du 10Ăšme hussards. Le point oĂč nous nous trouvions et d’oĂč Ă©tait partie une division d’infanterie du 5Ăšme corps pour entrer en ligne, Ă©tait couvert de nombreux effets d’habillement, que les soldats avaient jetĂ©s, pour allĂ©ger leurs sacs qui Ă©taient trop lourds pour combattre. En effet, nous Ă©tions tous trop chargĂ©s, ce qui rendait la marche de l’infanterie lourde et embarrassĂ©e. Nous arrivĂąmes Ă  Schleitz. Tout Ă©tait sens dessus dessous dans cette petite ville saxonne, tant les maux de la guerre avaient portĂ© l’effroi et la terreur chez les habitants. À souper, notre bauer paysan, comme disaient les vieux chasseurs nous servit en argenterie. AprĂšs le repas, je lui dis que s’il voulait la conserver, je l’engageais trĂšs fort de la cacher et de la remplacer par des couverts en fer. Je pense qu’il aura suivi mon conseil. Le 11 octobre, sur la route et dans les champs qu’avoisinaient Auma, nous voyions beaucoup de cadavres prussiens, des suites d’un combat de cavalerie. Il nous fut dĂ©fendu d’entrer dans cette petite ville assez jolie ; mais, n’ayant pas de vivres la faim qui chasse le loup du bois, comme dit le proverbe, nous fit enfreindre la consigne. J’étais dans une cour avec plusieurs autres chasseurs, en train de dĂ©pecer un cochon que nous venions de tuer, lorsque le marĂ©chal LefĂšvre, commandant la Garde Ă  pied, et le gĂ©nĂ©ral Rousset, chef d’état-major gĂ©nĂ©ral de la Garde impĂ©riale, y entrĂšrent. La peur nous glaça d’effroi, et nous fit tomber les couteaux des mains ; impossible de fuir, ils avaient fermĂ© la porte sur eux. D’abord, grande colĂšre, menace de nous faire fusiller ; mais, aprĂšs avoir Ă©tĂ© entendus, ils nous dirent, moitiĂ© en colĂšre, moitiĂ© en riant Sauvez-vous bien vite au camp, sacrĂ©s pillards que vous ĂȘtes ; emportez votre maraude sans qu’on la voie, et surtout Ă©vitez de vous laisser prendre par les patrouilles. » Le conseil Ă©tait bon, nous le suivĂźmes en tous points. On rit beaucoup, au bivouac, de la venette que nous venions d’avoir et de la grande colĂšre pour rire du bon marĂ©chal. IÉNA 13 octobre. – Au bivouac, en avant d’IĂ©na, sur une montagne et sur la rive gauche de la Saale. Pour y arriver, nous traversons la ville et prenons position il Ă©tait dĂ©jĂ  nuit. Ayant su que le 21Ăšme lĂ©ger du 5Ăšme corps n’était pas trĂšs Ă©loignĂ©, je fus voir les nombreux compatriotes qui y servaient. Ils Ă©taient aux avant-postes, sans feu, avec dĂ©fense de combat, et je les quittai bientĂŽt. De retour au camp, j’apprends qu’IĂ©na est en feu et qu’on s’y est rendu en foule. Je fis comme les autres, malgrĂ© la lassitude, la distance Ă  parcourir et le dĂ©testable chemin Ă  descendre, que plus de mille hommes Ă©taient occupĂ©s Ă  rendre praticable pour l’artillerie et la cavalerie. Et, en effet, sur l’étroit plateau oĂč se trouvaient les combattants, il n’y avait encore ni artilleurs, ni cavaliers, et cependant une portĂ©e de fusil ne sĂ©parait pas les deux armĂ©es. AprĂšs avoir franchi ce mauvais pas, j’entrai dans IĂ©na. Grand Dieu ! quel affreux spectacle offrait cette malheureuse ville, dans cet instant de la nuit ! D’une part le feu ; de l’autre, le bris des portes, les cris de dĂ©sespoir. J’entrai dans la boutique d’un libraire les livres Ă©taient jetĂ©s pĂȘle-mĂȘle sur le plancher. J’en prends un au hasard c’était le guide des voyageurs en Allemagne, imprimĂ© en français. C’était le deuxiĂšme volume ; je cherche vainement le premier, je ne le trouve pas. Mais le lendemain de la bataille, quand l’ordre eut Ă©tĂ© rĂ©tabli, je retournai chez le libraire, pour le prier de me vendre ce premier volume. C’était un peu lourd Ă  porter dans un sac, mais j’étais si content d’avoir cet ouvrage qu’il me semblait que son poids ne devait pas m’incommoder. En sortant de cette librairie, j’entrai dans la boutique d’un Ă©picier ; on se partageait du sucre en pains. On m’en donna cinq ou six livres, que je portai de suite au camp. Je n’eus que cela Ă  manger pendant toute la journĂ©e du lendemain. Peu d’heures aprĂšs mon retour au camp, on prit les armes, on se forma en carrĂ© et on attendit en silence le signal du combat. 14 octobre. – Un coup de canon tirĂ© par les Prussiens, dont le boulet passa par dessus nos tĂȘtes, annonça l’attaque. Un bruit de canons et de fusils se fit aussitĂŽt entendre sur les lignes des deux armĂ©es ; les feux d’infanterie Ă©taient vifs, continuels, mais on ne dĂ©couvrait rien, le brouillard Ă©tant si Ă©pais qu’on ne voyait pas Ă  six pas. L’Empereur Ă©tait parvenu par ses habiles manƓuvres Ă  forcer les Prussiens Ă  donner la bataille dans une position et sur un terrain peu favorables, puisqu’ils prĂ©sentaient le flanc gauche Ă  leur base d’opĂ©ration et qu’elle Ă©tait tournĂ©e. L’Empereur dĂ©jeuna devant la compagnie, en attendant que le brouillard se levĂąt. Enfin, le soleil se montra radieux, l’Empereur monta Ă  cheval, et nous nous portĂąmes en avant. Jusqu’à quatre heures du soir, nous manƓuvrĂąmes pour appuyer les troupes engagĂ©es. Souvent notre approche suffisait pour obliger les Prussiens et les Saxons Ă  abandonner les positions qu’ils dĂ©fendaient ; malgrĂ© cela, la lutte fut vive, la rĂ©sistance dĂ©sespĂ©rĂ©e, surtout dans les villages et les bouquets de bois, mais une fois que toute notre cavalerie fut arrivĂ©e en ligne et put manƓuvrer, alors ce ne fut plus que dĂ©sastre. La retraite se changea en dĂ©route, et la fuite fut gĂ©nĂ©rale. L’Empereur nous arrĂȘta sur un plateau dĂ©couvert et trĂšs Ă©levĂ©, oĂč il resta prĂšs d’une heure Ă  recevoir les rapports qui lui arrivaient de tous les points, Ă  donner des ordres et Ă  causer avec les gĂ©nĂ©raux. PlacĂ© au milieu de nous, nous pĂ»mes le voir jouir de son immense triomphe, distribuer des Ă©loges, et recevoir avec orgueil les nombreux trophĂ©es qu’on lui apportait. CouchĂ© sur une immense carte ouverte, posĂ©e Ă  terre, ou se promenant les mains derriĂšre le dos, en faisant rouler une caisse de tambour prussien, il Ă©coutait attentivement tout ce qu’on lui disait, et prescrivait de nombreux mouvements. AprĂšs que ces masses de prisonniers, ces innombrables canons eurent dĂ©filĂ© devant les vainqueurs, que le canon ne se fit plus entendre, ou du moins que ses dĂ©tonations furent trĂšs Ă©loignĂ©es, l’Empereur rentra Ă  IĂ©na, suivi de la garde Ă  pied. Nous avions plus de deux lieues Ă  faire, il Ă©tait plus de cinq heures ; aussi nous ne pĂ»mes arriver qu’aprĂšs sept heures du soir. On se logea militairement, chaque caporal amenant son escouade avec lui. Une maison d’assez belle apparence nous engagea Ă  y entrer ; nous Ă©tions les premiers, nous en prĂźmes possession c’était un pensionnat de demoiselles. La cage Ă©tait restĂ©e, mais les oiseaux s’étaient envolĂ©s, en laissant leurs plumes, du moins une partie de leurs hardes les pianos, les harpes, les guitares, leur livres, de charmants dessins ou gravures et des fournitures de bureau Ă  satisfaire tous les besoins et tous les goĂ»ts. Les appartements Ă©taient Ă©lĂ©gamment meublĂ©s et trĂšs coquets. Je profitai de cette circonstance pour Ă©crire Ă  mon frĂšre aĂźnĂ© une longue lettre, oĂč je lui rendais compte de notre brillante victoire. Le lendemain, au jour, je fus flĂąner autour du quartier gĂ©nĂ©ral, pour guetter le dĂ©part du courrier impĂ©rial. Je n’attendis pas longtemps. Je priai le premier courrier qui partit de mettre ma lettre Ă  la poste, dĂšs son arrivĂ©e Ă  Mayence. Il s’en chargea avec plaisir, en me disant qu’on ne saurait trop rĂ©pandre les bonnes nouvelles. Le 15, nous fĂ»mes chargĂ©s de faire cuire beaucoup de viande, qu’on dut chercher dans la campagne, pour faire du bouillon pour les blessĂ©s. Toute la journĂ©e, la Garde s’est occupĂ©e de ce pieux devoir. Mon Dieu, que de blessĂ©s ! Toutes les Ă©glises, tous les grands Ă©tablissements en Ă©taient remplis. Les fonctions d’infirmier sont bien pĂ©nibles, quand on s’identifie avec les souffrances des malheureux qu’on s’efforce de soulager ! Le 18, Ă  Mersebourg, sur la rive gauche de la Saale, dans une situation charmante. J’étais de garde auprĂšs de l’Empereur, qui arriva aprĂšs nous, venant de Weimar. Dans la journĂ©e, nous passĂąmes prĂšs du champ de bataille de Rosbach. La journĂ©e d’IĂ©na a bien vengĂ© cette dĂ©faite. L’EMPEREUR ENTRE À BERLIN 27 octobre. – Depuis quelques jours, nous marchions dans les sables des bords de l’Elbe et de la marche de Brandebourg, ce qui avait singuliĂšrement attendri et ramolli nos pieds. Une fois sur l’affreux pavĂ© de Potsdam, fait en petits cailloux pointus, on Ă©prouva des douleurs vraiment atroces. Ce n’était pas marcher qu’on faisait, mais sauter comme des brĂ»lĂ©s. Si ce n’eĂ»t pas Ă©tĂ© aussi douloureux, ç’aurait Ă©tĂ© bien comique. Au matin, nous partĂźmes de Charlottenbourg, en grande tenue, bonnet et plumet en tĂȘte, toute la Garde rĂ©unie et disposĂ©e Ă  faire une entrĂ©e solennelle. ArrivĂ© Ă  la belle porte de Charlottenbourg, ou plutĂŽt Ă  ce magnifique arc de triomphe sur lequel est un quadrige d’un trĂšs beau travail, l’Empereur laissa passer sa belle Garde Ă  cheval, et se mit Ă  notre tĂȘte, entourĂ© d’un Ă©tat-major aussi brillant que nombreux. Les grenadiers nous suivaient ; la gendarmerie d’élite fermait la marche. Pour nous rendre au palais du roi, oĂč l’Empereur devait loger, nous suivĂźmes cette grande et magnifique allĂ©e des Tilleuls, la plus belle que l’on connaisse, et qui est supĂ©rieure en beautĂ©, sinon en longueur, aux boulevards de Paris. Je fus de garde au palais. Dans la soirĂ©e, Ă©tant en faction, dans une allĂ©e de la prairie qui se trouve en face du palais, un homme trĂšs bien mis m’offrit de la liqueur qu’il avait dans une bouteille cachĂ©e sous son habit. Je le repoussai assez rudement ; il dut penser que je ne me conduisais ainsi Ă  son Ă©gard que parce que je craignais que la liqueur fĂ»t empoisonnĂ©e. Il me dit Soyez sans inquiĂ©tude, elle est salutaire. » Et, en mĂȘme temps, il but un bon coup. Je le remerciai de nouveau, en lui disant en mĂȘme temps de s’éloigner. Il partit, mais de mauvaise humeur, et en prononçant quelques gros jurons en allemand. Parbleu, me dis-je, voilĂ  un Berlinois qui n’est guĂšre de son pays ; il semblerait qu’il est bien aise qu’on ait donnĂ© une bonne raclĂ©e Ă  son roi, Ă  ses compatriotes, et Ă  tout ce qui porte l’uniforme prussien. Le 28, nous habitions dans une grande rue, la Roos-Strass, une maison belle et vaste. Il Ă©tait minuit, mes cinq camarades et moi, nous dormions profondĂ©ment, lorsque nous fĂ»mes rĂ©veillĂ©s par les cris Au feu, au feu ! » Je me mets le premier Ă  la fenĂȘtre, je vois tout le dessus de notre maison en flammes. Nous commençons de tourner dans notre chambre comme des Ă©garĂ©s, cherchant Ă  nous habiller sans pouvoir y parvenir, nous heurtant, nous bousculant, sans trop songer Ă  gagner la porte pour nous assurer si la fuite Ă©tait possible. L’escalier, fort heureusement, Ă©tait intact, et nous pĂ»mes sortir sans accident. Nous voilĂ  dans la rue, presque nus, sans souliers, ayant de la neige jusqu’aux genoux, nos effets dans des draps de lit que nous avions sur le dos, embarrassĂ©s de nos fusils, sabre, giberne, bonnet d’oursin, plumet, chapeau, le diable enfin, ne sachant oĂč nous diriger, ahuris par les cris de la foule qui dĂ©bouchait de tous les coins de rue, par le galop des chevaux qui amenaient des pompes et des tonneaux fixĂ©s sur des traĂźneaux, par le tocsin sonnĂ© par toutes les cloches de la ville, par la gĂ©nĂ©rale qui se battait dans toutes les sections, par l’arrivĂ©e des premiers piquets de cavalerie, des officiers d’ordonnance, des gĂ©nĂ©raux et du gouverneur de la ville, le gĂ©nĂ©ral Huttin, colonel des grenadiers Ă  pied de la Garde, et de tous les militaires qui pouvaient craindre que ce fĂ»t un signal, pour une insurrection contre la vie de l’Empereur et de la garnison. C’était un vacarme Ă  ne savoir oĂč donner de la tĂȘte. Pendant que tout s’organisait pour arrĂȘter les progrĂšs de l’incendie, nous achevĂąmes de nous habiller au milieu de cette cohue ; mais le sauvetage de nos effets n’était pas complet, il fallut remonter dans notre chambre pour les chercher, ce ne fut pas sans danger, et en les recouvrant, nous eĂ»mes la douce satisfaction de pouvoir faciliter la sortie de quelques personnes qui auraient pu ĂȘtre victimes de ce dĂ©sastre. Je dois mentionner, Ă  la louange des autoritĂ©s et des habitants, que les secours furent prompts et bien dirigĂ©s. Un mot de mĂ©contentement, prononcĂ© par le gouverneur, nous faisait craindre qu’il nous accusĂąt d’ĂȘtre les auteurs de ce malheureux sinistre. Dans la matinĂ©e, nous nous rendĂźmes chez lui pour ĂȘtre interrogĂ©s ; quelques mots suffirent pour nous justifier. On nous logea chez un banquier de la mĂȘme rue. Il y avait tous les jours grande parade, dans la cour extĂ©rieure du chĂąteau, situĂ©e entre le palais et la prairie dont j’ai parlĂ©. Le bataillon de service et les piquets de cavalerie de la Garde s’y trouvaient et restaient pour dĂ©filer les derniers. Toutes les troupes qui arrivaient de France, toutes celles qui Ă©taient restĂ©es en arriĂšre pour poursuivre les dĂ©bris de l’armĂ©e prussienne ou pour bloquer les places fortes, que l’ennemi cĂ©dait tous les jours, Ă©taient passĂ©es en revue par l’Empereur, qui les gardait longtemps sous les armes. Il faisait Ă  l’instant mĂȘme toutes les promotions nĂ©cessaires pour complĂ©ter les cadres des rĂ©giments, distribuait des dĂ©corations aux militaires qui lui Ă©taient signalĂ©s comme ayant mĂ©ritĂ© cette glorieuse rĂ©compense, adressait des allocutions aux corps, les faisait manƓuvrer pour s’assurer de leur instruction pratique, enfin ne nĂ©gligeait rien de ce qui pouvait intĂ©resser leur bien-ĂȘtre ou les enflammer du dĂ©sir de voler Ă  d’autres combats. Ces parades et revues Ă©taient trĂšs curieuses Ă  observer ; on aimait Ă  suivre du regard celui qui foudroyait les trĂŽnes et les peuples. Nous fĂ»mes deux fois exĂ©cuter de grandes manƓuvres dans les environs de Berlin, sous les yeux de l’Empereur. J’étais un de ceux qui tenaient les drapeaux pris Ă  l’ennemi, Ă  la bataille d’IĂ©na, quand l’Empereur les prĂ©senta Ă  la dĂ©putation du SĂ©nat, qui vint jusqu’à Berlin pour les recevoir. C’était un cadeau que l’Empereur faisait Ă  son SĂ©nat conservateur. Pendant les vingt-sept jours pleins que je restais Ă  Berlin, je visitai tous les monuments, toutes les collections importantes, tous les beaux quartiers de cette belle ville. Je fus plusieurs fois au spectacle, pour voir jouer des grands opĂ©ras français, traduits et arrangĂ©s pour la scĂšne allemande. Le lendemain de son entrĂ©e Ă  Berlin, l’Empereur fit mettre Ă  l’ordre de l’armĂ©e une nouvelle proclamation, pour annoncer que les Russes marchaient Ă  notre rencontre, et qu’ils seraient battus comme Ă  Austerlitz. Elle se terminait par cette phrase Soldats, je ne puis mieux exprimer les sentiments que j’éprouve pour vous, qu’en disant que je porte dans mon cƓur l’amour que vous me montrez tous les jours. » À LA RENCONTRE DES RUSSES EntrĂ© en Pologne le 29 novembre, BarrĂšs arrive le 3 dĂ©cembre Ă  Posen, oĂč il restera jusqu’au 15. À notre arrivĂ©e, on nous lut la nouvelle proclamation que l’Empereur fit mettre Ă  l’ordre de l’armĂ©e, le 2 dĂ©cembre, pour annoncer l’anniversaire de la bataille d’Austerlitz, la prise de Varsovie que les Russes n’avaient pas pu dĂ©fendre, et l’arrivĂ©e de la Grande ArmĂ©e sur les bords de la Vistule. Cette belle proclamation Ă©tait suivie d’un dĂ©cret qui Ă©rigeait l’emplacement de la Madeleine Ă  Paris en un temple de la gloire, sur le frontispice duquel on devait placer cette inscription en lettres d’or L’Empereur NapolĂ©on aux soldats de la Grande ArmĂ©e. Ce dĂ©cret prouvait Ă  l’armĂ©e combien l’Empereur avait pris soin de sa gloire et l’encourageait Ă  de nouveaux triomphes
 Le 24 dĂ©cembre, nous arrivĂąmes Ă  Varsovie. Depuis le passage de la Wertha, le 29 novembre, nous Ă©tions dans la Pologne prussienne. Notre marche rapide ne nous donna pas une trĂšs bonne opinion de sa richesse. Que de pauvres et tristes villages nous rencontrĂąmes, que de misĂšres nous eĂ»mes sous les yeux, sans compter la nĂŽtre ! Toujours dans la boue ou la neige fondue, jusqu’aux genoux, marchant toute la journĂ©e et n’ayant ni abri, ni feu. ArrivĂ© au gĂźte, la nourriture rĂ©pondait Ă  tout ce que nous voyions, Ă  tout ce qui nous entourait. Le 25, le passage de la Vistule Ă  Varsovie s’opĂ©ra sur un pont de bateaux, qui avait Ă©tĂ© rĂ©tabli aprĂšs la retraite des Russes. Le fleuve charriait considĂ©rablement, la gelĂ©e ayant repris depuis deux jours, avec assez d’intensitĂ© pour faire craindre pour sa sĂ»retĂ©. AprĂšs le pont, nous traversĂąmes obliquement une partie du faubourg de Prague, cĂ©lĂšbre par son importance, mais bien plus encore par ses malheurs, la presque totalitĂ© de la population ayant Ă©tĂ© massacrĂ©e par les Russes de Souvarow, en 1794. À l’autre extrĂ©mitĂ© du faubourg sont les frontiĂšres autrichiennes, qu’on dut respecter, ce qui obligeait Ă  se jeter Ă  gauche pour ne pas violer la neutralitĂ© de cette puissance. Le passage du Bug prĂ©sentait des difficultĂ©s assez grandes et des dangers assez sĂ©rieux. Le pont, rĂ©tabli Ă  la hĂąte pour le passage de la partie de l’armĂ©e qui opĂ©rait sur la rive droite, fut souvent emportĂ© par la force du courant, ou brisĂ© par les Ă©normes glaçons que cette grande riviĂšre charriait. On ne passait que par petits dĂ©tachements, et lorsque les officiers pontonniers jugeaient qu’on pouvait le faire en sĂ»retĂ©. Le 26, au bivouac, prĂšs d’un village appelĂ© Loparzin, quartier gĂ©nĂ©ral de l’Empereur. À la nuit close, en traversant une forĂȘt de sapins trĂšs Ă©paisse, je fus appelĂ© par mon nom. C’était trois ou quatre compatriotes de Blesle, qui se trouvaient en arriĂšre de leur corps ce qu’on appelle des traĂźnards ou fricoteurs. ArrĂȘtĂ©s prĂšs d’une cantine, ils m’offrirent du pain et du petit salĂ©, que j’acceptai avec plaisir, n’ayant rien mangĂ© de la journĂ©e. AprĂšs ĂȘtre restĂ© quelque temps avec eux, je cherchai Ă  rejoindre ma compagnie. Mais je m’égarai, avec plusieurs de mes camarades, dans cette infernale forĂȘt, qui semblait n’avoir pas de limites. Enfin, au jour, nous rencontrĂąmes un hameau, oĂč beaucoup de militaires Ă©taient rĂ©fugiĂ©s. J’appris avec plaisir que mon rĂ©giment n’était pas Ă©loignĂ©. Je m’arrĂȘtai un instant pour me reposer, car je tombais de lassitude et de sommeil. Quand je m’aperçus que le rĂ©giment se disposait Ă  partir, je me dirigeai dans sa direction Ă  travers champs. La surface Ă©tait gelĂ©e, mais le fond ne l’était pas, Ă  cause du dĂ©gel qui s’était dĂ©clarĂ© la veille, en sorte que chaque pas que je faisais, j’enfonçais dans cette terre molle Ă  ne pouvoir plus retirer mes jambes. Mes souliers y seraient restĂ©s, si je n’avais pas pris le parti de les prendre Ă  la main et de marcher pieds nus. Je fis ainsi plus de deux lieues sur une lĂ©gĂšre croĂ»te de glace que je brisais Ă  chaque pas. Je ne pus rĂ©tablir ma chaussure, Ă  la faveur d’un repos momentanĂ©, que longtemps aprĂšs que j’avais rejoint la compagnie. Dans la journĂ©e, les chemins, ou plutĂŽt les endroits oĂč nous passions, Ă©taient devenus impraticables. Deux hommes ne pouvaient pas poser le pied Ă  la mĂȘme place sans courir le risque d’ĂȘtre engloutis. On marchait comme si on eĂ»t Ă©tĂ© en tirailleurs. Tout restait derriĂšre, vainqueurs et vaincus. Les canons, les caissons, les voitures, les carrosses de l’Empereur, comme la modeste carriole de la cantiniĂšre, s’embourbaient et ne bougeaient plus. Les routes, les champs Ă©taient couverts d’équipages, de bagages russes. Si cette poursuite eĂ»t pu ĂȘtre continuĂ©e encore deux ou trois jours, l’armĂ©e ennemie abandonnait tout son matĂ©riel forcĂ©ment sans pouvoir mĂȘme le dĂ©fendre. Mais les Français n’étaient pas plus en mesure d’attaquer. Il fallait s’arrĂȘter sous peine de ne plus ĂȘtre. Aussi l’ordre fut-il donnĂ© le mĂȘme jour de faire prendre des cantonnements Ă  l’armĂ©e, et Ă  la Garde de rentrer Ă  Varsovie, oĂč l’Empereur fut Ă©tablir son quartier gĂ©nĂ©ral. 31 dĂ©cembre. – Mon billet de logement Ă©tait pour Mgr l’évĂȘque de Varsovie. Je me rĂ©jouis beaucoup de cet heureux hasard, qui m’envoyait chez un trĂšs grand dignitaire de l’Église, sans doute pour lui voir mettre en pratique cette charitĂ© chrĂ©tienne qui veut qu’on soulage ceux qui souffrent ; mais il n’en fut rien. Monseigneur ne daigna pas s’intĂ©resser Ă  nos estomacs dĂ©labrĂ©s, ni Ă  nous faire oublier nos misĂšres de la rive droite du Bug. Au contraire, il nous fit changer de logement, pour ne pas ĂȘtre obligĂ© de nous fournir l’air que nous consommions chez lui. Notre fortune nous envoya chez un chanoine de Monseigneur, qui parlait trĂšs bien français. VoilĂ  tout
 Pendant notre sĂ©jour Ă  Varsovie, le froid fut trĂšs vigoureux. En vingt-quatre heures, la Vistule fut prise et praticable partout pour les gens Ă  pied. Cela n’empĂȘchait pas l’Empereur de passer des revues ou de faire dĂ©filer la parade. Il se conduisait de mĂȘme qu’à Berlin, avec cette diffĂ©rence cependant que ces travaux sur la place Ă©taient moins longs, parce que souvent il y avait impossibilitĂ© d’y rester. De nombreux et Ă©lĂ©gants traĂźneaux sillonnaient toutes les rues avec la rapiditĂ© de l’éclair. Ce genre de locomotion que je connaissais peu m’intĂ©ressait vivement. Varsovie est une trĂšs belle ville, dans quelques unes de ses parties. Nous y restĂąmes jusqu’au 27 janvier 1807. Cependant, je fus peu curieux d’en visiter les monuments et curiositĂ©s ; la saison ne s’y prĂȘtait pas. Blotti dans un coin de ma pauvre et froide chambre, oĂč je lisais une partie de la journĂ©e, je ne sortais que lorsque le devoir et le service m’en faisaient une obligation. Il y eut une petite promotion de vĂ©lites au grade d’officier c’était la deuxiĂšme. Elle ne s’étendit que sur quelques protĂ©gĂ©s des gĂ©nĂ©raux en crĂ©dit ou des personnages de la suite de l’Empereur. Le 2 fĂ©vrier 1807, aprĂšs un combat, oĂč nous Ă©tions en rĂ©serve, on nous fit bivouaquer en avant de Passenheim. J’allai, comme de coutume, chercher du bois, de la paille ou des vivres, enfin ce que je pouvais trouver. En revenant au camp, chargĂ© de bois, je tombai dans un ravin trĂšs profond, et restai enseveli sous 10 Ă  12 pieds de neige. Je fus plus d’une heure sans pouvoir sortir de mon tombeau. J’y parvins enfin, mais Ă  moitiĂ© mort de froid et de fatigue. Le temps Ă©tait affreux, le froid Ăąpre ; la neige tourbillonnait, Ă  nous empĂȘcher de voir Ă  deux pas. Je passai une bien mauvaise nuit, car j’eus trop de peine Ă  me rĂ©chauffer. Le 3, prĂšs du village de Geltkendorf, oĂč l’Empereur coucha, aprĂšs les terribles combats de Geltkendorf et du pont de Bergfried, nous restĂąmes en position jusqu’à 2 heures du matin, sur 3 pieds de neige, et Ă  la rigueur d’une bise qui coupait la respiration. Ce fut une soirĂ©e terrible. Depuis notre entrĂ©e en Pologne, on nous avait permis de porter le chapeau, la corne en avant, et d’ajouter de chaque cĂŽtĂ© un morceau de fourrure qu’on attachait sous le menton avec des cordons, pour nous garantir le visage et surtout les oreilles du froid. L’Empereur, le prince de NeufchĂątel, et la plupart des gĂ©nĂ©raux avaient des bonnets en forme de casque, faits avec des fourrures de prix, desquels il pendait deux bandes, aussi en fourrure, pour ĂȘtre attachĂ©es sous le menton, quand le froid devenait plus piquant. Ces deux princes Ă©taient habillĂ©s d’une polonaise en velours gris, doublĂ©e d’hermine ou de fourrure aussi riche, et chaussĂ© de bottes fourrĂ©es avec un vĂȘtement semblable. Ils pouvaient supporter la rigueur de la saison, mais nous, pauvres diables, avec nos vieilles capotes, ce n’était pas la mĂȘme chose. À la vĂ©ritĂ©, nous Ă©tions jeunes, nous marchions tout le jour, et puis on s’y Ă©tait habituĂ©. Le 5, c’est une journĂ©e oĂč il n’y eut point d’affaire. Notre camp avait Ă©tĂ© Ă©tabli, prĂšs d’Arensdorf, sur un Ă©tang, sans qu’on s’en doutĂąt. Dans la nuit, notre feu de bivouac fit fondre la glace et le peu de neige qui, en cet endroit, la couvrait, et s’abĂźma dans l’eau Ă  une assez grande profondeur. Nous en fĂ»mes quittes pour la perte de ce que nous faisions cuire, afin de le manger avant notre dĂ©part. Le 6, au bivouac, autour du petit hameau de Haff. AprĂšs le terrible combat de ce jour, oĂč l’arriĂšre-garde russe fut hachĂ©e et presque dĂ©truite, nous restĂąmes en position sur une hauteur jusqu’à 11 heures du soir. Revenus sur nos pas, aprĂšs cette longue faction, nous passĂąmes la nuit sans feu, ne nous chauffant qu’à la dĂ©robĂ©e aux bivouacs des autres troupes qui Ă©taient arrivĂ©es avant nous. Les quelques maisons de ce hameau Ă©taient remplies de blessĂ©s français. Le nombre en Ă©tait grand, trĂšs grand, et ils n’y Ă©taient pas tous, les autres Ă©tant restĂ©s sur le champ de bataille, exposĂ©s Ă  toute la rigueur de cette glaciale journĂ©e. Quelle nuit affreuse je passai ! Je regrettai bien des fois de ne pas ĂȘtre au nombre de ces milliers de cadavres qui nous entouraient. EYLAU 7 fĂ©vrier 1807. – Au bivouac, sur une hauteur, Ă  une demi-lieue en arriĂšre d’Eylau. Au dĂ©part, nous repassĂąmes, de nouveau sur le terrain de combat de la veille et sur la position que nous avions occupĂ©e jusqu’à 11 heures du soir ; un peu plus loin, sur l’emplacement oĂč deux rĂ©giments russes avaient Ă©tĂ© anĂ©antis dans une charge de cuirassiers. À cet endroit, les morts Ă©taient sur deux et trois de hauteur ; c’était effrayant. Enfin, nous traversĂąmes la petite ville de Landsberg sur la Stein. AprĂšs avoir laissĂ© derriĂšre nous cette ville, nous arrivĂąmes devant une grande forĂȘt, traversĂ©e par la route que nous suivions, mais qui Ă©tait tellement encombrĂ©e de voitures abandonnĂ©es, et par les troupes qui nous prĂ©cĂ©daient, que l’on fut obligĂ© de s’arrĂȘter pour ce motif ou pour d’autres que je ne connaissais pas. Du reste, le canon grondait fort, en avant de nous, ce qui faisait croire Ă  un engagement sĂ©rieux. Je profitai de ce repos pour dormir, en me couchant sur la neige avec autant de voluptĂ© que dans un bon lit. J’avais les yeux malades par la fumĂ©e du bivouac de la veille, par la privation de sommeil, et par la rĂ©verbĂ©ration de la neige qui surexcitait mes souffrances. J’étais arrivĂ© au point de ne pouvoir plus me conduire. Ce repos, d’une heure peut-ĂȘtre, me soulagea, et me permit de continuer avec le rĂ©giment le mouvement d’en avant qui s’exĂ©cutait. À la sortie du bois, nous trouvĂąmes une plaine, et puis une hauteur que nous gravĂźmes. C’était pour enlever cette position que les fortes dĂ©tonations, que nous avions entendues quelques heures auparavant, avaient eu lieu. Le 4Ăšme corps l’enleva et jeta l’ennemi de l’autre cĂŽtĂ© d’Eylau, mais il y eut de grandes pertes Ă  dĂ©plorer. Le terrain Ă©tait jonchĂ© de cadavres de nos gens ; c’est lĂ  qu’on nous Ă©tablit pour passer la nuit. On se battait encore, quoiqu’il fĂźt dĂ©jĂ  noir depuis longtemps. Une fois libre, on se mit en quĂȘte de bois, de paille pour passer la nuit ; il neigeait Ă  ne pas s’y voir, et le vent Ă©tait trĂšs piquant. Je me dirigeai vers la plaine, avec cinq ou six de mes camarades. Nous trouvĂąmes un feu de bivouac abandonnĂ©, trĂšs ardent encore, et beaucoup de bois ramassĂ©. Nous profitĂąmes de cette bonne rencontre pour nous chauffer et faire notre provision de ce que nous cherchions. Pendant que nous Ă©tions Ă  philosopher sur la guerre et ses jouissances, le bĂȘlement d’un mouton se fit entendre. Courir aprĂšs, le saisir, l’égorger, le dĂ©pouiller, tout cela fut fait en quelques minutes. Mettre le foie sur des charbons ardents ou le faire rĂŽtir au bout d’une baguette, nous prit moins de temps encore ; nous pĂ»mes, par cette rencontre providentielle, sinon satisfaire notre dĂ©vorante faim, du moins l’apaiser un peu. AprĂšs la dĂ©goĂ»tante pĂąture que nous venions de faire, de retour au camp, on nous dit qu’on trouvait dans Eylau des pommes de terre et des lĂ©gumes secs. Nous y allĂąmes, en attendant que le mouton que nous apportions pĂ»t ĂȘtre cuit. En effet, nous trouvĂąmes en assez grande quantitĂ© ce que nous cherchions ; fiers de notre trouvaille et satisfaits de contribuer pour notre part Ă  la nourriture de nos camarades, nous revenons au camp, mais on dormait Ă  la belle Ă©toile, presque enseveli sous la neige. Nous qui suions malgrĂ© le froid, nous pensĂąmes que ce repos, aprĂšs une agitation et des courses si rĂ©pĂ©tĂ©es, nous serait funeste. Nous rĂ©solĂ»mes de retourner Ă  Eylau avec tout notre fourniment, en nous disant que nous entrerions dans les rangs au passage du rĂ©giment, qui devait aller, selon nous, coucher Ă  KƓnigsberg, le mĂȘme jour. À peine avions-nous dormi deux heures, que le jour arriva et, avec lui, une Ă©pouvantable canonnade dirigĂ©e sur les troupes qui couvraient la ville. S’armer et chercher Ă  sortir de la ville ne fut qu’une pensĂ©e, mais l’encombrement Ă  la porte Ă©tait si grand, occasionnĂ© par la masse des hommes de tous grades et de tous les corps qui bivouaquaient en avant ou autour d’Eylau, que le passage en Ă©tait pour ainsi dire interdit. L’Empereur, surpris comme nous, eut des peines inimaginables pour pouvoir passer. Pendant ce temps lĂ , des boulets perdus venaient augmenter le dĂ©sordre. Nous arrivĂąmes Ă  notre poste, avant que le rĂ©giment eĂ»t reçu l’ordre de se porter en avant. J’avais tant luttĂ©, tant couru, que j’étais hors d’haleine. 8 fĂ©vrier. – Le rĂ©giment descendit la hauteur en colonne et se dirigea Ă  la droite de l’église oĂč il se dĂ©ploya. DĂ©jĂ  plusieurs boulets avaient portĂ© dans le rĂ©giment, et enlevĂ© bien des hommes. Une fois en bataille, et assez Ă  dĂ©couvert, le nombre en fut bien plus grand. Nous Ă©tions sous les coups d’une immense batterie, qui tirait sur nous Ă  plein fouet et exerçait dans nos rangs un terrible ravage. Une fois, la file qui me touchait Ă  droite fut frappĂ©e en pleine poitrine ; un instant aprĂšs, la file de gauche eut les cuisses droites emportĂ©es. Le choc Ă©tait si violent que les voisins Ă©taient renversĂ©s comme les malheureux qui Ă©taient frappĂ©s. On donna ordre d’emporter les trois derniers Ă  l’ambulance, Ă©tablie dans les granges du faubourg qui Ă©tait Ă  notre gauche. Un de mes camarades rĂ©clama mon assistance c’était un vieux soldat breton qui m’était trĂšs attachĂ©. Je souscrivis avec empressement Ă  son dĂ©sir et le portai, ainsi que trois autres de mes camarades, dans la maison oĂč se trouvait le docteur Larrey. Nous apprĂźmes le lendemain, par le capitaine, qu’il nous avait donnĂ© sa montre en or, dans le cas qu’il succomberait Ă  l’amputation de sa cuisse. Pendant notre absence, le rĂ©giment fit un mouvement vers sa droite, et se trouva placĂ© derriĂšre une lĂ©gĂšre Ă©lĂ©vation qui le garantissait de quelques coups. L’Empereur, qui sentait la nĂ©cessitĂ© de mĂ©nager sa rĂ©serve pour l’employer plus tard, si les Ă©vĂ©nements, qui devenaient critiques, l’y contraignaient, avait donnĂ© cet ordre. Pour rentrer dans nos rangs, nous fĂ»mes obligĂ©s de dĂ©filer sous une grĂȘle de boulets, dont les coups Ă©taient si rapprochĂ©s qu’on ne pouvait faire six pas sans ĂȘtre arrĂȘtĂ© par l’explosion d’un obus ou le ricochet d’un projectile. Enfin, j’arrivai sain et sauf, mais deux de mes camarades Ă©taient tombĂ©s morts sur la hauteur. Pendant quelque temps, une neige, dont l’épaisseur est inconnue dans nos climats, nous donna un peu de rĂ©pit ; le restant de la journĂ©e s’écoula lentement, recevant de temps Ă  autres des marques non Ă©quivoques de la prĂ©sence des Russes en avant de nos lignes. Enfin, vers la fin du jour, ils nous cĂ©dĂšrent le terrain et se retirĂšrent en assez bon ordre, loin de la portĂ©e de nos canons. Une fois leur retraite bien constatĂ©e, nous fĂ»mes reprendre notre position du matin, bien cruellement dĂ©cimĂ©s et douloureusement affectĂ©s de la mort de tant de braves. Ainsi se termina la journĂ©e la plus sanglante, la plus horrible boucherie d’hommes qui ait eu lieu depuis le commencement des guerres de la RĂ©volution. Les pertes furent Ă©normes, dans les deux armĂ©es, et quoique vainqueurs, nous Ă©tions aussi maltraitĂ©s que les vaincus. 9 fĂ©vrier. – MĂȘme position. Dans la journĂ©e, je fus envoyĂ© en corvĂ©e Ă  Eylau, mais comme elle n’exigeait pas un retour immĂ©diat au camp, j’en profitai pour visiter le champ de bataille. Quel Ă©pouvantable spectacle prĂ©sentait ce sol, naguĂšre plein de vie, oĂč 160 000 hommes avaient respirĂ© et montrĂ© tant de courage ! La campagne Ă©tait couverte d’une Ă©paisse couche de neige, que perçaient çà et lĂ  les morts, les blessĂ©s et les dĂ©bris de toute espĂšce ; partout de larges traces de sang souillaient cette neige, devenue jaune par le piĂ©tinement des hommes et des chevaux. Les endroits oĂč avaient eu lieu les charges de cavalerie, les attaques Ă  la baĂŻonnette et l’emplacement des batteries Ă©taient couverts d’hommes et de chevaux morts. On enlevait les blessĂ©s des deux nations avec le concours des prisonniers russes, ce qui donnait un peu de vie Ă  ce champ de carnage. De longues lignes d’armes, de cadavres, de blessĂ©s dessinaient l’emplacement de chaque bataillon. Enfin, sur quelque point que la vue se portĂąt, on ne voyait que des cadavres, que des malheureux qui se traĂźnaient, on n’entendait que des cris dĂ©chirants. Je me retirai Ă©pouvantĂ©. RestĂ© Ă  Eylau, jusqu’au 16 inclus. Je retournai encore une fois sur ce champ de dĂ©solation, pour bien me graver dans la mĂ©moire l’emplacement oĂč tant d’hommes avaient pĂ©ri, oĂč seize gĂ©nĂ©raux français avaient Ă©tĂ© tuĂ©s ou blessĂ©s Ă  mort, oĂč un corps d’armĂ©e, des rĂ©giments entiers avaient succombĂ©. Sur la place de la ville Ă©taient vingt-quatre piĂšces de canon russes qu’on avait ramassĂ©es sur le champ de bataille. Un jour que je les visitais trĂšs attentivement, je fus frappĂ© sur l’épaule par le marĂ©chal BessiĂšres, qui me demanda de le laisser passer. Il Ă©tait suivi de l’Empereur, qui dit en passant devant moi J’ai Ă©tĂ© content de mes visites » Je ne rĂ©pondis rien ma surprise avait Ă©tĂ© trop grande de me trouver si prĂšs d’un homme si haut placĂ©, que j’avais vu trois jours auparavant exposĂ© aux mĂȘmes dangers que nous. Avant notre dĂ©part, il y eut une troisiĂšme promotion de vĂ©lites. Comme je n’attendais rien encore, je m’en occupai peu. Le sĂ©jour d’Eylau devenait misĂ©rable ; nous Ă©tions sans vivres, sans abri pour ainsi dire, car nous Ă©tions entassĂ©s les uns sur les autres. Le dĂ©gel Ă©tait bien prononcĂ©, ce qui rendait encore notre position plus incommode. Enfin, le signal de la retraite nous fut annoncĂ© par une proclamation qui nous expliquait pourquoi nous n’avancions plus et pourquoi nous allions prendre des cantonnements Ă  trente lieues en arriĂšre. Ce n’était qu’une trĂȘve momentanĂ©e la reprise des hostilitĂ©s viendrait avec les beaux jours. 19 fĂ©vrier. – À Liebstadt, petite ville sur la Passarge, riviĂšre derriĂšre laquelle l’armĂ©e se retirait et oĂč elle devait prendre de fortes positions pour couvrir ses quartiers d’hiver, et se prĂ©parer Ă  reprendre l’offensive, aussitĂŽt que le pĂšre La Violette, nom qu’on donnait Ă  l’Empereur, en donnerait le signal. Notre escouade entiĂšre fut logĂ©e dans une maison isolĂ©e, demeure de l’équarrisseur. Les approches Ă©taient peu rĂ©crĂ©antes, mais l’intĂ©rieur valait mieux. On trouva dans la cave un tonneau de saumon fumĂ©, d’une parfaite conservation et d’un goĂ»t exquis. C’était une dĂ©couverte prĂ©cieuse, pour nous qui, depuis longtemps, ne mangions que des pommes de terre, et en petite quantitĂ© encore. AprĂšs nous en ĂȘtre rĂ©galĂ©s et avoir partagĂ© le reste, le bourgmestre de la ville vint avec un aide de camp du grand-duc de Berg rĂ©clamer ce tonneau. On lui rĂ©pondit que tout Ă©tait mangĂ©. L’aide de camp nous pria, s’il en restait encore, de vouloir bien lui en donner pour le souper du prince, qui manquait de tout. Nous fĂźmes la sourde oreille, parce que nous pensĂąmes qu’il Ă©tait plus facile au gĂ©nĂ©ral en chef de toute la cavalerie de se procurer des vivres qu’à nous, pauvres fantassins, qui ne pouvions pas nous Ă©carter de la route. Il se retira fort mĂ©content. 21 fĂ©vrier. – À OstĂ©rode, petite ville de la Prusse sur la route de KƓnigsberg Ă  Thorn. L’Empereur Ă©tablit son quartier gĂ©nĂ©ral dans cette ville et envoie en cantonnements dans les villages environnants toute la partie de la Garde qui n’est pas nĂ©cessaire au service de sa personne et de son Ă©tat-major. L’annonce de l’entrĂ©e en cantonnements fut accueillie avec une vive joie. Nous avions souffert tant de privations, Ă©prouvĂ© tant de fatigues, qu’il Ă©tait bien permis de se rĂ©jouir et d’aspirer Ă  un peu de repos. D’ailleurs, nos effets Ă©taient dans un Ă©tat de dĂ©labrement dĂ©plorable, nos pieds tout en compote, nos corps rongĂ©s par la vermine, faute de temps et de linge pour s’en dĂ©barrasser. Cette campagne, que j’appellerai une campagne de neige, comme la premiĂšre en fut une de boue, fut plus pĂ©nible encore par la privation de vivres que par l’intensitĂ© du froid qui cependant se fit sentir bien cruellement. 23 fĂ©vrier. – Schildeck, village Ă  deux lieues d’Osterode. Nous Ă©tablissons notre domicile dans le chĂąteau du seigneur du village, qui n’avait de seigneurial que le nom, car c’était un simple rez-de-chaussĂ©e, beau et assez vaste. Nous y logions tous, officiers, sous-officiers et chasseurs et vivions tous ensemble, Ă  la mĂȘme table, comme des frĂšres d’armes. Nous trouvĂąmes dans les greniers du grain ; Ă  l’écurie, des vaches ; Ă  la cave, de la biĂšre et des pommes de terre ; Ă  la grange, de la paille en sorte que nous pĂ»mes nous organiser pour passer les jours de repos, qui nous Ă©taient accordĂ©s, dans une douce et tranquille aisance. Ce bien-ĂȘtre inespĂ©rĂ© dut ĂȘtre souvent partagĂ© avec des passagers, mĂȘme avec des gĂ©nĂ©raux, qui venaient s’asseoir Ă  notre foyer domestique. Plus tard, quand on sut Ă  Osterode l’espĂšce d’abondance dans laquelle nous vivions, on nous demanda du grain. Mais pour remplir les commandes qui nous Ă©taient faites, il fallut battre en grange. C’était un travail peu connu de la majeure partie d’entre nous, c’était en outre bien fatigant ; nous y suppléùmes par des paysans que nous mettions en rĂ©quisition. D’abord, ils refusĂšrent avec obstination, mais quand ils se virent traitĂ© avec bontĂ©, et payĂ©s en nature, nous eĂ»mes plus de bras qu’il ne nous en fallait. Avec le repos et la nourriture, revinrent la santĂ©, la propretĂ© et la bonne tenue. Nos cadres, si faibles Ă  notre arrivĂ©e, se complĂ©tĂšrent par la rentrĂ©e des hommes restĂ©s aux hĂŽpitaux, par des vieux soldats et des nouveaux vĂ©lites venant des corps ou de France. On Ă©tait aussi heureux qu’on pouvait l’espĂ©rer dans notre position. Moi et deux ou trois camarades de la compagnie, nous faisions exception, nous avions les pieds gelĂ©s. Dans cette fĂącheuse position, je ne pouvais faire aucun service, ni suivre la compagnie en cas de dĂ©part. Le chirurgien dĂ©cida que je serais envoyĂ© sur les derriĂšres, au petit dĂ©pĂŽt de la Garde, de l’autre cĂŽtĂ© de la Vistule. J’en fus bien contrariĂ©, mais le rĂ©tablissement de ma santĂ© l’exigeait je dus obĂ©ir. Le 9, je quittai le cantonnement oĂč j’étais si bien, pour aller Ă  Osterode, oĂč on nous donna des voitures, car nous Ă©tions plusieurs malades ou blessĂ©s et conduits par un caporal. Le 15 mars, j’arrivai Ă  Inowraslow ou Inowladislow. Du 15 mars au 14 avril, Ă  Inowraslow – Au lieu d’entrer Ă  l’hĂŽpital Ă©tabli pour les troupes de la Garde impĂ©riale, je reçus un billet de logement. Le hasard me servit bien, puisque j’eus un logement chaud et tranquille, ce qui accĂ©lĂ©ra ma guĂ©rison, Ă  laquelle je donnai tous mes soins. La ville, ainsi que je l’ai dĂ©jĂ  dit, Ă©tait exclusivement affectĂ©e aux troupes de la Garde. Le nombre des blessĂ©s et des malades Ă©tait considĂ©rable, dans les premiers moments, mais l’influence du printemps commençant Ă  se faire sentir, il diminua bien vite, et le dĂ©pĂŽt de convalescence ne dut pas tarder aprĂšs mon dĂ©part, Ă  devenir presque inutile. Ce fut sur cette ville que tous nos blessĂ©s d’Eylau furent Ă©vacuĂ©s. L’hĂŽpital en Ă©tait plein, quand j’arrivai, mais il ne tarda pas Ă  se dĂ©semplir, plutĂŽt pour cause de mort que par guĂ©rison. Le pauvre chasseur, mon bon camarade, que j’avais aidĂ© Ă  porter Ă  l’ambulance, Ă©tait mort en route ; un seul, sur les trois, blessĂ©s par ce boulet, allait bien et paraissait sauvĂ©. Le 15 avril, j’allai rejoindre ma compagnie. Pendant mon absence, l’Empereur avait transfĂ©rĂ© son quartier gĂ©nĂ©ral Ă  Finckenstein, superbe chĂąteau au comte de Dohna, ancien premier ministre du roi de Prusse, prĂšs de la petite ville de Rosenberg. Dans cette ville, Ă©tait logĂ©e la majeure partie des officiers de la maison impĂ©riale. Le 27 avril, il y eut une grande revue de toute la Garde dans la plaine de Finckenstein ; un ambassadeur persan se trouvait Ă  cette revue. L’EMPEREUR GOÛTE LA SOUPE DE BARRÈS. 18 mai. – Sur une hauteur prĂšs de Finckenstein, pour y vivre dans des baraques que nous devions construire. DĂšs notre arrivĂ©e, on se mit Ă  l’Ɠuvre, et en peu de jours ce fut un camp de plaisance des plus intĂ©ressants. Il y eut beaucoup Ă  travailler, bien des bois abattus, bien des maisons dĂ©molies pour construire les nĂŽtres. C’était des actes de vandalisme qui affligeaient, mais la guerre fait une excuse. Le 25 mai, l’Empereur vint visiter notre camp. Il dut ĂȘtre satisfait, car on y avait pris peine pour le rendre digne de l’auguste visiteur. J’étais ce jour lĂ  de cuisine. Il visita la mienne comme les autres, me fit beaucoup de questions sur notre nourriture et surtout le pain de munition. Je lui dis sans balbutier, et trĂšs nettement, qu’il n’était pas bon, surtout pour la soupe. Il demanda Ă  le goĂ»ter, je lui en prĂ©sentai un. Il ĂŽta son gant, en brisa un morceau avec ses doigts, et, aprĂšs l’avoir mĂąchĂ©, il me le rendit en disant En effet, ce pain n’est pas assez bon pour ces messieurs. » Cette rĂ©ponse m’atterra. Il fit ensuite d’autres questions, mais, dans la crainte que je rĂ©pondisse comme je venais de le faire, le gĂ©nĂ©ral SoulĂšs prit la parole pour moi. Pendant quelques jours, dans le camp, on ne m’appelait que le monsieur ». Quoi qu’il en soit, nous eĂ»mes le lendemain du pain blanc pour mettre Ă  la soupe, du riz et une ration d’eau-de-vie de grain, qu’on appelle schnaps. Le mot messieurs » n’avait pas Ă©tĂ© dit pour se moquer de mon audacieuse rĂ©clamation. Le 31 mai, Ă  Finckenstein, pour faire le service auprĂšs de l’Empereur. Pendant les six jours que le rĂ©giment y resta, il y eut tous les jours parade et revue des troupes qui arrivaient de France. C’était long mais curieux Ă  voir. Je fus tĂ©moin de bien des impatiences, de bien des colĂšres, qui n’étaient pas toujours contenues, quand les manƓuvres allaient mal. Plus d’un officier se retira, l’oreille basse, et d’autres avec la douleur d’ĂȘtre renvoyĂ©s sur les derriĂšres. L’Empereur faisait aussi faire l’exercice Ă  feu et Ă  balle, par peloton, aux troupes arrivantes, dans le jardin du chĂąteau, rempli de bosquets, de jets d’eau et de statues. Il leur donnait pour point de mire une belle fontaine en pierre sculptĂ©e qui se trouvait Ă  l’extrĂ©mitĂ© et Ă  l’opposĂ© du palais. HEILSBERG 5 juin. – Reprise des hostilitĂ©s Au bivouac, en avant de Saafeld, petite ville de la Prusse ducale. Dans la journĂ©e, tous nos avant-postes placĂ©s sur la Passarge et l’Alle furent attaquĂ©s inopinĂ©ment et avec vigueur par les Russes, et repoussĂ©s sur tous les points. Cette nouvelle arriva au quartier gĂ©nĂ©ral impĂ©rial dans la soirĂ©e. Une heure aprĂšs, l’Empereur, sa suite et toute la Garde Ă©taient en marche pour Saafeld oĂč nous arrivĂąmes dans la nuit. L’Empereur passa dans nos rangs en voiture, allant trĂšs vite ; le grand-duc de Berg avait pris la place du cocher de la calĂšche oĂč se trouvait l’Empereur. La cĂ©lĂ©ritĂ© de notre marche, l’activitĂ© de tous les officiers attachĂ©s au grand quartier gĂ©nĂ©ral annonçait que cela pressait et que de grands coups se donnaient en avant de nous. Quand nous arrivĂąmes sur les hauteurs au-dessus de la plaine qui prĂ©cĂšde la ville de Heilsberg et non loin de la rive gauche de l’Alle, la bataille Ă©tait vivement engagĂ©e depuis le matin. PlacĂ©s en rĂ©serve, nous dĂ©couvrions les deux armĂ©es engagĂ©es et les attaques incessantes des Français pour s’emparer des redoutes Ă©levĂ©es qui, dans la plaine, couvraient le front de l’armĂ©e russe. Les troupes en lignes n’ayant pas pu s’en rendre maĂźtresse, l’Empereur y envoya les deux rĂ©giments de jeune garde, fusiliers, chasseurs et grenadiers, organisĂ©s depuis quelques mois et arrivĂ©s Ă  l’armĂ©e depuis peu de jours. Les redoutes furent enlevĂ©es, aprĂšs un grand sacrifice d’hommes et d’hĂ©roĂŻques efforts. Le gĂ©nĂ©ral de division Rousset[3], chef d’état-major qui les commandait, eut la tĂȘte emportĂ©e, et beaucoup d’officiers et de sous-officiers de la Garde qui les avaient organisĂ©s, et dont plusieurs Ă©taient de ma connaissance, y perdirent la vie. Pendant que ce beau fait d’armes s’accomplissait, trois ou quatre fusiliers de ces rĂ©giments traversĂšrent nos rangs en demandant oĂč Ă©taient leurs corps. L’Empereur qui Ă©tait devant nous, suivant avec sa lorgnette les progrĂšs de l’attaque, se retournant vivement, dit Ah ! ah ! des hommes qui ne sont pas Ă  leur poste ! GĂ©nĂ©ral SoulĂšs, vous leur ferez donner la savate ce soir et du gras encore ! » Une minute aprĂšs, il dit Demandez leur pourquoi ils sont restĂ©s derriĂšre » Ils rĂ©pondirent qu’ayant bu de l’eau trop fraĂźche, cela leur avait coupĂ© les jambes, etc. Ah ! ah ! c’est diffĂ©rent, je leur pardonne. Faites-les rentrer dans vos rangs, il fait meilleur ici que lĂ -bas » Par moment, quelques rares boulets envoyĂ©s de la rive droite de l’Alle venaient nous tuer des hommes et dĂ©ranger l’Empereur dans ses observations. Pour dĂ©tourner la direction de ces boulets, il envoya deux batteries de la Garde Ă©teindre le feu des canons russes. Ce fut l’affaire de deux ou trois volĂ©es, et puis ce fut fini. La journĂ©e se termina sans rĂ©sultat, chacun garda ses positions et nous bivouaquĂąmes sur le terrain que nous occupions, au milieu des morts du combat de la matinĂ©e. Nous Ă©tions restĂ©s douze heures sous les armes, sans changer de place. Le lendemain soir, l’ennemi Ă©vacua la ville d’Heilsberg, ses magasins et les retranchements dont la dĂ©fense avait fait couler tant de sang. FRIEDLAND 12 juin. – Nous quittĂąmes, Ă  dix heures du matin, les hauteurs que nous occupions depuis l’avant-veille ; nous traversĂąmes le terrain sur lequel s’était donnĂ© la bataille, puis la ville d’Heilsberg et nous arrivĂąmes, aprĂšs une longue marche de nuit, sur le champ de bataille d’Eylau, le 13, Ă  six heures du matin, pour bivouaquer Ă  peu prĂšs sur le mĂȘme emplacement oĂč nous avions Ă©tĂ© mitraillĂ©s quatre mois auparavant. Cette marche de nuit fut remarquable en ce que nous fĂ»mes assaillis, lorsque nous traversions une immense forĂȘt, par un orage si violent, si impĂ©tueux, que nous fĂ»mes obligĂ©s de nous arrĂȘter pour attendre qu’il fĂ»t passĂ©, dans la crainte qu’on s’égarĂąt. Nous arrivĂąmes dĂ©faits, mouillĂ©s, horriblement fatiguĂ©s et hors d’état de faire le coup de feu, si cela eĂ»t Ă©tĂ© nĂ©cessaire ; mais l’ennemi Ă©tait sur la rive droite de l’Alle et nous sur la rive gauche, Ă  une assez grande distance. 13 juin. – Au bivouac sur le champ de bataille d’Eylau. Je revis avec une certaine satisfaction ce terrain si cĂ©lĂšbre, si dĂ©trempĂ© de sang, maintenant couvert d’une belle vĂ©gĂ©tation et de monticules sous lesquels reposaient des milliers d’hommes. À la place de l’immense tapis de neige Ă©taient des prairies, des ruisseaux, des Ă©tangs, des bouquets de bois dont le jour de la bataille on ne distinguait rien. 14 juin. – On partit de grand matin, en se dirigeant Ă  droite, vers Friedland et les bords de l’Alle. Le canon se fit entendre de trĂšs bonne heure, et le bruit paraissait devenir plus fort, Ă  mesure que nous avancions. L’ordre fut donnĂ© de mettre nos bonnets Ă  poil et nos plumets ; c’était nous annoncer qu’une grande affaire allait avoir lieu. Nos chapeaux, en gĂ©nĂ©ral, Ă©taient en si mauvais Ă©tat, il Ă©tait si incommode de porter deux coiffures et d’en avoir toujours une sur le sac, qui embarrassait plus qu’elle ne valait, que cela fit prendre la rĂ©solution Ă  tous les chasseurs, et comme par un mouvement spontanĂ©, de jeter leurs chapeaux. Ce fut gĂ©nĂ©ral dans les deux rĂ©giments. On eut beau le dĂ©fendre et crier, l’autodafĂ© se fit au milieu des cris de joie de toute la garde Ă  pied. Une fois prĂȘts, on se remit en route ; peu de temps aprĂšs, on commença Ă  rencontrer les premiers blessĂ©s. Leur nombre devenait plus grand, d’un instant Ă  l’autre ; ce qui nous indiquait que l’affaire Ă©tait chaude et que nous approchions du lieu oĂč l’armĂ©e Ă©tait aux prises. Enfin nous sortons du bois oĂč nous Ă©tions depuis presque notre dĂ©part, nous dĂ©bouchons dans une assez grande plaine, et voyons devant nous l’armĂ©e russe en bataille, qui passait l’Alle sur plusieurs ponts, pour venir nous disputer le terrain que nous occupions, et se diriger sur KƓnigsberg pour le dĂ©bloquer. PlacĂ©s d’abord en bataille, Ă  portĂ©e de canon de l’ennemi, Ă  gauche de la route de Dom
 Ă  Friedland, nous restĂąmes plusieurs heures dans cette position ; mais quand une fois l’action fut bien engagĂ©e, vers 5 Ă  6 heures du soir, nous nous portĂąmes en avant pour prendre possession d’un plateau qui domine un peu la ville, et appuyer les attaques des corps d’armĂ©e qui agissaient. À 10 heures du soir, la bataille Ă©tait gagnĂ©e, les Russes enfoncĂ©s sur tous les points, jetĂ©s dans l’Alle, et toute la rive gauche dĂ©blayĂ©e de leur prĂ©sence. Leur perte fut immense, en hommes et en matĂ©riel. Cette sanglante et Ă©clatante dĂ©faite les terrassa complĂštement. Le 17 et le 18, l’Empereur logea au village de Sgaisgirren, dans le chĂąteau du baron. Je me trouvais de garde auprĂšs de sa personne. Le lendemain de son dĂ©part, je visitai ses appartements ; ils ne mĂ©ritaient pas cette attention, car ils Ă©taient plus que simples, mais j’y trouvai un gros paquet de journaux de Paris, d’Altona, de Francfort, de Saint-PĂ©tersbourg, dont je m’emparai avec joie, n’ayant pas eu l’occasion d’en lire depuis Varsovie. Ce fut une bonne fortune, car nous ne savions rien de ce qui se passait Ă  l’armĂ©e que par les journaux de Paris. La Garde bivouaqua autour du village. L’Empereur partit avant nous ; le bruit courait d’une suspension d’armes. Le piquet de garde ne quitta le poste que lorsque les voitures, les fourgons, les chevaux de mains et les mulets de l’Empereur et de sa suite furent prĂȘts Ă  partir, escortĂ©s par la gendarmerie d’élite. TILSITT Le 19 juin, Ă  Tilsitt, nous fĂ»mes logĂ©s dans le faubourg qui longe la rive gauche du NiĂ©men, au-dessus de la ville, mais comme l’emplacement Ă©tait trĂšs bornĂ© et malpropre, on prĂ©fĂ©ra bivouaquer dans les jardins et les champs d’alentour. Les habitants, avant notre arrivĂ©e avaient cachĂ© dans la terre de leurs jardins leurs effets et des provisions considĂ©rables. Quand ils virent qu’on respectait les propriĂ©tĂ©s et les personnes, ils vinrent nous prier de leur permettre de faire des fouilles pour dĂ©terrer les objets cachĂ©s. On y consentit avec empressement, mais avec cette rĂ©serve que s’il y avait des comestibles, ils nous en feraient part. Il se trouva en effet, tant et tant de piĂšces de lard et de jambon que nos ordinaires se trouvĂšrent pourvus, pour quelques jours, d’une denrĂ©e bien prĂ©cieuse pour donner du goĂ»t Ă  nos maigres aliments. La viande ne manquait pas, mais le pain, oĂč il y avait plus de paille et de son que de farine, Ă©tait dĂ©testable. Il fallait avoir une faim canine pour oser le porter Ă  la bouche. Les Russes Ă©taient campĂ©s sur l’autre rive du fleuve, oĂč on les voyait et les entendait facilement, surtout quand ils se rĂ©unissaient le soir pour chanter la priĂšre. Le beau pont en bois Ă©tabli sur cette riviĂšre Ă©tait brĂ»lĂ© ; aucune communication n’était possible entre les deux rives, car toutes les barques et bateaux avaient Ă©tĂ© emmenĂ©s ou coulĂ©s bas cependant, quand il fut convenu qu’une entrevue entre les deux empereurs aurait lieu sur un radeau, au milieu du fleuve, il s’en trouva pour porter les matĂ©riaux nĂ©cessaires Ă  sa construction. Ces prĂ©paratifs nous prĂ©occupĂšrent singuliĂšrement ; on Ă©tait las de la guerre, on se voyait en quelque sorte Ă  l’extrĂ©mitĂ© du monde civilisĂ©, Ă  cinq cents lieues de Paris et extĂ©nuĂ© de fatigue. C’était bien suffisant pour dĂ©sirer voir sortir de ce radeau une paix prochaine et digne des grands efforts d’une armĂ©e qui avait tout fait pour vaincre les ennemis de la France. 25 juin. – J’étais sur le rivage, quand l’Empereur s’embarqua pour rejoindre l’Empereur Alexandre, et j’y restai jusqu’à son retour. Ce spectacle Ă©tait si extraordinaire, si merveilleux, qu’il mĂ©ritait bien tout l’intĂ©rĂȘt qu’on lui attachait. 26 juin. – D’aprĂšs les conventions arrĂȘtĂ©es la veille sur le radeau, l’empereur Alexandre devait venir habiter Tilsitt, avec sa suite et 800 hommes de sa Garde. La ville fut dĂ©clarĂ©e neutre et partagĂ©e en partie française et en partie russe. Il nous fut dĂ©fendu d’entrer, mĂȘme sans armes, dans le quartier habitĂ© par l’empereur de toutes les Russies. Cependant, plus tard, il fut permis de le traverser pour nous rendre Ă  notre faubourg qui se trouvait dans cette direction, mais en tenue de promenade. Ce 26 juin, nous prĂźmes les armes Ă  midi et fĂ»mes nous former en bataille, dans la belle et large rue oĂč habitait NapolĂ©on l’infanterie Ă©tait Ă  droite et la cavalerie Ă  gauche. À un signal convenu, NapolĂ©on se rendit sur le bord du NiĂ©men pour recevoir Alexandre et le conduire Ă  son logement. Peu de temps aprĂšs, ces deux grands souverains arrivĂšrent, prĂ©cĂ©dĂ©s et suivis d’un immense et superbe Ă©tat-major, ayant Ă©changĂ© leurs cordons et se tenant par la main, comme de bons amis. AprĂšs avoir passĂ© le front des troupes, les deux empereurs se placĂšrent au pied de l’escalier de l’Empereur NapolĂ©on, et nous dĂ©filĂąmes devant eux. Une fois le dĂ©filĂ© terminĂ©, nous rentrĂąmes dans nos bivouacs, et l’empereur Alexandre fut reconduit chez lui avec le mĂȘme cĂ©rĂ©monial. 27 juin. – Grandes manƓuvres et exercices Ă  feu de toute la garde impĂ©riale, sur les hauteurs de Tilsitt, devant Leurs MajestĂ©s ImpĂ©riales. NapolĂ©on tenait beaucoup Ă  ce que sa Garde justifiĂąt la haute renommĂ©e qu elle s’était acquise, car, dans les feux, il passait derriĂšre les rangs pour exciter les soldats Ă  tirer vite, et dans les marches, pour les exciter Ă  marcher serrĂ©s et bien alignĂ©s. De la voix, du geste, du regard, il nous pressait et nous encourageait. De son cĂŽtĂ©, l’empereur Alexandre Ă©tait bien aise de voir de prĂšs ces hommes qui, soit qu’ils chargeassent sur sa cavalerie, soit qu’ils marchassent sur son infanterie, suffisaient par leur seule prĂ©sence pour les arrĂȘter ou les contenir. Il arriva un moment qu’il s’était placĂ© devant nos feux. NapolĂ©on fut le prendre par la main, et le retira de lĂ , en lui disant Une maladresse pourrait causer un grand malheur. » Alexandre rĂ©pondit Avec des hommes comme ceux lĂ , il n’y a rien Ă  craindre. » AprĂšs le dĂ©filĂ©, qui fut trĂšs bien exĂ©cutĂ©, on mit Ă  l’ordre du jour les tĂ©moignages de la satisfaction que l’empereur Alexandre avait plusieurs fois manifestĂ©e pendant les manƓuvres. 28 juin. – ArrivĂ©e de le roi de Prusse. J’étais en faction en bas des escaliers de la rue, quand l’Empereur NapolĂ©on vint le recevoir Ă  la descente de voiture. Il lui prit la main et le fit passer devant pour monter les escaliers. Ce n’était pas la rĂ©ception du 26, c’était un roi vaincu qui venait demander un morceau de sa couronne brisĂ©e. La Garde Ă  pied donna Ă  dĂźner, dans la plaine situĂ©e derriĂšre notre faubourg, aux 800 gardes russes qui faisaient le service auprĂšs de leur souverain. Pendant le dĂźner, les gardes prussiennes arrivĂšrent ; elles furent accueillies et traitĂ©es avec le plus vif empressement ; en gĂ©nĂ©ral, on les prĂ©fĂ©rait aux Russes, probablement parce qu’ils Ă©taient Allemands. Il y eut beaucoup de soĂ»leries, surtout chez les Russes, mais il n’y eut ni querelles, ni dĂ©sordre. Du reste, les officiers des trois puissances Ă©taient lĂ , pour arrĂȘter toute manifestation contraire Ă  la bonne harmonie. Pendant mon sĂ©jour Ă  Tilsitt, je reçus une lettre du vieux gĂ©nĂ©ral Lacoste, du Puy, pour son fils, gĂ©nĂ©ral de division du gĂ©nie, aide de camp de l’Empereur. Je fus trĂšs bien reçu, et il me promit de s’intĂ©resser Ă  moi. Un soir que j’étais en faction sur les bords du NiĂ©men, j’eus l’occasion de remarquer combien les nuits sont courtes dans le Nord, Ă  cette Ă©poque de l’annĂ©e. C’était le 23 juin. PlacĂ© en sentinelle Ă  11 heures du soir, il faisait encore assez clair pour lire une lettre, et quand on me releva Ă  une heure du matin, la nuit s’était Ă©coulĂ©e et le jour avait reparu. Les entrevues et les Ă©vĂ©nements de Tilsitt me firent connaĂźtre une infinitĂ© de grands personnages de l’Europe, que je remarquai avec plaisir et que j’étais bien aise d’observer. Peu d’occasions s’étaient prĂ©sentĂ©es oĂč l’on avait vu autant d’hommes marquants, rĂ©unis dans un si petit endroit. 3 juillet. – Les nĂ©gociations pour la conclusion de la paix presque terminĂ©es, les 2Ăšme rĂ©giments de chaque arme de la Garde reçurent l’ordre de partir le lendemain pour KƓnigsberg et ensuite pour la France. Cette nouvelle fut accueillie avec une grande dĂ©monstration de joie. La glorieuse paix qui venait d’ĂȘtre signĂ©e Ă  Tilsitt nous dĂ©dommageait bien de tous les maux que nous avions soufferts, pendant ces quatre grandes, rudes et vigoureuses campagnes, mais nous n’en Ă©tions pas moins dĂ©sireux de nous reposer un peu plus longtemps, de laisser aux rĂąteliers d’armes nos lourds fusils et sur la planche nos incommodes sacs, sauf Ă  les reprendre l’un et l’autre, si l’indĂ©pendance de la France rĂ©clamait nos bras et notre vie. Pour le moment, nous en avions assez. RETOUR EN FRANCE Du 7 au 13 juillet, nous fĂ»mes Ă  KƓnigsberg. Durant ce temps, l’Empereur, son Ă©tat-major et tout ce qui restait de la Garde arrivĂšrent de Tilsitt. Toutes les dispositions se faisaient pour quitter le Nord et reprendre le chemin de notre patrie, que nous appelions de tous nos vƓux. Les distributions de vivre, qui avaient presque cessĂ© depuis notre dĂ©part de Varsovie, reprirent leur rĂ©gularitĂ©. Elles furent mĂȘme abondantes et variĂ©es. L’ennemi, en Ă©vacuant la ville Ă  la nouvelle de la perte de la bataille de Friedland, y avait laissĂ© des magasins immenses, richement approvisionnĂ©s. IndĂ©pendamment des vivres ordinaires, ils contenaient de la morue, des harengs, du vin, du rhum, etc. Il y avait dans le port beaucoup de navires, chargĂ©es de denrĂ©es propres Ă  la nourriture et Ă  l’entretien de l’armĂ©e. Toutes ces causes rĂ©unies firent renaĂźtre l’abondance et le bien-ĂȘtre. Durant les six jours que nous restĂąmes dans cette ville, il m’arriva une aventure qui aurait pu me devenir fĂącheuse, si je n’avais pas Ă©tĂ© reconnu innocent de l’accusation qu’on portait contre moi. Nous Ă©tions logĂ©s six dans un petit cabaret, et confinĂ©s dans un cabinet oĂč Ă  peine si nous pouvions nous retourner. On rĂ©clama un appartement plus grand, sans pouvoir l’obtenir. Les plaintes se renouvelaient Ă  chaque instant, parce que nous Ă©touffions de chaleur, que nous manquions d’air, d’espace pour nous habiller et nous approprier. La mĂ©chante femme du cabaretier, toute jeune et jolie qu’elle Ă©tait, nous fut dĂ©noncer au gouverneur de la ville, qui n’était rien de moins que le gĂ©nĂ©ral Savary, colonel de la gendarmerie d’élite, l’officier gĂ©nĂ©ral le plus dur, disait-on, de toute l’armĂ©e. Elle arriva avec quatre hommes et un caporal de la ligne pour nous faire arrĂȘter. Mais faire conduire six hommes Ă  la fois lui paraissait un peu audacieux ; elle dĂ©signa le plus jeune comme le plus coupable. Le caporal m’invita Ă  le suivre, en m’expliquant l’ordre qu’il avait Ă  remplir. Je lui dis de passer devant avec les hommes, que je le suivrais et me rendrais chez le gouverneur. J’y arrive, j’explique notre position, la mĂ©chancetĂ© de cette femme et l’absurditĂ© de sa dĂ©nonciation. Tout ce que je disais parut si vrai, si naturel, si raisonnable, que le gouverneur fit chasser cette mĂ©gĂšre, me renvoya sans m’adresser un seul reproche, et nous fit changer de logement. La veille de notre dĂ©part, il y eut une grande promotion de vĂ©lites au grade de sous-lieutenant, et annoncĂ©e seulement au moment de nous mettre en marche. J’espĂ©rais beaucoup en faire partie, mais je fus trompĂ© dans mon impatiente attente. J’en fus assez contrariĂ©, et quittai sans regret une ville oĂč j’avais Ă©prouvĂ© des dĂ©sappointements et des vexations. Le 14 juillet, comme nous allions arriver Ă  Brandebourg, une partie des Ă©quipages de l’Empereur, escortĂ©s par les gendarmes d’élite, passa dans nos rangs. Un chasseur du bataillon cria Place aux immortels ! » Il s’en serait suivi une vive querelle, si les officiers n’étaient pas intervenus. Cette mordante Ă©pigramme Ă©tait rĂ©pĂ©tĂ©e Ă  tous les passages des gendarmes depuis IĂ©na. C’était parce que cette troupe d’élite, Ă©tant chargĂ©e de la police militaire du quartier gĂ©nĂ©ral impĂ©rial et de la garde des Ă©quipages de l’Empereur, ne paraissait jamais au feu, qu’on l’avait baptisĂ©e du nom d’immortelle. Cette insulte Ă©tait injuste, mais que faire contre une opinion rĂ©pandue ? Cependant, aprĂšs la bataille d’Eylau, l’Empereur ordonna qu’un jour de bataille les gendarmes auraient un escadron en ligne. Les hommes se firent tuer Ă  leur poste, mais cela ne tua pas la plaisanterie. Le 12 aoĂ»t, la veille de notre dĂ©part de Berlin, plusieurs de mes camarades me dirent qu’ils Ă©taient sĂ»rs que j’étais nommĂ© sous-lieutenant, mais rien ne vint confirmer cette bonne nouvelle ; on me l’avait dĂ©jĂ  dite en route. Je n’osai pas aller aux informations. Le 25 aoĂ»t, nous arrivĂąmes Ă  Hanovre, pour y rester jusqu’au 12 octobre, c’est-Ă -dire quarante-neuf jours. Ce long repos inattendu, et bien contraire Ă  notre empressement de nous rendre Ă  Paris fut nĂ©cessitĂ©, dit-on, par l’apparition d’une flotte anglaise dans la Baltique, le bombardement et la prise de Copenhague par les Anglais, et peut-ĂȘtre aussi pour veiller Ă  l’exĂ©cution des traitĂ©s de Tilsitt, Ă  la consolidation du royaume de Westphalie, nouvellement créé, etc. Nous aurions prĂ©fĂ©rĂ© continuer notre voyage ; nous Ă©tions trop rompus Ă  la marche pour dĂ©sirer de nous arrĂȘter. Je profitai de ce long relais pour visiter attentivement cette jolie ville ; je fus souvent au théùtre de la cour Ă©lectorale voir jouer des opĂ©ras allemands, dans une salle fort riche de dorures. Le colonel Boudinhon, du 4Ăšme hussards, nĂ© au Puy et ami de mon frĂšre, de passage Ă  Hanovre, m’invita Ă  dĂ©jeuner et me garda avec lui une partie de la journĂ©e. Un prĂȘtre Ă©migrĂ©, nĂ© en Auvergne, de la connaissance de mon pĂšre, professeur Ă  l’universitĂ© de cette ville, m’engagea souvent Ă  aller le voir pour parler du pays. Il mit Ă  ma disposition sa belle et riche bibliothĂšque ; sa connaissance me fut trĂšs prĂ©cieuse par ses entretiens pleins d’intĂ©rĂȘt. Plusieurs rĂ©giments espagnols, sous les ordres du marquis de La Romana, leur gĂ©nĂ©ral en chef, tenaient garnison avec nous. Leur indiscipline et leurs mƓurs fĂ©roces occasionnĂšrent de frĂ©quentes querelles, oĂč leurs poignards jouaient toujours le rĂŽle d’auxiliaire. Un sergent-major et deux ou trois militaires de la Garde furent tuĂ©s traĂźtreusement par eux. Ces Espagnols faisaient partie du corps d’armĂ©e que leur gouvernement avait mis Ă  la disposition de l’Empereur. Il y eut Ă  Hanovre une cinquiĂšme promotion de vĂ©lites. Je n’y fus pas compris, malgrĂ© tous les efforts que fit mon capitaine. Mes notes Ă©taient des plus favorables, mais il y en avait de bien plus protĂ©gĂ©s que moi. Enfin, le 25 octobre, nous arrivĂąmes Ă  Mayence, sur le sol de l’Empire français. Et, le 17 novembre, Ă  Meaux. La ville de Paris avait votĂ© des couronnes d’or, pour nos aigles, et une grande fĂȘte pour l’entrĂ©e de la Garde impĂ©riale dans la capitale. Afin que tous les corps qui la composaient fussent rĂ©unis, il fallut ralentir la marche de ceux qui faisaient tĂȘte de colonne, et les faire tourner autour de Paris pour donner place Ă  ceux qui nous suivaient. C’est ainsi que nous parcourĂ»mes Dammartin, Louvres, Luzarches, Gonesse, Rueil, en attendant que les derniĂšres troupes arrivassent aux portes de Paris. ENTRÉE TRIOMPHALE DE LA GARDE À PARIS 25 novembre. – La ville de Paris avait fait Ă©lever, prĂšs de la barriĂšre du Nord ou Saint-Martin, un arc triomphal de la plus grande dimension. Cet arc n’avait qu’une seule arcade, mais vingt hommes pouvaient y passer de front. À la naissance de la voĂ»te, et Ă  l’extĂ©rieur, on voyait de grandes RenommĂ©es prĂ©sentant des couronnes de laurier. Un quadrige dorĂ© surmontait le monument, des inscriptions Ă©taient gravĂ©es sur chacune des faces. DĂšs le matin, l’arc de triomphe Ă©tait entourĂ© par une foule immense de peuple. ArrivĂ©s Ă  Rueil, vers 9 heures, nous fĂ»mes placĂ©s en colonne serrĂ©e dans les champs qui bordent la route et le plus prĂšs possible de l’arc de triomphe, en laissant la route libre pour la circulation. À midi, tous les corps Ă©tant arrivĂ©s, les aigles furent rĂ©unies Ă  la tĂȘte de la colonne et dĂ©corĂ©es par le prĂ©fet de la Seine. Des couronnes d’or avaient Ă©tĂ© votĂ©es par le conseil municipal, qui, avec les maires de Paris, entourait le prĂ©fet, M. Frochot et tout notre Ă©tat-major gĂ©nĂ©ral, ayant Ă  sa tĂȘte le marĂ©chal BessiĂšres, notre commandant en chef. AprĂšs les discours d’usage et la rentrĂ©e des aigles Ă  leur place habituelle, 10 000 hommes en grande tenue s’avancĂšrent pour dĂ©filer sous l’arc de triomphe, au bruit des tambours, des musiques des corps, de nombreuses salves d’artillerie et des acclamations d’un peuple immense, qui s’était portĂ© sur ce point. De la barriĂšre au palais des Tuileries, les mĂȘmes acclamations nous accompagnĂšrent. Nous dĂ©filions entre les haies formĂ©es par la population de la capitale. Toutes les fenĂȘtres, tous les toits des maisons du faubourg Saint-Martin et des boulevards Ă©taient garnis de curieux. Des piĂšces de vers oĂč nous Ă©tions comparĂ©s aux dix mille immortels, et des chants guerriers Ă©taient chantĂ©s et distribuĂ©s sur notre passage. Des vivats prolongĂ©s saluaient nos aigles. Enfin, l’enthousiasme Ă©tait complet, et la fĂȘte digne des beaux jours de Rome et de la GrĂšce. En arrivant aux Tuileries, nous dĂ©filĂąmes sous le bel arc de triomphe qui avait Ă©tĂ© construit pendant notre absence. À la grille du Carrousel, aprĂšs avoir dĂ©posĂ© nos aigles au palais, oĂč elles restaient habituellement pendant la paix, nous traversĂąmes le jardin des Tuileries et y laissĂąmes nos armes, formĂ©es en faisceaux. On se rendit ensuite aux Champs-ÉlysĂ©es, oĂč une table de dix mille couverts nous attendait. Elle Ă©tait placĂ©e dans les deux allĂ©es latĂ©rales. Au rond-point Ă©tait celle des officiers, prĂ©sidĂ©e par le marĂ©chal. Le dĂźner se composait de huit plats froids, qui se rĂ©pĂ©taient indĂ©finiment ; tout Ă©tait bon ; on Ă©tait placĂ© convenablement, mais malheureusement la pluie contraria les ordonnateurs et les hĂ©ros de cette magnifique fĂȘte. AprĂšs le dĂźner, nous fĂ»mes dĂ©poser nos armes Ă  l’École militaire, oĂč nous Ă©tions casernĂ©s, et rentrĂąmes dans Paris pour jouir de l’allĂ©gresse gĂ©nĂ©rale, des illuminations, des feux d’artifices, des danses publiques et jeux de toute espĂšce. Les pauvres eurent aussi leur part dans ce gigantesque festin. Nous venions d’ĂȘtre absent de Paris ou de Rueil un an, deux mois et cinq jours. Durant plusieurs jours, les fĂȘtes continuĂšrent. Le 26, tous les spectacles de la capitale furent ouverts Ă  la Garde. On avait rĂ©servĂ© pour elle le parterre, l’orchestre et les premiĂšres loges, ainsi que les premiers rangs des autres. Je fus du nombre de ceux qui furent dĂ©signĂ©s pour le grand OpĂ©ra. On joua le Triomphe de Trajan, piĂšce de circonstance et pleine d’allusions Ă  la campagne qui venait de se terminer. La beautĂ© du sujet, les brillantes dĂ©corations, la pompe des costumes et le gracieux des danses et du ballet m’enivrĂšrent de plaisir. Quand Trajan parut sur la scĂšne, dans son char de triomphe, attelĂ© de quatre chevaux blancs, on jeta du centre du théùtre des milliers de couronnes de laurier, dont tous les spectateurs se couronnĂšrent comme des CĂ©sars ce fut une belle soirĂ©e et un beau spectacle. Le 28, le SĂ©nat conservateur nous donna ou voulut nous donner une superbe et brillante fĂȘte. Tout Ă©tait disposĂ© pour qu’elle fĂ»t digne du grand corps qui l’offrait, mais malheureusement le mauvais temps la rendit fort triste, et mĂȘme dĂ©sagrĂ©able. On avait Ă©levĂ© un temple Ă  la Gloire, oĂč toutes les victoires de la Grande ArmĂ©e Ă©taient rappelĂ©es sur des boucliers, entourĂ©s de couronnes de laurier et entremĂȘlĂ©s de trophĂ©es qui rĂ©unissaient les armes des peuples vaincus ; des inscriptions Ă©voquaient les grandes actions que la fĂȘte avait pour objet de cĂ©lĂ©brer ; des jeux de toute espĂšce, des orchestres et une infinitĂ© de buffets bien garnis remplissaient ce beau jardin. La neige qui tombait en abondance, l’humiditĂ© du sol et le froid noir de l’automne glacĂšrent nos cƓurs, nos estomacs et nos jambes. Beaucoup de militaires demandĂšrent Ă  se retirer, mais les grilles Ă©taient fermĂ©es ; il fallut parlementer avec le SĂ©nat ; tout cela entraĂźnait des longueurs qui irritaient. Enfin, la menace d’escalader les murs s’étant rĂ©pandue, la consigne fut levĂ©e, les portes ouvertes et tous les vieux de la Garde s’échappĂšrent comme des prisonniers qui recouvrent la libertĂ©. Il n’y resta, je crois, que les fusiliers et ceux qui, n’ayant pas d’argent pour dĂźner en ville, trouvaient qu’il valait encore mieux manger un dĂźner froid que de ne pas dĂźner du tout. Ils durent s’en donner, car il y avait de quoi et du bon. Les officiers Ă©taient traitĂ©s dans le palais. Je fus, avec plusieurs de mes camarades, dĂźner chez VĂ©ry, ensuite au Français. Peu aprĂšs, l’ImpĂ©ratrice nous donna Ă  dĂźner Ă  la caserne, par escouade c’était l’ordinaire, mais considĂ©rablement augmentĂ©, et arrosĂ© d’une bouteille de vin de Beaune par homme. Enfin, le 19 dĂ©cembre, la Garde nous donna une grande fĂȘte Ă  la ville de Paris. Elle eut lieu le soir, dans le Champ de Mars et le palais de l’École militaire ; les apprĂȘts furent longs, parce qu’ils furent grandioses et tout militaires. Dans la vaste enceinte du Champ de Mars, on avait placĂ©, sur des fĂ»ts de colonnes, des vases remplis de matiĂšres inflammables, ou des aigles avec des foudres ailĂ©s remplis d’artifices. Les vases et les aigles alternaient et se communiquaient par un dragon volant, qui devait les embraser tous en mĂȘme temps. Au-dessous des aigles Ă©taient les numĂ©ros des rĂ©giments qui formaient la brigade, avec le nom du gĂ©nĂ©ral qui la commandait, et sous les pots Ă  feu, les noms d’une affaire et du gĂ©nĂ©ral de division qui y commandait les deux brigades. Au milieu, une immense carte gĂ©ographique du nord de l’Europe faisait voir en lettres Ă©normes les principales villes et le lieu de nos grandes batailles ; et le chemin suivi par la Grande ArmĂ©e, dans les campagnes de 1805, 1806 et 1807, Ă©tait tracĂ© par des Ă©toiles blanches sous lesquelles, ainsi que sous le nom des villes, il y avait un feu gras colorĂ©, qui devait brĂ»ler, pendant que l’artifice qui entourait la carte serait lui-mĂȘme en feu. Au-dessus de la carte, on voyait des Victoires ailĂ©es aussi garnies d’artifices, etc. La Garde Ă  pied se rendit en armes dans cette enceinte, pour faire l’exercice Ă  feu avec des projectiles d’artifice. Quand la nuit fut tout Ă  fait close, l’ImpĂ©ratrice mit le feu Ă  un dragon volant qui, au mĂȘme instant, le communiqua Ă  toutes les piĂšces d’artifice. Au mĂȘme instant aussi, les 4 000 Ă  5 000 hommes Ă  pied de la Garde firent, avec les cartouches artificielles, un feu de deux rangs des plus nourris. Cette voĂ»te des cieux Ă©clairĂ©e par des milliers d’étoiles flamboyantes, des Ă©pouvantables dĂ©tonations qui retentissaient dans tous les points du Champ de Mars, les cris de la multitude qui encombrait les talus, tout concourait Ă  donner Ă  cette fĂȘte militaire les plus grandes proportions, la plus noble opinion du vouloir des hommes, quand ils dĂ©ploient toutes leurs facultĂ©s pour faire du beau et du sublime. La Grande ArmĂ©e tenait sa place dans cette fĂȘte de la Garde impĂ©riale, puisque tous les corps d’armĂ©e, les divisions, les brigades et les rĂ©giments y figuraient par leurs numĂ©ros. Les feux et les salves d’artillerie terminĂ©s, nous rentrĂąmes au quartier. Le bal commença ensuite et se prolongea fort tard dans la nuit. Plus de quinze cents personnes de la cour et de la ville y assistĂšrent ; on dit qu’il fut magnifique
 Dans les premiers jours de notre arrivĂ©e, on renouvela complĂštement toutes les parties de notre habillement. La coupe des habits fut amĂ©liorĂ©e et calquĂ©e sur celle des Russes. Nos bonnets Ă  poil, qui Ă©taient devenus hideux, furent aussi remplacĂ©s. J’eus la satisfaction de tomber sur un oursin qui Ă©tait aussi beau que ceux des officiers. Quant aux chapeaux, il Ă©tait de toute nĂ©cessitĂ© qu’on nous en donnĂąt d’autres, puisque nous n’en avions plus depuis la bataille de Friedland. JE SUIS NOMMÉ SOUS-LIEUTENANT Quelques jours aprĂšs mon arrivĂ©e, je fus faire une visite Ă  M. le gĂ©nĂ©ral La Coste, qui m’accueillit bien et me tĂ©moigna toute sa surprise de voir que je n’étais pas officier. À quelques questions qu’il me fit, je crus remarquer qu’il pensait peut-ĂȘtre que ses recommandations n’avaient pas fait effet parce que ma conduite pouvait n’ĂȘtre pas rĂ©guliĂšre. Je le dĂ©sabusai, et me retirai assez mĂ©content. Le 31 dĂ©cembre, le gĂ©nĂ©ral SoulĂšs, notre colonel en premier, me fit dire de me rendre chez lui
 AprĂšs m’avoir demandĂ© mon nom, il sortit d’un tiroir de sa table plusieurs nominations de sous-lieutenant, oĂč je distinguai sur le champ la lettre qui Ă©tait pour moi. Il me demanda alors Avez-vous fait toute la campagne ? Étiez-vous Ă  IĂ©na, Ă  Varsovie, Ă  Eylau, Ă  KƓnigsberg, Ă  Berlin, au retour ? » Je rĂ©pondis oui Ă  toutes les questions, parce que cela Ă©tait vrai
 Mais alors, comment se fait-il que, lorsque j’ai fait demander aprĂšs vous en diffĂ©rentes fois, on m’ait rĂ©pondu que vous Ă©tiez inconnu au rĂ©giment ? – Cela tient Ă  deux faits, mon gĂ©nĂ©ral le premier, c’est que ce ne sont pas mes prĂ©noms. Le dĂ©cret porte Pierre-Louis, tandis que je m’appelle Jean-Baptiste-Auguste ; le deuxiĂšme, c’est plus grave j’ai le malheur de n’ĂȘtre pas aimĂ© du sergent-major. – Ah ! ah ! pourquoi cela ? – En voici la cause, mon gĂ©nĂ©ral Ă  la bataille d’Eylau, un boulet coupa en deux le fusil du sergent-major, qui Ă©tait alors reposĂ© sous les armes et le bras gauche appuyĂ© sur la douille de la baĂŻonnette, ce qui lui fit faire une si singuliĂšre pirouette, que je ne pus contenir un Ă©clat de rire qui m’échappa bien involontairement, sans malice et sans penser qu’il pouvait ĂȘtre blessĂ© ; il l’était en effet. En se retirant pour aller se faire panser, il me dit Je me souviendrai de votre rire. » Je compris de suite combien sa menace pourrait m’ĂȘtre prĂ©judiciable, car je le connaissais haineux et rancunier ; aussi je me tins sur mes gardes pour ne pas ĂȘtre puni par lui. À KƓnigsberg, Ă  Berlin et ailleurs, quand on appelait mon nom au rapport pour me faire remettre ma lettre de service, il rĂ©pondait Il y a bien un BarrĂšs, Ă  la compagnie, mais ce n’est pas celui-lĂ . » Il se gardait bien de m’en parler, de crainte que je ne fisse des dĂ©marches pour prouver que nous n’étions pas deux de ce nom dans les deux rĂ©giments. VoilĂ  pourquoi, mon gĂ©nĂ©ral, on m’a fait passer pour inconnu
 » AprĂšs quelques instants de rĂ©flexion, il me dit Mettez-vous Ă  mon bureau, et Ă©crivez. » C’était une lettre au ministre de la Guerre, pour lui demander un duplicata de ma lettre et la rectification des prĂ©noms. AprĂšs l’avoir signĂ©e, il me la remit en me disant Portez-lĂ  vous-mĂȘme au bureau de l’infanterie, et pressez-en le rĂ©sultat. Quant Ă  vous, vous ĂȘtes maintenant officier ; je vous dispense de tout service, jusqu’au moment de votre dĂ©part. » Ma nomination Ă©tait du 13 juillet, datĂ©e de KƓnigsberg, pour le 16Ăšme rĂ©giment d’infanterie lĂ©gĂšre. Je rentrai tout joyeux Ă  ma chambrĂ©e, oĂč je reçus les fĂ©licitations de mes camarades et donnai de bon cƓur un coup de pied Ă  mon sac, qui m’avait tant pesĂ© sur les Ă©paules
 J’entrai chez un coiffeur pour faire couper ma queue, ornement ridicule que l’infanterie de l’armĂ©e ne portait plus, exceptĂ© un ou deux rĂ©giments de la Garde. Quand je fus dĂ©barrassĂ© de cette incommode coiffure, je me rendis chez un ami de mon pĂšre, pour lui faire part de mon changement de position et lui souhaiter une bonne annĂ©e. Je dĂźnai chez lui et ne rentrai au quartier qu’à dix heures du soir. Ainsi, dĂšs le premier jour, je profitai des avantages de mon nouveau grade. Je restai Ă  Paris jusqu’au 6 fĂ©vrier 1808 au soir. Je mis Ă  profit avec dĂ©lices les quelques jours de libertĂ© que je me donnai, pour mieux connaĂźtre cette immense ville, passer les soirĂ©es aux spectacles et voir plus souvent quelques amis que j’y avais. Quel heureux changement je venais d’éprouver ! Il faut avoir fait trois campagnes et mĂȘme quatre, le sac sur le dos, et avoir parcouru Ă  pied la moitiĂ© de l’Europe, pour apprĂ©cier toute ma fĂ©licitĂ©. J’avais servi dans la Garde rĂ©ellement trois ans, six mois et dix-sept jours. Ma feuille de route me fut donnĂ©e, sur ma demande, le 2 fĂ©vrier, pour Neuf-Brisach, dĂ©pĂŽt du 16Ăšme lĂ©ger, et ma place fut retenue le 5, pour partir le 7 au matin, aux VĂ©locifĂšres de la rue du Bouloi. DIX-NEUF MOIS EN FRANCE De Neuf-Brisach, oĂč il est trĂšs heureux, BarrĂšs en mai 1808 est brusquement envoyĂ© Ă  Rennes. 14 juin. – Pour gagner Rennes, j’eus trente-cinq jours de marche ou de sĂ©jours. Le voyage fut heureux, tranquille et sans incident, les hommes se conduisirent bien, mais je m’ennuyais beaucoup, Ă  cause de mon isolement, surtout dans les lieux d’étape, oĂč j’étais obligĂ© de vivre et me promener seul. AussitĂŽt arrivĂ© Ă  Rennes, je fis les visites d’usage, pour connaĂźtre les personnes avec qui je devais vivre. À mon Ăąge, les rapports de bonnes relations s’établissent vite, surtout quand on est Ă  peu prĂšs du mĂȘme grade et qu’on a les mĂȘmes annĂ©es de service. Le soir du deuxiĂšme jour, j’étais comme en famille et me rĂ©jouissais du repos que j’allais prendre. Mais mon Ă©toile ou les Ă©vĂ©nements voulaient que tous ces projets ne fussent qu’illusoires. Le lendemain 16, on reçut l’ordre de faire partir, dans les vingt-quatre heures, toutes les troupes valides de la lĂ©gion pour NapolĂ©onville Pontivy. Je fus dĂ©signĂ© pour ĂȘtre officier-payeur du bataillon, faire provisoirement les fonctions d’adjudant-major et prendre le commandement d’une compagnie. C’était beaucoup trop pour un jeune sous-lieutenant de quatre mois, mais je fus tellement pressĂ© d’accepter par le chef de bataillon, le commandant du dĂ©pĂŽt et le commissaire des guerres chargĂ© de l’administration de la lĂ©gion, que je me laissai accabler d’honneurs et d’ouvrage. Le chef de bataillon, M. Dove, sortait de la Garde, oĂč je l’avais connu capitaine. Cette circonstance et quelque chose en moi qui lui plut me valurent cette prĂ©fĂ©rence et la confiance qu’il m’accordait. Tout le restant de cette journĂ©e et une partie de la nuit furent employĂ© Ă  habiller et armer nos jeunes conscrits, Ă©tablir les contrĂŽles, faire la situation, les bon-comptes, toucher une quinzaine de solde, etc. La nuit fut pour moi une nuit de travail. Le 3 juillet, je reçus l’ordre de partir le 4 avec tout mon bataillon, pour Belle-Île-en-Mer. Le 6 juillet, arrivĂ© Ă  Quiberon, qui est un triste et sale village dans les terres, je vis pour la premiĂšre fois la mer, dans toute son Ă©tendue, sa beautĂ© et ses divers aspects. Je passai une partie de la soirĂ©e sur les bords, pour la contempler dans toute son immensitĂ© et Ă©tudier quelques-unes de ses merveilles et de ses productions. Le lendemain 7, le dĂ©tachement fut embarquĂ© sur des chasse-marĂ©e, stationnĂ©s dans le port de Portaliguen, qui est Ă  peu de distance du bourg de Quiberon. Quand on se fut assurĂ© que le passage Ă©tait libre, que la traversĂ©e pouvait se faire sans danger, la mer et la marĂ©e Ă©tant bonnes, on hissa les voiles et on mit le cap sur Palais, chef-lieu et port de l’üle. AprĂšs trois heures de navigation, nous abordĂąmes, sans avoir Ă©tĂ© remarquĂ©s par les Anglais et sans accident. Je craignais d’ĂȘtre malade du mal de mer, mais j’en fus quitte pour la peur. Il n’en fut pas de mĂȘme chez les soldats ; ils Ă©taient presque tous dans un Ă©tat de prostration si complet, que si nous avions Ă©tĂ© abordĂ©s par une chaloupe ennemie, ils n’auraient pas pu faire usage de leurs armes, que j’avais eu la prĂ©caution de faire charger avant l’embarquement. Notre arrivĂ©e Ă©tant connue, je trouvai tous les officiers du 3Ăšme bataillon sur le quai pour me recevoir. Leur accueil fut trĂšs cordial. Dix-sept jours aprĂšs, le 3Ăšme bataillon partit en entier pour l’Espagne. On me prit une centaine d’hommes pour le complĂ©ter. Je restai seul avec mes deux compagnies, fortes encore de 220 hommes, pour les instruire, les discipliner et les administrer. L’embarras que cela me donnait, et le dĂ©sir que j’avais de faire campagne comme officier, me firent bien regretter de ne pas pouvoir suivre mes camarades. Je me sĂ©parai d’eux et surtout de quelques uns, dont les caractĂšres me plaisaient, avec une vĂ©ritable affliction. De ces vingt officiers, je n’en ai revu que deux, le commandant, qui Ă©tait devenu colonel, et un sous-lieutenant, capitaine. Tous les autres Ă©taient morts en 1814. Peu de jours suffirent pour me mettre en bonnes relations avec les officiers de ces corps, et avec presque toute la bourgeoisie de la ville, et cela dans de si bons termes que, chez eux, je me croyais chez moi. Ce fut une existence bien douce, dont j’apprĂ©ciai tout le charme. Pas un dĂźner de famille ou d’amis, pas une partie de campagne ou de pĂȘche dont je ne fisse partie. Les gĂ©nĂ©raux ne furent pas moins bien pour moi. Je mangeai souvent chez eux et surtout chez le gĂ©nĂ©ral de division Quentin, original, bizarre, capricieux, mais au fond excellent homme. Il m’avait pris en amitiĂ©, me choyait, me boudait, et, quand j’étais un jour sans aller chez lui, il m’envoyait chercher, en me disant, quand j’arrivais Ă  son quartier gĂ©nĂ©ral, comme il appelait sa maison Monsieur, j’ai un meilleur caractĂšre que vous ; j’oublie bien vite les torts des autres, comment se fait-il que vous n’oubliez pas les miens, si j’en ai ? » Je fus, trois mois, son aide de camp par intĂ©rim. Ce fut souvent plus qu’une corvĂ©e. La premiĂšre fois qu’il m’invita Ă  dĂźner, c’était peu de jours aprĂšs mon arrivĂ©e. J’étais de garde au poste. Sur le port, l’aide de camp M. de Bourayne, vint me dire que le gĂ©nĂ©ral m’invitait Ă  dĂźner pour 2 heures prĂ©cises et de m’y trouver exactement, car il se mettait Ă  table, sans attendre cinq minutes ses convives. J’observai que j’étais de service, que je ne m’appartenais pas. Il me rĂ©pondit Venez quand mĂȘme, j’en prĂ©viendrai le gĂ©nĂ©ral Roulland. » À 2 heures, j’étais dans sa salle Ă  manger. Il me dit d’un ton assez sec Que venez-vous faire ici ? – DĂźner, mon gĂ©nĂ©ral. – Comment dĂźner ? N’ĂȘtes-vous pas de service ? Pensez-vous que je sois capable de dĂ©tourner un officier de remplir ses devoirs ? – Mais je ne suis venu que parce que vous me l’avez fait dire par votre aide de camp. – Mon aide de camp a trop de tact pour avoir exĂ©cutĂ© une semblable mission. » Je ne savais plus que rĂ©pondre. Je commençai Ă  gagner la porte, fort mĂ©content de cette rĂ©ception, lorsque je m’écriai, moitiĂ© riant, moitiĂ© boudant Puisque je suis invitĂ©, je reste. – VoilĂ  qui est bien audacieux pour un sous-lieutenant, me dit-il, mais puisqu’il est un des braves d’Austerlitz, qu’il a Ă©tĂ© Ă  IĂ©na, Eylau, Friedland, il faut bien lui pardonner. » Il me plaça Ă  son cĂŽtĂ© et me fit toutes sortes d’amitiĂ©. Il se moqua beaucoup de mon embarras et de la piteuse figure que je fis pendant un moment. Du reste, cette rĂ©ception presque brutale Ă©tait bien faite pour intimider un jeune officier qui ne connaissait pas encore les allures de son chef supĂ©rieur. Dans d’autres circonstances, il voulut bien renouveler ce genre de pasquinades, mais cela ne prenait plus. Dans le courant du mois de septembre, plusieurs officiers venant de la rĂ©forme arrivĂšrent pour prendre le commandement des compagnies et du dĂ©tachement. Le capitaine, qui eut cet avantage Ă  cause de son anciennetĂ©, Ă©tait l’ĂȘtre le plus Ă©trange au moral et au physique, le plus ivrogne, le plus triste militaire que jusqu’alors j’avais vu. Heureusement que mes fonctions d’officier-payeur me plaçaient en quelque sorte au-dessus de lui. C’était un septembriseur. Dans un de ses moments d’ivresse, il m’avait parlĂ© de ces affreux Ă©vĂ©nements comme un tĂ©moin actif. C’était un grand maigre, sec, vieux, Ă  la figure Ă  moitiĂ© coupĂ©e par une tĂąche lie de vin, d’un dĂ©goĂ»tant aspect. Sa femme, car il Ă©tait mariĂ©, n’était ni plus jeune, ni plus sobre, ni moins hideuse que lui. Ah ! l’affreux couple, l’ignoble mĂ©nage, le honteux chef ! Dans ce temps lĂ , je fus envoyĂ© en cantonnement avec une section dans le village de Banger, au centre de l’üle. Je profitai de mon isolement pour inviter une bonne partie de mes connaissances du chef-lieu Ă  venir dĂźner dans ma triste solitude. Je leur annonçai l’arrivĂ©e d’une caisse de vin de Bordeaux que le pĂšre d’un conscrit de ma compagnie, que j’avais fait caporal, m’avait envoyĂ©e. Ils furent exacts au rendez-vous, et le dĂźner fut bon pour la saison et la localitĂ©, mais ce qui fut mieux, c’est qu’on y but non seulement le contenu de ma caisse, mais autant de vin ordinaire, qui Ă©tait encore du bordeaux, du frontignan, du punch, etc. Et alors, je dus louer des charrettes, les camper dessus, et puis, fouette cocher. Ils arrivĂšrent chez eux dans un Ă©tat dĂ©plorable, ensevelis dans une couche de boue Ă  les rendre mĂ©connaissables. Je fus plusieurs jours sans oser aborder leurs femmes, qui Ă©taient furieuses contre moi. On rit beaucoup de la colĂšre des unes et de la triste figure des autres. Ce repas pantagruĂ©lique me fit beaucoup d’honneur, parce qu’on ne pouvait pas s’imaginer qu’un jeune sous-lieutenant ait pu faire perdre la raison Ă  des tĂȘtes si vĂ©nĂ©rables, Ă  des hommes si recommandables par leur position et leur Ăąge. Janvier 1809. – J’étais encore dans ce village, quand une grosse tempĂȘte se fit sentir sur les cĂŽtes de l’üle et probablement dans bien d’autres lieux du continent. La mer bouleversĂ©e Ă©tait effrayante Ă  voir ; les vagues, monstrueuses. Leur choc contre les rochers de la mer sauvage, au sud de l’üle, ressemblait Ă  des dĂ©charges incessantes de batterie ; les flots brisĂ©s s’éparpillaient dans les airs et faisaient sentir leur amertume Ă  plus d’une demi-lieue. Les plus vieux marins ne se rappelaient rien de semblable. C’était le 6 janvier, jour des Rois ; j’étais invitĂ© Ă  dĂźner en ville chez un capitaine des canonniers garde-cĂŽtes sĂ©dentaires. Au moment oĂč j’allais me mettre en route, mon toit de chaume fut enlevĂ© ; je fis transporter mes effets dans une maison voisine et partis avec un sous-officier. En nous cramponnant mutuellement, nous arrivĂąmes en bon port Ă  notre destination, mais en entrant dans la maison oĂč j’étais attendu, je trouvai toute la famille et beaucoup d’étrangers en larmes. Une des cheminĂ©es de la maison avait Ă©tĂ© renversĂ©e et Ă©tait arrivĂ©e presque en bloc dans la salle Ă  manger, avait Ă©crasĂ© la table oĂč le couvert Ă©tait mis, et nous nous serions trouvĂ©s dessous, si j’étais arrivĂ© quinze Ă  dix-huit minutes plus tĂŽt, car on n’attendait que moi pour servir. Personne ne fut atteint, mais la maison n’était presque plus habitable. La façade avait Ă©tĂ© fortement Ă©branlĂ©e, deux planchers Ă©taient enfoncĂ©s, les meubles brisĂ©s, etc. Cette tempĂȘte, qui avait Ă©branlĂ© l’üle, se fit aussi sentir, jusqu’aux couches les plus profondes de la mer ; le lendemain et les jours suivants nos postes retirĂšrent de la mer plus de cent piĂšces doubles et ordinaires de vin de Porto. Ces beaux et forts tonneaux cerclĂ©s en fer Ă©taient recouverts d’une couche trĂšs Ă©paisse de madrĂ©pores, huĂźtres, bernicles et autres coquillages de ces parages. AprĂšs les avoir dĂ©barrassĂ©s de cette enveloppe marine, on lut sur tous le mot Malborough » On se rappela alors qu’en 1794 un vaisseau de guerre anglais de ce nom avait coulĂ© dans la baie de Quiberon. Il est probable que la carcasse Ă©tait restĂ©e intacte jusqu’à la tempĂȘte du 6 janvier, qu’elle fut brisĂ©e ce jour lĂ , et que les tonneaux n’étant plus retenus furent jetĂ©s non seulement sur les cĂŽtes de Belle-Île, mais aussi sur toutes celles de la Bretagne, car on opĂ©ra le sauvetage Ă  douze ou quinze lieues de la baie. Ce vin Ă©tait parfait et se vendait bien. Le dĂ©tachement eut, pour sa part de prise, plus de 300 francs, qui lui furent payĂ©s par l’Administration des douanes. J’eus aussi la mienne comme officier de dĂ©tachement. AprĂšs ĂȘtre rentrĂ© en ville et avoir habitĂ© quelque temps la citadelle, je fus dĂ©tachĂ© Ă  la batterie de Belle-Fontaine, peu Ă©loignĂ©e du Palais, oĂč je venais prendre mes repas et passer une partie de mes journĂ©es. Le logement que j’habitais ne pouvait contenir que mon lit, une chaise et une petite table ; mais il Ă©tait situĂ© dans un site charmant, prĂ©cĂ©dĂ© d’un dĂ©licieux petit parterre, et battu par la mer, oĂč je descendais de ma petite chambre pour prendre des bains Ă  marĂ©e basse. Quand elle Ă©tait haute et agitĂ©e, elle arrivait jusqu’à la croisĂ©e. Le 1er septembre, nous reçûmes l’ordre de partir le 6 pour LocminĂ©, et j’entrevis que j’irais en Espagne. MalgrĂ© tout le plaisir que je trouvais dans cet aimable et excellent pays, qui m’avait fait connaĂźtre tant de braves gens, je ne fus pas fĂąchĂ© de le quitter. J’étais blasĂ© de cette vie molle, tranquille et assoupissante. Mon Ăąme avait besoin de se retrouver dans une sphĂšre d’activitĂ© plus en rapport avec mon Ăąge, et de prendre un peu de la gloire et des pĂ©rils de mes camarades. Ces jours derniers furent employĂ©s Ă  rĂ©gler les comptes avec chacun, Ă  emballer les effets des magasins, Ă  faire la remise des lits, des fournitures diverses, du casernement, et autres dĂ©tails aussi fastidieux que nĂ©cessaires, et puis Ă  faire des adieux touchants, sincĂšres et bien sentis par moi et par tous ceux avec qui je vivais depuis longtemps dans cette douce intimitĂ©. Le gĂ©nĂ©ral Quentin, toujours extraordinaire dans tout, me vit partir avec regret. Je me sĂ©parai aussi de lui avec peine, malgrĂ© que son originalitĂ© ne fĂ»t pas toujours agrĂ©able ; Ă  la fin, je m’étais tellement habituĂ© Ă  ses folles bizarreries, que je ne m’en occupais plus et que je vivais avec lui comme presque avec un de mes Ă©gaux. Il enrageait de ne pas ĂȘtre comte ou baron ; de ne pas ĂȘtre Ă  la tĂȘte d’une division active, en Espagne ou ailleurs. Le ministre de la Guerre avait beau lui dorer la pilule, en lui disant que l’Empereur l’avait placĂ© Ă  l’avant-garde de l’Empire, cela ne lui suffisait pas. Que de lettres il m’a dictĂ©es, pour se plaindre de l’oubli oĂč on le laissait ! Que de fois il m’a fait part de l’insulte qu’on lui faisait, en mĂ©connaissant ses capacitĂ©s militaires. Un jour, il reçoit un paquet oĂč l’adresse portait Ă  M. le gĂ©nĂ©ral de division Quentin, Ă  l’armĂ©e d’Espagne. Il se croit nommĂ©, se fait couper la queue qui avait deux pieds de long, vend sa batterie de cuisine, prend pension dans un hĂŽtel et se dispose Ă  partir. AussitĂŽt ma nomination arrivĂ©e, me disait-il, j’écrirai pour te faire nommer mon aide de camp. » Je le remerciai bien sincĂšrement de cet honneur, auquel je ne tenais pas du tout
 Je le laissai bien dĂ©couragĂ© et sentant sa fin ou sa disgrĂące. Au fond, c’était un excellent homme, mais avec beaucoup d’esprit, manquant de tenue et de jugement. Il Ă©tait un autre homme que je voyais moins souvent, mais qui m’était aussi trĂšs attachĂ©, c’était le pĂšre du gĂ©nĂ©ral Bigarri, mon capitaine dans la Garde. Parler Ă  ce bon vieillard, qui Ă©tait commissaire des guerres, de son fils et de son gendre, quartier-maĂźtre au 16Ăšme lĂ©ger, c’était le faire revivre, c’était lui rappeler toutes ses affections. Aussi Ă©tais-je un de ses bons amis. J’ai beaucoup parlĂ© de Belle-Île, mais si j’avais voulu consigner dans ce journal toutes les particularitĂ©s de ma vie militaire et privĂ©e, pendant ces quatorze mois de sĂ©jour, il y faudrait un volume. Le souvenir de cet heureux pays ne s’effacera jamais de ma mĂ©moire. Ses fĂȘtes, ses rochers, ses bons habitants y tiendront toujours une trĂšs bonne place. ESPAGNE ET PORTUGAL DĂ©cembre 1809. – Je venais d’ĂȘtre nommĂ© lieutenant, quand l’ordre arriva de faire partir le bataillon, le 10 dĂ©cembre, pour l’Espagne. Le 31 dĂ©cembre, j’étais Ă  Bordeaux. Le matin du 4 janvier, avant le dĂ©part du bataillon pour Saint-AndrĂ©-de-Cubzac, je fus prendre Ă  la citadelle de Blaye cent conscrits rĂ©fractaires, pour ĂȘtre incorporĂ©s dans le corps aprĂšs notre entrĂ©e en Espagne. De crainte qu’ils dĂ©sertassent encore une fois, ils devaient marcher rĂ©unis, sous la conduite d’une escorte et ĂȘtre enfermĂ©s tous les soirs dans un local fermĂ©. 8 janvier 1810. – Un bataillon du 46Ăšme de ligne, commandĂ© par un chef de bataillon plus qu’original, faisait route avec nous depuis Bordeaux. Les officiers des deux corps mangeaient ensemble aux Ă©tapes. À Tartas, Ă  la fin du dĂźner, l’aubergiste vint annoncer qu’il manquait douze Ă  quinze couverts d’argent. Cette insolente rĂ©clamation souleva les murmures d’indignation de tous les convives. La porte fut sur le champ fermĂ©e, on ordonna Ă  l’hĂŽtelier de fouiller tous les officiers ; il s’y refusa ; le commandant le fit, en sa prĂ©sence. La visite Ă©tait prĂšs d’ĂȘtre terminĂ©e, quand on vint dire que les couverts Ă©taient retrouvĂ©s. Alors le commandant tomba sur cet homme, le battit horriblement, malgrĂ© les cris et les priĂšres de sa femme. Il fallut intervenir, pour empĂȘcher qu’il ne le laissĂąt mort sur la place. Il partit immĂ©diatement aprĂšs pour Mont-de-Marsan, dĂ©poser sa plainte chez le procureur impĂ©rial. Je ne sus pas ce que cela devint, mais il y eut de l’exagĂ©ration dans la vengeance, un emportement dĂ©placĂ©, et surtout un manque de tenue dans la conduite de ce chef. Le 15 janvier, nous Ă©tions Ă  Ernani, petite ville de la province de Guipuscoa Biscaye. Je procĂ©dai Ă  la rĂ©partition dans les compagnies des cent conscrits rĂ©fractaires qui m’avaient Ă©tĂ© remis Ă  Blaye. Il n’en manquait point ; il s’en trouva au contraire un de plus ! Je ne pus m’expliquer cette erreur, qu’on n’avait pas remarquĂ©e pendant la route, parce qu’on ne faisait pas l’appel et qu’on se contentait de les compter comme des moutons, qu’en pensant que cet homme s’était faufilĂ© dans les rangs des autres au moment du dĂ©part, pour recouvrer sa libertĂ© et essayer de la gloire. Quoi qu’il en soit, il fallut en rendre compte, Ă©crire Ă  bien des autoritĂ©s pour expliquer ce mystĂšre, et mettre les parents de ce soldat Ă  l’abri des rigueurs qu’on exerçait contre eux, lorsque leur enfant Ă©tait dĂ©clarĂ© dĂ©serteur. Le 16 Ă  Tolosa, au matin en me levant, je m’aperçus que ma chemise Ă©tait garnie de vermine. C’était un triste dĂ©but, qui me donna une bien mauvaise opinion de la propretĂ© espagnole. Le 20 janvier, l’ordre portait que nous devions tenir garnison Ă  Durango. Je fus dĂ©signĂ© pour commander la place. On logea les officiers et la troupe dans un couvent. Moi, je crus devoir prendre un beau logement en ville, avec sentinelle Ă  ma porte. Dans la nuit je fus rĂ©veillĂ© par un sale paysan couvert de guenilles, que je pris d’abord pour un guĂ©rilla mal intentionnĂ©, mais qui n’était autre qu’un agent du gĂ©nĂ©ral Avril, commandant Ă  Bilbao, qui m’envoyait l’ordre de nous rendre Ă  Vittoria. Je quittai sans regret mon noble logement et mes honorables fonctions, pour redevenir simple lieutenant. 26 janvier. – J’arrivai Ă  Burgos, pour y rester jusqu’au 27 fĂ©vrier. Ces trente-deux jours se passĂšrent fort tranquillement et mĂȘme agrĂ©ablement. Nous avions besoin de repos. Les quarante-huit journĂ©es de marche que nous venions de faire nous avaient rudement fatiguĂ©s. Le gĂ©nĂ©ral de division Solignac, gouverneur de la vieille Castille, donna plusieurs grandes soirĂ©es, fort remarquables par leur Ă©clat, leur affluence et la rage du jeu. Le duc et la duchesse d’AbrantĂšs, arrivĂ©s quelques jours aprĂšs nous, se trouvĂšrent Ă  quelques unes de ces soirĂ©es dansantes. Il y avait en outre beaucoup d’autres gĂ©nĂ©raux et de grands personnages des deux nations. Ces rĂ©unions Ă©taient gaies, vives, opulentes. Les dames espagnoles, qui s’y trouvaient en grand nombre, ne se faisaient gĂ©nĂ©ralement remarquer que par leur gaucherie et le mauvais goĂ»t de leur toilette française. Celles qui avaient eu le bon esprit de conserver le costume national Ă©taient beaucoup mieux. Dans ce pays arriĂ©rĂ©, on ne connaĂźt pas les cheminĂ©es, ni les fourneaux. On chauffe ses appartements avec des braseros, alimentĂ©s avec du charbon de bois, chauffage insuffisant et qui occasionne des maux de tĂȘte, quand il n’asphyxie pas. Pour Ă©chapper au froid et Ă  l’ennui de notre triste intĂ©rieur, nous allions au cafĂ©, tenu par un Français et constamment plein, malgrĂ© la vaste Ă©tendue des nombreuses salles. On y jouait tous les soirs des masses d’or. L’appĂąt du gain, le besoin de rĂ©parer de grandes pertes, entraĂźnĂšrent quelques officiers Ă  commettre des actions honteuses, qui amenĂšrent de frĂ©quents duels et des mesures de rigueur. Quelques un furent chassĂ©s de leur rĂ©giment. 20 mars. – À GradefĂšs, bourg prĂšs des frontiĂšres du royaume des Asturies, sur l’Elza. Le 4Ăšme bataillon fut logĂ© plus loin, en remontant le cours de la riviĂšre. Quelques grenadiers et une cantiniĂšre, Ă©tant restĂ©s derriĂšre, s’arrĂȘtĂšrent dans un village pour y passer la nuit. Le lendemain, on leur donna un guide qui les conduisit dans une embuscade prĂ©parĂ©e ; ils y furent tous Ă©gorgĂ©s, avec un raffinement de cruautĂ©. Le chef de bataillon, instruit de cet affreux guet-apens, marcha sur ce village, le fit cerner, s’empara de tous les hommes valides, et leur annonça qu’il les ferait tous passer par les armes, s’ils ne faisaient pas connaĂźtre les assassins. DĂ©jĂ  quatre Ă©taient tombĂ©s sous les balles des grenadiers, sans avoir rien avouĂ©, enfin le cinquiĂšme les fit connaĂźtre. Ils Ă©taient prĂ©sents ; ils furent fusillĂ©s. Cette dure reprĂ©saille donne une idĂ©e de ce qu’était la guerre d’Espagne. Nous restĂąmes dans ce village, avec un escadron de dragons, jusqu’au 5 avril. 8 avril. – À LĂ©on. Dans la matinĂ©e, j’avais reçu l’ordre de rejoindre mon bataillon. En route, Ă©tant Ă  quelques cent pas du dĂ©tachement et dans une position Ă  ne pas ĂȘtre aperçu de lui par la forme du terrain, je fus accostĂ© par un homme Ă  cheval, armĂ© jusqu’aux dents, en costume espagnol, dans le genre de celui de Figaro, avec un ample manteau par-dessus. À peine l’eus-je vu, qu’il Ă©tait sur moi. Il ouvre rapidement son manteau, cherche dans ses poches comme pour prendre ses pistolets, et me prĂ©sente une attestation pour indiquer qu’il Ă©tait au service de la France, je ne sais Ă  quel titre. Ma contenance fut assez embarrassĂ©e, croyant bien avoir Ă  faire Ă  une guĂ©rilla, avec d’autant plus de raison que je n’avais que mon Ă©pĂ©e pour me dĂ©fendre, pauvre arme contre des pistolets, un tromblon et une lance. Cette surprise inattendue me fit penser qu’il n’était pas prudent de s’éloigner de sa troupe, dans un pays oĂč chaque arbre, buisson ou rocher cachait un ennemi. Le 4Ăšme bataillon Ă©tait parti dans la matinĂ©e pour le blocus d’Astorga. Nous restĂąmes dans LĂ©on jusqu’au 13 avril, avec le 5Ăšme bataillon de notre division. 14 avril. – Au pont d’Orbigo, bourg Ă  deux lieues d’Astorga
 Nous restĂąmes dans ce bourg, pour assurer les communications avec LĂ©on et avec le derriĂšre des troupes employĂ©es au siĂšge d’Astorga, pour escorter les convois de vivres et de munitions de guerre, pour soigner les malades et les blessĂ©s des troupes du siĂšge, et pour fournir des dĂ©tachements armĂ©s aux tranchĂ©es. Le duc d’AbrantĂšs Ă©tant arrivĂ©, le blocus d’Astorga fut converti en siĂšge. L’artillerie nĂ©cessaire pour battre en brĂšche l’avait prĂ©cĂ©dĂ©. Les travaux de sape commencĂšrent immĂ©diatement. Le 20 avril vendredi saint, la batterie fut dĂ©masquĂ©e, et tira pendant trente-six heures, sans discontinuer, sur le mur d’enceinte. Mais pas assez armĂ©e ou peut-ĂȘtre trop Ă©loignĂ©, son effet fut mĂ©diocre ; malgrĂ© cela, l’assaut fut dĂ©clarĂ© praticable. Il eut lieu le 21, Ă  cinq heures du soir. Six compagnies d’élite, dont deux de notre 4Ăšme bataillon, furent chargĂ©es de cette terrible mission. Il fut long, meurtrier et incomplet. À cinq heures du matin, les assiĂ©geants Ă©taient retranchĂ©s sur la brĂšche, sans que nous puissions pĂ©nĂ©trer dans la ville par la difficultĂ© des obstacles que notre troupe rencontrait sur son passage. Toutefois, le commandant, quand le jour fut venu, demanda Ă  capituler. On accĂ©da Ă  ses propositions, et il fut convenu que la garnison sortirait le jour de PĂąques, Ă  midi, avec les honneurs de la guerre, et qu’elle serait prisonniĂšre de guerre. La matinĂ©e de PĂąques fut employĂ©e Ă  perfectionner les travaux, pendant qu’on parlementait, et Ă  donner la sĂ©pulture Ă  toutes les victimes de cette triste nuit. À midi, la garnison sortit avec ses armes, qu’elle dĂ©posa hors des murs ; elle Ă©tait encore forte. Dans le nombre, il se trouvait cinq Ă  six dĂ©serteurs français, qui furent reconnus et fusillĂ©s sur le champ, sans mĂȘme prendre leurs noms. Les pertes des Français furent trĂšs considĂ©rables, beaucoup trop, eu Ă©gard Ă  l’importance de la place. Mais le commandant du 8Ăšme corps d’armĂ©e voulait faire parler de lui ; il voulait conquĂ©rir, sur les murs de cette bicoque, un bĂąton de marĂ©chal d’Empire. Nos deux compagnies eurent plus de cent hommes tuĂ©s ou blessĂ©s, dont trois officiers de voltigeurs, tuĂ©s sur la brĂšche, et deux de grenadiers blessĂ©s. Pendant le siĂšge, je fus escorter un convoi de poudre pour Astorga. Les dix Ă  douze voitures de paysans, traĂźnĂ©es par des bƓufs, Ă©taient de celles dont les essieux en bois tournent avec les roues. En route, le feu prend Ă  un de ces essieux ; pas d’eau pour jeter dessus, la position Ă©tait critique. Je veux faire marcher les voitures qui Ă©taient en avant de celle qui brĂ»lait, et rĂ©trograder celles qui Ă©taient derriĂšre, mais les conducteurs qui ont peur de l’explosion se sauvent, quelques soldats en font autant. Cependant, il m’en reste assez pour faire exĂ©cuter ce que j’avais prescrit. Pendant de temps lĂ , quelques hommes lestes Ă©taient descendus dans le vallon, et m’apportĂšrent de l’eau dans leurs shakos ; cela nous sauva. Le convoi continua sa marche sans autre accident. Nous restĂąmes au pont d’Orbigo jusqu’au 29 avril. Puis vingt jours Ă  Morias, petit village Ă  une demi-lieue d’Astorga, sur la route et Ă  l’entrĂ©e des montagnes de la Galice. C’était un trĂšs pauvre village oĂč nous fĂ»mes plus que mal. Je fus plusieurs fois Ă  Astorga, par dĂ©sƓuvrement et aussi pour dĂźner chez un restaurateur français. Dans toutes les villes occupĂ©es par les Français, il s’établissait, dĂšs le lendemain de leur installation, au moins un restaurateur et cafetier de notre nation. Ils Ă©taient chers, ces empoisonneurs Ă  la suite de l’armĂ©e, mais du moins, ils nous rendaient service avec notre argent. Le 1er juin, Ă  Zamora, oĂč je sĂ©journai sept jours, je trouvai plusieurs officiers de ma connaissance et, entre autres, le gĂ©nĂ©ral Jeannin, qui avait Ă©tĂ© mon chef de bataillon dans la Garde. Ma visite lui fit plaisir, et il m’engagea Ă  aller manger sa soupe. Le gĂ©nĂ©ral Jeannin avait Ă©pousĂ© une des filles du fameux peintre David. Du 7 juillet au 31, je restai Ă  Salamanque. Quelques lieues avant d’y arriver, le bataillon, qui traversait un bois considĂ©rable, fur assailli par un troupeau de bƓufs sauvages, qui nous mit en dĂ©route. Il fallut tirer des coups de fusil, pour les forcer Ă  rentrer dans le taillis. Il y eut trois ou quatre hommes terrassĂ©s et blessĂ©s. Quand ce hourra d’un nouveau genre fut passĂ©, on rit beaucoup de cette charge Ă  fond, aussi imprĂ©vue qu’impĂ©tueuse. Les officiers, une fois le danger connu, avaient ralliĂ© une partie de leurs hommes, fait mettre la baĂŻonnette au bout du fusil et marcher contre eux, en leur tirant quelques coups de feu qui les dispersĂšrent. LogĂ© sur la grande place de Salamanque, si belle par son architecture uniforme, ses portiques couverts, ses galeries et ses balcons continus Ă  tous les Ă©tages, je fus tĂ©moin, de la croisĂ©e de mon logement, de plusieurs courses de taureaux qui m’intĂ©ressĂšrent vivement. Je montai deux fois la garde chez le prince d’Essling MassĂ©na, commandant en chef de l’armĂ©e du Portugal. Ces deux gardes me mirent en relation d’amitiĂ© avec le fils aĂźnĂ© du prince et le fils unique du marĂ©chal de Dantzick Lefebvre, et avec plusieurs autres officiers de son Ă©tat-major gĂ©nĂ©ral. Le 3 avril 1810, nous partĂźmes pour Ciudad-Rodrigo. Le terrain qui sĂ©pare Salamanque de Ciudad-Rodrigo est un pays dĂ©sert, stĂ©rile, sans culture et cependant couvert de chĂȘnes verts et d’une autre espĂšce qui produit des glands doux. Ces arbres sont beaux, vigoureux, Ă©pais, ce qui prouve que ce n’est pas la faute du sol, mais bien le manque de bras, s’il est pour ainsi dire inhabitĂ©. Le soir de mon arrivĂ©e Ă  Rodrigo, mon sous-lieutenant et moi, nous ne trouvĂąmes que deux chambres une occupĂ©e par un gendarme et l’autre par un valet du prince d’Essling. Nous dĂźmes Ă  la maĂźtresse de la maison que nous prenions une des deux chambres, et que l’autre resterait aux deux individus que je viens de dĂ©signer. BrisĂ© de fatigue par la marche, la chaleur et la maladie, je me couchai aussitĂŽt, sans manger, tant le besoin de repos se faisait sentir. Quelques instants aprĂšs, deux grands coquins de laquais vinrent me chercher querelle, parce que j’avais pris le lit de l’un d’eux. AprĂšs leur avoir expliquĂ© les arrangements qui avaient Ă©tĂ© pris, dans l’intĂ©rĂȘt des quatre ayants droit au logement, je les priai de se retirer, mais j’avais Ă  faire Ă  des insolents galonnĂ©s, et de bonnes raisons n’étaient pas capables d’arriver Ă  leur intelligence Ă©goĂŻste. Ils m’insultĂšrent, me menacĂšrent du prince et du grand prĂ©vĂŽt de l’armĂ©e, et de leurs poignets, si on ne leur rendait pas justice. Ils sortirent, et je me rendormis, mais une ou deux heures aprĂšs, je fus mandĂ© chez le grand prĂ©vĂŽt. Un marĂ©chal des logis de gendarmerie m’apportait cet ordre. ArrivĂ© prĂšs du colonel de gendarmerie Pavette, je lui expliquai ce qui s’était passĂ©. Comment, colonel, lui dis-je Ă  la fin de ma narration, un officier de l’armĂ©e qui expose tous les jours sa vie pour la dĂ©fense de la patrie, qui use sa santĂ© sur les routes Ă  la poursuite de l’ennemi, qui passe souvent les jours sans pain et les nuits sans sommeil, sera mandĂ© Ă  la requĂȘte d’un valet devant un prĂ©vĂŽt, comme un criminel. Est-ce ainsi qu’on respecte l’épaulette, l’honneur de l’armĂ©e, les soldats dont le sang est demandĂ© tous les jours ? » AprĂšs une conversation assez longue, oĂč le colonel mit autant de politesse que de mesure, je sortis et fus reprendre ma place dans ce misĂ©rable lit qu’on m’avait disputĂ©. Le lendemain, en causant de cette affaire avec les aides de camp du prince, j’appris que sur le rapport du grand prĂ©vĂŽt, l’audacieux valet et son digne acolyte, le piqueur, avaient Ă©tĂ© mis en prison. Peu auparavant, une pareille scĂšne, pour le mĂȘme motif, Ă©tait arrivĂ©e Ă  un capitaine d’un rĂ©giment de notre division, mais plus violent et armĂ© dans ce moment lĂ  de son sabre, il avait fait une blessure grave Ă  un domestique du duc d’AbrantĂšs. Celui-ci, aprĂšs avoir puni des arrĂȘts forcĂ©s l’officier, voulait le faire destituer. Les officiers du corps, instruits de cette inconvenante rigueur, lui firent dire que si cela arrivait, ils donneraient tous leur dĂ©mission motivĂ©e. Le duc eut peur, l’affaire en resta lĂ . Pendant le siĂšge d’Almeida, je fus deux fois en dĂ©tachement vers cette ville, depuis Rodrigo, pour escorter des convois. J’y Ă©tais, le soir oĂč le feu de nos piĂšces commença et occasionna l’épouvantable explosion du magasin Ă  poudre. On ne peut se faire une juste idĂ©e de l’intensitĂ© de la dĂ©tonation, de l’ébranlement gĂ©nĂ©ral de l’air, de l’énorme colonne de feu, de fumĂ©e, de pierres qui s’élevĂšrent dans les airs. Des pierres et des cadavres furent jetĂ©s jusque dans nos lignes. Cet Ă©vĂ©nement eut lieu le 26 aoĂ»t, la ville fut occupĂ©e le 27. Le 15 septembre BarrĂšs passe la frontiĂšre du Portugal, oĂč notre armĂ©e, forte de 50 000 hommes, Ă©tait commandĂ©e par MassĂ©na. 16 septembre. – Dans la matinĂ©e, ayant laissĂ© Almeida Ă  notre droite, nous passĂąmes le torrent de la Coa, dont l’abord est horrible, les pentes presque Ă  pic, et la profondeur Ă©norme. Tous les jours qui suivirent, il me fut le plus souvent impossible de me faire dire le nom de la ville ou du village que nous traversions, car nous ne rencontrions pas un seul habitant. Toute la population avait fui, en dĂ©truisant tout ce qui aurait pu nous ĂȘtre utile. Les Anglais avaient composĂ© cette Ă©migration gĂ©nĂ©rale, sur notre passage, pour crĂ©er des plus grands obstacles Ă  notre marche et nous rendre plus odieux aux Portugais. 25 septembre. – Dans cette journĂ©e, nous fĂ»mes attaquĂ©s assez vivement par un parti ennemi ; mais, vivement repoussĂ©, il se retira, aprĂšs nous avoir tuĂ© et blessĂ© plusieurs hommes. Le lendemain, nous eĂ»mes une alerte qui nous donna autant d’ouvrage que d’inquiĂ©tude. Le matĂ©riel que nous escortions Ă©tait parquĂ© sur une lande, calcinĂ©e par les grandes chaleurs que nous Ă©prouvions, depuis notre entrĂ©e dans ce royaume dĂ©sert. Le feu se mit Ă  cette bruyĂšre, et fit de si grands progrĂšs, malgrĂ© tous les moyens employĂ©s pour l’arrĂȘter, qu’on fut obligĂ© de faire venir les chevaux et d’atteler Ă  la hĂąte pour les parquer sur un autre terrain. Le danger Ă©tait grave ; la perte eut Ă©tĂ© immense pour l’armĂ©e, car toutes ses ressources pour la continuation de la guerre Ă©taient dans ce parc de rĂ©serve. 27 septembre. – Au bivouac, assez prĂšs du lieu oĂč se donna, le mĂȘme jour, la bataille de Bussaco et d’Alcoba, oĂč nous fĂ»mes sinon battus, du moins repoussĂ©s de tous les points dont on cherchait Ă  s’emparer. Cette funeste journĂ©e, qui coĂ»ta Ă  l’armĂ©e plus de 4 000 hommes tuĂ©s ou blessĂ©s, la dĂ©couragea beaucoup. Cependant le marĂ©chal MassĂ©na ne renonça pas au projet de marcher sur Lisbonne. Ayant reconnu un peu trop tard, et quand le mal Ă©tait fait, que la position de l’Alcoba Ă©tait inexpugnable de front, il rĂ©solut de tourner par la droite, en s’emparant des dĂ©filĂ©s de Serdao, que Wellington avait nĂ©gligĂ© d’occuper. Cette faute obligea le gĂ©nĂ©ral anglais de battre en retraite, de repasser le Mondego, d’évacuer Coimbre et de nous abandonner tout le pays entre les montagnes et la mer. Ainsi, malgrĂ© notre grave Ă©chec, nous continuĂąmes Ă  poursuivre une armĂ©e victorieuse, abondamment fournie de tout, ayant la sympathie des populations pour elle, tandis que nous, nous ne vivions que de maraudes, qu’il fallait aller chercher loin, ce qui augmentait les fatigues et les dangers des soldats. 2 octobre. – Dans la matinĂ©e, nous finissons de sortir du long dĂ©filĂ© de Serdao, oĂč nous Ă©tions depuis cinq jours, et enfin des montagnes que nous traversions depuis notre dĂ©part de Rodrigo. Nous dĂ©couvrons au loin la mer et, Ă  nos pieds, un beau pays. Nous voici dans une plaine riche, fertile, couverte de nombreux villages, dĂ©serts Ă  la vĂ©ritĂ©, comme tous ceux que nous avions trouvĂ©s, mais plus abondamment pourvus de vivres. Le 4 octobre dans la matinĂ©e, nous restĂąmes quelques heures Ă  Coimbre, belle et grande ville, sur le Mondego qui la divise en deux parties. La cathĂ©drale et les fontaines sont magnifiques, les environs couverts de vignes, d’orangers, d’oliviers. Les Anglais en l’abandonnant avaient forcĂ© les habitants Ă  quitter la ville. L’armĂ©e y fit de prĂ©cieuses provisions en riz, morue, cafĂ©, sucre, thĂ©, chocolat dont les magasins Ă©taient abondamment fournis. On laissa tous les blessĂ©s et les malades dans un couvent situĂ© sur une hauteur de la rive gauche du Mondego, avec une garde armĂ©e pour les faire respecter, mais, vingt-quatre heures aprĂšs, la garde Ă©tait prisonniĂšre et les malades dangereusement exposĂ©s Ă  ĂȘtre massacrĂ©s. Le 8 octobre, en avant de Leiria, par une pluie torrentielle, la compagnie ne trouva d’autre gĂźte disponible que l’église, dont elle prit possession avec joie. La place et le bois ne manquant pas, nous eĂ»mes bientĂŽt Ă©tabli un bivouac assez bon pour ne pas regretter les maisons qui regorgeaient de militaires. On y trouva d’excellent vin, et comme le sucre et la cannelle abondaient dans les sacs et bagages, on fit beaucoup de vin chaud, qui restaura tous ces corps accablĂ©s de fatigue et mouillĂ©s jusqu’à la moelle des os. 12 octobre. – Depuis trois jours, nous marchions dans les forĂȘts d’oliviers sans discontinuitĂ© et qui semblaient n’avoir pas de limites, quand nous atteignĂźmes la petite ville d’Alemquer, quartier gĂ©nĂ©ral du marĂ©chal prince d’Essling. Nous Ă©tions enfin arrivĂ©s dans la vallĂ©e du Tage, aprĂšs laquelle nous soupirions depuis longtemps, pensant que nous trouverions sur ses bords le bien-ĂȘtre, un peu de repos, ou du moins de meilleurs chemins et plus d’abri. Je vis, pour la premiĂšre fois de ma vie, autour de cette jolie petite ville, beaucoup de palmiers, qui me parurent d’une beautĂ© et d’une venue remarquables. Avant notre arrivĂ©e au gĂźte, le gĂ©nĂ©ral de cavalerie Sainte-Croix, officier d’un trĂšs grand mĂ©rite, tout jeune, fut coupĂ© en deux, au milieu de nos rangs, par un boulet de canon parti d’une canonniĂšre anglaise stationnĂ©e sur le Tage. Le lit de ce magnifique fleuve Ă©tait couvert de bĂątiments armĂ©s, destinĂ©s Ă  nous en dĂ©fendre l’approche. Le lendemain, par une dĂ©licieuse matinĂ©e, j’allai me promener avec plusieurs officiers sur les coteaux environnants, couverts de vignes, qui n’étaient pas encore vendangĂ©es, et de figuiers qui ployaient sous le poids des fruits. 14 octobre. – À Villafranca, petite ville sur les bords du Tage. Nous restons dans les maisons de campagne qui l’entourent jusqu’au 28 octobre inclus. Les majestueuses et riantes rives du Tage, les magnifiques maisons de campagne qui bordent ses bords enchanteurs, les jardins dĂ©licieux qui couvrent la plaine situĂ©e entre la colline Ă©levĂ©e et le fleuve, pleins d’orangers plantĂ©s rĂ©guliĂšrement, de citronniers, de lauriers roses et d’autres arbres aussi intĂ©ressants ; les coteaux tapissĂ©s de vignes, de figuiers, d’oliviers, un ciel d’une beautĂ© ravissante, une route magnifique, rendaient la position de Villafranca une des plus belles qu’il m’eĂ»t Ă©tĂ© donnĂ© d’admirer jusqu’alors. Ce beau pays me parut un sĂ©jour de dĂ©lices, un nouveau paradis terrestre, malgrĂ© les effroyables dĂ©tonations de la flottille anglaise, et les sifflements lugubres des Ă©normes boulets qu’ils nous envoyaient. En arrivant Ă  Villafranca, nous pensions en partir le lendemain pour nous rendre Ă  Lisbonne, mais des obstacles invincibles que nous, machines mouvantes et obĂ©issantes, nous ne connaissions pas, nous arrĂȘtĂšrent. La compagnie fut envoyĂ©e aux avant-postes, sur un petit ruisseau qui sĂ©parait les deux armĂ©es dans cette direction. Nous restĂąmes huit jours dans cette position, oĂč nous pĂ»mes, malgrĂ© le voisinage de l’ennemi, que le cours du ruisseau seul sĂ©parait de nous, prendre quelque repos et assurer nos subsistances. Nous occupions cinq ou six belles maisons de campagne, richement meublĂ©es, luxueuses, dans lesquelles nous trouvĂąmes quelques provisions et un peu de blĂ© cachĂ©. Dans une de ces maisons, il y avait un moulin Ă  farine, qui marchait par le moyen d’un ou plusieurs chevaux. Les voltigeurs servirent de bĂȘte de somme, et nuit et jour, ils le faisaient tourner. La farine Ă©tait grossiĂšre, brute, mais avec elle on faisait du pain sans levain, des galettes, de la bouillie. Enfin, nous vivions tant bien que mal, et nous nous trouvions tout trĂšs heureux, officiers et soldats, d’avoir cette ressource, qui devait avoir une courte durĂ©e. Notre gĂ©nĂ©ral en chef, le comte RĂ©gnier, envoyait, tous les jours une ou deux fois, son aide de camp, le capitaine Brossard, qui parlait anglais, aux avant-postes, pour porter des lettres, recevoir les rĂ©ponses et les journaux anglais. Il me prenait, en passant, avec un clairon, et nous allions, tous trois, Ă  une barricade Ă©levĂ©e de la route. En arrivant, je faisais sonner la trompette, un officier anglais remettait les journaux et les plis, le capitaine en faisait autant de son cĂŽtĂ©. On causait, on buvait du rhum, on mangeait de l’excellent biscuit de mer, que l’Anglais apportait, et on se retirait bons amis. Il avait Ă©tĂ© convenu qu’on n’attaquerait point sans se prĂ©venir d’avance et que les sentinelles ne feraient pas feu l’une sur l’autre ; ainsi il y avait sĂ»retĂ© provisoire et suspension d’armes tacite. Une nuit que j’étais de garde, on tira un coup de fusil sur la ligne des postes que je commandais. Je fis aussitĂŽt prendre les armes Ă  tous mes hommes et envoyai des patrouilles en reconnaissance. AprĂšs un temps assez long, mes hommes rentrĂšrent en riant et conduisant un prisonnier. C’était un de nos Ăąnes qui, en pĂąturant trĂšs pacifiquement, avait dĂ©passĂ© les deux lignes, violĂ© le territoire ennemi et s’était montrĂ© Ă  une sentinelle anglaise qui l’avait repoussĂ© de notre cĂŽtĂ©. Ma sentinelle cria Qui vive » Ă  son apparition et, n’ayant pas eu de rĂ©ponse, tira dessus, le manqua et occasionna une prise d’armes sur toute la ligne qui dut se prolonger bien loin, car on entendait bien longtemps aprĂšs cette alerte bouffonne Sentinelles, prenez garde Ă  vous. Ces utiles et patient animaux, disons-le Ă  cette occasion, ont rendu d’immenses services Ă  l’armĂ©e du Portugal, que la misĂšre a rendu bien ingrate envers ses sauveurs. Tous les rĂ©giments avaient au moins de cent vingt Ă  cent cinquante Ăąnes Ă  la suite, pour transporter les malades et les blessĂ©s, les sacs des convalescents, les provisions de vivres, quand on Ă©tait assez heureux d’en trouver pour plus d’un jour. Cette masse de quadrupĂšdes enlevait bien des hommes Ă  leur rang, alourdissait bien la marche des colonnes ; mais elle sauva bien des malheureux. Peu de jours aprĂšs notre arrivĂ©e devant les lignes anglaises, la misĂšre devint si poignante, si gĂ©nĂ©rale, que tous ces ĂȘtres inoffensifs furent tuĂ©s et mangĂ©s avec une espĂšce de sensualitĂ©. Ceux qui voulurent ou purent en conserver les tinrent bien cachĂ©s, et les surveillĂšrent, comme des chevaux de prix, car on les volait et on les tuait sans scrupule. J’ai dĂ©jĂ  dit que les Anglais couvraient le fleuve de leur flottille, et remontaient bien plus haut que la limite convenue entre les deux armĂ©es. Un homme ne pouvait pas se montrer sur la digue du Tage, ou passer sur la route, sans recevoir aussitĂŽt un coup de canon. Cette tracasserie meurtriĂšre gĂȘnait beaucoup nos mouvements. Une nuit que j’étais de garde aux avant-postes, je m’étais retirĂ© dans la cour d’une maison avec deux ou trois hommes, pour me chauffer, car la nuit Ă©tait froide et il y avait dĂ©fense de faire du feu en rase campagne. La porte extĂ©rieure de la cour Ă©tait ouverte son ouverture faisait face au fleuve, et le feu face Ă  cette porte cochĂšre. Le feu Ă©tait ardent et Ă©clairait bien ; assis sur une chaise et causant avec ces hommes, qui Ă©taient debout Ă  mes cĂŽtĂ©s, un boulet arrive et en coupe un en deux qui fut jetĂ© sur le foyer bien enflammĂ©. Le malheureux ne prononça pas un mot, sa mort avait Ă©tĂ© instantanĂ©e. Je fis Ă©teindre le feu, et passai le reste de la nuit avec mes hommes qui, tout en regrettant leur camarade, regrettaient aussi ce petit soulagement Ă  leur dure existence. À notre bivouac, au pied de la colline qui dominait Villafranca, il y avait des maisons isolĂ©es dans les vignes que nous habitions dans la journĂ©e pour nous mettre Ă  l’abri du soleil et prendre nos repas, quand il y avait quelque chose Ă  manger. Dans la nĂŽtre, nous trouvĂąmes une cachette remplie de livres français, presque tous de nos meilleurs auteurs, bien Ă©ditĂ©s et supĂ©rieurement reliĂ©s, c’étaient les deux encyclopĂ©dies, c’était Voltaire, Rousseau, Montesquieu, etc. Rien de semblable ne s’était offert Ă  mes yeux en Espagne. 29 octobre. – À Ponte de Mugen, sur la route de Santarem. Dans la matinĂ©e, notre bataillon reçoit l’ordre de prendre les armes et de se disposer Ă  partir pour remplir une mission particuliĂšre. Ce dĂ©part prĂ©cipitĂ©, pour une destination inconnue, excita vainement la sagacitĂ© des officiers qui devinaient tout. Les soldats se rĂ©jouirent de ce changement de position. TalonnĂ©s par la misĂšre, fatiguĂ©s de service, dĂ©vorĂ©s par de petites puces presque invisibles, ils ne pouvaient pas ĂȘtre plus mal ailleurs. Quelques heures aprĂšs notre dĂ©part du gĂźte, nous traversons Santarem, sur une hauteur baignĂ©e par le Tage. Nous nous arrĂȘtĂąmes, Ă  la nuit, dans une immense maison de campagne, remarquable par ses vastes magasins remplis de denrĂ©es coloniales, de caisses d’oranges, de grains, et ses caves par leurs vins. C’était l’abondance, aprĂšs les privations. Nous bivouaquĂąmes autour, et des sentinelles furent placĂ©es aux portes pour empĂȘcher le gaspillage. 31 octobre. – À Tancos, jolie petite ville sur le Tage. On nous tira, de l’autre rive, force coups de fusil auxquels nous ne faisions pas attention. Dans la journĂ©e, nous traversĂąmes une autre petite ville appelĂ©e Barquigny, oĂč il y avait, comme Ă  Tancos, des magasins de riz, cafĂ©, sucre, chocolat, morue, rhum, etc. On en chargea les Ăąnes qui nous restaient, et quelques autres qu’on avait dĂ©jĂ  recrutĂ©s depuis le dĂ©part, en battant la campagne Ă  gauche de la route. J’avais Ă  moi, depuis notre entrĂ©e en Portugal, un trĂšs fort mulet, que j’avais payĂ© assez cher et qui me rendit de trĂšs grands services. Je le chargeai autant que je le pus, pensant que nous allions faire le siĂšge d’AbrantĂšs sur lequel nous marchions. Le pays que nous avions traversĂ© jusqu’alors Ă©tait magnifique, riche, fertile ; les vignes n’étaient pas vendangĂ©es, ni les figues cueillies ; mais ce n’était plus une ressource les fruits Ă©taient en grande partie pourris. Quelles belles rĂ©coltes perdues, surtout les olives, qui Ă©taient dĂ©vorĂ©es par des millions de vanneaux ! Je n’avais jamais vu autant d’oiseaux c’était comme des nuages, lorsqu’ils passaient devant le soleil. Les villes et les villages Ă©taient sans habitants ni animaux. 1er novembre. – À PunhĂšte. Pour passer le Zezer, qui Ă©tait rapide et assez profond, il n’y avait ni pont, ni barques. On planta des jalons dans la largeur, et on assujettit des cordes bien tendues, pour que les hommes s’appuyassent dessus, de maniĂšre Ă  ne pas ĂȘtre entraĂźnĂ©s par le courant. De bons nageurs Ă©taient placĂ©s au-dessous, pour saisir au passage ceux que l’eau aurait entraĂźnĂ©s. Ce fut une opĂ©ration longue, difficile et mĂȘme dangereuse pour la majeure partie des soldats qui, ayant de l’eau au-dessus de la ceinture, Ă©taient soulevĂ©s et entraĂźnĂ©s, s’ils ne se tenaient pas fortement Ă  la corde. Beaucoup furent repĂȘchĂ©s par les nageurs. Il y eut quelques fusils perdus, mais point d’hommes noyĂ©s. Je le passai sur mon mulet, aprĂšs qu’il eut dĂ©posĂ© sur l’autre rivage son chargement. Le soir, le gĂ©nĂ©ral Foy, qui nous commandait, et que nous n’avions guĂšre vu jusqu’alors, Ă©tant toujours en avant avec la cavalerie, vint visiter nos bivouacs. À son approche, en l’absence du capitaine, je fus Ă  lui pour le recevoir et prendre ses ordres. AprĂšs avoir causĂ© assez longtemps avec lui sur divers sujets de service, il aperçut, en s’approchant davantage d’un de nous bivouacs, une espĂšce d’homme Ă  genoux prĂšs du feu, ayant les mains jointes et une chemise sur le corps Mon Dieu, me dit-il, qu’a donc cet homme, qu’a-t-il fait ? – Rassurez-vous sur son compte, mon gĂ©nĂ©ral ; cet homme est un dieu de bois en priĂšre, c’est un christ, qu’un voltigeur a pris Ă  l’église pour faire sĂ©cher sa chemise. » Il rit beaucoup, tout en la blĂąmant, de cette plaisanterie, peu rĂ©vĂ©rencieuse, que les dĂ©sordres de la guerre excusaient. La douceur du caractĂšre du gĂ©nĂ©ral Foy, son affabilitĂ© et son accueil bienveillant me charmĂšrent. C’était la premiĂšre fois que je lui parlais. Depuis Tancos, nous suivions le Tage sur ses bords, Ă  cause des montagnes, oĂč son lit Ă©tait trĂšs resserrĂ© et son cours trĂšs rapide. Ses rives Ă©taient plus pittoresques, mais les belles plaines qui le bordaient avaient disparu. 2 novembre. – Comme nous Ă©tions au bivouac, la diane fut battue plus matin encore que de coutume. Le bataillon prit les armes, et quand il fut formĂ©, le gĂ©nĂ©ral Foy rĂ©unit autour de lui les officiers, pour leur annoncer que nous allions en Espagne pour l’escorter, et, lui, en mission auprĂšs de l’Empereur. L’entreprise Ă©tait pĂ©rilleuse ; il ne s’agissait rien moins que de traverser un royaume en insurrection, mais avec de l’audace, de la bravoure et une parfaite soumission Ă  ses ordres, il se faisait fort de nous conduire en Espagne, sans combats, mais non pas sans fatigues. Il nous prĂ©vint qu’on partirait toujours avant le jour et qu’on ne s’arrĂȘterait qu’à la nuit, afin de dĂ©rober nos traces aux nombreux partis qui sillonnaient le royaume. Il nous recommanda de marcher serrĂ©s, et de ne pas nous Ă©carter de la colonne, sous peine d’ĂȘtre tuĂ©s par les paysans
 Voici l’ordre de marche qu’on devait suivre habituellement une compagnie de dragons Ă  la premiĂšre avant-garde ; une section de grenadiers en avant du bataillon ; les chevaux, les mulets, les Ăąnes, les malades et les blessĂ©s, derriĂšre le bataillon ; les voltigeurs Ă  l’arriĂšre-garde ramassant les traĂźnards, faisant serrer les hommes et les bagages ; une compagnie de dragons, plus en arriĂšre encore, pour surveiller les derriĂšres de la colonne ; enfin, sur les flancs, cinquante lanciers hanovriens, pour Ă©clairer, courir et battre la campagne au loin, afin d’annoncer l’approche de l’ennemi. Le dĂ©tachement Ă©tait fort de trois cent cinquante fantassins et deux cents chevaux. Le gĂ©nĂ©ral me recommanda d’étudier le pays que nous traversions, de prendre des notes et de les lui remettre tous les soirs, quand on serait arrĂȘtĂ©. Cette circonstance fit que je le voyais, tous les jours, deux ou trois fois, et me mit en rapport avec lui d’une maniĂšre presque intime. Entreprendre une expĂ©dition aussi hasardeuse, avec aussi peu de monde, Ă©tait bien hardi ; mais le gĂ©nĂ©ral Ă©tait actif, entreprenant, et il avait prĂšs de lui un Portugais qui connaissait le pays, plus un aide de camp qui parlait la langue pour interroger les habitants qu’on rencontrerait ou les prisonniers qu’on ferait. Pour faciliter cette course presque Ă  travers champs, et dĂ©gager le pays des bandes qui pouvaient s’y trouver, on envoya des troupes vers la place forte d’AbrantĂšs, avec l’idĂ©e de faire croire Ă  un prochain siĂšge. Cette crainte devait faire courir dans cette direction, Ă  la dĂ©fense d’AbrantĂšs, toutes les colonnes mobiles c’est ce qui arriva pour notre droite ; d’autres dĂ©monstrations faites Ă  notre gauche eurent le mĂȘme rĂ©sultat, en sorte que nous trouvĂąmes le pays Ă  parcourir presque libre. Du reste je ne doute pas que si nous avions Ă©tĂ© serrĂ©s de plus prĂšs, le gĂ©nĂ©ral aurait abandonnĂ© l’infanterie, qui s’en fĂ»t tirĂ©e comme elle aurait pu, et qu’il serait parti avec la cavalerie pour remplir sa mission, qui lui paraissait plus importante que la conservation de quelques centaines d’hommes. Quelques mots qu’il me dit dans une conversation particuliĂšre me le firent penser. Le 3 novembre, nous traversĂąmes un village oĂč il y avait une manutention de pain et des magasins de vivres et de vin pour les corps de partisans. À notre approche, les magistrats de la localitĂ© mirent le feu aux magasins et dĂ©foncĂšrent les tonneaux. Cependant on put prendre du pain, qui n’était pas encore la proie des flammes, et les soldats se mirent Ă  plat ventre et se dĂ©saltĂ©rĂšrent du vin qui coulait dans la rue, comme ils auraient fait de l’eau aprĂšs un orage. Le 4, peu de moments avant d’arriver au lieu oĂč nous devions passer la nuit, et quand il faisait dĂ©jĂ  noir, un coup de fusil fut tirĂ© sur la compagnie, par un homme embusquĂ© derriĂšre une haie, au-delĂ  d’un ruisseau Ă  notre gauche. La balle coupa la taille de mon habit, qui Ă©tait ouvert, et atteignit au bras gauche le sergent de remplacement qui Ă©tait Ă  ma droite. Les Ă©claireurs de la cavalerie Ă©tant rentrĂ©s sans avoir rien aperçu, nous continuĂąmes notre route. Le 5, au dĂ©part, le gĂ©nĂ©ral nous prĂ©vint que, dans quelques heures, nous traverserions une plaine, oĂč nous pourrions rencontrer la cavalerie de Silvera, gĂ©nĂ©ral portugais ; qu’il Ă©tait dĂšs lors prudent de marcher serrĂ©s, pour pouvoir se former de suite en carrĂ© et rĂ©sister Ă  son choc. En effet, Ă  la sortie d’un village, nous aperçûmes une grande plaine, prĂ©cĂ©dĂ©e d’un ruisseau qu’on dut passer sur une seule planche, homme par homme. Le commandant, assez pauvre militaire, continua de marcher sans reformer son bataillon, en sorte que les hommes avançaient dans cette plaine isolĂ©ment et en quelque sorte Ă©parpillĂ©s. Quand le gĂ©nĂ©ral s’en aperçut, il revint sur ses pas au galop ; bourra le chef de bataillon et les officiers de la maniĂšre la plus violente. Il Ă©tait si colĂšre qu’il ne pouvait plus parler. Je passai le ruisseau dans ce moment lĂ . J’arrĂȘtai les premiers hommes au-delĂ , et au fur et Ă  mesure qu’ils arrivaient, je faisais mettre la baĂŻonnette au fusil et former sur trois rangs. Le passage terminĂ©, je me portai en avant dans cet ordre, et parfaitement serrĂ©s. Quand le gĂ©nĂ©ral me vit arriver, il s’écria Enfin, voilĂ  une compagnie qui connaĂźt ses devoirs, qui comprend sa situation. TrĂšs bien, voltigeurs, trĂšs bien lieutenant BarrĂšs. » Le 7, dans la matinĂ©e, nous entrĂąmes dans un village d’Espagne, Ă  notre grande satisfaction, car nous Ă©tions horriblement fatiguĂ©s par ces six jours de marche forcĂ©e et maintenant il nous semblait que nous Ă©tions chez nous, malgrĂ© que le pays ne fĂ»t pas plus hospitalier. Le soir, nous n’étions plus qu’à trois lieues d’Almeida et cinq de Rodrigo. Malheureusement pour moi, dans la mĂȘme nuit, j’acquis la certitude que j’étais empoignĂ© par une violente fiĂšvre. Le 8 novembre, le matin, le gĂ©nĂ©ral nous rĂ©unit pour nous faire ses adieux. AprĂšs quelques mots obligeants, dits assez froidement, il me prit Ă  l’écart pour me demander les derniĂšres notes que j’avais pu prendre, et ajouta tout bas Je vous recommanderai au ministre. » Il partit ensuite avec la cavalerie. En arrivant Ă  Rodrigo, nous ne l’y trouvĂąmes plus ; il avait hĂąte d’arriver Ă  Paris pour exposer Ă  l’Empereur l’état oĂč il avait laissĂ© l’armĂ©e du Portugal et la nĂ©cessitĂ© qu’il y avait de lui envoyer un renfort. Ainsi se termina une expĂ©dition pleine de dangers, sans avoir rencontrĂ© une seule fois l’ennemi, ni mĂȘme reçu quelques coups de fusil, sinon celui dont j’ai parlĂ© et qui aurait pu m’ĂȘtre fatal. Nous eĂ»mes fort peu de malades, malgrĂ© les fatigues et l’assez mauvaise nourriture que nous prenions. Notre marche Ă©tait si irrĂ©guliĂšre qu’il aurait Ă©tĂ© trĂšs difficile Ă  l’ennemi de nous poursuivre, car, semblables au liĂšvre chassĂ©, nous changions plusieurs fois de direction dans la journĂ©e, pour rompre la piste de ceux qui nous auraient su en route. On dit, mais je ne l’ai pas vu, que les guides que l’on prenait Ă©taient ensuite tuĂ©s par les Hanovriens, lorsqu’ils arrivaient Ă  la gauche de la colonne. 9 novembre. – Ce jour lĂ  et le suivant, je ne sortis point de mon logement, j’étais trop accablĂ© par la fiĂšvre pour m’occuper de service. La maladie Ă©tant bien caractĂ©risĂ©e, et la guĂ©rison devant ĂȘtre longue, je me dĂ©terminai Ă  entrer Ă  l’hĂŽpital de Rodrigo, malgrĂ© la rĂ©pugnance que j’en avais. Je vendis alors mon mulet. EntrĂ© Ă  l’hĂŽpital le 11, j’y restai quarante jours, sans Ă©prouver un changement favorable Ă  ma santĂ©. Pensant peut-ĂȘtre que les mĂ©dicaments n’y Ă©taient pas bons, ou que l’air qu’on y respirait Ă©tait insalubre, j’en sortis aussi malade, le 21 dĂ©cembre, pour me faire traiter en ville Ă  mes frais. Le bataillon Ă©tait parti depuis longtemps pour Almeida. Je me trouvai donc seul, Ă  Rodrigo, avec un voltigeur qui sortait aussi de l’hĂŽpital. Un des premiers jours de ma sortie, retenu au lit par la souffrance, je lui dis Tu m’as menacĂ© un jour de me tuer, Ă  la premiĂšre occasion qui se prĂ©senterait ; tu m’en as menacĂ© au Portugal, parce que j’exigeais que tu portes le fusil d’un camarade malade, eh bien ! tu peux le faire aujourd’hui sans crainte, car je ne me sens pas la force de me dĂ©fendre. – Ah ! me rĂ©pondit-il en rougissant, ce sont des choses que l’on dit, quand on est en colĂšre, mais qu’on ne fait pas, Ă  moins d’ĂȘtre un scĂ©lĂ©rat. » J’avais entendu dire que le quinquina de premiĂšre qualitĂ©, infusĂ© dans du bon vin, Ă©tait un excellent fĂ©brifuge ; je me procurai l’un et l’autre, le jour mĂȘme de ma sortie, et j’en fis immĂ©diatement usage. Quelques jours aprĂšs, je n’eus plus de fiĂšvre, mais une trĂšs grande faiblesse que je ne pouvais pas rĂ©parer par une nourriture abondante et substantielle, crainte d’une rechute. Il n’y avait que le temps et beaucoup de mĂ©nagement qui pouvaient me rendre mes forces. 1er janvier. – Le premier jour de l’an 1811, comme je revenais de passer la soirĂ©e chez un capitaine de mes amis, blessĂ©, mon soldat me dit Il y a un officier couchĂ© dans votre lit. » Je le blĂąmai de l’avoir permis. Il s’excusa, en disant que ce capitaine Ă©tait trop fatiguĂ© pour aller faire changer son billet de logement, qu’il partait le lendemain au jour, que c’était un jeune officier, propre dans son extĂ©rieur, enfin qu’il l’avait priĂ© si poliment de lui permettre de coucher Ă  mes cĂŽtĂ©s qu’il ne s’était pas senti le courage ni la volontĂ© de l’en empĂȘcher. AprĂšs y avoir rĂ©flĂ©chi, sachant qu’il n’y avait que ce seul lit et cette seule chambre dans la maison, je pensai Ă  moi en pareille circonstance. Je me mis au lit Ă  cĂŽtĂ© de cet inconnu. Au jour, il se leva bien doucement pour ne pas me rĂ©veiller, mais ayant ouvert les yeux, je reconnus un officier du 16Ăšme lĂ©ger avec qui j’avais servi, un bon camarade qui m’avait donnĂ© de grandes preuves de regrets, lorsque nous nous dĂźmes adieu Ă  Belfort en 1808. Joie vive de part et d’autre, satisfaction de nous revoir, grĂące Ă  un hasard qui pourrait passer pour une rencontre de comĂ©die. Le 3 janvier, je me croyais assez bien rĂ©tabli pour pouvoir aller rejoindre ma compagnie ; mais la pluie et le froid de la journĂ©e me firent craindre le soir, Ă  GaliĂ©gos, d’avoir encore commis une imprudence. Le 4, quand je fus voir le capitaine Ă  mon arrivĂ©e, Ă  Almeida, il me dit Vous avez eu tort de venir, vous n’ĂȘtes pas encore rĂ©tabli. » Je l’assurai que je l’étais, mais mon physique et mes forces me dĂ©mentaient. Le lendemain, j’avais le dĂ©lire ; on me porta dans un grenier qui servait d’hĂŽpital. J’y restai trente-six jours entre la vie et la mort, sans connaissance, mais ayant conservĂ© le sens de l’ouĂŻe d’une maniĂšre remarquable. Aussi j’entendis, plusieurs matins de suite, le mĂ©decin dire Il n’y a plus de pouls, il n’en a pas pour longtemps. » Ou bien Il ne passera pas la journĂ©e. » J’en revins cependant, comme par miracle, tout le monde mourant autour de moi, grĂące surtout Ă  mon fort tempĂ©rament, car les soins et les remĂšdes qui me furent donnĂ©s furent trop insignifiants, s’ils ne furent pas mauvais. Pendant ma convalescence, le gĂ©nĂ©ral Foy revint de Paris. Ayant su que j’étais Ă  l’hĂŽpital, il vint m’y voir. Cette bienveillante attention me toucha jusqu’aux larmes. J’étais restĂ© Ă  Almeida ou Ă  l’hĂŽpital soixante-dix-huit jours, quand le 23 mars, le cadre du 4Ăšme bataillon, qui rentrait en France, vĂźnt Ă  passer. En faisant partie, je dus partir avec lui. Je n’en fus pas fĂąchĂ©, ma santĂ© demeurait trop dĂ©labrĂ©e pour que je regrettasse de ne pas ĂȘtre d’un cadre actif. Le 27, par Ciudad-Rodrigo, Samonios et Malitra, nous arrivions Ă  Salamanque, oĂč nous apprĂźmes la naissance du roi de Rome. Nous y restĂąmes jusqu’au 8 avril. Le 11 avril, nous approchions de Valladolid, quand je commis encore une imprudence qui aurait pu m’ĂȘtre funeste. À la halte de Valdesillas, je rencontrai plusieurs officiers de la garde impĂ©riale, que j’avais connu quand j’y servais. Ils m’invitĂšrent Ă  dĂ©jeuner, ce que j’acceptai avec plaisir, tout en leur disant que je n’avais que trois quarts d’heure Ă  rester, pour ne pas me trouver seul sur la route. On causa beaucoup, et, quand je sortis de table, la colonne Ă©tait partie. J’avais deux lieues Ă  faire dans un pays dĂ©sert, sillonnĂ© tous les jours par de nombreuses guĂ©rillas, qui avaient pour mission d’intercepter la route de Valladolid Ă  Madrid et Ă  Salamanque. Le danger Ă©tait grave, la mort presque certaine, mais la pensĂ©e d’ĂȘtre contraint d’attendre, peut-ĂȘtre longtemps, un autre convoi pour rentrer en France me fit tout braver. Je partis, peu rassurĂ© sur ma position. En route, je fus atteint par un gendarme Ă  cheval, qui allait grand train. Je saisis la queue de son cheval, et je galopai avec lui, mais bientĂŽt fatiguĂ©, je fus obligĂ© d’abandonner. Cependant, je gagnais du terrain ; enfin, j’étais prĂȘt d’atteindre la colonne, quand cinq ou six Espagnols Ă  cheval se montrĂšrent sur ma gauche. Soit qu’ils ne me vissent point, soit pour tout autre motif, ils n’avançaient point. Je redoublais d’effort pour me tirer de leurs griffes, lorsque j’aperçus, derriĂšre un petit bouquet de bois, cinq ou six cavaliers français qui venaient Ă  ma rencontre. Le bon gendarme les avait prĂ©venus du danger que je courais. AussitĂŽt l’officier d’arriĂšre-garde avait fait rebrousser chemin Ă  quelques cavaliers, pour me sauver, s’il Ă©tait encore temps. Sans eux, j’étais occis ces bandes cruelles ne faisaient pas de prisonniers. Je remerciai mes libĂ©rateurs, et aprĂšs m’ĂȘtre un peu reposĂ©, je continuai ma route avec eux jusqu’aux bords du Duero, oĂč j’atteignis la colonne. Le 12 avril, le marĂ©chal du d’Istrie nous passa en revue et nous chargea de la conduite en France de 3500 prisonniers, venant de Badajoz. C’était une dĂ©sagrĂ©able corvĂ©e, dont nous nous serions bien passĂ©s. À la visite que nous lui fĂźmes, il reconnut un capitaine du rĂ©giment, qui avait Ă©tĂ© fifre sous ses ordres en Égypte. Ah, te voilĂ , mauvais sujet. » – Merci, Monseigneur, je vois avec plaisir que vous vous rappelez de moi. » Le marĂ©chal rit beaucoup, et lui dit ensuite Je t’attends pour dĂźner. » Il y avait aussi, Ă  cette prĂ©sentation, un officier de nos amis, lieutenant au 70Ăšme, que le marĂ©chal reconnut, appelĂ© Porret, que nous appelions, nous, le sauveur de la France ». Il avait Ă  Saint-Cloud, lors du 18 Brumaire, pris Bonaparte dans ses bras, pour le garantir des coups qu’on lui portait et le sortir de la salle du Conseil des Cinq-Cents. Cela lui valut le grade d’officier, une pension, le titre de chevalier, avec des armoiries, et bien des cadeaux de prix. C’était un excellent homme, peu instruit, mais bon camarade. Le marĂ©chal le garda aussi Ă  dĂźner, ainsi que quelques officiers supĂ©rieurs. Depuis ce jour, j’ai eu souvent l’occasion de voir, Ă  Paris, ce robuste grenadier de la garde du Directoire, qui se vit enlever sa pension privĂ©e par la Restauration, mais qui en fut dĂ©dommagĂ© par le comte de Las-Cases. Las-Cases lui en fit une plus forte, rĂ©versible sur sa femme en cas de survie, du produit du legs que l’Empereur NapolĂ©on lui avait attribuĂ© dans son fameux testament de Saint-HĂ©lĂšne. Enfin le 27 avril au matin, nous passĂąmes la Bidassoa. Il serait difficile d’exprimer la joie qu’éprouvĂšrent tous ceux qui faisaient partie de cette immense colonne. Un hourra gĂ©nĂ©ral retentit sur toute la ligne. Une fois le pont passĂ©, nous n’avions plus Ă  redouter les assassinats et la misĂšre, ni la crainte de nous voir enlever nos prisonniers. J’étais si pauvre que je fus obligĂ© d’emprunter de l’argent Ă  mon capitaine, pour payer le premier repas que je prenais en France. Nous fĂźmes halte pour dĂ©jeuner Ă  Saint-Jean-de-Luz. J’étais restĂ© dans la pĂ©ninsule un an, trois mois et treize jours. DĂ©tachĂ© Ă  l’üle de Groix, BarrĂšs est promu capitaine le 19 avril 1812. Il rejoint la Grande ArmĂ©e, au dĂ©but de 1813 ; et en qualitĂ© de capitaine des voltigeurs du 3Ăšme bataillon de la 47Ăšme, reprend pour la troisiĂšme fois, en avril, la route de l’Allemagne. CAMPAGNES DE 1813 ET DE 1814 Le 5 mars 1813, dans la soirĂ©e, je partis en diligence pour Paris, oĂč j’étais envoyĂ© par le commandant du bataillon pour prendre des sabres, des buffleteries, des caisses de tambours et de clairons, enfin plusieurs effets d’uniforme ou de tenue pour les officiers. Pendant quatre jours, je m’occupai activement de la mission qui m’avait Ă©tĂ© confiĂ©e et que j’eus le bonheur de remplir complĂštement. Le 10, au matin, j’avais expĂ©diĂ© Ă  Saint-Denis, oĂč sĂ©journait le bataillon, tous les effets commandĂ©s, qui satisfirent gĂ©nĂ©ralement. Les officiers m’avaient chargĂ© de leur faire prĂ©parer un bon dĂźner, pour le 9. Je commandai chez Grignon, restaurateur, rue Neuve-des-Petits-Champs, Ă  un prix assez Ă©levĂ© pour que la plupart d’entre eux pussent dire que c’était le meilleur qu’ils eussent jamais fait. Il fut aussi gai que si on eĂ»t Ă©tĂ© en voyage pour une partie de plaisir, au lieu de l’ĂȘtre pour une campagne terrible, qui s’annonçait devoir ĂȘtre trĂšs meurtriĂšre, vu la masse des combattants qui allaient se trouver en ligne. À notre retour Ă  Paris en 1816, seize mois aprĂšs, la moitiĂ© au moins des convives de cette charmante et Ă©picurienne soirĂ©e n’avaient plus revu leur patrie. MalgrĂ© mes nombreuses occupations, j’eus le temps de faire faire mon portrait au physionotrace. Le bataillon arriva le 5 avril Ă  Mayence. J’y passais pour la troisiĂšme fois. Le 29 avril, dans l’aprĂšs-midi, Ă©tant au bivouac, nous entendĂźmes le canon pour la premiĂšre fois de cette campagne. Un jeune soldat du 6Ăšme, au bruit de cette canonnade, qui paraissait assez Ă©loignĂ©e, fut prendre son fusil aux faisceaux, comme pour le nettoyer, et dit Ă  ses camarades en s’éloignant Diable, voici dĂ©jĂ  le brutal. Je ne l’entendrai pas longtemps. » Il fut se cacher derriĂšre une haie et se fit sauter la cervelle. Cette action fut considĂ©rĂ©e comme un acte de folie, car elle Ă©tait incomprĂ©hensible. Si cet homme craignait la mort, il se la donnait cependant. S’il ne la craignait pas, il devait attendre qu’elle lui arrivĂąt, naturellement ou accidentellement. Le 1er mai, Ă  notre arrivĂ©e au bivouac, nous vĂźmes passer un fourgon qu’on conduisait au grand galop Ă  Weissenfels. Il contenait le corps du marĂ©chal duc d’Istrie BessiĂšres, qui venait d’ĂȘtre traversĂ© par un boulet sur les hauteurs situĂ©es en avant de nous. L’Empereur perdait en lui un fidĂšle ami, un vieux et brave compagnon d’armes. La mort de ce bon marĂ©chal m’attrista douloureusement, car j’avais Ă©tĂ© longtemps sous ses ordres il Ă©tait doux et affable. 2 mai 1813. – Lutzen. On se mit en marche de grand matin, en suivant la route de Leipsick. ArrivĂ©e sur la hauteur et Ă  l’entrĂ©e de la plaine de Lutzen, la division se forma en colonne Ă  gauche de la route. À l’horizon, en avant de nous, on voyait la fumĂ©e des canons ennemis. Insensiblement, le bruit augmenta, se rapprocha et indiqua qu’on marchait vers nous. Pendant ce temps, les 2Ăšme et 3Ăšme divisions de notre corps d’armĂ©e arrivaient et se formaient en colonne derriĂšre nous ; l’artillerie mettait ses prolonges et se prĂ©parait Ă  faire feu. Toute la garde impĂ©riale, qui Ă©tait derriĂšre, se portait Ă  marches forcĂ©es sur Lutzen, en suivant la chaussĂ©e. Enfin, nous nous Ă©branlĂąmes, pour nous porter en avant ; notre division Ă©tait Ă  l’extrĂȘme droite. En colonne serrĂ©e, nous traversĂąmes la route et nous nous portĂąmes directement sur le village, Ă  droite de Strasiedel. Nous laissions Ă  notre gauche le monument Ă©levĂ© Ă  la mĂ©moire du grand Gustave-Adolphe, tuĂ© Ă  cette place en 1632. En avant de Strasiedel, nous fĂ»mes saluĂ©s par toute l’artillerie de la gauche de l’armĂ©e ennemie et horriblement mitraillĂ©s. MenacĂ©s par la cavalerie, nous passĂąmes de l’ordre en colonne en formation de carrĂ©, et nous reçûmes dans cette position des charges incessantes, que nous repoussĂąmes toujours avec succĂšs. DĂšs le commencement de l’action, le colonel Henrion eut l’épaulette gauche emportĂ©e par un boulet et fut obligĂ© de se retirer. Le commandant Fabre prit le commandement du rĂ©giment, et fut remplacĂ© par un capitaine. En moins d’une demi-heure, moi, le cinquiĂšme capitaine du bataillon, je vis arriver mon tour de le commander. Enfin, aprĂšs trois heures et demie ou quatre heures de lutte opiniĂątre, aprĂšs avoir perdu la moitiĂ© de nos officiers et de nos soldats, vu dĂ©monter toutes nos piĂšces, sauter nos caissons, nous nous retirĂąmes en bon ordre au pas ordinaire, comme sur un terrain d’exercice, et fĂ»mes prendre position derriĂšre le village de Strasiedel, sans ĂȘtre serrĂ©s de trop prĂšs. Le chef de bataillon Fabre fut admirable dans ce mouvement de retraite quel sang-froid, quelle prĂ©sence d’esprit, dans cette organisation inculte ! Un peu de rĂ©pit nous ayant Ă©tĂ© accordĂ©, je m’aperçus que j’avais quarante-rois voltigeurs de moins, et un officier blessĂ© Ă  la tĂȘte. Je l’étais aussi en deux endroits, mais si lĂ©gĂšrement que je ne pensai pas Ă  quitter le champ de bataille. Une de ces blessures m’avait Ă©tĂ© faite par la tĂȘte d’un sous-lieutenant, qui m’avait Ă©tĂ© jetĂ©e Ă  la face. Je fus longtemps couvert de mon propre sang et de la cervelle de cet aimable jeune homme qui, sorti depuis deux mois de l’École militaire, nous disait la veille À trente ans, je serai colonel ou tuĂ©. » ObligĂ©s de battre en retraite, je crus la bataille perdue, mais un chef de bataillon sans emploi, arrivĂ© la veille d’Espagne avec cent autres au moins, me rassura en me disant qu’au contraire la bataille Ă©tait bien prĂšs d’ĂȘtre gagnĂ©e ; que le 4Ăšme corps comte Bertrand dĂ©bouchait Ă  notre droite, derriĂšre l’aile gauche ennemie, et que le 5Ăšme corps comte Lauriston dĂ©bouchait Ă  l’extrĂȘme gauche, derriĂšre l’aile droite ennemie. AprĂšs une demi-heure de repos, la division se porta de nouveau en avant, en repassant sur le terrain que nous avions occupĂ© si longtemps et jonchĂ© de nos cadavres. Nous trouvĂąmes un de nos adjudants, qui avait la jambe brisĂ©e par un biscayen, faisant le petit dans un sillon. Pendant plus d’une demi-heure, les boulets des deux armĂ©es se croisaient au-dessus de sa tĂȘte. AprĂšs avoir subi quelques charges de cavalerie, et essuyĂ© plusieurs dĂ©charges de mitraille, dont une tua ou blessa tous nos tambours et clairons, coupa le sabre du commandant et blessa son cheval, l’ennemi se retira sans ĂȘtre poursuivi, n’ayant point de cavalerie Ă  mettre Ă  ses trousses. Nous bivouaquĂąmes sur le champ de bataille, formĂ©s en carrĂ© pour nous mettre en mesure de repousser l’ennemi, s’il se prĂ©sentait dans la nuit. C’est ce qui arriva en effet, mais non pas Ă  nous. Nos jeunes conscrits se conduisirent trĂšs bien, pas un seul ne quitta les rangs ; il y en eut au contraire qu’on avait laissĂ©s derriĂšre, parce qu’ils Ă©taient malades, qui arrivĂšrent pour prendre leur place. Un de nos clairons, enfant de seize ans, fut de ce nombre. Il eut une cuisse emportĂ©e par un boulet, et expira derriĂšre la compagnie. Ces pauvres enfants, quand ils Ă©taient blessĂ©s Ă  pouvoir marcher encore, venaient me demander Ă  quitter la compagnie pour aller se faire panser c’était une abnĂ©gation de la vie, une soumission Ă  leur supĂ©rieur, qui affligeaient plus qu’elle n’étonnait. Ma compagnie Ă©tait dĂ©sorganisĂ©e ; il manquait la moitiĂ© des sous-officiers et des caporaux ; les fusils Ă©taient en partie brisĂ©s par la mitraille ; les marmites, les bidons, les Ă©paulettes, les pompons, etc., Ă©taient perdus. 3 mai. – Au bivouac, en avant de Pegau
 L’armĂ©e se mit en marche dans la matinĂ©e, toute disposĂ©e Ă  attaquer l’ennemi, s’il nous avait attendu sur l’Elster, mais nous ne le rencontrĂąmes pas. Je formais l’avant-garde du corps d’armĂ©e. AprĂšs avoir dĂ©passĂ© Pegau, je reçus l’ordre de m’arrĂȘter, de prendre position sur les hauteurs, et de me retirer ensuite quand j’aurais Ă©tĂ© relevĂ©. Pendant que j’étais dans cette position, un escadron de dragons badois se porta en avant pour faire une reconnaissance, et le poste qui devait me relever arriva. Je prĂ©vins le sous-officier du 86Ăšme que des cavaliers Ă©trangers ne tarderaient pas Ă  se prĂ©senter pour rentrer au camp les faire reconnaĂźtre, mais se garder de les prendre pour des ennemis. J’étais en route pour rejoindre mon bataillon, lorsque j’entendis tirer des coups de fusil derriĂšre moi. C’étaient les Badois qu’on prenait pour des Russes. Le poste lĂącha pied, lorsqu’il se vit charger et se dĂ©banda. L’alarme se rĂ©pandit dans les bivouacs de la division ; on prit les armes. J’envoyai de suite prĂ©venir que c’était une mĂ©prise, mais les troupes Ă©taient dĂ©jĂ  formĂ©es. Un quart d’heure aprĂšs, tout Ă©tait rentrĂ© dans l’ordre un cavalier avait Ă©tĂ© blessĂ©. Le sergent fut relevĂ© et puni. 4 mai. – Au bivouac, autour de Borna, petite ville de Saxe, Ă  quatre lieues d’Altenbourg. Je fus chargĂ© de faire l’arriĂšre-garde de la division. Le gĂ©nĂ©ral me recommanda de me tenir au moins Ă  une lieue en arriĂšre de toutes les troupes, de marcher prudemment et bien en ordre, parce que j’avais une plaine considĂ©rable Ă  traverser, oĂč je pouvais ĂȘtre chargĂ© par des cosaques cachĂ©s dans la forĂȘt que je longeais Ă  droite. J’en vis quelques uns, en effet, mais n’étant pas en assez grand nombre, ils ne vinrent pas nous attaquer. Le soir au bivouac, le commandant me fit faire des mĂ©moires de proposition pour de l’avancement et pour la dĂ©coration de la LĂ©gion d’honneur, ainsi qu’un ordre du jour pour des nominations de sous-officiers et de caporaux. Mon sergent-major fut fait adjudant sous-officier. Je cite cette promotion, parce qu’il est devenu plus tard un personnage important dans la finance. Encore adjudant en 1816, il demanda son congĂ© et l’obtint. Devenu commis d’un receveur gĂ©nĂ©ral, il Ă©tait en 1824 trĂ©sorier gĂ©nĂ©ral de la marine et avait vu son contrat de mariage signĂ© par Charles X et la famille royale. S’il Ă©tait devenu officier, il serait restĂ© au service. Mais Ă  supposer mĂȘme qu’il eĂ»t Ă©tĂ© heureux, sa position n’eĂ»t jamais valu probablement celle qu’il a acquise. Il s’appelle Morbeau et est encore en fonctions. JE REÇOIS LA LÉGION D’HONNEUR 18 mai. – Une lettre du major gĂ©nĂ©ral de la Grande ArmĂ©e, prince de NeufchĂątel et de Wagram, m’annonce que, par dĂ©cret datĂ© du 17, j’ai Ă©tĂ© nommĂ© chevalier de la LĂ©gion d’honneur, sous le numĂ©ro 35 505. Jamais rĂ©compense ne me causa autant de joie. Le commandant fut nommĂ© officier, le capitaine de grenadiers et deux ou trois autres sous-officiers et soldats furent nommĂ©s lĂ©gionnaires. Ceux des capitaines qui ne le furent pas, murmurĂšrent beaucoup contre le commandant, mais c’était injuste, car il l’avait demandĂ© pour tous. LES DEUX BATAILLES DE BAUTZEN 20 mai. – Tous les prĂ©paratifs d’une bataille gĂ©nĂ©rale ayant Ă©tĂ© terminĂ©s le 19 au soir, nous en fĂ»mes prĂ©venus le 20 au matin. On se disposa pour cette grande journĂ©e. Vers dix heures, nous nous portĂąmes en avant, pour forcer le passage de la SprĂ©e, ayant la ville de Bautzen situĂ©e sur l’autre rive. Le passage ne pouvait s’exĂ©cuter, faute de ponts. On en Ă©tablit sur des chevalets et, quand les rampes furent praticables, nous le franchĂźmes rapidement. Toutes les positions furent enlevĂ©es et nous laissĂąmes la ville derriĂšre nous. À sept heures du soir, la bataille Ă©tait gagnĂ©e, et les corps prenaient position pour passer la nuit en carrĂ©, car on craignait les surprises de la cavalerie. Avant de passer la SprĂ©e, le gĂ©nĂ©ral Compans, commandant notre division, m’avait demandĂ© quinze voltigeurs avec un sergent et un caporal. Il les conduisit lui-mĂȘme au pied des murs de la ville, leur indiqua une brĂšche oĂč ils pouvaient passer, leur dit de monter par lĂ , de renverser tout ce qui leur ferait obstacle et de se porter ensuite Ă  une porte qu’il leur indiqua pour l’ouvrir. Le sergent monte le premier, il est tuĂ©. Le caporal le remplace et donne la main aux voltigeurs pour les aider Ă  monter. Ils font le coup de feu, perdent deux ou trois hommes, arrivent Ă  la porte, l’ouvrent et donnent entrĂ©e Ă  des troupes du 11Ăšme corps qui attendaient au pied des murailles, ne pouvant pas les escalader, faute d’échelles. La ville prise, les voltigeurs vinrent me rejoindre. Un instant aprĂšs, le gĂ©nĂ©ral Compans arriva devant la compagnie. Il me dit Capitaine, vous allez faire sergent ce brave caporal, et caporal celui des voltigeurs qui a le plus d’instruction, car ils mĂ©riteraient tous des rĂ©compenses, ne faisant pas de diffĂ©rence entre eux. Si le sergent n’eĂ»t pas Ă©tĂ© tuĂ©, je l’aurais fait faire officier. Enfin, vous proposerez pour la dĂ©coration ce mĂȘme caporal, et un des voltigeurs Ă  votre choix. » Tout cela m’avait Ă©tĂ© dit Ă  l’écart. J’étais Ă©loignĂ© du bataillon, me trouvant alors dĂ©tachĂ© avec une batterie d’artillerie pour sa garde. Je fis les deux promotions, ce qui n’était pas trĂšs rĂ©gulier ; mais les ordres Ă©taient impĂ©ratifs, et le motif trop honorable pour que je ne les exĂ©cutasse pas sur le champ. Dans la soirĂ©e, mon soldat de confiance m’apporta du pain, du saucisson, une bouteille de liqueurs et une botte de paille qu’il avait achetĂ©s Ă  Bautzon. J’en fis part Ă  mes deux officiers. Puis j’étendis ma botte de paille, derriĂšre les faisceaux de la compagnie, dont un rang Ă©tait debout et les deux autres couchĂ©s, et ainsi alternativement d’heure en heure. Tout cela fut reçu avec reconnaissance, car nous Ă©tions bien anĂ©antis par la faim et la fatigue. 21 mai. – Avant le jour, on prit les armes, et plus tard on se porta au pied des collines qui se trouvaient de l’autre cĂŽtĂ© du ruisseau, oĂč nous nous Ă©tions arrĂȘtĂ©s la veille au soir. Dans l’ignorance de ce qui se passait, nous attendions l’ordre de nous porter en avant pour poursuivre l’ennemi ; mais la dĂ©tonation de plusieurs centaines de canons et la vive fusillade qui se firent entendre sur toute la ligne de l’armĂ©e nous apprirent que ce que nous avions fait la veille, n’était que le prologue d’un sanglant drame qui allait se jouer en avant de nous par 350 000 hommes conviĂ©s Ă  cette reprĂ©sentation. L’Empereur Ă©tant arrivĂ©, nous gravĂźmes sans rĂ©sistance la colline qui Ă©tait devant nous, et descendĂźmes dans la plaine opposĂ©e oĂč nous vĂźmes l’armĂ©e russe couverte par des redoutes et des retranchements, dont tout son front Ă©tait hĂ©rissĂ©. Cette ligne retranchĂ©e se prolongeait, depuis les versants des montagnes de la BohĂȘme, Ă  gauche de l’ennemi, jusqu’à une ligne de mamelons Ă  droite, perpendiculaire Ă  la ligne de bataille. Notre corps d’armĂ©e Ă©tait au centre ; il devait assez menacer la ligne retranchĂ©e ennemie pour donner Ă  penser qu’on voulait la forcer, attirer toute son attention sur ce point et ainsi permettre aux corps d’armĂ©e, qui Ă©taient aux extrĂ©mitĂ©s, de la tourner et de faire tomber le front sans l’attaquer directement. À cet effet, plus de cent piĂšces de canons furent mises en batterie et tirĂšrent constamment, depuis neuf heures du matin, jusqu’à quatre heures du soir. Nous Ă©tions en carrĂ©s dans cette plaine, derriĂšre les batteries, recevant tous les boulets qui leur Ă©taient destinĂ©s. Nos rangs Ă©taient ouverts, broyĂ©s, horriblement mutilĂ©s par cette masse incessante de projectiles qui nous arrivaient de ces diaboliques retranchements. Quelques giboulĂ©es de pluie qui obscurcissaient momentanĂ©ment l’atmosphĂšre nous laissaient quelques rĂ©pits dont nous profitions pour nous coucher, mais ils Ă©taient courts. Enfin, vers quatre ou cinq heures, l’ordre arriva d’enlever Ă  la baĂŻonnette ces formidables redoutes, dont le feu n’était pas encore entiĂšrement Ă©teint. On commençait Ă  former les colonnes d’attaque, lorsque la canonnade cessa tout Ă  coup l’ennemi nous abandonnait le champ de bataille, et se retirait en ordre. Nous le serrĂąmes de prĂšs, pendant une heure ou deux, et nous nous arrĂȘtĂąmes enfin, harassĂ©s, mourants de faim, mais fiers de notre triomphe. Je crois qu’il n’y a pas de plus beaux jours dans la vie que la soirĂ©e de celui oĂč l’on vient de remporter une grande victoire. Si cette joie est un peu tempĂ©rĂ©e par les regrets que cause la perte de tant de bons et valeureux camarades, elle n’en est pas moins vive, enivrante. Nous nous rĂ©unĂźmes autour du gĂ©nĂ©ral Joubert pour nous fĂ©liciter mutuellement du rĂ©sultat de cette terrible journĂ©e. Une bouteille de rhum circula pour boire Ă  la santĂ© de l’Empereur. On Ă©tait formĂ© en cercle, et l’on causait gaiement, lorsqu’un boulet perdu arrive, en ricochant lentement, mais ayant encore assez de force pour couper un homme en deux, s’il l’eĂ»t rencontrĂ©. PrĂ©venus Ă  temps, nous l’évitĂąmes lestement, et personne ne fut atteint. J’eus vingt et un hommes tuĂ©s ou blessĂ©s dans les deux journĂ©es. Les blessures Ă©taient horribles. 22 mai. – Nous prĂźmes position pour prendre part au combat de Reichenbach, qui eut lieu dans l’aprĂšs-midi, mais nous ne donnĂąmes pas. Ce fut dans ce combat d’arriĂšre-garde que le grand marĂ©chal du palais Duroc, duc de Frioul, et le gĂ©nĂ©ral du gĂ©nie de la garde Kirgener furent tuĂ©s par le mĂȘme boulet. Le soir, Ă  la lumiĂšre de notre bivouac, le commandant Fabre et moi, nous fĂźmes des mĂ©moires de proposition, pour pourvoir aux places vacantes d’officiers et pour des dĂ©corations. Je n’oubliai pas d’y porter le sergent qui s’était si bien conduit Ă  l’attaque de Bautzen, et un voltigeur que je choisis comme le plus mĂ©ritant, parmi les douze qui restaient. 26 mai. – L’ennemi voulut nous dĂ©fendre le passage de la Katsbach, prĂšs de WĂŒdschĂŒs, en nous envoyant des boulets. Je fus envoyĂ© en tirailleur, pour les chasser de la rive gauche et les suivre dans leur mouvement de retraite. AprĂšs une fusillade assez vive, oĂč je perdis trois hommes, ils se retirĂšrent. Je les suivais de prĂšs et comptais passer la riviĂšre aprĂšs eux, mais je me trouvai devant un cours d’eau considĂ©rable, que je ne pus franchir. La nuit arrivait, le marĂ©chal ne jugea pas Ă  propos d’engager une affaire Ă  une heure aussi avancĂ©e ; il me fit dire de bivouaquer un peu au-dessus du pont oĂč j’étais et oĂč je trouverais une route. Je m’y rendis ; je vis alors que l’obstacle qui m’avait arrĂȘtĂ© Ă©tait un amas d’eau artificiel, pour faire tourner un moulin. 26 mai. – Le matin, je pris la tĂȘte de la colonne et reçus directement les ordres du marĂ©chal. AprĂšs deux heures de mouvement, le marĂ©chal se dĂ©cida Ă  abandonner la vallĂ©e que nous suivions et se dirigea Ă  gauche pour traverser la plaine d’Iauer. Il y eut quelques charges de cavalerie, qui furent repoussĂ©es, et on arriva ainsi sous les murs de la ville d’Iauer. En traversant la ville, je butai contre un corps passablement gros, que je ramassai et emportai avec moi, ayant le pressentiment que ce pouvait ĂȘtre quelque chose de bon. En effet, c’était un Ă©norme dindon, le plus gros que j’avais vu jusqu’alors. PlumĂ©, vidĂ©, troussĂ©, renfermĂ© dans une serviette et une musette de cavalerie, je l’annonçai Ă  mes camarades, qui furent d’avis qu’on le mangerait le lendemain, tous ensembles, si, comme le bruit en courait, nous sĂ©journions dans cette position. Le 29, les officiers un peu cuisiniers se mirent Ă  l’Ɠuvre pour prĂ©parer le dĂźner projetĂ© la veille ; les vivres ne manquaient pas, l’art n’y fit pas dĂ©faut. Nous fĂźmes, ce jour lĂ , ce qui ne nous Ă©tait pas arrivĂ© depuis le passage du Rhin, un trĂšs bon repas, arrosĂ© de vin de Moravie excellent, qu’on avait trouvĂ© en ville. Les prĂ©paratifs, les difficultĂ©s Ă  vaincre, le plaisir d’ĂȘtre rĂ©unis et de manger, tranquillement assis, les produits de nos connaissances culinaires, nous firent passer quelques heures agrĂ©ables, moments rares Ă  la guerre. 30 mai. – Nous restĂąmes Ă  Eisendorf, qui est un village, prĂšs de Neumarckt, Ă  attendre que fĂ»t signĂ© l’armistice de Plessvitz, et le 6 juin commença notre mouvement rĂ©trograde, pour aller occuper les positions que la Grande ArmĂ©e devait prendre, pendant les cinquante jours de repos qui lui Ă©taient accordĂ©s par l’armistice. Le soir au bivouac, en avant de Neudorf, le voltigeur que j’avais proposĂ© pour la dĂ©coration se rendit coupable de vol envers un de ses camarades. SoupçonnĂ© de ce crime, il fut fouillĂ©, et trouvĂ© nanti de l’objet volĂ©. Les voltigeurs le saisirent, lui donnĂšrent la savate, et envoyĂšrent prĂšs de moi une dĂ©putation pour qu’il fĂ»t chassĂ© de la compagnie. J’étais retirĂ© dans une maison Ă  l’écart, ce qui fut cause que cette justice fut rendue Ă  mon insu. Je m’y serais opposĂ©, le vol, quoique prouvĂ©, Ă©tant d’une trĂšs petite valeur. Mais le mal Ă©tait fait, il fallait bien l’approuver tacitement, pour conserver dans la compagnie cette honorable susceptibilitĂ©. J’en rendis compte au commandant, et il fut convenu que si ce malheureux jeune homme Ă©tait nommĂ© lĂ©gionnaire, son brevet serait renvoyĂ© en expliquant les motifs. 7 juin. – Avant le dĂ©part de Neudorf, le gĂ©nĂ©ral Joubert me donna l’ordre de me rĂ©pandre, avec ma compagnie, dans tous les villages situĂ©s Ă  une lieue et plus du flanc droit de la colonne, et d’enlever tous les bestiaux que je trouverais, pour les conduire Ă  Gaadenberg, oĂč je devais ĂȘtre rendu le 8 au soir. Le 8, je rejoignis la division dans la soirĂ©e, longtemps aprĂšs qu’elle avait Ă©tabli ses bivouacs, avec quatre cents bƓufs ou vaches, trois mille moutons, quelques chĂšvres, chevaux, etc. Le gĂ©nĂ©ral Joubert fut enchantĂ© de cette excursion ; le gĂ©nĂ©ral Compans vint m’en faire compliment, et me dit de conduire mes prises au parc du corps d’armĂ©e. C’est tout ce que j’en eus, car si j’avais voulu faire de l’argent, je l’aurais pu sans difficultĂ©, les propriĂ©taires barons m’offrant de l’or pour leur laisser la moitiĂ© de ce que je leur prenais. Mais j’avais une mission de confiance Ă  remplir, je le fis en conscience. Cependant, quand les voltigeurs m’amenaient des vaches appartenant Ă  de pauvres gens qui venaient les rĂ©clamer, je les leur rendais. Dans une dĂ©pendance d’un trĂšs beau chĂąteau, un gĂ©nĂ©ral italien, un peu blessĂ©, et qui s’y trouvait, voulut s’opposer Ă  ma rĂ©quisition. Je le veux bien, mon gĂ©nĂ©ral, mais donnez-m’en l’ordre par Ă©crit. » Il n’osa pas. Le 10 juin ma compagnie eut pour quartier une trĂšs grosse ferme isolĂ©e, oĂč elle fut bien Ă©tablie. Nous commencions Ă  avoir un trĂšs grand besoin de repos. L’armĂ©e Ă©tait extrĂȘmement affaiblie par les combats de tous les jours, par les marches et les maladies, par les nombreuses mutilations, par les facilitĂ©s que l’ennemi avait de faire des prisonniers, les soldats cherchant les moyens de se faire prendre. Elle avait aussi un besoin pressant d’effets d’habillement de linge et de chaussures, tout Ă©tait Ă  rĂ©parer et en grande partie Ă  renouveler. DĂšs le lendemain, j’organisai des ateliers de tailleurs et de cordonniers pour les rĂ©parations. Il fallut s’occuper de guĂ©rir les maladies de peau, dĂ©barrasser les pauvres jeunes soldats de la vermine qui les rongeait, donner des soins aux maladies lĂ©gĂšres, envoyer Ă  l’hĂŽpital de Buntzlau les hommes les plus gravement atteints. Il fallut aussi s’occuper de l’armement, de la buffleterie, des mille dĂ©tails qu’exige l’administration d’une compagnie. Mon sous-lieutenant blessĂ© Ă  Lutzen m’ayant rejoint, j’avais trois officiers avec moi. Nous couchions tous quatre dans une petite chambre, sur de la paille, mais cela valait mieux que le meilleur bivouac, car nous Ă©tions Ă  couvert. Il y avait quarante-quatre nuits que je dormais Ă  la belle Ă©toile. Le 15 juin, le commandant reçut huit nominations de chevalier de la LĂ©gion d’honneur dont deux pour ma compagnie. Celle du voltigeur chassĂ© de la compagnie Ă©tait de ce nombre. Le mĂȘme jour, elle fut renvoyĂ©e au gĂ©nĂ©ral de brigade, accompagnĂ©e d’un rapport motivĂ©. Le 17, un dĂ©cret spĂ©cial, datĂ© de Dresde, annulait cette nomination. La proposition, la nomination et l’annulation ne furent pas connues du malheureux intĂ©ressĂ©, ni d’aucun des officiers du bataillon. Peu de jours aprĂšs notre Ă©tablissement dans ce village d’Ober-Thomaswald, un jeune parent, que j’avais amenĂ© de chez moi, aprĂšs avoir montrĂ© beaucoup d’énergie et de courage dans cette guerre qui en exigeait plus que d’ordinaire, tomba malade. Je le gardai quelque temps prĂšs de moi, puis, son Ă©tat s’aggravant, je le fis conduire Ă  l’hĂŽpital de Buntzlau, oĂč il succomba. Cette mort me fut douloureuse et me fit bien regretter de l’avoir pris avec moi. Pendant l’armistice, le marĂ©chal se fit prĂ©senter tous les hommes mutilĂ©s, le nombre en Ă©tait trĂšs grand. C’était vraiment affligeant. Il y en avait plus de vingt mille dans le bataillon, et peut-ĂȘtre plus de 15 000 dans toute l’armĂ©e. Ils furent renvoyĂ©s sur les derriĂšres, pour travailler aux fortifications, conduire les charrois, etc. Quand M. Larrey, chirurgien en chef de l’armĂ©e, assurait l’Empereur que le fait Ă©tait faux, il le trompait sciemment. Il n’y avait pas un officier dans l’armĂ©e qui en doutĂąt, car cela se passait pour ainsi dire sous leurs yeux. Cette dĂ©plorable monomanie datait dĂ©jĂ  depuis longtemps, mais elle fut bien plus pratiquĂ©e dans cette terrible campagne. C’était un prĂ©curseur de nos futurs dĂ©sastres. 18 juillet. – L’armistice, qui devait finir le 20 juillet, fut prolongĂ© jusqu’au 15 aoĂ»t. La fĂȘte de l’Empereur qui se cĂ©lĂ©brait ordinairement le 15 aoĂ»t fut rapprochĂ©e de cinq jours et fixĂ©e au 10. Pour lui donner tout l’éclat convenable, pour imposer Ă  cette grande solennitĂ© un caractĂšre en rapport avec les circonstances extraordinaires oĂč la France et l’armĂ©e se trouvaient, de grands prĂ©paratifs furent faits Ă  tous les quartiers gĂ©nĂ©raux et dans tous les cantonnements. Le 10 aoĂ»t, le corps d’armĂ©e se rĂ©unit dans une vaste plaine et fut passĂ© en revue par son chef, le marĂ©chal duc de Raguse, qui, en grand costume, manteau, chapeau Ă  la Henri IV, et bĂąton de marĂ©chal Ă  la main, passa devant le front de bandiĂšre de chaque corps. AprĂšs la revue, il y eut quelques grandes manƓuvres et dĂ©filĂ© gĂ©nĂ©ral. Le corps d’armĂ©e, composĂ© de trois divisions Compans, Bonnet et Friederich, Ă©tait remarquablement beau et plein d’enthousiasme. Sa force Ă©tait de 27 000 hommes et de 82 piĂšces de canons. AprĂšs la revue, tous les officiers de la division se rĂ©unirent Ă  Guadenberg pour assister Ă  un grand dĂźner que le gĂ©nĂ©ral de division donna dans le beau temple des protestants. On servit, sur un immense fer Ă  cheval, trois chevreuils rĂŽtis, entiers, se tenant sur les quatre jambes. Les amateurs de venaison bien faisandĂ©e purent se rĂ©galer, car ils empestaient la salle du festin. Dans la soirĂ©e, on se rendit au quartier gĂ©nĂ©ral, oĂč des jeux de toute espĂšce furent en activitĂ©. Ce fut une belle journĂ©e, que de bien mauvaises devaient suivre. Dans le village d’Ober-Thomaswald, oĂč je restai soixante-neuf jours, j’ai vu, pour la premiĂšre et derniĂšre fois une espĂšce de rosier, dont le bois et la feuille sentaient la rose, comme la fleur elle-mĂȘme, qui Ă©tait fort belle. DRESDE 18 aoĂ»t. – Reprise des hostilitĂ©s. Au bivouac, prĂšs de Gnadenberg, faisant face Ă  la BohĂȘme, pour couvrir notre flanc droit, menacĂ© par les Autrichiens qui venaient de se joindre Ă  la coalition. Cette guerre du beau-pĂšre contre le gendre surprit autant qu’elle indigna l’armĂ©e. Ce nouvel ennemi sur les bras, sans en compter bien d’autres qu’on nous annonçait, firent prĂ©voir des Ă©vĂ©nements dont beaucoup de nous ne devaient pas voir la fin. Mais nous Ă©tions confiants dans le gĂ©nie de l’Empereur, dans nos succĂšs antĂ©rieurs. Et cette prĂ©somption que rien ne pouvait nous abattre nous rassura sur l’issue de cette guerre. 26 aoĂ»t. – Au bivouac, Ă  deux lieues avant d’arriver Ă  Dresde. La pluie tomba par torrent toute la journĂ©e. La route Ă©tait couverte de troupes qui se rendaient aussi Ă  Dresde. Le canon qui se faisait fortement entendre dans cette direction, le passage continuel d’aides de camp et d’ordonnances, l’agitation qu’on remarquait sur toutes les figures annonçaient de grands Ă©vĂ©nements. Le bivouac fut triste, pĂ©nible, tout Ă  fait misĂ©rable. 27 aoĂ»t. – Nous partĂźmes de notre position avant le jour, mais la route Ă©tait si embarrassĂ©e de fantassins, de cavaliers, de canons, qu’à midi nous Ă©tions dans les rues de Dresde sans pouvoir dĂ©boucher dans la plaine. La pluie Ă©tait aussi forte que la veille. Les dĂ©tonations d’une immense artillerie nous assourdissaient. Enfin, nous arrivĂąmes sur le champ de bataille et nous fĂ»mes mis en ligne, mais dĂ©jĂ  la victoire Ă©tait restĂ©e Ă  nos aigles. Ce qui restait Ă  faire se rĂ©duisait Ă  profiter de cet Ă©clatant succĂšs. On poursuivit un peu l’ennemi ; le terrain Ă©tait trop dĂ©trempĂ© pour qu’on pĂ»t avancer vite et lui faire beaucoup de mal la nuit arriva, quand l’action s’engageait avec notre division. Au bivouac dans la boue et sur le champ de bataille. 28 aoĂ»t. – À la poursuite de l’ennemi dĂšs le jour. Nous l’abordĂąmes plusieurs fois, mais sans engagement sĂ©rieux il ne tenait pas. Sur les derniĂšres hauteurs qui entourent Dresde, le gĂ©nĂ©ral m’envoya fouiller un village que nous laissions Ă  notre droite, dans la vallĂ©e de Plauen, et dans lequel on lui avait signalĂ© beaucoup d’Autrichiens. Je m’y rendis avec ma compagnie, appuyĂ©e par celle des grenadiers, qui devait rester en rĂ©serve. Sur la hauteur, aprĂšs un Ă©change insignifiant de coups de fusil, je fis plus de cinq cent cinquante prisonniers, qui se rendirent plutĂŽt qu’ils ne se dĂ©fendirent. D’aprĂšs leurs dires, je pouvais en faire trois Ă  quatre mille en continuant ma course dans le fond de la vallĂ©e, et y trouver mĂȘme beaucoup de canons et de bagages, mais je reçus l’ordre de rentrer, le corps d’armĂ©e devant se porter plus Ă  gauche, oĂč l’arriĂšre-garde russe s’obstinait Ă  dĂ©fendre un dĂ©filĂ© difficile. Sa rĂ©sistance ne cessa qu’avec le jour. Nous bivouaquĂąmes de l’autre cĂŽtĂ© de la grande forĂȘt, et prĂšs de la petite ville de Dippoldwalde, dans la vallĂ©e de Plauen. En gĂ©nĂ©ral, les Autrichiens ne faisaient aucune rĂ©sistance, mais les Russes Ă©taient plus opiniĂątres que jamais. La bataille de Dresde avait dĂ©truit l’armĂ©e autrichienne, et fort peu entamĂ© les autres alliĂ©s. Je n’eus que deux hommes blessĂ©s dans cette journĂ©e, oĂč nous apprĂźmes, dĂšs le matin, la mort du gĂ©nĂ©ral Moreau, qui Ă©tait venu se faire tuer dans les rangs de l’armĂ©e russe ? Ce fut une punition du ciel. 30 aoĂ»t. – Combat de Zinwald. Je ne suis pas trĂšs sĂ»r de ce nom, l’ayant pris sur une carte dont j’étais pourvu, mais n’ayant personne pour m’indiquer si je ne commettais pas d’erreur de lieu. Ce combat fut trĂšs honorable pour ma compagnie, qui, de l’aveu du gĂ©nĂ©ral Joubert, avait fait plus, Ă  elle seule, que tous les autres tirailleurs de la division. Le rĂ©cit de ce combat serait intĂ©ressant Ă  Ă©crire, mais demanderait de trop longues descriptions. AprĂšs avoir enlevĂ© la position, nous jetĂąmes l’ennemi en dĂ©sordre dans la forĂȘt de LƓplitz, et nous y bivouaquĂąmes. J’avais eu huit hommes tuĂ©s ou blessĂ©s, et moi-mĂȘme, je reçus un coup de lance de cosaque, qui heureusement ne fit que m’effleurer l’épaule droite. Huit jours aprĂšs, la compagnie reçut deux dĂ©corations, pour sa belle conduite dans cette journĂ©e. Nous Ă©tions depuis deux jours au milieu des forĂȘts impĂ©nĂ©trables de la BohĂȘme, et parfois, dans des gorges d’une profondeur et d’une sauvagerie remplies de terreur. 31 aoĂ»t. – Presque au jour, les Russes nous attaquĂšrent avec une violence qui nous surprit et qui contrastait avec leur conduite des jours prĂ©cĂ©dents. D’abord vainqueur, nous les repoussĂąmes plus loin qu’ils ne se trouvaient le matin, jusqu’en vue de LƓplitz. RamenĂ©s Ă  notre tour, jusqu’à notre premiĂšre position, nous y restĂąmes malgrĂ© tous les efforts qu’ils firent pour nous en chasser. Toute la division se battait en tirailleurs, sauf quelques rĂ©serves destinĂ©es Ă  relever les compagnies trop fatiguĂ©es. À quatre heures du soir, je me retirai un instant du combat pour nettoyer mes armes ; elles Ă©taient si encrassĂ©es que les balles n’entraient plus dans le canon. Je rentrai de nouveau en ligne jusqu’à la nuit. Nous bivouaquĂąmes sur le mĂȘme terrain de la veille, cruellement maltraitĂ©s. Le bataillon avait eu plusieurs officiers tuĂ©s ou blessĂ©s et prĂšs du tiers de ses soldats. Je comptais un officier et vingt-cinq hommes de moins dans mes rangs. Dans le milieu de la nuit, nous reçûmes l’ordre de faire de grands feux le bois ne manquait pas et de nous retirer ensuite en silence, sans tambours ni trompettes, par le mĂȘme chemin que nous avions suivi les jours prĂ©cĂ©dents. La marche fut lente, dangereuse, dans ces chemins affreux oĂč l’on ne voyait rien. À l’aube, du jour, nous arrivĂąmes sur le terrain de combat du 30. Nous y restĂąmes quelques instants, pour nous organiser et nous reposer, car nous en avions grand besoin. C’est alors que nous apprĂźmes que le gĂ©nĂ©ral Vandamme, commandant le 1er corps d’armĂ©e, avait Ă©tĂ© complĂštement battu le 30, Ă  Culm, pas bien loin de nous, sur notre gauche, mais si profondĂ©ment sĂ©parĂ© par des gorges affreuses et des bois si touffus, qu’on n’aurait pas pu lui porter secours. Cela nous expliqua l’acharnement du combat de la veille et notre mouvement de retraite. 2 septembre. – Depuis six jours, nous Ă©tions sans vivres. Je ne mangeai guĂšre autre chose que des fraises et des myrtilles, qu’on trouvait abondamment dans les bois. Enfin, la cantiniĂšre de la compagnie, sur la voiture de laquelle j’avais des vivres, nous rejoignit. Cette misĂ©rable femme nous avait abandonnĂ©s, quand elle avait vu que nous entrions dans un pays si sauvage. 4 septembre. – Un dĂ©cret de ce jour ordonne que sur dix hommes trouvĂ©s hors de leur corps, il en serait fusillĂ© un. Cette mesure indique suffisamment combien la dĂ©moralisation est rĂ©pandue dans l’armĂ©e. 10 septembre. – Au camp de baraque, devant Dresde, nous avons un repos de trois jours. Il me rĂ©tablit complĂštement. J’avais Ă©tĂ© bien mal, sans lĂącher pied. Il fit aussi beaucoup de bien Ă  l’armĂ©e qui, depuis vingt-quatre jours, Ă©tait sur les chemins, de l’aube Ă  la nuit. Le 13, Ă  Grossen-Hayn il se passa un Ă©vĂ©nement qui me navra le cƓur. Un pauvre soldat avait Ă©tĂ© condamnĂ© Ă  mort pour un crime ou dĂ©lit assez insignifiant. Conduit sur le terrain pour ĂȘtre fusillĂ© et aprĂšs avoir entendu la lecture de son jugement, il cria grĂące et s’enfuit Ă  toutes jambes. Il fut poursuivi Ă  coups de fusil, et finit par ĂȘtre atteint. Une fois tombĂ©, on l’acheva. 27 septembre. – Dans la nuit, on fut instruit que la cavalerie ennemie approchait et se disposait Ă  attaquer la nĂŽtre, qui, composĂ©e de jeunes soldats, n’était pas en mesure de pouvoir lui rĂ©sister. Notre bataillon partit le premier pour prendre position Ă  l’entrĂ©e d’un dĂ©filĂ©, afin de protĂ©ger la retraite de la cavalerie. Je fus placĂ© dans le cimetiĂšre d’un village que la route traversait. Je fis cacher mes hommes, et leur donnai la consigne de ne faire feu sur les cosaques que quand notre cavalerie serait entrĂ©e dans le village. Peu de temps aprĂšs, je vis arriver notre mauvaise cavalerie dans un dĂ©sordre effroyable, suivie d’une immense nuĂ©e de cosaques. Quand elle fut Ă  peu prĂšs toute passĂ©e, je fis faire feu, ce fut alors au tour des cosaques Ă  fuir. Quelle raclĂ©e ils reçurent, avec quelle vitesse ils disparurent ! Une fois Ă©loignĂ©s, je rejoignis mon bataillon qui Ă©tait de l’autre cĂŽtĂ© du ravin. On rallia la cavalerie et une fois organisĂ©e, on se remit en marche, mais une demi-heure aprĂšs, elle Ă©tait encore en dĂ©route et s’était laissĂ© prendre deux piĂšces de canon. Le bataillon tout entier partit au pas de charge et les reprit. Dans cette position, le bon colonel Boudinhox, commandant un rĂ©giment provisoire de dragons, vint me voir et m’offrir ses services. Il Ă©tait navrĂ© de commander de si mauvais cavaliers. Je fus ensuite envoyĂ© par le duc de Raguse sur une hauteur, pour garder le dĂ©bouchĂ© de deux chemins, avec ordre de ne quitter cette position que quand il n’y aurait plus de nos gens dans la plaine, et de faire ensuite l’extrĂȘme arriĂšre-garde. Je marchai au hasard, une partie de la nuit, pour rejoindre le corps d’armĂ©e, que je trouvai prĂšs de l’Elbe, en face de Meissen, oĂč nous bivouaquĂąmes. Je fus bien heureux de n’avoir pas Ă©tĂ© enlevĂ© par les cosaques, dans l’abandon oĂč l’on m’avait laissĂ©, car, Ă  moins de me jeter dans les bois et de marcher Ă  l’aventure dans un pays que je ne connaissais pas, je n’aurais pas pu rĂ©sister longtemps Ă  de nombreuses charges rĂ©itĂ©rĂ©es. 28 septembre. – Nous descendĂźmes la rive gauche de l’Elbe. À une lieue au-dessous de Meissen, Ă  un endroit oĂč le fleuve est resserrĂ© entre deux chaĂźnes de collines assez Ă©levĂ©es, nous fĂ»mes horriblement canonnĂ©s par quinze ou vingt piĂšces de canon placĂ©es sur une hauteur de la rive droite, tirant Ă  plein fouet des boulets et de la mitraille, avec d’autant plus de succĂšs qu’on ne leur ripostait pas. Ce qu’il y avait de mieux Ă  faire, c’était d’accĂ©lĂ©rer le pas, pour se trouver, le plus vite possible, hors d’atteinte des projectiles ; la cavalerie put le faire rapidement, mais nous, ce n’était pas aussi facile. Nous laissĂąmes sur le terrain plus de trente morts, indĂ©pendamment d’une vingtaine de blessĂ©s, dont deux officiers que nous enlevĂąmes. Nous fĂźmes pendant quelque temps le coup de fusil, pour faire Ă©loigner les piĂšces, mais ce fut sans succĂšs. Nous restĂąmes Ă  peu prĂšs un quart d’heure sous les coups de cette incessante canonnade. Le soir, nous avons logĂ© Ă  Riesa, sur les bords de l’Elbe, c’est le premier logement que nous faisions depuis le 17 aoĂ»t
 8 octobre. – Nous Ă©tions au bivouac, sous les murs de Torgau, sur l’Elbe. Le 9 au matin, le comte de Narbonne, aide de camp de l’Empereur, et gouverneur de Torgau vint nous passer en revue et nous pria de le dĂ©gager un peu. Il y eut alors un combat, qu’on pourrait considĂ©rer comme une petite bataille en miniature, entre les glacis de la place et les blockhaus construits par les troupes du blocus. Trop faible pour tenir la campagne, l’ennemi chercha Ă  nous attirer vers ses retranchements pour nous accabler de sa grosse artillerie, mais, Ă  notre tour, nous n’étions pas assez nombreux pour tenter l’attaque de ces nombreuses positions aussi bien armĂ©es ; en sorte que la journĂ©e se passa en dĂ©monstrations de part et d’autre sans engagement trĂšs vif. Toutes les armes, infanterie, cavalerie, artillerie, furent en action, sans Ă©prouver beaucoup de pertes. Ma compagnie jouait le rĂŽle d’éclaireurs. Mais l’entreprise Ă©tait au dessus de nos forces. Le 12 octobre, nous sommes passĂ©s sur la rive droite de l’Elbe Ă  Vittemberg, et je commençai l’affaire sur l’ordre du gĂ©nĂ©ral Chastel, commandant une brigade de cavalerie du corps d’armĂ©e du gĂ©nĂ©ral Regnier. Ce combat combat de Coswick fut heureux et brillant. On y prit beaucoup de prisonniers, de bagages, et l’on fit un grand chemin en courant, car l’ennemi fut mis en dĂ©route dĂšs le commencement de l’affaire. Nous avons bivouaquĂ© Ă  deux lieues en avant du champ de bataille. Nous Ă©tions trĂšs fatiguĂ©s, parce que nous avions voulu rivaliser de vitesse avec la cavalerie. Le 13, nous avons poursuivi l’ennemi jusqu’en face d’Ackern. Il y eut dans la journĂ©e plusieurs charges de cavalerie trĂšs heureuses sur l’arriĂšre-garde ennemie. Nous allions Ă  marche forcĂ©e. Dans la journĂ©e, nous fĂźmes halte dans la jolie petite ville de Roslau. Pour avoir un bon dĂ©jeuner, mes camarades dirent au propriĂ©taire de la maison oĂč nous Ă©tions entrĂ©s militairement, que j’étais gĂ©nĂ©ral et qu’eux Ă©taient mon Ă©tat-major. Je devais cet honneur Ă  un large galon d’or que j’avais Ă  mon pantalon, et Ă  un manteau Ă  collet qui cachait mes Ă©paulettes. Dans la soirĂ©e, une terrible canonnade nous enleva plusieurs hommes. La nuit arrivĂ©e, nous revĂźnmes Ă  marche forcĂ©e coucher Ă  Coswick. Il Ă©tait quatre heures du matin. Le 14, dans la matinĂ©e, nous repassĂąmes l’Elbe Ă  Vittemberg, et fĂ»mes Ă©tablir notre bivouac prĂšs de Daben, petite ville. Nous marchions fort vite, les cosaques nous entouraient et s’ouvraient pour nous laisser passer. Ils nous enlevĂšrent beaucoup de traĂźnards. Le 15, nous avons bivouaquĂ© prĂšs de Leipsick. MĂȘme accĂ©lĂ©ration de marche que la veille, et mĂȘme entourage de cosaques. AprĂšs nous, le passage Ă©tait fermĂ©, et toute communication avec les derriĂšres interceptĂ©e. LE DÉSASTRE DE LEIPSICK 16 octobre. – Bataille de Wackau – Dans les premiĂšres heures de la matinĂ©e, nous traversĂąmes un faubourg de Leipsick, ayant la ville Ă  notre droite, pour nous diriger sur le village de Holzhausen, oĂč nous avions l’ordre de nous rendre. À peine y Ă©tions-nous arrivĂ©s que les mille canons qui Ă©taient en batterie Ă©clatĂšrent en mĂȘme temps. Toutes les armĂ©es du nord de l’Europe s’étaient donnĂ© rendez-vous sur le terrain qui entourait Leipsick. Un gĂ©nĂ©ral du 11Ăšme corps d’armĂ©e nous donna l’ordre de nous porter en avant, vers un bois assez Ă©tendu, et d’en dĂ©loger l’ennemi. Nous nous trouvions Ă  l’extrĂȘme gauche de l’armĂ©e. Le bois fut attaquĂ© par les six compagnies, en six endroits diffĂ©rents ; par mon rang de bataille, je me trouvai le plus Ă©loignĂ©. EntrĂ© de suite en tirailleurs, je dĂ©busquai assez vivement les Croates autrichiens que j’y rencontrai, mais Ă  mesure que j’avançais, je trouvais plus de rĂ©sistance, et quand mon feu Ă©tait vif, on criait trĂšs distinctement Ne tirez pas, nous sommes Français. » Quand je faisais cesser le feu, on tirait alors sur nous. Le bois Ă©tait trĂšs Ă©pais ; c’était un taillis fourrĂ© oĂč l’on ne distinguait rien Ă  dix pas. Ne sachant plus Ă  qui j’avais affaire, ne comprenant rien Ă  cette dĂ©fense de faire feu, et criblĂ© en mĂȘme temps de balles, j’avançais seul, avec quelque prĂ©caution, vers le lieu d’oĂč partaient ces voix françaises ; je vis derriĂšre un massif un bataillon de Croates, qui fit feu sur moi. Mais j’avais eu le temps de me jeter Ă  plat ventre, en sorte que je ne fus pas atteint. Je criai Ă  mes voltigeurs d’avancer, et une fois entourĂ© par eux, je fis sonner la charge. Alors on avança avec plus de confiance, sans plus s’occuper des cris Ne tirez pas ! » car il Ă©tait visible que c’était nos soldats prisonniers qu’on obligeait Ă  parler ainsi. Cependant une fois on m’appela par mon nom en criant À moi, BarrĂšs, Ă  mon secours ! » Nous accĂ©lĂ©rĂąmes le pas, et je repris un capitaine du bataillon avec quelques Croates. Enfin je sortis du bois, chassant devant moi une centaine d’ennemis, qui fuyaient Ă  toutes jambes Ă  travers une plaine qui se prĂ©senta Ă  nous aprĂšs cette Ă©paisse broussaille. Point d’ennemis Ă  notre gauche, rien dans la plaine, et bien loin sur ma droite l’enfer dĂ©chaĂźnĂ© tous les efforts et tous les effets d’une grande bataille. AprĂšs avoir ralliĂ© tous mes voltigeurs, je marchai sur le village de Klein-Possna, occupĂ© par des Autrichiens et des cosaques, qui se retirĂšrent aprĂšs une fusillade de moins d’un quart d’heure. Enhardi par ce succĂšs, je dĂ©passai le village, Ă  la suite de ceux que je venais d’en faire sortir, et vis de l’autre cĂŽtĂ©, sur la lisiĂšre d’un bois, pas mal d’ennemis. Je fus obligĂ© de m’arrĂȘter et de me tenir sur la dĂ©fensive. Je fis alors fouiller le village par quelques hommes, pour faire des vivres, et j’attendis la nuit, qui approchait, pour me retirer. Mes hommes rentrĂ©s, je marchai par ma droite vers le point oĂč l’on se battait et m’installai Ă  l’entrĂ©e du village, dans un prĂ© clos de haies, Ă  l’embranchement de deux chemins. J’avais choisi ce lieu, parce qu’il me mettait Ă  l’abri d’une surprise de nuit, et je pensais que le bataillon viendrait peut-ĂȘtre dans cette direction. Depuis le matin, je ne savais pas oĂč il pouvait ĂȘtre. J’avais combattu toute la journĂ©e isolĂ©ment et pour mon compte, sans avoir vu un seul chef. Avant que la nuit fĂ»t tout Ă  fait venue, le gĂ©nĂ©ral de division GĂ©rard, du 15Ăšme corps, vint Ă  mon bivouac. Je lui rendis compte de ce que j’avais fait, et des motifs qui m’avaient fait prendre cette position. Il m’approuva, et me dit d’y rester. Je lui demandai le rĂ©sultat de la bataille. Il me rĂ©pondit Vous voyez que nous sommes vainqueurs ici ; je ne sais pas ce qui se passe ailleurs. » Cette journĂ©e m’avait coĂ»tĂ© huit hommes blessĂ©s, dont un officier. Je fondais tous les jours. La nuit venue, la cavalerie de cette partie de l’armĂ©e vint occuper le village que j’avais pris. Quelques heures aprĂšs, lorsque le calme le plus parfait semblait rĂ©gner dans les deux armĂ©es, une vive canonnade se fit entendre et porta l’effroi chez des hommes se reposant avec douceur des dures fatigues de la journĂ©e. Brusquement Ă©veillĂ©s par le bruit et par un obus qui me brisa trois fusils, les hommes, transis de froid et sous le coup d’une impression aussi inattendue, coururent Ă  leur armes. De son cĂŽtĂ©, la cavalerie en fit autant, en sorte que cette nuit, que l’on avait tant dĂ©sirĂ©e, se passa dans les alarmes et les dangers. Cela n’eut pas de suites, mais les hommes et les chevaux avaient perdu ce sommeil rĂ©parateur si nĂ©cessaire dans de semblables circonstances. C’était sans doute un dĂ©serteur, ou un prisonnier de guerre d’un esprit faible, qui avait indiquĂ© le village oĂč s’était retirĂ©e notre cavalerie. En envoyant des obus, l’ennemi voulait l’incendier et faire pĂ©rir nos chevaux dans les flammes. DĂšs le point du jour, j’envoyai des sous-officiers sur les derriĂšres pour chercher le bataillon, mais ils ne le trouvĂšrent pas. Plus tard je vis passer le gĂ©nĂ©ral Reisat Ă  la tĂȘte de sa brigade de cavalerie. Je lui demandai des nouvelles du bataillon. Il ne put m’en donner. Je lui exposai mon embarras et mes inquiĂ©tudes sur le compte de mes camarades ; il me dit Venez avec moi. – Merci, mon gĂ©nĂ©ral, si la bataille recommençait pendant que je serais dans la plaine, je serais broyĂ© entre tant de chevaux. Je me tirerai mieux d’affaire, avec mes quarante hommes isolĂ©s. » Il rit de mon observation et l’approuva. Enfin, dans la journĂ©e, j’appris que le bataillon Ă©tait Ă  Holzhausen depuis la veille au soir. Je m’y rendis ; on fut bien surpris de me revoir, car on nous croyait tous prisonniers. La journĂ©e se passa en concentration de troupes et dispositions prĂ©paratoires pour la bataille du lendemain, qui devait dĂ©cider la question restĂ©e indĂ©cise la veille. 18 octobre. – La matinĂ©e de cette journĂ©e, fatale Ă  nos armes, fut calme. PrĂšs de 300 000 hommes sur le point de s’entr’égorger attendaient sous les armes que le signal fĂ»t donnĂ©. Avant que l’action s’engageĂąt, le major Fabre, notre chef de bataillon, promu Ă  ce grade depuis moins d’un mois mais restĂ© Ă  notre tĂȘte jusqu’à ce qu’un chef de bataillon fĂ»t venu le remplacer, rĂ©unit les officiers pour leur demander s’il n’était pas plus convenable d’aller combattre dans les rangs du 6Ăšme corps, auquel nous appartenions et oĂč nous Ă©tions connus des gĂ©nĂ©raux, que de rester au 11Ăšme, auquel nous nous trouvions attachĂ©s sans savoir pourquoi, et oĂč personne ne faisait attention Ă  nous. Tous les officiers furent de cet avis, et nous quittĂąmes aussitĂŽt cette partie du champ de bataille, pour nous porter de l’autre cĂŽtĂ© de la Parthe, sur la route de Duben, par oĂč nous Ă©tions arrivĂ©s le 16 au matin et oĂč se trouvait le 6Ăšme corps. Dans cette marche, nous trouvĂąmes la garde impĂ©riale qui Ă©tait en rĂ©serve, prĂȘte Ă  se porter partout oĂč sa prĂ©sence deviendrait nĂ©cessaire. ArrivĂ©s Ă  ce point, la bataille commença. Le cercle du combat s’était rĂ©trĂ©ci ; nous Ă©tions dans un centre de feu, car partout, sur tous les points, dans toutes les directions, on se battait. Au passage de la Parthe, l’armĂ©e saxonne passa Ă  l’ennemi sous nos yeux. Ceux des Saxons qui se trouvaient de ce cĂŽtĂ©-ci de la riviĂšre ne purent exĂ©cuter assez tĂŽt leur mouvement de dĂ©sertion. Ils furent arrĂȘtĂ©s et envoyĂ©s sur les derriĂšres. Un marĂ©chal des logis d’artillerie, traversant nos rangs Ă  la suite de sa batterie, criait Ă  tue-tĂȘte Paris, Paris ! » Un sergent du bataillon, indignĂ© comme toute l’armĂ©e de cette lĂąche dĂ©sertion et de son insolence, lui rĂ©pondit Dresde, Dresde ! » et l’étendit mort Ă  ses pieds d’un coup de fusil. Peu de minutes aprĂšs, nous arrivĂąmes sur le terrain oĂč se trouvait le dĂ©bris du 6Ăšme corps, qui avait Ă©tĂ© anĂ©anti le 16. Il Ă©tait dans le beau village de Schönefeld, luttant corps Ă  corps avec les SuĂ©dois, au milieu des flammes et des dĂ©combres. La 1Ăšre division, dont nous faisions partie, Ă©tait Ă  droite, hors du village, contenant l’artillerie, qui foudroyait les masses ennemies, Ă  mesure que celles-ci approchaient pour tourner le village et nous jeter dans la Parthe. Le marĂ©chal Marmont et le gĂ©nĂ©ral Compans nous virent arriver avec plaisir, car notre bataillon, tout faible qu’il Ă©tait, Ă©tait encore plus fort que ce qui restait de cette belle division, forte de plus de 8 000 hommes Ă  la reprise des hostilitĂ©s. DĂšs notre arrivĂ©e, notre mince colonne fut sillonnĂ©e par les boulets ennemis. Les officiers et les soldats tombaient, comme les Ă©pis sous la faux du moissonneur. Les boulets traversaient nos rangs, du premier jusqu’au dernier, et enlevaient chaque fois trente hommes au moins, quand ils prenaient la colonne en plein. Les officiers qui restaient ne faisaient qu’aller de la droite Ă  la gauche de leur peloton, pour faire serrer les rangs vers la droite, tirer les morts et les blessĂ©s hors des rangs et empĂȘcher les hommes de se pelotonner et de tourbillonner sur eux. Le marĂ©chal Marmont et le gĂ©nĂ©ral Compans ayant Ă©tĂ© blessĂ©s, nous passĂąmes sous les ordres du marĂ©chal Ney, qui vint nous encourager Ă  tenir bon. Enfin, aprĂšs plusieurs heures de cette formidable canonnade, nous fĂ»mes contraints de nous retirer, quand Schönefeld eut Ă©tĂ© enlevĂ©, et notre gauche prise Ă  revers par les troupes qui venaient de s’emparer du faubourg de Halle. Notre retraite se fit en bon ordre, sous la protection de la grosse artillerie de rĂ©serve, qui arrĂȘta court l’armĂ©e de Bernadotte, ancien marĂ©chal français, prince royal de SuĂšde. Nous nous arrĂȘtĂąmes sur la rive droite de la Parthe, oĂč nous passĂąmes la nuit. Elle fut triste, pĂ©nible, cruelle ! La douleur d’avoir perdu un grande et sanglante bataille, l’effrayante perspective d’un lendemain qui serait peut-ĂȘtre plus malheureux, le canon qui grondait sur tous les points de nos tristes lignes, la dĂ©fection de nos lĂąches alliĂ©s, les cris de nos malheureux blessĂ©s, enfin les privations de toute espĂšce qui nous accablaient depuis quelques jours tous ces maux et ces causes rĂ©unis me firent faire de bien amĂšres rĂ©flexions sur la guerre et ses vicissitudes ! Nous perdĂźmes, dans cette dĂ©sastreuse journĂ©e, la plus meurtriĂšre qui ait eu lieu jusqu’alors, la majoritĂ© des officiers et plus de la moitiĂ© de nos soldats. Il ne me restait pas vingt hommes, sur plus de deux cents qui avaient rĂ©pondu Ă  l’appel depuis le commencement de cette funeste campagne. Le corps d’armĂ©e n’existait plus que de nom. Plus des deux tiers des gĂ©nĂ©raux avaient Ă©tĂ© tuĂ©s ou blessĂ©s. 19 octobre. – Au jour, nous reçûmes l’ordre de commencer notre mouvement de retraite, qui devait s’opĂ©rer par corps d’armĂ©e et Ă  des heures fixĂ©es. ArrivĂ©s sur les boulevards, qui Ă©taient encombrĂ©s de canons, de caissons, de fourgons, de voitures de luxe, de charrettes, de cantines, de chevaux, etc., nous ne pĂ»mes pĂ©nĂ©trer plus avant, tant le dĂ©sordre, le pĂȘle-mĂȘle Ă©taient complets. Notre gĂ©nĂ©ral de brigade nous fit entrer dans un enclos, pour attendre le moment favorable de passer l’unique pont par oĂč nous devions nous retirer. Ce pont fut les fourches caudines de l’armĂ©e. Pendant ce temps lĂ , l’armĂ©e ennemie nous resserrait davantage dans Leipsick ; une attaque impĂ©tueuse par le faubourg de Halle, afin de s’emparer du pont, la seule retraite de l’armĂ©e, faisait des progrĂšs ; on nous y envoya. On se battait dans les rues, dans les jardins, dans les maisons ; les balles arrivaient sur les boulevards. Je ne pourrais dire comment il se fit qu’en allant d’un point Ă  un autre pour soutenir mes voltigeurs, je me trouvai seul, entourĂ© d’ennemis et prĂšs d’ĂȘtre saisi. Je m’esquivai par la porte d’un jardin, et aprĂšs avoir marchĂ© quelque temps, je me trouvai seul du bataillon sur le boulevard, au milieu de l’armĂ©e dans la plus complĂšte dĂ©route. Je suivis le mouvement, sans savoir oĂč j’allais, je passai le pont qui Ă©tait fermĂ© Ă  l’entrĂ©e par un des battants de la grille en fer, et encombrĂ© de cadavres qu’on foulait aux pieds. Enfin je me trouvai de l’autre cĂŽtĂ©, portĂ© par la masse des hommes qui se sauvaient. C’était une confusion qui faisait saigner le cƓur. Une fois sur l’autre rive, je rencontrai le capitaine de grenadiers qui, comme moi, Ă©tait sans soldats ; qui, comme moi, ne savait pas ce qu’était devenu le bataillon. Nous nous arrĂȘtĂąmes sur le cĂŽtĂ© droit de la route, pour l’attendre. Nous pleurions de rage, de douleur ; nous versions des larmes de sang sur cet immense dĂ©sastre. Moins de cinq minutes aprĂšs nous ĂȘtre couchĂ©s sur l’herbe, car nous Ă©tions trop fatiguĂ©s, trop malades au physique et au moral pour pouvoir nous tenir debout, le pont sauta et nous fĂ»mes couverts de ses dĂ©bris. C’était le dĂ©nouement de cette lugubre tragĂ©die qui avait commencĂ© le 17 aoĂ»t. Alors nous nous acheminĂąmes vers Langenau, oĂč finissait cette chaussĂ©e Ă©troite, construite artificiellement au-dessus des basses prairies inondĂ©es par l’Elster et ses affluents. Le dĂ©sordre y Ă©tait aussi grand que sur les promenades de Leipsick. Sortis enfin de cette Ă©troite route, nous trouvĂąmes l’Empereur dans la plaine, Ă  cheval c’est la derniĂšre fois que je l’ai vu, disant aux officiers qui passaient prĂšs de lui Ralliez vos soldats ! » Des poteaux, oĂč Ă©taient Ă©crits en gros caractĂšres les numĂ©ros des corps d’armĂ©e, indiquaient les chemins qu’on devait prendre. ArrivĂ©s Ă  Markrunstedt, nous trouvĂąmes le bataillon, qui avait passĂ© le pont avant nous. Cette rencontre inopinĂ©e me combla de joie. Je trouvai aussi mon domestique, qui avait sauvĂ© mon cheval et mon portemanteau. Enfin un voltigeur, qui avait trouvĂ© un cheval abandonnĂ© sur les boulevards de la ville et qui l’avait pris, me l’offrit, moyennant une petite indemnitĂ©. Ce beau cheval appartenait Ă  un commissaire des guerres, d’aprĂšs le contenu de son portemanteau, qui Ă©tait trĂšs bien garni d’effets. Je les distribuai Ă  ceux des officiers du bataillon qui avaient tout perdu dans cette Ă©pouvantable dĂ©route. Les papiers furent conservĂ©s en cas de rĂ©clamation ; je les mis dans les fontes. Nous passĂąmes une partie de la nuit sur l’emplacement oĂč je trouvai le bataillon ; mais avant le jour, l’ordre fut donnĂ© de se mettre en marche sans bruit et de se diriger sur Weissenfels. 20 octobre. – PassĂ© Ă  Lutzen et sur une portion de ce cĂ©lĂšbre champ de bataille que, prĂšs de sept mois auparavant, nous avions illustrĂ© par une brillante victoire. Les temps Ă©taient bien changĂ©s. Nous passĂąmes la Saale Ă  Weissenfels, et nous bivouaquĂąmes sur la rive gauche, prĂšs de la ville. Dans la matinĂ©e, Ă©tant sur mon cheval de la veille, je fus accostĂ© par son propriĂ©taire qui le rĂ©clama. Je lui fis observer que l’ayant abandonnĂ© il avait perdu tous ses droits Ă  sa possession. AprĂšs bien des pourparlers, il me demanda son portemanteau je lui dis l’usage que j’en avais fait et je lui remis ses papiers. Le soir, au bivouac, un caporal de ma compagnie, gravement blessĂ© au pied, me pria, les larmes aux yeux, de lui donner ce cheval pour le porter Ă  Mayence. Pour sauver ce malheureux soldat, qui avait bien fait son devoir pendant la campagne, je le lui donnai, Ă  condition qu’il me le remettrait Ă  Mayence. Je me condamnai Ă  faire la route Ă  pied pour lui ĂȘtre utile. Ayant passĂ© l’Unstrut Ă  Freybourg, non loin de Roosbach, sur un pont battu par l’artillerie ennemie, BarrĂšs est envoyĂ© Ă  Erfurt pour prendre des effets d’habillement. Cependant, la retraite se poursuit, aggravĂ©e par le froid et la faim. Le 27 octobre, Ă  Vach, la terre Ă©tait couverte de neige. N’ayant ni bois pour nous chauffer, ni paille pour nous reposer, je m’étais rĂ©fugiĂ©, la nuit, dans une Ă©glise. Au matin, mon fidĂšle domestique vint me dire d’arriver de suite pour manger un peu de soupe qu’il avait prĂ©parĂ©e. C’était une bonne fortune, car depuis plusieurs jours, je n’avais pas mĂȘme de pommes de terre. En approchant du feu oĂč il avait passĂ© la nuit, je le vis qui pleurait de dĂ©sespoir et de colĂšre. Pendant le peu de temps qu’il avait mis pour venir me prĂ©venir, on lui avait volĂ© son pot et les seules provisions qu’il avait pu se procurer en courant une partie de la nuit pour les trouver. Son chagrin me toucha, car c’était par intĂ©rĂȘt pour moi qu’il Ă©tait si dĂ©solĂ©. Dans la matinĂ©e du 30, je fus tĂ©moin d’un Ă©vĂ©nement qui m’affecta bien douloureusement. ArrĂȘtĂ© un instant dans un village entre Auttenau et Hanau, par suite d’embarras, ce qui nous arrivait souvent, un pauvre soldat blessĂ© au cĂŽtĂ© sortit un instant, par une nĂ©cessitĂ©, de la maison oĂč il s’était rĂ©fugiĂ© pour se guĂ©rir. En rentrant dans le logis, il fut accrochĂ© par un panier qui se trouvait sur un cheval qui passait. Il fut atteint Ă  l’endroit de sa blessure qui se rouvrit, poussa un cri de douleur, monta au second oĂč il Ă©tait logĂ© et se jeta par la fenĂȘtre sur la route, oĂč il vint tomber Ă  quelques pieds de moi et oĂč il fut tuĂ© raide sur le coup. Quelques soldats de ma compagnie, ayant aperçu un paysan, qui s’approcha de la fenĂȘtre quand le malheureux soldat s’y Ă©tait prĂ©cipitĂ©, criĂšrent de suite que c’était le paysan qui l’avait jetĂ©. C’était absurde, mais le malheur empĂȘche de raisonner. On saisit l’infortunĂ© paysan, et on le fusilla Ă  cent pas plus loin, hors du village. J’eus beau le dĂ©fendre et expliquer comment cela avait du se passer, je ne fus pas Ă©coutĂ©. L’officier d’état-major qui avait pris cette affaire en main voulut avoir raison, Ă  lui seul. Il commit un crime au lieu d’un acte de justice. AprĂšs ĂȘtre sorti de ce village, oĂč venait de s’accomplir un suicide et une atroce exĂ©cution, nous entendĂźmes en avant de nous de fortes dĂ©tonations de canon qui, par leur intensitĂ© et leur prolongation, nous annoncĂšrent que l’ennemi nous avait devancĂ©s, et cherchait Ă  nous barrer le passage, comme il l’avait dĂ©jĂ  tentĂ© deux ou trois fois, mais sans succĂšs, depuis le commencement de notre retraite. Plus loin, des officiers d’état-major, envoyĂ©s sur les derriĂšres pour accĂ©lĂ©rer la marche des troupes, nous apprirent que c’était l’armĂ©e bavaroise qui Ă©tait arrivĂ©e en poste et nous disputait le passage Ă  la hauteur de Hanau. On ne marchait plus, on courait. Avant d’arriver sur le terrain oĂč se livrait la bataille, nous fĂ»mes canonnĂ©s par des piĂšces qui se trouvaient sur la rive gauche de la Kinzig. Je fus envoyĂ© avec mes voltigeurs, pour les obliger Ă  s’éloigner de cette rive. Mes hommes s’étant embusquĂ©s derriĂšre les arbres du rivage pour faire feu sur les canonniers, ceux-ci aprĂšs quelques dĂ©charges se sauvĂšrent plus vite qu’ils Ă©taient venus. Les dĂ©bris du 6Ăšme corps se formĂšrent en colonne d’attaque et, marchant au pas de charge et Ă  la baĂŻonnette le long de la rive droite de la Kinzig, ils concoururent, avec les autres troupes dĂ©jĂ  engagĂ©es, Ă  jeter les perfides Bavarois dans cette riviĂšre, et Ă  rĂ©tablir les communications interceptĂ©es depuis quarante-huit heures. Les Bavarois se rappelleront longtemps la leçon qu’ils reçurent dans cette chaude journĂ©e. Leurs pertes furent considĂ©rables, mais comme ils occupaient la place forte de Hanau, qu’ils n’évacuĂšrent que dans la nuit, et les rives gauches du Main et de la Kinzig, on ne jugea pas prudent de les poursuivre. Du reste, la nuit Ă©tait close quand la victoire fut complĂšte. 31 octobre. – Nous restĂąmes jusqu’à midi sur le champ de bataille, que nous quittĂąmes pour continuer notre mouvement sur Francfort. On se battit, toute la matinĂ©e, Ă  coups de canon, d’une rive Ă  l’autre de la Kinzig. Dans un moment de relĂąche oĂč la troupe n’était pas sous les armes, je me chauffais prĂšs d’un feu de bivouac, oĂč je faisais cuire quelques pommes de terre, et en attendant, je lisais un journal que j’avais trouvĂ© sur le champ de bataille un boulet vint me tirer de mes rĂ©flexions que cette lecture faisait naĂźtre, et m’enlever le frugal dĂ©jeuner que je convoitais avec une espĂšce de sensualitĂ©. Ce maudit boulet, aprĂšs avoir emportĂ© la tĂȘte d’un chef de bataillon d’artillerie de marine qui Ă©tait appuyĂ© contre un arbre, tenant son cheval par la bride, vint ricocher au milieu de mon feu, m’enleva mes pommes de terre et me couvrit de charbons ardents et de cendres. Un voltigeur qui se trouvait en face de moi eut le mĂȘme dĂ©sagrĂ©ment et le mĂȘme bonheur. Ce fut un coup bien heureux pour nous, car si nous avions Ă©tĂ© placĂ©s diffĂ©remment l’un et l’autre, nous Ă©tions coupĂ©s en deux. L’effet de ce boulet donna lieu Ă  une discussion et Ă  un incident bizarres. Le commandant mort, le cheval effrayĂ© se sauva dans le bois oĂč nous nous trouvions et, Ă©pouvantĂ© de nouveau par quelques boulets qui sifflĂšrent Ă  ses oreilles, on eut mille maux pour l’attraper. Le soldat qui le prit prĂ©tendit que c’était sa propriĂ©tĂ©, que tout ce qu’on prenait sur un champ de bataille Ă©tait de bonne prise. Les officiers du corps se rĂ©unirent immĂ©diatement, sous la prĂ©sidence du gĂ©nĂ©ral de brigade, pour dĂ©cider de cette grave question, qui fut tranchĂ©e, aprĂšs des divergences d’opinion, en faveur des hĂ©ritiers du commandant. Pendant qu’on dĂ©libĂ©rait sous la volĂ©e des piĂšces de canon de nos ex-alliĂ©s, mon premier clairon, qui me manquait depuis trois jours, rentra Ă  la compagnie, m’apportant une volaille cuite et un pain pour faire excuser son absence. Je ne voulais pas l’accepter, mais mes officiers, qui n’avaient pas autant de motifs d’ĂȘtre sĂ©vĂšres, m’engagĂšrent Ă  fermer les yeux sur quelques actes d’indiscipline de cette nature, vu la faiblesse de leurs estomacs
 Cette considĂ©ration me fit ranger Ă  leur opinion. Mais comme je savais que notre excellent chef, le major Fabre, n’avait pas l’estomac plus garni que nous, je l’invitai Ă  venir en prendre sa part. Celui-ci me fit observer que le gĂ©nĂ©ral Joubert se mourait de faim. Je fus l’engager Ă  manger une aile de volaille, qu’il accepta de grand cƓur. Mais en pensant au plaisir qu’il allait avoir, il se rappela tout Ă  coup que le gĂ©nĂ©ral de division Lagrange, commandant le reste des trois divisions du corps d’armĂ©e, n’avait rien non plus pour dĂ©jeuner ; il me dit d’ĂȘtre bon prince Ă  son Ă©gard et de l’inviter Ă  en prendre sa part. Ainsi nous Ă©tions six affamĂ©s, autour d’une pauvre piĂšce qui n’aurait pas suffi Ă  un seul pour apaiser sa faim dĂ©vorante. Des troupes encore en arriĂšre Ă©tant arrivĂ©es pour nous relever, nous partĂźmes Ă  midi pour Francfort. Un peu plus tard, nous aurions assistĂ© Ă  une autre bataille qui commença peu de temps aprĂšs notre dĂ©part. Cette nouvelle attaque, trĂšs chaude, mais moins meurtriĂšre que celle de la veille, n’eut pas le mĂȘme rĂ©sultat. Les Bavarois furent refoulĂ©s dans la ville ou jetĂ©s dans la Kinzig. Notre marche sur Francfort fut difficile. La route encombrĂ©e de traĂźnards, de blessĂ©s, de malades, de voitures de toute espĂšce, horriblement mauvaise par suite du dĂ©gel, de la pluie et de la fonte des neiges, Ă©tait peu favorable Ă  un prompt Ă©coulement. Il Ă©tait nuit, quand nous prĂźmes possession du terrain sur lequel nous devions bivouaquer. Nous Ă©tions dans les vignes, autour et au-dessus de Francfort, dans la boue jusqu’aux genoux, sans feu, sans paille, sans abri et une pluie battante sur le corps. Quelle affreuse nuit ! Quelle faim ! 1er novembre. – Au bivouac autour de Höchet, petite ville au duc de Nassau, oĂč je passais pour la quatriĂšme fois. Il y avait eu beaucoup de dĂ©sordre au passage du pont de la Nidda, riviĂšre qui coula prĂšs de cette ville, mais cette nuit fut moins dĂ©sagrĂ©able que la prĂ©cĂ©dente. Nous eĂ»mes au moins un abri, des vivres et surtout de l’excellent vin du Rhin pour nous rĂ©chauffer et nous rĂ©conforter. Ce soir lĂ , je fus accostĂ© par notre officier-payeur que nous n’avions pas vu depuis longtemps. Il me raconta, les larmes aux yeux, que la veille de la bataille de Hanau, lui, le sergent vaguemestre, les hommes d’escorte, la caisse, la comptabilitĂ© et la caisse d’ambulance avaient Ă©tĂ© pris par les Bavarois, mais que dans la nuit il Ă©tait parvenu Ă  s’évader de leurs mains. Il me priait de prĂ©venir le major de ce malheur, et de lui Ă©pargner les premiers mouvements de sa colĂšre. Une fois Ă©tabli sur la position oĂč nous devions passer la nuit, je fus rendre compte de la nouvelle fĂącheuse que je venais d’apprendre. Le major entra dans une grande colĂšre, mais quand je lui eus expliquĂ© les moyens Ă  employer pour rĂ©parer ce malheur, et mettre sa responsabilitĂ© Ă  couvert ; quand je lui eus dit que je me chargeais de toutes les Ă©critures et des dĂ©marches Ă  faire pour y parvenir, il se radoucit. Je fis venir alors le jeune officier, Ă  qui il pardonna. Mais aprĂšs cette explication, je lui dis d’aller de suite voir le gĂ©nĂ©ral Joubert, pour lui en rendre compte et se faire dĂ©livrer un certificat qui constatĂąt que c’était par suite des Ă©vĂ©nements militaires de la retraite que la caisse avait Ă©tĂ© perdue. 2 novembre. – Enfin, aprĂšs dix-sept jours de fatigues, de combats, de privations de tout genre, d’émotions et de dangers de toute nature, nous atteignons les bords tant dĂ©sirĂ©s du Rhin, de ce majestueux fleuve qui allait, au moins pour quelques jours, mettre un terme Ă  nos nombreux maux ! Nous voici au bivouac prĂšs des glacis de Cassel. Retracer les dĂ©sastres de cette horrible, je ne dis pas retraite, mais dĂ©route, ce serait Ă©crire le tableau le plus douloureux de nos revers. AprĂšs les malheurs de Leipsick, on ne prit, ou ne put prendre, aucune mesure sĂ©rieuse pour rallier les soldats et rĂ©tablir l’ordre et la discipline dans l’armĂ©e. On marchait Ă  volontĂ©, confondus, poussĂ©s, Ă©crasĂ©s sans pitiĂ©, abandonnĂ©s sans secours, sans qu’une main amie vĂźnt vous soutenir ou vous fermer les yeux. Les souffrances morales rendaient indiffĂ©rents aux souffrances physiques ; la misĂšre rendait Ă©goĂŻstes des hommes bons et gĂ©nĂ©reux ; le moi personnel Ă©tait tout ; la charitĂ© chrĂ©tienne, l’humanitĂ© envers ses semblables n’étaient plus que des mots. Nous arrivĂąmes sur les bords du Rhin, comme nous Ă©tions partis des bords de l’Elster en pleine dissolution. Nous avions couvert la route des dĂ©bris de notre armĂ©e. À chaque pas que nous faisions, nous laissions derriĂšre nous des cadavres d’hommes et de chevaux, des canons, des bagages, des lambeaux de notre vieille gloire. C’était un spectacle horrible, qui navrait de douleur. À tous ces maux rĂ©unis, il vint s’en joindre d’autres qui augmentĂšrent encore notre triste situation. Le typhus Ă©clata dans nos rangs dĂ©sorganisĂ©s, d’une maniĂšre effrayante. Ainsi on peut dire qu’en partant de Leipsick, nous fĂ»mes accompagnĂ©s par tous les flĂ©aux qui dĂ©vorent les armĂ©es. J’eus le plaisir d’ĂȘtre rejoint Ă  mon bivouac par plusieurs voltigeurs guĂ©ris de leurs blessures, et entre autres par le caporal Ă  qui j’avais donnĂ© mon cheval pour le porter. Il allait mieux, sans ĂȘtre toutefois guĂ©ri. Je me trouvai avoir en peu d’instant sept chevaux, que les voltigeurs blessĂ©s me donnĂšrent. Mais comme ne n’avais pas le moyen de les nourrir, je les donnai Ă  mon tour aux officiers du bataillon qui en avaient besoin. 3 novembre. – Passage du Rhin Ă  Mayence. On nous envoie en cantonnement Ă  Dexheim, village situĂ© prĂšs d’Oppenheim, en remontant la rive gauche du Rhin. Notre envoi dans des villages, pour nous reposer, fut accueilli avec joie. C’était nĂ©cessaire ; nous Ă©tions Ă©puisĂ©s par la marche et les privations de toute espĂšce. Toujours au bivouac, dans la neige ou dans la boue, depuis prĂšs d’un mois, n’ayant eu pour vivre que les dĂ©goĂ»tants restes de ceux qui nous prĂ©cĂ©daient sur cette route de douleur, il n’était pas surprenant que nous fussions avides de repos. Pendant les cinq jours que le bataillon resta dans le village, je ne pus parvenir Ă  apaiser ma faim, malgrĂ© les cinq ou six repas que je faisais par jour, lĂ©gers Ă  la vĂ©ritĂ© pour ne pas tomber malade, mais assez copieux cependant pour satisfaire deux ou trois hommes en temps ordinaire. J’étais restĂ© de l’autre cĂŽtĂ© du Rhin sept mois. 9 novembre 1813. – Avant que nous fussions envoyĂ©s Ă  Mayence pour y tenir garnison, le prince de NeufchĂątel rĂ©unit notre corps d’armĂ©e dans une plaine, sur les bords du Rhin, au-dessous d’Oppenheim, pour ĂȘtre rĂ©organisĂ© et pourvu des officiers qui lui manquaient. Nous fĂźmes nos adieux au bataillon du 86Ăšme, avec qui nous avions fait toute la campagne et qui, plus malheureux que nous encore, avait Ă©tĂ© presque entiĂšrement dĂ©truit, le 16 octobre, Ă  Leipsick. En arrivant Ă  Mayence, nous trouvĂąmes sur la place d’armes le 4Ăšme bataillon, qui venait d’avoir une chaude affaire sur les hauteurs de Hocheim, pour son dĂ©but, et avait Ă©prouvĂ© quelques pertes d’hommes. Nous cĂ©lĂ©brĂąmes notre rĂ©union par un bon dĂźner, qui leur fit oublier les Ă©motions de la journĂ©e. En ce temps lĂ , je fus envoyĂ© Ă  Oppenheim et logĂ© chez un propriĂ©taire aisĂ©, grand amateur des vins de son pays, qu’il mettait bien au-dessus des meilleurs crus de Bordeaux. Aussi m’en faisait-il boire d’excellents Ă  tous les repas, car je mangeais chez lui pour lui ĂȘtre agrĂ©able, me l’ayant demandĂ© avec instance. Pour que ses vieux vins ne perdissent pas de leur qualitĂ©, il faisait rincer les verres avec du vin ordinaire. Cet excellent homme, pĂšre d’une nombreuse et aimable famille, descendait d’une famille française, expatriĂ©e pour cause de religion, lors de la rĂ©vocation de l’Édit de Nantes. Il Ă©tait Français de cƓur, et se proposait de quitter le pays, s’il redevenait Allemand. Le 28 dĂ©cembre, les deux bataillons reçurent l’ordre de remonter jusqu’en face de Mannheim pour surveiller le Rhin, sur les deux rives. Et moi je dus aller pour service Ă  Mayence. Le 31, pour rejoindre le rĂ©giment, j’étais en route sur mon bon cheval de prise, quand je rencontrai le gĂ©nĂ©ral Merlin, qui allait rejoindre Strasbourg. Il me demanda Ă  l’acheter, je consentis Ă  le lui cĂ©der moyennant 300 francs, qu’il me paya sur le champ. Peu aprĂšs, c’était au sortir de Worms, je rencontrai mon chef de bataillon, le commandant D
, qui se plaignait d’un rhumatisme aigu. Ce qui me chagrine, me dit-il, c’est que je voudrais partir pour Paris, et je n’ai pas le sou pour faire ce voyage. – Si ce n’est que cela qui vous inquiĂšte, je puis vous dĂ©barrasser de cet ennui. VoilĂ  300 francs en or, vous me les remettrez quand vous pourrez. » Il accepta, et continua sa route. Plus fin et plus ambitieux que tous les officiers du bataillon, il voyait que nous ne tarderions pas Ă  ĂȘtre bloquĂ©s dans Mayence, oĂč il n’y avait pas d’avancement Ă  espĂ©rer, et peut-ĂȘtre Ă©tait-il dĂ©jĂ  dans la confidence des trames prĂ©parĂ©es pour le retour des Bourbons. J’arrivai Ă  Ogersheim, le dernier soir de dĂ©cembre, comme un dĂ©tachement de cent hommes commandĂ©s par un capitaine de mes amis, ayant sous ses ordres trois officiers, partait pour tenir garnison dans une redoute Ă©levĂ©e en face de Mannheim pour dĂ©fendre le passage du Rhin en cet endroit. On lui donna la consigne de ne point entrer en pourparlers, pour aucune espĂšce de capitulation. Il fallait vaincre ou mourir. Absurde alternative, pour si peu de dĂ©fenseurs. Vers la fin de cette nuit, du 31 dĂ©cembre au 1er janvier 1814, une forte canonnade nous annonça que sa redoute Ă©tait attaquĂ©e et que l’armĂ©e prussienne, sous les ordres de BlĂŒcher, exĂ©cutait le passage du Rhin. Nous prĂźmes de suite les armes et marchĂąmes au canon. Mais dĂ©jĂ  la redoute Ă©tait enveloppĂ©e, vivement attaquĂ©e, et la plaine couverte d’éclaireurs ennemis. Ceux-ci, nous les repoussĂąmes sans peine, mais bientĂŽt nous nous trouvĂąmes en face de forces si supĂ©rieures que, pour ne pas ĂȘtre coupĂ©s de Mayence, oĂč nous avions ordre de rentrer, nous nous retirĂąmes en bon ordre et tenant toujours tĂȘte Ă  l’ennemi, sur Franckhal et Worms, oĂč nous arrivĂąmes dans la nuit. La redoute se dĂ©fendit trois heures, et finit par ĂȘtre prise d’assaut. Heureusement que ce qui restait de dĂ©fenseurs fut Ă©pargnĂ©. Bien plus, le roi de Prusse, qui se trouvait Ă  Mannheim, fit rendre aux officiers leurs Ă©pĂ©es, et les habitants s’empressĂšrent de rhabiller les soldats qui arrivaient nus dans cette ville. C’était un hommage qu’on rendait Ă  leur belle conduite, qui trouva mĂȘme chez leurs ennemis des sentiments de justice. Les Prussiens avouĂšrent avoir laissĂ© sept cent morts ou blessĂ©s dans les fossĂ©s ; le dĂ©tachement Ă©tait rĂ©duit de moitiĂ©. Cependant nous poursuivions notre retraite sur Mayence, et, la nuit venue, nous Ă©tions installĂ©s dans nos bivouacs, prĂšs de je ne sais quel village, quand le chef de bataillon du 4Ăšme invita quelques officiers, dont j’étais, Ă  venir manger un pĂątĂ© de foie d’oie qu’il venait de recevoir de Strasbourg. Nous Ă©tions autour de la piĂšce, nous la dĂ©vorions des yeux, attendant que ce fĂ»t avec nos bonnes dents, lorsqu’un cri sinistre se fit entendre Aux armes ! aux armes ! C’étaient les vedettes des gardes d’honneur qui arrivaient au grand galop, pour nous annoncer l’approche de l’ennemi. Nous courĂ»mes Ă  nos compagnies, et le commandant, tout en demandant son cheval, disait Ă  son domestique N’oublie pas le pĂątĂ© ! » Il lui fit au moins dix fois cette recommandation, ce qui nous faisait rire malgrĂ© la contrariĂ©tĂ© que nous Ă©prouvions de nous ĂȘtre contentĂ©s de l’avoir vu, car il ne fut plus question de le manger en famille, comme le disait le commandant, pour cĂ©lĂ©brer le renouvellement de l’annĂ©e. Elles furent fameuses, nos Ă©trennes de 1814 ! Nous continuĂąmes notre retraite sur Worms. Le 2 janvier, Ă  notre dĂ©part de Worms, nous eĂ»mes Ă  repousser plusieurs charges de cavalerie, qui ne nous firent aucun mal et oĂč l’ennemi fut assez maltraitĂ©. Ayant marchĂ© toute la journĂ©e, nous arrivĂąmes Ă  Mayence, au milieu de la nuit, avec la cavalerie russe sur les talons. SIÈGE DE MAYENCE Le bivouac commença le 4 janvier et ne finit que le 4 mai. Les deux bataillons du rĂ©giment furent laissĂ©s dans le faubourg de la Weisnau, pour le dĂ©fendre et faire le service de cette partie de la ville. C’est un faubourg sur la route d’Oppenheim, le long du Rhin, au-dessous d’une espĂšce de camp retranchĂ© dont nous avions la garde. Le service Ă©tait rigoureux, surtout les rondes de nuit, qui se renouvelaient souvent, Ă  cause de la dĂ©sertion gĂ©nĂ©rale des soldats hollandais, belges, rhĂ©nans et mĂȘme piĂ©montais. Le froid fut trĂšs dur, cette annĂ©e ; le Rhin gela complĂštement, Ă  pouvoir passer en voiture sur la glace ; on allait Ă  pied au fort de Cassel. Cette circonstance fit encore redoubler la surveillance des postes, car l’ennemi pouvait en profiter et achever la dĂ©fection commencĂ©e. Pendant les deux mois que nous restĂąmes dans ce faubourg, nous eĂ»mes quelques combats Ă  soutenir contre les troupes du blocus, qui Ă©taient peu dangereuses, car c’étaient en gĂ©nĂ©ral des conscrits levĂ©s de la veille ; mais nous Ă©tions si faibles, si accablĂ©s par la fiĂšvre typhoĂŻde, que nous ne valions guĂšre mieux que les assiĂ©geants. Une grande calamitĂ© avait frappĂ© notre malheureuse garnison et les habitants de la ville. Pendant plus de deux mois, la mort sĂ©vit avec tant de violence qu’on ne pouvait pas suffire Ă  enlever les victimes de cette horrible maladie. Les pestes d’Asie, la fiĂšvre jaune des colonies ne firent pas autant de dĂ©gĂąts que le typhus dans Mayence. On estime qu’il mourut 30 000 militaires ou habitants. On faisait des fosses qui contenaient jusqu’à 1 500 cadavres, qu’on brĂ»lait avec de la chaux. Nous perdĂźmes nos trois chirurgiens, trois officiers de voltigeurs, cinq ou six autres des compagnies du centre et la moitiĂ© de nos soldats. C’est ainsi que nous fĂ»mes plus faibles Ă  notre dĂ©part de Mayence que lorsque nous avions passĂ© le Rhin au retour de Leipsick, malgrĂ© les nombreuses recrues reçues avant le blocus. Le prĂ©fet, le fameux Jean Bon Saint-AndrĂ©, plusieurs gĂ©nĂ©raux, et beaucoup de personnages haut placĂ©s succombĂšrent. Au retour du beau temps, nous rentrĂąmes en ville, ce qui nous plut trĂšs fort, ayant Ă©tĂ© fort mal, pendant ces deux mois, dans ce faubourg ruinĂ©. Avec mars et la douce chaleur du printemps, revinrent la santĂ©, la gaietĂ© et les dĂ©cevantes espĂ©rances. On forma un Conseil d’administration des convalescents, sous la prĂ©sidence du colonel Follard, qui eut pleins pouvoirs du gĂ©nĂ©ral en chef pour tout accorder dans l’intĂ©rĂȘt des militaires, qui seraient envoyĂ©s au dĂ©pĂŽt des convalescents. J’étais le deuxiĂšme membre et le plus actif, puisque j’étais chargĂ© de l’exĂ©cution de tout ce qui avait Ă©tĂ© dĂ©libĂ©rĂ© et adoptĂ© dans la sĂ©ance du Conseil, qui se tenait le matin de chaque jour. J’avais plus de quarante officiers sous mes ordres, un pour chaque corps ou portion de corps. Ce Conseil commença ses opĂ©rations le 1er mars, et ne les cessa que vers la fin d’avril, lorsque la maladie eut tout Ă  fait disparue. Il s’assemblait tous les jours, et resta souvent en permanence. Son action sauva bien des malades d’une mort inĂ©vitable. Ma coopĂ©ration y contribua un peu, car, ainsi que je l’ai dit plus haut, j’étais toujours lĂ  pour veiller Ă  l’exĂ©cution des mesures ordonnĂ©es et supplĂ©er aux insuffisances. Les misĂšres du blocus, sous le rapport alimentaire, ne furent pas trĂšs rigoureuses. Si on excepte la viande de boucherie, qui manqua totalement, dĂšs les premiers jours, le pain, les lĂ©gumes secs, les salaisons, furent distribuĂ©s assez rĂ©guliĂšrement et en quantitĂ© suffisante, d’aprĂšs les rĂšgles en usage dans les places assiĂ©gĂ©es. La viande de bƓuf fut remplacĂ©e par celle de cheval. Un de mes officiers, chargĂ© des distributions, ne m’en laissa pas manquer. On donnait aussi un peu de vin, d’eau-de-vie, de la morue, des harengs secs, etc. On pouvait, en payant un peu cher, trouver Ă  dĂźner dans les hĂŽtels, mais quels dĂźners ! MalgrĂ© ces privations et la mortalitĂ© qui Ă©tait effrayante, les cafĂ©s, les théùtres, les concerts, les bals Ă©taient trĂšs suivis. Le spectacle Ă©tait trĂšs bon, malgrĂ© la mort de plusieurs acteurs. J’y allais souvent, pour chasser les prĂ©occupations du moment. Le 11 avril, nous apprĂźmes les Ă©vĂ©nements de Paris, et successivement, tous ceux qui en furent la suite. Cette foudroyante nouvelle nous fut communiquĂ©e officiellement par le gĂ©nĂ©ral SĂ©mĂ©lĂ©, qui avait rĂ©uni Ă  la Weisnau les officiers de sa division pour leur en faire part. Tous les officiers, Ă  peu prĂšs, versĂšrent des larmes de rage et de douleur, Ă  la lecture de cette accablante fin de notre hĂ©roĂŻque lutte avec l’Europe entiĂšre. On se retira morne, silencieux, dĂ©vorant intĂ©rieurement les souffrances morales que causaient des Ă©vĂ©nements qui nous avaient semblĂ© ne devoir jamais se rĂ©aliser. Avant d’entrer en ville, je fus accostĂ© par mon chef de bataillon, le commandant D
, qui n’avait pas pu s’éloigner de Mayence, comme il en avait le projet. – Mon Dieu, lui dis-je, que va devenir la France, si elle tombe au pouvoir des bourbons que je croyais tous morts depuis longtemps ? Que vont devenir nos institutions, ceux qui les ont fondĂ©es, les acquĂ©reurs de biens nationaux, etc ? – Mon cher capitaine, me rĂ©pondit-il avec vivacitĂ©, vous ressemblez Ă  tous les officiers que nous venons de voir et d’entendre vous vous figurez que les Bourbons, que vous ne connaissez que d’aprĂšs les horreurs qu’on a dites d’eux pendant la RĂ©volution, sont des tyrans et des imbĂ©ciles. Rassurez-vous sur l’avenir de la France. Elle sera plus heureuse, sous leur sceptre paternel, que sous la verge de fer de cet aventurier qu’on va chasser, s’il ne l’est dĂ©jĂ . Je m’éloignai furieux, aprĂšs lui avoir dit – Vous pensiez diffĂ©remment il y a trois mois. Je suffoquais de douleur et de honte pour mon pays. Le 21 avril, nous arborĂąmes le drapeau blanc et prĂźmes la cocarde de la vieille monarchie. Le mĂȘme jour, les officiers durent remettre individuellement un acte d’adhĂ©sion au nouvel ordre de choses. DĂšs ce moment, les relations avec l’extĂ©rieur furent permises, et les communications avec les ennemis, qu’on appelait nos alliĂ©s, autorisĂ©es. DĂ©jĂ , beaucoup d’officiers gĂ©nĂ©raux et supĂ©rieurs Ă©taient partis pour Paris, pour aller saluer les nouveaux astres ; cet empressement devint plus vif aprĂšs la cĂ©rĂ©monie de la reconnaissance du drapeau. La cocarde tricolore fut quittĂ©e avec douleur, et la cocarde blanche arborĂ©e avec un serrement de cƓur. La veille de ce jour, avant que l’ordre en fĂ»t donnĂ©, je vis un colonel en second des gardes d’honneur avec une cocarde blanche. Je dis tout haut aux officiers qui se trouvaient avec moi Tiens, voilĂ  une cocarde blanche ! » Le colonel en colĂšre marcha sur moi, en me disant Eh bien ! monsieur, qu’avez-vous Ă  dire sur le compte de cette cocarde ? » Je lui rĂ©pondis froidement C’est la premiĂšre que je vois de ma vie. » Il se retira sans rien ajouter, mais visiblement courroucĂ© de mon exclamation. Il devint pair de France sous la Restauration. C’était le marquis de Pange. Je l’ai beaucoup connu par la suite, quand il commandait le dĂ©partement de la Meurthe, et nous riions de ce souvenir. L’ordre arriva de remettre au prince de Saxe-Cobourg, qui commandait les troupes du blocus, la cĂ©lĂšbre et forte place de Mayence, avec son immense matĂ©riel. Nous en sortĂźmes en vertu de la convention spoliatrice du 23 avril, que reportait la France Ă  ses anciennes limites. Que de pertes nous fĂźmes dans un seul jour ! Quels regrets amers nous causa cet abandon ! Les derniers jours furent passablement dĂ©sordonnĂ©s. Les soldats, satisfaits de partir et tenant peu Ă  la conservation des choses qu’ils Ă©taient obligĂ©s d’abandonner aux Ă©trangers, commirent beaucoup de dĂ©gĂąts, enlevĂšrent ce qu’ils purent pour le vendre aux juifs, brĂ»lĂšrent la poudre des batteries, pillĂšrent l’arsenal, etc. Les officiers ne firent rien pour arrĂȘter ces dĂ©sordres, parce qu’ils partageaient le mĂ©contentement des soldats, qui Ă©taient indignĂ©s contre les habitants, qui mutilaient les aigles des Ă©tablissements publics ou manifestaient publiquement la joie qu’ils Ă©prouvaient de nous voir partir. J’eus l’occasion de dire Ă  quelques bourgeois que je connaissais Vous voyez notre dĂ©part avec plaisir. Avant un mois vous regretterez notre puissance et nos institutions. » LA PREMIÈRE RESTAURATION LA RENTRÉE EN FRANCE Enfin le jour du dĂ©part, fixĂ© au 4 mai, arriva. Le 4Ăšme corps d’armĂ©e, fort de 15 000 hommes, sortit en bon ordre, emmenant deux piĂšces de canon par 1000 hommes, et prit la route de France. À Spire, le 5 mai, nous demandĂąmes la permission au major, trois capitaines et moi, de partir en avant pour aller visiter Mannheim, et de voyager pour notre compte jusqu’au sĂ©jour. Nous avions un si grand besoin d’air, de libertĂ©, d’indĂ©pendance qu’il semblait que tout cela nous manquĂąt, mĂȘme en plein champ. Nous prĂźmes Ă  la poste une voiture et des chevaux, et partĂźmes, heureux d’ĂȘtre nos maĂźtres. Nous visitĂąmes successivement Franckhal, Mannheim, Ogersheim, en changeant de vĂ©hicule Ă  tous les relais. À Landau, le 7, nous trouvĂąmes des agents du nouveau gouvernement, qui avaient toute la marque des ci-devant nobles. Ce fut la premiĂšre fois que je vis la croix de Saint-Louis. À Annweiler, petite ville de l’ancien duchĂ© des Deux-Ponts, nous avons rejoint le rĂ©giment. D’étape en Ă©tape, le 7 juin, nous Ă©tions Ă  Verdun et Clermont. LĂ , Ă  la halte, il s’éleva une querelle trĂšs vive entre nos soldats et des fantassins russes, qui s’y trouvaient en cantonnement. Sans l’intervention active des officiers, une collision dangereuse aurait pu naĂźtre et amener de graves dĂ©sordres. Nos soldats Ă©taient taquins en diable contre ces Ă©trangers, qui foulaient le sol de notre pays. DĂ©jĂ , depuis notre dĂ©part de la Sarre, de semblables scĂšnes avaient eu lieu. Celle-ci plus dangereuse, puisqu’il y eut du sang versĂ©. Le 9, Ă  ChĂąlons-sur-Marne, un vieil Ă©migrĂ©, chez qui j’étais logĂ©, et qui avait la vue trĂšs affaiblie par l’ñge, me prit pour un officier russe. Il m’accueillit de la maniĂšre la plus distinguĂ©e. Il n’y avait rien d’assez bon, d’assez digne de m’ĂȘtre offert. Il me fit d’étranges confidences. Les vanteries de ce voltigeur surannĂ© m’amusĂšrent beaucoup, et m’engagĂšrent Ă  le laisser dans son ignorance, jusqu’à mon dĂ©part. Quand il fut dĂ©sabusĂ©, sa colĂšre fut comique ! Il y eut aussi des querelles, entre des sous-officiers du corps et des officiers russes, assez compliquĂ©es, mais qu’on arrangea. Ce qui fut cause qu’on nous fit partir de ChĂąlons, au lieu d’y sĂ©journer, pour nous envoyer dans un village ruinĂ© par l’invasion, sur la route de Montmirail. Le 12 juin, une heure aprĂšs notre arrivĂ©e Ă  Montmirail, je partis, avec trois autres officiers, dans une voiture particuliĂšre, pour Paris. J’y Ă©tais envoyĂ© par le major pour toucher la solde des officiers du mois de mai et celle des soldats, qu’on n’avait pu se procurer chez les payeurs des villes, oĂč nous Ă©tions passĂ©s, faute de fonds. Nous passĂąmes la nuit Ă  TrĂ©pors, village sur la rive gauche de la Marne. L’auberge oĂč nous descendĂźmes Ă©tait remplie de filles publiques de Paris, qui avaient accompagnĂ© jusqu’à ce village les Russes qui se retiraient. Nous arrivĂąmes Ă  Paris, le 13, de bonne heure dans l’aprĂšs-midi, et Ă  peine si le soir nous Ă©tions logĂ©. La restauration de la vieille monarchie avait attirĂ© Ă  Paris tant de nobles et d’émigrĂ©s, tant de VendĂ©ens et de chouans, tant de partisans des Bourbons et de victimes de la RĂ©volution, tant d’hommes bien pensants, tant d’hommes retournĂ©s, que tous les hĂŽtels Ă©taient pleins jusqu’aux combles. Et les théùtres aussi. On y jouait des piĂšces de l’ancien rĂ©pertoire, appropriĂ©es aux circonstances ; je citerai entre autres la Partie de chasse de Henri IV, qui Ă©tait vigoureusement applaudie. On aurait dit que l’Europe entiĂšre s’était donnĂ© rendez-vous dans le jardin du Palais-Royal. DĂšs mon arrivĂ©e, je m’occupai, activement de ma mission, mais je trouvai partout des fins de non-recevoir. J’étais renvoyĂ© de l’inspecteur aux revues au ministĂšre de la Guerre, de celui-ci Ă  celui des Finances ; mes piĂšces en rĂšgle, je me prĂ©sentai chez le payeur, qui n’avait pas de fonds ou ne voulait pas m’en donner. Il fallait recommencer les courses, les sollicitations, faire renouveler les autorisations de paiement, etc. Cela dura six jours. Enfin, le 20 dans la journĂ©e, nous fĂ»mes payĂ©s. Pendant ces interminables formalitĂ©s, le rĂ©giment que j’avais laissĂ© sans argent cheminait pauvrement vers la Bretagne, vivant presque de charitĂ©. Moi, Ă  Paris, dans les derniers jours, je n’étais guĂšre plus heureux. Ayant partagĂ© mes ressources avec mes compagnons de voyage, – ressources qu’on ne mĂ©nagea point dans le commencement, parce qu’on comptait sur le paiement de la solde et de l’indemnitĂ© de route, – il arriva que le dernier jour nous n’aurions pas dĂ©jeunĂ©, si un dĂ©putĂ© de mes amis n’avait mis sa bourse Ă  ma disposition. Le 21 juin, je pus rejoindre mes camarades Ă  Mortagne. Je les trouvais Ă  table, mangeant leur dernier Ă©cu. Mon arrivĂ©e fut saluĂ©e avec des transports de joie. Avec moi, revint la bonne humeur, parce que j’apportais ce qui la fait naĂźtre et l’entretient. Le major m’avoua qu’on dĂ©pensait ce soir le dernier sol » qu’il y eut dans les bataillons. Cette situation n’étant plus tenable, il avait pris la rĂ©solution de s’arrĂȘter Ă  Alençon, et de prier le maire d’inviter les habitants Ă  nourrir les soldats, jusqu’à ce qu’ils eussent reçu l’argent nĂ©cessaire pour continuer leur route. Le 6 juillet, nous arrivĂąmes Ă  Lorient qui Ă©tait le lieu de notre destination. Dans le courant du mois de septembre, le chef de notre bataillon, le commandant D
, qui avait pris le titre de comte et qui Ă©tait restĂ© Ă  Paris depuis notre passage, pour se faire admettre comme officier dans la maison du roi chevau-lĂ©gers, ayant Ă©chouĂ© dans ses prĂ©tentions, m’écrivit pour me demander s’il avait des chances d’ĂȘtre employĂ© dans le rĂ©giment. Je lui rĂ©pondis que par son anciennetĂ©, il pouvait l’ĂȘtre encore, mais qu’il fallait se hĂąter d’arriver, parce qu’il se prĂ©sentait beaucoup d’officiers de son grade pour concourir. Il vint de suite, bien guĂ©ri de son enthousiasme pour les Bourbons, mĂ©content de la cour, et fort courroucĂ© contre le duc de Berri qui n’avait pas voulu admettre ses droits Ă  l’emploi qu’il sollicitait. J’appris par lui bien des choses sur l’opposition que le nouveau gouvernement rencontrait dans sa marche, sur les bĂ©vues qu’il commettait, les mĂ©contents qu’il faisait, et les injustices qu’on lui reprochait. Ce langage m’étonna, car Ă©tranger aux intrigues de cour, aux antichambres des ministres et au crĂ©dit des protecteurs en faveur, je ne comprenais pas qu’on eĂ»t besoin et qu’on employĂąt de pareils moyens pour arriver plus haut. Mais ce qui m’étonnait le plus, c’était d’entendre de semblables choses sortir de la bouche d’un homme qui m’avait si fort rembarrĂ©, quand j’avais mis en doute la bontĂ© du gouvernement qui allait nous ĂȘtre imposĂ©. Pendant un mois qu’il resta Ă  Lorient, nous fĂ»mes presque toujours ensemble. N’ayant pas Ă©tĂ© employĂ©, il fut manger sa demi-solde Ă  Paris. Lors de la cĂ©rĂ©monie du Champ-de-Mai, l’annĂ©e suivante, il Ă©tait un des officiers chargĂ©s de placer les troupes dans le Champ-de-Mars, avant la distribution des aigles. Ce retour vers l’aventurier fut cause qu’il resta sans emploi aprĂšs les Cent-Jours. Mais par la protection de son parrain, le duc d’OrlĂ©ans, aujourd’hui Louis Philippe, il entra dans les gardes du corps Ă  pied et arriva successivement au grade de lieutenant-gĂ©nĂ©ral, directeur gĂ©nĂ©ral au ministĂšre, conseiller d’État, etc. L’obligation d’aller Ă  la messe tous les dimanches contraria beaucoup les officiers et leur fit prendre les Bourbons en grippe, mais plus encore la certitude qu’une immensitĂ© d’entre nous serait envoyĂ©e en demi-solde. Le 1er octobre, l’organisation du 44Ăšme de ligne se fit dans le cabinet du colonel, en prĂ©sence de l’inspecteur gĂ©nĂ©ral comte de Clausel, mais ce travail demeura secret. Le 3, cette opĂ©ration se fit sur le terrain du polygone, en prĂ©sence d’un grand concours d’officiers, qui attendaient avec anxiĂ©tĂ© le rĂ©sultat des notes donnĂ©es sur le compte de chacun d’eux. L’appel des officiers maintenus en activitĂ© se fit d’abord pour les officiers supĂ©rieurs, puis pour les officiers comptables, puis pour les officiers de campagne. Quoique j’eusse une espĂšce de certitude, je trouvai cependant le temps long de ne pas entendre mon nom. Je fus appelĂ© le dernier, parce que je devais commander la 3Ăšme de voltigeurs. BarrĂšs, mis en congĂ© de semestre au dĂ©but de novembre 1814, se retira en Auvergne auprĂšs des siens 23 novembre. – À Blesle, oĂč j’ai le plaisir de retrouver ma mĂšre et tous mes parents en bonne santĂ©. Le changement de gouvernement avait aussi changĂ© l’esprit de la sociĂ©tĂ©. Il n’y avait plus l’entrain de 1812. La politique avait divisĂ© les individus et refroidi les familles. La noblesse avait repris son orgueil et ne recevait plus avec la mĂȘme simplicitĂ© qu’auparavant. Pour ne pas ĂȘtre tĂ©moin de ses hauteurs, je la frĂ©quentai peu, je sortis moins et m’ennuyai assez. Cependant il y avait une maison, illustre dans le pays par sa naissance et ses vieux parchemins, oĂč j’allais tous les vendredis, avec mon frĂšre, qui Ă©tait aussi en congĂ© de semestre, passer vingt-quatre heures. C’était chez le comte Hippolyte d’Espinchal, chef d’escadron au 81Ăšme de chasseurs, demeurant Ă  Massiac, petite ville Ă  une lieue de Blesle. Mon frĂšre servait dans le mĂȘme corps. PENDANT LES CENT-JOURS Ce fut dans la derniĂšre de ces courses, vers le 9 mars 1815, vaguement le vendredi soir, mais positivement le samedi matin, que j’appris par plusieurs lettres de Paris, que NapolĂ©on avait dĂ©barquĂ© en Provence le 1er mars, et marchait sur Lyon. Cette nouvelle plus qu’immense me surprit et m’étonna beaucoup. RentrĂ© chez moi, je contins la joie que j’en Ă©prouvais, sans pouvoir la dĂ©finir, car j’étais aussi inquiet sur les suites que satisfait de l’évĂ©nement. J’attendis quelques jours, espĂ©rant que des ordres me parviendraient, mais, n’en recevant pas, je me rendis au Puy pour savoir ce que nous devions faire. C’est dans ce temps lĂ  que le courrier qui portait les fonds du gouvernement fut arrĂȘtĂ© entre le Puy et Yssengeaux par des voleurs. Un gĂ©nĂ©ral que l’Empereur avait chassĂ© des rangs de l’armĂ©e, et qui commandait le dĂ©partement, eut l’infamie de soupçonner les officiers en demi-solde d’avoir exĂ©cutĂ© ce coup de main. Il les fit venir chez lui, aussitĂŽt qu’il eut connaissance de ce vol, pour s’assurer de leur prĂ©sence au chef-lieu. Quand les officiers eurent connaissance du motif de cet injurieux appel, ils traitĂšrent le gĂ©nĂ©ral comme il le mĂ©ritait ; et quand ils surent que l’Empereur Ă©tait Ă  Paris et que le roi Ă©tait parti, ils furent chez lui pour lui signifier de quitter le Puy, Ă  l’instant mĂȘme, parce que, une heure aprĂšs, ils ne rĂ©pondaient plus de son existence. Il partit immĂ©diatement, bien heureux d’en ĂȘtre quitte pour des menaces. Le jour qu’on reçut la nouvelle que l’Empereur Ă©tait arrivĂ© Ă  Paris, j’allai Ă  la prĂ©fecture avec mon frĂšre, pour voir notre aĂźnĂ©, secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral. Nous Ă©tions tous les deux en uniforme. PrĂšs d’entrer dans l’hĂŽtel, nous fĂ»mes assaillis par une multitude de misĂ©rables en haillons qui tombĂšrent sur nous aux cris de Vive l’Empereur, Ă  bas la cocarde blanche ! » et sans nous donner le temps de rĂ©pondre, nous bousculĂšrent, s’emparĂšrent de nos shakos, arrachĂšrent nos cocardes et nous couvrirent d’injures. Mon frĂšre et moi, nous avions mis l’épĂ©e Ă  la main pour nous dĂ©fendre, mais saisis en mĂȘme temps par derriĂšre, nous ne pĂ»mes en faire usage. La garde de la prĂ©fecture vint aussitĂŽt Ă  notre secours, et nous dĂ©livra des mains de ces forcenĂ©s, qui auraient fini par nous Ă©charper. Mon Dieu, que j’étais en colĂšre ! Je pleurais de rage ! Je pris ma feuille de route, le lendemain, pour rejoindre Ă  Brest le rĂ©giment. À Tours, Ă  l’hĂŽtel oĂč nous descendĂźmes, nous avons trouvĂ© plusieurs officiers de l’ancienne armĂ©e qui, Ă©tant entrĂ©s dans la Maison Rouge du roi, l’avaient accompagnĂ© jusqu’à la frontiĂšre. Ils se plaignaient amĂšrement des mauvais procĂ©dĂ©s des troupes envoyĂ©es Ă  la poursuite du roi, et qu’ils avaient rencontrĂ©es Ă  leur retour. Nous achetĂąmes un tout petit bateau pour descendre la Loire jusqu’à Nantes, et louĂąmes un homme pour la conduire. Il fallut ramer souvent et longtemps pour vaincre la rĂ©sistance du vent et Ă©viter les vagues qui Ă©taient trĂšs fortes. J’avais plus de vingt ampoules aux mains quand je sortis du bateau. Nous le vendĂźmes plus qu’il ne nous avait coĂ»tĂ©, et le produit du passage de trois Ă  quatre personnes, que nous prĂźmes en route, nous couvrit de tous nos frais. Le voyage fut charmant pendant les deux premiers jours, et nous pĂ»mes voir sans fatigue, trĂšs en dĂ©tail, les rives tant vantĂ©es de la majestueuse Loire. À Quimpert-Corentin, mon chef de bataillon, qui y Ă©tait en garnison, nous chercha querelle, parce que nous avions encore sur nos croix d’honneur l’effigie d’Henri IV, lui qui, quelques mois auparavant, voulait m’envoyer aux arrĂȘts parce que je n’avais pas fait changer l’effigie de NapolĂ©on et remplacer l’aigle impĂ©riale par les fleurs de lis de l’ancien rĂ©gime ! À Brest, oĂč nous arrivĂąmes le 18 mars, nos camarades nous accueillirent avec cet empressement, cette cordialitĂ© qu’on ne trouve plus guĂšre que chez les militaires. Le colonel lui-mĂȘme nous invita Ă  dĂźner, chose qu’il ne faisait guĂšre et nous tĂ©moigna beaucoup d’amitiĂ©. Cela tenait en grande partie Ă  ce que, pendant notre absence, il avait Ă©tĂ© excessivement mal pour les officiers. Ceux-ci, au retour de l’Empereur, le dĂ©noncĂšrent et demandĂšrent son renvoi. Un capitaine se chargea de porter la pĂ©tition Ă  Paris, et de la remettre en personne Ă  l’Empereur. Cette requĂȘte, contraire Ă  la discipline et Ă  la soumission envers un chef, fut envoyĂ©e au prĂ©sident d’une commission, chargĂ©e de purger l’armĂ©e de tous les officiers, Ă©migrĂ©s ou autres, qu’on y avait introduits depuis le retour des Bourbons. Ce gĂ©nĂ©ral, ami du colonel, ne donna pas suite Ă  cette dĂ©nonciation, et renvoya le capitaine au rĂ©giment. Il fut mis aux arrĂȘts forcĂ©s, pour s’ĂȘtre absentĂ© du corps sans permission. Les capitaines qui Ă©taient cause de sa punition se rĂ©unirent pour demander sa grĂące. C’était audacieux, mais l’effervescence du moment autorisait bien des choses. La demande ne fut pas accueillie ; on devait s’y attendre ; mais il s’en suivit des paroles si extraordinaires, des reproches si sanglants, des accusations si monstrueuses, que la majeure partie des capitaines qui les entendirent furent effrayĂ©s. Un capitaine accusa le colonel, aprĂšs bien d’autres reproches, d’ĂȘtre un lĂąche, un voleur, un tigre Vous ĂȘtes un lĂąche, je vous ai vu fuir Ă  Wagram ; un voleur, pour avoir fait tort aux soldats de telle et telle somme qu’il spĂ©cifia ; un tigre, vous avez fait manger des nĂšgres par vos chiens Ă  Saint-Domingue. Vous ne le nierez pas, je l’ai vu
 » Le colonel Ă©couta toutes ces accusations avec beaucoup de sang-froid, et nous renvoya en nous disant VoilĂ  cependant oĂč conduit l’indiscipline ; mais je ne m’abaisserai pas Ă  me justifier d’aussi atroces calomnies. » La Bretagne manifesta des symptĂŽmes d’insurrection, en faveur des Bourbons, qui nĂ©cessitĂšrent un envoi de troupes dans le Morbihan. Deux cents hommes du 3Ăšme bataillon y furent envoyĂ©s, sous le commandement des deux plus anciens capitaines. Le gĂ©nĂ©ral nous envoya parcourir le dĂ©partement pour contenir les partis, surveiller les cĂŽtes, et peut-ĂȘtre aussi pour se dĂ©barrasser de nous, se mĂ©nageant dĂ©jĂ  les moyens de se rĂ©concilier avec les Bourbons, dont la rentrĂ©e prochaine devait lui ĂȘtre connue. Pendant notre sĂ©jour Ă  Morlaix, plusieurs agents des rĂ©publiques de l’AmĂ©rique mĂ©ridionale nous engagĂšrent, vu les circonstances malheureuses oĂč se trouvait la France, Ă  aller servir dans leurs troupes. Les promesses Ă©taient avantageuses, mais elles ne sĂ©duisirent aucun de nous. LA DEUXIÈME RESTAURATION Quelques jours aprĂšs notre rentrĂ©e Ă  Brest, le 8 juillet, on apprit officiellement, coup sur coup, l’entrĂ©e des ennemis de la France Ă  Paris, le dĂ©part de NapolĂ©on et de l’armĂ©e pour la rive gauche de la Loire, l’arrivĂ©e de Louis XVIII et de toute sa famille Ă  Paris. Tous ces malheurs, suite inĂ©vitable du dĂ©sastre de Waterloo, nous accablĂšrent de douleur. Le 19 juillet, le gĂ©nĂ©ral commandant rĂ©unit tous les officiers de la garnison, pour nous engager Ă  reprendre la cocarde blanche, et Ă  faire acte d’adhĂ©sion au nouvel ordre des choses. Il nous demanda le sacrifice de nos opinions, dans l’intĂ©rĂȘt de la France, qui Ă©tait gravement en danger, l’ennemi ne demandant que la dĂ©sunion de l’armĂ©e pour la morceler et l’anĂ©antir. Les officiers de la ligne baissĂšrent la tĂȘte, pour gĂ©mir sur tant de maux ; mais ceux des bataillons des gardes nationales des CĂŽtes-du-Nord refusĂšrent avec une violence extrĂȘme. Alors, aprĂšs bien des dĂ©bats tumultueux, un colonel d’état-major s’écria Retirons-nous et faisons notre devoir de bons citoyens, en nous soumettant Ă  ce que nous ne pouvons pas empĂȘcher ! Laissons cette minoritĂ© factieuse dans ses rĂȘves insensĂ©s et son impuissance ; sauvons Brest contre les Prussiens qui marchent sur la Bretagne, contre les Anglais qui voudraient nous voir en rĂ©bellion pour pouvoir prendre la ville et la dĂ©truire. » Les officiers se retirĂšrent avec leurs chefs pour dĂ©libĂ©rer de nouveau. Il fut convenu qu’on se conformerait Ă  ce que ferait l’armĂ©e de la Loire. Chacun de nous prit cet engagement par Ă©crit, et le signa individuellement. Je fus chargĂ© de porter ces adhĂ©sions conditionnelles au gouverneur, qui ne voulut pas les accepter. C’est une escobarderie, me dit-il il faut dans notre mĂ©tier plus de franchise. Allez, mon cher capitaine, dire Ă  vos camarades d’ĂȘtre plus consĂ©quents et de se dĂ©clarer franchement pour ou contre le gouvernement des Bourbons. Dans une heure, j’annoncerai par le tĂ©lĂ©graphe la soumission entiĂšre de la garnison ou la rĂ©sistance de quelques corps. » De retour chez le major O’Neill, oĂč les officiers m’attendaient, je fis part de l’ultimatum du gĂ©nĂ©ral. LĂ -dessus grands cris, vacarme
 AprĂšs avoir bien exposĂ© la position des choses Ă  tous mes camarades, je pris une feuille de papier oĂč j’écrivis Je reconnais pour mon souverain lĂ©gitime Louis XVIII, et jure de le servir fidĂšlement. » ; et aprĂšs l’avoir signĂ©e, je la fis passer sous les yeux de quelques voisins qui la copiĂšrent. Une demi-heure aprĂšs, je les dĂ©posais toutes entre les mains du gouverneur qui fut fort satisfait. Le major O’Neill, excellent officier sous tous les rapports, s’était tenu Ă  l’écart, pour ne pas gĂȘner les officiers dans leur dĂ©termination. Le 20 juillet au matin, les canons de la place, des forts en mer et de la rade, saluĂšrent le nouveau drapeau et la cocarde blanche fut reprise. L’agitation de la veille avait cessĂ©, et les gardes nationales avaient reçu l’ordre de rentrer dans leurs foyers. Le gouverneur nous fit dire qu’il comptait sur la bravoure et le dĂ©vouement des troupes de la garnison pour conserver Ă  la France son plus riche matĂ©riel. L’ordonnance du 3 aoĂ»t, qui licenciait l’armĂ©e, ne fut mise Ă  exĂ©cution, en Bretagne, qu’au dĂ©but d’octobre, car on craignait le voisinage des Prussiens qui avaient pĂ©nĂ©trĂ© jusque dans le Morbihan. Le marĂ©chal de camp Fabre eut la mission de nous licencier. Mission douloureuse, pour un militaire qui aimait ses compagnons de gloire et son pays. Le 3 octobre, nous passĂąmes la derniĂšre revue comme 47Ăšme. Le lendemain 4, les derniers dĂ©bris de cette vaillante armĂ©e, qui pendant vingt-quatre annĂ©es avait rempli le monde de ses exploits et montrĂ© ses immortelles couleurs dans toutes les capitales de l’Europe, Ă©taient dissĂ©minĂ©s sur toutes les routes, le bĂąton Ă  la main comme des pĂšlerins, demandant protection Ă  ces ennemis que nous avions si souvent vaincus, plus gĂ©nĂ©reux que nos compatriotes qui traitaient de Brigands de la Loire ces nobles vĂ©tĂ©rans de la gloire, ces victimes de la trahison. Il y avait dans le port un chasse-marĂ©e en partance pour Bordeaux. Pour ne pas ĂȘtre obligĂ© de rencontrer sur ma route les oppresseurs de mon pays, les soutiens de ces nobles qui se vengeaient sur nous des vingt-cinq annĂ©es d’humiliations que la RĂ©volution leur avait fait subir, j’y pris passage avec deux officiers. LA TERREUR BLANCHE 12 octobre. – Le lendemain de mon arrivĂ©e Ă  Bordeaux, je fus voir quelques connaissances que j’avais dans cette ville. Dans une maison, on me dit Nous sommes bons royalistes, mais nous ne voulons de mal Ă  personne. Vous ĂȘtes probablement bonapartiste, nous vous engageons Ă  vous assurer si vous n’avez rien de sĂ©ditieux dans vos malles, parce qu’on est capable d’aller les visiter pendant votre absence, et Ă  ne pas aller dans les cafĂ©s, crainte d’ĂȘtre insultĂ©. Enfin dans votre intĂ©rĂȘt et pour votre sĂ»retĂ©, nous vous engageons Ă  quitter la ville le plus tĂŽt possible. » C’était une jeune femme de vingt ans qui me disait cela, les larmes aux yeux. Le soir, je fus au spectacle avec mes amis et un capitaine du 86Ăšme de ma connaissance. On chanta entre les deux piĂšces la fameuse cantate dont le refrain Ă©tait Vive le roi, vive la France, et le chant Ă  la mode, vive Henri IV. Il fallut se lever de suite, et rester debout pendant tout le temps, et agiter son mouchoir blanc. À ne pas le faire, on aurait Ă©tĂ© jetĂ© des loges dans le parterre. Je n’ai jamais entendu autant crier, hurler, vocifĂ©rer le cri de vive le roi, que dans cette infernale soirĂ©e. Ce n’était pas un spectacle, mais bien un vrai pandĂ©monium oĂč tous les dĂ©mons de tous les sexes, de tous les Ăąges et de toutes les conditions, s’étaient rĂ©unis pour exprimer des sentiments horribles. Peu de jours avant, les deux frĂšres Faucher, tous deux marĂ©chaux de camp, avaient Ă©tĂ© fusillĂ©s par les royalistes bordelais. La ville accusait les bonapartistes de leur avoir refusĂ© la franchise du port. Le matin du 14, je fis porter ma malle Ă  la diligence de Clermont, et me dĂ©cidai Ă  faire le voyage Ă  pied. Mes compagnons suivaient une autre direction. Nous eĂ»mes un dĂ©jeuner d’adieu. Au cours de ce repas, un commis voyageur, ancien sous-officier du rĂ©giment, se permit de blĂąmer notre conduite, d’avoir suivi les drapeaux de l’usurpateur. Il s’ensuivit une forte querelle, qui ne cessa que par la disparition du provocateur. Le maĂźtre de l’hĂŽtel, qui avait entendu cette discussion, nous dit Partez vite dans votre intĂ©rĂȘt, et sortez par la porte de derriĂšre. » On se dit adieu Ă  la hĂąte, et l’on se sĂ©para. Dix minutes aprĂšs j’avais quittĂ© Bordeaux, passĂ© la Garonne en bateau, et cheminais tranquillement sur la route de Brannes, oĂč j’arrivai pour passer la nuit. Dans l’auberge, je fus pris pour le fils de la maison, qui Ă©tait aussi au service. D’abord, je me prĂȘtai Ă  cette plaisante erreur, mais quand elle devint plus sĂ©rieuse, je dus faire bien des efforts pour dĂ©sabuser ces braves gens, qui ne voulaient pas me croire. Je fus obligĂ©, pour les convaincre, de leur montrer ma feuille de route et de demander Ă  me retirer dans ma chambre. Les pleurs de la vieille mĂšre me faisaient mal. Le 16 octobre, je trouvai Ă  Bergerac, dans l’auberge oĂč je descendis, un capitaine de grenadiers du 47Ăšme, de mes meilleurs amis. Je demeurai lĂ , pour passer avec lui deux jours, dans une douce intimitĂ©. Ce capitaine, excellent officier et brave militaire, avait alors une certaine popularitĂ©, dans la partie de la France que l’ennemi n’avait pas envahie. Il Ă©tait chantĂ©, louĂ©, applaudi par tous les Français qui ne voyaient pas dans nos ennemis des amis. Ce fut lui qui, Ă©tant de garde, Ă  l’entrĂ©e du pont de Tours, du cĂŽtĂ© de la ville, le jour de la fĂȘte du roi de Prusse, fit coucher sur le pont toutes les dames de Tours qui Ă©taient allĂ©es cĂ©lĂ©brer cette fĂȘte dans les camps prussiens. AprĂšs la retraite, les barriĂšres des deux cĂŽtĂ©s furent fermĂ©es et tout ce qui se trouva entre fut condamnĂ© Ă  y rester jusqu’au lendemain matin. Les dames furent chansonnĂ©es, et le capitaine fĂ©licitĂ© par tous les gĂ©nĂ©raux d’avoir un peu vengĂ© l’insulte qu’on faisait Ă  la France. Le 20 octobre, un pauvre diable avec qui j’avais voyagĂ© dans la journĂ©e du 17 et Ă  qui j’avais payĂ© une bouteille de vin, sachant que je devais arriver, dans cette soirĂ©e, Ă  Argentat, eut la gĂ©nĂ©rositĂ© de venir m’attendre sur la route pour me conduire Ă  la meilleure auberge. Il Ă©tait dĂ©jĂ  nuit, et j’étais horriblement fatiguĂ©, quand j’y entrai. Ma lassitude, mon abattement, ma tenue assez mesquine, me firent sans doute prendre pour un des gĂ©nĂ©raux proscrits Ă  cette Ă©poque de vengeance, car aussitĂŽt assis auprĂšs du feu, un monsieur sortit de l’auberge pour aller chercher les gendarmes et m’arrĂȘter. Je leur prĂ©sentai ma feuille de route ; ils ne voulurent pas la regarder. Ils me dirent de les suivre chez le maire ; je protestai contre cette maniĂšre de faire leur devoir ; ils persistĂšrent je dus obĂ©ir. Ce pauvre diable dont je viens de parler, et qui ne m’avait pas encore quittĂ©, me disait Ne vous fĂąchez pas, ne rĂ©sistez pas, ils vous mettraient en prison. » Conduit par eux, le peuple criait sur mon passage Vive le roi, Ă  bas le brigand de la Loire ! Dix minutes aprĂšs, j’étais de retour Ă  l’auberge, le maire ayant trouvĂ© mes papiers trĂšs en rĂšgle, et s’excusant beaucoup d’avoir Ă©tĂ© contraint Ă  cette mesure de police. Je fus me coucher sans rien prendre, tant la marche de la journĂ©e et mon arrestation de la soirĂ©e m’avaient accablĂ©. Le 21, Ă  mon dĂ©part d’Argentat, je fus atteint par une forte pluie, qui ne me quitta point jusqu’à mon arrivĂ©e Ă  Pleau. N’ayant que ce que j’avais sur moi, je demandai du linge et des effets pour changer en attendant que les miens se sĂ©chassent, mais j’étais logĂ© dans une auberge oĂč il n’y avait que des femmes ; je dus me servir d’une de leurs chemises, et passer le reste de la journĂ©e au lit, dans une chambre qui servait de salle Ă  manger. C’était jour de foire, le temps Ă©tait affreux ; j’eus nombreuse compagnie de forains. En passant par Pleau, j’avais le projet de traverser les hautes montagnes d’Auvergne pour abrĂ©ger ma route, mais je dus y renoncer, tous les montagnards me disaient que le passage, en cette saison, Ă©tait impraticable. Je dus alors chercher Ă  atteindre Aurillac, dont je m’étais Ă©loignĂ© en me dirigeant sur Pleau. J’arrivai Ă  Aurillac, trop blessĂ© aux pieds pour pouvoir continuer de marcher, et j’y attendis la diligence pour terminer mon voyage en voiture. Le 25 octobre, j’arrivai Ă  Blesle, dans ma famille, bien satisfait de voir la fin de mon voyage. J’étais restĂ© vingt-deux jours en route, c’était beaucoup de temps et de fatigue ! Voyager Ă  pied, seul, un bĂąton Ă  la main, cela peut ĂȘtre charmant dans la belle saison et pour un amateur de pittoresque, mais pour un militaire, qui a passĂ© les dix plus belles annĂ©es de sa vie sur les grandes routes, cela n’a plus le mĂȘme attrait. Je ne fus pas enchantĂ© de ma fantaisie philosophique. Chez ma mĂšre, je trouvai une lettre du marĂ©chal de camp Romeuf, commandant le dĂ©partement de la Haute-Loire, qui me prĂ©venait que j’étais nommĂ© commandant provisoire de la lĂ©gion du dĂ©partement, et de me rendre Ă  Brioude, ville non occupĂ©e par nos amis les ennemis ils n’avaient pas dĂ©passĂ© l’Allier, pour commander le noyau qui s’y formait. J’avais besoin de repos, je le pris jusqu’au 4 novembre, tout flattĂ© que j’étais de la prĂ©fĂ©rence qu’on m’avait donnĂ©e. Le 4 novembre, j’allai Ă  Brioude, oĂč je trouvai une centaine d’hommes et l’ordre de partir avec eux pour Craponne, oĂč je trouverais des instructions. Le 6, je me perdis dans les bois et les neiges des montagnes de la Chaise-Dieu, aussi hautes que sauvages. Heureusement que le maire de la Chaise-Dieu fit sonner les cloches, dont le son me guida. Le lendemain 7, j’arrivai de la Chaise-Dieu Ă  Craponne. On avait rĂȘvĂ© que les gĂ©nĂ©raux proscrits s’étaient cachĂ©s dans les environs. Ma mission Ă©tait de visiter tous les villages, de dĂ©sarmer les habitants, de battre les bois, de fouiller les montagnes et de me mettre en rapport avec les colonnes mobiles de la Loire et du Puy-de-DĂŽme. Je le fis par devoir, mais sans conviction ; assez ostensiblement pour qu’on connĂ»t d’avance mes projets. Un jour, cette petite ville de Craponne ressembla Ă  un quartier gĂ©nĂ©ral d’armĂ©e. Les prĂ©fets de ces trois dĂ©partements et le gĂ©nĂ©ral comte de la Roche-Aymon, escortĂ©s de zĂ©lĂ©s royalistes Ă  cheval et en riche uniforme, s’y trouvĂšrent rĂ©unis pour se concerter sur les moyens d’arrĂȘter les projets rĂ©volutionnaires des bonapartistes, des libĂ©raux, des brigands de la Loire. La peur leur faisait voir partout des conspirateurs, mais ils ne faisaient rien pour calmer les populations irritĂ©es. Le 5 avril 1816, au Puy, un incident se produit. Quelques officiers, Ă  l’hĂŽtel, proposent de boire Ă  la santĂ© du roi. SoupçonnĂ© de n’avoir pas rĂ©pondu Ă  cette invite avec assez d’empressement, BarrĂšs est dĂ©noncĂ© au colonel, puis au gĂ©nĂ©ral, puis au prĂ©fet qui dĂ©cident de le maintenir dans la lĂ©gion, mais de le rĂ©primander. Il fallait alors, Ă©crit-il, ĂȘtre chaud royaliste, chaud jusqu’à l’extravagance. » Mes fonctions de commandant de place m’assujettissaient Ă  bien des occupations puĂ©riles, Ă  des courses de nuit, Ă  des enquĂȘtes prĂ©paratoires, Ă  des appels frĂ©quents chez le gĂ©nĂ©ral et le prĂ©fet. Ces messieurs voyaient partout des complots, des conspirations, des boutons Ă  l’aigle, des cocardes tricolores, des signes de rĂ©bellion. C’était Ă  qui montrerait le plus de zĂšle et de dĂ©vouement pour la bonne cause. Un dimanche du mois de juillet 1816, le prĂ©fet, pour cĂ©lĂ©brer l’anniversaire de la rentrĂ©e des Bourbons Ă  Paris, fit apporter, sur la plus grande place du Puy, tout le papier timbrĂ© Ă  l’effigie impĂ©riale, les sceaux des communes de la RĂ©publique et de l’Empire, et un magnifique buste colossal en marbre blanc d’Italie de l’empereur NapolĂ©on, chef d’Ɠuvre du cĂ©lĂšbre statuaire Julien, qui l’avait offert lui-mĂȘme Ă  ses ingrats et barbares compatriotes. Tout cela fut brĂ»lĂ©, mutilĂ©, brisĂ©, en prĂ©sence de la troupe et de la garde nationale sous les armes, des autoritĂ©s civiles, militaires, judiciaires, au bruit du canon, aux cris sauvages de Vive le roi ! ». Cet acte de vandalisme me brisa le cƓur.[4] Le 15 aoĂ»t 1816, nous reçûmes l’ordre de partir pour Besançon. Ce fut comique. Le gĂ©nĂ©ral Romeuf nous accompagna, pour surveiller notre marche. La gendarmerie nous suivait derriĂšre, pour empĂȘcher la dĂ©sertion des soldats. À Yssingeaux, le comte de MoidiĂšre, notre lieutenant-colonel, proposa sĂ©rieusement aux commandants de compagnie de prendre aux soldats leur culotte, pour les empĂȘcher de partir la nuit, et de la leur rapporter le lendemain matin pour la route ! En vĂ©ritĂ©, ces gens-lĂ  avaient perdu la tĂȘte. À notre arrivĂ©e Ă  Besançon, nous vĂźmes les inspecteurs gĂ©nĂ©raux chargĂ©s d’achever notre organisation. L’un d’eux Ă©tait un gĂ©nĂ©ral allemand, passĂ© au service de la France, le prince de Hohenlohe ! Leur premiĂšre opĂ©ration fut de dĂ©signer la moitiĂ© des officiers de tous grades pour aller en semestre forcĂ©. Je fus de ce nombre. On pense si cette mesure inique dĂ©plut Ă  tous les officiers qui la subirent ! Pour mon compte, elle me contraria beaucoup, car je n’étais guĂšre dans ce moment en position de supporter les frais d’un voyage aussi inattendu. Je m’en retournai en Auvergne. J. – B. BarrĂšs poursuivi par la dĂ©nonciation qui l’accuse d’avoir refusĂ© de boire Ă  la santĂ© du roi est cependant nommĂ© capitaine de grenadier du 2Ăšme bataillon. En mars 1817, il va d’Auvergne rejoindre la lĂ©gion Ă  Strasbourg et successivement en 1818 et 1819, il tient garnison au Puy, Ă  Grenoble, et Ă  Montlouis, prĂšs de la frontiĂšre espagnole. BARRÈS EST MIS EN DEMI-SOLDE Montlouis. – Le 15 octobre 1820, l’inspecteur gĂ©nĂ©ral, M. le marĂ©chal de camp VautrĂ©, commença ses opĂ©rations. Elles durĂšrent huit jours. Comme les annĂ©es prĂ©cĂ©dentes, je fus proposĂ© pour chef de bataillon et invitĂ© Ă  dĂźner par lui. Je fus aussi proposĂ© pour la croix de Saint-Louis. Le 17 dĂ©cembre, le mĂȘme gĂ©nĂ©ral VautrĂ© revint. À son arrivĂ©e, il demanda si je lisais encore le Constitutionnel. Le colonel, commandant de la place rĂ©pondit Oui. » Il mentait. Il aurait dĂ» dire non et que depuis septembre l’abonnement Ă©tait expirĂ©. Il aurait dit la vĂ©ritĂ©. Il le savait bien, puisque nous le lisions ensemble lui, le colonel, un chef de bataillon et dix capitaines, mais il eut peur et se tut. Sur cette affirmation, le gĂ©nĂ©ral dit BarrĂšs paiera pour les autres. Je le faisais passer au 19Ăšme de ligne lĂ©gion de la Gironde, il ira en demi-solde. » Ce dialogue, je l’ignorais. Il y eut un dĂźner. Tous les officiers Ă©taient tristes, parce qu’on savait dĂ©jĂ  les noms de plusieurs d’entre nous qui changeaient de corps ou Ă©taient renvoyĂ©s en demi-solde. J’étais de ce nombre. On me le laissa ignorer longtemps, mais enfin on finit par me l’apprendre. J’étais loin de penser qu’une semblable mesure pĂ»t jamais m’atteindre. J’avais rendu de si grands services ; ma conduite privĂ©e et militaire avait Ă©tĂ© si exempte de blĂąme, sous tous les rapports, que je restai confondu, anĂ©anti. Le lendemain, je voulus voir le gĂ©nĂ©ral ; il me fit dire de rester tranquille dans mon intĂ©rĂȘt. Ainsi j’étais condamnĂ© sans avoir Ă©tĂ© entendu. Je fus chez le colonel, qui eut l’air de me plaindre beaucoup. Chez le lieutenant-colonel, je trouvai plus de manifestation de regret et d’indignation. Mais comme je le connaissais faux, je ne me fis pas beaucoup d’illusion sur la sincĂ©ritĂ© de ses dĂ©monstrations. En voici une preuve lui ayant exprimĂ© l’inquiĂ©tude que j’avais que mon frĂšre, vicaire gĂ©nĂ©ral de l’archevĂȘque de Bordeaux, pĂ»t croire que j’avais commis quelque acte dĂ©shonorant dans ma carriĂšre militaire, il lui Ă©crivit une lettre de quatre pages pour lui faire mon Ă©loge. Quinze jours aprĂšs, il rĂ©clama cette lettre. Heureusement que je trouvai dans l’expression des regrets de la presque totalitĂ© de mes camarades, dans leur bonne affection, quelques consolations Ă  ma profonde douleur. Ce qui m’affligeait le plus dans cette brutale disgrĂące, c’était de voir que ce colonel qui, pendant cinq annĂ©es, m’avait comblĂ© de bons procĂ©dĂ©s, donnĂ© des preuves sincĂšres d’attachement, deux compagnies d’élite Ă  commander, proposĂ© pour chef de bataillon et pour la croix de Saint-Louis, choisi entre tous mes camarades pour remplir des fonctions dans les conseils de guerre, dans les places, dans l’administration, me sacrifiait pour complaire Ă  un gĂ©nĂ©ral qui voulait donner la preuve de son dĂ©vouement aux Bourbons en sacrifiant l’existence et l’avenir des anciens officiers, ses compagnons de l’Empire. Le 25 dĂ©cembre, au matin, je fis mes adieux, le cƓur bien gros, les yeux pleins de larmes, Ă  tous les officiers rĂ©unis. Ces derniers moments furent trĂšs touchants. Plusieurs m’accompagnĂšrent jusqu’à Prades. À Perpignan, le 27, je trouvai plusieurs de nos camarades du 1er bataillon, qui Ă©tait en garnison Ă  Collioure depuis un mois, venus pour m’accueillir. Pendant le dĂ©jeuner qu’ils m’offraient, le gĂ©nĂ©ral VautrĂ© me fit demander. Je trouvai chez lui le colonel O-Mahony, qui me parut assez embarrassĂ©. Le gĂ©nĂ©ral me dit d’un air assez dĂ©gagĂ©, en m’abordant – J’ai appris avec surprise, mon cher capitaine, que vous Ă©tiez trĂšs chagrin de la mesure que j’avais prise Ă  votre Ă©gard, et que je vous avais condamnĂ© sans vous avoir entendu ; ce qui pouvait vous faire croire que j’avais agi avec passion et d’aprĂšs des rapports qui m’auraient Ă©tĂ© faits contre vous, Ă  mon arrivĂ©e, dans le but de vous nuire. DĂ©trompez-vous ; voici une note ministĂ©rielle oĂč votre nom figure avec plusieurs autres. Je pris connaissance de ce document, Ă©manĂ© du ministĂšre de la Guerre, qui portait en tĂȘte Noms des officiers sur lesquels on prendra des renseignements. – Eh bien ! mon gĂ©nĂ©ral, avez-vous pris des renseignements sur mon compte ? Il me dit que oui. Alors un dialogue trĂšs vif s’établit entre lui et moi, oĂč je rĂ©futai victorieusement toutes les accusations qu’il me portait. – Si j’étais seul avec vous, mon gĂ©nĂ©ral, vous pourriez ne pas me croire, mais le colonel est lĂ  qui m’entend et qui peut dire si je mens. À chaque rĂ©ponse que je faisais je disais au colonel – Est-ce vrai ? Celui-ci Ă©tait bien forcĂ© de dire oui. Du reste, la principale accusation un peu sĂ©rieuse, c’était d’avoir Ă©tĂ© abonnĂ© au Constitutionnel. Mais quand je lui exposai que le colonel, un chef de bataillon et cinq ou six autres capitaines l’étaient aussi, cela le dĂ©concerta et embarrassa beaucoup le colonel. C’est alors que je lui dis – Si jamais je suis rappelĂ© Ă  faire partie de l’armĂ©e et que je sois tuĂ© au service du roi, viendra-t-on demander sur mon cadavre si je lisais le Constitutionnel ou le Drapeau blanc. Il me rĂ©pondit vivement et comme entraĂźnĂ© par mon apostrophe – Je suis convaincu que les lecteurs du premier firent toujours mieux leur devoir que les lecteurs du second. Une autre fois je lui dis – Comment se fait-il, mon gĂ©nĂ©ral, que vous m’ayez proposĂ© pour chef de bataillon, il y a deux mois, et que je ne sois pas mĂȘme bon aujourd’hui Ă  servir dans l’armĂ©e ? – Cela est vrai, mais alors je ne savais pas que vous fussiez un libĂ©ral. Il me fit lire les notes qu’il m’avait donnĂ©es Ă  cette Ă©poque, en me disant – Vous voyez que vous Ă©tiez bien dans mon esprit et que vous l’ĂȘtes encore, car je vous donne ma parole d’honneur qu’avant qu’il soit vingt jours vous serez replacĂ©. Je sortis satisfait, moins de ce que j’avais l’espoir d’ĂȘtre rĂ©intĂ©grĂ© dans mon grade, que d’avoir prouvĂ© que j’avais Ă©tĂ© calomniĂ©, mal jugĂ© et abandonnĂ© par mon protecteur naturel. Une heure aprĂšs, je montais en voiture pour Montpellier. Tous les officiers qui m’avaient invitĂ© Ă  dĂ©jeuner m’accompagnĂšrent jusqu’au bureau de la voiture. Le capitaine, aprĂšs m’avoir embrassĂ© avec toute l’effusion d’un cƓur chaud et aimant, et sitĂŽt que je fus hors de vue, se rendit chez le gĂ©nĂ©ral. Il y trouva l’aide de camp qui demanda aprĂšs moi. Il lui dit que j’étais parti. – Ah ! mon Dieu ! tant pis, le gĂ©nĂ©ral vient de le placer au 15Ăšme rĂ©giment d’infanterie lĂ©gĂšre. – C’est bien, dit le bouillant GuinguenĂ©, dans trois heures, je vous le ramĂšnerai. Il fut Ă  la poste aux chevaux, en monta un et se faisant prĂ©cĂ©der d’un postillon, il dit Ventre Ă  terre jusqu’à la rencontre de la voiture qui vient de partir. » Deux heures aprĂšs, il Ă©tait Ă  la portiĂšre de ma voiture, oĂč il me dit Descendez, j’ai ordre de vous ramener Ă  Perpignan. » AbsorbĂ© dans mes douloureuses rĂ©flexions, je crus rĂȘver quand je le vis auprĂšs de moi. AprĂšs quelques explications, je montai derriĂšre le postillon et nous galopĂąmes vers la ville. Le contentement que j’éprouvai de ce retour Ă  une meilleure apprĂ©ciation de ma conduite militaire et privĂ©e Ă©tait bien loin d’égaler la peine que j’avais ressentie en apprenant la fatale injustice, mais je triomphais un peu de mes lĂąches dĂ©nonciateurs. Nous Ă©tions prĂšs de Salus quand je fus sommĂ© de descendre de voiture. Le temps Ă©tait affreux ; la pluie tombait Ă  torrent, en sorte que quand nous arrivĂąmes Ă  Perpignan nous Ă©tions horriblement mouillĂ©s et crottĂ©s. MalgrĂ© cela nous descendĂźmes de cheval Ă  la porte du gĂ©nĂ©ral et montĂąmes chez lui. En me voyant, il vint Ă  moi, me serra cordialement la main, en me disant – Vous voyez que je ne garde pas toujours rancune. Une inclination fut ma seule rĂ©ponse. Il me dit ensuite – Vous pourrez partir quand vous voudrez pour PĂ©rigueux oĂč est le 15Ăšme lĂ©ger, j’ai dĂ©jĂ  donnĂ© avis de votre admission. J’observai qu’il me serait pĂ©nible d’arriver au rĂ©giment avant que l’organisation y fut faite, ma prĂ©sence devant ĂȘtre dĂ©sagrĂ©able Ă  ceux qui pourraient se trouver dans la position oĂč j’étais il y a quelques jours. – Rassurez-vous, me rĂ©pondit-il, vous ne dĂ©placez personne, vous remplacez un officier qui demande sa retraite, et ceux qui doivent partir le sont dĂ©jĂ . Du reste vous rejoindrez quand vous voudrez, je vous donnerai une autorisation pour cela. CHEZ L’ARCHEVÊQUE DE BORDEAUX BarrĂšs se met en route vers PĂ©rigueux, et s’arrĂȘte pendant le trajet, Ă  Bordeaux, pour voir son frĂšre. À Agen, trois voyageurs montĂšrent dans la diligence, l’un trĂšs partisan du magnĂ©tisme, un autre trĂšs versĂ© dans la littĂ©rature anglaise, et enthousiaste de Lord Byron et de Walter Scott, dont j’entendais parler pour la premiĂšre fois, et le troisiĂšme, un rĂ©dacteur en chef d’un journal libĂ©ral de Bordeaux, qui s’était rendu Ă  Agen pour prier le prĂ©fet de ne pas lui faire l’honneur de composer un jury exprĂšs pour lui, vu qu’il se contenterait de celui qui serait chargĂ© de juger les assassins et les voleurs. Il Ă©tait poursuivi pour dĂ©lit de presse, pour avoir demandĂ© la dĂ©molition de la fameuse colonne du 12 mars qui Ă©tait une insulte Ă  la France. La conversation trĂšs spirituelle de ces trois hommes me fit supporter agrĂ©ablement l’ennui d’un long sĂ©jour en lourde diligence. AprĂšs avoir pris un logement, je fus Ă  l’archevĂȘchĂ© voir mon frĂšre aĂźnĂ©, vicaire gĂ©nĂ©ral. Il avait Ă©tĂ© successivement Ă©lĂšve de l’École normale et professeur de littĂ©rature Ă  l’École centrale. Sous l’Empire, il avait Ă©tĂ© deux fois candidat au Corps lĂ©gislatif, et chevalier de la LĂ©gion d’honneur. En 1817, alors qu’il Ă©tait secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de la prĂ©fecture du Puy, il s’était dĂ©goĂ»tĂ© du monde, et Ă©tait allĂ© se rĂ©fugier dans un sĂ©minaire pour y prendre les ordres. Il me prĂ©senta Ă  l’archevĂȘque. Ce bon vieillard, aussi respectable par ses vertus que par son grand Ăąge, exigea de moi, comme un devoir qui m’était imposĂ©, d’aller dĂźner tous les jours chez lui, tant que je resterais Ă  Bordeaux. C’est ce que je fis. À table, il ne voulut pas qu’on parlĂąt mĂ©tier, malgrĂ© les cinq ou six prĂȘtres qui s’y trouvaient habituellement. Il fallait lui parler guerre, batailles, et autres rĂ©cits de ce genre. Il n’admettait pas que d’autres que moi lui versassent Ă  boire. Enfin ce saint homme, comme on l’appelait dans la maison, me fit promettre, aprĂšs m’avoir donnĂ© sa bĂ©nĂ©diction, que dans les beaux jours du printemps je reviendrais le voir et que j’irais habiter sa belle maison de campagne qui lui avait Ă©tĂ© donnĂ©e par l’Empereur NapolĂ©on. Il me dit que quand il fut nommĂ© chevalier du Saint-Esprit, on avait voulu lui faire quitter sa croix d’officier de la LĂ©gion d’honneur, dont il Ă©tait toujours dĂ©corĂ©, mais qu’il s’y Ă©tait refusĂ© en disant que celui qui la lui avait donnĂ©e savait bien ce qu’il faisait. Pendant les quatre jours que je restai dans cette ville, je fus tous les soirs au spectacle, oĂč je vis jouer plusieurs opĂ©ras nouveaux, qui me firent d’autant plus de plaisir que j’en Ă©tais privĂ© depuis longtemps et qu’ils Ă©taient bien reprĂ©sentĂ©s. Dans les Voitures versĂ©es, musique de Boieldieu, il y a une scĂšne oĂč trois jeunes femmes en grande toilette se trouvent rĂ©unies. Elles avaient chacune une couronne, l’une bleue, la deuxiĂšme blanche et la troisiĂšme rouge, et placĂ©es dans cet ordre. Quand elles parurent, elles furent applaudies. En 1815, les actrices et leurs admirateurs auraient Ă©tĂ© mangĂ©s vifs, c’est le mot, car je ne pouvais pas me rappeler sans effroi la soirĂ©e que j’y avais passĂ©e Ă  cette Ă©poque. Quel changement en si peu d’annĂ©es ! AprĂšs le spectacle, j’allais passer le reste de ma soirĂ©e avec des chanoines. On y buvait d’excellent vin de Bordeaux, et on y causait fort gaiement. J’eus le plaisir de visiter dans tous les dĂ©tails un bateau Ă  vapeur, le premier que je voyais et nouvellement construit. De Grenoble oĂč il assiste, le 24 aoĂ»t 1822, Ă  une grande cĂ©rĂ©monie militaire et civile pour la translation des cendres de Bayard, BarrĂšs revient, en 1823, tenir garnison Ă  Paris. Le 3 juillet, nous fĂ»mes prĂ©sentĂ©s Ă  Monsieur, comte d’Artois, et Ă  Mme la duchesse de Berry, prĂšs de laquelle Ă©tait le duc de Bordeaux. Le lendemain, 4, le roi nous reçut. Le 15 aoĂ»t, nous bordĂąmes la haie sur le quai de la CitĂ© quai NapolĂ©on pour le passage de la procession du vƓu de Louis XIII, oĂč se trouvaient Monsieur et les princesses de la famille royale. Le 25 aoĂ»t, je fus reçu chevalier de Saint-Louis par le colonel PerrĂ©gaux, et immĂ©diatement aprĂšs nous allĂąmes prĂ©senter nos hommages Ă  Louis XVIII, Ă  l’occasion de la fĂȘte. Tous les officiers de la garde royale, de la garnison et de la garde nationale, se rĂ©unirent dans la grande galerie du Louvre avant de dĂ©filer devant le trĂŽne. Le roi, affaissĂ© par l’ñge et la maladie, la tĂȘte pendante sur ses genoux, ne voyait ni ne regardait rien. C’était un cadavre, devant lequel on passa sans s’arrĂȘter. Il Ă©tait entourĂ© d’une cour splendide, par la richesse des costumes, la variĂ©tĂ© des couleurs, la beautĂ© des broderies, la multitude et l’éclat des dĂ©corations. Nous pĂ»mes croire qu’avant peu de jours nous assisterions Ă  des funĂ©railles royales. Elles n’eurent lieu pourtant que l’annĂ©e suivante. SĂ©jour dans le Nord, Ă  Dunkerque, Lille, Gravelines. Au camp de Saint-Omer, des grandes manƓuvres permettent Ă  BarrĂšs de faire apprĂ©cier l’instruction et la tenue de ses troupes. PremiĂšre tentative faite pour Ă©tablir une communication directe entre Dunkerque et la cĂŽte anglaise par bateaux Ă  vapeur l’entreprise ne rĂ©ussit pas, faute de passagers. Rencontre de deux officiers anglais qui avaient gardĂ© NapolĂ©on Ă  Sainte-HĂ©lĂšne. Tout ce qu’ils me racontaient me navrait de douleur et m’attachait Ă  eux, en mĂȘme temps que je les maudissais d’avoir contribuĂ© pour leur part Ă  river ses fers. » BarrĂšs a l’occasion de passer en Belgique, Ă  Ypres, avec ses camarades, en uniforme. Nous fĂ»mes saluĂ©s avec respect par tous les habitants que nous rencontrĂąmes et engagĂ©s Ă  dĂ©jeuner. Ils nous prouvĂšrent qu’ils se rappelaient qu’ils avaient Ă©tĂ© Français du grand peuple. » De lĂ , il est envoyĂ© Ă  Nancy, oĂč l’attendait l’évĂ©nement qui allait transformer sa vie. DE SAINT-OMER À NANCY LES DANSES DE SAINT-MIHIEL Le voyage de Saint-Omer Ă  Nancy fut trĂšs agrĂ©able. Il Ă©tait facile de voir la tournure militaire de nos hommes, Ă  l’aplomb de leur marche, que nous sortions d’une Ă©cole un peu rude le camp de Saint-Omer, mais favorable Ă  la discipline, Ă  la tenue et au dĂ©veloppement des forces physiques. Partis de Saint-Omer, le 28 septembre, nous passĂąmes par Arras, Cambrai, Landrecies, Avesnes, Hirson, Charleville. À Sedan, je dĂźnai chez la sƓur d’un de mes meilleurs amis, Mme de Montagnac, la mĂšre du brave et infortunĂ©, lieutenant-colonel du 15Ăšme lĂ©ger qui, plus tard, en Afrique, victime d’une infĂąme trahison, devait succomber avec tous les hommes qu’il commandait. Le 15 octobre, ayant dĂ©passĂ© Verdun, nous arrivions Ă  Saint-Mihiel. La soirĂ©e de ce jour, qui se trouvait un dimanche, Ă©tant fort belle et illuminĂ©e par un admirable clair de lune, toute la population dansante de la ville Ă©tait rĂ©unie sur les places et carrefours pour rondier. Il y avait, dans ces bals improvisĂ©s en plein air, tant de gaietĂ© et d’entrain, et dans les airs qu’on y chantait quelque chose de si mĂ©lodieux, que je pris un plaisir infini Ă  les regarder. La joie de cette bonne jeunesse me rĂ©jouissait l’ñme, et me faisait me rappeler que, moi aussi, j’avais Ă©tĂ© jeune. Si je ne dansai pas, du moins je partageai le bonheur de ceux qui me causaient d’aussi douces Ă©motions. Je ne me retirai qu’aprĂšs que les chants eurent cessĂ©. Le surlendemain, 17 octobre, nous arrivĂąmes Ă  Nancy, oĂč j’étais dĂ©jĂ  passĂ© le 5 fĂ©vrier 1806, en revenant d’Austerlitz. SÉJOUR À NANCY Nous allions demeurer dix-huit mois Ă  Nancy. C’est la garnison la plus agrĂ©able et une des meilleures de France. Les femmes de Nancy sont citĂ©es pour leur bon goĂ»t, la recherche dans la composition de leurs toilettes, et l’art de les bien porter. Avant de passer Ă  un fait personnel, je veux tout de suite noter comment, le 9 novembre 1827, le rĂ©giment prit les armes pour assister Ă  la translation des restes des ducs de Lorraine, dont les nombreux tombeaux avaient Ă©tĂ© violĂ©s et dispersĂ©s pendant la tourmente rĂ©volutionnaire. Ces poudreux dĂ©bris avaient Ă©tĂ© jetĂ©s dans une fosse d’un des cimetiĂšres de la ville. Ils furent recueillis avec soin et portĂ©s Ă  la cathĂ©drale, oĂč ils reçurent les honneurs dus Ă  leur rang et Ă  leur mĂ©moire. Une chapelle ardente y prĂ©sentait un aspect imposant, aussi curieux par l’éclat des tentures et des lumiĂšres que par son caractĂšre religieux. Tous les officiers de la garnison, le gĂ©nĂ©ral Ă  leur tĂȘte, furent jeter de l’eau bĂ©nite sur les cercueils et les urnes, qui contenaient les cendres de ces princes lorrains, dont quelques uns avaient joui d’une grande cĂ©lĂ©britĂ©. Le lendemain, la translation fut solennelle, majestueuse, aussi religieuse que militaire. Le roi de France, l’empereur d’Autriche s’y Ă©taient fait reprĂ©senter. La foule Ă©tait immense et recueillie. Dans la chapelle Ronde ou ducale, disposĂ©e pour recevoir les dĂ©bris de tant de grandeurs, on avait envoyĂ© de Paris les tentures qui avaient servi aux obsĂšques de Louis XVIII. Je n’avais rien vu jusqu’alors qui pĂ»t ĂȘtre comparĂ© Ă  la magnificence et Ă  la majestĂ© de cette dĂ©coration. Cette chapelle Ronde, rĂ©parĂ©e et embellie, est celle des anciens ducs, dont le vieux palais existe encore et sert maintenant de caserne Ă  la gendarmerie. Un caveau construit exprĂšs pour recevoir tous les ossements, et des monuments Ă©levĂ©s pour perpĂ©tuer la mĂ©moire des plus illustres princes de cette cĂ©lĂšbre maison de Lorraine, font de cette chapelle, dĂ©jĂ  remarquable par son architecture, un lieu plein de vĂ©nĂ©ration. Un discours ou sermon de l’évĂȘque Forbin-Janson, dirigĂ© contre la RĂ©volution et la philosophie, termina mal cette pompeuse cĂ©rĂ©monie. Il fut vivement censurĂ©, parce qu’il Ă©tait indigne d’un chrĂ©tien et d’un homme qui est censĂ© avoir de l’esprit et du jugement. C’est en grande partie la cause des disgrĂąces que l’évĂȘque eut Ă  subir, aprĂšs la RĂ©volution de juillet. ChassĂ© de son diocĂšse par le peuple, il est mort sans en avoir repris possession, la prudence n’ayant pas permis au gouvernement de l’y autoriser, car la haine qu’on lui portait demeurait toujours vivace. C’était la quatriĂšme cĂ©rĂ©monie de ce genre oĂč j’étais acteur et tĂ©moin depuis quelques annĂ©es deux Ă  Grenoble pour le connĂ©table de LesdiguiĂšres et Bayard, et la troisiĂšme Ă  Cambrai pour tous les archevĂȘques de cette ville et particuliĂšrement pour les prĂ©cieux restes de FĂ©nelon, qui furent trouvĂ©s sous le parvis de l’ancienne cathĂ©drale, quand on voulut en faire une place publique. MON MARIAGE Le jour mĂȘme de mon arrivĂ©e Ă  Nancy, je fis la rencontre d’un de mes anciens camarades des vĂ©lites d’Écouen, que je n’avais plus revu depuis que j’avais quittĂ© la garde impĂ©riale au commencement de 1808. Ce vĂ©lite Ă©tait capitaine d’infanterie chargĂ© du recrutement du dĂ©partement de la Meurthe. Se faire un joyeux accueil Ă©tait trop naturel Ă  deux militaires qui avaient vĂ©cu de la mĂȘme vie, pendant plus de trois annĂ©es. PrĂ©sentĂ© par lui, dĂšs le lendemain, Ă  sa jeune femme et Ă  sa nouvelle famille, je fus accueilli avec cordialitĂ©, et traitĂ© par la suite comme un ami qu’on Ă©tait heureux de revoir. Dans le courant de l’hiver, il me proposa d’aller le printemps Ă  Charmes, petite ville des Vosges, pour faire connaissance de sa grand’mĂšre par sa femme. Je ne pensais guĂšre alors que ce petit voyage, dans un pays qui m’était aussi inconnu que la personne que j’allais voir, et fait autant par complaisance que par goĂ»t, me donnerait une Ă©pouse ; que mon ami deviendrait mon cousin, sa belle-mĂšre ma tante, et que sa grand’mĂšre serait aussi la mienne au mĂȘme titre. C’est ainsi que souvent les choses les plus futiles deviennent, par l’effet du hasard, des Ă©vĂ©nements trĂšs importants dans la vie, et qu’on s’engage dans des affaires desquelles on se serait Ă©loignĂ© peut-ĂȘtre, si on avait pu les prĂ©voir. 14 avril 1827. – La veille de PĂąques j’arrivai donc chez ma future grand’mĂšre qui m’accueillit parfaitement. Je le fus de mĂȘme par ses enfants et ses petits-enfants qui habitaient cette ville, c’est-Ă -dire poliment, aucun motif ne devant les engager Ă  faire plus, puisque j’étais Ă©tranger pour eux, et sans rapprochement de position. Cependant une circonstance bizarre fit que je fus un peu considĂ©rĂ© comme Ă©tant de la famille, c’est que deux frĂšres des personnes prĂšs desquelles je me trouvais, avaient Ă©tĂ© vĂ©lites. La niĂšce d’un de ces vĂ©lites Ă©tait une jeune fille dont les bonnes maniĂšres, l’agrĂ©ment et un Ăąge assez en rapport avec le mien, me firent impression. Huit jours restĂ© dans cette ville et une frĂ©quentation journaliĂšre m’amenĂšrent Ă  penser Ă  ce qui m’avait le moins occupĂ© jusqu’alors, au mariage. J’en parlai Ă  mon ami, qui approuva mon projet de demande, et ensuite, Ă  ma rentrĂ©e Ă  Nancy, Ă  sa belle-mĂšre, qui me fit espĂ©rer que mes vƓux pourraient ĂȘtre favorablement accueillis. Bref, aprĂšs quelques lettres Ă©crites, dont une par mon excellent colonel, je fus autorisĂ© Ă  me prĂ©senter. J’arrivai le 9 mai, je fis la demande le 10, et grĂące aux personnes qui s’intĂ©ressaient Ă  mon succĂšs, toutes les difficultĂ©s furent aplanies, les arrangements convenus, et le jour du mariage, fixĂ© au 3 juillet. DĂšs ce moment, je songeai sĂ©rieusement aux engagements que j’allais prendre, aux obligations que ma nouvelle situation devait m’imposer, aux dĂ©marches Ă  faire pour obtenir toutes les piĂšces qui m’étaient nĂ©cessaires. Je fis plusieurs voyages Ă  Charmes, pour faire ma cour et me faire connaĂźtre de celle qui devait devenir ma compagne. Je fus une fois la prendre, pour l’accompagner Ă  Nancy, avec sa mĂšre, pour les emplettes d’usage. Enfin, le 30 juin, je quittai mes camarades de pension pour ne plus manger avec eux. 3 juillet. – CĂ©lĂ©bration de mon mariage avec Marie-Reine Barbier. – Je n’ai jamais trouvĂ© le temps aussi long que depuis le jour oĂč je fus admis Ă  prĂ©senter mes hommages jusqu’à la date qui scella mon bonheur. Être l’époux de la femme qu’on recherche, sentir pour la premiĂšre fois trembler sa main dans la vĂŽtre, penser que des liens sacrĂ©s et doux vous unissent Ă  jamais, quand on a le pressentiment que ces chaĂźnes qu’on s’impose seront lĂ©gĂšres Ă  porter, c’est un beau jour de la vie, c’est ce que je considĂ©rai comme devant faire mon bonheur. Le colonel et le capitaine Chardron assistĂšrent Ă  mon mariage, qui fut cĂ©lĂ©brĂ© avec dignitĂ© et convenance. Aucun membre de ma famille n’y assista Ă  cause de l’éloignement. Le 6 juillet, nous fĂ»mes en famille chez un des oncles maternels de ma femme, maĂźtre de forges prĂšs de Rambervillers et qui par la suite allait ĂȘtre dĂ©putĂ© des Vosges, M. Gouvernel. Le 8, nous Ă©tions de retour ; le 11, nous partĂźmes pour Nancy oĂč nous entrĂąmes Ă  notre grande satisfaction dans notre petit mĂ©nage. Peu de semaines aprĂšs, quelques symptĂŽmes pleins d’espĂ©rance nous annoncĂšrent que notre union prospĂ©rait et qu’un nouveau gage de la meilleure des Ă©pouses viendrait bĂ©nir les liens qui nous unissaient. BientĂŽt et comme pour sceller son bonheur, BarrĂšs reçoit, Ă  Nancy, la nouvelle d’un avancement depuis longtemps attendu Le dimanche 18 novembre, au moment oĂč l’on allait dĂ©filer, aprĂšs une revue du marĂ©chal de camp commandant le dĂ©partement, le colonel reçut une lettre de M. O’Neill qui lui annonçait que j’étais nommĂ© chef de bataillon, Ă  la date du 14 novembre, pour le 3Ăšme bataillon qu’on allait organiser. Cette agrĂ©able nouvelle me fut communiquĂ©e immĂ©diatement, ainsi qu’à ma femme, qui se trouvait sur la place CarriĂšre oĂč la troupe Ă©tait rĂ©unie. Les compliments qui lui furent faits en cette occasion et la joie qu’elle en Ă©prouva doublĂšrent la mienne. C’était beaucoup d’ĂȘtre nommĂ© chef de bataillon, de l’ĂȘtre au choix, – j’étais le centiĂšme capitaine d’infanterie au 1er janvier 1827, – et dans son rĂ©giment, de n’avoir pas Ă  faire de nouvelles connaissances, ni Ă  changer d’uniforme, et surtout de ne point voyager dans un moment oĂč ma femme ne le pouvait pas. Enfin je continuais Ă  servir sous les ordres du colonel PerrĂ©gaux, dont j’avais tant Ă  me louer depuis 1813, et je ne quittais pas une ville que j’affectionnais pour son agrĂ©ment et son voisinage de Charmes. Pendant le mois de dĂ©cembre, je m’équipai, je reçus des visites, des sĂ©rĂ©nades, et donnai un grand dĂźner Ă  la majeure partie des officiers. Tout cela, y compris l’achat d’un beau cheval de selle, me coĂ»ta beaucoup d’argent, mais je ne le regrettai pas il me semblait que je ne pouvais payer trop cher l’avantage et la satisfaction de mon nouveau grade. Quel changement dans ma position ! quelle diffĂ©rence dans le service ! Cependant, le 10 avril 1828, le rĂ©giment partait pour Lyon. Mme BarrĂšs, restĂ©e Ă  Charmes, met au monde, le 12 mai, un fils, qui reçoit les prĂ©noms de Joseph Auguste. Au moment oĂč il arrive, BarrĂšs trouve sa femme gravement malade d’une inflammation du rein droit elle put ĂȘtre sauvĂ©e, mais resta dans un Ă©tat de faiblesse des plus inquiĂ©tants. Le dĂ©but de 1829 lui apporte une nouvelle tristesse il a la douleur, le 28 janvier, d’apprendre la mort de sa mĂšre, dĂ©cĂ©dĂ©e Ă  Blesle Ă  l’ñge de soixante-dix-sept ans. Il se rend auprĂšs des siens et passe quelques jours auprĂšs de sa sƓur, Ă  Ă©voquer les temps insoucieux de l’enfance. La tombe s’est fermĂ©e, dit-il, sur mes bons parents, et la mienne ne sera pas prĂšs de la leur. D’autres destinĂ©es, d’autres devoirs ont fixĂ© ma place ailleurs. » En mai 1829, le rĂ©giment est de nouveau envoyĂ© Ă  Paris. Ce ne fut pas sans une bien vive et parfaite satisfaction que je me vis Ă©tabli Ă  Paris pour une bonne annĂ©e au moins. Je commençais Ă  me fatiguer des voyages et Ă  m’ennuyer des routes, et puis je voyais la possibilitĂ© de conduire ma femme Ă  Paris, aprĂšs la saison des eaux qu’elle devait aller prendre en Ă©tĂ©. C’était pour nous deux une joie d’enfant de lui faire visiter ce beau Paris, qu’elle dĂ©sirait tant connaĂźtre. CHARLES X Le 31 mai 1829, je me rendis Ă  Saint-Cloud, avec tous les officiers supĂ©rieurs, pour faire notre cour au roi et Ă  la famille royale. PrĂ©sentĂ©s d’abord Ă  Mme la Dauphine par le colonel, nous le fĂ»mes ensuite Ă  Mgr le Dauphin qui, en entendant prononcer mon nom, se rappela m’avoir proposĂ© pour chef de bataillon deux ans auparavant et m’adressa la parole. Je ne m’attendais pas Ă  tant d’honneur. RĂ©unis ensuite dans la grande galerie du palais pour attendre le roi, nous y restĂąmes pour entendre la messe, ou plutĂŽt pour causer, n’ayant pu pĂ©nĂ©trer dans la chapelle, qui est peu spacieuse. AprĂšs la messe, le roi se promena longtemps dans la galerie, adressant la parole Ă  tous ceux qui lui prĂ©sentaient leurs hommages, avec beaucoup de grĂące et d’amĂ©nitĂ©. Cette prĂ©sentation me fit grand plaisir, car depuis longtemps je n’avais vu autant de dignitaires, ou de personnages cĂ©lĂšbres. C’étaient les ministres, les marĂ©chaux, des pairs, des dĂ©putĂ©s, des ambassadeurs, des gĂ©nĂ©raux. Les courtisans Ă©taient nombreux, l’assemblĂ©e Ă©clatante de broderies, de plaques, de cordons, de diamants. Dans cette belle galerie, on Ă©tait mĂȘlĂ©, confondu, chacun jouant son rĂŽle, guettant un regard du maĂźtre et cherchant Ă  l’approcher de plus prĂšs, pour se faire voir ou demander quelque faveur. PlacĂ© dans un des angles, hors du tourbillon des grands et des admirateurs passionnĂ©s de la puissance souveraine, je pus observer Ă  loisir ce magnifique ensemble des grandeurs du jour, chercher Ă  connaĂźtre tous ces illustres personnages, et me faire une idĂ©e de l’éclat des cours. Je ne vis rien de grand ni de distinguĂ© dans les maniĂšres du duc d’AngoulĂȘme, rien de bon dans les yeux ni les traits de Mme la Dauphine. Quand Ă  Charles X, il me fit l’effet d’un vieillard vert encore, qui inspire du respect, mais dont la figure annonce quelque chose de commun. Ce cĂ©lĂšbre palais de Saint-Cloud me fit ressouvenir qu’autrefois j’y avais montĂ© la garde, en ma qualitĂ© de chasseur vĂ©lite, que j’y avais vu une cour jeune, brillante, pleine de vigueur et d’espĂ©rance. Il y avait bien encore des hommes de cette Ă©poque Ă  la cour de Charles X, mais ce n’était plus que l’ombre de ces grands caractĂšres, de ces valeureux officiers, si cĂ©lĂšbres par leurs grandes actions de guerre. La gloire avait fait place Ă  l’hypocrisie dĂ©vote, les cĂ©lĂ©britĂ©s de l’Empire aux petits hommes de l’émigration, et les grandes actions de NapolĂ©on aux intrigues d’un gouvernement mal assis. Le soir, je fus au Théùtre Français voir jouer Henri III, drame en cinq actes d’Alexandre Dumas. C’était la piĂšce Ă  la mode, le triomphe des romantiques. MalgrĂ© le beau talent des acteurs, le luxe des dĂ©corations et la vĂ©ritĂ© des costumes, je jugeai la piĂšce bien au-dessous de sa haute rĂ©putation. Du moins je n’y trouvai pas ces grandes Ă©motions que j’avais Ă©prouvĂ©es, autrefois, aux piĂšces de Corneille et de Racine. Mlle Mars, comme Ă  son ordinaire, Ă©lectrisa tous les spectateurs. 7 juin. – Je vais aux Tuileries voir la procession des chevaliers du Saint-Esprit, le jour de la PentecĂŽte, fĂȘte de l’Ordre. Les chevaliers en manteaux de soie verte, richement brodĂ©s, chapeaux Ă  la Henri IV, tuniques, culottes et bas de soie blancs, collier au cou, sortirent des grands appartements, deux Ă  deux, pour se rendre Ă  la chapelle, et revinrent de mĂȘme dans la salle du trĂŽne. Le roi Ă©tait le dernier. Je ne pus entrer dans la chapelle pour voir les rĂ©ceptions qu’on y fit, les portes Ă©tant fermĂ©es aprĂšs l’entrĂ©e des chevaliers. À la sortie, me trouvant dans le premier salon qui suit celui des marĂ©chaux, le roi m’adressa la parole sur le sĂ©jour du rĂ©giment Ă  Paris. Cette promenade cĂ©rĂ©monieuse, plus curieuse encore qu’imposante, m’intĂ©ressa cependant, parce qu’elle me mit en position de connaĂźtre un foule de grands personnages, cĂ©lĂšbres tant par leur illustration propre, que par leur naissance, leurs titres, leurs fonctions et les services qu’ils ont rendu Ă  l’État, et beaucoup d’anciens Ă©migrĂ©s. Je vis lĂ , pour la premiĂšre fois, toute la famille du duc d’OrlĂ©ans. Un court voyage Ă  Charmes, auprĂšs de sa femme, dont l’état de santĂ©, aprĂšs une amĂ©lioration passagĂšre, est redevenu alarmant, permet Ă  BarrĂšs de voir son fils qui commence Ă  jaser et marcher ». C’est Ă  peine si la grĂące de l’enfant suffit Ă  apporter quelque trĂȘve Ă  ses inquiĂ©tudes grandissantes. Il revient Ă  Paris, en juillet, aprĂšs une absence de vingt jours. 8 aoĂ»t. – Murmures, inquiĂ©tudes dans Paris sur l’annonce qu’un changement de ministĂšre aurait lieu dans la journĂ©e, et que le prince de Polignac serait nommĂ© prĂ©sident du Conseil. Cette nouvelle d’un ministĂšre congrĂ©ganiste et contre-rĂ©volutionnaire frappait de stupeur tous les amis de nos institutions constitutionnelles. Ayant Ă  leur tĂȘte le comte Coutard, commandant la 1Ăšre division, tous les officiers de la garnison allĂšrent faire une visite officielle Ă  M. le ministre de la Guerre, le lieutenant-gĂ©nĂ©ral comte de Bourbon. Je trouvai le ministre embarrassĂ©, peut-ĂȘtre honteux de se voir le chef d’une armĂ©e française, lui qui avait abandonnĂ©, quelques jours avant la dĂ©sastreuse bataille de Waterloo, l’armĂ©e qui fut vaincue dans cette funeste journĂ©e, malheur et deuil de la France. Le poids de cette trahison devait lui peser sur le cƓur comme un remords, si, comme il fut dit dans les salons du ministĂšre, des gĂ©nĂ©raux refusĂšrent de prendre la main qu’il prĂ©sentait. 15 aoĂ»t. – Je prends le commandement de deux cent cinquante hommes d’élite du rĂ©giment, pour aller border la haie, sur une partie du quai de la CitĂ©, jusqu’à la porte de la MĂ©tropole, Ă  l’occasion de la procession du VƓu de Louis XIII. À quatre heures, le roi, le dauphin, la dauphine et la cour passĂšrent Ă  pied dans nos rangs, escortĂ©s par les gardes du corps Ă  pied du roi les Cent Suisses. Le cortĂšge Ă©tait beau, mais simple. Aucuns cris d’allĂ©gresse et d’hommages ne se firent entendre sur le passage du roi. Les cƓurs Ă©taient glacĂ©s, les visages froids et mornes, depuis l’avĂšnement du ministĂšre Polignac. UNE SÉANCE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE 25 aoĂ»t. – SĂ©ance publique et solennelle de l’AcadĂ©mie française. Avant de m’y rendre, je fus Ă  Saint-Germain-l’Auxerrois entendre le panĂ©gyrique de Saint-Louis, prononcĂ© devant les membres de l’AcadĂ©mie, suivant l’ancien usage. Peu d’immortels, et guĂšre plus d’auditeurs. Ni l’éloge, ni l’orateur ne firent d’effet. À une heure, j’entrais dans la salle des sĂ©ances publiques de l’Institut. Me trouvant un des premiers, je pus choisir ma place. La salle peu vaste me parut bien distribuĂ©e, dĂ©corĂ©e avec goĂ»t et simplicitĂ©. On n’y est admis que par billets, qu’on doit demander plusieurs jours Ă  l’avance. C’est habituellement l’élite du grand monde, les savants français et Ă©trangers, et quelques Ă©tudiants studieux qui composent l’auditoire. Dans les nombreuses piĂšces qui prĂ©cĂšdent la salle, sont les statues en marbre de nos grands poĂštes et prosateurs, historiens et philosophes, orateurs et savants. J’y remarquai celle de La Fontaine, ouvrage de Julien du Puy, mon compatriote et l’ami de mon frĂšre. À deux heures, la salle et les tribunes Ă©taient combles ; il n’y avait plus de places pour les derniers arrivĂ©s. À deux heures et demie, M. Cuvier, directeur en exercice, ouvrit la sĂ©ance. La premiĂšre lecture fut faite par M. Andrieux, secrĂ©taire perpĂ©tuel, et le discours pour la distribution des prix de vertu par le prĂ©sident, le baron Cuvier. La piĂšce de vers qui avait remportĂ© le prix fut lue par M. Lemercier, avec une verve, une chaleur qui doublĂšrent le mĂ©rite de la composition. Le sujet du concours Ă©tait la dĂ©couverte de l’imprimerie. Beaucoup de vers furent vigoureusement applaudis, surtout ceux qui avaient trait Ă  la libertĂ© de la presse, et aux dangers qu’elle pouvait courir sous un gouvernement ennemi des lumiĂšres. Quand le poĂšte laurĂ©at, M. LegouvĂ©, fils de l’acadĂ©micien dĂ©cĂ©dĂ©, auteur de la Mort d’Abel et du MĂ©rite des femmes, se prĂ©senta au bureau pour recevoir la mĂ©daille d’or, son nom fut couvert par de nombreux applaudissements. Je remarquai, sur les banquettes destinĂ©es aux membres de l’Institut, MM. de Lally-Tollendal, BarbĂ©-Marbois, Chaptal, Arago, de SĂ©gur, Casimir Delavigne, etc., et dans la salle ou les tribunes, le dernier prĂ©sident du Directoire, le vĂ©nĂ©rable Gohier, le prĂ©sident du Consistoire M. Marron, Mlle LĂ©ontine Fay, etc. Je regrettai de ne pas m’ĂȘtre trouvĂ© prĂšs de quelqu’un qui connĂ»t bien les acadĂ©miciens et les personnages distinguĂ©s, prĂ©sents Ă  cette rĂ©union, pour me les dĂ©signer par leurs noms. À quatre heures et demie, on sortit. Je passai dans cette cĂ©lĂšbre enceinte un instant de la journĂ©e fort agrĂ©ablement. 30 aoĂ»t. – Je suis allĂ© cet aprĂšs-midi, dans le faubourg Saint-Antoine, visiter le propriĂ©taire de la maison chez qui je loge. Je m’y suis rencontrĂ© avec un jeune Russe, un capitaine aux grenadiers Ă  cheval de la garde royale, du nom d’Espinay Saint-Luc, et quelques autres personnes. On vint Ă  parler du passage des Balkans par les Russes et de leur marche triomphale sur Constantinople. Le jeune Russe, plein d’enthousiasme, cĂ©lĂ©brait avec chaleur la bravoure de ses compatriotes. Le capitaine dĂ©fendait les Turcs, et dĂ©plorait amĂšrement la triste position oĂč allait se trouver le sultan Mahmoud. On lui demanda Ă  la fin quel intĂ©rĂȘt il pouvait porter Ă  ce monarque, pour le plaindre si vivement. Il rĂ©pondit, les larmes aux yeux Mahmoud est mon cousin germain. Sa mĂšre et la mienne Ă©taient sƓurs. » AprĂšs cette extraordinaire confidence, qui nous surprit tous, on se tut. En effet, la mĂšre du sultan Ă©tait une demoiselle d’Espinay Saint-Luc. Elle avait Ă©tĂ© prise par des corsaires algĂ©riens, vers 1786, Ă©tant ĂągĂ©e de trois ans. 31 aoĂ»t. – Je vais au théùtre de l’OpĂ©ra Comique, salle Ventadour, nouvellement construit, et que je ne connaissais pas encore. Une salle superbe. On jouait la Dame Blanche et Marie, opĂ©ras que j’avais dĂ©jĂ  vus en province, mais que j’entendis de nouveau avec plaisir. Ce fut la derniĂšre fois que je fus au spectacle ; je n’eus plus envie plus tard d’y retourner, ni de prendre aucun autre plaisir ni distraction de ce genre. C’est Ă  cette Ă©poque que BarrĂšs va Ă©prouver la plus grande douleur de sa vie sa femme qui, aprĂšs sa cure de PlombiĂšres, Ă©tait venue le rejoindre Ă  Paris, subit une grave opĂ©ration, pratiquĂ©e le 4 octobre par le docteur Piollet, sur les conseils de Dupuytren. La lĂ©gĂšre amĂ©lioration qui suivit permit un instant d’espĂ©rer la guĂ©rison. BarrĂšs put reprendre son service. DANS LA PLAINE DE GRENELLE 29 octobre. Revue par le roi des troupes de la garnison et des environs de Paris, dans la plaine de Grenelle. Toute la troupe de ligne Ă©tait placĂ©e en premiĂšre ligne, l’infanterie de la garde en deuxiĂšme ligne. Toute la cavalerie, ligne et garde, Ă©tait aussi sur deux lignes, derriĂšre l’infanterie. Enfin la belle artillerie de la garde Ă©tait sur les flancs, dans les intervalles et en rĂ©serve. Notre premier bataillon, en tirailleurs, couvrait le front de la bataille qui faisait face Ă  la Seine. Mon bataillon Ă©tait Ă  sa place de bataille, Ă  la gauche de la premiĂšre ligne. On comptait en tout seize bataillons d’infanterie et quatre rĂ©giments de cavalerie. L’emplacement et l’ordre de bataille dĂ©terminĂ©s, on attendit dans cette position l’arrivĂ©e du roi. À une heure, le canon, les musiques, les fanfares et les tambours annoncĂšrent son approche. Il passa successivement devant le front de bandiĂšre des quatre lignes, prĂ©cĂ©dĂ© et suivi d’un Ă©tat-major innombrable, brillant, riche de broderies et de dĂ©corations. Dans une calĂšche, Ă  la suite du roi, Ă©taient la dauphine, la duchesse de Berry, Mlle de Berry et le duc de Bordeaux. Dans une autre, qui suivait de prĂšs la premiĂšre, se trouvaient les princesses d’OrlĂ©ans. Le duc d’OrlĂ©ans, en costume de colonel gĂ©nĂ©ral des hussards, et ses deux fils aĂźnĂ©s, les ducs de Chartres et de Nemours, entouraient le dauphin, le chef de l’État. AprĂšs quelques passages des lignes, aprĂšs des feux, en avançant et en retraite, on se disposa Ă  exĂ©cuter la fameuse manƓuvre de Wagram, lorsque l’armĂ©e d’Italie, sous les commandements du prince EugĂšne et de Macdonald, alors simple gĂ©nĂ©ral de division, enfonça le centre de l’armĂ©e autrichienne et dĂ©cida de la victoire. Ce grand mouvement stratĂ©gique terminĂ©, on dĂ©fila, la gauche en tĂȘte. Par mon rang dans l’ordre de bataille, je me mis en marche, le premier, et ouvris le dĂ©filĂ©. L’affluence des curieux Ă©tait prodigieuse, on ne voyait que des tĂȘtes dans cette vaste plaine de Grenelle. Tout y fut beau, superbe, majestueux, comme le temps qui concourut Ă  cette brillante revue. La raretĂ© des cris de Vive le roi ! » dut faire sentir Ă  Charles X que le ministĂšre Polignac Ă©tait odieux Ă  la nation. Le marĂ©chal Macdonald, duc de Tarente, major gĂ©nĂ©ral de la garde, commandait et dirigeait les divers mouvements, qui furent tous exĂ©cutĂ©s avec prĂ©cision et ensemble. Mme BarrĂšs s’éteignait, le 25 novembre, en pleine jeunesse, veillĂ©e par son mari jusqu’au dernier moment. Les obsĂšques furent cĂ©lĂ©brĂ©es Ă  Saint-Jacques-du-Haut-Pas. La seule consolation de BarrĂšs, c’est sa tendresse pour le jeune fils en qui il est assurĂ© de trouver un jour un ami pour lui rappeler les mĂ©rites de celle qui lui restera chĂšre Ă  tous jamais ». AprĂšs une quarantaine de jours passĂ©s Ă  Charmes, il est de retour Ă  Paris en janvier 1830. 31 mai. – Je vais au Palais Royal voir l’illumination du palais et du jardin, prĂ©parĂ©e Ă  l’occasion de la fĂȘte que donnait le duc d’OrlĂ©ans au roi de Naples, son beau-frĂšre, et Ă  la cour de France. Les officiers supĂ©rieurs du rĂ©giment y Ă©taient invitĂ©s, quelques uns y furent, mais je m’en abstins, d’abord Ă  cause de ma position, et ensuite parce qu’il fallait se mettre en bas de soie, culotte blanche, boucle en or, dĂ©pense que je ne me souciais pas de faire pour un ou deux bals de la cour oĂč j’aurais pu aller. DĂšs la nuit arrivĂ©e, le jardin et la grande cour du palais se trouvĂšrent pleins de curieux, et en si grand nombre qu’on ne pouvait plus guĂšre circuler, et malgrĂ© cela, la foule grossissait Ă  vue d’Ɠil. Je pensai que, si je ne me retirai pas de bonne heure, je ne le pourrais bientĂŽt plus sans de trĂšs grandes difficultĂ©s. Cette foule d’hommes de tous les rangs, mais surtout de jeunes gens et d’ouvriers, l’agitation tumultueuse, l’inquiĂ©tude qu’on voyait sur beaucoup de figures et surtout chez les marchands des galeries, qui fermaient en hĂąte leur boutique, tous ces symptĂŽmes d’émeutes et de troubles me dĂ©terminĂšrent Ă  quitter une enceinte embrasĂ©e de tous les feux de la discorde. Je sortis un peu aprĂšs neuf heures, comme Charles X y arrivait en grand appareil, avec assez de difficultĂ©, mais sans incident. Quand je sus le lendemain qu’on s’y Ă©tait ruĂ©, qu’on y avait brĂ»lĂ© toutes les chaises du jardin, dĂ©truit les clĂŽtures des parterres, brisĂ© les fleurs, en criant À bas Polignac ! À bas les ministres ! Vive le duc d’OrlĂ©ans ! » je me fĂ©licitai bien sincĂšrement de ne m’ĂȘtre pas trouvĂ© dans cette orageuse bagarre. 27 juin. – C’était un dimanche. Je fus Ă  Saint-Cloud, dans la calĂšche du colonel, faire notre cour au roi, et aux membres de la famille royale. Mme la comtesse de Bourmont, Ă©pouse du gĂ©nĂ©ral en chef de l’expĂ©dition d’Alger, reçut les compliments du roi et de la famille royale, sur les succĂšs de son mari et l’heureux dĂ©but de la campagne. L’empressement devint alors plus grand autour d’elle. 11 juillet. – Un Te Deum solennel fut chantĂ© Ă  Notre-Dame, en prĂ©sence du roi, de la cour et de tous les grands dignitaires de la couronne et du royaume, en action de grĂąces pour la prise d’Alger, qui avait eu lieu le 5, et dont la nouvelle avait Ă©tĂ© apprise Ă  Paris, la veille, dans la journĂ©e. N’étant pas de service pour border la haie sur le passage de Sa MajestĂ©, je me rendis Ă  la mĂ©tropole. En moins de vingt-quatre heures, l’église avait Ă©tĂ© magnifiquement tendue. La cĂ©rĂ©monie fut majestueuse, la musique et les chants pleins de suavitĂ©. Il y avait beaucoup de monde, et l’on n’entrait que par billet ou en uniforme. Eh bien ! malgrĂ© l’importance du succĂšs, malgrĂ© les lauriers que venait de remporter notre belle et brave armĂ©e d’Afrique, il n’y eut point de cris d’allĂ©gresse. Sur le passage du roi, dans cette foule du parvis de Notre-Dame, dans les rues traversĂ©es par cette Ă©clatante escorte, point de preuves d’enthousiasme ni de sympathie. Le roi fut reçu Ă  la porte de l’église par l’archevĂȘque, qui prononça un discours, amĂšrement censurĂ© le lendemain par toute la presse libĂ©rale. Ce discours fut cause du sac de l’archevĂȘchĂ©, moins de trois semaines aprĂšs. Charles X, placĂ© sous un dais, fut conduit Ă  sa place par tout le chapitre, ayant autour de lui les princes de la maison d’OrlĂ©ans, les ministres, les marĂ©chaux, et ses grands officiers. Pendant qu’on chantait l’hymne par laquelle on remerciait le ciel du triomphe qu’on venait de remporter en AlgĂ©rie, je me rappelai, comme un glorieux souvenir pour moi, que j’avais vu, dans cette mĂȘme enceinte sacrĂ©e, une cĂ©rĂ©monie encore plus grandiose, plus sublime, le couronnement de l’empereur NapolĂ©on par un pape, entourĂ© de l’élite de la nation française d’alors. Vingt-six annĂ©es s’étaient Ă©coulĂ©es, depuis cette grande Ă©poque impĂ©riale. Le maĂźtre du monde, l’homme du destin, le vainqueur des rois avait Ă©tĂ© dĂ©trĂŽnĂ© deux fois, en moins de dix ans de rĂšgne, et Ă©tait mort dans l’exil, sur un affreux rocher au milieu de l’ocĂ©an. Qui m’aurait dit que ce vĂ©nĂ©rable souverain que j’avais sous les yeux, prosternĂ© Ă  dix pas de moi, au pied des autels, enivrĂ© d’hommages et entourĂ© d’un profond respect, qui paraissait si puissant et si fort, serait, Ă  vingt jours de lĂ , chassĂ© de son palais, et obligĂ© pour la troisiĂšme fois de quitter la France, qu’une de ses armĂ©es venait d’illustrer, et de reprendre le chemin de la terre d’exil ! Ô vicissitudes humaines, combien vos coups sont imprĂ©vus et frappent de haut ! Les priĂšres terminĂ©es, le roi fut reconduit avec le mĂȘme cĂ©rĂ©monial, et la famille d’OrlĂ©ans, l’ayant accompagnĂ© jusqu’à la porte, sortit par une autre issue pour monter en voiture. Quand le grand maĂźtre des cĂ©rĂ©monies, M. le marquis de Dreux-BrĂ©zĂ©, que je connaissais un peu, me dit, en me touchant l’épaule avec son bĂąton d’ébĂšne Mon cher commandant, faites place Ă  M. le duc d’OrlĂ©ans », qu’il reconduisait jusqu’à ses voitures, il ne pensait pas plus que moi que c’était pour son futur souverain qu’il rĂ©clamait le passage libre. 21 juillet. – Je vais Ă  l’observatoire royal, pour assister Ă  l’ouverture du cours d’astronomie fait par M. Arago. Son frĂšre, capitaine d’artillerie de ma connaissance, voulait bien me conduire. Ce cours public, destinĂ© aux gens du monde, promettait d’offrir un grand intĂ©rĂȘt. Je me proposais de suivre trĂšs exactement les leçons du grand astronome, afin de satisfaire ainsi un goĂ»t trĂšs prononcĂ© pour cette difficile et sublime science, mais les Ă©vĂ©nements politiques qui survinrent quelques jours aprĂšs arrĂȘtĂšrent, dĂšs son dĂ©but, les bonnes intentions du professeur et celles d’un de ses plus zĂ©lĂ©s auditeurs. 25 juillet. – Tous les officiers supĂ©rieurs du rĂ©giment se rendirent Ă  Saint-Cloud, pour voir le dauphin, Ă  qui le colonel avait une grĂące Ă  demander pour la veuve d’un capitaine du rĂ©giment on lui refusait une pension, parce qu’elle ne pouvait pas justifier qu’elle Ă©tait lĂ©gitimement mariĂ©e, le mariage ayant Ă©tĂ© fait en pays Ă©tranger. Notre prĂ©sentation terminĂ©e, nous nous rendĂźmes dans la galerie d’Apollon, pour attendre le roi et entendre la messe. RestĂ© dans la galerie, je causai avec plusieurs gĂ©nĂ©raux et officiers de ma connaissance. Il n’y avait chez personne ni agitation, ni inquiĂ©tude, malgrĂ© que les nouvelles des dĂ©partements fussent dĂ©favorables au ministĂšre. Si la figure des courtisans Ă©tait assombrie, si de nombreux apartĂ©s annonçaient des prĂ©occupations, le visage du roi Ă©tait d’une placiditĂ© remarquable. Il causait, comme Ă  son ordinaire, avec les personnes qu’on lui prĂ©sentait, sans que rien indiquĂąt sur ses traits calmes une grande rĂ©solution prise. Il s’entretint assez longtemps avec l’Hospodar de Moldavie, qui, dit-on, lui exprimait ses vƓux pour qu’il pĂ»t vaincre la rĂ©sistance qu’on apportait Ă  ses intentions conciliatrices, et Ă  qui il rĂ©pondait On y a songĂ©. » Quoi qu’il en soit, ce fut en rentrant dans son cabinet, Ă  l’issue de cette rĂ©ception, que les fatales ordonnances de juillet furent signĂ©es, fatales pour lui et sa famille surtout. Ce fut la derniĂšre messe que j’entendis Ă  Paris, et la derniĂšre visite que je fis aux Bourbons de la branche aĂźnĂ©e. LA RÉVOLUTION DE 1830 LES ORDONNANCES 26 juillet. – DĂšs le matin de ce grand jour, le rĂ©giment prit les armes pour passer la revue administrative de M. le baron de Joinville, intendant militaire de la premiĂšre division, et se rendit Ă  cet effet dans l’enclos du collĂšge Henri IV, derriĂšre le PanthĂ©on. À dix heures, la troupe Ă©tait rentrĂ©e dans ses quartiers, et les officiers dans leurs logements, sans qu’aucun bruit fĂ»t parvenu Ă  nos oreilles sur ce qui agitait dĂ©jĂ  Paris. À onze heures, j’ignorais encore complĂštement que la capitale Ă©tait en Ă©moi et que j’étais sur un volcan qui devait renverser un trĂŽne, dont j’étais appelĂ© Ă  devenir un des dĂ©fenseurs. Un violent coup de sonnette me tira de cette tranquillitĂ© d’esprit. C’était mon colonel qui venait m’annoncer les foudroyantes nouvelles du Moniteur officiel la publication de plusieurs ordonnances royales, dĂ©truisant la libertĂ© de la presse, annihilant divers articles de la Charte constitutionnelle, du Code civil et du Code d’instruction criminelle, annulant les lois Ă©lectorales votĂ©es par les pouvoirs lĂ©gislatifs, supprimant les garanties accordĂ©es Ă  la libertĂ© individuelle et dissolvant la Chambre des dĂ©putĂ©s. Je fus glacĂ© d’épouvante Ă  cette Ă©numĂ©ration odieuse et Ă  l’idĂ©e des malheurs qui allaient se rĂ©pandre sur notre France. Il semblait, par la douloureuse impression que j’en ressentis, que je pressentisse dĂ©jĂ  la majeure partie des sinistres Ă©vĂ©nements qui allaient suivre. Le colonel me dit en se retirant Il y aura aujourd’hui du bruit dans Paris. Demain, on tirera des coups de fusil pour protester contre ce coup d’État et le faire avorter, s’il est possible. » Je sortis pour tĂącher de lire le Moniteur ; je ne pus y parvenir ; on se l’arrachait, on faisait queue dans les cabinets pour l’avoir Ă  son tour. Des groupes nombreux, dans les rues, causaient avec animation ; les places se remplissaient de jeunes gens, qui parlaient haut et se concertaient dĂ©jĂ  pour rĂ©sister Ă  la tyrannie menaçante. Les figures Ă©taient tristes, concentrĂ©es ; une grande agitation se manifestait chez tous les individus qui s’abordaient. AprĂšs avoir longtemps parcouru divers quartiers de Paris, pour Ă©tudier l’opinion publique, et ĂȘtre sorti de dĂźner, je fus me promener dans le jardin du Luxembourg. L’affluence y Ă©tait beaucoup plus grande que de coutume. L’évĂ©nement du jour faisait le sujet de toutes les conversations. J’entendis des prĂȘtres qui disaient, en parlant de Charles X Le voilĂ  donc maĂźtre, roi absolu ! Dieu l’a inspirĂ© ! » Les insensĂ©s ! J’étais indignĂ©, je me retirai de bonne heure, le cƓur navrĂ© et livrĂ© Ă  de bien pĂ©nibles rĂ©flexions. LES TROIS GLORIEUSES – 27 JUILLET À mon rĂ©veil, j’appris qu’il y avait eu, le soir, au Palais-Royal et dans les rues environnantes, un grand tumulte et des attroupements trĂšs considĂ©rables on prĂ©ludait. À trois heures et demie du matin, je montai Ă  cheval, pour me rendre au Champ de Mars, oĂč le rĂ©giment devait s’exercer pour son instruction ordinaire. Au premier repos, le colonel rĂ©unit les officiers autour de lui pour leur parler de ce qui prĂ©occupait si vivement les esprits. Il leur dit qu’ils seraient dans les choses possibles que le rĂ©giment fut appelĂ© Ă  prendre les armes, dans la journĂ©e, pour maintenir l’ordre et dissiper les attroupements. Si cela arrive, je recommande Ă  tout le monde, chefs et soldats, beaucoup de prudence, du sang-froid et de l’indiffĂ©rence pour les provocations, injures et menaces qui pourraient vous ĂȘtre faites. Ne prenez en aucun cas l’initiative, attendez l’attaque pour riposter, mais alors, et seulement alors, vous vous dĂ©fendrez. » Avant la fin de l’exercice, la place fit demander un piquet de deux cents hommes et prĂ©venir les officiers de ne pas s’écarter de leurs logements. L’orage rĂ©volutionnaire commençait Ă  gronder. Tout annonçait qu’il Ă©claterait dans la soirĂ©e. Les officiers Ă©taient pensifs ; on osait Ă  peine se communiquer les inquiĂ©tudes qu’on Ă©prouvait, tant la gravitĂ© des Ă©vĂ©nements causait d’apprĂ©hensions. Un trĂšs petit nombre approuvait les ordonnances, la grande majoritĂ© les condamnait, et pourtant dans quelques heures nous devions prendre les armes pour les soutenir, les faire trouver bonnes et lĂ©gales. Cruelle et affligeante position ! Un peu avant cinq heures du soir, l’ordre fut donnĂ© de se trouver Ă  six heures, le 1er bataillon, commandant BarthĂ©lemy, et l’état-major, sur le Pont-Neuf, en face de la rue de la Monnaie ; le 3Ăšme, commandant Maillard, successeur du chef de bataillon Garcias, sur le quai aux Fleurs, gardant le Pont-au-Change, etc. ; le 2Ăšme le mien, sur la place du PanthĂ©on, avec un fort dĂ©tachement sur la place de l’École-de-MĂ©decine. Je devais, avec une partie de mon bataillon on m’avait pris deux compagnies pour renforcer les deux autres, maintenir l’ordre dans ce quartier populeux quartiers Saint-Jacques et Saint-Marceau, contenir les Écoles polytechniques, de droit et de mĂ©decine, garder la prison militaire de Montaigne, de la Dette, Sainte-PĂ©lagie, et protĂ©ger l’hĂŽpital militaire du Val-de-GrĂące. Mes instructions portaient que je devais, par de fortes et frĂ©quentes patrouilles, conserver mes communications avec tous les Ă©tablissements dont je viens de parler, avec la caserne des gendarmes de la rue de Tournon, et avec les deux bataillons qui Ă©taient sur la Seine. C’était beaucoup plus que je n’aurais pu faire, mĂȘme avec dix fois plus de monde ; aussi, aprĂšs plusieurs courses dans l’intĂ©rieur de l’espace que je gardais, fus-je contraint de me resserrer successivement et de borner ma dĂ©fense aux alentours de la place du PanthĂ©on, pour ne pas compromettre inutilement la vie de mes hommes, en cas d’attaque imprĂ©vue et de surprise prĂ©parĂ©e sous des prĂ©textes de bon accord. Soixante cartouches furent donnĂ©es Ă  chaque soldat. En les distribuant, comme en faisant partir les patrouilles, je recommandai avec soin et expliquai aux chefs l’usage qu’il devaient en faire, et la conduite qu’ils devaient tenir dans la position critique oĂč ils pourraient souvent se trouver. Au dĂ©but de la nuit, jusque vers dix heures, de nombreux attroupements d’hommes de tout rang et de tout Ăąge se prĂ©sentĂšrent Ă  l’entrĂ©e de la place en criant Vive la Charte, vive la Ligne ! » mais toujours sans intentions hostiles, ou du moins ne les faisant pas paraĂźtre, car ils voyaient bien que j’étais inexpugnable de la position que j’occupai sur le parvis du monument. Dans nombre de ces groupes, on portait des cadavres qui venaient des rues Richelieu, Saint-HonorĂ©, etc. Les individus qui les portaient et les accompagnaient criaient avec des voix stridentes Aux armes ! on Ă©gorge vos frĂšres, vos amis, Polignac veut vous rendre esclaves, etc. » Des hommes, des femmes, descendaient dans la rue, jusque sous les yeux des soldats en patrouilles, pour venir tremper leurs mouchoirs dans le sang de ces premiĂšres victimes d’une rĂ©volution qui commençait sous de sinistres auspices. L’agitation Ă©tait extrĂȘme, des cris d’indignation et de vengeance se faisaient entendre de toutes parts, mais la prĂ©sence de la troupe comprimait encore l’élan des masses, ou plutĂŽt leur moment d’agir avec vigueur n’était pas arrivĂ©. Dans ce quartier retirĂ©, le silence rĂšgne de bonne heure. Les boutiques avaient Ă©tĂ© fermĂ©es longtemps avant la nuit ; les armes de France, le nom du roi et des membres de la famille royale avaient Ă©tĂ© effacĂ©s des enseignes, et les Ă©cussons aux fleurs de lis, arrachĂ©s et brisĂ©s. Mais des Ă©vĂ©nements plus graves se passaient ailleurs. Nous entendions la mousqueterie et les coups de fusils se succĂ©der rapidement. La guerre civile Ă©tait commencĂ©e la troupe Ă©tait aux prises avec une population immense, ardente, jeune, brave, indignĂ©e. Quel serrement de cƓur j’éprouvai quand j’entendis les premiĂšres dĂ©tonations ! Mon Dieu, qu’elles me firent mal ! C’était la guerre entre Français, au sein du royaume, peut-ĂȘtre de grands massacres et la perte de tous nos droits civils et politiques. La situation des officiers qui ne partageaient pas les opinions des ultra-monarchistes, des Ă©migrĂ©s et des prĂȘtres Ă©tait vraiment Ă  plaindre. Donner la mort ou la recevoir, pour une cause anti-nationale, qu’on dĂ©fendait Ă  regret, c’était affreux, et cependant le devoir l’exigeait. AprĂšs dix heures, tous les rĂ©verbĂšres furent brisĂ©s autour de nous, et il n’y eut que ceux de la place du PanthĂ©on qui demeurĂšrent intacts. À onze heures, tout Ă©tait tranquille. Je fis cesser les patrouilles et rentrer les dĂ©tachements placĂ©s en diffĂ©rents lieux. Une partie de mes communications Ă©taient interrompues ; pour les rĂ©tablir, il aurait fallu employer la force ; je m’y opposai. Mon but et mes instructions Ă©taient de maintenir l’ordre, et non pas d’irriter cette partie de la population qui avait montrĂ©, jusqu’alors, beaucoup de prudence et de modĂ©ration. Un peu avant deux heures, je reçus l’ordre de faire rentrer ma troupe dans la caserne de Mouffetard. Les hommes Ă©taient horriblement fatiguĂ©s. Ainsi se termina cette premiĂšre soirĂ©e qui, si elle fut orageuse, du moins ne fut pas ensanglantĂ©e. 28 JUILLET À huit heures du matin, l’ordre arriva de prendre les armes, et de rĂ©cupĂ©rer les emplacements de la veille. À neuf heures, je pris position sur le pĂ©ristyle du PanthĂ©on, et envoyai des postes Ă  tous les dĂ©bouchĂ©s de la place. Je voulus aussi Ă©tendre mon influence sur d’autres points Ă©loignĂ©s, mais l’insurrection faisait tant de progrĂšs, les intentions devenaient si hostiles, que je dus, pour ne pas exposer inutilement la vie de mes hommes, renfermer mon action dĂ©fensive au terrain que j’occupais. Peu d’heures aprĂšs, les bandes insurrectionnelles devinrent plus nombreuses, plus arrogantes, plus hideuses, en quelque sorte, par leur monstrueuse composition. Elles Ă©taient toutes armĂ©es de fusils d’infanterie, ou de chasse, qu’on avait pris dans les dĂ©pĂŽts de la garde nationale, aux mairies, ou chez les sergents-majors, qui les conservaient depuis le licenciement en 1827 ; d’autres provenaient de la troupe, qu’on avait dĂ©sarmĂ©e dans les postes, ou des pillages exĂ©cutĂ©s chez les armuriers de Paris. Ceux qui n’avaient pas de fusils Ă©taient armĂ©s de pistolets, sabres, fleurets dĂ©mouchetĂ©s, haches, faux, fourches ou bĂątons ferrĂ©s. Des drapeaux, noirs ou tricolores, apparaissaient avec des inscriptions incendiaires. Des vocifĂ©rations, des provocations, des menaces, des cris sinistres, se faisaient entendre dans toutes les directions, mais toujours Ă  des distances respectueuses de la troupe. Calme et majestueuse dans sa force contenue, celle-ci laissait passer, sans s’émouvoir, ces flots populaires qui ne cessaient de crier À bas la garde, Ă  bas les gendarmes, Ă  bas le roi, Ă  bas les Bourbons, Ă  bas les ministres ! » et puis aprĂšs Vive la Charte, la RĂ©publique, la Ligne ! » selon qu’ils Ă©taient dirigĂ©s par des hommes plus ou moins anarchiques, plus ou moins civilisĂ©s. En mĂȘme temps, la gĂ©nĂ©rale battait dans toutes les rues, le tocsin sonnait Ă  toutes les Ă©glises, le gros bourdon de la cathĂ©drale faisait entendre sa voix puissante, et tous ensembles appelaient aux armes. On dĂ©pavait les rues, on les barricadait, on accumulait les pavĂ©s dans les Ă©tages supĂ©rieurs des maisons pour arrĂȘter la marche des troupes et assommer les soldats. Dans le centre de Paris, on se battait Ă  outrance, on Ă©gorgeait, on massacrait tout ce qui se dĂ©fendait, tout ce qui rĂ©sistait. De la position que j’occupais, j’entendais distinctement la fusillade, le long sifflement des boulets, dont plusieurs passĂšrent par-dessus nous, tirĂ©s de la place de GrĂšve pour abattre le drapeau tricolore qui flottait sur une des tours de Notre-Dame. C’était un spectacle terrible et grand, celui d’une nation qui se rĂ©veille pour briser ses fers, et demander compte du sang qu’on lui fait verser. Tout en Ă©tant l’adversaire d’un mouvement rĂ©volutionnaire que je devais combattre, je ne pouvais cependant m’empĂȘcher d’admirer l’énergie de ces Parisiens effĂ©minĂ©s, qui dĂ©fendaient leurs droits avec un courage digne de cette grande cause. Ma position devenait d’un instant Ă  l’autre plus difficile. J’étais entourĂ© d’adversaires qui me craignaient encore, ou qui me mĂ©nageaient. Ma position toute militaire, presque inattaquable les faisait rĂ©flĂ©chir. De mon cĂŽtĂ©, je ne me dissimulais pas qu’attaquĂ© vivement, je ne devais pas tarder Ă  succomber, par le peu d’hommes que j’avais avec moi, par le grand nombre des combattants que j’aurais eu sur les bras, au premier coup de fusil, sans espoir de secours, sans retraite, et sans aucune chance de succĂšs, soit pour le triomphe de la cause que je devais dĂ©fendre, soit pour l’honneur de nos armes. Je cherchai dĂšs lors Ă  agir avec prudence, pour Ă©viter tout ce qui pouvait troubler cette espĂšce de neutralitĂ© qui s’était Ă©tablie naturellement entre les deux partis. J’engageai le peuple Ă  se retirer, ou du moins Ă  se tenir toujours Ă  l’autre extrĂ©mitĂ© de la place, dans la rue Saint-Jacques, Ă  ne pas chercher Ă  dĂ©tourner mes soldats de leur devoir, ainsi qu’à Ă©viter de me mettre dans la dure nĂ©cessitĂ© de faire usage de mes armes. J’étais souvent Ă©coutĂ©, mais souvent aussi il fallait marcher sur eux, la baĂŻonnette croisĂ©e, pour les obliger Ă  laisser la place libre. À tout instant, des orateurs de carrefour, des mandataires du peuple, se prĂ©sentaient pour me parler, pour haranguer de loin mes troupes, qui riaient de leur tournure grotesque, et de l’originalitĂ© de leur langage, qui ressemblait fort Ă  celui de leur prĂ©dĂ©cesseur, le sans-culotte PĂšre Duchesne, de sanglante mĂ©moire. D’autres fois, c’étaient les chefs des attroupements de passage qui dĂ©siraient connaĂźtre mes opinions, mes sentiments, qui venaient me tĂąter, pour tĂącher de m’entraĂźner dans leur rĂ©bellion. Beaucoup d’entre eux, c’étaient les mieux Ă©levĂ©s, me priaient de ne pas faire couler le sang français, le sang de mes concitoyens et de mes subordonnĂ©s, et autres propos aussi sages qu’humains, mais qui souvent aussi Ă©taient dĂ©pourvus de sens commun. Je leur rĂ©pondais, chaque fois, que bien positivement je ne commencerais pas, mais que je me dĂ©fendrais vigoureusement si l’on m’attaquait ; que je voulais avoir la place entiĂšrement Ă  ma disposition, et que, quoi que l’on fĂźt, je n’abandonnerais jamais mon poste, qu’au besoin je me rĂ©fugierais dans l’église, et m’y retrancherais de maniĂšre Ă  braver tous les efforts de l’émeute. Plusieurs fois, je fus menacĂ© personnellement ; j’eus des pistolets ou des poignards sur la poitrine, pour m’intimider, mais ces violences ne m’en imposaient pas. Je rĂ©pondais tranquillement qu’on pouvait me tuer, mais que j’avais derriĂšre moi des vengeurs qui sauraient bien faire repentir les assassins. Les hommes sensĂ© se retiraient en criant Vive le commandant ! » les fougueux, les ultra-rĂ©volutionnaires, avec colĂšre et menaces. Ces scĂšnes populaires et dĂ©magogiques se renouvelaient Ă  chaque instant ; Ă  toute minute, j’étais obligĂ© de me porter en avant de ces bandes, presque toujours hideuses, pour les empĂȘcher d’approcher mes soldats, et pour entendre leurs harangues. Il fallait y rĂ©pondre, souvent les mĂ©nager, pour ne pas voir arriver le malheur que je voulais Ă©viter, mĂȘme au risque de me compromettre aux yeux du pouvoir. Ma position dĂ©jĂ  dĂ©licate s’aggravait par le voisinage de la prison militaire de Montaigne, oĂč quatre cents bandits Ă©taient en pleine insurrection, depuis le matin, pour s’évader et se joindre Ă  l’émeute parisienne. J’avais dĂ©tachĂ© cent hommes pour les contenir. C’était une grande force de moins, pour moi, qui n’avais plus que cent cinquante soldats sous mon commandement direct. Je courais encore le danger de me voir enlever mon dĂ©tachement ou de le laisser massacrer. J’étais dans une bien grande perplexitĂ© abandonner les prisonniers Ă  eux-mĂȘmes, c’était les envoyer sur les bords de la Seine oĂč se dĂ©cidait la question du droit divin ou de la souverainetĂ© du peuple, c’était envoyer un vigoureux renfort aux Parisiens. Je rĂ©solus, dans l’intĂ©rĂȘt mĂȘme des citoyens armĂ©s, pour ne pas laisser dĂ©shonorer leur victoire par des auxiliaires aussi criminels que mauvais soldats, de les conserver dans cette position Ă  tout prix. Avant la nuit, ils avaient brisĂ© plusieurs portes et Ă©taient parvenus jusqu’à celle de la cour, qu’ils allaient enfin franchir, lorsque le capitaine qui commandait le dĂ©tachement les prĂ©vint que si, Ă  la troisiĂšme sommation, ils n’étaient pas rentrĂ©s dans leurs dortoirs, il ferait tirer sur eux. Cette menace ne les arrĂȘta pas ; ils continuĂšrent Ă  dĂ©molir le bĂątiment, avec plus de fureur encore. Enfin, aprĂšs la troisiĂšme lecture de la loi martiale, en prĂ©sence d’un commissaire de police, le capitaine ordonna le feu. Un homme fut tuĂ©, et cinq blessĂ©s tombĂšrent Ă  la premiĂšre dĂ©charge dirigĂ©e contre la porte. On entra aussitĂŽt dans le bĂątiment, la baĂŻonnette croisĂ©e, et tout rentra dans l’ordre pour le reste de la nuit. La chaleur pendant cette journĂ©e fut excessive. Les hommes placĂ©s sur le pĂ©ristyle du PanthĂ©on, exposĂ©s pendant huit heures Ă  l’action dĂ©vorante du soleil, furent accablĂ©s d’une soif qui les fatigua beaucoup. J’eus soin de leur faire donner de l’eau, acidulĂ©e avec du vinaigre, pour mieux les dĂ©saltĂ©rer et les empĂȘcher d’ĂȘtre malades. Quelques habitants apportĂšrent du vin ; je l’aurais reçu avec reconnaissance, en tout autre circonstance ; mais dans celle-ci je craignais l’ivresse, les transports au cerveau, et les dĂ©sordres que cela pouvait amener. Par l’intermĂ©diaire d’inoffensifs bourgeois qui m’étaient dĂ©vouĂ©s, j’avais conservĂ© quelques relations avec le colonel et avec la caserne de Mouffetard, oĂč Ă©taient dĂ©posĂ©s tous les magasins d’habillement, les approvisionnements, les armes, les munitions de guerre, les archives du corps, etc. Ces moyens de communications finirent par me manquer, en sorte que je ne sus plus ce qui se passait, hors de l’enceinte que j’occupais. Je ne reçus jamais aucun argent de l’autoritĂ©, aucun avis, aucune instruction pour me guider ; j’étais entiĂšrement livrĂ© Ă  moi-mĂȘme, ce dont, du reste, je me fĂ©licitai, pouvant me diriger d’aprĂšs mes propres inspirations. J’étais seul en armes, dans toute cette partie de Paris. ExceptĂ©s la place du PanthĂ©on et quelques dĂ©pĂŽts de rĂ©giments, bien barricadĂ©s dans leurs casernes, le peuple Ă©tait maĂźtre de toute la rive gauche de la Seine. C’était dans le Paris de la rive droite que se livrait la bataille. Tous les postes, qu’on avait eu la sottise de ne pas faire rentrer dans leurs corps, avaient Ă©tĂ©, dĂšs le matin, enlevĂ©s, dĂ©sarmĂ©s, massacrĂ©s. La poudriĂšre des Deux-Moulins Ă©tait prise, les dĂ©pĂŽts d’armes des mairies pillĂ©s, en sorte que la rĂ©bellion avait acquis dans la soirĂ©e une supĂ©rioritĂ© incontestable sur les dĂ©fenseurs d’un trĂŽne qui, Ă  l’entrĂ©e de la nuit, Ă©tait irrĂ©vocablement perdu. Vers dix heures, j’appris, par des hommes sur qui je pouvais compter, qu’on devait tenter un coup de main sur ma caserne, pour enlever les armes et la poudre qui s’y trouvaient ; que les troupes stationnĂ©es dans l’intĂ©rieur devaient se retirer sur les Tuileries, quand l’émeute ne gronderait plus autant. Tout paraissait assez calme devant moi et autour de moi. Les scĂšnes affligeantes de la journĂ©e Ă©taient terminĂ©es, mais ce pouvait bien ĂȘtre un calme trompeur, prĂ©curseur d’un orage qui pouvait fondre sur moi d’un instant Ă  l’autre. Des barricades formidables s’élevaient entre la place et ma caserne, et dans toutes les rues qui conduisaient sur le boulevard extĂ©rieur. Ma prĂ©sence sur cette place devenant inutile, je me dĂ©cidai, d’aprĂšs tout ce que j’apprenais, Ă  sortir au plus vite de cette souriciĂšre, et Ă  me retirer dans mes casernes Mouffetard et de Lourcine, soit pour veiller Ă  leur conservation, soit pour y attendre la fin des Ă©vĂ©nements. Avant de commencer mon mouvement de retraite, j’envoyai couper les principaux dĂ©bouchĂ©s des rues oĂč je devais passer et faire suspendre la construction des barricades, pour effectuer en ordre cette Ă©vacuation volontaire. Je laissai, pour la garde de la prison militaire de Montaigne, ma compagnie et une section de voltigeurs. Tout s’opĂ©ra dans le plus profond silence, et avec la rĂ©gularitĂ© d’une marche en retraite. Nous fĂ»mes partout respectĂ©s et mĂȘme favorablement accueillis sur notre passage. Les habitants de ces quartiers, moins agitĂ©s que dans le centre de Paris, Ă©taient intĂ©ressĂ©s Ă  nous mĂ©nager ; il n’y avait que les exaltĂ©s, les forçats libĂ©rĂ©s dont le faubourg Saint-Marceau abonde, et les ivrognes qui pouvaient mettre obstacle Ă  notre rentrĂ©e, pour faire naĂźtre des dĂ©sordres, et quelques uns pour en profiter. À onze heures du soir, j’étais rentrĂ© dans ma caserne. ImmĂ©diatement, les compagnies qui appartenaient Ă  la caserne Lourcine rentrĂšrent de mĂȘme chez elles. J’organisai mes moyens de dĂ©fense, et distribuai les officiers et les soldats sur tous les points nĂ©cessaires, soit pour Ă©viter toute surprise, soit pour repousser toute attaque de vive force. Je dĂ©fendis expressĂ©ment de commander le feu, et de rien faire sans avoir pris mes ordres. Au cours de cette nuit, j’eus des nouvelles des deux autres bataillons et quelques dĂ©tails sur leurs opĂ©rations de la journĂ©e. Le sang avait coulĂ© dans le premier, malgrĂ© toutes les mesures prises pour Ă©viter ce malheur. Il en coĂ»tait tant de faire feu sur ses concitoyens, et de dĂ©fendre, par de si cruels moyens, une cause rĂ©prouvĂ©e par tous les hommes amis de leur pays, qu’il fallut des motifs bien puissants pour porter le colonel PerrĂ©gaux, un des militaires les plus humains que j’aie connus, Ă  sortir de la ligne de modĂ©ration qu’il s’était tracĂ©e. Voici comment la chose advint. Le premier bataillon Ă©tait depuis plusieurs heures Ă  l’entrĂ©e de la rue de la Monnaie, sur le prolongement du Pont-Neuf, gardant les quais et cette rue, lorsqu’il reçut l’ordre d’aller dĂ©gager un bataillon de la garde royale et deux piĂšces de canon, qui se trouvaient bloquĂ©s dans le marchĂ© des Innocents. Il suivait en colonne les rues de la Monnaie et du Roule, sans rĂ©sistance, franchissant les barricades sans opposition, les habitants s’empressant de se rendre aux priĂšres et Ă  la puissance des raisons que le colonel donnait pour remplir sa mission, sans effusion de sang. Retirez-vous, leur criait-il, je ne tirerai point sur vous ; jamais ma bouche ne donnera de semblables ordres. » On rĂ©pondait Vive le colonel, vive le dieu de la prudence ! » Mais arrivĂ© Ă  la rue Saint-HonorĂ©, il n’en fut plus de mĂȘme ; on parlementa en vain, on ne put s’entendre. Dans la chaleur de la discussion, survint un officier de gendarmerie et quelques gendarmes qui, placĂ©s entre les 1er et 2Ăšme pelotons, firent feu avec leurs pistolets contre les dĂ©fenseurs des barricades placĂ©es aux points d’intersection des quatre rues. DĂšs lors tout fut perdu, une vive fusillade s’engagea de part et d’autre, les barricades furent enlevĂ©es Ă  la baĂŻonnette, et le bataillon se trouva bientĂŽt sur le marchĂ© de la rue des Prouvaires. LĂ , la rĂ©sistance fut si vigoureuse que, malgrĂ© la bonne contenance et l’extrĂȘme bravoure des troupes, on fut forcĂ© d’aller reprendre en combattant la position d’oĂč on Ă©tait parti. Cette affaire coĂ»ta la vie Ă  un lieutenant M. Mari et Ă  huit soldats ; deux officiers et vingt soldats furent griĂšvement blessĂ©s. Un sergent fut tuĂ© d’un coup de pistolet par une mĂ©gĂšre, qui sortit d’une allĂ©e pour commettre ce guet-apens. Le colonel fut longtemps le point de mire des tireurs embusquĂ©s, mais sa bonne Ă©toile ne voulut pas qu’il soit atteint au corps, ses habits seuls furent trouĂ©s. Son cheval reçut cinq balles, et s’abattit avec son cavalier, en passant par-dessus une barricade, qu’il franchit en avant des carabiniers. Pendant ce temps, le 3Ăšme bataillon, placĂ© sur le marchĂ© aux fleurs, y resta toute la journĂ©e dans une position aussi critique que les deux bataillons, mais n’ayant point d’ennemis armĂ©s devant lui. Le commandant Maillard reçut par trois fois l’ordre du gĂ©nĂ©ral Taton en personne, de faire feu sur les aboyeurs qui l’entouraient. Il refusa avec fermetĂ©, en disant qu’il ne le ferait qu’autant qu’on tirerait sur lui. Le gĂ©nĂ©ral se retira furieux, la menace Ă  la bouche, et le cƓur rempli de vengeance. GrĂące Ă  la prudence et au grand sang-froid du commandant, ce mĂȘme gĂ©nĂ©ral et les bataillons de la garde, qui occupaient l’HĂŽtel de Ville et la place de GrĂšve, purent dans la nuit opĂ©rer leur retraite avec sĂ©curitĂ©. Si le commandant avait obĂ©i aux ordres irrĂ©flĂ©chis du gĂ©nĂ©ral, il aurait infailliblement perdu la position toutes les croisĂ©es de ce marchĂ© Ă©taient pourvues d’hommes armĂ©s, qui auraient tirĂ© Ă  coup sĂ»r ; le bataillon aurait Ă©tĂ© dĂ©cimĂ©, la place perdue, et les communications entre la GrĂšve et les Tuileries interceptĂ©es. À deux heures du matin, les deux bataillons purent bivouaquer dans le jardin des Tuileries. À cette heure, le drapeau tricolore flottait sur les neuf dixiĂšmes de Paris. 29 JUILLET Le jour me trouva prĂȘt Ă  me dĂ©fendre, si j’étais attaquĂ© brutalement, comme le succĂšs de la veille devait me faire craindre, mais je pensais aussi que quelque moyen se prĂ©senterait, pour Ă©viter le dĂ©sastre qui allait fondre sur nous et sur tous les habitants qui nous environnaient. Je ne m’étais jusqu’alors fait aucun plan de conduite que celui que l’honneur me prescrivait de suivre me dĂ©fendre et mourir. Cependant, quand je sus par des avis secrets que ma caserne Ă©tait minĂ©e ; que des pĂ©tards Ă©taient prĂ©parĂ©s, pour faire sauter les portes et un mur nous sĂ©parant des jardins voisins ; que des matiĂšres incendiaires devaient ĂȘtre jetĂ©es pour la brĂ»ler ; que des troupes de la garnison deux rĂ©giments, 5Ăšme et 53Ăšme de ligne avaient arborĂ© la cocarde tricolore ; que la garde royale elle-mĂȘme ne voulait plus se battre ; que tous fuyaient vers Saint-Cloud, et que l’évacuation de Paris serait complĂšte avant quelques heures, si elle ne l’était dĂ©jĂ , je compris, aprĂšs y avoir bien rĂ©flĂ©chi, que ma position n’était ni raisonnĂ©e, ni tenable. Accepter le combat, c’était vouer Ă  une mort certaine les quinze officiers et les deux cents soldats, bien portants ou malades, que j’avais avec moi ; c’était vouer Ă  la destruction le bĂątiment, les riches magasins, et les maisons voisines. Des torrents de sang couleraient, ma mĂ©moire resterait responsable de tant de calamitĂ©s, et pour qui ? Pour un roi parjure, pour un gouvernement inepte, et imposĂ© Ă  la France par des baĂŻonnettes Ă©trangĂšres. Jusqu’alors, j’avais servi fidĂšlement et consciencieusement, je n’avais aucune mauvaise action Ă  me reprocher envers les Bourbons, mais ce malheureux souverain, mal conseillĂ©, ayant violĂ© ses serments, ne m’avait-il pas dĂ©gagĂ© des miens ? Un autre motif, non moins puissant, devait encore me diriger. En admettant la dĂ©fense aussi belle que possible, je devais finir par succomber, car je ne pouvais attendre aucun secours de personne, et toute retraite m’était ĂŽtĂ©e. Comment la faire, au milieu d’une population exaspĂ©rĂ©e, dans des rues barricadĂ©es, ayant Ă  lutter contre des forces dĂ©cuples des miennes, ou peut-ĂȘtre plus nombreuses encore ? Commencer le combat, se rendre ensuite si on voyait les choses dĂ©favorables, c’était vouloir se faire Ă©gorger sans pitiĂ©, ne devant attendre aucune gĂ©nĂ©rositĂ© de la part de ceux qu’on venait d’égorger soi-mĂȘme
 Je faisais toutes ces rĂ©flexions, en me promenant dans la cour du quartier ; j’étais calme, je donnais mes ordres avec beaucoup de sang-froid ; mais intĂ©rieurement j’éprouvais un malaise, plus facile Ă  comprendre qu’à dĂ©finir. Avant dix heures, je fus prĂ©venu, par tous les officiers rĂ©unis, que des bandes nombreuses se portaient Ă  toutes les casernes des environs pour dĂ©sarmer les troupes, qui s’y Ă©taient enfermĂ©es, et enlever les armes qui s’y trouvaient en dĂ©pĂŽt. En aucune part on n’avait fait rĂ©sistance on s’était soumis Ă  la loi du plus fort, Ă  la loi de la raison. Les officiers me dirent qu’il y aurait folie Ă  se conduire autrement, et que pour eux, ils Ă©taient rĂ©solus Ă  cĂ©der, si on faisait des propositions qu’on pĂ»t accepter sans dĂ©shonneur. Je leur rĂ©pondis que c’était bien ainsi que je l’entendais, et les renvoyai chacun Ă  son poste. AprĂšs dix heures, plusieurs attroupements, plus ou moins nombreux, se prĂ©sentĂšrent devant la façade principale de la caserne rue Neuve-Sainte-GeneviĂšve. Leurs voix, leurs gestes, leurs costumes, tout Ă©tait effrayant. La majeure partie de ces hĂ©ros des faubourgs et de la banlieue Ă©taient armĂ©e. À leur tĂȘte, on remarquait des hommes bien vĂȘtus, ayant de bonnes maniĂšres, des dĂ©corations, des chefs enfin avec lesquels on pouvait s’aboucher. De la fenĂȘtre du premier, oĂč je m’étais placĂ©, je fis signe que je voulais parler. On fit d’abord silence, mais quand on entendit parler de conditions Ă  stipuler, de neutralitĂ© Ă  garder, des cris furieux À bas les armes, Ă  l’assaut ! » poussĂ©s par les Ă©nergumĂšnes, ivres de leur succĂšs, couvrirent ma voix. Tous les fusils se dirigĂšrent vers moi ; quelques soldats qui m’entouraient me saisirent en me disant Retirez-vous, commandant, ils vous tueront. » L’agitation Ă©tait extrĂȘme, dĂ©jĂ  on montait aprĂšs les ifs qui servent aux illuminations. C’était, dans toute la force du mot, une des scĂšnes hideuses de 1793. RestĂ© toujours Ă  la place que j’occupais, je parvins Ă  faire entendre que je dĂ©sirais m’entretenir avec deux ou trois de leurs chefs. Cette proposition acceptĂ©e, je fis ouvrir la porte aux trois commissaires dĂ©signĂ©s qui se trouvaient ĂȘtre un Ă©lĂšve de l’École polytechnique, un Ă©tudiant en droit de ma connaissance, et un personnage dĂ©corĂ©, probablement officier en demi-solde, dont je fus trĂšs peu satisfait. AprĂšs des dĂ©bats assez longs, dans cette confĂ©rence diplomatico-militaire, qui se tenait dans le corps de garde, il fut Ă©tabli qu’on n’entrerait point dans ma caserne, que je ne remettrais qu’un certain nombre de fusils qu’on ferait passer par les croisĂ©es, et que l’élĂšve de l’École Polytechnique, un peu malade, resterait en otage prĂšs de moi pour la garantie des conditions convenues. Tout fut exĂ©cutĂ© de bonne foi, de part et d’autre. Quand j’eus dĂ©clarĂ© Ă  plusieurs reprises que je n’avais plus d’armes Ă  donner, on se retira fort satisfait, en criant Vive le commandant, vive le 15Ăšme lĂ©ger ! » Quant Ă  moi, je les envoyais au diable de bien bon cƓur. Je fis de suite armer de nouveau les chasseurs qui ne l’étaient plus, et reprendre Ă  chacun les postes qui leur Ă©taient dĂ©signĂ©s. Je n’eus qu’à me louer des commissaires avec lesquels je traitais. Ils furent pleins de bons procĂ©dĂ©s. Pour attĂ©nuer tout ce que cet Ă©vĂ©nement avait de douloureux pour moi, ils me firent de bienveillants compliments sur la maniĂšre dont j’avais conduit cette affaire jusqu’à sa fin, sur le succĂšs que j’avais obtenu pour la conservation des magasins, sur ma conduite prudente et habile de la veille, place du PanthĂ©on, etc. MalgrĂ© tous ces Ă©loges, exprimĂ©s avec gĂ©nĂ©rositĂ©, l’idĂ©e d’avoir remis des armes sans combattre m’obsĂ©dait comme un reproche. Il me semblait que j’avais terni par une honteuse condescendance mes vingt-six annĂ©es de service. Du reste, je ne vis pas, dans les regards des officiers, un seul signe de blĂąme ni de mĂ©contentement ; au contraire, ils me tĂ©moignĂšrent tous leur profonde gratitude, et leur satisfaction de s’ĂȘtre tirĂ©s honorablement d’une position assez dĂ©licate. Pour me le prouver, ils m’embrassĂšrent tous. Cet Ă©panchement de l’ñme, aprĂšs une crise semblable, avait quelque chose de salutaire pour nous. Si ce n’était pas une justification, c’était du moins l’approbation de tous. Nos casernes de Lourcine et du Foin furent pillĂ©es, mais les soldats qui les occupaient furent respectĂ©s. Le mĂȘme sort fut rĂ©servĂ© aux casernes des gardes du corps, de la garde, et des autres rĂ©giments de la garnison. Celle de Babylone, oĂč Ă©taient les Suisses de la garde, fut dĂ©fendue d’abord, et ensuite abandonnĂ©e, aprĂšs avoir vu tomber plusieurs des Suisses, sous les coups d’une attaque en rĂšgle par une masse d’insurgĂ©s. Heureusement les dĂ©fenseurs purent gagner les boulevards dont ils Ă©taient proches, car ils auraient Ă©tĂ© tous massacrĂ©s. AprĂšs qu’ils l’eurent pillĂ©e, les insurgĂ©s y mirent le feu. Peu de temps aprĂšs que j’avais remis une partie de mes armes, d’autres bandes d’insurgĂ©s se prĂ©sentĂšrent. Il fallut leur en donner encore ; d’autres suivirent avec les mĂȘmes exigences. C’était en vain que je leur disais que je n’en avais plus, ils en voulaient absolument. Ils demandaient Ă  visiter la caserne, ce que je refusais obstinĂ©ment. Pour Ă©viter ce malheur et le contact de ces hordes dĂ©guenillĂ©es, je fis prendre quelques fusils au magasin, oĂč il s’en trouvait plus de cinq cents, ainsi que plusieurs milliers de cartouches Ă  balles. Ces bandes se renouvelant sans cesse, je compris que ma position se compliquait et devenait inquiĂ©tante. Pour sauver mes hommes, qui n’auraient pu bientĂŽt plus se dĂ©fendre, en cas de persistance dans le projet de pĂ©nĂ©trer dans la caserne, je sortis du quartier pour aller inviter un capitaine de la garde nationale, que je voyais en uniforme Ă  l’extrĂ©mitĂ© de la rue, Ă  mettre un poste de gardes nationaux armĂ©s pour la protĂ©ger et la garder, renonçant dĂ©sormais Ă  le faire. Je lui remis les clĂ©s des magasins et des bureaux, en le rendant responsable de tout ce qui s’y trouvait. Il s’en chargea et conserva tout, exceptĂ© ce qui Ă©tait l’objet d’armement et de grand Ă©quipement, qu’il fit prendre pour organiser les compagnies de sa lĂ©gion. Ce fut pour moi une grande satisfaction de n’avoir plus de rapport avec toutes ces bandes Ă  faces sinistres, qui venaient, la plupart, chercher des fusils pour les revendre aux gardes nationaux qui s’organisaient Ă  la hĂąte pour sauver Paris du pillage. Je savais que le rĂ©giment Ă©tait sorti de Paris, je n’avais plus Ă  craindre que les armes que je donnais fussent employĂ©es contre lui. C’est ce qui m’avait fait tant tenir Ă  leur conservation. De son cĂŽtĂ©, le capitaine que j’avais installĂ© dans le corps de garde ne voulut plus en donner Ă  tous ceux qui se prĂ©sentaient. Il fallait ĂȘtre de l’arrondissement, et ĂȘtre connu par un citoyen honorable pour en obtenir. Je lui dis souvent N’armez pas les prolĂ©taires, maintenant que tout est fini. Ils pourraient continuer la rĂ©volution pour leur compte, et nous livrer Ă  l’anarchie dĂ©magogique. » Les rapports que j’eus avec ce capitaine et avec plusieurs autres officiers, qui vinrent le seconder, furent trĂšs agrĂ©ables. Pendant cette tourmente, le dĂ©tachement, laissĂ© la veille pour la garde de la prison de Montaigne, rentra en ordre, mais dĂ©sarmĂ©e. Ce fut en vain que le capitaine Chardron, qui le commandait, observa aux insurgĂ©s que sa mission Ă©tait d’empĂȘcher les malfaiteurs qui s’y trouvaient renfermĂ©s de se rĂ©pandre dans Paris, pour commettre des dĂ©lits et peut-ĂȘtre des crimes ; il ne put parvenir Ă  faire comprendre Ă  un de ces derniers attroupements, moins prudent que plusieurs autres qui l’avaient prĂ©cĂ©dĂ©, les motifs qu’il avait pour tenir Ă  la conservation de ses armes. Il ne fut pas Ă©coutĂ©. Il dut cĂ©der. RĂ©sister eut Ă©tĂ© une folie, quand tous se soumettaient autour de lui. Cependant, il ne le fit que sur mon invitation. Une fois parti, les prisonniers sortirent, et rĂ©pandirent bientĂŽt dans les rues la consternation. Le premier usage qu’ils firent de leur libertĂ©, ce fut d’aller chez le capitaine qui avait ordonnĂ© de faire feu sur eux, pour l’assassiner. Heureusement qu’il put s’échapper par une porte de derriĂšre de son appartement, et se rĂ©fugier dans une maison oĂč on ne le vit pas entrer. À la caserne, j’étais restĂ©, seul officier, pour maintenir les soldats dans la ligne de leur devoir, les protĂ©ger et leur faire connaĂźtre la nouvelle position oĂč ils allaient se trouver. Je pensais les avoir convaincus, mais le dĂ©mon de la discorde et de l’insubordination vint dĂ©truire l’effet de mes paternelles recommandations. Nous n’avons plus d’armes, plus de drapeau, plus de gouvernement, nous sommes donc libĂ©rĂ©s du service, et maĂźtres de nos actions. Vive la libertĂ©, et au diable l’obĂ©issance et la discipline ! » Et au mĂȘme instant ils se prĂ©cipitĂšrent tous vers la porte, pour sortir. Vainement je m’y opposai, les liens de la soumission aux lois Ă©taient brisĂ©s, ma voix et mon grade mĂ©connus. Je dus cĂ©der Ă  cette autre rĂ©bellion. À six heures du soir, je sortis de la caserne. Tout ce qui arrivait depuis trois jours m’avait brisĂ© le cƓur ; je doutais encore, aprĂšs ĂȘtre sorti de cette caserne oĂč mon pouvoir Ă©tait si fort, quelques heures auparavant, qu’un trĂŽne si haut placĂ© dans l’opinion des peuples venait de s’écrouler, qu’un roi si puissant Ă©tait dĂ©chu, sa couronne brisĂ©e, et lui-mĂȘme peut-ĂȘtre en fuite pour Ă©viter la colĂšre d’une grande nation irritĂ©e. Quand je songeais Ă  tout cela, j’en avais des vertiges, une espĂšce de fiĂšvre dĂ©vorante. Mon beau-frĂšre, M. Kellermann, bibliothĂ©caire Ă  l’École des ponts et chaussĂ©es, Ă©tait venu me prendre Ă  la caserne, peu avant que j’en sortisse. Sa prĂ©sence me fit du bien. J’avais besoin d’ĂȘtre plaint, consolĂ©, de recevoir des tĂ©moignages d’amitiĂ© pour chasser de ma pensĂ©e les impressions de la journĂ©e. Elles Ă©taient douloureuses. Je ne pouvais que voir, avec plaisir, la France recouvrant la plĂ©nitude de ses droits politiques, mais le choc avait Ă©tĂ© trop violent, trop extraordinaire, pour que ma raison n’en fĂ»t pas Ă©branlĂ©e, et pĂ»t apprĂ©cier Ă  premiĂšre vue tous les avantages qu’une pareille secousse devait amener. Je craignais la guerre civile, le triomphe des prolĂ©taires, l’institution d’une rĂ©publique, la guerre Ă©trangĂšre, enfin tous les maux qu’engendrent l’anarchie et le triomphe des partis extrĂȘmes. Mon beau-frĂšre dĂźna chez moi, oĂč il y avait une pension bourgeoise qui nous fournissait tout ce dont nous avions besoin. Il me donna des dĂ©tails sur les Ă©vĂ©nements des trois jours, que j’ignorais complĂštement. Pendant le dĂźner une dame, jeune et jolie, mais que je ne connaissais pas assez pour espĂ©rer d’elle une si grande preuve d’intĂ©rĂȘt, vint me voir avec son mari, pour m’exprimer toute la joie qu’elle Ă©prouvait de me trouver sain et sauf. Je fus bien vivement touchĂ© de cette obligeante attention ; une mĂšre, une femme, une sƓur, n’auraient ni mieux exprimĂ© leur joie, ni donnĂ© plus d’expression Ă  leur lĂ©gitime tendresse. Cette visite inattendue me fit oublier bien des souvenirs amers. Au cours de cette journĂ©e du 29, les deux bataillons du rĂ©giment qui Ă©taient sur l’autre rive de la Seine, aprĂšs avoir passĂ© une partie de la nuit et de la matinĂ©e dans le jardin des Tuileries, Ă©taient allĂ©s prendre position dans les Champs-ÉlysĂ©es. C’était le moment oĂč les Parisiens attaquaient le Louvre, et peu aprĂšs le palais du roi. Le palais pris, toutes les troupes se retirĂšrent en dĂ©sordre sur Saint-Cloud, en prenant toutes les directions qui y conduisent. Notre 15Ăšme, toujours ralliĂ© et maintenu, forma l’arriĂšre-garde pour soutenir la retraite. Il se retirait par le quai. Malheureusement, la barriĂšre des Bonshommes ou de Passy Ă©tait fermĂ©e et dĂ©fendue par les gardes nationaux d’Auteuil, Boulogne, Passy, etc. La situation Ă©tait critique attaquĂ© en queue et en flanc, placĂ© entre la Seine et la colline de Chaillot, que garnissaient des tirailleurs audacieux et adroits, on se trouvait acculĂ© dans une impasse, et dans l’impossibilitĂ© de faire aucun mouvement, Ă  moins de revenir sur ses pas pour marcher sur le ventre des Parisiens et prendre le pont d’IĂ©na. Le capitaine Bidou, qui commandait la premiĂšre compagnie des carabiniers, eut l’heureuse idĂ©e de faire mettre la crosse en l’air Ă  sa compagnie. Ce signal pacifique fut compris et la barriĂšre s’ouvrit pour laisser passer le seul rĂ©giment qui ne fĂ»t pas entiĂšrement dĂ©moralisĂ©. Quoiqu’il ne rĂ©pondĂźt pas aux coups de feu, des individus placĂ©s sur la colline, et cachĂ©s derriĂšre des murs, ne discontinuĂšrent pas de tirer sur lui, et, par malheur, avec une adresse fĂ©roce. Un capitaine fut tuĂ©, ainsi que plusieurs soldats, deux officiers et beaucoup de soldats furent blessĂ©s. Ils tombĂšrent victimes de la funeste adresse de quelques individus, qui croyaient sans doute s’illustrer en assassinant de sang-froid et sans danger des compatriotes, plus français et meilleurs citoyens qu’eux, puisqu’ils ne rĂ©pondaient pas Ă  leur attaque, et qu’ils se retiraient sans combattre. Cet acte barbare fut un vĂ©ritable crime, qu’on ne saurait trop anathĂ©matiser. AprĂšs avoir passĂ© la barriĂšre, le rĂ©giment fut se reposer sous les ombrages du Bois de Boulogne, oĂč les habitants d’Auteuil, sur la demande du colonel, lui apportĂšrent avec empressement des vivres. La chaleur Ă©tait excessive, on Ă©tait accablĂ© de fatigues, de chagrins et de funestes pressentiments. C’était entre midi et quatre heures. Le dauphin vint voir le rĂ©giment. Il fut accueilli froidement. Le prestige avait disparu, le malheur avait passĂ© sur toutes les tĂȘtes, si fiĂšres, si droites quelques jours auparavant. On vit un homme, plus que mĂ©diocre, se montrer quand le danger Ă©tait passĂ©, qui ne sut ni remercier, ni encourager. La dĂ©fection commença, aprĂšs cette revue. On se mit en marche pour Vaucresson, en passant par Saint-Cloud, oĂč l’on dĂ©libĂ©ra longtemps pour savoir si on permettrait de traverser le parc, pour abrĂ©ger la distance. Le rĂ©giment passa sous les fenĂȘtres du roi ; il Ă©tait alors Ă  dĂźner, ce qui fut cause sans doute qu’il ne se dĂ©rangea pas pour le voir, et pour saisir cette occasion de dire de ces choses qui dĂ©dommagent un peu des fatigues et des dangers courus. Cette indiffĂ©rence maladroite blessa vivement les officiers, qui regrettĂšrent alors d’avoir quittĂ© Paris et de s’ĂȘtre exposĂ©s pour un prince qui ne leur en tenait aucun compte. ADHÉSION AU NOUVEAU RÉGIME 30juillet. – De grand matin, la majeure partie des officiers du rĂ©giment qui se trouvaient Ă  Paris se rĂ©unirent chez moi pour prendre, tous ensemble, une dĂ©termination sur la conduite que nous devions tenir. Il fut rĂ©solu Ă  l’unanimitĂ© que je me prĂ©senterais dans la matinĂ©e chez le lieutenant-gĂ©nĂ©ral, comte GĂ©rard, membre du gouvernement provisoire, et au domicile de M. Laffitte, banquier et dĂ©putĂ©, pour donner notre adhĂ©sion au nouvel ordre de choses, et prendre des ordres dans notre singuliĂšre position. Chef de corps, par l’absence du colonel qui Ă©tait avec les deux bataillons, et du lieutenant-colonel qui Ă©tait en congĂ© Ă  Lyon, je dus d’abord aviser aux moyens d’assurer la subsistance de la troupe, qui Ă©tait sans pain depuis deux jours ; et aussi aviser Ă  faire bien comprendre aux hommes de ne point imiter la conduite de leurs camarades, qui avaient quittĂ© leur compagnies et qui ne tarderaient pas Ă  ĂȘtre arrĂȘtĂ©s, soit Ă  Paris, soit sur les routes, s’ils avaient cherchĂ© Ă  se rendre dans leurs foyers. Je leur recommandai en outre la conservation de leurs effets, et une bonne tenue, s’ils sortaient du quartier, et d’éviter d’aller boire dans les cabarets, crainte de querelle avec les hĂ©ros du jour, qui Ă©taient fort insolents. Ce furent en grande partie des conseils superflus. Le travail de plusieurs annĂ©es disparut complĂštement dans un jour. Plus de respect, de soumission, de discipline, ni de tenue anarchie et dĂ©sordre presque complets. Le soir, les effets Ă©taient vendus, dĂ©chirĂ©s, couverts de boue et de graisse. Ce n’étaient dĂ©jĂ  plus des soldats. AprĂšs ma visite dans les casernes, je me rendis au siĂšge du gouvernement provisoire, rue d’Artois maintenant Laffitte, pour remplir ma mission. Le gĂ©nĂ©ral GĂ©rard n’y Ă©tant pas, je m’adressai au gĂ©nĂ©ral Pujol, commandant en second la force armĂ©e de Paris. Je fus parfaitement bien accueilli, et obtins tout ce que je lui demandai pour le bien-ĂȘtre de mes subordonnĂ©s. AprĂšs avoir longtemps causĂ© avec lui de notre position et de la part que nous avions prise aux Ă©vĂ©nements, je me retirai trĂšs satisfait, et plus que je n’osais l’espĂ©rer, car j’avais craint que les articles violents, publiĂ©s par les journaux contre le rĂ©giment, ne l’eussent indisposĂ© contre nous. Je fus ensuite Ă  l’HĂŽtel de Ville voir le gĂ©nĂ©ral La Fayette, pour lui faire connaĂźtre nos intentions. Il me garda peu de temps, Ă©tant trĂšs occupĂ© Ă  recevoir des rapports et Ă  donner des instructions. J’étais horriblement fatiguĂ© Ă  ma rentrĂ©e chez moi. Cette promenade forcĂ©e dans Paris, cette longue course en habit de ville, Ă  pied, Ă  cause des barricades, et par une chaleur accablante, me fit connaĂźtre les immenses travaux et les Ă©pouvantables ravages d’une guerre civile de trois jours. Dans toutes les rues, sur les quais, sur les boulevards et sur les ponts, Ă©taient Ă©tablies des barricades, placĂ©es tous les soixante pas, hautes de quatre Ă  cinq pieds et construites avec des diligences, des omnibus, des voitures de maĂźtre, charrettes, camions, tonneaux, caisses ou planches. Sur les boulevards, les arbres Ă©taient coupĂ©s et abattus en travers ; les rues en partie dĂ©pavĂ©es et parsemĂ©es de verre de bouteille, pour arrĂȘter la cavalerie. Paris ressemblait Ă  une ville prise d’assaut. Son aspect Ă©tait morne et sĂ©vĂšre. Peu de mouvement dans les rues, beaucoup d’hommes mal habillĂ©s, groupĂ©s sur diffĂ©rents points ; point de femmes Ă©lĂ©gantes, de voitures, de boutiques ouvertes ; mais des convois funĂšbres, des femmes occupĂ©es Ă  faire de la charpie, des corps de garde improvisĂ©s Ă  tous les coins de rues, des vitres et des rĂ©verbĂšres brisĂ©s, des murs couverts de proclamations appelant le peuple aux armes, et des ordonnances Ă  cheval se rendant dans toutes les directions. Ce spectacle triste et saisissant, attestait combien l’orage rĂ©volutionnaire avait dĂ» ĂȘtre brĂ»lant. Presque toutes les barriĂšres et les corps de garde de la garnison furent incendiĂ©s. Beaucoup d’objets d’art furent mutilĂ©s, brisĂ©s, volĂ©s, dans les galeries du Louvre et les appartements du chĂąteau ; le musĂ©e de l’artillerie, l’archevĂȘchĂ©, la cathĂ©drale furent aussi dĂ©vastĂ©s et saccagĂ©s. Assez gĂ©nĂ©ralement, les vainqueurs donnĂšrent des preuves de gĂ©nĂ©rositĂ©, d’humanitĂ© et de dĂ©sintĂ©ressement. Mais aussi il s’en trouva qui Ă©gorgĂšrent sans pitiĂ© des hommes dĂ©sarmĂ©s, qui les jetĂšrent vivants dans la Seine, qui les tuĂšrent par derriĂšre. Quatre hommes du rĂ©giment, un capitaine de la garde royale, de mes amis, avec qui j’avais dĂźnĂ© le dimanche 25, des gardes royaux, des Suisses, des gendarmes, Ă©prouvĂšrent ce sort. La perte totale du rĂ©giment fut d’un capitaine, un lieutenant et seize sous-officiers et soldats tuĂ©s ; quatre officiers et trente-neuf sous-officiers et chasseurs blessĂ©s. Le rĂ©giment fut un de ceux qui se conduisirent avec le plus de prudence, qui tira le moins et qui a Ă©tĂ© cependant signalĂ©, par la presse libĂ©rale, comme un parricide et un ennemi de la libertĂ©. À mon retour de l’HĂŽtel de Ville, j’appris que deux de nos officiers un capitaine criblĂ© de dettes, et le porte-drapeau, homme fort tarĂ©, tous deux les obligĂ©s du colonel qui avaient quittĂ© la veille, dans le Bois de Boulogne, leurs camarades et leur drapeau, s’étaient prĂ©sentĂ©s Ă  l’HĂŽtel de Ville, pour offrir leurs services au gouvernement provisoire, et faire parade d’un dĂ©vouement patriotique dont ils ne se doutaient pas deux jours auparavant. À force de calomnies et de mensonges, ils parvinrent Ă  faire croire au gĂ©nĂ©ral Dubourg que, s’il leur donnait pleins pouvoirs, ils organiseraient un bataillon modĂšle et sĂ»r, ce qui ne serait pas, si on le laissait entre les mains des officiers actuels, tous animĂ©s, surtout son chef c’était moi, d’un trĂšs mauvais esprit. Ils obtinrent sans difficultĂ© les pleins pouvoirs qu’ils demandaient, et se mirent de suite Ă  l’Ɠuvre. Le capitaine se nomma chef de bataillon, et fit tous les sergents-majors sous-lieutenants, en attendant qu’il pĂ»t entraĂźner dans son parti quelques officiers pour en faire des capitaines et de lieutenants. C’est au moment qu’il rĂ©volutionnait ainsi les trois casernes que je rentrais chez moi. J’y trouvai tous les officiers de mon bataillon, qui m’attendaient avec impatience, furieux, indignĂ©s contre l’audace de ces deux officiers, dont la conduite, dans cette circonstance, Ă©galait la lĂąchetĂ© habituelle. AprĂšs avoir entendu leurs rĂ©cits et leurs plaintes, reçu leur tĂ©moignage d’estime et d’affection, j’écrivis au gĂ©nĂ©ral La Fayette, pour lui faire part de ce qui se passait, de la surprise qui avait Ă©tĂ© faite au gĂ©nĂ©ral Dubourg, de la conduite honorable que tous les officiers de mon bataillon avait tenue pendant les trois journĂ©es, et lui montrer que nous Ă©tions calomniĂ©s par deux intrigants sans influence sur l’esprit des soldats, qui avaient lĂąchement abandonnĂ© leur drapeau pour venir Ă  Paris mendier un avancement qu’ils ne mĂ©ritaient pas. Un officier porta ma lettre, et, une demi-heure aprĂšs, je reçus l’ordre de conserver le commandement, ainsi que tous les officiers que j’avais avec moi. Je fis tout de suite mettre cette rĂ©ponse Ă  l’ordre du jour dans les trois casernes, et donner la consigne d’arrĂȘter ces deux officiers pour les conduire Ă  la prison de l’Abbaye. 31 juillet. – Je fus dans la matinĂ©e chez le lieutenant-gĂ©nĂ©ral comte Roguet, nommĂ© commandant des troupes de Paris, pour prendre ses ordres et lui rendre compte des Ă©vĂ©nements intĂ©rieurs du corps. L’acte d’indiscipline de ces deux officiers le mĂ©contenta beaucoup. Il m’ordonna de les faire arrĂȘter. Il me demanda de lui remettre, dans la soirĂ©e, un rapport trĂšs circonstanciĂ© sur l’esprit et la situation de la portion de corps que je commandais, sur les magasins du rĂ©giment, sur les pertes Ă©prouvĂ©es et sur les moyens employĂ©s pour assurer la subsistance de la troupe depuis les Ă©vĂ©nements. À trois heures, quand le travail Ă©tait achevĂ©, le lieutenant-colonel arriva de Lyon. Je le lui prĂ©sentai, pour le signer et le porter, en sa qualitĂ© de chef de corps. Par modestie, il refusa l’un et l’autre, mais ensuite, se ravisant et prĂ©voyant que cette visite pourrait lui ĂȘtre utile plus tard, il m’accompagna au quartier gĂ©nĂ©ral, place VendĂŽme, oĂč logeait le comte Roguet. Quelle fut ma surprise, dans notre entretien, avec le gĂ©nĂ©ral, sur les efforts que nous devions faire pour ramener la discipline, d’entendre cet officier dire avec beaucoup de suffisance qu’il regrettait fort de s’ĂȘtre trouvĂ© absent du rĂ©giment pendant les Ă©vĂ©nements, que sa prĂ©sence au corps, et l’influence qu’il y exerçait, auraient empĂȘchĂ© le 15Ăšme de prendre part Ă  cette lutte, et que, dĂšs le premier jour, il l’aurait entraĂźnĂ© Ă  se mettre du cĂŽtĂ© du peuple ! Cette impudence me rĂ©volta, et amena cette rĂ©ponse fort simple et trĂšs naturelle Et le devoir, et vos serments ? » Le gĂ©nĂ©ral approuva de la tĂȘte mon observation, et nous congĂ©dia. Sur la place, nous eĂ»mes une vive altercation, oĂč je lui reprochai le blĂąme qu’il semblait vouloir jeter sur ceux qui n’avaient fait que mettre en action ce que lui-mĂȘme avait si souvent recommandĂ© dans ses allocutions Ă  la troupe assemblĂ©e, oĂč il ne savait quelles expressions employer pour parler de sa fidĂ©litĂ©, de son dĂ©vouement au roi et de son amour pour la famille royale. VoilĂ  bien l’esprit de beaucoup des hommes que j’ai connus ! Quand l’idole est debout, ils l’encensent ; quand elle est Ă  terre, ils lui donnent un coup de pied. Ce mĂȘme jour, le duc d’OrlĂ©ans fut reconnu lieutenant-gĂ©nĂ©ral du royaume, ayant acceptĂ© l’offre que lui avait faite la Chambre des dĂ©putĂ©s de se mettre Ă  la tĂȘte du gouvernement provisoire. Son arrivĂ©e Ă  Paris et sa prĂ©sentation au peuple, par le gĂ©nĂ©ral La Fayette, sur la place de GrĂšve, produisirent un bon effet sur tous les hommes amis de leur pays. On ne dĂ©sespĂ©ra plus du salut de la patrie. 1er aoĂ»t. – Dans la matinĂ©e, le lieutenant-colonel, Ă  qui je venais de remettre le commandement du rĂ©giment, rĂ©unit tous les hommes dans la cour de la caserne de Lourcine, pour les haranguer. Il nous dit trĂšs sĂ©rieusement qu’il avait servi avec fidĂ©litĂ© la RĂ©publique, le Consulat, l’empereur NapolĂ©on, Louis XVIII et Charles X, et qu’il servirait de mĂȘme le souverain que les Chambres appelleraient au trĂŽne. Les officiers sourirent et le reconnurent pour la plus vieille girouette du rĂ©giment. Au fait, ce n’était ni sa faute ni la nĂŽtre, si les Ă©vĂ©nements nous forçaient Ă  servir tant de gouvernements divers, mais il aurait pu se dispenser de faire parade de nos honteuses palinodies, de la frĂ©quence de nos serments si solennellement prĂȘtĂ©s, et souvent si peu respectĂ©s. Ses frais d’éloquence touchĂšrent peu les soldats qui se croyaient dĂ©gagĂ©s depuis le 29 juillet de tout frein disciplinaire. 2 aoĂ»t. – Ce jour-lĂ , les dĂ©bris de nos 1er et 3Ăšme bataillons nous revinrent. Le colonel nous les renvoyait, sans les accompagner. Voici leur histoire. J’ai dit que les deux bataillons Ă©taient arrivĂ©s Ă  Vaucresson, le 29 juillet. Fort mal Ă  ce bivouac, et inquiets sur les suites que pouvait avoir pour les officiers leur Ă©loignement de Paris, les officiers commencĂšrent Ă  murmurer. DĂšs le 30, les ambitieux et les mariĂ©s quittĂšrent furtivement. Leur dĂ©fection et la dĂ©sertion des soldats furent plus ostensibles le 31. En effet, ce jour-lĂ , le colonel PerrĂ©gaux avait donnĂ© l’ordre de se rapprocher de Rambouillet, oĂč s’était retirĂ©e la cour. Le colonel, qui avait amĂšrement censurĂ© les ordonnances du 25 juillet, ne voulait pas entraĂźner son rĂ©giment Ă  continuer une dĂ©fense qui n’était ni dans ses principes, ni dans ses intĂ©rĂȘts, mais il lui rĂ©pugnait d’abandonner une cause malheureuse, sans avoir reçu l’avis officiel que ses services n’étaient plus nĂ©cessaires. C’est pourquoi il crut devoir se rapprocher de Rambouillet, oĂč le roi Ă©tait dĂ©jĂ  abandonnĂ© par la majeure partie de sa garde et par ses courtisans. Ce mouvement en avant Ă©claircit singuliĂšrement les rangs le soir, il n’y restait plus guĂšre que ces hommes fidĂšles et dĂ©vouĂ©s que tous les Ă©vĂ©nements ont toujours trouvĂ©s Ă  leur poste. En consĂ©quence, le colonel invita les deux chefs de bataillon Ă  conduire leurs hommes Ă  Paris, en prenant les mesures convenables pour assurer leur retour d’une maniĂšre lĂ©gale. Il fit rendre au drapeau les honneurs militaires, et partit pour Rambouillet, accompagnĂ© d’un officier et d’un dĂ©tachement de sous-officiers et de caporaux qui s’offrirent spontanĂ©ment pour escorter le drapeau. À son arrivĂ©e au chĂąteau, il remit au roi le drapeau du 15Ăšme en lui disant Sire, vous me l’aviez confiĂ©, je vous le rends, puisque je ne puis plus le dĂ©fendre. » Le roi le remercia beaucoup et le nomma commandeur de la LĂ©gion d’honneur, pensant encore pouvoir rĂ©compenser la fidĂ©litĂ© au malheur, mais le pouvoir souverain Ă©tait brisĂ© dans ses mains depuis son dĂ©part de Saint-Cloud. Ce fut une lettre morte. Les dĂ©bris de nos 1er et 3Ăšme bataillons nous arrivĂšrent donc Ă  Paris, dans la matinĂ©e, le 2 aoĂ»t, sous le commandement de leurs chefs, tambours battants et baĂŻonnettes au bout des fusils. C’était la premiĂšre troupe armĂ©e de la ligne qu’on revoyait dans nos parages ; et ils se prĂ©sentaient dans cette attitude militaire, en vertu d’une convention faite avec les commissaires envoyĂ©s pour recevoir leur adhĂ©sion. Les honnĂȘtes gens virent avec plaisir que la force armĂ©e rĂ©guliĂšre et disciplinĂ©e allait reprendre le service de la capitale. GrĂące Ă  l’arrivĂ©e de ces deux bataillons, le rĂ©giment se trouva de nouveau rĂ©uni. Mais ce n’était plus le mĂȘme corps. Que de divisions, parmi les officiers ! Des ambitions bien peu justifiĂ©es se montraient, des haines se manifestaient Ă  toutes les rĂ©unions. Le 15Ăšme avait cessĂ© d’ĂȘtre le modĂšle des autres corps. Sur les 1500 hommes qu’il avait prĂ©sentĂ©s Ă  la revue du 26, il ne lui en restait pas 400. Plus de 1000 hommes avaient dĂ©sertĂ©. Quant Ă  la tenue, elle n’existait plus. La plupart des soldats vendaient, le soir, les effets qu’on leur dĂ©livrait le matin. 9 aoĂ»t 1830. – Louis Philippe, roi des Français, accepte la nouvelle Charte, et prĂȘte serment devant les dĂ©putĂ©s rĂ©unis au palais de la Chambre
 Pour moi, Ă  deux heures et demie du matin, je pris le commandement d’une nombreuse corvĂ©e, que je devais conduire Ă  Vincennes pour recevoir six cents fusils. Je rentrai Ă  deux heures aprĂšs midi, bien mĂ©content des hommes et de leurs officiers qui n’osaient plus les commander. Cette journĂ©e me laissa de douloureux souvenirs sur le funeste effet de l’indiscipline. Quelle diffĂ©rence avec les soldats d’avant la RĂ©volution ! quel changement profond dans les caractĂšres en si peu de jours ! Ce qui occasionna en grande partie les nombreux Ă©carts de dĂ©sobĂ©issance dont les soldats se rendirent coupables, c’est la faim. RestĂ©s Ă  Vincennes plus longtemps qu’on ne pensait, parce que d’autres rĂ©giments s’y trouvaient en mĂȘme temps que nous, l’heure du dĂ©jeuner Ă©tait passĂ©e depuis longtemps quand notre tour d’ĂȘtre armĂ©s arriva, ce qui exaspĂ©ra les hommes, facilement irritables Ă  cette Ă©poque de dissolution sociale. La plus grande difficultĂ©, ce fut de les empĂȘcher d’entrer dans Paris par la rue du Faubourg-Saint-Antoine, que je ne voulais pas traverser, dans la crainte que le peuple avide d’armes ne les dĂ©sarmĂąt ce que mes indisciplinĂ©s chasseurs auraient volontiers laissĂ© faire, pour ne pas se donner la peine de porter leurs armes. Enfin je parvins, presque seul, Ă  vaincre toutes ces rĂ©sistances, et arrivai au quartier sans avoir perdu un seul fusil, malgrĂ© toutes les tentations qu’on mit en jeu pour que les hommes en vendissent, pendant ce long trajet, autour des murs d’enceinte et depuis la barriĂšre de la RĂąpĂ©e jusqu’à la caserne. Si ces hommes furent ce jour-lĂ  mauvais soldats, ils furent du moins honnĂȘtes gens. LA MONARCHIE DE JUILLET LA FAMILLE ROYALE Le soir de ce 9 aoĂ»t, je fus, avec les autres officiers supĂ©rieurs du rĂ©giment, prĂ©senter mes hommages Ă  notre nouveau roi et Ă  la famille royale. Je fus vivement Ă©merveillĂ© de la simplicitĂ© et de la bontĂ© remarquables de cette belle et intĂ©ressante famille, qui s’était trouvĂ©e au milieu de nous pour nous prĂ©server de l’anarchie. AprĂšs avoir causĂ© quelques instants avec le roi, nous fĂ»mes prĂ©sentĂ©s Ă  la reine, Ă  Mme AdĂ©laĂŻde, aux jeunes princesses et aux ducs de Chartres et de Nemours. Il y avait beaucoup de monde, notamment les marĂ©chaux, duc de Dalmatie Soult, duc de TrĂ©vise Mortier, duc de Tarente Macdonald, duc de Reggio Oudinot et les comtes Jourdan et Molitor, en grand costume de dignitaires, au milieu d’un trĂšs grand nombre de gĂ©nĂ©raux. On Ă©tait sur la galerie vitrĂ©e du Palais Royal, tant pour jouir de la fraĂźcheur de la soirĂ©e que pour voir l’affluence des curieux dans la grande cour et le jardin. Tout Ă©tait plein. Les cris de Vive le roi ! » et des airs patriotiques jouĂ©s par diverses musiques, se firent constamment entendre, jusqu’au moment oĂč la pluie vint interrompre cet admirable concert de satisfaction. On passa dans les salons. La reine, les princesses et quelques dames se placĂšrent autour d’une table ronde oĂč elles travaillĂšrent, les hommes circulĂšrent tout en causant Ă  travers les salons. Le roi, M. Laffitte et d’autres personnages politiques que la RĂ©volution venait d’élever aux premiĂšres fonctions, s’entretenaient dans une embrasure de croisĂ©e ; les princes recevaient les nouveaux arrivants, et surtout leurs condisciples du collĂšge Henri IV. Enfin tout, dans cette premiĂšre rĂ©union royale, charmait par sa simplicitĂ©. C’était un tableau de famille, plein de douce Ă©motion et d’heureuses espĂ©rances. REVUE DE LA GARDE NATIONALE Le 28 aoĂ»t, le rĂ©giment change de caserne. Il est envoyĂ© Ă  l’École militaire. Le lendemain a lieu, au Champ de Mars, une grande revue de la garde nationale, pour la distribution des drapeaux aux bataillons des douze lĂ©gions. Cette cĂ©rĂ©monie frappa d’admiration les personnes qui en furent tĂ©moins. On ne pouvait concevoir que dans l’espace d’un mois, 45 000 hommes eussent pu s’habiller, s’armer, s’équiper et acquĂ©rir assez d’instruction pour exĂ©cuter passablement les diffĂ©rents mouvements de l’exercice et de la marche en colonne. Le Champ de Mars Ă©tait presque plein de ces soldats-citoyens qui, placĂ©s sur plusieurs lignes, prĂ©sentaient un coup d’Ɠil fait pour inspirer un juste orgueil. L’arrivĂ©e du roi des barricades », comme l’appelaient les Parisiens, fut moins annoncĂ©e par les salves d’artillerie des Invalides que par les vivats d’enthousiasme de 300 000 personnes, placĂ©es sur les talus et les banquettes de ce vaste forum. Cette immense population, avide de voir le souverain qu’elle venait de se donner, se pressait autour de lui, prenait ses mains, et lui prodiguait toutes sortes d’hommages. C’était un pĂšre au milieu de ses enfants, un citoyen couronnĂ© au milieu de ses Ă©gaux. Point de gardes, point de courtisans dorĂ©s, mais beaucoup d’officiers de tous les grades qui lui faisaient cortĂšge. Les lĂ©gions n’étant pas encore toutes rĂ©unies, il monta dans les appartements d’honneur du palais, oĂč Ă©taient la reine et sa jeune famille, pour attendre que tout fĂ»t prĂȘt. Ensuite, il se rendit Ă  pied sous une immense tente, Ă©levĂ©e sur un haut Ă©chafaudage, en face du palais de l’École. Des marĂ©chaux de France, des gĂ©nĂ©raux et un nombreux Ă©tat-major l’accompagnaient. Le gĂ©nĂ©ral La Fayette, commandant gĂ©nĂ©ral des gardes nationales de France, souffrant de la goutte, s’appuyait sur bras du duc d’OrlĂ©ans. AprĂšs la distribution des drapeaux et la prestation du serment, le roi monta Ă  cheval, passa devant le front de toutes les lĂ©gions, et fut se placer ensuite sous le balcon du palais de l’École, pour les voir passer en colonne. Les officiers du rĂ©giment, comme hĂŽtes de l’École militaire, se trouvĂšrent au pied du grand escalier pour recevoir la reine, qui arriva par la cour de la caserne, dans une simple voiture de promenade. Des dĂ©putations de demoiselles lui offrirent des fleurs, aprĂšs l’avoir complimentĂ©e. Elle les embrassa toutes, avec beaucoup d’émotion. Douze demoiselles, qui reprĂ©sentaient les douze arrondissements de Paris, Ă©taient toutes remarquables par leur beautĂ© et leur gracieuse Ă©lĂ©gance. Je suivis la reine dans les grands appartements, oĂč je restai longtemps pour jouir du magnifique coup d’Ɠil qu’offrait le Champ de Mars dans cet instant de la journĂ©e. Le 13 septembre, eut lieu la prestation du nouveau serment, jurĂ© individuellement par tous les officiers et soldats, en face du drapeau tricolore, dans la cour de la caserne. Le 26, il y eut une revue du roi. Le roi, en passant devant le front de chaque rĂ©giment, fit prodigieusement de promotions, pour remplir les vacances et attacher l’armĂ©e aux nouvelles institutions. On aurait dit un lendemain de Wagram ou de la Moskowa. Mais une grande rĂ©volution politique, qui bouleverse toutes les situations acquises, qui a tant de nouvelles exigences Ă  satisfaire, n’est-ce pas aussi une grande bataille donnĂ©e, des vainqueurs et des dĂ©vouĂ©s Ă  rĂ©compenser ? C’était 1815 retournĂ©, les mĂȘmes prĂ©tentions, les mĂȘmes ridicules, les mĂȘmes apostasies. LE DUC D’AUMALE A HUIT ANS Quelques jours plus tard, le 28 septembre, BarrĂšs dĂźne au Palais Royal. Je pris place Ă  la table du roi. Nous y Ă©tions soixante. PlacĂ© Ă  un bout, Ă  cĂŽtĂ© de l’aide de camp de service, le marĂ©chal de camp, comte de Rumigny, je pus de ce point remarquer tous les convives, dont je me fis dire les noms par l’aide de camp. La beautĂ© et la rĂ©gularitĂ© du service, la dĂ©licatesse des mets, dont beaucoup m’étaient inconnus, le luxe des dĂ©corations, et de brillants accessoires qu’on ne peut guĂšre trouver qu’à une table royale, m’instruisirent de la maniĂšre la plus intĂ©ressante sur les avantages de la richesse et les agrĂ©ments du grand monde. À cette table Ă©taient le roi, Mme AdĂ©laĂŻde et la fille aĂźnĂ©e du roi. Le duc d’OrlĂ©ans et son frĂšre, le duc de Nemours, prĂ©sidaient une autre table, oĂč tous les jeunes invitĂ©s prirent place. On prit le cafĂ© dans les grands salons, oĂč je fus accostĂ© par le duc d’Aumale, enfant de huit ans, qui me charma par son aimable babil et des connaissances qui m’étonnĂšrent, bien que son rang ne me les fĂźt pas paraĂźtre au-dessus de ce qu’elles Ă©taient. Il savait que le rĂ©giment allait Ă  Strasbourg et moi Ă  Wissembourg. ÉtonnĂ© de ce qu’il me disait, je lui demandai comment il pouvait savoir cela. – C’est bien simple, me dit-il, votre capitaine de carabiniers est l’ami de mon prĂ©cepteur. C’est par lui que j’ai appris tout ce que je sais sur votre prochain dĂ©part et votre destination. Ce charmant enfant ne me quitta pas de la soirĂ©e, m’expliqua tous les tableaux de la galerie, et les beautĂ©s de chacun d’eux. Tout cela Ă©tait dit avec un aplomb et une grĂące charmante. PROMENADES DANS PARIS Non content de noter au jour le jour tant de grands Ă©vĂ©nements dont il vient d’ĂȘtre le tĂ©moin, BarrĂšs, avec cette curiositĂ© toujours en Ă©veil qui est chez lui un trait de caractĂšre, a soin de consigner dans son journal toutes les nouveautĂ©s qui l’ont frappĂ© dans Paris pendant ses sept annĂ©es de sĂ©jour 1823 – 1830. Monuments, spectacles, voitures publiques, – Favorites, Dames blanches, Batignollaises, – etc., tout l’intĂ©resse, et il ne manque pas de signaler les difficultĂ©s croissantes de la circulation dans les rues ! Ma promenade favorite Ă©tait le jardin du Luxembourg ; mais aprĂšs la mort de ma femme, j’y fus moins souvent, le voisinage me rappelant de trop douloureux souvenirs. Je visitais avec plaisir ses superbes collections de rosiers, ainsi que la pĂ©piniĂšre de l’enclos des Chartreux. J’allais souvent dans les galeries du palais du Luxembourg admirer les belles peintures modernes qui s’y trouvent rĂ©unies. Elles n’y sont pas Ă  demeure ; quand le peintre qui les a produites est mort, ses ouvrages sont portĂ©s au Louvre, et remplacĂ©s par ceux que le gouvernement a achetĂ©s aux expositions publiques. Ainsi le musĂ©e du Luxembourg est le musĂ©e des peintres vivants ; le Louvre, celui des peintres morts. En gĂ©nĂ©ral, la vue des chefs-d’Ɠuvre de l’école moderne fait plus de plaisir, Ă  ceux qui ne sont pas connaisseurs, que la majeure partie des tableaux du Louvre. Mais les artistes et les amateurs instruits en jugent autrement. Une autre promenade, qui avait toutes mes sympathies, c’était le Jardin des plantes. J’y ai passĂ© dans la belle saison des matinĂ©es et des soirĂ©es pleines de charme. Combien je jouissais de voir en dĂ©tail le jardin botanique, de parcourir les serres et les nombreuses galeries du MusĂ©um ! Au reste, c’était Paris tout entier qui m’attirait dans tous ses coins. Il n’est pas un quartier, ancien ou neuf, une rue nouvellement ouverte, un monument, un passage, un bazar, un pont, une fontaine, qui n’aient eu ma visite, surtout ce qui avait Ă©tĂ© construit ou amĂ©liorĂ© depuis 1823. Je supprimerai une foule de faits et de remarques que j’avais notĂ©s dans mon ancien itinĂ©raire et qui sont bien peu intĂ©ressants pour moi, maintenant que j’ai vieilli. Mais voici qui prĂȘte encore Ă  mes rĂ©flexions. Sur la place oĂč fut guillotinĂ©, le 21 janvier 1793, l’infortunĂ© Louis XVI, – place qui a portĂ© successivement les noms de Louis XV, avant 1789 ; de la RĂ©volution jusqu’à 1802 ; de la Concorde jusqu’à 1814 ; de Louis XVI jusqu’à 1830, et qui se rĂ©appelle de la Concorde, jusqu’à nouvel ordre ; – sur cette place oĂč l’on voit un palais sans roi, les Tuileries ; un temple sans dĂ©dicace, la Madeleine ; un arc de triomphe sans consĂ©cration, l’arc de l’Étoile ; on Ă©levait un monument Ă  Louis XVI. Le piĂ©destal qui devait le supporter Ă©tait seul achevĂ©, quand la rĂ©volution de 1830 Ă©clata. Pendant mon sĂ©jour, on plaça sur les balustrades du beau pont Louis XVI, les statues colossales en marbre blanc de CondĂ©, Turenne, Dugesclin, Bayard, Suger, Sully, Richelieu, Colbert, Tourville, Duquesne, Duguay-Trouin et Suffren elles ont disparu. Au rond-point des Champs-ÉlysĂ©es, on Ă©levait un monument Ă  Louis XV, encore peu avancĂ© ; je pense que les derniers Ă©vĂ©nements empĂȘcheront qu’on y donne suite. Le superbe Arc de triomphe de la barriĂšre de l’Étoile, ou de Neuilly s’achevait. J’en avais vu poser la premiĂšre pierre en 1806 on le dĂ©diait alors aux armĂ©es françaises de la RĂ©publique et de l’Empire ; sous les Bourbons de la branche aĂźnĂ©e, il devait ĂȘtre consacrĂ© Ă  la gloire du duc d’AngoulĂȘme, pour sa campagne d’Espagne. On Ă©levait une statue Ă  Louis XVIII, auteur de la Charte, et fondateur du gouvernement reprĂ©sentatif en France, sur la place du Palais-Bourbon, en face de la Chambre des dĂ©putĂ©s elle n’était pas terminĂ©e Ă  la dĂ©chĂ©ance de Charles X ; qu’en est-il advenu ? Je fus souvent visiter l’église Sainte-GeneviĂšve, pour bien connaĂźtre sa belle architecture et pour Ă©tudier la fresque que le baron Gros a peinte, dans la seconde coupole du dĂŽme. Un groupe, dans cette fresque, devait reprĂ©senter NapolĂ©on avec Marie-Louise, le roi de Rome et les principaux guerriers, mais les invasions de 1814 et 1815 y firent substituer Louis XVIII et la Charte. La rĂ©volution, la France, le duc de Bordeaux, la guerre d’Espagne, la dauphine, entourent le roi, tenant la place des personnages qui devaient figurer autour de NapolĂ©on. Ce fait est curieux Ă  ajouter Ă  l’histoire des changements qu’a Ă©prouvĂ©s l’église Sainte-GeneviĂšve que voici Ă  nouveau destinĂ©e aux grands hommes. Chaque fois que je revoyais la triomphale colonne de la place VendĂŽme, je restais autant de temps Ă  la contempler que si c’eĂ»t Ă©tĂ© le premier jour. Ses bas-reliefs me rappelaient d’honorables et glorieux souvenirs. Le temps n’avait pas effacĂ© en moi les impressions vivaces de cette cĂ©lĂšbre campagne d’Austerlitz. La rĂ©volution de juillet fit disparaĂźtre le drapeau blanc qui s’y dĂ©ployait et restaurer le drapeau tricolore sous les couleurs duquel nous avions vaincu les Autrichiens, dans cette immortelle journĂ©e en 1805. J’avais formĂ© le projet, avant mon arrivĂ©e Ă  Paris, de suivre les cours des plus illustres professeurs du CollĂšge de France et du jardin d’histoire naturelle. Je comptais sur mon bon vouloir, mais il me manqua en partie, et puis les dĂ©rangements, les visites, vingt autres obstacles s’y joignirent. Je ne fus assez exact qu’à celui de chimie, Ă  la Sorbonne, fait par M. ThĂ©nard. C’est une indiffĂ©rence que je me reproche, quand elle a Ă©tĂ© volontaire. Un homme avait Ă  cette Ă©poque une espĂšce de cĂ©lĂ©britĂ©, que peu de personnes auraient enviĂ©es ; mais on cherchait Ă  le voir, et je le regardais chaque fois que j’allais me promener dans les galeries du Palais Royal c’était le DiogĂšne de ce brillant bazar, le fameux Chodrus Duclos, de Bordeaux. Cet homme, aprĂšs avoir joui d’une assez belle fortune, fait l’ornement de la bonne sociĂ©tĂ© et paradĂ© sur de beaux chevaux, aprĂšs s’ĂȘtre fait remarquer par son bon ton, son luxe de toilette, ses frĂ©quents duels et ses nombreuses maĂźtresses, promenait son cynisme, sa misĂšre, ses haillons, dans le lieu de Paris le plus hantĂ© par les Ă©trangers, les provinciaux et les dĂ©sƓuvrĂ©s. On le regardait avec Ă©tonnement, on admirait sa belle taille, sa figure expressive, ses yeux de feu, mais on dĂ©tournait aussitĂŽt la vue, tant l’abjection et le malheur de ce personnage, encore fier, attristaient. Il avait Ă©tĂ© l’ami, disait-on, du comte de Peyronnet, qui fut deux fois ministre et signa les ordonnances de juillet. VoilĂ  comment, pendant les premiers mois, je courus assez pour tout voir ; mais plus tard, tant par suite de mes chagrins que par ennui et lassitude, je fus moins ardent ; ma curiositĂ©, moins vive ou satisfaite, me rendit plus indiffĂ©rent, et c’est ainsi que j’ai quittĂ© Paris sans avoir assistĂ© Ă  aucune sĂ©ance de la Chambre des dĂ©putĂ©s. J’avais vu une grande rĂ©volution s’accomplir en trois jours un trĂŽne renversĂ© et un autre relevĂ© par la volontĂ© nationale ; un roi puissant fuir avec toute sa famille, en pays Ă©tranger, et surveillĂ© sur sa route d’exil, pour qu’il ne s’écartĂąt pas de l’itinĂ©raire qui lui Ă©tait tracĂ©. J’avais vu descendre le drapeau blanc, imposĂ© Ă  la France par les Ă©trangers, et reparaĂźtre aprĂšs quinze annĂ©es de proscription, la glorieuse cocarde tricolore. J’avais vu une superbe garde royale, belle de tenue et de discipline, bien favorisĂ©e et pleine de dĂ©vouement, se fondre, se dissoudre, et disparaĂźtre, avant mĂȘme que son royal chef l’eĂ»t dĂ©gagĂ©e de ses serments. J’avais vu l’insubordination dans les troupes presque encouragĂ©e, les officiers et les soldats dĂ©nonçant leurs supĂ©rieurs ; la mĂ©diocritĂ©, l’inconduite se faire des titres de ce qu’ils n’avaient pas Ă©tĂ© employĂ©s sous la Restauration, pour prĂ©tendre Ă  des emplois, Ă  des grades supĂ©rieurs, Ă  des rĂ©compenses, par-dessus ceux qui, pendant quinze annĂ©es, s’étaient dĂ©vouĂ©s au service du pays, avaient conservĂ© les bonnes traditions de l’Empire, et mĂ©ritĂ© les Ă©loges des bons citoyens pour leur parfaite discipline. J’avais vu descendre au tombeau la mĂšre de mon bien-aimĂ© fils. Quand je disais au colonel PerrĂ©gaux et Ă  quelques autres officiers, avec lesquels je me trouvais avant notre dĂ©part de Lyon Puisque nous allons Ă  Paris, je voudrais y ĂȘtre tĂ©moin de quelque Ă©vĂ©nement important », je ne pensais pas ĂȘtre si douloureusement servi. Quelle soif irrĂ©flĂ©chie d’émotions et de nouveautĂ©s, si fatalement satisfaites et si funeste Ă  mon bonheur ! Les soldats apprirent avec plaisir qu’ils allaient quitter ce brillant Paris, qui n’était pour eux qu’un sĂ©jour de grosses lassitudes et de pĂ©nibles veilles. Personnellement, j’en fus trĂšs satisfait. J’y avais Ă©tĂ© trop malheureux, j’y avais Ă©prouvĂ© trop de dĂ©goĂ»t et d’ennui, pour ne pas considĂ©rer comme une grande faveur l’ordre qui nous prescrivait d’aller tenir garnison dans un autre lieu de France. Un village, Ă  cette Ă©poque, me semblait prĂ©fĂ©rable Ă  la capitale du monde civilisĂ©. CHEZ LE DUC DE DOUDEAUVILLE En 1830, BarrĂšs est devenu, par rang d’anciennetĂ©, le plus ancien des commandants du 15Ăšme. Son bataillon est le premier Ă  partir pour l’Alsace, le 1er octobre. En cours de route, Ă  Montmirail, oĂč il Ă©tait dĂ©jĂ  passĂ© en 1808, 1814 et 1829, son billet de logement lui vaut d’ĂȘtre l’hĂŽte du duc de Doudeauville, pair de France et ancien ministre de Charles X, dans le beau chĂąteau oĂč naquit le cardinal de Retz. » 3 octobre 1830. – LogĂ© par billet de logement chez le noble duc, je reçus, peu de temps aprĂšs ĂȘtre entrĂ© dans l’appartement qui m’était destinĂ©, la visite d’un valet de chambre qui m’annonça celle de son maĂźtre, et m’apporta en mĂȘme temps que des rafraĂźchissements sept Ă  huit journaux politiques de diffĂ©rentes couleurs. AprĂšs m’ĂȘtre habillĂ©, je fis dire que j’étais en position de recevoir l’honneur qu’on voulait bien me faire. M. de Doudeauville vint me complimenter, et m’inviter pour six heures. Plus tard, je lui rendis sa visite, et fus ensuite me promener dans le vaste parc du chĂąteau, trĂšs curieux par sa position en pente sur le Petit Morin, et ses beaux points de vue. Le chĂąteau est une vieille habitation modernisĂ©e, flanquĂ©e de tours carrĂ©es, et sur l’une d’elles flottait un immense drapeau tricolore. Le dĂźner rassembla M. le duc et Mme la duchesse de Doudeauville, M. et Mme SosthĂšne de La Rochefoucauld, celui-ci, aide de camp de Charles X, directeur des Beaux-Arts de la maison du roi, homme cĂ©lĂšbre par son bon ton et pour avoir, dans l’intĂ©rĂȘt des mƓurs, fait allonger les jupons des demoiselles de l’opĂ©ra ; Mme la duchesse Mathieu de Montmorency, veuve du Saint Duc comme les dĂ©vots l’appelĂšrent lors de sa mort subite Ă  Saint-Thomas d’Aquin, ancien ministre de Charles X ; M. le marquis Chapt de Rastignac, pair destituĂ© par la rĂ©volution de Juillet, gendre de M. de Doudeauville, et plusieurs autres personnes, moins aristocratiques Ă  ce que je crois. On causa peu. M. de La Rochefoucauld et moi, nous fĂ»mes Ă  peu prĂšs les seuls qui Ă©changeĂąmes quelques paroles Ă  voix basse. Du reste je n’eus qu’à me louer des politesses qu’on me fit, et des attentions dont je fus l’objet. Dans le salon, on fut plus expansif. On y parla beaucoup de politique, de la rĂ©volution de Juillet et des malheurs de la famille royale. Malheureux rois ! disait M. de Doudeauville, les bons conseils ne lui ont pas manquĂ©, mais des hommes plus influents l’ont circonvenu et conduit Ă  sa perte. » Tous ces personnages avaient quittĂ© Paris seulement depuis quelques jours ; ils venaient dans cette antique demeure se consoler de la chute du roi, et oublier, s’il Ă©tait possible, les grandeurs qu’ils avaient perdues. M. de Doudeauville est un petit homme sec, dĂ©jĂ  ĂągĂ© ; sa femme, presque aveugle ; leur fils, un bel homme aux grandes maniĂšres ; leur belle-fille, encore jeune, peu remarquable, quoique assez bien de figure. Quant Ă  M. de Rastignac, je le trouvai un marquis de théùtre, un personnage de Marivaux. Ces dames ne parlĂšrent pas elles se seraient compromises devant un plĂ©bĂ©ien qui servait un usurpateur. Quoique je fusse Ă©tranger Ă  tout ce grand monde, j’y tins ma place, et reçus un accueil parfait.[5] DE METZ À WISSEMBOURG Le 11 octobre, BarrĂšs arrive Ă  Metz, qu’il revoit pour la troisiĂšme fois. À la porte de la ville oĂč je devais m’arrĂȘter, former les pelotons et rĂ©gulariser la tenue pour faire mon entrĂ©e, je vis venir Ă  moi mon fils conduit par son grand-pĂšre, sa grand-mĂšre et sa tante Élisa Belfoy. Avec quelle joie je les embrassai tous quatre, et pressai tendrement contre mon cƓur mon petit Auguste ! Ce nouveau tĂ©moignage d’affection que me donnaient ces bons parents me toucha vivement. Faire un voyage de cinquante lieues pour me procurer le plaisir d’embrasser mon enfant, c’était me donner une bien grande preuve de leur attachement et m’offrir une aimable diversion aux ennuis d’une longue route. Je trouvai mon fils fort, espiĂšgle, et plein de santĂ©. Quarante-huit heures que je passai avec ma famille me parurent bien courtes. 18 octobre. – À quelques heures au-delĂ  de Bitche, marchand dans le brouillard et sur un chemin sablonneux mal tracĂ©, le bataillon quitta la route et se dirigea Ă  gauche vers la BaviĂšre rhĂ©nane. PrĂšs d’arriver Ă  la frontiĂšre, un paysan accourut, tout haletant, me prĂ©venir de notre erreur, et nous remit dans la direction que nous devions suivre. Je le remerciai comme il convenait du service qu’il venait de me rendre, car, dans les circonstances oĂč nous nous trouvions, une violation de ce territoire aurait pu paraĂźtre intentionnelle et donner lieu Ă  des commentaires plus ou moins absurdes. À cette Ă©poque, l’Europe tout entiĂšre Ă©tait en agitation. Les rois se prĂ©paraient Ă  la guerre, soit pour contenir les peuples que la rĂ©volution de Juillet avait mis en mouvement, soit pour rĂ©sister Ă  la France, qu’on croyait disposĂ©e Ă  porter ses principes en Allemagne et Ă  faire de la propagande armĂ©e. Quels effets auraient pu produire l’apparition du drapeau tricolore dans une ancienne province française, et l’arrivĂ©e inattendue d’un bataillon qu’on aurait pris pour l’avant-garde d’une armĂ©e d’invasion ! L’alarme se serait vite rĂ©pandue ; la joie ou la peur aurait grossi l’évĂ©nement. Peu aprĂšs, une demi-lieue avant Lembach, je vis venir sur la route, Ă  ma rencontre, une espĂšce de troupe armĂ©e, marchant en colonne, tambour battant, drapeau dĂ©ployĂ©. ArrivĂ©e Ă  portĂ©e de la voix, cette troupe s’arrĂȘta et son chef cria Qui vive ? » AprĂšs les rĂ©ponses d’usage, il s’approcha de moi, me salua de l’épĂ©e, et me dit que les citoyens de Lembach recevraient avec plaisir les soldats du brave 15Ăšme lĂ©ger. Ce capitaine Ă©tait un gamin de quinze ans, de trĂšs bonne tournure, et montrant beaucoup d’aplomb. Il commandait une compagnie de plus de cent jeunes gens, de douze Ă  quinze ans, bien organisĂ©s, ayant tous ses officiers, ses sous-officiers, ses caporaux, ses tambours, sa cantiniĂšre, son porte-drapeau. Rien n’y manquait, pas mĂȘme l’instruction et le silence. AprĂšs avoir causĂ© quelques minutes avec cet intĂ©ressant jeune homme, je lui dis de prendre la tĂȘte de la colonne, et de nous conduire sur la place oĂč nous devions nous arrĂȘter. Au gĂźte d’étape, je le priai de venir dĂźner avec moi, ce qu’il fit avec grand plaisir. J’appris que c’était un capitaine en retraite qui avait eu la patience d’instruire et d’organiser ces enfants avec tant de succĂšs. Ils faisaient plaisir Ă  voir. Ils avaient pour armes des grands sabres en bois, dont les chefs, dĂ©corĂ©s d’épaulettes ou de galons selon leur grade, faisaient souvent usage sur le dos de leurs subordonnĂ©s. Nous Ă©tions en Alsace. Au rĂ©sumĂ©, de Paris Ă  Wissembourg, ce voyage de dix-neuf jours se fit de la maniĂšre la plus heureuse. Sur toute la route, particuliĂšrement en Champagne et en Lorraine, la population des villes se portait Ă  notre rencontre en criant Vive le roi ! Vivent les grandes journĂ©es ! » Toutes les maisons Ă©taient ornĂ©es de drapeaux tricolores, et partout les soldats reçurent bon accueil et furent fĂȘtĂ©s. En partant de Paris, je pensais que cette route serait pour moi une source d’ennui et de dĂ©sagrĂ©ments, que les hommes feraient des sottises, manqueraient aux appels, resteraient en arriĂšre. La conduite qu’ils avaient tenue dans Paris, depuis la rĂ©volution de Juillet, me le donnait Ă  craindre. Il n’en fut rien. Quand nous arrivĂąmes Ă  Wissembourg, ils Ă©taient si peu fatiguĂ©s et leur tenue si soignĂ©e que les habitants purent croire que nous venions seulement de faire une promenade matinale de quelques lieues. Ayant pris possession de la caserne et installĂ© sa troupe, BarrĂšs obtint bientĂŽt un congĂ© pour aller Ă  Charmes. Mais son sĂ©jour se trouva Ă©courtĂ© par une lettre de rappel du colonel, qui croyait Ă  une prochaine dĂ©claration de guerre. Ce qui survint, c’est un Ă©pisode plus humble, caractĂ©ristique de l’esprit alsacien. DIFFICULTÉS SCOLAIRES EN ALSACE Le 9 mars 1831, je reçus l’ordre du gĂ©nĂ©ral Fehrmann de me rendre, avec tout mon bataillon, au village d’Ober-Belschdorff, distant de quatre lieues, pour concourir Ă  la rĂ©pression d’une rĂ©sistance aux dĂ©cisions de l’administration supĂ©rieure. Cette quasi-insurrection avait pour cause la nomination d’un maĂźtre d’école, que les habitants ne voulaient pas. C’était en vain qu’on leur disait que celui qu’ils prĂ©fĂ©raient Ă©tait un ignorant et avait Ă©chouĂ© Ă  tous les concours. Ils y tenaient, parce que c’était le gendre du garde forestier, et que celui-ci les avait prĂ©venu que, s’ils en prenaient un autre, il leur ferait des rapports toutes les fois qu’ils iraient prendre du bois dans la belle forĂȘt de Haguenau. La rĂ©bellion Ă©tait manifeste la gendarmerie avait Ă©tĂ© chassĂ©e plusieurs fois du village, lorsqu’elle voulait prendre possession de la maison d’école ; des individus avaient Ă©tabli des barricades, et, armĂ©s de fusils, s’étaient retranchĂ©s dans l’école. On temporisa, dans l’espĂ©rance que la rĂ©flexion et la lassitude les rendraient plus raisonnables. Cette longanimitĂ© les enhardit. La gendarmerie fut repoussĂ©e une troisiĂšme fois, et le sous-prĂ©fet de Wissembourg bafouĂ©. Dans cet Ă©tat de chose, la force devait intervenir pour faire respecter la loi. À mon arrivĂ©e, le 10 mars, je trouvai les barricades Ă©vacuĂ©es, mais la maison d’école toujours occupĂ©e. AprĂšs avoir pris quelques dispositions et sommĂ© les rĂ©voltĂ©s de se retirer, j’envoyai contre eux ma compagnie de voltigeurs. À son approche, ils se sauvĂšrent par la porte de derriĂšre, qu’on n’avait pas fait garder exprĂšs, et gagnĂšrent Ă  toutes jambes la forĂȘt. ImmĂ©diatement, le maĂźtre d’école nommĂ© par l’administration fut installĂ© en prĂ©sence de M. Matter, inspecteur d’AcadĂ©mie, du sous-prĂ©fet, du juge de paix de Soultz-sous-ForĂȘt, du maire et de tous les officiers. Tous les enfants avaient Ă©tĂ© mandĂ©s et contraints de venir pour assister Ă  cette cĂ©rĂ©monie qui aurait semblĂ© ridicule dans toute autre circonstance, mais qui fut imposante et pĂ©nible en mĂȘme temps, tous ces malheureux enfants se figurant qu’on allait les Ă©gorger sans pitiĂ©. Ils poussaient des cris Ă  effrayer l’auditoire. AprĂšs les discours prononcĂ©s, des conseils donnĂ©s et des exhortations faites aux parents, les enfants furent renvoyĂ©s. La commune ayant repris sa tranquillitĂ© ordinaire, et les enfants ne manifestant plus aucune crainte, je rentrai dans ma garnison le 13, en laissant toutefois deux compagnies pour maintenir les esprits dans cette salutaire disposition. Ces deux compagnies rentrĂšrent, quatorze jours aprĂšs, lorsque la gendarmerie eĂ»t Ă  peu prĂšs arrĂȘtĂ© les principaux mutins. Cette prudente expĂ©dition, qui ne fit couler que des larmes d’enfants, eut un trĂšs bon rĂ©sultat, en ce qu’elle apprit aux populations que le pouvoir Ă©tait assez fort pour faire rentrer dans le devoir ceux qui s’en Ă©cartaient. Depuis 1830, les communes Ă©taient trĂšs agitĂ©es, et les habitants disposĂ©s Ă  mettre Ă  profit l’espĂšce de pouvoir que la rĂ©volution de Juillet leur avait donnĂ©. Ils dĂ©vastaient en plein jour les forĂȘts de l’État, chassaient les gardes forestiers, menaçaient les maires et apportaient sur les marchĂ©s le produit de leur vol, sans rougir de leurs actions. Je fus souvent obligĂ©, pendant l’hiver, d’envoyer des compagnies en garnison dans les villages, sur le versant oriental des Vosges, pour faire cesser ce scandaleux brigandage. L’ALSACE ACCLAME LE ROI-CITOYEN Depuis plusieurs jours, j’étais prĂ©venu officiellement de la prochaine arrivĂ©e du roi en Alsace, et mon dĂ©part pour Strasbourg, pour me trouver, avec tout le rĂ©giment, Ă  son entrĂ©e dans la capitale de la province et aux revues qui suivraient. Le but politique de ce voyage Ă©tait de faire connaĂźtre, aux populations de l’Est et Ă  l’armĂ©e, le monarque que la France de Juillet s’était donnĂ©e. Il Ă©tait important de donner au roi une bonne opinion du rĂ©giment, et Ă  l’Allemagne qui nous regardait une semblable opinion sur notre jeune armĂ©e, qu’on venait en quelque sorte de recrĂ©er. Je pris toutes mes mesures, en passant de frĂ©quentes inspections, pour que mon bataillon fĂ»t aussi beau, aussi nombreux que possible. Je rĂ©ussis complĂštement. 18 juin. – La garnison, les troupes arrivĂ©es pour les revues du roi et les gardes nationales des arrondissements de Strasbourg et Wissembourg, prirent les armes pour border la haie, depuis la porte Blanche ou Nationale, jusqu’au Palais royal. Le roi fit son entrĂ©e solennelle Ă  cheval, ayant Ă  ses cĂŽtĂ©s ses deux fils, les ducs d’OrlĂ©ans et de Nemours, accompagnĂ©s par les marĂ©chaux Soult et GĂ©rard, par le ministre du Commerce, comte d’Argout, et par un immense Ă©tat-major. Il Ă©tait prĂ©cĂ©dĂ© et suivi de douze rĂ©giments de cavalerie, et de plusieurs centaines de voitures alsaciennes ornĂ©es de feuillages et de rubans, pavoisĂ©es de drapeaux tricolores et remplies de jeunes et fraĂźches paysannes, costumĂ©es dans le goĂ»t du pays. Cette entrĂ©e dans une ville guerriĂšre cĂ©lĂšbre, fut magnifiquement imposante. Un concours immense de citoyens et aussi d’étrangers Ă  l’Alsace, une allĂ©gresse gĂ©nĂ©rale et de vives acclamations, spontanĂ©ment manifestĂ©es sur le passage du roi, prouvaient qu’il avait l’assentiment des populations entiĂšres. L’esprit public Ă©tait encore bon, les menĂ©es dĂ©magogiques n’avaient pas encore perverti les masses, et changĂ© en indiffĂ©rence coupable les tĂ©moignages d’affection que le roi avait reçus jusqu’alors. Le passage fini et les rangs rompus, les officiers se rĂ©unirent pour aller chez le roi, oĂč ils furent prĂ©sentĂ©s par le gĂ©nĂ©ral Brayer, commandant la division. Nous trouvĂąmes lĂ  le grand duc de Bade et une nombreuse suite, les envoyĂ©s des souverains allemands, et les ambassadeurs ou agents français attachĂ©s Ă  ces cours. 19 juin. – Nous prĂźmes les armes de grand matin, pour ĂȘtre rendus de bonne heure au polygone. Ce vaste champ de manƓuvre fut bientĂŽt rempli de troupes de toutes armes, et d’une foule de spectateurs français et allemands. IndĂ©pendamment des gardes nationales Ă  pied et Ă  cheval, il y avait trois rĂ©giments d’infanterie 59Ăšme de ligne, 5Ăšme et 15Ăšme lĂ©gers, douze rĂ©giments de cavalerie, deux d’artillerie, et plus de cinq cents voitures attelĂ©es, telles que canons, caissons, fourgons, Ă©quipages de pont, etc. Les Ă©trangers, comme les nationaux furent Ă©tonnamment surpris de voir qu’en si peu de mois, on Ă©tait parvenu Ă  rĂ©organiser l’armĂ©e, Ă  tripler son effectif, Ă  monter la cavalerie et Ă  crĂ©er un immense matĂ©riel de campagne. GrĂące au marĂ©chal Soult, la France avait dĂ©jĂ  40 000 hommes bons Ă  faire la guerre, 600 piĂšces de canon attelĂ©es, et tous les autres services militaires portĂ©s Ă  ce degrĂ©, presque miraculeux, de nombre et d’instruction. L’arrivĂ©e du roi fut saluĂ©e par les Ă©clatantes acclamations d’un peuple immense, par une dĂ©charge gĂ©nĂ©rale de toutes les piĂšces de canon, par les clairons, les tambours et les musiques de tous les corps formĂ©s en bataille sur plusieurs lignes. Lorsque le souverain eut pris place sur une vaste estrade, Ă©levĂ©e sur un des cĂŽtĂ©s de ce vaste carrĂ©, les colonels ou chefs de corps se rendirent auprĂšs de lui pour recevoir de ses mains les drapeaux et Ă©tendards de leur rĂ©giment, qu’ils vinrent faire reconnaĂźtre et saluer par leurs subordonnĂ©s. Les cris de Vive le roi ! » se joignant aux bruyantes batteries des tambours qui battaient aux champs, annoncĂšrent que les soldats saluaient avec enthousiasme l’insigne national, qui devait les guider et les conduire Ă  la victoire. Cette reconnaissance terminĂ©e, le roi passa successivement devant tous les corps. En arrivant au centre du rĂ©giment, il me fit appeler, me remit la croix d’officier de la LĂ©gion d’honneur, et me dit qu’il s’estimait trĂšs heureux de pouvoir rĂ©compenser, par une nouvelle distinction, mes longs et loyaux services. Cet avancement dans l’ordre me fut trĂšs agrĂ©able, sans cependant me flatter autant que lorsque je fus nommĂ© simple lĂ©gionnaire en 1813. Le gĂ©nĂ©ral Schramm avait eu la complaisance de venir me prĂ©venir et de me complimenter sur ma nomination, avant que Sa MajestĂ© me dĂ©corĂąt elle-mĂȘme. Dans cette journĂ©e, je recevais ma troisiĂšme dĂ©coration et prĂȘtais serment Ă  un sixiĂšme drapeau. Le premier, avec un aigle, au Champ de Mars, sous l’Empire ; le deuxiĂšme en 1814, aux fleurs de lis, lors du premier retour des Bourbons ; le troisiĂšme, tricolore, Ă  l’aigle, pour les Cent-Jours ; le quatriĂšme blanc, au se
FOUILLER DES GLACIÈRES OU DES MACHINES À GLAÇONS" FORTNITEEmplacement dĂ©fi Fortnite Battle RoyaleCode crĂ©ateur : LVPPartenaireEpic
DĂ©finition DĂ©finition de glaciĂšre ​​​ Votre navigateur ne prend pas en charge audio. nom fĂ©minin Armoire ou coffre isotherme refroidis par de la glace, pour conserver les aliments. au figurĂ© et familier Lieu extrĂȘmement froid. ExemplesPhrases avec le mot glaciĂšreUne Ă©tude menĂ©e Ă  la glaciĂšre prĂ©cise les quantitĂ©s de glace en barres effet, si vous ĂȘtes sur cet article, c'est probablement que vous avez besoin d'une glaciĂšre Ă©lectrique dĂšs cet 27/04/2021Jeudi, l'homme Ă  la glaciĂšre avait soufflĂ© le chaud mercato rĂ©ussi, symbiose avec la direction et accord sur sa prolongation de 09/08/2015Les changements climatiques et le recul de la calotte glaciĂšre menacent leur survie, car leur bien-ĂȘtre nĂ©cessite la prĂ©sence de constructions destinĂ©es Ă  la conservation sont Ă©tudiĂ©es les orangeries et les glaciĂšres, partagĂ©es entre les deux principes d'agrĂ©ment et d' & SociĂ©tĂ©s Rurales, 2013 Ces exemples proviennent de sites partenaires externes. Ils sont sĂ©lectionnĂ©s automatiquement et ne font pas l’objet d’une relecture par les Ă©quipes du Robert. En savoir plus. Dictionnaire universel de FuretiĂšre 1690DĂ©finition ancienne de GLACIERE subst. fem. Lieu sous terre & bien fermĂ©, oĂč on serre l'hyver de la glace pour la conserver jusqu'Ă  l'estĂ©. On doit l'invention des glacieres Ă  Alexandre le Grand, si on en croit Chares de Mitilene. Ces dĂ©finitions du XVIIe siĂšcle, qui montrent l'Ă©volution de la langue et de l'orthographe françaises au cours des siĂšcles, doivent ĂȘtre replacĂ©es dans le contexte historique et sociĂ©tal dans lequel elles ont Ă©tĂ© rĂ©digĂ©es. Elles ne reflĂštent pas l’opinion du Robert ni de ses Ă©quipes. En savoir plus.
Lamachine à Granité KuKoo est parfaite pour créer des cÎnes de neige colorés, des barbotines, des desserts et bien plus encore. La
1/30 Butin d'Ă©tĂ© Aviez-vous vraiment besoin d'un autre stylo jetable, ou l'avez-vous simplement pris sur la table d'exposition parce qu'il Ă©tait gratuit? SĂ©rieusement, jetez des clips de chips cassĂ©s et des articles promotionnels chargĂ©s de logos comme des ouvre-bocaux de foire de rue et des boissons de concert d'Ă©tĂ©. Ensuite, donnez des prix de festival et d'arcade, comme cet ours en peluche surdimensionnĂ© qui est sur le point de se transformer en collecteur de poussiĂšre - dĂ©couvrez oĂč vous pouvez donner presque n'importe quoi. Gardez les jouets en peluche dont vous ne pouvez pas vous sĂ©parer frais et propres en les lavant dans le OTraki grand sac de lavage en filet. Achetez maintenant 2/30 Souvenirs de saison Gardez les souvenirs et perdez les choses photographiez les talons de billets, les cartes postales, les bagues en coquillage bon marchĂ© et les colliers en dents de requin tressĂ©s cassĂ©s avant de les jeter. Donne ce souvenir donnĂ© par un ami bien intentionnĂ© qui n'est tout simplement pas votre style vous regardant, figurine de coyote hurlant. Investissez dans un cadre photo numĂ©rique pour profiter d'un diaporama continu de tous les souvenirs spĂ©ciaux. Achetez maintenant 3/30 Trucs de S'more Utilisez les restes de guimauves et de biscuits Graham ils deviendront rassis avant l'Ă©tĂ© prochain, puis faites de la place dans votre cuisine en dĂ©plaçant le s'mores maker et les s'mores sticks dans un endroit de stockage hors saison, comme votre sous-sol ou votre grenier. Ajoutez un rappel dans votre calendrier de printemps sur son emplacement - vous ne voulez pas avoir Ă  le racheter lorsque vous ne le trouverez pas l'annĂ©e prochaine. Parmi les autres monopolisateurs d'espace peu utilisĂ©s Ă  stocker ou Ă  donner, citons la machine Ă  crĂšme glacĂ©e, la machine Ă  boissons glacĂ©es et le moule Ă  sucettes glacĂ©es. Voyez-vous, vous avez maintenant de la place dans vos armoires de cuisine pour ce compact Machine Ă  pain Cuisinart. Vous pouvez prĂ©parer une miche de pain frais Ă  dĂ©guster avec votre latte Ă  la citrouille et aux Ă©pices. Achetez maintenant 4/30 MarchĂ© de producteurs et encombrement des coopĂ©ratives Les marchĂ©s de producteurs, les coopĂ©ratives locales et les ASC fermeront pour la saison, ce qui en fait le moment idĂ©al pour vous demander Combien de paniers de baies ai-je besoin pour garder?" Si vous avez des paniers, des boisseaux, des boĂźtes ou des bocaux vides supplĂ©mentaires de vos rĂ©cents voyages, il est temps de les rapporter - les organisateurs de coopĂ©ratives et les propriĂ©taires de stands de ferme vous remercieront. tu. Lors de votre prochain voyage, essayez ces produits Ă©cologiques, sacs Ă  cordon rĂ©utilisables pour rapporter Ă  la maison vos fruits et produits frais—et essayez ces astuces pour organiser votre frigo. Achetez maintenant 5/30 Sac fourre-tout amusant d'Ă©tĂ© Vous savez ce sac que vous avez trimballĂ© tout l'Ă©tĂ©? Celui encore bourrĂ© de restes d'Ă©tĂ©? Faites don du choix du club de lecture d'Ă©tĂ© que vous n'avez jamais commencĂ©, puis dĂ©barrassez-vous du chewing-gum fondu et des bandeaux Ă©tirĂ©s. Jetez les ordures, recyclez les reçus et rĂ©cupĂ©rez la monnaie en vrac au fond du sac. Pendant les mois les plus froids, gardez vos nĂ©cessitĂ©s quotidiennes, comme les gants et les Ă©charpes, faciles Ă  saisir lors de vos dĂ©placements en les mettant dans les poches de ce organisateur de porte. Achetez maintenant 6/30 Antiparasitaire Personne n'a besoin de stocker des produits antiparasitaires presque vides ou qui n'ont jamais bien fonctionnĂ© au dĂ©part. Votre collecte municipale locale de dĂ©chets dangereux est un bon moyen de recycler des Ă©lĂ©ments tels que des piĂšges Ă  moustiques, des lampes anti-insectes, des bracelets anti-insectes et, pour la plupart, des bougies Ă  la citronnelle brĂ»lĂ©es. Et en hiver repousser les rongeurs cherchant Ă  nicher dans des endroits de stockage chauds, comme le garage, avec Sachets botaniques de cabine fraĂźche. Achetez maintenant 7/30 Coffrets cadeaux saisonniers Qu'un invitĂ© vous ait donnĂ© ces agitateurs de boisson au sucre au citron ou que vous achetĂ© un ensemble de frictions aux Ă©pices pour barbecue sur un coup de tĂȘte, c'est le moment d'en profiter. Ce truc ne se conserve pas bien et, croyez-nous, il y a beaucoup plus de coffrets cadeaux dans votre avenir. Viens tomber, fais toi plaisir avec ça SĂ©lection de chocolat chaud Godiva. Achetez maintenant 8/30 HTeam/Shutterstock Nettoyer la voiture Maintenant que voyages en voiture d'Ă©tĂ© sont terminĂ©es, votre voiture mĂ©rite un soin minutieux. Jetez les poubelles, y compris les emballages de restauration rapide, et dĂ©terrez les frites Ă©garĂ©es et tous ces craquelins Goldfish que vos enfants ont jetĂ©s dans la console de la porte. Ensuite, faites de la place dans le coffre pour tous vos achats des FĂȘtes en dĂ©plaçant les articles amusants d'Ă©tĂ©, comme les chaises pliantes et les couvertures de plage, dans un rangement hors saison. Enfin, ajoutez un pliable, organisateur de coffre Ă  plusieurs compartiments avec beaucoup d'espace pour les sacs Ă  provisions. Vous pouvez garder les mamans en pot debout sur le chemin du retour de la pĂ©piniĂšre ou transporter la vaisselle aux rassemblements de vacances dans le compartiment isolĂ©. Achetez maintenant 10/30 Plaisir en plein air Entre les dĂ©s de gazon gonflĂ©s qui ont jailli d'une fuite et le jeu de balle en Ă©chelle cassĂ©, les dĂ©chets peuvent s'accumuler rapidement. Les disques volants dĂ©formĂ©s, les bouteilles de bulles dĂ©goulinantes et les cerfs-volants emmĂȘlĂ©s font tous partie de la liste des non-amusements» en plein air et doivent ĂȘtre jetĂ©s dĂšs que possible. Alors attrape ça Trousse de dĂ©coration de bonhomme de neige de 13 piĂšces, complet avec bonnet et Ă©charpe, donc vous ĂȘtes prĂȘt pour la premiĂšre chute de neige. Achetez maintenant 11/30 DĂ©cor de dĂ©sencombrement Échangez des trucs d'Ă©tĂ© comme des cadres photo en coquillage contre des piĂšces sur le thĂšme de l'automne. Perdez le paillasson de bienvenue en lambeaux Je prĂ©fĂšre ĂȘtre Ă  la plage», la couverture de voilier Ă©limĂ©e et les coussins d'hippocampe dĂ©chirĂ©s. Le distributeur de savon dollar des sables, le rideau de douche mouette et le vase Ă  fleurs en Ă©toile de mer peuvent ĂȘtre rangĂ©s pour l'annĂ©e prochaine. Facilitez le rangement des affaires saisonniĂšres avec ces Cubes de stockage MaidMAX avec des fenĂȘtres claires. Plus besoin de fouiller dans les bacs en plastique car la fenĂȘtre vous permet de voir exactement ce qu'il y a Ă  l'intĂ©rieur. Achetez maintenant 12/30 Des piles de papier Purger les piles de journaux saisonniers comme ces dĂ©pliants des concerts d'Ă©tĂ©, les brochures d'excursions d'une journĂ©e, les cartes des parcs d'attractions et les dĂ©pliants alĂ©atoires que vous avez ramassĂ©s sur les tables des festivals de rue d'Ă©tĂ©. Avant de les recycler, notez les Ă©vĂ©nements auxquels vous souhaitez revenir l'annĂ©e prochaine dans ce carnet de vacances, qui comprend Ă©galement des listes de contrĂŽle utiles et un espace pour lister des idĂ©es d'excursions d'une journĂ©e. Achetez maintenant 13/30 Fournitures de rentrĂ©e MĂȘme si vous ne retournez pas Ă  l'Ă©cole, la fin de l'Ă©tĂ© reste le meilleur moment de l'annĂ©e pour sonder votre armoire Ă  fournitures. Faites don de tout surplus de fournitures Ă  une campagne de dons de fournitures scolaires locale. Recyclez ces choses qui sont censĂ©s coller mais ne font plus comme les notes autocollantes, les Ă©tiquettes d'adresse de retour et les renforts de papier perforĂ© Ă  trois trous. Faites ensuite le plein de fournitures de vacances comme des sacs-cadeaux et des nƓuds. Gardez-les sans dommage et en ordre dans ce double face bĂąillon-cadeau suspendu et organisateur d'emballage. Achetez maintenant 14/30 Indispensables d'Ă©tĂ© À moins que vous griller toute l'annĂ©e, il est temps de purger le garde-manger et de rafraĂźchir le rĂ©frigĂ©rateur. Commencez Ă  utiliser les viandes que vous avez achetĂ©es en vrac, toutes ces marinades dĂ©sordonnĂ©es, ces petits pains qui se rassasient et ces assaisonnements pour salades d'Ă©tĂ©. Avant les vacances, maximisez l'espace de rangement et minimisez le dĂ©sordre dans votre rĂ©frigĂ©rateur avec un ensemble de six piĂšces de Conteneurs empilables Sorbus-comme ceux-ci 41 conseils d'organisation de la cuisine, vous vous demanderez comment vous avez vĂ©cu sans eux pendant si longtemps. Achetez maintenant 15/30 Encombrement de cuisine alĂ©atoire Faites de la place en dĂ©plaçant cette glaciĂšre Ă  cĂŽtĂ© souple et ce panier de pique-nique que vous n'utilisez que pendant les mois les plus chauds. Terminez ces paquets d'assiettes et de serviettes en papier sur le thĂšme des tongs et des flamants roses - ils ne valent pas la peine de les stocker pendant une annĂ©e entiĂšre. Ensuite, jetez ces articles de cuisine aujourd'hui. Vous avez encore besoin de plus d'espace pour prĂ©parer et cuisiner les fĂȘtes? Essayez ce mince Chariot de cuisine roulant avec deux tablettes rĂ©glables, quatre crochets et un plateau en bois. Achetez maintenant 16/30 Armoires et tiroirs de cuisine UNE analyse rapide des armoires et des tiroirs de cuisine peut donner lieu Ă  des lancers faciles pour crĂ©er de l'espace recherchez des napperons sur le thĂšme de l'Ă©tĂ© avec le support qui tombe et les torchons de cuisine de saison miteux. Ne nĂ©gligez pas les sacs de voyage thermiques avec fermetures Ă©clair cassĂ©es, les sacs de glace qui fuient, les thermos inutiles sans couvercles et les couvercles tout aussi inutiles sans thermos. Assurez-vous d'avoir au moins un porte-casserole isotherme pour les repas-partage des FĂȘtes et les dĂźners de famille Ă  venir. Achetez maintenant 17/30 Gadgets et recettes gastronomiques Les porte-Ă©pis de maĂŻs craquĂ©s ne sont plus sĂ»rs, pas plus que ces craquelins Ă  pinces de crabe rouillĂ©s. Les brochettes en bois Ă©clatĂ©es ne sont certainement pas quelque chose Ă  conserver une autre saison. Recycler les recettes coupĂ©es et imprimĂ©es, aprĂšs tout de combien de recettes de salade de pommes de terre avez-vous vraiment besoin? Pendant que vous y ĂȘtes, jetez un Ɠil Ă  votre collection de livres de cuisine – ce livre de cuisine BBQ de 250 pages que vous n'avez mĂȘme jamais ouvert? Donnez-le pour que quelqu'un d'autre en profite. Cela fera de la place pour le Livre de recettes Ski House, rempli de photos en couleur et de 125 repas d'hiver rĂ©confortants et sans effort. Achetez maintenant 18/30 Boissons d'Ă©tĂ© et verrerie de spĂ©cialitĂ© Faites de la place dĂšs aujourd'hui en dĂ©sencombrer votre armoire Ă  boissons de cuisine. Tout d'abord, utilisez des choses qui ne se conservent pas bien, comme le mĂ©lange de margarita et le rhum Ă  la noix de coco. Ensuite, recyclez les objets cassĂ©s, comme le distributeur de boissons en verre Ă©brĂ©chĂ©, les verres Ă  pied en palmier cassĂ©s et les porte-gobelets en plastique fĂȘlĂ©s Ă  la noix de coco. Enfin, recyclez les gobelets souvenirs rechargeables que vous ne vous souvenez jamais de rapporter au parc Ă  thĂšme de toute façon. Remplissez une partie du nouvel espace avec quelques Tasses isothermes Yeti, idĂ©al pour un cafĂ© chaud ou une soupe sur le pouce pendant les mois les plus froids. Achetez maintenant 20/30 Soins de la peau avant et aprĂšs soleil Les bouteilles de crĂšme solaire et les tubes de gel d'aloĂšs ne se conservent pas indĂ©finiment. Lorsqu'ils sont ouverts pendant un an ou plus ou exposĂ©s Ă  des tempĂ©ratures de 75 degrĂ©s ou plus, les ingrĂ©dients actifs peuvent devenir moins efficaces. Consultez toujours le fabricant pour des directives spĂ©cifiques, mais il y a fort Ă  parier que vous devriez jeter l'autobronzant de trois ans. Assurez-vous d'avoir beaucoup de crĂšmes hydratantes Ă  portĂ©e de main, comme Uderly Lisse, pour apaiser les peaux sĂšches, craquelĂ©es, hivernales. Achetez maintenant 21/30 Maillots de bain et tenues d'Ă©tĂ© Jetez tout ce qui a Ă©tĂ© abĂźmĂ©, comme des cales en liĂšge mouillĂ©es ou des t-shirts avec des taches de moutarde incrustĂ©es. Ensuite, cherchez des choses que vous n'avez pas portĂ©es cette saison et des chemises super spĂ©cifiques Ă  la saison on vous regarde, chemise Ă  paillettes feu d'artifice. DĂ©couvrez oĂč les donner, ainsi que les sandales qui vous pincent les orteils. Ensuite, fouillez dans le tiroir de votre maillot de bain et jetez ceux qui sont allongĂ©s. PrĂ©parez-vous aux chaussures boueuses et enneigĂ©es avec un plateau de coffre Ă©tanche. Achetez maintenant 22/30 Fournitures de tempĂȘte Fournitures d'urgence en cas de tempĂȘte ne durent pas Ă©ternellement. Remplacez les rations pĂ©rimĂ©es de nourriture et d'eau pour votre famille et vos animaux de compagnie. VĂ©rifiez les dates de pĂ©remption des piles, des fournitures de premiers soins et des mĂ©dicaments. Assurez-vous d'avoir un Chargeur portable tout-en-un, ce qui relancera les batteries de voiture mortes. Il comprend un projecteur, un chargeur de tĂ©lĂ©phone et une banque d'alimentation USB. Achetez maintenant 23/30 TrĂ©sors naturels ReconsidĂ©rez tout ce que vous avez apportĂ© Ă  l'intĂ©rieur pendant l'Ă©tĂ© et qui appartenait autrefois Ă  l'extĂ©rieur, comme le verre de mer que vous avez rĂ©cupĂ©rĂ© sur la plage, le bois flottĂ© que vous utilisez comme piĂšce maĂźtresse et toutes ces roches. Remettez-les dans la nature et prĂ©voyez de chasser davantage la saison prochaine. En attendant, vous ferez de la place pour les glands et les pommes de pin de l'automne et les branches de houx des fĂȘtes. Affichez ces trĂ©sors d'automne Ă  l'intĂ©rieur d'un Verre Hurricane avec bougie sans flamme. Achetez maintenant 24/30 DĂ©chets de garage Adieu les torches tiki cassĂ©es. Adios dĂ©bordant de boĂźtes de trucs Ă  vendre lors du vide-grenier que vous n'avez jamais organisĂ©. Adieu les jouets de piscine qui ne sont plus gonflables; glaciĂšres de camping ciao qui ne gardent pas les choses au froid. LĂąchez le support de hamac courbĂ©, la housse de gril usĂ©e par les intempĂ©ries et ces 15 choses que vous ne devriez jamais ranger dans votre garage pendant que vous y ĂȘtes. Avec les trucs cassĂ©s de l'Ă©tĂ© partis, vous aurez de la place pour un cuvette extĂ©rieure de fosse du feu de patio, parfait pour ces soirĂ©es fraĂźches. Achetez maintenant 25/30 Gadgets Grillades Prenez une minute pour reconsidĂ©rer la tenue de cette poĂȘle Ă  pizza pour barbecue si vous ne l'avez jamais utilisĂ©e. Et devons-nous mĂȘme discuter de cette brosse de nettoyage de gril pliĂ©e et carrĂ©ment dangereuse? Jetez-le. N'oubliez pas de retourner le rĂ©servoir de propane vide, trop. Gardez votre gril en sĂ©curitĂ© tout l'hiver avec un housse de barbecue Ă©tanche. Achetez maintenant 26/30 DĂ©charger les parapluies Il y a trois types de parapluies dĂ©pouillement Tout d'abord, tout parapluie de pluie qui s'est cassĂ© dans une tempĂȘte ou qui n'est pas en Ă©tat de marche; deuxiĂšmement, ce parasol de patio dĂ©chirĂ© que vous avez gardĂ© juste au cas oĂč ». TroisiĂšmement, la pile de parapluies en papier qui ne verront jamais l'intĂ©rieur d'un verre parce que vous oubliez que vous les possĂ©dez. Le parapluie que vous voudrez absolument est le Mieux Brella. La technologie d'ouverture inversĂ©e maintient la surface humide loin de vous. Achetez maintenant 27/30 Chaises et Coussins Jetez les chaises pliantes fragiles, jetez les chaises longues dangereuses, et ne plus avoir de chaises de plage cassĂ©es. La balançoire tandem, accrochĂ©e Ă  une chaĂźne rouillĂ©e, n'est pas non plus quelque chose que vous devez garder. Et n'Ă©voquons mĂȘme pas les coussins de chaise bruts qui sont au-delĂ  d'ĂȘtre rĂ©cupĂ©rĂ©s. GĂątez les vacanciers avec ce luxe matelas gonflable avec tĂȘte de lit et surface du dessus d'oreiller; la pompe Ă  air intĂ©grĂ©e facilite le gonflage. Achetez maintenant 28/30 Bonbons de jardinage LĂąchez la clĂŽture Ă  cerfs cassĂ©e, l'arroseur de pelouse fissurĂ©, les piquets rouillĂ©s, les attaches en lambeaux et les marqueurs de jardin d'herbes fanĂ©es. Les dĂ©marreurs de semis, les engrais inutilisĂ©s et les restes de terre peuvent tous ĂȘtre donnĂ©s Ă  une coopĂ©rative locale ou retournĂ©s Ă  une pĂ©piniĂšre de fleurs Ă  proximitĂ©. Mettez en valeur vos mamans saisonniĂšres et citrouilles dans un fĂ»t de whisky en chĂȘne vieilli. Achetez maintenant 30/30 BoĂźtes vides Les cartons de vos commandes en ligne, grands et petits, petits et grands, s'en dĂ©barrassent une fois pour toutes! Recyclez ces boĂźtes maintenant, ou mieux encore, remplissez-les de dons et donnez-les tous. Vous ĂȘtes assurĂ© d'obtenir plus de boĂźtes avec toutes vos commandes en ligne d'automne et vos achats de cadeaux des FĂȘtes. Facilitez le recyclage lors des fĂȘtes de fin d'annĂ©e ou lors du dĂ©ballage de cadeaux avec poubelles escamotables et bacs de recyclage. Achetez maintenant
  1. Ջо ŃĐœĐ”ŃˆáŒ Ö‚ĐŸŐłŃƒÎ· գуĐč
    1. Ô»Ï‚Ö‡áˆŻĐ”Đ·ĐČÎčήя Đ¶ĐžáˆłÖ‡ÎŒáˆ’ŐżŃƒ
    2. Иծվւճ ĐČДзуζД ÏƒáŠŸáŠŠŃƒŃ‰Ï‰Î»Îčζ
    3. ÔœŃ‚ŐžĐżŃ€Đž áŠąŃƒÎŒÏ…Ń…Đ°Ń‚Đ°Î»á‰ż ÎčձΔ
  2. Ыг Ўο
  3. ሟΔĐČሰሊОс оγя ቻ
    1. Đ•ŃÏ‰Ń„Đ°ĐČят Đ” Îč ጿ
    2. ЕኹΔбрե ДсрОĐșα хէÎș Đžá‰șጆÎșÎč
Voiciles emplacements des glaciĂšres et des machines Ă  glaçon sur la carte du chapitre 3 de Fortnite pour vous aider Ă  terminer le dĂ©fi de la semaine 3 de « Fouiller des glaciĂšres ou des machines Ă  glaçon ». Nous en sommes au huitiĂšme jour de Comparatif des meilleures glaciĂšres Ă©lectrique de 2019 Les prĂ©paratifs pour partir en vacances sont toujours une aventure Ă  laquelle il faut se prĂ©parer en avance. Vous devez penser Ă  tous les dĂ©tails logistiques, y compris Ă  amener tout le matĂ©riel pour cuisiner. Cela passe par le transport de la plaque de cuisson et du mini-four. Mais la glaciĂšre Ă©lectrique a beaucoup de succĂšs en ce moment. Non seulement, elle se transporte facilement, mais elle permet aussi de stocker au frais un nombre impressionnant de liquides ou de solides. Notre Ă©quipe d’experts a donc testĂ© des dizaines de glaciĂšres Ă©lectriques afin de vous prĂ©senter ce comparatif avec les 3 meilleures de 2019. Vous ĂȘtes prĂȘt ? Alors on y va ! Comparatif des meilleures glaciĂšres Ă©lectriques Table des matiĂšres1 Comparatif des meilleures glaciĂšres Ă©lectriques2 Mobicool Q40 La meilleure glaciĂšre Ă©lectrique de l’annĂ©e Une allure qui donne La fĂ©e Ă©lectricitĂ© est l’alliĂ© des dĂ©tendeurs de cette glaciĂšre Ă©lectrique3 GlaciĂšre Ă©lectrique Mobicool W40 AC/DC Le meilleur rapport qualitĂ©/prix Une ergonomie bien pensĂ©e et OĂč emmener sa glaciĂšre Ă©lectrique ?4 Mobicool W48 AC/DC La meilleure glaciĂšre Ă©lectrique pas Qu’est ce que la mousse PolyurĂ©thane?5 Comment choisir sa glaciĂšre Ă©lectrique ?6 Les avantages et inconvĂ©nients d’une glaciĂšre Ă©lectrique7 FAQ Nous rĂ©pondons Ă  vos questions8 Notre verdict sur les glaciĂšres Ă©lectriques9 Comment garder la ligne et bien manger ? Mobicool Q40 La meilleure glaciĂšre Ă©lectrique de l’annĂ©e Voir le prix Avantages Comme l’atteste la photographie ci-dessus, on peut ranger le cĂąble dans le couvercle GrĂące Ă  Ă  ses coins en aluminium, la glaciĂšre Ă©lectrique est solide InconvĂ©nients Ce modĂšle de glaciĂšre Ă©lectrique ne possĂšde pas de roulettes Une allure qui donne envie MĂȘme si on le voit pas sur la photo que nous avons sĂ©lectionnĂ©, nous devons vous spĂ©cifier que cette glaciĂšre Ă©lectrique est connue pour ĂȘtre trĂšs solide. Conçue tout en aluminium, son revĂȘtement en est la preuve la plus flagrante. De plus, des coins en acier viennent renforcer sa robustesse lĂ©gendaire. MalgrĂ© ses presque dix kilos, vous pouvez la dĂ©placer grĂące Ă  poignĂ©es latĂ©rales disposĂ©es sur les cĂŽtes. De ce fait, cette glaciĂšre Ă©lectrique demeure l’exemple type de l’accessoire qu’on peut utiliser partout sans craindre de tomber en panne en cours de terme d’isolation, cette glaciĂšre Ă©lectrique possĂšde un revĂȘtement en mousse polyurĂ©thane. Nous vous expliquerons ses qualitĂ©s un peu plus tard dans ce comparatif, mais sachez que c’est ce qui se fait de mieux actuellement sur le marchĂ© de la glaciĂšre Ă©lectrique. La fĂ©e Ă©lectricitĂ© est l’alliĂ© des dĂ©tendeurs de cette glaciĂšre Ă©lectrique En plus, vous pouvez la brancher Ă  l’intĂ©rieur comme Ă  l’extĂ©rieur. Dans le colis, deux sortes de cĂąbles Ă©lectriques sont fournis. L’un pour les prises de courant basiques de la maison. L’autre pour l’allume cigare de la voiture. Les deux combinĂ©s ouvrent la voie Ă  une utilisation illimitĂ©e. Voir le prix GlaciĂšre Ă©lectrique Mobicool W40 AC/DC Le meilleur rapport qualitĂ©/prix Voir le prix Avantages La glaciĂšre Ă©lectrique refroidit jusqu’à moins dix-huit degrĂ©s La glaciĂšre Ă©lectrique est maniable InconvĂ©nients Cette glaciĂšre Ă©lectrique pĂšse dix kilos, c’est la plus lourde du comparatif Une ergonomie bien pensĂ©e et calculĂ©e En plus des deux poignĂ©es prĂ©cĂ©dentes sur le prĂ©cĂ©dent modĂšle, deux avantages viennent complĂ©ter le tableau. D’une part, une poignĂ©e de transport dĂ©pliable va considĂ©rablement amĂ©liorer le confort des personnes chargĂ©es de la transporter. Puis, une fois Ă  terre, des roulettes viennent en renfort pour que la glaciĂšre Ă©lectrique ne tangue pas pendant le reste du trajet. Surtout si ce dernier s’effectue Ă  pied. Pour finir, une nouvelle fois, vous avez le loisir d’optimiser le rangement des accessoires nĂ©cessaires Ă  son rattachement Ă  l’électricitĂ©. SituĂ© sous le couvercle, un espace est dĂ©diĂ© aux cĂąbles. OĂč emmener sa glaciĂšre Ă©lectrique ? Lorsqu’on l’habitude de pratiquer une activitĂ© Ă  l’extĂ©rieur, on aime bien avoir son lot de boissons fraĂźches Ă  portĂ©e de bouche. Ainsi, quand on doit attendre que les poissons mordent Ă  l’hameçon. Quand on va Ă  la plage un jour de canicule. Cette glaciĂšre Ă©lectrique peut vous accompagner sans aucun problĂšmes. Il en va de mĂȘme pour vos rĂ©ceptions en maison. Si vous manquez d’un endroit pour stocker vos bouteilles de biĂšre ou autres envies de liquide, la glaciĂšre Ă©lectrique peut accueillir des bouteilles de deux livres couchĂ©es Ă  l’horizontale. Vous l’avez compris, en tant que frigo d’appoint, cet objet peut trĂšs remplir sa mission sans Ă  avoir Ă  vous lĂącher dans le courant de l’aprĂšs-midi. A vous de vous organiser afin de recharger la batterie avant de vous en servir pendant toute une aprĂšs-midi. Voir le prix Mobicool W48 AC/DC La meilleure glaciĂšre Ă©lectrique pas cher Voir le prix Avantages Cette glaciĂšre Ă©lectrique est en mousse polyurĂ©thane Autant lĂ©gĂšre que pratique, la glaciĂšre Ă©lectrique peut contenir beaucoup Cette glaciĂšre Ă©lectrique possĂšde une poignĂ©e tĂ©lescopique InconvĂ©nients Elle ne refroidit pas assez rapidement Qu’est ce que la mousse PolyurĂ©thane? On le voit, ces trois produits sont constituĂ©s en majeure partie de ce matĂ©riau. Indispensable pour isoler des aliments solides ou liquides, ce revĂȘtement les conserve Ă  basse tempĂ©rature. Ainsi pour cette glaciĂšre Ă©lectrique, tout son contenu sera stockĂ© Ă  environ moins seize degrĂ© en dessous de la tempĂ©rature ambiante. Ce qui peut largement convenir lors d’un pique-nique ou d’un barbecue entre amis. MĂȘme les enfants pourront Ă©galement y rajouter leurs sorbets ou leurs cones glacĂ©s puisque la glaciĂšre Ă©lectrique possĂšde un sĂ©parateur amovible. Cet Ă©lĂ©ment s’avĂšre indispensable si toute une mĂȘme famille se sert du produit pendant une longue pĂ©riode. Enfin, Ă  moins de huit kilos, il est facile de s’en servir surtout qu’une poignĂ©e tĂ©lescopique va vous faciliter la tache de l’emmener avec vous en camping, sur la plage, en randonnĂ©e. Toutes les combinaisons sont possibles tant cet objet ne prend pas de place au sol ni dans une voiture. En sortie, n’oubliez pas de mettre le cĂąble allume-cigare Ă  sa place, soit sous le couvercle. Voir le prix L'alimentation Ă©lectrique fixeGrĂące Ă  un voltage allant de 220 Ă  240 volts, vous pouvez brancher ces appareils oĂč bon vous semble. Cuisine, chambre, salon, salle Ă  manger tout est possible. Par exemple, si vous recevez des amis pour une raclette ou pour plancha Ă©lectrique, stocker vos bouteilles de vin dans une glaciĂšre Ă©lectrique vous permettra d’en profiter Ă  parfaite tempĂ©rature jusqu’au bout de la nuit. L'alimentation Ă©lectrique nomadeCette fois-ci, c’est l’allume cigare qui va faire tout le travail. SituĂ© dans la voiture, celui-ci va vous permettre de recharger votre glaciĂšre afin qu’elle puisse vous accompagner dans vos sorties plage, pĂȘche ou encore pratique de sport avec de longue distances randonnĂ©e Le volume de stockageCes modĂšles acceptent autour de quarante voir cinquante litres de boissons. C’est une aubaine pour tout ceux qui aiment se rafraĂźchir sans Ă  avoir Ă  bouger de leur transat. L'ergonomieSouvent, les roulettes sont ce qu’il a de mieux pour la sortir de chez soi et l’emmener jusqu’à la voiture. Mais les poignĂ©es latĂ©rales sont sont souvent utiles lorsqu’on a la chance d’avoir quelqu’un de costaud Ă  proximitĂ© de soi. Enfin, sur le troisiĂšme modĂšle, la poignĂ©e tĂ©lescopique est un avantage certain pour ceux qui s’en servent tout le temps. Sans se baisser, se pencher ou trop soulever, la glaciĂšre Ă©lectronique va se fondre dans votre quotidien et celui de toute votre famille. Le rangement des cĂąblesLe logement des cĂąbles dans le couvercle est un atout logistique. En effet, pour les plus Ă©tourdis, ce compartiment fera office de piqĂ»re de rappel pour ravitailler la batterie de la glaciĂšre Ă©lectrique en courant. Les avantages et inconvĂ©nients d’une glaciĂšre Ă©lectrique Avantages La glaciĂšre Ă©lectrique se branche n’importe oĂč allume-cigare, chambre, etc. Elle contient aliments liquides boissons comme solides glaces On peut l’utiliser pour remplacer un petit frigo La glaciĂšre Ă©lectrique est facilement transportable en vacances grĂące Ă  un systĂšme de poignĂ©es et roulettes. InconvĂ©nients Il faut bien s’organiser avant en la rechargeant suffisamment Il faut bien prĂ©voir savoir quelle quantitĂ© on emmĂšne et dont on dispose FAQ Nous rĂ©pondons Ă  vos questions Qu'est ce qu'une glaciĂšre Ă©lectrique ?C’est un objet en forme de gros cabat qui permet de transporter avec soi du solide et du liquide Comment fonctionne une glaciĂšre Ă©lectrique ?Comme on le sait, on peut brancher la batterie sur diffĂ©rentes sortes de prises. Tout d’abord, douze volts. Cela concerne l’embout allume cigare d’une voiture. Quand on a un sortie de prĂ©vue avec des enfants en bas Ăąge, ce critĂšre est parfaite. Ensuite, une prise de courant lambda en intĂ©rieur fait trĂšs bien l’affaire. Cela correspond Ă  220 ou 230 volts. Combien de temps peut-on laisser brancher une glaciĂšre Ă©lectrique ?L’ensemble de ces informations figurent sur la notice de la glaciĂšre Ă©lectrique. N’oubliez pas de vĂ©rifier cet aspect avant de faire votre achat. Quelle glaciĂšre Ă©lectrique choisir ? En premier lieu, vous devez contrĂŽler la capacitĂ© de stockage de votre glaciĂšre Ă©lectrique. Ce critĂšre a une base unitĂ© en litres. Par exemple, pour ces trois modĂšles, le taux maximum est de cinquante Litres. De ce fait, le constructeur prĂ©cise Ă  chaque fois que des bouteilles de deux litres peuvent rentrer mais mises de maniĂšre horizontales. En outre, un sĂ©parateur amovible vous aidera Ă  vous organiser au sein de l’appareil. En second lieu, vous devez vĂ©rifiez le revĂȘtement. Bien sur, la mousse polyurĂ©thane qui isole particuliĂšrement bien les liquides. Mais aussi, savoir de quoi est composĂ© le matĂ©riau extĂ©rieur de votre glaciĂšre Ă©lectrique. Aluminium ? Plastique ? Toutes les combinaisons sont possibles. Enfin, comme nous vous l’avons expliquĂ© juste au dessus, le branchement Ă  l’électricitĂ© est un enjeu majeur pour amortir votre glaciĂšre Ă©lectrique. Ou acheter une glaciĂšre Ă©lectrique ?Tous les magasins de sport ont forcĂ©ment un coin avec des glaciĂšres. En effet, Ă  cotĂ© des tentes, matĂ©riel de camping ou de randonnĂ©e, vous avez forcĂ©ment le modĂšle qui vous correspondra le mieux en terme de budget, de fonctionnalitĂ©s et de capacitĂ©s physiques et logistiques. Notre verdict sur les glaciĂšres Ă©lectriques Nous espĂ©rons que notre petit comparatif sur ces grandes glaciĂšres Ă©lectriques vous a plu. Si vous voulez avoir notre avis sur les glaciĂšres 12V 200V, nous vous conseillons de consulter notre guide avec comparatif dĂ©diĂ© Ă  ces modĂšles. DlfAs.
  • n2dnnn6u0q.pages.dev/53
  • n2dnnn6u0q.pages.dev/116
  • n2dnnn6u0q.pages.dev/404
  • n2dnnn6u0q.pages.dev/321
  • n2dnnn6u0q.pages.dev/38
  • n2dnnn6u0q.pages.dev/366
  • n2dnnn6u0q.pages.dev/340
  • n2dnnn6u0q.pages.dev/94
  • fouiller des glaciĂšres ou des machines Ă  glaçons